1. Un film historico-hagiographique ?
Ce n'est sans doute pas un hasard si, à une semaine d'intervalle,
paraissaient sur nos écrans deux films retraçant
l'ascension et la fin (1)
de deux monstres sacrés de l'Histoire du Monde, qui l'un
et l'autre régnèrent de façon absolue sur
d'éphémères empires : le kosmokratôr
Alexandre de Macédoine et le Führer du IIIe Reich,
Adolf Hitler. De Gaugamèle (331) à sa mort (323),
l'empire d'Alexandre dura huit ans; celui d'Hitler onze. «Un
Monde, un Maître.» «Ein Führer, ein Volk.»
On aurait aimé oublier le second, si par ces temps troublés
un devoir de mémoire n'invitait à la vigilance.
Du premier, toutefois, a subsisté dans la mémoire
collective l'image éblouie d'un conquérant aussi
invincible que magnanime, une sorte de Messie de la réconciliation
Orient-Occident, dont il n'est jusqu'aux écrits talmudiques(2)
et même le
Coran qui se souviennent d'Iskander (3)
avec éloge et respect...
Alexandre appartient à l'Histoire et au Mythe - comme le
rappelle à plusieurs reprises le vieux général
Ptolémée (Anthony Hopkins), devenu pharaon d'Egypte
et, accessoirement, son biographe. Peut-être même
davantage au Mythe qu'à l'Histoire ?
Oliver Stone... Oliver Hirschbiegel. Un Oliver peut-il en cacher
un autre ? Un vieil homme aigri par la haine, ravagé par
la maladie, espérant d'hypothétiques victoires d'armées
inexistantes attend la mort au fond de son bunker, entouré
de généraux fanatiques autant que résignés,
partageant son délire et... les dernières capsules
de cyanure (Die Untergang [La Chute],
Oliver Hirschbiegel, AL - 2004). En contretype : un jeune
demi-dieu agonise à Babylone après avoir conduit
ses armées victorieuses aux confins du monde connu, mais
sans avoir réussi à faire partager son rêve
à ses généraux. «Il valait mieux
qu'il meure avant qu'il ne nous tue», énoncera
Ptolémée à son secrétaire. Avant de
lui faire déchirer la page pour lui en dicter une toute
autre, plus conforme à la légende. Le personnage
de Ptolémée, on l'aura compris, n'est qu'une hypostase
du cinéaste Oliver Stone (5)
qui lui aussi réécrit l'Histoire pour la subordonner
à l'icône héroïque du nouvel Achille
- que le spectateur le plus inculte devrait, sans hésiter,
identifier au lumineux sex-symbol Brad Pitt de Troie,
dont les épiques péripéties avaient paru
à l'écran quelques mois plus tôt.
Oliver Stone se réclame principalement de l'historien britannique
Robin Fox Lane (1973), une biographie qui n'est pas des plus récentes
(6),
mais qui surtout avait, en son temps, «surpris par sa
visée presque apologétique»; mais il est
amusant de noter qu'il se réfère aussi à
l'ancien haut fonctionnaire vichysois Jacques
Benoist-Méchin (7)
(Alexandre le Grand ou Le rêve dépassé,
1964), par ailleurs auteur d'une magistrale Histoire de l'armée
allemande et des Soixante jours qui ébranlèrent
l'Occident.
En refusant de diaboliser les chefs nazis, Oliver Hirschbiegel
- cinéaste à la réputation sulfureuse depuis
l'assez glauque L'expérience [Das Experiment], 2001
-, semble créer un courant de sympathie en leur faveur.
Quelque chose comme l'«Honneur au vaincus !»
du bon Malraux, retourné ! C'est que nous assistons à
la fin d'un monde, au fameux crépuscule des dieux annoncé
par Wagner (8).
Pour quelques lucides qui choisissent la fuite ou la négociation,
nombre d'officiers refuseront de se rendre, préférant
le baroud d'honneur ou le suicide. Fanatisme, ou peur de tomber
vivant entre les mains des Untermenschen ? On a un peu
l'impression d'être sur une autre planète, d'assister
à une sorte de space opera du genre Starship
Troopers (9)
ou à l'engloutissement de quelque démoniaque Atlantide...
C'est la guerre à outrance, sans la moindre commisération
pour les souffrances de la population civile - Goebbels : «Le
peuple allemand nous a donné un mandat. Qu'il en subisse
les conséquences !»; Hitler : «A la
guerre, il n'y a pas de civils.» Mais cette guerre sans
rémission, dont au XXe s. on aurait cru le spectre à
jamais évanoui, était la même que celle des
Macédoniens de Philippe et de son fils Alexandre, comme
du reste celle de tous les autres peuples de l'Antiquité.
Des villes prises d'assaut, des populations massacrées
ou vendues comme esclaves... Il n'y a aucune rémission
possible pour le vaincu. Le massacre, les supplices ont une valeur
rituelle, religieuse. Au terme de la Troisième Guerre Sacrée,
Philippe II - qui vient d'occire neuf mille Phocidiens sur le
champ de bataille de Crocus - fait noyer dans la mer ses trois
mille prisonniers et crucifier le cadavre de leur général.
Ayant empiété sur les territoires du sanctuaire
de Delphes, ces Phocidiens avaient - il est vrai - été
déclarés «sacrilèges». Mais un
vaincu est toujours, quelque part, un sacrilège puisqu'il
a encouru la défaveur des dieux. En 1945 comme il y a 2.300
ans.
Les conquêtes d'Alexandre sont jonchées de cadavres
de captifs massacrés, qu'il s'agisse des mercenaires grecs
qui se sont rendus après le siège de Milet et qu'il
considère comme «traîtres à la cause
grecque» (10),
de villageois sogdiens qu'il juge complices du désastre
du Polytimétos ou des belliqueux Malliens qui ont eu tort
de se mettre en travers de sa route (11),
le conquérant ne fait pas dans la dentelle. Pourquoi le
ferait-il, d'ailleurs ? Il se conforme aux usages guerriers de
son temps, ni plus ni moins cruel que les Perses qui, un peu avant
la bataille d'Issos, ont torturé et massacré les
blessés surpris dans un hôpital de campagne macédonien.
Alexandre fut tour à tour impitoyable ou magnanime, selon
les opportunités qui s'offraient à lui. Et en cela
guère différent d'un Jules César qui l'avait
pris pour modèle, n'eussent été leurs différences
de psychologie. Le froid Romain, sobre, subtil et calculateur;
le Macédonien exalté, sujet à des crises
d'alcoolisme...
Un massacre toutefois lui est plus spécialement reproché
: celui qui accompagna la destruction de Thèbes, une ville
grecque. D'ordinaire favorable à Alexandre, Plutarque (12)
souligne l'émotion que parmi les Grecs suscita cette exécution
barbare - seuls les édifices religieux, la maison du poète
Pindare et celles de quelques particuliers réputés
promacédoniens furent épargnés. «Oliver
Stone suggère que les 6.000 morts et les 13.000 esclaves
de Thèbes furent le prix à payer pour éviter
une guerre civile qui eût été beaucoup plus
coûteuse - note Paul Vaute (13).
Mais les données de ce froid calcul changent radicalement
si on prend en compte le caractère éphémère
d'une construction impériale qui n'a pas survécu
à son fondateur.» Certes. Mais ceci est un jugement
a posteriori d'historien.
(A noter qu'O. Stone élude carrément cette problématique
dans le film qu'il nous donne à voir : pas de bataille
de Chéronée (338), et moins encore de sac de Thèbes
(335).) |