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Alexis Léger
dit Saint-John Perse
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Renaud Meltz
Alexis Léger
dit Saint-John Perse
Flammarion
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Éditions Flammarion, Paris, 2008
ISBN : 978-2-0812-0582-6
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« À quelles fêtes du Printemps vert nous faudra-t-il
laver ce doigt souillé aux poudres des archives [...] ? »
Vents
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Introduction
Exil
« Et le temps en sait long sur tous les hommes que nous fûmes. »
« J’ai très souvent pensé, contre toute biographie,
que ce Français qui s’amusait en solitaire avec le mystérieux génie
de la langue française dut être quelqu’un de très secret et dédaigneux.
On ne sait jamais rien que de faux des hommes de cette race »
(À propos d’Alain-René Lesage, dans une lettre
à Valery Larbaud du 17 octobre 1911).
« L’homme qu’on a cru atteindre en moi était seulement mon double, pour
qui je n’ai point d’amour-propre : il m’est toujours trop facile d’en laisser la
dépouille à la voirie 1. » Celui qui écrit ces lignes, le 31 mai 1940, fête ses
cinquante-trois ans. Il en paraı̂t dix de moins. De taille moyenne, entre
deux âges, le visage banal, rien n’attire l’attention chez lui. La prunelle
sombre et fixe, le nez long, sensuel et volontaire, voilà tout ce qui semble
lui appartenir en propre. L’ovale du visage est alourdi, empâté par trop de
déjeuners parisiens ; le front dégarni est celui d’un intellectuel quelconque.
Seul, devant sa table de travail, dans le calme d’une villa cossue d’Arcachon, frais rasé, la moustache taillée comme il se doit, Alexis rédige de sa
graphie élégante une lettre à son ancien collaborateur, Henri Hoppenot.
Il fête l’anniversaire de sa naissance par le sacrifice de sa personnalité
publique et renie les vingt-six années de service diplomatique qui l’ont
amené au sommet du Quai d’Orsay. Entré dans la Carrière à la veille de
la guerre, en 1914, il a pris la tête du cabinet d’Aristide Briand au printemps 1925 ; sept ans plus tard, quelques semaines après l’arrivée d’Adolf
Hitler au pouvoir, il a ravi à Philippe Berthelot le secrétariat général du
ministère des Affaires étrangères. Il s’est maintenu pendant sept ans au
poste le plus élevé de cette administration, en servant huit ministres différents, de toutes tendances, sous quelque seize combinaisons gouvernementales. Et voici que douze jours plus tôt, au matin du 19 mai, en pleine
déroute militaire, il a appris que le président du Conseil, Paul Reynaud,
avait fait signer par le président Albert Lebrun un décret le destituant de
son poste, juste avant d’abandonner le portefeuille des Affaires étrangères
à Édouard Daladier.
Pour la dépouille, toute l’impersonnalité du fonctionnaire, et le fortuit
de l’état civil. Le poète seul demeure, sous le nom mystérieux qu’il s’est
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
choisi, Saint-John Perse, auteur peu lu, mais généralement identifié au
secrétaire général, à la soudure des milieux politiques et littéraires. Depuis
plus de quinze ans que le diplomate prétend avoir anéanti en lui le poète,
se peut-il que ce renoncement au monde soit complet, et qu’Alexis puisse
tout entier tenir dans sa personnalité fictive d’homme d’imagination ?
Aussi bien, au moment où il prétendait abolir sa personnalité politique,
et se soustraire dans la débâcle, au jugement de l’Histoire, Alexis incarnait
le type idéal du diplomate de la IIIe République. C’est ainsi qu’il apparaissait à ses contemporains, par la continuité de son action au sommet de
l’État, l’exemplarité de son personnage de haut fonctionnaire, et l’association de son nom à la politique étrangère de la France, dite de sécurité
collective. Cette doctrine qui voulait fonder la paix sur la démocratisation
des relations internationales, prévalait dans la mouvance radicale à laquelle
Alexis avait associé son destin politique. Le regard de l’historien, rétrospectivement, peut difficilement récuser cette triple association entre le secrétaire général, la politique étrangère de la France et la culture républicaine
des milieux dirigeants de l’entre-deux-guerres.
En dépit de la stricte partition de ses deux personnalités littéraires et
politiques, avec Paul Claudel, Jean Giraudoux et Paul Morand, Alexis
incarnait en effet le plus récent avatar de l’écrivain diplomate, qui renouvelait sous une espèce bourgeoise une tradition très française, commencée
avec Chateaubriand, sinon plus tôt. Subtilement anticonformiste,
démarqué par sa poésie rare et précieuse, Alexis surenchérissait sur les attributs ordinaires du diplomate en cumulant l’honorabilité littéraire et l’expertise des affaires mondiales, acquise en Extrême-Orient.
En réalité, le secrétaire général renouvelait moins la culture républicaine
des élites diplomatiques, qu’il n’illustrait leur renouvellement. Il en allait
de même pour la politique qu’il défendait sous le label de la sécurité collective, avec les diplomates les moins conservateurs de sa génération, René
Massigli et Henri Hoppenot, pour ne citer que les plus connus. Il s’agissait
d’un ordre diplomatique qui visait à concilier la démocratisation des relations internationales avec les intérêts particuliers de la France, dont la
position européenne était plus forte que jamais depuis l’épopée napoléonienne, sans compter l’empire ultramarin qui participait du patriotisme
républicain.
Alexis était encore tout jeune diplomate quand la France avait obtenu à
Versailles la paix la plus favorable qu’un vainqueur se fût jamais taillée, en
dépit des réserves anglo-saxonnes. Dans l’ombre de Briand, il chercha à
consolider, grâce aux accords de Locarno, en 1925, les acquis de la victoire
en obtenant l’assentiment de l’Allemagne à la paix versaillaise, quitte à
revenir à un équilibre européen plus traditionnel. En rétablissant l’ancien
adversaire dans le concert des nations, Briand revenait d’une certaine façon
à l’ordre européen réglé par les grandes puissances qui prévalait au siècle
précédent. Mais Alexis découvrit avec son mentor tout le parti que la
France pouvait tirer de la démocratisation des relations internationales
pour défendre ses intérêts traditionnels. S’il ne voulait plus s’en souvenir,
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peut-être, en 1940, il avait largement misé sur la mutualisation de la sécurité instituée par la Société des Nations pour pacifier les esprits, juguler le
désir de révision, voire l’appétit de revanche des pays qui ne se satisfaisaient
pas de l’Europe de Versailles, et maintenir les fortes positions de la France
en Europe orientale. La formule de la sécurité collective qui, sans faire
l’unanimité, ralliait la majorité des suffrages, permettait de rompre avec la
pratique des blocs antagonistes et d’habituer les États à régler leurs relations
sur le modèle de la démocratie libérale qui prévalait chez les vainqueurs,
en Europe occidentale, tout en conservant les acquis d’une paix avantageuse. Depuis la mort de Briand, en 1932, Alexis avait incarné cette doctrine, au service de ministres qui en avaient recueilli l’héritage, comme
Joseph Paul-Boncour, ou voulu l’infléchir, sans toujours l’avouer, comme
Pierre Laval.
Ce 31 mai 1940, alors que la III e République se remettrait bientôt entre
les mains de ses adversaires et que la France était la proie de ses ennemis,
Alexis se reniait opportunément pour renouer avec sa personnalité littéraire. Saint-John Perse ne renaissait pas de rien ; le diplomate avait continué de le faire vivre, à défaut d’écrire encore ; il l’avait laissé voir à ses
pairs littéraires. De la conférence de La Haye, à l’été 1929, T. S. Eliot
avait reçu cette confidence : « Les cinq années que je viens de consommer (il
faut haı̈r avant tout la parcimonie), n’ont pas été seulement pour moi cinq
années d’intense surmenage physique, mais une sorte de somnambulisme poussé
jusqu’à la perfection de ce qu’on appelle en psychiatrie le “dédoublement de
personnalité”. » Dans son exil américain, Saint-John Perse dirait la permanence de ses ambitions duelles, alors que le triomphe du général de Gaulle
ruinait ses espoirs de retour au secrétariat général : « Ô Poète, ô bilingue,
entre toutes choses bisaiguës, et toi-même litige entre toutes choses litigieuses
– homme assailli du dieu ! homme parlant dans l’équivoque 2 !... »
Sans connaı̂tre le détail des responsabilités politiques d’Alexis Léger, seul
élément de continuité dans la conduite de la politique étrangère française
qui aboutit à l’isolement diplomatique de 1939 et à la défaite de 1940, le
lecteur qui ouvre la Pléiade de Saint-John Perse pour y lire son œuvre
poétique est fasciné par une série de contradictions nées de ce dédoublement. Le poète y affirme solennellement l’irréductibilité de l’œuvre poétique au fait historique, mais il multiplie les confidences biographiques ; il
affirme l’hétérogénéité de ses personnalités, mais il évoque longuement sa
carrière diplomatique ; il se targue de son premier rôle dans la conduite de
la politique étrangère de son temps, mais il s’exonère du naufrage auquel
elle a abouti. Le lecteur qui pense lire un poète découvre le récit d’une vie,
écrit dans une prose hiératique dont il pressent la part romanesque. Elle
mérite qu’on la récrive.
