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Évangile & Liberté

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Hors Série

Dans le cadre des Journées du protestantisme libéral 2004 "La naissance des christianismes", nous avons eu une conférence de Frédéric Amsler, historien du christianisme. Voici le texte de sa conférence.

 

Sur les traces de la Source des paroles de Jésus (Document Q)
Une entrée dans le judéo-christianisme des trois premiers siècles

Résumé :

Après un bref rappel du “ problème synoptique ”, c’est-à-dire des rapports entre les évangiles de Matthieu, Marc et Luc et de l’hypothèse dite “ des deux sources ” qui tente de le résoudre, le présent texte se propose de présenter sommairement la Source des paroles de Jésus (Document ou Source Q) puis d’illustrer la survie de ce document jusqu’au IIIe siècle. Il montrera que la Source des paroles de Jésus est le plus ancien témoin d'une tradition théologique qui, à travers d’autres genres littéraires que la collection de paroles de Jésus, se prolongera au moins jusqu'au IIIe, voire jusqu'au IVe siècle de l'ère chrétienne. Enfin, la comparaison de la Source avec l'Évangile selon Thomas permettra de constater qu'au sein d'une même tradition littéraire, à savoir la collection de paroles de Jésus, peuvent s'exprimer des théologies très différentes.Le principal acquis de la critique historique moderne appliquée aux origines du christianisme est la mise en exergue de la pluralité des réceptions du message et de la figure de Jésus de Nazareth parmi les premiers chrétiens. La fresque multicolore à laquelle aboutissent les historiens a été largement dessinée par les exégètes de la Bible qui ont souligné, par exemple, la diversité des portraits de Jésus, brossés par les évangiles du Nouveau Testament, en se fondant principalement sur les différences entre Matthieu, Marc, Luc et Jean. Cependant, pour parvenir à un panorama historiquement satisfaisant des origines chrétiennes, il faudrait encore intégrer tout le matériel textuel extra-canonique issu des nombreuses trouvailles archéologiques de ces deux derniers siècles, qui ont contribué à sortir le Nouveau Testament de son isolement littéraire. La prise en compte de la littérature chrétienne non biblique des premiers siècles révèle, en effet, que le Nouveau Testament n’est pas un document neutre et ne représente pas toutes les traditions relatives au Nazaréen développées par ceux qui se sont réclamés de lui.

Le propos de ce texte est de présenter quelques jalons d’une trajectoire théologique à laquelle le canon du Nouveau Testament n’a guère réservé d’espace au-delà de l’Évangile selon Matthieu et de l’Épître de Jacques, et qui, pourtant, s’enracine certainement dans la prédication de Jésus de Nazareth, puis a perduré pendant plusieurs siècles, quoiqu’elle fût marginalisée par la grande Église. Ce courant de pensée a reçu le nom de judéo-christianisme, expression hélas aussi suggestive qu’ambigüe.

Cette présentation s’organisera sur deux axes : l’un plus formel, lié au genre littéraire de la collection de paroles de Jésus, l’autre, relatif au contenu, s’intéressera au monde de pensée du Document Q dans sa spécificité judéo-chrétienne.

Ce double critère permettra de solliciter un échantillonnage de quatre textes pour illustrer la réception, ou, plus modestement, la survie apocryphe de la Source des paroles de Jésus, mieux connue sous le sigle de Source Q ou de Document Q : l’Évangile selon Thomas, la Didachè ou Enseignement des Douze apôtres, les fragments réunis sous le titre d’Évangile des ébionites et le corpus pseudo-clémentin.

1. La Source des paroles de Jésus

1.1. Le problème synoptique

Dans l’ensemble de la littérature antique parvenue jusqu’à nous, les évangiles de Matthieu, Marc et Luc, voire de Jean, présentent un cas tout à fait exceptionnel de récits parallèles. Les quatre évangiles du Nouveau Testament partagent en effet la même structure générale qui inclut au minimum le ministère de Jésus, sa Passion et sa mort à Jérusalem. La parenté des trois premiers évangiles, ceux de Matthieu, Marc et Luc, va cependant bien au-delà, à telle enseigne qu’il est possible de les lire en parallèle, en les disposant côte à côte, d’où leur surnom d’évangiles synoptiques. Mais quiconque cherche à entrer dans les détails d’une telle comparaison se heurte rapidement à une quantité de phénomènes imprévus. Certains récits se trouvent dans les quatre évangiles, d’autres dans trois seulement, ou dans deux seulement et parfois même dans un seul. Certains épisodes sont mot pour mot identiques, alors que d’autres sont racontés avec un lexique entièrement différent. Parfois l’ordre des récits est le même, parfois pas. Il arrive enfin que certains versets soient répétés dans le même évangile. Tous ces phénomènes, qui peuvent d’ailleurs se combiner entre eux, rendent très difficile l’élaboration d’une théorie générale des rapports réciproques de ces trois textes. C’est l’inextricable problème synoptique.

La question synoptique présente ainsi plusieurs particularités.

Premièrement, les données du problème sont claires, à peu près immuables et connues de tous. Du IIe siècle au XXIe, le texte des évangiles selon Matthieu, Marc et Luc n’a pour ainsi dire pas bougé. Par conséquent, l’énigme est restée globalement la même tout au long de l’histoire du christianisme. En revanche, le questionnaire que chaque époque, de l’Antiquité à nos jours, a plaqué sur les évangiles, a beaucoup évolué.

Deuxièmement, le problème synoptique a le mérite d’être à peu près insoluble, ce qui a décuplé l’ingéniosité des critiques, lesquels ont multiplié hypothèses, théories et modèles pour tenter de le résoudre. Il n’est pas question de les passer tous en revue ici, à l’exception du modèle traditionnel à titre de comparaison avec l’hypothèse dite des deux sources qui est à la base de la reconstitution de la Source des paroles de Jésus.

