Merejkowsky relève ceci dans le livre présent au chapitre IV intitulé la conversion ce que rapporte M Sergueienko dans son livre Comment vit et travaille LN Tolstoi:
« Un jour, rencontrant dans la rue un homme de sa connaissance, il apprit que cet homme vivait en garçon, prenait ses repas où bon lui semblait, et pouvait, à chaque moment s’isoler en plein Moscou comme dans une île déserte « J’en conçus une envie dont j’ai vraiment conscience » disait Tolstoi en souriant. « Pensez donc : voici un homme pouvant vivre comme il lui plaît, sans faire souffrir personne. En vérité, n’est-ce pas là le bonheur ? »
L’auteur commente ainsi : que signifie ce sourire où l’on distingue une amertume cachée ?
Oui j’aurais dit la même chose en introduisant l’idée de malice comme il l’était y compris avec lui-même !
La peur démesurée des ténèbres sépulcrales, la conscience trop nette de la corruptibilité et du néant des choses terrestres, est le premier signe auquel on s’aperçoit que la source divine d’une civilisation est tarie ou empoisonnée, que sa force de vie a cessé
Pendant une séance de pose avec Gioconda, Léonard raconte:
"Incapable de résister à mon désir de voir des images inconnues des hommes, conçues par l'art de la nature, durant longtemps je suivis ma route entre des rochers nus et sombres ; j'ai enfin atteint une caverne et m'arrêtai indécis sur le seuil. Puis, décidé, baissant la tête, courbant le dos, la main gauche appuyée sur mon genou droit, de la droite cachant mes yeux pour m'habituer à l'obscurité, j'entrai et fis quelques pas. Les sourcils froncés, les yeux à demi fermés, la vue en éveil, souvent je changeais mon chemin, errant à tâtons dans l'obscurité, essayant de voir quelque chose. Mais l'obscurité était trop profonde. Et lorsque j'y eux séjourné quelque temps, deux sentiments s'éveillèrent en moi et commencèrent à lutter : la peur et la curiosité ; la peur d'explorer la caverne noire et la curiosité de savoir si elle ne recelait point un mystérieux mystère.
"Il se tut. L'ombre n'avait pas quitté le visage de Gioconda.
- Quel sentiment a vaincu ? murmura-t-elle.
- la curiosité.
- et vous avez surpris le mystère de la caverne ?
- Ce qui en était possible.
- Et vous le révélerez aux hommes ?
- On ne peut tout dire et je ne le saurais. Mais je voudrais leur insuffler une dose de curiosité qui puisse toujours vaincre leur peur."
Il est troublant de lire que peut-être deux des plus grands essais littéraires du 20e siècle sur des écrivains russes furent le Tolstoï et Dostoïevski de Dimitri Merejkovski (1903) et le Tolstoï ou Dostoïevski de Georges Steiner (1959), en les comparant tout en ne les comparant pas, je dirais plutôt en les superposant, même si ce dernier se risqua un peu plus dans l'étude comparée la portant même parfois jusqu'à la phrase. On peut aussi croiser cette connaissance en disant ce que rapporte d'ailleurs Steiner que Tolstoï dans sa fuite une fois installé dans la maison du chef de gare d'Astapovo disposait de deux livres à son chevet : Les Frères kamarazov de Dostoïevski et les Essais de Montaigne :"il semblerait qu'il ait voulu mourir en la présence de son grand antagoniste et d'un esprit parent du sien -Montaigne, un poète de la vie dans son harmonie plénière ..".
Ce qui est bien avec ces grands noms, on peut faire le livre du livre, la référence se doublant en quelque sorte. Ce n'est pas sans rappeler ces poupées-gigognes, les matriochkas ..
Je ne peux pas alors ne pas me souvenir des "Premiers jours de la guerre 1914" (Stefan Zweig, Le Monde d'hier, Souvenirs d'un européen),
"Même sans la catastrophe qu'il déchaîna sur l'Europe, cet été de 1914 nous serait demeuré inoubliable. Car j'en ai rarement vécu de plus luxuriant, de plus beau, je dirais presque de plus estival. Jour après jour, le ciel resta d'un bleu de soie, l'air était doux sans être étouffant, les prairies parfumées et chaudes, les forêts sombres et touffues avec leur jeune verdure.