Il a fallu, pour relever ce défi, mener une longue enquête. Démonter le
formidable travail de faussaire de Saint-John Perse en constitue la part la
plus facile. Le poète a fabriqué le volume de la Pléiade à sa guise ; il a
rédigé une chronologie dont l’impersonnalité masque les mystifications, il
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
a livré une correspondance retouchée par de subtiles modifications quand
ses lettres n’ont pas été entièrement fabriquées pour l’occasion, dans une
sorte de roman épistolaire inavoué. Mais il n’est pas difficile de rétablir les
faits : par une forme d’aveu qui invite à la révision de sa propre légende,
Alexis a laissé à la Fondation qu’il s’est donnée, à Aix-en-Provence, les
traces de ses réécritures. Par convention, on a signalé par l’italique la
retranscription de sa correspondance manuscrite, celle de la vérité biographique, pour la démarquer des lettres plus ou moins fictionnelles que le
poète a publiées dans le volume de la Pléiade.
Il est plus ardu de reconstituer la perpétuelle réécriture de la trajectoire
diplomatique d’Alexis, qui effaçait ses traces à mesure qu’il révisait sa politique, pour donner le sentiment qu’elle était immuable. Paradoxalement,
le diplomate a laissé moins de signes de ses choix politiques que le poète
de ses manipulations biographiques. Il a fallu, pour reconstituer ses orientations et la réalité de son influence, plonger dans l’ensemble de la correspondance politique du Quai d’Orsay ; on y trouve parfois des télégrammes
manuscrits, qui permettent de les attribuer en toute certitude à leur auteur.
Pour la correspondance postérieure à l’année 1935, qui a le plus souffert
de l’incinération des archives, décidée en mai 1940 dans la panique de la
débâcle (l’épisode est raconté dans ce livre), l’enquêteur doit s’en remettre
à la signature stylistique du rédacteur ; dans le cas d’Alexis, la tâche n’est
pas malaisée. Mais elle est presque infinie, les « papiers Léger » des archives
rassemblant essentiellement la correspondance passive d’un secrétaire général trop prudent pour avoir jamais écrit une lettre privée à ses ambassadeurs. Toutes ses instructions officielles, généralement signées par le
ministre, parfois par lui-même, sont à quérir dans le maquis de la correspondance générale entre le Département et les postes.
Les mystifications biographiques et diplomatiques d’Alexis ne sont pas
seulement un rideau de fumée à dissiper ; elles sont serviables à son biographe en dessinant en creux le portrait de celui qu’il aurait voulu être.
Elles permettent surtout de plonger l’individu dans le bain de son époque ;
elles offrent la meilleure mesure de l’historicité d’Alexis et la garantie, en
s’intéressant à sa personne, de connaı̂tre une société : en transformant la
réalité de son action au gré de sa réception, l’affabulateur donne à voir les
fluctuations des horizons d’attente de ses contemporains. Le choix d’Alexis
de laisser le souvenir d’un Munichois ou d’un anti-Munichois, selon le
pacifisme frileux ou le dynamisme interventionniste de son temps, révèle
l’historicité des événements auxquels il a pris part.
Attention pourtant de ne pas croire que la vérité d’Alexis n’est que
l’ombre de ses mystifications ; quand elles datent de l’élaboration de la
Pléiade, dans les années 1960, elles éclairent surtout le vieillard, et ses
attendus propres. Alexis ne se réduit pas à ses secrets ni ne se révèle seulement par ce qu’il cache.
Pour autant, les rectifications des affabulations d’un acteur de l’histoire
sont nécessaires pour la mémoire collective ; ce livre sera utile s’il aide à
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mieux comprendre la défaite de la France, en 1940, qui ne fut pas seulement celle de ses armes.
Alexis a si bien joué avec les vérités biographiques, pour s’écrire un
destin, à défaut d’avoir su se libérer sur le vif de ce qui contraignait ses
désirs contradictoires, sa vocation d’écrivain désintéressé jusqu’à l’effacement et sa volonté d’exercer ses facultés dans le siècle, qu’il a brouillé
jusqu’au marqueur le plus élémentaire de son identité. Cette biographie
n’unifie pas la variété onomastique de celui qui n’a jamais cessé de se
réapproprier son nom, comme sa trajectoire. Écolier, lycéen, conscrit,
diplomate, Alexis est appelé « Léger » dans les institutions qui le forment.
Pourtant, depuis plusieurs générations, la famille paternelle d’Alexis tenait
à ce que son nom fût orthographié sans accent, et prononcé comme tel 3.
Les petits artisans parisiens, passés en Bourgogne au XVIIIe siècle, puis
revenus à la capitale, qui commencèrent au XIX e siècle une ascension sociale
par les carrières juridiques, avaient perpétué l’usage de ne pas accentuer
leur nom 4. L’officier d’état civil qui établit l’acte de naissance d’Alexis, à
Pointe-à-Pitre, le 2 juin 1887, n’a pas accentué son patronyme 5. Alexis
cultivait cette coquetterie, qui ne signait jamais « Léger » ; pour autant, il
ne signait pas toujours « Leger », mais aussi bien Sevil, Saint-Leger-Leger,
St-Leger Leger, St. J. Perse, Saint-J. Perse, Saint-John Perse, sans compter
ses nombreux surnoms, Cici, Allan, Diego et bien d’autres encore. Cette
variété onomastique, qui dit la complexité du personnage, et son espoir de
se trouver libre par l’invention de soi, incline à trancher pour le seul usage
qui lui était étranger, puisque c’est ainsi qu’il était connu, souvent moqué
d’un facile calembour, confondu, parfois, avec l’un de ses très nombreux
homonymes, dont le peintre Fernand Léger. Signer « Leger », pour Alexis,
c’était déjà une façon de parler de soi, et de s’approprier, fût-ce par le biais
d’un usage familial antérieur à soi. Dire Léger, pour nous, c’est se ranger
aux regards extérieurs, dont la somme fait une neutralité, sinon une
intelligence.
Mais c’est par son prénom, tenu d’un aı̈eul romanesque,
que nous préférons appeler le personnage que nous allons maintenant
suivre de sa Guadeloupe natale à sa vie « d’outre-mort ».
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I
TOUT CONCILIER (1887-1921)
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I
L’héritage guadeloupéen
Qui sait encore le lieu de ma naissance ?
Un milieu naturellement exotique
Grand commis de l’État ou poète, à Paris ou à Washington, Alexis se
souvenait de son origine créole avec une passion ambiguë. Son discours
balançait entre attendrissement lyrique et cynisme politique. La nostalgie
intime n’empêchait pas le tonitruant déni d’un particularisme réducteur.
Cette ambivalence est propre à son parcours, et procède de la rupture
de 1899 : le départ familial de la Guadeloupe, sans retour, et la découverte
du Nouveau Monde, pour l’enfant, qu’est la vieille Europe. En vérité,
l’ambiguı̈té est consubstantielle à la condition du Blanc créole. Français né
à sept mille kilomètres de la France, le créole se trouve exotique chez lui.
Son vocabulaire en témoigne. Il ne « reste » pas dans une « maison » (du
latin manere, demeurer) ; il « possède » son « habitation » (du latin habere,
avoir, tenir). Sa résidence est éphémère.