1.2. Le modèle traditionnel

Depuis l’Antiquité, les théologiens chrétiens ont remarqué l’étroite parenté qui liait les évangiles et ont tenté d’en rendre compte dans un but apologétique, car des érudits païens, comme le philosophe néo-platonicien Porphyre, par exemple, n’ont pas manqué de relever les différences, les tensions et parfois même les contradictions entre les évangiles pour ruiner leur valeur documentaire. Le modèle traditionnel a reçu sa formulation la plus achevée sous la plume d’Augustin d’Hippone dans le De consensu evangelistarum (De l’accord des évangélistes), daté de 400. Augustin y affirme que Matthieu est le plus ancien évangile, car il a été rédigé par un apôtre. Marc et Luc, n’étant pas eux-mêmes des apôtres mais des disciples d’apôtres (respectivement de Pierre et de Paul, selon la tradition ecclésiatique), se seraient ensuite inspirés de Matthieu pour écrire leur propre version de la vie de Jésus. Mais, mesurant probablement à quel point il était problématique de tenir l’évangile de Marc pour l’œuvre d’un disciple de Pierre, l’évêque d’Hippone a jugé que Marc avait composé un résumé de Matthieu dans un sens historicisant (Marcus abreviator). Quant à Luc, il a rédigé un texte qui insistait sur la composante sacerdotale de l’oeuvre du Christ, alors que Matthieu avait plutôt mis en avant l’office royal du Messie. Techniquement, le modèle synoptique augustinien se rattache à la famille dite des “ emprunts réciproques ”. Enfin, selon l’illustre Africain, l’évangile le plus récent est celui de Jean, que l’apôtre du même nom a rédigé dans son grand âge.

En bref, Augustin ne fait que reprendre et systématiser ce que véhiculait la tradition ecclésiastique depuis le début du IIe siècle. Il s’efforce de donner l’impression qu’il s’appuie sur la comparaison des textes évangéliques, mais force est d’admettre qu’il travaille en réalité avec des critères d’ordre dogmatique et dans un but apologétique. Cela explique pourquoi le modèle classique augustinien a été malmené dès que la critique biblique a commencé à s’émanciper de la cautèle ecclésiastique au XVIIe siècle et pourquoi il simplement volé en éclats avec l’essor de l’école historico-critique dès la fin du XVIIIe siècle.

1.3. L’hypothèse des deux sources

A la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle, les modèles fleurissent pour rendre compte de la composition des évangiles de Matthieu, Marc et Luc. Plusieurs d’entre eux, fondés sur des reconstitutions peu argumentées de l’histoire des origines chrétiennes sont d’ailleurs tombés en désuétude, mais l’un de ces modèles va progressivement rencontrer l’adhésion du plus grand nombre.

En 1835, une sorte de révolution copernicienne est opérée par le philologue allemand Karl Lachmann (1793-1851) qui, procédant à une analyse exclusivement littéraire et formelle des textes, démontre par des arguments déterminants liés au contenu de chaque récit évangélique, à leur style et à l’ordre des épisodes déroulé par chacun d’eux, que le plus ancien évangile n’est certainement pas celui de Matthieu mais celui de Marc. Il parvient à la conclusion que Marc a, selon toute vraisemblance, servi de source à Matthieu et à Luc. Techniquement, Lachmann reste dans le modèle dit des “ emprunts réciproques ”, mais il renverse l’ordre de dépendance préconisé par Augustin. Ce faisant, Lachmann a contribué à ouvrir la chasse aux sources perdues des évangiles, car, en effet, si l’on retranche des évangiles de Matthieu et de Luc tout ce qui provient de Marc, on constate qu’il reste encore un abondant matériel en partie commun à Matthieu et à Luc, en partie propre à chacun des deux évangélistes. Les critiques ne pouvaient manquer de s’interroger sur sa provenance.

Constatant que les passages communs à Matthieu et à Luc étaient presque tous des sentences de Jésus, un philosophe et théologien de Leipzig, Christian Hermann Weisse (1801-1866), a émis, pour la première fois en 1838 dans un ouvrage volumineux, l'hypothèse des “ deux sources ”, selon laquelle les évangélistes Matthieu et Luc auraient utilisé non seulement Marc mais également une collection aujourd'hui perdue de paroles de Jésus. Ce recueil hypothétique a été appelé tout simplement “ Source ”, Quelle en allemand d’où le sigle Q (assez malheureux en français !), utilisé dans la littérature scientifique pour le désigner.

Autrement dit, appartiennent potentiellement à la Source, tous les versets ou fragments de versets qui sont communs à Matthieu et à Luc mais ne se trouvent pas chez Marc.

1.4. La reconstitution de la Source

La Source des paroles de Jésus, telle que la critique récente la reconstitue, compte un peu plus de deux cents versets ou fragments de versets sûrs, auxquels il faut ajouter une petite centaine de versets ou fragments de versets incertains. Cela représente environ 4'500 mots pour un lexique d’à peu près 750 mots. On peut préciser que 2'400 mots environ sont rigoureusement identiques et se suivent dans le même ordre chez Matthieu et chez Luc, ce qui plaide fortement en faveur d’une source commune, qu’elle soit orale ou écrite.

Qu’il soit bien clair que dans cette reconstitution, pas un seul mot n’est inventé. Le travail d’édition ne consiste pas à combler des lacunes, comme c’est habituellement le cas pour l’édition d’un manuscrit mutilé, mais au contraire à choisir entre les mots de Matthieu et ceux de Luc, lorsqu’ils divergent dans un épisode commun.

L’étude des procédés de composition des évangélistes a montré que Luc respectait davantage ses sources que Matthieu. A partir de leur emploi de Marc, il apparaît que Luc suit en principe l’ordre des épisodes de ses sources, tandis que Matthieu réaménage la matière en fonction de sa propre organisation thématique. C’est pourquoi, par extrapolation, l’ordre des versets adopté dans la reconstitution de la Source, est celui de Luc, plutôt que celui de Matthieu. Par convention, la Source est siglée Q et le renvoi au chapitre et au verset qui suit correspond à Luc (par exemple Q 6,20 = Lc 6,20).

