«Wow ! Je suis sous le choc !» L’astronome Clarae Martínez-Vázquez a eu une drôle de surprise lundi matin, à l’observatoire de Cerro Tololo, perché sur les montagnes chiliennes. Durant la nuit, elle avait programmé l’un des télescopes pour photographier deux galaxies proches de la Voie lactée, le Grand et le Petit Nuage de Magellan. Mais sur une série de clichés, pris une heure et demie avant le lever du Soleil, le ciel nocturne est complètement gâché, comme griffé par des grains de sable.
«On consacrait la deuxième partie de la nuit aux observations, et soudain on découvre toutes ces traces, raconte son collègue Cliff Johnson dans un article de Forbes. On a réfléchi un peu et on a compris ce que c'était : la traînée de tous les satellites Starlink.»
A terme, 12 000 satellites en orbite basse
Starlink est le nom d'une constellation de satellites (un essaim de machines qui travaillent de concert) lancée par SpaceX, la société du milliardaire Elon Musk. A terme, si tout se déroule comme prévu, elle devrait compter 12 000 voire 42 000 satellites en orbite basse pour fournir un accès Internet haut débit à la planète entière. L'objectif est noble, mais les risques nombreux : encombrement de l'espace, collisions, pollution lumineuse du ciel…
Vue d’artiste d’un satellite Starlink en orbite, avec son grand panneau solaire.
Image SpaceX
Début septembre, l'agence spatiale européenne a dû réaliser une manœuvre de contournement pour éviter qu'un de ses satellites ne percute un petit soldat de l'armée Starlink. L'ESA avait prévenu à cette occasion qu'«avec les méga-constellations comme Starlink, qui comprennent des centaines ou des milliers de satellites, les manœuvres d'évitement de collision deviendront impossibles» telles qu'on les pratique actuellement, à la main. Il va falloir automatiser la gestion des risques, établir un code de la route spatial… et le plus rapidement possible. Elon Musk n'a pas attendu qu'on invente de nouvelles régulations avant de lancer son projet à l'ampleur inédite, qui pourrait multiplier par six le nombre de satellites en orbite terrestre (on en compte environ 2 000 opérationnels aujourd'hui).
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Traînées de lumière
Mais c'est un autre problème qui préoccupe la communauté des astronomes : chacun des satellites Starlink, dans les jours qui suit son lancement, est bien visible dans le ciel sous la forme d'un point lumineux qui avance en ligne droite. Quand il y en a un, ça va. Mais SpaceX les lance dans l'espace par grappes de soixante à la fois : bonjour les dégâts… Après le décollage des 60 premiers satellites, au mois de mai, l'observatoire Lowell en Arizona avait pris cette photo.
Le groupe de galaxies NGC 5353/4 vu par l’observatoire Lowell en Arizona, le 25 mai.
Photo Victoria Girgis. Lowell Observatory
Le télescope était censé observer un petit groupe de galaxies, qu'on distingue à l'arrière-plan. Mais devant elles, «les lignes diagonales sont des traînées de lumière laissées par le passage de 25 satellites Starlink dans le champ du télescope.»
SpaceX a lancé sa deuxième salve de 60 satellites le 11 novembre. Une semaine plus tard, ils n'avaient pas encore pris assez d'altitude pour devenir discrets dans le ciel et gênaient le travail des télescopes. «Nos clichés ont été gravement affectés par le passage de 19 satellites, témoigne Clarae Martínez-Vázquez sur Twitter. Le train des satellites Starlink a duré plus de cinq minutes ! C'est déprimant… et pas cool !» Les astres étudiés par les astronomes peuvent se retrouver masqués par les traînées lumineuses, et ce n'est pas un coup de Photoshop qui pourra recréer leur image.