Parmi les figures littéraires en vogue à ses débuts poétiques, Alexis distingua celle de Robinson, pour ses premiers poèmes parus à la Nouvelle Revue
française. Le mythe du naufragé, familier à l’enfant, filait la parfaite métaphore du créole ; rentré en France, adolescent nostalgique, Alexis prolongeait le récit de Defoe, et représentait le retour, fatalement décevant : « Ne
me laisserez-vous que cette confusion du soir – après que vous m’ayez assis
dans une ı̂le, aux Là-Bas de votre Solitude 1. »
L’adieu à la Guadeloupe, en 1899, fut un retour plutôt qu’un départ :
la naissance outre-mer, pour ce descendant de colons aventureux ou de
réfugiés honteux, constituait la première forme d’exil. L’enfant y apprenait
une langue élaborée sous un climat tempéré, dont les mots ne correspondaient pas à l’environnement naturel guadeloupéen. Le créole, langue des
esclaves et de leurs descendants, était familier à l’enfant comme à ses
parents ; il affleurait dans les premiers poèmes de l’adolescent, il émaillait
ses lettres envoyées de France à la famille demeurée aux Tropiques, il était
cultivé dans un « cahier créole » du lycéen palois, il vivait, enfin, dans la
conversation familiale, longtemps après le retour en métropole.
D’emblée, Alexis se connut lointain ; la nature lui paraissait exceptionnelle. « Enfant, je vivais dans une stupeur continuelle de mes découvertes
de plantes ou d’insectes », se souvenait le vieillard 2. Exceptionnelle, la
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
nature méritait une attention particulière ; elle exigeait du créole de doubler ses connaissances géologiques, botaniques et zoologiques. Acquise tardivement par Alexis, la connaissance savante du milieu naturel antillais,
que ne dispensaient pas les manuels scolaires de la République centralisatrice, signalait la distinction de sa naissance, dans une ı̂le exceptionnelle.
Il convenait à ce gémeau revendiqué « bisaigu », dédoublé en aventurier
du siècle et de l’esprit, que son ı̂le natale fût gémellaire, et que son dualisme
proustien, Basse-Terre maternelle et Grande-Terre paternelle, fût distribué
par inversion au volcan et au marécage, tandis qu’il habitait sa jointure, à
la Pointe-à-Pitre. L’environnement de l’enfant, c’était d’abord le paysage
urbain de la rue d’Arbaud, en centre-ville, près du port, loin de la Guadeloupe sauvage du XVIIe siècle. Dans son grand âge, Alexis aimait décrire les
beautés naturelles de la Basse-Terre ; il ne voyait pas dans l’environnement
urbain de son enfance matière à frapper les esprits. Si on la considère
avec le regard flatteur du Grand Larousse de l’époque, Pointe-à-Pitre ne se
distinguait pas d’un quelconque chef-lieu français de quinze mille habitants : « La ville est construite sur un plan très régulier et très beau ; les
rues sont larges, droites et garnies de trottoirs. » Regard trop acquis au rêve
colonial pour n’être pas mis en balance avec telle vue d’un Blanc créole,
de retour de métropole : « Notre pauvre Pointe-à-Pitre est plus laide et plus
sale que jamais, les rues sont dans un état impossible ! C’est dégoûtant 3 ! »
Le plan, certes, avait l’orthogonale rigueur d’une ville littorale du Second
Empire, à l’instar de la Deauville du duc de Morny. Pointe-à-Pitre avait
été rebâtie à cette époque, après une très violente secousse tellurique qui
l’avait ruinée en 1843. Les clichés contemporains de la naissance d’Alexis
attestent la modernité de la voirie, digne d’une ville européenne. Mais un
métropolitain y voyageant au tournant du siècle s’y trouvait dépaysé. Sans
évoquer la lumière, l’atmosphère d’un climat chaud et humide ou l’environnement sonore, la physionomie même des rues n’évoquait pas la
France. L’immeuble type, depuis les années 1850, avait une physionomie
anglo-saxonne. C’était le modèle de la maison anglaise, standardisée depuis
le grand incendie de Londres, tel qu’il s’était acclimaté dans le Sud américain, à La Nouvelle-Orléans. Au fil du temps, il s’était créolisé. Les
immeubles les plus anciens que l’on peut voir aujourd’hui à Pointe-à-Pitre,
datent des années 1870, au lendemain de l’incendie de 1871. Ils abondent dans la rue Boisneuf, qui s’appelait d’Arbaud, lorsque Alexis y naquı̂t
en 1887. Sa maison natale, quoique pas mal décatie, peut encore s’y voir ;
le galetas qui couronne l’édifice, au troisième étage, abritait la chambre du
petit Alexis.
Les alignements de balcons de fer forgé, pour les maisons patriciennes
du centre-ville, la régularité des façades, jusque dans les faubourgs, où les
immeubles perdaient une travée et un étage, mais se consolaient parfois
d’un jardin, créaient une architecture créole originale et homogène, adaptée au climat, et propice à ce conseil lapidaire : « La Maison ?... on en
sort ! » On tombait alors dans la mer, raison d’être de cette ville portuaire.
Les quais, la darse, la rade ; les barques de pêcheurs, les goélettes ou bien
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L’héritage guadeloupéen
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les paquebots de France : partout la mer. Ou bien la terre des campagnes
qui versait son fruit au marché central, diffusé par cent petits marchands
de vanille, noix de cajou et autres douceurs embaumées. Foin du pittoresque : il faut croire aussi au dégoût de notre créole de retour de Paris,
les odeurs n’étaient pas toujours aimables « dans les villes surchauffées, au
fond des cours gluantes », ni la prospérité universelle. Alexis, adolescent, s’en
souvenait, pour y voir de la beauté :
La tête de poisson ricane
entre les pis du chat crevé qui gonfle – vert ou mauve ?
Le poil, couleur d’écaille, est misérable, colle,
comme la mèche que suce une très vieille petite fille
osseuse, aux mains blanches de lèpre.
La chienne rose traı̂ne, à la barbe du pauvre, toute une
viande de mamelles. Et la marchande de bonbons
se bat
contre les guêpes dont le vol est pareil aux morsures
du jour sur le dos de la mer. Un enfant voit cela,
si beau
qu’il ne peut plus fermer ses doigts...
Une mémoire coloniale
Non plus que sa sensibilité, la mémoire d’un petit Blanc créole n’était
pas impressionnée comme celle d’un enfant de la métropole. D’ailleurs, il
était aussi d’une autre époque. Les manuels scolaires de la IIIe République
apprenaient la même histoire aux enfants de Paris ou de la Guadeloupe ;
ils consacraient peu de pages aux colonies, l’Algérie ayant la meilleure part
et les ı̂les antillaises la plus modeste, desservies par la médiocrité de leur
actualité. Cela ne signifie pas qu’Alexis héritait de la même mémoire collective qu’un petit Parisien. Les occasions ne manquaient pas, hors de l’école,
de satisfaire sa curiosité de l’histoire locale, aiguisée par l’écart qu’il ne
pouvait manquer d’observer entre les récits de ses maı̂tres, justifiés et
embellis par l’eschatologie républicaine, et les valeurs inactuelles, sinon
cyniques, des Blancs créoles désenchantés.
La tradition orale suppléait largement les déficiences de la transmission
savante. Elle était banalement assurée par les grand-mères, qui prenaient à
cœur de valoriser un patrimoine culturel et moral aussi fragile qu’original.
Dernières survivantes, en général, des plus anciennes générations, elles
incarnaient la permanence d’usages particuliers aux familles créoles,
menacés par les métamorphoses rapides des sociétés antillaises. À soixantetreize ans, la mère d’Alexis fixa par écrit ses souvenirs de jeunesse, pour un
petit-fils né en Europe. Elle y témoignait des pratiques ancestrales observées chez sa propre grand-mère, tel ce réflexe plaisamment attribué à Christophe Colomb, de lire à voix haute l’Évangile de saint Jean, aux pires
heures d’un cyclone dévastateur. Elle précisait fièrement, comme d’un titre
de noblesse acquis en terre sainte, qu’il s’agissait d’un « usage absolument
inconnu en France ». Avec l’idéal d’un passé glorieux, ces récits transmettaient le rêve d’une histoire immobile. Ils laissent imaginer la tournure de
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la transmission orale dont s’imbibait Alexis. Le devenir historique représentait une menace plutôt qu’un hypothétique progrès depuis que l’ı̂le ne
ressemblait plus au monde parfait, clos et immobile de la plantation, deux
fois déstabilisé par l’abolition de l’esclavage et l’institution du suffrage
universel.
