Aux valeureux spectateurs, la direction reconnaissante distribue, à la sortie de la FabricA, peu avant 4 heures du matin, un pin's «J'ai vu Henry VI en entier». Une médaille pour récompenser l'endurance de tous ceux qui, entrés dans la salle la veille à 10 heures du matin, ont suivi les dix-huit heures de représentation. Pour la première, les comédiens de la Piccola Familia, la troupe du metteur en scène Thoma Jolly, ont fait court : ils ont bouclé le marathon avec près d'une demi-heure d'avance sur l'horaire annoncé. Un marathon qui a enregistré un taux d'abandon extrêmement bas. Les quelque 600 spectateurs ont réservé aux vingt comédiens - ainsi qu'à l'équipe technique - la plus longue ovation de ce mois de juillet avignonnais : plus de dix minutes, comme un double bravo à la scène et à la salle.
Chahuté par les intermittents, les intempéries, les choix discutables de programmation, le Festival d'Avignon 2014 tient son triomphe, son spectacle de légende. Le badge ne s'y trompe pas : il y aura désormais des anciens combattants du «J'ai vu Henry VI en entier» et pour les deux représentations restantes, jeudi et samedi, la chasse aux billets risque de s'intensifier (1). Les spectateurs d'Avignon ne sont pas des masochistes, et le succès est mérité : Henry VI est un spectacle fédérateur, inventif, joyeux, une course d'endurance théâtrale qui n'accuse jamais sa longueur.
Taupinière. Il faut dire que ça n'arrête pas. Quarante ans d'histoire, la guerre de Cent Ans plus la guerre des Deux Roses : la pièce de William Shakespeare est une suite ininterrompue de batailles militaires et de combats politiques, où les situations - de même que les vestes - n'arrêtent pas de se retourner. Henry VI est en fait constitué de trois drames historiques qui suivent la chronologie (1422-1464) d'un règne à cheval sur la fin du Moyen Age et les débuts de la Renaissance, un siècle avant la naissance de Shakespeare.
Drôle de roi, dont les seules armes semblent être la faiblesse et l'inaptitude au combat, tandis que ses adversaires et ses partisans passent leur temps à s'entre-tuer. Pacifiste à scrupules et états d'âme, il médite seul à l'écart, sur une taupinière, en pleine bataille de Towton, rêve d'être un berger observant la fuite des jours et divisant son temps paisible : «Tant d'heures pour garder mon troupeau ;/ Tant d'heures pour me reposer ;/ Tant d'heures pour méditer ;/ Tant d'heures pour me divertir.» (2) Bref, Henry n'est pas dans l'air de son temps. Car, côté guerriers sanguinaires, on n'a que l'embarras du choix : de têtes coupées en enfants massacrés, c'est toute l'aristocratie anglaise du XVe siècle qui est atteinte de frénésie sanglante - le pire, au bout de la nuit d'Henry VI, étant encore à venir. «Car ici, je l'espère, commence notre joie durable» : le mot de la fin dans la bouche d'Edouard d'York, le nouveau roi, ressemble à une mauvaise blague. Dans l'ombre guette son frère, l'infâme nabot Richard de Gloucester, qui vient de trucider Henry VI dans sa prison, et s'apprête à anéantir sa propre famille pour parvenir au trône. C'est sur la première scène de Richard III que s'achève le spectacle, et c'est Thomas Jolly, le metteur en scène, qui interprète le monstre, en rockeur dégénéré souple et froid.
Bûcher. Le monstre, c'est d'abord la pièce (15 actes, 150 personnages) que le jeune homme - il a 32 ans et est passé par l'école d'acteurs du Théâtre national de Bretagne - dompte haut la main. Le texte pose moins de problèmes dramaturgiques que de mise en scène proprement dite. Comment restituer une histoire répétitive sans lasser ? Question de rythme, d'abord. Les dix-huit heures de spectacle sont découpées en quatre grandes parties, elles-mêmes divisées en deux. Entre chacun des huit épisodes, un entracte de trente minutes, et entre chaque partie, un autre d'une heure. Lesdits épisodes ont des couleurs distinctes. Les deux premiers tirent vers le potache, les chevaliers français crient «cataclop !» en galopant sur leurs chaises qui serviront ensuite au bûcher de Jeanne d'Arc - perruque bleue et seins à l'air, réjouissante incarnation de la «pute» et «sorcière» telle que les Anglais la conçoivent. Mais Jolly sait aussi noircir le ton, et trouver pour chaque bataille des idées nouvelles : brouillards, bruits hors champ, échafaudages sur roulettes, lumières rouges, éclairs aveuglants, lancers de cotillons, giclées electro-rock : pas d'images léchées ni de haute technologie, mais de l'artisanat dont les spectateurs voient tous les rouages.
Il dispose encore de deux atouts majeurs : l'ajout d'un personnage clownesque - la Rhapsode - qui s'adresse aux spectateurs entre les épisodes : «Non contents d'avoir déjà enduré quatre heures de notre épopée, vous êtes revenus. Pour en reprendre treize !!! C'est gentil.» Irrésistible, la comédienne Manon Thorel, qui a aussi écrit les textes, fait un triomphe mérité à chaque apparition. Autre trouvaille, l'usage des faisceaux, entre DCA et boîte de nuit. Les deux registres sont là, la guerre et le carnaval, le bal des meurtres et des trahisons qui fait rire et qui fait peur, le Moyen Age et l'époque actuelle.
Ni un sommet, ni une révolution esthétique, pas le Ring de Chéreau, ni le Soulier de satin de Vitez, juste tout un jour et toute une nuit de théâtre qui revigorent.
(1) La représentation de jeudi doit être retransmise en direct sur Culturebox. France 2 a prévu une diffusion sur trois jours les 27, 28 et 29 juillet.
(2) Le texte reprend la traduction de Line Cottegnies pour la Pléiade. La version complète de l'adaptation est publiée par l'Avant-Scène théâtre.