En revanche, Matthieu respecte mieux que Luc les mots qui figurent dans ses sources, car il pousse moins loin que ce dernier le souci de qualité stylistique grecque. C’est pourquoi le libellé des sentences de la Source est souvent plus proche de Matthieu que de Luc. Mais compte tenu du fait qu’au cours des premières décennies de notre ère, les paroles de Jésus ont été conservées plus fidèlement que les récits – récits que la tradition et les évangélistes se sont permis de retoucher parfois profondément –, les divergences entre Matthieu et Luc sont souvent intraduisibles et n’ont pour ainsi dire pas d’incidence sur le sens et l’interprétation des sentences prises isolément. L’interprétation de la Source est en effet davantage conditionnée – et donc potentiellement faussée – par le nombre et l’ordre des versets que par les divergences de formulation entre Matthieu et Luc.

1.5. Un document cohérent

Un examen plus approfondi de la Source, telle que les exégètes du Nouveau Testament peuvent la reconstituer, révèle un document qui n’a rien d’un fatras de versets sans queue ni tête. Il est possible de démontrer qu’il s’agit d’un ouvrage parfaitement cohérent du point de vue thématique, même s’il se fonde sur un autre paradigme théologique que celui qui a triomphé dans le christianisme à la suite des apôtres et de Paul, de sorte qu’il n’est pas absurde de penser qu’une telle collection de sentences a pu avoir un jour une existence autonome.

Du point de vue formel, le document reconstitué est très homogène, puisqu’il n’est constitué que de paroles de Jésus, à quatre exceptions près (récits du baptême, Lc 3, 21-22 ; des tentations Lc 4, 1-13 ; de la guérison du fils du centurion, Lc 7, 1-10 ; d’un exorcisme Lc 11, 14-17). De ce point de vue, la Source est un spécimen assez pur de collection de sentences, à la différence des évangiles qui combinent de multiples genres littéraires (paraboles, récits de miracle, exorcismes, etc.)

1.6. Au coeur de la Source Q : le Sermon

Le Sermon (Q 6, 20-49), appelé “ sur la montagne ” chez Matthieu et “ dans la plaine ” chez Luc, est au coeur du message de Jésus d’après la Source. La première béatitude “ Bienheureux ‘vous’ les pauvres, parce que le règne de Dieu est à vous ” (Q 6, 20) est certainement la parole la plus importante de la collection par sa saveur programmatique. En elle se concentrent tout l’enseignement et toute la pratique de Jésus à travers les deux notions de “ pauvres ” et de “ règne ” ou de “ royaume de Dieu ”.

1.7. Le royaume de Dieu

Le royaume de Dieu est le centre de gravité du message de Jésus selon la Source. Le terme de royaume au sens technique de royaume de Dieu apparaît en effet à dix reprises de manière sûre (Q 6, 20 ; 7, 28 ; 10, 9 ; 11, 2b.20 ; 12, 31 ; 13, 18.20.28-29 ; 16, 16) et encore cinq fois (notamment 11, 52 ; 17, 20-21) avec un certain degré d’incertitude. A la différence de la conception commune juive antique, il ne s’agit pas, dans notre Source, d’un royaume au sens politique du terme. Il ne se présente nullement comme une restauration d’Israël en tant qu’entité politique, nationale, ethnique et collective. Il n’est pas non plus le résultat d’une guerre cosmique et eschatologique comme chez les Esséniens. Il semble tout au contraire surgir là où on ne l’attend pas, au creux des relations interpersonnelles qui se tissent dans la vie quotidienne. Ce document le montre dans tout ce qu’il a de paradoxal, de choquant et d’insaisissable.

Dans la Source, le royaume est un mode d’existence nouveau, idéal, utopique, qui engage corps et âme dans tous les instants de la vie. Le Document Q dévoile comment, à travers Jésus et ceux qui l’imitent, le royaume de Dieu se fait présent. En ce sens, le royaume est une métaphore de la relation pleine et entière que l’être humain peut entretenir avec Dieu. Il est la réconciliation de toute la personne avec le Père.

La condition de cette réconciliation est un décentrement radical de soi. Pour accéder au royaume, il faut convertir non seulement son âme et son intelligence, mais aussi son corps en lui imposant un nouveau mode de vie, celui du pauvre.

1.8. Qu’est-ce qu’être “ pauvre ” ?

A l’instar de l’expression “ royaume de Dieu ”, l’appellation “ pauvre ” est une désignation traditionnelle du fidèle authentique dans le judaïsme antique et notamment à Qumrân (voir 4 Q 259). Selon la Source, “ pauvre ” est un des termes techniques par lesquels se désignent les fidèles de Jésus. Le pauvre n’est pas simplement le non-riche, c’est plus radicalement celui qui, par sa vie à l’imitation de Jésus, préfigure le royaume. Il est celui qui s’est dépouillé de toutes ses sécurités, qu’elles soient matérielles, philosophiques, psychologiques ou morales. Cette nouvelle conscience de soi que le “ pauvre ” met en évidence se caractérise par un renoncement absolu à la vengeance et par l’amour des ennemis. La condition de disciple n’est par conséquent pas liée à une confession de foi ou à un rituel, mais réside dans la mise en pratique des paroles de Jésus (Q 6, 49 “ Pourquoi m’appelez-vous : Seigneur, Seigneur, et ne faites-vous pas ce que je dis ? ”).

Il faut souligner ici que le portrait de Jésus brossé par notre Source ne coïncide qu’en partie avec le personnage historique Jésus. Néanmoins, la composante performative de l’annonce de la venue du royaume en restitue certainement quelque chose d’essentiel. A la lecture du Sermon, il est aisé de percevoir que ce qui a tant frappé les contemporains de Jésus, ce fut d’avoir tenu un enseignement qui déjouait les codes sociaux et religieux de l’époque, par une invitation à vivre dans l’immédiateté du royaume qui advient.