Aujourd'hui encore, quand je prononce le mot été, je ne peux que songer involontairement à ces radieuses journées de juillet que je passai à Baden, près de Vienne. Je m'étais retiré dans cette petite ville romantique, que Beethoven choisissait si volontiers pour séjour d'été, afin d'y consacrer ce mois à mon travail, dans une profonde concentration, et de passer ensuite le reste de l'été chez Verhaeren, mon ami vénéré, dans sa modeste maison de campagne, en Belgique. A Baden, il n'est pas nécessaire de quitter la petite ville pour jouir du paysage. La belle forêt des collines se glisse insensiblement entre les maisons basses de style Biedermeier, qui ont conservé la simplicité et la grâce de l'époque beethovénienne. Dans les cafés et les restaurants, on s'attablait partout en plein air, on pouvait se mêler à son gré au peuple gai des curistes qui se promenaient en voiture dans le parc de l'établissement de bains ou s'égaraient sur des chemins solitaires.
La veille de ce 29 juin, qui dans la catholique Autriche est la fête de Saint Pierre et Saint Paul, de nombreux hôtes étaient déjà arrivés de Vienne. En clairs vêtements d'été, joyeuse, insouciante, la foule affluait dans le parc devant le kiosque à musique. La journée était douce ; le ciel sans nuages s'étendait au-dessus des larges couronnes des châtaigniers, et c'était un vrai jour à se sentir heureux. Les vacances approchaient pour les adultes, pour les enfants, et avec ce premier jour férié de l'été, c'était comme s'ils aspiraient par avance tout l'été avec son air plein de félicité, son vert nourri, son oubli des soucis quotidiens. J'étais assis à l'écart de la foule du parc et je lisais un livre - je me souviens que c'était Tolstoï et Dostoïevski, de Merejkovski-, je le lisais avec une attention concentrée. cependant, le vent dans les arbres, le gazouillement des oiseaux et la musique du parc qui flottait dans l'air étaient également présents à ma conscience. J'entendais distinctement des mélodies sans en être gêné, car notre oreille est si capable d'adaptation qu'une rumeur soutenue, une rue bruyante, un ruisseau bouillonnant, s'installe complètement dans notre conscience au bout de quelques minutes et qu'au contraire seule une rupture inattendue du rythme nous fait dresser l'oreille.
C'est ainsi que j'interrompis involontairement ma lecture quand soudain la musique se tut au milieu d'une mesure ..
..Et je me retrouve moi-même dans le parc du Mémorial de la 1e guerre mondiale de Moscou en 2010 assis sur un banc en train d'attendre ma belle, et lisant La Carte et le territoire de Houellebecq, un peu à l'écart des passages ou l'on voit des personnes âgées seules ou en train de papoter avec d'autres en ce beau jour d'été débutant, -pas de cloches, il n'y en a pas-, des jeunes mamans poussant fièrement leur bébé dans la poussette ... Je regarde fébrilement ma montre car l'heure de rencontrer ma belle m'est plus chère que les plus belles pages de Houellebecq.
Il n'y a pas eu de rupture ce jour là sauf "l'heure arrêtée au cadran de ma montre" et tout me ramène à ces instants de bonheur passé ..
Après j'eus l'occasion d'y revenir dans ce parc, les feuilles non pas des arbres mais de Houellebecq furent couronnées par le Goncourt. Les dépouilles du Grand Duc Nicolas Nicolaïevitch et la Grande Duchesse Anastasia furent arrachées à la France pour y être transférées à deux pas de là dans le parc, à l'ombre des vieux arbres. Je vois le mausolée mal entretenu comme s'il s'agissait juste dans cette histoire d'une question de rendre aux leurs les dépouilles du Grand Duc et de la Grande Duchesse à titre posthume, à part j'imagine dans le souvenir de quelques braves fidèles à leur mémoire qui paraît maintenant d'un seul coup si lointaine. C'était la volonté du Grand Duc Nicolas d'être enterré près de ses soldats, semble-t-il. Et ce souvenir s'éclipse petit à petit, et ne vient pas vriller mon esprit comme celui de Zweig en souvenir du temps qui passe à jamais révolu, un jour d'été 14 brutalement interrompu, et je peux reprendre ma lecture : Tolstoï et Dostoeïvski de Merejkovski.
La science incomplète donne aux hommes la fierté ; la science parfaite, l'humilité.
Ainsi les épis vides dressent vers le ciel leur tête arrogante et les épis pleins l'abaissent vers la terre, leur mère.
Et il semblait alors à Giovanni que maintenant Léonard et monna Lisa étaient deux miroirs qui, se reflétant l'un dans l'autre, s'absorbaient à l'infini.
Lors de sa rencontre avec Machiavel, Léonard de Vinci échange sur leur vision de la vie et Machiavel dit :
"la découverte de nouvelles pensées sera toujours aussi dangereuse que la découverte de nouvelles terres.[...] Celui qui ne ressemble pas à tout le monde est seul contre tous, car le monde est créé pour la médiocrité et il n'y a de place au monde que pour elle. oui, mon ami, il est même triste de vivre, et peut-être le pire dans une existence n'est pas le souci, la maladie, la pauvreté, la douleur, mais l'ennui."
Je suis certain que s'il m'est donné de vivre très longtemps et si je me décris encore comme tel que je serai dans ma vieillesse, mon récit me montrera, à soixante-dix ans comme aujourd'hui, irrémédiablement livré à d'enfantines rêveries
Remontée par Merejkowsky (1903)
Voilà en deux mots toute la poésie foncière de Tolstoï -je ne veux rien gâcher après lui, surtout pas -. Et je pense qu'il a prouvé sa prophétie avec Hadji Mourat qui me rappelle son âme d'antan.
Quand je dis foncière, je ne suis pas en train de me moquer comme Dostoïevski qui parlait à son endroit de récits de propriétaire foncier, on l'aura compris !..
A propos de Dostoïevski, c'est plus une boutade, un brin de jalousie car loin de lui de minimiser l'art de Tolstoï. Il s'est bien rattrapé par la suite. Mais il avait de quoi parfois être excédé par les facilités octroyées à Tolstoï notamment en termes d'édition et de royalties, alors que lui a souvent trimé pour vivre !
Deux hommes comme ça par siècle, ça devrait suffire, non ?
Sur une colline, au-dessus d'une grande route, commença le maître, là où se terminait le jardin, se trouvait une pierre entourée d'arbres, de mousse, de fleurs et d'herbe. Une fois, voyant une grande quantité de pierres sur la grande route, elle voulut les joindre et se dIt : " Quelle joie ai-je parmi ces fleurs tendres et éphémères ? J'aimerais vivre parmi mes semblables, parmi mes soeurs pierres !" Et la pierre roula sur la grande route auprès de celles qu'elle enviait. Mais là les roues des lourds chariots commencèrent à l'écraser ; les fers des mules, des chevaux, les souliers ferrés la piétinèrent. Lorsque parfois elle pouvait un peu se soulever et croyait respirer plus librement, la boue ou les excréments des bêtes la recouvraient. Tristement elle regardait son ancienne place solitaire qui lui semblait maintenant le paradis. Ainsi en advient-il, Andréa, de ceux qui quittent la calme contemplation et se plongent dans les passions de la foule pleine de méchanceté.
Si, grâce à ses ailes, le corps de l'aigle peut planer dans les airs , si les lourds bateaux à voiles peuvent se maintenir sur les eaux , pourquoi l'homme ne pourrait-il triompher du vent et s'élever en vainqueur dans l'espace , en fendant l'air avec un appareil à voler ? ? ...