« Pourquoi soudain cet endroit me semble si triste ? », s’interroge Dora (Margherita Buy) en observant l’immeuble dont elle occupe le dernier étage. Dans Journal intime, Nanni Moretti rêvait d’un film composé de panoramiques sur des maisons et c’est précisément sur la façade d’un immeuble que s’ouvre Tre Piani, son quatorzième long-métrage. Mais ici, plus de mouvements de caméra ni de musique euphorisante : le bâtiment semble en effet bien triste et ses habitants, on le découvre vite, le sont tout autant, sinon davantage. La filmographie de Moretti affiche une telle cohérence qu’on en oublierait presque les virages qu’a déjà opérés le cinéaste, dont le plus significatif (La Chambre du fils, Palme d’or en 2001) consistait déjà à se détourner de la causticité de la satire pour embrasser le mélodrame. À l’évidence, Tre Piani s’écarte en grande partie des précédents films du réalisateur (même s’il partage avec Mia Madre et La Chambre du fils une certaine austérité esthétique, entre autres points communs), mais les rumeurs d’une rupture franche, voire d’un effondrement total dont une partie de la critique s’est fait l’écho suite à sa présentation cannoise, s’avèrent en partie infondées.
Le sentiment de rupture tient principalement à la nature même du projet, adaptation d’un roman d’Eshkol Nevo qui éloigne Moretti de l’inspiration très personnelle de ses précédentes réalisations et signe la disparition du protagoniste sur lequel elles reposaient, au profit d’un récit choral assez déstabilisant. La solitude, le mal-être et l’inadéquation, thèmes chers au cinéaste, se diluent dans les trois étages de l’immeuble où vivent trois familles frappées par le malheur et la division. Cette étonnante dispersion ne va pas sans un certain affaiblissement de la portée mélodramatique du récit et explique sans doute l’échec relatif du film, spectacle étrangement dévitalisé d’une lente réconciliation après le trauma initial (Tre piani s’ouvre sur un double choc : une voiture qui s’encastre dans la façade de l’immeuble, puis une petite fille qui disparaît en pleine nuit avec un vieux voisin). Signe le plus apparent de ce ralentissement généralisé : par une sorte de fatigue de la communication, le langage est ici ramené à une fonction purement informative, alors que les interactions les plus intenses sont souvent réduites à de simples échanges de regards.
Le récit laisse ainsi le sentiment d’un délitement qui opérerait moins à l’échelle d’une filmographie (dans laquelle Tre Piani occupera sans doute une place mineure, mais pas déshonorante) qu’à l’intérieur du film lui-même. La perte de repères qui affecte les personnages – un père obsédé par l’idée que sa fille ait pu être victime d’abus sexuels, une jeune femme inquiète de reconnaître les premiers symptômes d’une maladie héréditaire, des parents confrontés au crime commis par leur fils – se traduit à l’écran par une forme de paralysie de la mise en scène, tout en mouvements de caméra à peine perceptibles et lents fondus au noir qui installent le spectateur dans une atmosphère quasi spectrale. En associant le thème de la décomposition de la famille à un dépouillement formel et narratif, Nanni Moretti livre un objet d’une sécheresse inédite, mais aussi d’une grande noirceur, où chacun semble ne tenir qu’à un fil, prêt à disparaître, presque à s’évaporer, à la faveur d’un raccord ou d’une longue ellipse.
Faux espoir
Tre Piani gagne toutefois en densité dans une dernière partie qui nous ramène peu à peu vers le terrain plus familier d’une morale humaniste, jusqu’à une scène de bal en pleine rue qui fait directement écho aux premiers films du cinéaste. Pour reprendre les mots de Dora, il s’agit pour Moretti de montrer que « le monde, c’est plus que cet immeuble », d’où le mouvement final du scénario vers l’extérieur et une forme de réconciliation générale. Un optimisme un peu facile, mais qui trouve précisément son intérêt en ce qu’il échoue à se déployer véritablement, concurrencé à l’intérieur du film par les signes d’une tristesse persistante (des messages laissés sur le répondeur d’un mort, l’image d’un corbeau sur un berceau, les bénévoles d’une association contraints de fuir l’assaut d’une manifestation raciste). Même lorsque Dora tourne le dos à la raideur de Vittorio pour affirmer sa propre « façon de vivre », l’ombre de son défunt mari (interprété par Nanni Moretti, dans la peau d’un juge intransigeant) continue de planer sur le film. Son humeur sombre et sa rigueur inébranlable imprègnent tous les fils du récit : Lucio qui s’accroche à ses soupçons, Giorgio qui refuse le pardon à son frère, Andréa qui continue de rejeter sa mère, etc.
À cet égard, la dernière image du film – un échange de regards enfin apaisés entre une mère et son fils – dément de manière un peu artificielle la tonalité profondément pessimiste de Tre Piani. Considérant que l’étonnante noirceur du film est ce qui le rend à la fois peu aimable et intrigant, on préférera retenir le plan qui clôt la scène précédente : une petite fille se retourne vers le pare-brise arrière d’une voiture pour regarder s’éloigner un cortège de danseurs et, par une soudaine vue de l’esprit, voit passer l’image fantasmée de sa mère. Une apparition éthérée qui suggère à la fois la sérénité retrouvée de la mère et l’émergence d’un premier symptôme de la maladie chez la fille. Bien qu’il s’efforce de progresser vers une morale de la réconciliation entre les êtres, Tre Piani nous livre malgré lui un constat plus amer : d’étage en étage et de génération en génération, c’est toujours la douleur qui se transmet avant le reste.