Sur la dernière campagne de la marque italienne Diesel, elle a l’âge, la taille, la silhouette et la beauté des autres mannequins qui posent à côté d’elle entièrement vêtus de jean. Sauf que cette jolie jeune femme, filiforme et à moitié dévêtue, a la peau noire mouchetée de taches blanches. Winnie Harlow (de son vrai nom Chantelle Brown-Young), la nouvelle étoile montante de la mode, est atteinte de vitiligo, une maladie qui génère une décoloration de la peau et touche entre 0,5 et 1 % de la population mondiale.
Dans une industrie de la mode pourtant hautement normée, le mannequin canadien multiplie les apparitions. Egalement égérie de la griffe espagnole Desigual, elle incarne cet hiver le spécial beauté du magazine britannique i-D et figure parmi les cent personnes les plus importantes de l’année 2015 distinguées par le magazine Dazed & Confused.
Dans le royaume de la beauté exacerbée, trafiquée, « photoshopée » et, par définition, irréaliste, le comble du chic serait-il d’être différent en transgressant les canons de la beauté ? Ainsi en est-il de cette nouvelle génération de mannequins atypiques, flirtant avec les limites de ce qui aurait été considéré encore récemment comme monstrueux.
La saison dernière, Diesel avait déjà fait appel à une beauté singulière, Jillian Mercado. Ce mannequin peroxydé est en chaise roulante à cause d’une dystrophie musculaire. Un corps malade qu’elle se réapproprie en le mettant en scène sur les réseaux sociaux.
« Une sorte d’E.T. de la beauté »
Plus largement, la mode est aujourd’hui en quête de visages atypiques, telle Molly Bair, qui clôt le dernier défilé couture Chanel. « L’air tout droit sortie d’un film de science-fiction, une sorte d’E.T. de la beauté », selon Karl Lagerfeld, la célébration d’une réelle personnalité plutôt qu’une beauté plastique pour son agent, Alexis Louison.
Chez l’artiste performeuse et mannequin Boychild, l’étrangeté est poussée à l’extrême. Avec ses lentilles blanches, ses immenses tatouages et ses travestissements provocateurs, elle joue avec les notions de beau et de laid, de masculin et de féminin. Pour Shayne Oliver, le fondateur de la marque Hood By Air dont elle est l’égérie, repenser la mode de façon progressiste passe par une relecture critique des canons et des stéréotypes tant esthétiques que de genre. « Pour moi, les femmes sont des guerrières et les hommes des paons, c’est précisément ce genre d’ambiguïté qui est fascinante chez Boychild. »
Ce n’est pas la première fois que la mode s’entiche de personnalités atypiques, de corps qui dérangent et qui repoussent les frontières de la bienséance. Aimée Mullins, mannequin américain et athlète amputée des deux jambes, défilait pour Alexander McQueen en 1998. John Galliano, en 2006, recréait de façon subversive un freak show moderne, avec des nains, des géants, des jeunes, des vieux...
« Cette recherche de la différence est intrinsèque à toute quête de beauté dans la mode. C’est un jeu d’attraction-répulsion, toujours profondément anti-establishement, qui permet de se renouveler, d’aller de l’avant de façon critique, explique Serge Carreira, maître de conférences à Sciences Po, spécialiste de la mode et du luxe. Après les corps huilés et glorieux des années 1980, puis l’émergence des corps minces adolescents au tournant des années 2000, on est aujourd’hui en quête d’une beauté non normée. On cherche à déconstruire, à se réapproprier la beauté, d’où la popularisation actuelle des tatouages. »
Dans un monde globalisé émerge une soif de singularité, même au sein d’une industrie fast fashion. Une tendance qui va de pair avec la mutation constante des identités. De plus en plus, le corps est considéré comme un terrain de transformation, explique le sociologue Robert Bogdan, auteur de La Fabrique des monstres (Ed. Alma).
Nicola Formichetti, directeur artistique de la marque Diesel, pense tout simplement que « la beauté telle que la mode la conçoit habituellement n’est plus d’actualité ». Il y a un an, lors du lancement de sa première campagne pour Diesel - un melting-pot de toute la typologie humaine (ou presque) –, il déclara ne plus chercher des mannequins conventionnels mais des « gens cools », des « héros modernes ».
Il ne faut pas voir dans cette nouvelle tendance la trace d’un quelconque idéalisme. Loin de là. Certes, Formichetti a toujours été fasciné par des corps pour le moins atypiques (il a habillé les chanteuses Brooke Candy et Lady Gaga), défendant ce que les Américains nomment le principe d’inclusiveness (le refus d’exclure autrui à cause de son apparence). Mais il applique aussi là une recette à succès basée sur une apparente démocratisation de l’univers très fermé de la mode. Tous, désormais, y ont accès, en principe du moins, de la jolie blonde dans sa chaise roulante (taille 36, néanmoins) à la femme à barbe (toujours sexy). Une technique marketing puissante, censée conférer à un achat « un sens plus profond, une émotion », déclare le directeur de la communication de Desigual, Borja Castresana. Un peu comme Benetton qui, dans les années 1980, présentait un monde multiculturel alors tout à fait novateur. « Il ne s’agit plus de créer un idéal inatteignable » mais de présenter des gens « avec de vraies histoires, qui incarnent un réel courage », ajoute Formichetti. Le mannequin n’est plus un personnage en 2D sur papier glacé, mais une personne, véritable empreinte qui sue sang et eau pour progresser dans la vie. Comme tout le monde.