Peints en noir
SpaceX a déjà répondu aux astronomes inquiets, de manière plutôt légère, que les futurs satellites Starlink seront peints en noir sur les parties tournées vers la Terre pour les rendre moins lumineux. Mais ça ne suffira pas, explique à Business Insider Tony Tyson, responsable scientifique au Large Synoptic Survey Telescope (LSST) au Chili : les gros télescopes comme le LSST seront toujours suffisamment sensibles pour voir les satellites. En plus, ça n'empêchera en rien leurs émissions d'ondes radio de perturber les radiotélescopes.
La pile des 60 satellites Starlink embarqués dans la fusée Falcon 9 le 11 novembre 2019, et le décollage.
Photos SpaceX
Et le problème ne peut aller qu'en empirant : SpaceX envisage de lancer 60 nouveaux engins toutes les deux semaines jusqu'à arriver à 1 500 satellites fin 2020. «Perdre cinq minutes d'observation n'est pas si grave, relativise Cliff Johnson. Mais si dans le futur on en arrive à perdre 30 ou 60 minutes en une nuit, ça représentera une grosse tranche de notre temps d'observation. Chaque minute est précieuse.» Dans les observatoires professionnels, les astronomes doivent présenter des dossiers de candidature présentant leur sujet d'étude, et seule une partie est retenue sur des critères d'intérêt scientifique et se voit accorder du «temps d'observation» sur les télescopes. Le planning est rempli des mois à l'avance. Une observation ratée ne peut pas simplement être rattrapée la nuit suivante…
«J’ai starlinké votre photo»
Les astronomes de l'ASAS-SN (All-Sky Automated Survey for SuperNovae), un projet astronomique dépendant de l'université d'Ohio, sont parmi les plus remontés contre le projet Starlink. Ils interpellent Elon Musk sur Twitter – «arrêtez de détruire notre ciel» – et trafiquent les belles photos de fusée de SpaceX en y rajoutant des lignes en pointillé : «Hé Elon Musk et SpaceX, regardez, j'ai starlinké votre photo. Et si, à partir de maintenant, vous ajoutiez ces fantastiques traînées aux images que vous prenez ?»
Certains internautes jouent le jeu : «Admirez la nouvelle Nuit étoilée, gracieusement offerte par Starlink.»
Behold the new and improved Starry Night, courtesy of #starlink https://t.co/35405SiecS pic.twitter.com/zePyOoJZGD
— Lord Dover (@lorddover) November 19, 2019
«On ne pourra plus faire d’astronomie»
Quelques astronomes surveillent de près l'armée Starlink pour évaluer ses dégâts. Jonathan McDowell surveille ainsi le ciel depuis le mois de juillet, avec l'aide d'astronomes amateurs contactés par mail, pour évaluer l'intensité lumineuse des satellites. Elon Musk avait promis que les engins s'effaceraient derrière les étoiles une fois leur altitude de croisière atteinte. Mais McDowell constate, après quelques semaines, que leur magnitude oscille la plupart du temps entre 5 et 7 – ils sont donc régulièrement assez brillants pour être aperçus à l'œil nu. Alors dans un télescope… «Pour faire court, ces trucs sont visibles en permanence», résume McDowell.
Et en plus, ils émettent régulièrement des flashs lumineux quand leur panneau solaire se tourne selon un angle propice qui réfléchit la lumière du Soleil vers la Terre. Dans ces brefs instants, ils deviennent aussi brillants que Jupiter ou Vénus dans le ciel…
«A un moment, l’astronomie depuis le sol terrestre deviendra impossible», estime dans le New York Times l’astronome américain James Lowenthal, qui participe aux comités de réflexion entre SpaceX et la Société américaine d’astronomie sur l’impact du projet Starlink. «Je ne dis pas que nous allons atteindre ce moment avec Starlink. Mais si on ne s’en préoccupe pas et qu’on continue à lancer de plus en plus de méga-constellations pendant dix ans encore, on va fatalement arriver à un point où on ne pourra plus faire d’astronomie.»