1.9. Sur les pas d’une guilde de missionnaires itinérants

La grande section du Document Q sur la mission (Q 9, 57 - 12, 34), expose les exigences et les aléas de ceux qui, dans le sillage de Jésus, perpétuent la proclamation de l’irruption du royaume de Dieu dans le monde. Les exigences auxquelles doivent s’astreindre les disciples sont décrites très concrètement dans l’envoi en mission en Q 9, 57 - 10, 9, dont voici deux extraits :

“ Ne portez ni bourse, ni besace, ni sandales, ni bâton ; et n’échangez de salutations avec personne en chemin. Dans quelque maison que vous entriez, dites d’abord : Paix à cette maisonnée ” (Q 10, 4-5).

“ Demeurez dans cette maison, ‘mangeant et buvant ce qu’on vous donnera’, car l’ouvrier est digne de son salaire. Ne passez pas de maison en maison. Dans quelque ville que vous entriez et qu’on vous reçoive, ‘mangez ce qu’on placera devant vous’. ” (Q 10, 7-8).

Ce type de pratique, qui a reçu le nom de radicalisme itinérant, se caractérise par un dessaisissement de toute sécurité matérielle et une existence vécue au jour le jour dans une confiance exclusive en Dieu, car lui seul est le maître de la vie.

Pour reprendre une hypothèse séduisante, la Source pourrait être une sorte de vade-mecum pour missionnaires itinérants qui, sur les traces de Jésus, ont décidé de vivre au quotidien et radicalement l’utopie du royaume de Dieu. Il est évident qu’une telle pratique a heurté de front l’ordre établi, court-circuité les institutions sociales, politiques et religieuses de la société palestinienne de l’époque et, qu’à cet égard, la mort violente de Jésus n’était pas nécessairement imprévisible...

1.10. Jésus comme maître de sagesse original et dérangeant

Dans le Document Q, Jésus apparaît comme un représentant d’une triple tradition : prophétique, apocalyptique et sapientiale.

La mention de la sagesse de Dieu (Q 11, 49) fournit un témoignage explicite de la ligne sapientiale.

La veine apocalyptique se lit dans les sentences relatives à la venue du Fils de l’homme (Q 12, 40 ; 17, 24.26.30).

Mais la Source présente avant tout Jésus comme une sorte de prophète n’offrant guère de prise à un éventuel dépassement de son humanité et ne manifestant aucun intérêt pour une éventuelle glorification de sa mémoire.

Le groupe porteur du Document Q n’ignorait rien de la mort ignominieuse de Jésus. L’injonction de porter sa croix (Q 14, 27) et l’accusation lancée contre Jérusalem qui tue ses prophètes (Q 14, 34-35) attestent clairement que les circonstances de la mort de Jésus étaient connues de ce groupe. Mais la crucifixion n’est pas traitée en lien avec le salut ni dépassée théologiquement par la résurrection. Cela signifie que, selon la Source, l’homme de Nazareth est perçu comme un prophète persécuté d’Israël, et non comme le Messie, le Christ ou le Fils de Dieu.

Sur la question cruciale de l’observance de la Loi, la Source reste d’une parfaite ambiguïté. La Loi demeure pleinement valide selon Q 16, 17, mais Q 16, 16 semble en limiter la portée et Q 10, 22 la relativiser, puisque sa fonction médiatrice est évacuée par l’immédiateté entre le Père et le Fils. Mais pour le reste, la Source est un document parfaitement intégré au judaïsme du Second Temple et elle atteste qu’une partie des disciples de Jésus a parfaitement pu rester fidèle au judaïsme, constituant de la sorte cette trajectoire judéo-chrétienne.

2. La survie de la Source

2.1. Introduction

Le terme de judéo-christianisme est très en vogue aujourd’hui, mais il n’y a guère de consensus quant à son exacte acception. Trois approches de la notion dominent la recherche.

Selon une définition ethnique, les judéo-chrétiens seraient des chrétiens d’origine juive. Le problème est que les premiers chrétiens, jusqu’à la chute du Second Temple en 70, étaient tous ou presque tous juifs, si bien que parler de judéo-chrétiens au sens ethnique est pour ainsi dire tautologique.

On peut alors s’orienter vers la pensée et tenir pour judéo-chrétienne une expression de la foi en Jésus-Christ dans des formes de pensée juive, selon la définition de Jean Daniélou. Mais une fois encore, la matrice de la foi chrétienne étant le judaïsme, les premières expressions de la foi en Christ sont toutes inspirées du judaïsme, de sorte que ce critère “ culturel ” de la forme de pensée juive est, lui aussi, trop englobant.

Le troisième critère, proposé par Marcel Simon pour définir le judéo-christianisme d’après 135 il est vrai, est celui de l’observance calculée en fonction du décret apostolique. Le décret apostolique est en effet, selon le livre des Actes des apôtres, le compromis auquel sont parvenus les Douze apôtres, Paul, Barnabé et d’autres lors d’une Assemblée tenue à Jérusalem en 48-49, et qui fixe le degré minimal d’observance de la Loi juive que sont tenus de respecter tous les croyants chrétiens. Cette décision se lit en Ac 15,28-29 : “ L’Esprit Saint et nous-mêmes, nous avons en effet décidé de ne vous imposer aucune autre charge que ces exigences inévitables : vous abstenir des viandes de sacrifices païens (idolothytes), du sang, des animaux étouffés et de l’immoralité. Si vous évitez tout cela avec soin, vous aurez bien agi. Adieu. ” Notons, cum grano salis, qu’en fonction de ce critère de l’observance le Paul des épîtres ne serait pas judéo-chrétien, alors que le Paul des Actes des apôtres le serait, puisqu’il fait circoncire Timothée (Ac 16,3) ou accomplit une purification dans le Temple de Jérusalem (Ac 21,26 ; cf. Ac 18,18). C’est pourquoi cette définition selon l’observance est généralement complétée par l’anti-paulinisme, qui caractérise fréquemment ce courant judéo-chrétien.

Cette définition “ religieuse ” du judéo-christianisme, c’est-à-dire selon l’observance, fait aujourd’hui l’objet d’un certain consensus, même si elle n’est pas encore totalement satisfaisante, car elle ne devient opératoire qu’à partir du dernier quart du Ier siècle.

Plutôt que de prendre appui sur une définition théorique du judéo-christianisme, il s’agira ici de suivre simplement les traces littéraires de quelques motifs spécifiques et archaïques de la Source, tels que l’interprétation prophétique de la figure de Jésus ou le radicalisme itinérant.

3. L’Évangile selon Thomas

Du point de vue littéraire, l’Évangile selon Thomas ne dépend certainement pas de la Source, pas plus qu’il ne dépend des évangiles du Nouveau Testament, mais il s’inscrit dans la trajectoire judéo-chrétienne.

L’Évangile selon Thomas est un recueil de 114 paroles de Jésus selon la numérotation qui s’est imposée. C’est une collection de paroles à l’état pur, car toutes les sentences sont simplement juxtaposées les unes à la suite des autres et introduites par la même formule “ il a dit ”. Seule la sentence 13 contient une bribe de narration. Il ne s’y trouve donc ni récit de miracle, ni récit de la Passion et de la résurrection, ni récits d’apparitions du Ressuscité.

La découverte d’un exemplaire complet en copte en 1945 à Nag Hammadi à 120 km au nord de Louxor a évidemment fait sensation, non seulement parce qu’elle procurait un nouvel évangile, mais aussi parce qu’elle apportait de l’eau au moulin de l’hypothétique Source ou Document Q en prouvant que, du double point de vue littéraire et théologique, la Source ne pouvait être réduite à une monstrueuse invention de philologues et autres théologiens libéraux du XIXe siècle.

Deuxièmement, la découverte de l’Évangile selon Thomas a permis d’identifier trois fragments distincts de papyrus grecs (la langue d’origine de l’Évangile selon Thomas) de la fin du IIe siècle et du début du IIIe, dénichés à la fin du XIXe siècle à Oxyrhynque en Moyenne Egypte (papyrus d’Oxyrhynque 1, 654 et 655). Il a fallu alors admettre qu’avec trois témoins datés d’entre 200 et 250, l’Évangile selon Thomas jouissait en Egypte à cette haute époque d’un lectorat probablement plus important que l’Évangile selon Marc, attesté par un unique manuscrit antérieur au IVe siècle.

Troisièmement, cette découverte d’une copie complète de l’Évangile selon Thomas a apporté la preuve que, dans la première moitié du IIe siècle selon la datation retenue pour la composition en grec de ce document, l’enseignement de Jésus pouvait encore être transmis sans le récit de sa Passion et donc sans que l’événement de la résurrection soit conçu comme le centre de gravité de la foi chrétienne.

Même si l’Évangile selon Thomas n’est pas plus ancien que les évangiles du Nouveau Testament, comme certains critiques en mal de sensationnalisme ont tenté de le faire croire, il n’en reflète pas moins une tradition indépendante d’eux. Plusieurs éléments thématiques rappellent des composantes caractéristiques de la Source et représentent des traits archaïques de saveur judéo-chrétienne. Ainsi le mot Dieu est généralement évité (exception au log. 100), au profit de métaphores comme le Père ou Seigneur (log. 73-74) et, à la place de l’expression traditionnelle royaume de Dieu, on trouve les expressions Royaume (log. 3.22.27.49.82) ou Royaume du Père (log. 57.76.96-98.113) voire Royaume de mon Père (log. 99) ou Royaume des cieux (log. 114).

En outre, Jésus reçoit le titre de “ Vivant ” (titre et log. 52.59.111) – mais il n’est pas sûr que Jésus soit vraiment le Vivant –, de Fils de l’Homme (log. 86.106), mais jamais de Christ ou de Fils de Dieu.

Enfin, le radicalisme itinérant est encore présent (log. 14.31.36.69.86.88.94). La sentence 88 est particulièrement intéressante car elle est sans parallèle néotestamentaire et porte clairement la trace de ministères itinérants archaïques.

Que ce soit sur le plan littéraire, thématique ou théologique, l’Évangile selon Thomas confirme incontestablement l’hypothétique Source Q, ce qui laisse penser qu’il a pu exister aux Ier et IIe siècles, à l’instar des évangiles, plusieurs recueils de paroles de Jésus.

4. La Didachè

La Didachè est le plus ancien ouvrage de discipline ecclésiastique. Parce qu’elle est généralement tenue pour indépendante de l’Évangile selon Matthieu, elle est datée de la fin du Ier siècle ou des premières années du IIe siècle.

Découverte en 1883 dans un manuscrit unique de la Bibliothèque du Patriarcat de Jérusalem (Hierosolymitanus 54), la Didachè porte deux titres ; le premier Doctrine ou Enseignement des apôtres étant considéré comme plus archaïque que Doctrine du Seigneur transmise aux apôtres à l’intention des païens.

Cet opuscule se laisse diviser en quatre parties : les “ deux voies ”, celle de la vie et celle de la mort (1-6), puis une partie liturgique (7-10), une partie disciplinaire (11-15) et enfin une partie apocalyptique (16). Dans son état actuel, l’oeuvre n’est probablement pas d’un seul tenant. Les chapitres 1 à 14 seraient d’un premier auteur et les chapitres 14-15 et 16 ajoutés par un second rédacteur.

Le caractère judéo-chrétien du document est moins marqué que dans l’Évangile selon Thomas. Néanmoins, il est significatif que Jésus ne soit appelé qu’une fois “ Jésus-Christ ” (9,4) et une fois “ Fils de Dieu ” (16,4). Sa désignation usuelle est “ Seigneur ”, davantage que le simple “ Jésus ”, cher à l’Évangile selon Thomas.

La partie disciplinaire illustre un développement casuistique de la pratique du radicalisme itinérant repéré dans la Source des paroles de Jésus.

“ 11,3. Pour les apôtres et les prophètes, selon le précepte de l’évangile, agissez de cette manière : 4. Que tout apôtre qui vient chez vous soit reçu comme le Seigneur. 5. Mais il ne restera <qu’>un seul jour et, si besoin est, le jour suivant ; s’il reste trois jours, c’est un faux prophète. 6. A son départ, que l’apôtre ne reçoive rien en dehors du pain pour l’étape ; s’il demande de l’argent, c’est un faux prophète.

7. Par ailleurs, vous n’éprouverez aucun prophète qui parle sous l’inspiration de l’esprit et vous ne le jugerez pas non plus. Car tout péché sera remis, mais ce péché-là ne le sera pas. 8. Tout homme qui parle sous l’inspiration de l’esprit n’est prophète en effet que s’il a les façons de vivre du Seigneur. On reconnaîtra donc à leurs façons de vivre le faux prophète et le prophète. 9. Tout prophète qui ordonne une table sous l’inspiration de l’esprit s’abstiendra d’en manger, sinon, c’est un faux prophète. 10. Et tout prophète qui enseigne la vérité, sans mettre en pratique ce qu’il enseigne, est un faux prophète. 11. En revanche, tout prophète, éprouvé vrai, qui agit en vue du mystère de l’Eglise dans le monde, mais qui n’enseigne pas de faire tout ce qu’il fait lui-même, ne sera pas jugé chez vous ; car c’est avec Dieu qu’il a son jugement. C’est en effet de cette manière qu’agirent également les anciens prophètes. 12. Mais quiconque vous dit sous l’inspiration de l’esprit : donne-moi de l’argent ou quelque autre chose, vous ne l’écouterez pas ; en revanche s’il vous sollicite pour d’autres qui sont dans le besoin, que personne ne le juge. ”.

La Didachè perpétue le souvenir vivant de ministères itinérants très archaïques comme ceux de l’apôtre (au sens littéral d’envoyé) et du prophète. Dans ce texte, le ministère apostolique ne se réfère pas à l’institution du collège des Douze apôtres par le Christ, mais, selon le sens étymologique, à l’envoi en mission des vagabonds du royaume de Dieu, selon le modèle décrit dans la Source. Pareillement, le ministère prophétique s’adosse à une interprétation non christologique mais prophétique de la figure de Jésus qu’elle prolonge.

Pourtant, la Didachè se situe à une époque charnière. Il existe encore des missionnaires itinérants, mais ils sont en voie d’extinction et sur le point d’être supplantés par des ministres sédentaires, les évêques, qui vont récupérer à leur profit les dons de l’Esprit : “ 15,1. Élisez-vous donc des évêques et des diacres dignes du Seigneur, des hommes doux, désintéressés, sincères et éprouvés ; car ils remplissent eux aussi près de vous l’office des prophètes et des docteurs. 2. Ne les méprisez donc pas ; car ils sont parmi vous ceux qui sont honorés au même titre que les prophètes et les docteurs ”.

Certains milieux chrétiens, en particuliers les judéo-chrétiens en milieu sémitique comme la Syrie où on situe la Didachè, sont restés attachés jusqu’au IIe siècle à la pratique du radicalisme itinérant, alors que d’autres communautés, notamment les communautés urbaines en milieu hellénistique fondées par Paul, ont développé très tôt des ministères en résidence fixe, comme les veuves, les épiscopes ou évêques, les diacres et les vierges.

5. Epiphane de Salamine et les ébionites

Parmi les fragments d’évangiles judéo-chrétiens, l’évangile dit des ébionites présente quelque intérêt car les ébionites tirent leur nom du terme hébreu “ ebion ”, qui signifie “ pauvre ”. Cette appellation n’est probablement pas sans lien avec celle par laquelle les membres du groupe porteur de la Source semblent s’être désignés.

Les ébionites apparaissent pour la première fois comme hérétiques chez Irénée de Lyon. En raison de son origine hébraïque, ce nom ne se réduit peut-être pas à une étiquette dépréciative inventée par tel hérésiologue et collée sur cette mouvance, mais correspond au terme même par lequel les membres de ce groupuscule s’identifiaient.

La notice d’Irénée a été reprise et déformée moult fois, certains théologiens poussant la fantaisie jusqu’à soutenir que la secte des ébionites avait été fondée par un certain Ebion. En réalité, les ébionites apparaissent comme des archaïsants conservateurs, qui sont restés dans une fidélité étroite à l’enseignement de Jésus et qui se sont progressivement trouvés en porte-à-faux avec la grande Eglise. Si ces ébionites se sont effectivement appelés pauvres, cela devait presque nécessairement impliquer une pratique non seulement de l’observance de la Loi juive, mais aussi, de manière plus ou moins stricte, du radicalisme itinérant. Malheureusement, les hérésiologues de la grande Eglise se sont surtout achoppé aux divergences doctrinales et sont restés souvent indifférents aux singularités de pratiques.

Epiphane, évêque de Salamine de 365 à 403, (né vers 315 en Palestine) et auteur d’une réfutation de toutes les hérésies intitulée Panarion ou Boîte à remèdes, a longtemps joui dans la littérature critique d’une très piètre réputation en raison de ses prises de position théologiques d’un conservatisme sourcilleux. Il n’en transmet pas moins nombre d’informations de première main. En Palestine, où il a été longtemps moine, Epiphane a rencontré des judéo-chrétiens – mais pas nécessairement des ébionites – et il a même eu sous les yeux un évangile circulant dans ces milieux, dont il cite des extraits.

“ Dans l’Évangile qu’ils reçoivent, selon Matthieu à ce qu’on dit, en réalité très loin d’être complet, et au contraire extrêmement corrompu et mutilé – ils l’appellent l’Évangile hébraïque -, il est rapporté ceci : Il y eut un homme du nom de Jésus – il avait environ trente ans – qui nous choisit. Il vint à Capharnaüm, entra dans la maison de Simon surnommé Pierre, ouvrit la bouche et dit : ‘En passant le long du lac de Tibériade, j’ai choisi Jean et Jacques, fils de Zébédée, Simon, André <...> Thaddée, Simon le Zélote, Judas Iscariote ; et toi Matthieu, je t’ai appelé alors que tu étais assis au bureau des taxes et tu m’as suivi. Je veux ainsi que vous soyez douze apôtres pour témoigner auprès d’Israël’ ”.

Le document appelé Évangile des ébionites par la critique est une pure attribution déduite de l’étiquette d’Epiphane. L’évangile en question, dit de Matthieu et que cite l’évêque de Salamine, dépend littérairement des évangiles synoptiques, puisqu’il en forge une harmonie, c’est-à-dire une synthèse combinant dans un seul récit des éléments provenant de Matthieu, Marc et Luc, comme on peut le voir dans la quatrième citation, celle de la scène du baptême de Jésus.

Cette réécriture témoigne notamment d’un puissant gauchissement doctrinal, puisque Jésus y est présenté comme un simple homme et non comme le Christ, le Seigneur ou le Fils de Dieu. Le passage cité souligne si fortement l’humanité de Jésus qu’il ne semble guère avoir pu être précédé par le récit de sa naissance avec le motif de la conception virginale, comme dans notre Evangile selon Matthieu. En outre, cette absence serait corroborée par l’importance accordée au baptême, qui est l’acte décisif par lequel s’instaure l’adoption de Jésus par Dieu.

S’il y a quelques raisons de croire que l’ébionisme historique a pu être une survivance au IIe siècle du mouvement prophétique missionnaire pratiquant le radicalisme itinérant attesté dans la Source, les sources exclusivement secondaires et polémiques qui nous le font connaître n’en laissent plus rien percevoir.

6. Les livres du Pseudo-Clément

La représentation prophétique de la figure de Jésus est attestée, entre autres textes, par ce que la critique appelle le “ roman pseudo-clémentin ”, volumineux ouvrage pseudépigraphique attribué à Clément, le quatrième évêque de Rome selon la tradition.

Le roman pseudo-clémentin est connu dans deux versions, l’une grecque sous la forme de vingt Homélies, l’autre latine, les Reconnaissances en dix livres qui sont la traduction d’un original grec faite par Rufin d’Aquilée avant 406. En outre, plusieurs documents précèdent les Homélies dans les manuscrits : une Lettre de Pierre à Jacques, un Engagement de Jacques, une Lettre de Clément à Jacques à laquelle était jointe un résumé des prédications de Pierre. Il existe encore un résumé arabe des Reconnaissances et une version syriaque partielle des Homélies (X-XIV) et des Reconnaissances (I-IV).

Dans leur état actuel, les deux formes du roman remontent probablement au IIIe siècle. Mais la présence de deux récits parallèles, les Homélies en grec et les Reconnaissances en latin, a évidemment conduit les chercheurs à comparer les deux versions et à émettre un certain nombre d’hypothèses sur l’histoire de la composition du roman. Le premier éditeur des Homélies, Jean-Baptiste Cotelier, a défendu en 1672 l’hypothèse d’un Écrit de base (Grundschrift) comme source des Homélies et des Reconnaissances, lesquelles seraient du même auteur. Ce modèle de la source commune a connu de multiples variations, mais il continue d’avoir cours dans la recherche moderne, à savoir que les Reconnaissances et les Homélies puisent indépendamment les unes des autres à une source commune, l’Écrit de base dont la rédaction pourrait remonter au IIe siècle.

Reconnaissances “ I,39,1 Mais le temps commença de se rapprocher où ce qui manquait, comme nous l’avons dit, aux institutions de Moïse devait être complété et où devait paraître le Prophète qu’il avait annoncé et qui allait tout d’abord, par la miséricorde de Dieu, engager les Hébreux à renoncer aux sacrifices ; 2 et de peur qu’ils ne vinssent à penser qu’en cessant d’offrir des victimes ils se verraient supprimer la rémission des péchés, il institua pour eux le baptême d’eau, dans lequel, par l’invocation de son nom, ils seraient délivrés de tous leur péchés ; (...). (...) 40,4 Il nous a donc choisis les premiers, nous les Douze, qui croyions en lui et qu’il nomma apôtres, ensuite soixante-douze autres disciples, des plus éprouvés, afin que, reconnaissant au moins à cela l’image de Moïse, la multitude crût qu’il était ce Prophète dont Moïse avait prédit la venue. (...).

“ 44,4 Et moi, Clément, je répondis à cela : ‘Je pense que le fait même de demander s’il est le Christ sert grandement la démonstration de la foi ; autrement, le grand prêtre ne solliciterait pas si fréquemment soit de se renseigner sur le Christ, soit de nous renseigner sur son compte.’ 5 Et Pierre me dit : ‘Tu as bien répondu, Clément ; car, de même qu’on ne peut voir sans yeux ni entendre sans oreilles ni sentir sans narines ni goûter sans langue ni tâter sans mains, de même il est impossible, sans le vrai Prophète, de connaître ce qui plaît à Dieu.’ 6 Et moi je répondis : ‘J’ai déjà appris par ton enseignement qu’il est lui-même le vrai Prophète ; mais je voudrais savoir ce que signifie ‘le Christ’ et pourquoi il est ainsi appelé, pour éviter d’avoir, en une matière aussi importante, des notions vagues et incertaines.’ (...). 45,3 Or il est appelé Christ en vertu d’un rite religieux spécial. En effet, de même que certains noms sont communs aux rois, comme Arsace chez les Perses, César chez les Romains, Pharaon chez les Égyptiens, de même chez les juifs le nom commun qu’on donne aux rois est ‘Christ’. 4. Et la raison de cette appellation est celle-ci : bien qu’en vérité il fût le Fils de Dieu et le commencement de toutes choses, il fut fait homme ; c’est pourquoi il est le premier que Dieu oignit de l’huile tirée du bois de l’arbre de vie. C’est donc à cause de cette onction qu’il est appelé Christ ”.

Ces extraits illustrent deux thèmes caractéristiques de la représentation de Jésus dans le roman pseudo-clémentin, à savoir qu’il est le vrai Prophète et que, par conséquent, le sobriquet de Christ dont on l’affuble ne désigne rien d’autre que l’onction que reçoit tout prophète d’Israël. La figure de Jésus est donc entièrement éclairée à la lumière de la doctrine du vrai Prophète, dont les clés de compréhension sont fournies par les Homélies. Le vrai Prophète est le représentant de Dieu sur terre incarné d’abord en Adam, puis, par transmigration de l’âme et réincarnations successives, en Abraham, en Moïse et ainsi de suite jusqu’à Jésus. Oscar Cullmann conclut son étude célèbre sur le roman pseudo-clémentin par ces lignes : “ En adoptant la doctrine du vrai prophète, l’Islam devait recueillir ce qui restait d’un héritage dont le christianisme orthodoxe, reniant ses origines, mais fidèle à l’enseignement de Jésus, n’avait pas voulu ”.

Du point de vue des ministères, le récit du Pseudo-Clément paraît dépourvu d’originalité, l’apôtre Pierre nommant des évêques et des collèges de prêtres dans toutes les villes qu’il évangélise. Il reste pourtant des traces d’une autre organisation ministérielle. En Hom XI,35,4, Pierre est à Tripoli et, s’adressant aux presbytres dit : “ ... avant toutes choses, souvenez-vous de <n’accepter personne> comme apôtre, docteur ou prophète, qui n’ait auparavant confronté sa prédication à celle de Jacques dit le frère de mon Seigneur et chargé de conduire l’Église des Hébreux à Jérusalem ... ”. On retrouve dans ce passage, qui remonte au mieux au IIe siècle, les trois fonctions attestées par l’apôtre Paul au milieu du Ier siècle (1 Co 12,28). Le caractère itinérant de ces ministères n’a rien d’explicite, sauf à considérer que la stratégie missionnaire de Pierre dans le roman perpétue les pratiques anciennes en vigueur dans le milieu de production du corpus pseudo-clémentin.

Enfin, le roman du Pseudo-Clément pourrait présenter également une parenté littéraire avec la Source, outre ses accointances théologiques. Une recherche récente portant sur les Homélies et les Reconnaissances du Pseudo-Clément a révélé que les paroles de Jésus y jouissaient d’un statut particulier. D’après les allusions au Nouveau Testament qu’il est possible de repérer dans le roman, il est clair que son ou ses auteurs connaissaient en tout cas les évangiles synoptiques, les Actes des apôtres, l’Épître de Jacques et sans doute quelques écrits pauliniens ou pseudo-pauliniens. Mais si l’on ne prend en compte que les citations explicites, on remarque alors qu’il s’agit toujours, à une ou deux exceptions près, de paroles de Jésus. S’il paraît téméraire de soutenir que le ou les auteurs ont travaillé avec une collection autonome de sentences de Jésus, il est en revanche permis d’affirmer que les paroles de Jésus, en tant que telles, étaient revêtues d’une autorité supérieure au reste de la tradition. En définitive, c’est encore une fois l’enseignement de Jésus par sa valeur normative, plutôt que sa mort et sa résurrection, qui constitue le centre de gravité doctrinal du corpus pseudo-clémentin.

7. Conclusion

Au terme de ces quelques sauts de puce dans la littérature chrétienne des premiers siècles, il est tout de même permis de risquer quelques remarques d’une certaine portée pour l’histoire du christianisme.

Souvent décriée en raison de son absence de christologie ou de son genre littéraire, la Source Q ne saurait être réduite à une hypothèse gratuite, parce qu’il est possible de lui trouver une postérité dans la première littérature chrétienne, notamment apocryphe. Autrement dit, il est possible de reconstituer quelques linéaments d’une trajectoire théologique, dont la première attestation serait la Source et qui semble avoir survécu au moins jusqu’à la moitié du IIe siècle.

Cela conduit à une représentation des origines du christianisme peut-être plus complexe et enchevêtrée qu’on ne l’imagine ordinairement. On sait bien par les écrits du Nouveau Testament que la foi des premières communautés a été traversée de tensions, voire de tiraillements entre des paradigmes doctrinaux divergents. Il est moins évident de prendre acte du fait que le Nouveau Testament offre une vision très partiale de ces conflits originaires. La raison en est que le corpus du Nouveau Testament reflète largement les options théologiques de la grande Église et l’image qu’elle se faisait de ses origines à la fin du IIe siècle.

Dans le même ordre d’idée, il convient également de mettre en perspective critique le livre des Actes des apôtres qui apparaît lui aussi très partial, même s’il est postérieur de moins d’un demi siècle de la mort de Jésus. On s’est souvent étonné que le second tome dédié à Théophile passe totalement sous silence la communauté johannique. On doit maintenant aussi se demander pourquoi il ne rapporte rien du radicalisme itinérant et si peu du courant prophétique chrétien. Une fois encore, le livre des Actes des apôtres ne prétend pas offrir un panorama historique des débuts du christianisme, mais un récit des origines qui construit une forme d’unité primordiale des premiers chrétiens et débouche sur l’universalisme afin de légitimer la communauté pagano-chrétienne à laquelle Luc appartient. Il est clair que l’image des origines chrétiennes que propose l’auteur des Actes des apôtres ne correspond plus à celle à laquelle parviennent les historiens aujourd’hui.

Frédéric Amsler

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