Les manières étranges du jeune diplomate, à ses débuts parisiens, généralement attribuées à son dandysme littéraire, devaient parfois davantage à
ses réflexes de créole, suractivés par un complexe de déclassement. Le secrétaire d’ambassade mit quelques années à se débarrasser de ses valeurs antillaises, démonétisées en Europe, et à maı̂triser les cours parisiens. La notice
biographique de la Pléiade, rédigée dans les années 1960, montre ce qui
lui en est toujours resté, qui fait étalage de titres anachroniques. À comparer les généalogies fictives de son autobiographie, avec les dynasties bourgeoises et républicaines auxquelles Paul Morand se rattachait, qui traitaient
à égalité avec les plus beaux noms de l’aristocratie parisienne, on mesure
le décalage chronologique des valeurs d’Alexis.
Pour détecter les signes de sa prédestination poétique, le jeune homme
balançait entre des conceptions contradictoires, puisqu’il s’affirmait simultanément étranger à son milieu, comme fils de ses œuvres, mais aussi
héritier de figures héroı̈ques, prédisposant à la démesure du génie. Une
opération permettait de fondre la contradiction : s’inventer une ascendance
appropriée, ce qui était en soi un tropisme familial, et peut-être créole.
Cette réinvention de soi puisait largement à l’imaginaire local, où trônait
en bonne place la figure de l’aventurier en armes, incarnation d’un certain
héroı̈sme vieille France. Alexis s’inventait sa propre légende, avec un passé
imaginé par d’autres.
En s’affiliant abusivement aux grands planteurs de la Guadeloupe, dans la
généalogie qui ouvre la Pléiade, Alexis s’appropriait les vertus des premiers
conquérants. La mémoire d’un planteur fin de siècle était ainsi faite qu’il
se représentait en propriétaire légitime d’une terre que ses aı̈eux avaient
conquise et défendue, en affrontant le Caraı̈be et l’Espagnol, le Hollandais
et l’Anglais, sans oublier les éléments turbulents et la métropole abusive.
Organisés en milices, les Habitants étaient autant soldats que paysans ;
commencée les armes à la main, leur histoire perpétua cette violence initiale. Hostiles à la volonté royale d’imposer une maréchaussée, ils organisaient eux-mêmes leur défense et le maintien de l’ordre colonial, que
menaçaient surtout les révoltes ou les fuites d’esclaves « marrons ». L’utilité
et le prestige de ces milices les érigeaient en institution discriminante dans
les hiérarchies sociales. Elles tenaient à distance les appétits anglais, secondées par la fièvre jaune et les corsaires, Cassard en tête, qui couraient
efficacement les vaisseaux de la Navy.
Mais la course, non plus que les milices, ne purent toujours compenser
la faiblesse des escadres régulières engagées par la France. Le XVIIIe siècle
fut moins heureux, sinon moins glorieux que le précédent. En 1763, la
délivrance de l’occupation anglaise en Guadeloupe et en Martinique coûta
le Canada à la France. Vingt ans plus tard, le traité de Versailles, qui régla
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l’indépendance américaine, récompensa chichement les efforts de la France
et les progrès de sa marine par la minuscule ı̂le de Tobago. Les succès
français avaient été arrêtés, sur mer, par la lourde défaite de l’amiral de
Grasse, aux Saintes. La Révolution, puis l’Empire, relancèrent la rivalité
séculaire. Une ultime occupation anglaise des Îles du vent, au crépuscule
de l’Empire, acheva presque deux siècles de rivalités coloniales. De 1689 à
1815, la France et l’Angleterre avaient rejoué, aux Antilles, la guerre de
Cent Ans. Un créole du XIX e siècle avait la mémoire aussi encombrée de
batailles qu’un Picard du XVe siècle.
À défaut de connaı̂tre le détail de cette histoire, le petit Alexis n’en
ignorait probablement pas les hauts faits héroı̈ques. Il ne pouvait pas
demeurer étranger aux valeurs et aux mentalités qu’elle laissait dans son
sillage. La vie quotidienne ressuscitait les origines violentes et héroı̈ques
de l’histoire créole. C’étaient les timbres de la Guadeloupe, que l’enfant
collectionnait, reliés à la gloire familiale par les récits enjolivés de ses grandmères. C’était la familiarité des armes, l’épée de Michel Leyritz, ancêtre
proclamé comte de Hongrie, pendue au-dessus de son lit pointois, ou bien
les collections hétéroclites des maisons de vacances, ces plantations qui
conservaient l’héritage « des épées de terre ou de mer, vieilles lames toujours rouillées, des dagues, des sabres de cavalerie ». C’étaient les duels,
qui peuplaient les récits de son enfance, usage nobiliaire récupéré par les
bourgeoisies européennes, dont la correspondance d’Amédée, le père,
atteste de la persistance dans la Guadeloupe fin de siècle. C’était encore la
légende familiale, qui affiliait une anonyme aı̈eule, Marie-Claude Canar
Delaunay, marchande de lingerie, au glorieux corsaire nantais Jacques
Cassard, héros de la guerre de la Succession d’Espagne, quand elle était la
fille d’un receveur des traites picard. C’était enfin la géographie qui enseignait l’histoire. La toponymie, imprégnée des strates successives de peuplement, parlait encore la langue des Indiens caraı̈bes. Les traces rupestres
qu’on montrait à l’enfant, dans la plantation familiale du Bois-Debout,
« granits érigés avec d’étranges dessins dont on n’a jamais trouvé l’explication », rappelaient à Alexis qu’il n’était pas autochtone. Les champs de
bataille, qui étaient souvent des mers, portaient le souvenir des épopées
militaires. La mémoire du vieillard, plongé dans son enfance, était à double
vue, quand il se souvenait de la véranda du Bois-Debout, d’où apparaissaient « les ı̂les des Saintes, là où l’amiral anglais Rodney avait emporté la
victoire navale sur l’escadre de De Grasse ».
De Grasse ou Cassard, ces figures héroı̈ques demeuraient familières aux
créoles, et continuaient de modeler leur idéal viril. « Un homme est dur,
sa fille est douce », répétait le poète avec ses aı̈eux. Dans son enfance, le
cheval et le fusil composaient encore la panoplie de l’Habitant, qui en
usait parfois pour pallier les insuffisances de la maréchaussée. La mère
d’Alexis racontait volontiers la traque de brigands annamites, réfugiés dans
les forêts du Carbet. Ce refuge dans les marges sauvages de la colonie
rappelait la fuite des « nègres marrons », aux temps serviles, et ranimait de
vieux réflexes créoles : « Les quelques gendarmes déjà en poste dans les bourgs
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de la région étaient absolument impuissants à les maı̂triser. Alors tous les “habitants” de la Capesterre décidèrent d’agir eux-mêmes et une grande battue fut
combinée par eux. » Le conte se terminait par la capture des bandits. Symbole heureux, c’était un « vaillant nègre » qui arrêtait leur terrible chef, aidé
par un Indien, travailleur loyal. Alexis se souvenait dans son grand âge de
ces histoires, qu’il servait volontiers à ses amis.
Avant de rencontrer en métropole la figure contemporaine du héros, le
dandy baudelairien, duelliste moderne, dont l’individualité s’opposait au
tout-venant sur un terrain intérieur, Alexis s’était conformé à l’idéal
antique du citoyen en arme, acclimaté à la société des Blancs créoles. Toute
sa vie, Alexis fut tiraillé entre le mythe antique, renaissant et finalement
créole, de l’homme d’action, fait de robustesse et de conformité à l’idéal
collectif, et le mythe moderne du dandy, qui résiste à la médiocrité démocratique de son temps, en affirmant son individualité et son originalité
contre la vulgarité du groupe. On verra le premier héritage au travail, cette
volonté de puissance normalisée, en suivant le diplomate ambitieux au
service de l’État. Alexis ne sut jamais s’en satisfaire tout à fait, qui avait
rencontré entre-temps, dans les milieux littéraires, le contre-modèle de
l’héroı̈sme moderne de l’esprit ; son sentiment de déclassement social offrit
une prise à son désir d’affirmer sa singularité, contre la médiocrité de la
masse. Qu’il écrivı̂t, poète rare et obscur ou qu’il administrât le Quai
d’Orsay en éminence grise, Alexis avait raison seul contre tous.
Au reste, parasitée par les violences politiques, la figure du guerrier, à la
fin du XIX e siècle, se dénaturait à la Guadeloupe. D’épiques, les batailles
devenaient électorales. Les descendants des colons affectaient de dédaigner
ces joutes, qu’ils estimaient perdues d’avance. La IIe République, qui avait
repris l’ouvrage de la Ire, en abolissant l’esclavage, la IIIe, enfin, en universalisant le droit de vote, avaient réduit le poids politique des planteurs à leur
nombre, qui s’amenuisait encore. Acteur d’une histoire violente, qu’il avait
écrite seul, le colon la souffrait désormais indifféremment ; les vertus du
guerrier ou de l’aventurier devenaient inactuelles ; le type idéal de l’Habitant se pacifiait lentement, son horizon se privatisait. Le plus ancien souvenir politique d’Alexis, se trouvait désagréablement mêlé de violence :
« Batailles pour les élections. On se battait autour des urnes, on les renversait et les brisait, on mettait des bulletins en plus. “J’entendais des bruits
et l’émeute, des clameurs dans la nuit, puis le bruit des incendies.” » En
écho, sa correspondance enfantine atteste sa précoce sensibilité à la chose
politique, comme sa peur de la violence : « J’ai appris aussi que notre député
est arrivé pour se fixer sans doute à la Pointe, nouvelle crainte pour nous à la
rentrée, car maintenant qu’on va ôter les soldats et que Légitimus est là, le
désordre et les incendies vont recommencer de plus belle 4. »
Le champ de bataille démocratique abandonné par des Européens minoritaires, la bourgeoisie de couleur occupa la place. Elle portait une aspiration à peine mieux appréciée des vieilles familles européennes que les
revendications des premiers socialistes antillais : en militant pour l’assimilation à la France républicaine, ces mulâtres entrés en politique menaçaient
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le particularisme de l’identité coloniale. Ils réclamaient le droit d’avoir les
mêmes devoirs que les métropolitains, regrettant que la loi de 1884 les eût
écartés de la conscription. Plus républicains que les descendants putatifs
des colons, devenaient-ils plus français qu’eux, dont l’histoire s’écrivait
depuis cent cinquante ans loin de la métropole, et parfois contre elle ? La
question n’est pas absurde, tant la République a contribué à la naissance
du sentiment national moderne.
Il n’existe pas d’études d’ensemble sur le sentiment national des Guadeloupéens ; elles se heurteraient, dans une société cloisonnée, aux dangers
de la généralisation. On s’épuiserait à segmenter à l’infini l’étude des cadres
sociaux de la mémoire d’Alexis, moins homogène que ne le proclame sa
généalogie fictive. Si on le suit dans son ralliement électif aux lignées des
Grands Habitants, les plus prestigieuses, sinon les plus nombreuses de son
ascendance, il est certain que le système économique de l’Exclusif, l’histoire
politique rythmée par les changements de souveraineté et les pratiques
culturelles locales ne prédisposaient pas le descendant imaginaire d’un
grand planteur à se sentir un Français comme un autre.
Plus ou moins créolisés à prendre terres, esclaves et maı̂tresses aux ı̂les,
les gouverneurs de la Guadeloupe avaient défendu mollement le système
de l’Exclusif, qui arrogeait à des compagnies publiques le monopole des
échanges commerciaux. Le régime était deux fois défavorable aux ı̂les qui
comprimait, faute de concurrence, les tarifs de leurs exportations, et abandonnait leur approvisionnement aux capacités exclusives de la métropole.
Les Treize Colonies offraient un contre-exemple d’autonomie fiscale et
politique ; les navires qui croisaient dans la région, battant pavillon de
toute l’Europe maritime, offraient autant de tentations de commercer à
meilleure condition qu’avec la France de l’Exclusif. Le système ne favorisait
pas d’heureuses relations avec la métropole, alors que l’interlope créait des
liens avec l’Angleterre. La perte de l’ı̂le, en 1759, montra que les colons
étaient moins désireux de combattre l’Anglais que de commercer avec lui.
En 1764, le gouverneur de la Martinique ne cachait pas à Versailles que
les grands planteurs demeuraient « anglais dans l’âme », après le retour de
l’ı̂le au roi de France.
Le souvenir d’un âge d’or anglais prospéra d’autant mieux, au règne de
Louis XVI, que les griefs s’aggravèrent à l’égard de la France. Il n’était plus
question de tarifs commerciaux : c’était tout l’ordre social et les conditions
de la prospérité antillaise, fondés sur la distinction raciale et le travail
servile, que les philanthropes contestaient depuis la métropole. Voltaire
dénonçait l’esclavage ; le principe même de la colonisation était discuté. Si
les planteurs avaient leurs relais à la Cour, constitués en clubs, à la veille
de la Révolution, un certain libéralisme hostile aux excès de la servitude
menaçait leurs intérêts.
Les révolutionnaires bouleversèrent la donne en inventant la notion de
nationalité. Jusque-là, le mot n’existait pas. L’appartenance à une communauté se définissait verticalement, par l’allégeance à un souverain. La
notion même de patrie, familière aux Romains, était tombée en désuétude
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au Moyen Âge. Relevée à la Renaissance, après le détour céleste qui situait
pour le chrétien féodal sa véritable patria au Royaume de Dieu, la notion
se fondait largement sur l’amour d’un territoire. Que pouvait-il en rester
aux ı̂les ? En transférant la souveraineté de la personne royale à la Nation,
la Révolution s’obligeait à définir l’appartenance nationale. La Constitution de 1791 attribuait la qualité de citoyen français à la filiation a patre,
ou bien à la volonté de vivre selon la loi française, manifestée par le serment
civique. Mais les restrictions d’âge et de revenus qui s’y attachaient prouvent que le législateur confondait encore largement citoyenneté et nationalité, et définissait la première plutôt que la seconde. Il est révélateur que
le mot même de « nationalité » ne soit apparu qu’au début du XIXe siècle.
La notion, à mesure qu’on l’inventait, peinait à se détacher des caractères
territoriaux et ethniques. L’histoire du droit enseigne que la première et
tardive apparition de l’expression « nationalité française », dans un texte
de loi, a concerné la ratification par la IIIe République de l’annexion de
Tahiti ; elle renvoyait simplement à la suzeraineté royale : « La nationalité
française est acquise de plein droit à tous les anciens sujets du Roi. »
Si, dans un grand mouvement circulaire, la Révolution peinait à définir
juridiquement l’appartenance nationale autrement qu’en la substituant
purement et simplement à l’ancienne suzeraineté royale, bien loin du plébiscite cher à Renan, les Blancs créoles rechignaient, de leur côté, à se
reconnaı̂tre dans la France des patriotes. Hostiles au nouvel ordre républicain et abolitionniste, les esclavagistes, royalistes, en rappelèrent à
l’Angleterre ; comme tels ils furent massacrés, lorsque l’ı̂le retourna à la
République française, qui y mandata le redoutable commissaire Victor
Hugues. Les Blancs créoles guadeloupéens souffrirent l’ultime occupation
anglaise, à la fin de l’Empire, avec la même complaisance qu’en Martinique, où l’on se résignait à ce que les colonies françaises échussent à la
première puissance maritime du temps.
Les créoles se réjouirent en général de la Restauration ; amour de la
France ou de l’ordre monarchiste ? Bientôt déçus par la continuité centralisatrice de l’État, ils se rapprochèrent paradoxalement de la métropole après
l’abolition de l’esclavage en 1848. Ils furent nombreux à se sentir plus
étrangers aux sociétés antillaises, profondément renouvelées par l’émergence civique d’une majorité jusque-là silencieuse, qu’à la France de leurs
ancêtres. Ils la rejoignirent massivement dans le second XIX e siècle, même
après qu’elle se fut durablement dotée d’institutions républicaines.
Le Guadeloupéen de la fin du siècle qui retournait en métropole devenaitil plus français en recherchant soudain la protection de l’État que ses ascendants n’avaient eu de cesse d’affronter, sous tous les régimes ? Parmi leurs
connaissances, les Léger ne comptaient qu’un exemple lointain de haut
fonctionnaire parisien. L’absence de modèle familial inclina Alexis à se
représenter en homme neuf, au Quai d’Orsay, et à improviser sur le vif
son personnage de diplomate subtilement anticonformiste. Pour les Blancs
créoles de la société postesclavagiste, orphelins de l’État, oubliés par lui à
l’heure où de nouveaux acteurs politiques menaçaient leur domination, et
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jusqu’à leur sécurité, les succès administratifs d’Alexis vaudraient toujours
mieux que ses lauriers de poète. Aux yeux de ses compatriotes, son prestige
de serviteur de l’État républicain était comparable, peut-être, à celui que
leurs aı̈eux prêtaient aux planteurs qui défiaient l’État monarchique. C’est
pourquoi la soif de pouvoir et d’honneurs politiques concurrença avec une
telle efficacité l’ambition poétique d’Alexis.
Quand on accumulerait tous les visages administratifs, économiques ou
politiques du particularisme antillais, en saurait-on davantage sur l’attachement à la France des créoles parmi lesquels Alexis naquit ? Il est certain
qu’il différait du sentiment national métropolitain. À la fin du XIXe siècle,
le glissement à droite de la thématique nationale n’avait pas eu les mêmes
raisons qu’en Europe de gagner les milieux conservateurs antillais. Le
nationalisme obsidional du Français de la IIIe République, inquiet de
l’étranger et déstabilisé par la libéralisation de la vie économique, n’avait
pas cours dans l’espace caraı̈be, où l’Étranger était incarné par l’Américain, partenaire commercial apprécié et voisin culturel familier. Pour
autant, cela n’amenait pas les créoles à souhaiter un changement de souveraineté. Autant que les malentendus, la distance avec la France alimentait
l’attachement sentimental à la patrie lointaine. Quand ils ne se sentaient
plus assez guadeloupéens pour demeurer dans l’ı̂le, les créoles la quittaient
pour la France plutôt que pour les États-Unis d’Amérique. Reste que
l’américanité des créoles n’était pas abstraite. Aussi bien, il serait tentant
d’attribuer le tempérament politique ultérieur d’Alexis à sa condition
créole. S’expliquerait ainsi l’alliage complexe de son libéralisme d’anglophile et de son patriotisme sentimental, sa vision très Ancien Régime de
la société française et l’usage chtonien de ses institutions républicaines.
Grosso modo, Alexis tiendrait son libéralisme du modèle anglo-saxon, prégnant dans son enfance, tandis que son amour de la France vivrait d’une
adoration platonique de son histoire et de son essence, volatile et éternelle,
distillée par un terroir, une race et une langue largement médiatisées, du
fait de la distance.
Les indices sont pauvres pour préférer à ces déductions a posteriori la
reconstitution de l’identité nationale d’un petit créole. À de très rares
exceptions près, l’américanisation des sociétés antillaises n’affectait pas la
loyauté nationale des Guadeloupéens, même si Paris s’inquiéta des intentions annexionnistes de l’Amérique à l’occasion de la prise de Cuba aux
Espagnols. Sans enflammer l’opinion créole, comme au lendemain de la
Grande Guerre, l’hypothèse d’un changement de souveraineté flottait
comme une hypothèse assez peu probable pour que l’on puisse en rire. Au
détour d’une lettre à son « très cher pater », Alexis s’amusait, du haut de
ses onze ans, des inquiétudes métropolitaines : « Les Américains ne nous ont
pas pris puisque je t’écris bien du Matouba et non de New York 5. » Contrairement à la presse radicale de la bourgeoisie mulâtre, qui penchait nettement
du côté américain, désireuse de croire au dessein émancipateur de
Washington, le Courrier de la Guadeloupe, organe des sucriers, dissimulait
mal sa faveur pour l’Espagne royaliste, derrière son apparente neutralité
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factuelle. Par son commentaire a posteriori du conflit, dans la notice biographique de ses Œuvres complètes, Alexis se ralliait aux sentiments conservateurs du milieu maternel, au détriment de la sensibilité radicale de son
père : « deuil ressenti aux Îles dans les vieilles familles françaises, alliées à
des familles d’Espagne ». Ce qui servait surtout, deux tiers de siècles plus
tard, à témoigner de son allégeance européenne, après dix-sept années
continues de séjour américain, que la rancune tenace des gaullistes interprétait volontiers comme un défaut de patriotisme. En réalité, sur le vif,
les vieilles familles créoles montraient des sentiments nettement moins
antiaméricains que les métropolitains. La presse parisienne à grand tirage,
alimentée peut-être par les fonds madrilènes, s’enflammait contre le larcin
de l’un des derniers bijoux de la couronne espagnole. Le Temps, nuancé
jusqu’à la fadeur, peu suspect de manger dans une autre gamelle que celle
du gouvernement français (modérateur dans cette affaire, mais créancier
du gouvernement espagnol), lâchait des mots qui n’étaient pas dans sa
manière, en dénonçant derrière l’apparence d’une « entreprise philanthropique, une guerre de libération généreusement engagée, tout l’odieux militarisme d’une sorte de haute flibusterie ». La crise cubaine permettait à
l’opinion française, déchirée par l’affaire Dreyfus, de communier dans la
passion antiaméricaine. Le conservateur Courrier de la Guadeloupe, une
fois l’issue de la guerre connue, s’inquiéta surtout du nouvel équilibre de
l’économie sucrière, et s’agaça des « noirs desseins » que la presse métropolitaine attribuait aux États-Unis, en imaginant que les Américains voulaient
« expulser les Européens des Antilles ».
Sans partager l’américanophilie de la bourgeoisie mulâtre et radicale, les
Blancs créoles demeurèrent étrangers à la flambée nationaliste de la métropole. L’occupation anglaise, pendant l’Empire, avait relancé la pratique de
la langue de Shakespeare. Il se trouvait même une dame Léger, dont on
ne saurait dire si elle était apparentée à Alexis, pour publier des placards
publicitaires vantant sa classe en anglais, à la veille de la restitution de
l’ı̂le à la France. Le racisme ordinaire, qui postulait l’infériorité des Noirs,
n’avançait pas d’arguments, passé quelques lieux communs sur une « race
anglo-saxonne », propres à décourager les mariages unissant fréquemment
les enfants des planteurs à ceux des négociants anglo-saxons ou des vieilles
familles de Louisiane. L’identité antillaise était perméable à l’influence
culturelle américaine. Les meubles anglo-saxons n’avaient pas déserté les
maisons créoles après le départ des Anglais ; les bibliothèques, parfois
bilingues, regorgeaient d’ouvrages louant le modèle économique anglais.
Le commerce régional, les investissements directs des Américains dans les
sucreries, les placements financiers des planteurs à la Banque d’Angleterre,
tissaient autant de liens, croisaient autant d’expérience. La modernité technique et le progrès économique portaient les couleurs anglo-saxonnes. Les
premières machines à vapeur, les distilleries et les usines mécanisées,
venaient des États-Unis, depuis que l’ancienne colonie, dans l’esprit des
créoles, avait surpassé l’Empire britannique. La jeunesse et la beauté,
comme la modernité, venaient de l’Ouest. Lorsque dans son grand âge
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Alexis se souvenait ou s’inventait une première émotion sensuelle, pour
l’opposer à la découverte triviale de la sexualité des filles de cuisine, il
l’associait aux États-Unis : « Sa mère avait une amie intime, très jolie Américaine, qui venait parfois d’Amérique la voir. Elle était apparentée à sa
famille depuis l’exil de la fin du XVIIIe siècle. » Il arriva que l’enfant lui
offrı̂t galamment son aide, pour enfourcher sa monture. Ses mains glissèrent,
filant « sous la jupe, jusqu’à la fourche même de l’Américaine ». Délicieuse
Amérique...
Pour finir, cette américanité des créoles n’empêchait pas que la distance
entre la Guadeloupe et la métropole exacerbât l’attachement à la France
autant qu’elle favorisait le particularisme. Les représentations croisées d’une
rive à l’autre de l’Atlantique laissent voir que les pratiques sociales et culturelles puisaient à un fonds commun. En se reprochant des péchés similaires, matérialisme et libertinage, on se distinguait en puisant à des valeurs
communes. La distance provoquait des sentiments contradictoires,
balancés entre crainte d’abandon et désir d’indépendance, sans entamer la
conscience généralisée d’appartenir à une entité politique durable. La pratique du voyage de formation en métropole, de vieil usage chez les planteurs, imitée par les plus récents arrivés, comme les Léger, réduisait au
moins asymétriquement la distance. Amédée, le père d’Alexis, avait été
envoyé en France par ses parents, pour y parfaire son éducation. Alexis
insistait sur le goût des jeunes gens des ı̂les pour la vie parisienne : « Tous
les fils de famille créoles prolongeaient cette vie tant qu’ils pouvaient,
jusque passée la trentaine, trente-deux ou trente-cinq ans. À Paris, ils se
mêlaient à la vie intellectuelle, ils avaient des succès féminins etc. Arrivait
un jour où les parents estimaient indispensable de les marier. Alors ils leur
coupaient les vivres. Le jeune homme rentrait aux Antilles triste, pensant
à jamais révolue la vie qu’il avait menée à Paris. »
Au dire de son fils, Amédée, comme ses semblables, se sentait plus
français que créole : « Envoyé à Paris pour ses études, son père les avait
poursuivies et fait traı̂ner en longueur pour ne pas partir. Mais finalement
on l’avait fait rentrer. Il était malheureux dans l’ı̂le, plein des souvenirs de
sa vie passionnelle à Paris. » Ce séjour traditionnel était un vecteur essentiel
de la connaissance et de l’amour de la patrie, si bien que le roi n’avait pas
voulu qu’il existât de collèges aux ı̂les de crainte de renforcer les velléités
autonomistes. Paradoxalement, le lycée Carnot, où Alexis commença ses
études de collégien, fut reçu par les sucriers, à sa création, en 1883, comme
un instrument d’assimilation, alors qu’il dispensait du séjour métropolitain. De fait, le lycée républicain imposait le modèle et les valeurs du
système éducatif mis à l’œuvre par Ferry. Mais il repoussait à l’âge des
études supérieures le séjour métropolitain qui développait le patriotisme
des jeunes créoles. À lire les souvenirs de Paulette, la sœur cadette d’Alexis,
c’est par ce père nostalgique, surtout, que les enfants apprirent à se sentir
français : « Nous quittâmes notre ı̂le natale, le cœur partagé entre le regret
de cet adieu définitif et l’attrait de cette “Douce France” notre Mère Patrie
dont mon père nous parlait si souvent. »
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
Aussi bien, le désir de connaı̂tre la France l’emportait chez Alexis sur la
crainte de quitter l’ı̂le natale. Dans une lettre à sa mère, partie étudier
avec son mari un possible établissement en métropole, Alexis raconta avoir
« promis au Bon Dieu cinq francs » pour que la famille « puisse partir ». Il
pleura sa Guadeloupe natale, plus tard, après que la nostalgie lui eût
enseigné ce qu’il lui devait, altérant à nouveau sa façon de se sentir français.
À douze ans, il n’appartenait en conscience qu’à la France, patrie idéale.
Celle qu’il célébrerait pendant la guerre, dans son nouvel exil américain,
pour l’unique occurrence du mot « France » dans toute son œuvre poétique, qui fleurait l’Ancien Régime, la ruralité et un ordre social
immuable :
Ô vous, homme de France, ne ferez-vous pas encore que j’entende, sous
l’humaine saison, parmi les cris de martinets et toutes cloches ursulines,
monter dans l’or des pailles et dans la poudre de vos Rois
un rire de lavandières aux ruelles de pierre ?
Sa soif de connaı̂tre cette France fantasmagorique était avivée par une
forme de mimétisme enfantin, à l’heure des départs massifs de familles
créoles : « Tu ne t’imagines pas, écrivait Alexis à son père, la peine que j’ai
ressentie quand maman nous a appris ce matin que mon ami Fernand s’était
décidément fixé en France. J’ai eu d’abord presque envie de pleurer. »
« La race blanche des seigneurs »
Cette expression de Paulette, la sœur cadette d’Alexis, résume parfaitement, dans la crudité de son langage d’époque, le mélange des critères
sociaux et raciaux qui structuraient le jeu social antillais.
Si Alexis se targuait d’appartenir à cette « race blanche des seigneurs »,
son milieu n’était pas homogène, au moins dédoublé entre le côté du père
et celui de la mère. Ce dernier rameau n’avait pas lui-même la pureté
endogame qu’il revendiquait.
Dans la famille maternelle d’Alexis, on se représentait en grands Habitants, planteurs descendants des premiers colons, avec tous les prestiges
qui s’attachaient à cette aristocratie créole. Le développement monomane
de l’économie des ı̂les à sucre avait lié durablement à la terre les notions de
richesse, de puissance et de noblesse. Le déclin de l’économie sucrière n’y
changea rien. Au contraire, le prix symbolique de la possession foncière
croissait à mesure que sa rentabilité diminuait, depuis la révolution betteravière, et la disparition du régime d’Exclusif, remplacé depuis 1860 par le
libre-échangisme. Signe que la valeur de la production sucrière excédait
son revenu monétaire, les surfaces consacrées à la canne continuaient de
croı̂tre, au détriment du café ou du cacao, dont le rendement était pourtant
supérieur. Les métamorphoses de la culture sucrière, en frappant de caducité l’habitation-sucrerie au profit de l’usine à capital métropolitain,
l’avaient rendue plus précieuse encore.
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L’héritage guadeloupéen
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À la naissance d’Alexis, la possession d’une plantation fonctionnait
comme le blason qui garantit l’ancienneté d’une tenure seigneuriale. Première culture spéculative de l’ı̂le, réservée à ses premiers propriétaires terriens, distingués des engagés peu à peu partis vers d’autres professions, la
canne signait l’ancienneté du lignage, comme le résumait Saint-John Perse
dans cette formule lapidaire, pour décrire le XVIIIe siècle antillais : « L’aristocratie terrienne s’appelait alors habitants sucriers. » Bien entendu, tous les
sucriers de la IIIe République ne descendaient pas des premiers colons,
mais leurs plantations en captaient le prestige mémoriel.
En suggérant une affiliation aux premiers colons, la plantation sucrière
satisfaisait la requête la plus urgente d’honorabilité sociale : la pureté de la
race. Le fantasme d’un peuplement de pionniers venus des finisterres celtes,
inlassablement reformulé par Saint-John Perse dans son autoportrait en
homme d’Atlantique, hantait l’imaginaire collectif des créoles, contre la
réalité de la variété géographique des migrants. La beauté et la noblesse se
confondaient avec la blancheur. « Que ta mère était belle, était pâle », dirait
le poète. La plantation sucrière avait fonctionné comme un épurateur
social et racial, conservant les seuls extrêmes, tandis que le monde citadin
et portuaire absorbait les éléments mélangés. Le système avait permis de
réguler le métissage et de perpétuer les distinctions sociales parmi les
Blancs, entre les planteurs censément affiliés aux pionniers, tôt désengagés
de la Compagnie, et les petits Blancs, issus des travailleurs de condition
quasi servile.
Conservatoire d’une aristocratie terrienne qui avait détenu tous les pouvoirs, la plantation sucrière, en ses divers avatars, proclamait la continuité
illusoire d’un ordre devenu anachronique. De la domination politique du
Blanc créole de la société esclavagiste, il ne restait rien ; sa domination
économique, bientôt révolue, était contestée par la concurrence de la betterave à sucre et la concentration des usines sucrières au bénéfice de groupes
métropolitains ; sa domination culturelle, enfin, s’épuisait à mesure qu’il
se diluait démographiquement. La couleur de sa peau renvoyait à une
suprématie passée, dont les effets perduraient en s’affaiblissant, comme un
symbole dont chaque moitié s’éloignait avec le temps. La pureté de la race
était d’autant plus importante à établir. Or la blancheur n’était pas une
preuve suffisante. Le souvenir d’un mélange, même invisible, ruinait ce
capital épidermique. Une cousine d’Alexis illustrait la force de ce préjugé
en évoquant le cas d’un pécheur que sa particule ne sauvait pas du déclassement. Elle ne savait dire l’ordre de la causalité qui avait amené Henrius
de Chavigny de la Chevrotière à se trouver rejeté « parmi les “gens de
couleur” ». Était-ce d’exercer un « métier manuel » ou bien d’avoir été
exposé au soupçon de posséder « quelques gouttes de sang noir » ? Cette
double malédiction se confondait dans son esprit dans une même défaveur.
Si la couleur de la peau ne suffisait pas à prouver la pureté de la race, sa
blancheur, associée à une possession foncière, définissait la meilleure société ; les hauts fonctionnaires, représentants du pouvoir métropolitain, n’en
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
faisaient pas partie faute d’être créoles, si l’on s’en tient à la stricte acception du mot, qui désigne les personnes nées aux ı̂les. Saint-John Perse
caricaturait à peine ses souvenirs lorsqu’il réduisait ce milieu, vivant en
vase clos autour de Saint-Claude et Basse-Terre, à « environ dix plantations
des vieilles familles françaises ».
Si cette aristocratie antillaise était jugée largement fictive par les Européens qui y voyaient des « fils d’anciens esclaves, puisque les premiers
esclaves ont été des Blancs, des descendants de trente-six mois », asservis
pour cette durée à la Compagnie des Isles d’Amérique, les « grands Blancs »
prenaient grand soin de s’en distinguer. On voulait croire à une différence
originelle entre les planteurs du jour, affiliés aux colons, et les Blancs voués
au commerce et à l’artisanat, dans les ports. Ces créoles des villes, quand
leur fortune ne les plaçait pas toujours en dessous d’un planteur, demeuraient de simples « géreurs », toujours supérieurs, pourtant, aux « petits
Blancs », que l’appellation « Blanc Matignon » rattachait illusoirement à la
famille régnante de Monaco. Leur endogamie distinguait ces Blancs les
moins honorables de l’ı̂le, comme leur concentration géographique, autour
de Saint-Anne et du Moule.
L’abolition de l’esclavage n’avait pas annulé le principe ethnique de
l’organisation sociale. L’égalité juridique n’empêchait pas le préjugé racial
de demeurer la valeur la mieux partagée de la société postesclavagiste. Les
anciens « libres de couleur » reproduisaient le racisme de leurs anciens
maı̂tres, envieux à l’endroit des Blancs, dont ils adoptaient les usages
culturels, et discriminants à l’égard des récents affranchis, dont ils se distinguaient en se définissant comme « franc-mulâtre ». Les affranchis craignaient à leur tour les travailleurs immigrés, avec qui on risquait de les
confondre, quand ils venaient d’Afrique. Ils les tenaient à distance par
l’appellation péjorative de « Nèg Kongo », faute de pouvoir s’en distinguer
par le travail, puisqu’ils partageaient généralement les mêmes tâches de
salariés agricoles, sur les mêmes plantations, sauf à avoir accédé à la propriété foncière. Leurs conditions de vie et le regard que les maı̂tres blancs
posaient sur eux ne les distinguaient pas absolument des anciens esclaves ;
ils demeuraient marqués par une sorte de déclassement ontologique, selon
le mot d’Aimé Césaire. Jeune homme, Alexis se souvenait des « faces insonores, couleur de papaye et d’ennui, qui s’arrêtaient derrière [les] chaises
comme des astres morts ». Les rares occasions de communions culturelles,
danse ou carnaval, associées dans la mémoire d’Alexis à l’inquiétante agitation électorale, ne suffisaient pas à apaiser les antagonismes sociaux, ni à
évacuer la violence des ressentiments : « Le Carnaval et les élections étaient
des occasions de tohu-bohu dans la ville. [...] Les satires chantées du Carnaval. Le “bourriquet à Mama Caye” sur l’âne mené dans un hamac pour
être soigné. Les “bois-bois”, gens masqués sur des échasses. Les petits
nègres s’habillant en “macaques”, en noir, et frappant avec la queue en
étoffe garnie de cuir. »
Ce n’est pas un paradoxe que dans cette société fragmentée la famille
d’Alexis ait développé une mémoire sélective, s’identifiant à une élite illusoirement préservée de tout mélange.
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L’héritage guadeloupéen
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Rêveuse bourgeoisie
À moins d’une exceptionnelle permanence des alliances matrimoniales,
reproduisant indéfiniment le même milieu, par une sorte d’endogamie
sociale, la généalogie cesse d’éclairer l’historien lorsqu’elle remonte trop
avant. Les individus sont vite dilués, et les mondes sociaux qu’ils incarnent
trop hétérogènes pour imprimer chacun leurs effets sur le plus récent descendant. Saint-John Perse voulait convaincre du contraire, en unifiant son
héritage familial au bénéfice d’une seule origine géographique et sociale.
Ses ancêtres ? Tous créoles, et de vieille origine aristocratique. Rien de tel,
en réalité. Le poète a consacré trois pages, dans la notice biographique de
ses Œuvres complètes, à son lignage fabuleux, et une autre encore à la
généalogie du lieu fictif de sa naissance, l’éponyme ı̂let Saint-Leger-lesFeuilles, sans compter trois pages de notes additives. Sept pages où tout
est faux, et pas seulement par l’omission significative du quart de son
ascendance, qui aboutit par des voies étrangères et roturières à sa grandmère maternelle. Tout, les noms, les dates, les lieux, est arrangé, déformé
et décalé, selon une logique éloquente, qui procédait elle-même d’une tradition familiale. Il était courant, chez les créoles, inquiets de leur identité,
de redresser l’arbre généalogique, de le bouturer à l’envie, pour assurer
l’ancienneté et la pureté raciale du lignage. Dans sa famille, d’autres
qu’Alexis s’adonnaient à ce jardinage généalogique, sans avoir ses raisons
particulières de se penser « fils de ses œuvres », comme il le disait de
Rimbaud, en pensant à lui-même. Les recherches d’un cousin, du côté
paternel, inspirèrent la généalogie fictive de la Pléiade. Aujourd’hui encore,
la famille de son grand-père maternel perpétue la tradition, en diffusant
sur le réseau mondial une généalogie poreuse à la mythologie persienne.
Si bien que le déni de génération du poète, engendré par ses œuvres plutôt
que par ses parents, procédait encore de ces derniers.
Souffler sur les affabulations tardives de Saint-John Perse dévoilerait un
enfant trop vieux de soixante-dix années. Les illusions généalogiques de la
Pléiade sont l’œuvre d’un vieux magicien ; ses tours, quand ils évoquent
sa part antérieure, selon des procédés hérités de sa famille, communiquent
avec une vie révolue et revisitée. C’est en diplomate, retiré dans une hautaine réserve, c’est en poète, imaginant sa gloire posthume, qu’il a rêvé une
ascendance à la hauteur de sa grandeur advenue. Mais il est vrai que l’enfance d’Alexis, dans la fraı̂cheur de son immédiateté, n’est pas séparable
d’inventions familiales. Parmi les messages du passé qu’il reçut par capillarité générationnelle, l’enfant hérita de dispositions à l’embellissement qui
ne lui firent pas attendre le grand âge pour commencer son œuvre de
généalogiste fabuleux. Sa mère et ses sœurs entraient d’ailleurs sans peine
dans ses inventions. Le récit familial que Paulette, sa sœur cadette, rédigea
en août 1944 à l’intention de son fils, révèle un même rêve de grandeur
lignagère, indivis à la fratrie. Paulette rehaussait sa famille par une comparaison en chiasme, qui desservait drôlement son dessein : « Ma famille était
l’une des plus distinguées et honorables du pays. Mes grands-parents du
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
côté Leger [sic], pour la plupart magistrats, avocats, notaires, étaient originaires de Paris. À la Révolution française beaucoup de nobles avaient émigré aux Antilles où les avaient précédés bien des cadets de famille. L’ı̂le
était florissante. On y retrouve encore aujourd’hui les plus grands noms
de France. Mon grand-père Alexis Léger [sic] était notaire à la Pointe-àPitre. »
Le décalage était invisible à Paulette, dont l’enfance avait eu sa part de
grandeur. Elle ne s’émut pas de la contribution initiale de son frère au
roman familial, lorsqu’il signa Saint-Leger Leger sa première publication ;
et pas davantage Éliane. Faute d’avoir renié l’embellissement, la sœur aı̂née,
restée célibataire, recevait encore du courrier adressé à « Mlle Saint Léger
Léger », dans les années 1950. