Avant la reprise du feuilleton sur la promo 98 de Clairefontaine dans le cahier Sport & Forme du Monde daté samedi 8 septembre, retrouvez sur Le Monde.fr les six épisodes de la première saison parus l'an dernier. Aujourd'hui : Les yeux dans les petits Bleus (1/6)
Au hasard d'une route forestière, l'entrée du domaine de Montjoye est encombrée par un flot de véhicules. Filtrés par les agents de sécurité, les journalistes empruntent le long sentier qui mène à l'Institut national du football (INF) de Clairefontaine. Les médias ont l'habitude de sillonner ce havre de paix bordé de rhododendrons. Niché dans ce hameau des Yvelines, le vaste complexe abrite périodiquement les rassemblements de l'équipe de France. Mais cette fois les caméras ne sont pas là pour traquer les séances d'entraînement des Bleus.
Ce mercredi 4 mai, la Fédération française de football (FFF) a invité la presse à suivre une journée de détection organisée pour sa cellule de préformation. Car, depuis une semaine, la FFF tente de désamorcer une bombe : l'affaire dite des quotas qui jette l'opprobre sur sa politique en matière de sélection des jeunes.
Au bord d'une pelouse synthétique, les journalistes se sont massés pour scruter les tests d'entrée programmés chaque printemps par l'INF. Depuis deux décennies, ce temple de la formation à la française a hissé vers le monde professionnel un bataillon de joueurs talentueux. A l'instar de Thierry Henry, Nicolas Anelka, William Gallas ou Hatem Ben Arfa, nombre de Bleus ont passé une partie de leur adolescence dans cette école de football qui combine élitisme et méritocratie.
ANTICHAMBRE DES CENTRES DE FORMATION
Une quarantaine d'enfants, tous franciliens, ont investi un terrain constellé de plots. Tous ont été inscrits par leur club pour passer devant un implacable jury. L'enjeu est de taille pour ces joueurs âgés de 12 ou 13 ans et leurs parents : intégrer durant deux ans le cursus sportif et scolaire de l'INF. Antichambre des centres de formation des clubs professionnels, l'établissement pratique une sélection drastique. Jusqu'en juin, l'échantillon des postulants va s'amincir. Sur 2 000 prétendants, seuls 22 adolescents seront retenus par Gérard Prêcheur, le directeur de l'institut. Une fois incorporés au pôle, les heureux élus s'y entraîneront chaque après-midi, tout en menant une scolarité normale, en 4e et en 3e, au collège Catherine-de-Vivonne de Rambouillet, à quelques kilomètres de là. Le week-end, ils réintégreront leur famille et leur club.
Au gré des ateliers, les prétendants doivent convaincre leurs juges. Par ordre alphabétique, les joueurs se ruent vers des capteurs qui mesurent leur vitesse. L'appréhension ronge les parents. "Clairefontaine est le top en matière de formation sportive et d'accompagnement scolaire", estime un père. "Ici, je sais qu'au moins il aura le brevet des collèges", confesse un autre. Dans le contexte de l'affaire des quotas, la future promotion qui se dessine à Clairefontaine relève du symbole. Ceux qui seront choisis sont nés en 1998, l'année de la victoire des Bleus au Mondial. "Je suis fier de cette équipe black, blanc, beur qui a remporté la Coupe du monde, assure Gérard Prêcheur. En vous invitant à cette journée de détection, je veux montrer que les critères de sélection sont les mêmes pour tous. Quel que soit son profil, un candidat à l'INF doit être un bon footballeur. A Clairefontaine, nous n'avons rien à cacher."
PROMO 98
Plusieurs mois et quelques discussions plus tard, le maître des lieux et la FFF ont accepté d'ouvrir les portes de Clairefontaine au Monde pour suivre la vie de la promo 98. C'est ainsi que nous nous retrouvons, fin septembre, dans le hall du bâtiment qui regroupe les bureaux des responsables de l'INF au rez-de-chaussée et les chambres des apprentis footballeurs sur deux étages - promo 98 au premier, promo 97 au second. Aux murs s'exposent les maillots d'Abou Diaby (Arsenal), Blaise Matuidi (Paris-Saint-Germain) et d'autres glorieux anciens pensionnaires. Les nouveaux descendent de leur chambre au compte-gouttes en short, maillot et crampons, prêts pour l'entraînement.
C'est quelques dizaines de mètres plus loin que les futurs maestros répètent leurs gammes, sur de splendides terrains entourés d'arbres et de silence, dans un cadre qui ressemble à ce que doit être le paradis des footballeurs. Ces enfants de 13 ans bénéficient de meilleures conditions d'entraînement qu'un paquet de professionnels. "Je préfère être ici qu'au Barça (le meilleur club du monde) ", assure le petit Sacha Martinez, licencié à Créteil. "Parfois, on voit des biches, enchaîne le grand Allan Momège, gardien de but en herbe qui joue à Joinville les week-ends. On bénéficie d'un service médical, on mange bien au restaurant, les entraîneurs sont super. J'ai la chance d'avoir Franck Raviot comme entraîneur spécifique, le même qu'Hugo Lloris (le gardien de l'équipe de France). Ici, on touche le jackpot." Kilian Bevis, inscrit au centre de formation de football de Paris, a conscience d'être un privilégié, mais il l'admet : "Parfois, on oublie la chance qu'on a." "On s'habitue vite au luxe", explique Gérard Prêcheur.
SOUS LES YEUX DE LILIAN THURAM
Pour l'instant, sur le terrain, les gamins ont surtout l'air d'en baver. Sous les ordres de Jean-Claude Lafargue, ancien pro au Matra Racing dans les années 1980, ils exécutent inlassablement une série d'exercices censés parfaire leur maîtrise technique déjà impressionnante. Tout en se montrant bienveillant et paternaliste, l'entraîneur n'hésite pas à hausser le ton - "Amadi ! Regarde les autres, il faut que tu gagnes en aisance, on dirait un robot !" - ni à infliger pompes et tours de terrain aux élèves turbulents. La vingtaine de gamins en sueur offre un large éventail de profils, de gabarits et de couleurs de peau. Dénominateur commun : ils sont tous très bons. Un mois après la rentrée, Gérard Prêcheur se dit "rassuré sur la sélection effectuée lors des concours. On a le sentiment de ne pas s'être trompés".
"Techniquement, ça a l'air d'être une très bonne promo", approuve Lilian Thuram, qui assiste à l'entraînement en compagnie de quelques parents. L'ancien champion du monde est venu pour son fils Marcus, inscrit en deuxième année, mais il en profite pour jeter un oeil à la classe d'en dessous, qu'il juge plus prometteuse que la précédente. L'entraînement fini, chacun remballe ses affaires et tous s'agglutinent autour de Lilian Thuram. Ils n'étaient pas (ou à peine) nés lorsque l'ancien défenseur éliminait les Croates à lui tout seul en demi-finales du Mondial 1998 grâce à un doublé mémorable. Tous rêvent d'un destin semblable. Ce ne sera pas le cas, avertit Gérard Prêcheur : "La majorité de nos jeunes ne seront pas footballeurs professionnels." Chaque promo compte un ou deux cracks. Trois ou quatre les années exceptionnelles. Les petits en sont-ils conscients ? "Oui, on sait, répond Kilian. Mais comme on est à Clairefontaine, on se dit tous qu'on va devenir professionnels." Voilà qui promet quelques désillusions d'ici à quatre ou cinq ans.
"TU TE RENDS COMPTE DE LA CHANCE QU'ON A ?"
Mais l'heure est encore à l'insouciance. A cet âge-là, hormis les gardiens de but, personne n'a de poste définitif - William Gallas était attaquant à l'INF avant de finir défenseur de l'équipe de France. Surtout, il est encore impossible de dire lesquels parviendront au bout du parcours, explique un recruteur du Stade Rennais venu assister, début octobre, à un match d'évaluation qui oppose les garçons de la promo 98 aux filles du Centre national de formation et d'entraînement, également pensionnaires de Clairefontaine. Les clubs professionnels viennent fréquemment observer les jeunes pousses et faire leur marché. Rennes a misé sur le petit Armand Lauriente, qui quittera l'AAS Sarcelles pour rejoindre le centre de formation breton à l'issue de ses deux années à l'INF, et qui se démène actuellement sur l'aile droite. Les filles sont plus âgées, plus grandes, plus puissantes. Les garçons se font bouger. Armand mange plusieurs fois la pelouse. Mais lui et ses coéquipiers sont plus vifs et plus habiles. Victorieux (6-2), ils filent assister au match des deuxième année face à Torcy depuis le bord du terrain d'à côté, s'envoient des vannes et des bouts de pelouse dans la tête, et interrompent leurs facéties lorsqu'ils aperçoivent au loin Eric Abidal, le défenseur de l'équipe de France.
Sur un terrain voisin, les Bleus, les vrais, préparent leur match contre l'Albanie, deux jours plus tard. Pourquoi les petits n'assistent-ils pas à l'entraînement de leurs idoles ? "On n'a pas le droit, et il y a des vigiles", répond Marvin Plantier qui a déjà tapé dans l'oeil du FC Sochaux. Mais quelques minutes plus tard, après une autorisation exceptionnelle, lui et ses camarades se serrent derrière la balustrade et étirent leur sourire d'une oreille à l'autre pendant les dix dernières minutes de l'entraînement de leurs aînés. "Tu te rends compte de la chance qu'on a ?, s'émerveille un des gamins. On n'aurait jamais pu imaginer voir un jour l'équipe de France en vrai !" Futur gardien, Allan regrette de ne pas avoir pu s'en approcher un peu plus : "J'aurais bien aimé faire une photo avec Lloris et Mandanda."
Sur le chemin qui les ramène vers leur baraque, les enfants parlent de foot, de foot et encore de foot. Et aussi de chaussures de foot, parfois. Cette passion déborde évidemment sur les murs de leurs chambres, où s'affichent Zidane, Henry, Messi ou Ronaldo. Dans dix ans, ces posters auront peut-être été recouverts par ceux de Bevis, Lauriente, Martinez et les autres de la promo 98.
Retrouvez demain l'épisode 2 : "une classe à part"
Voir les contributions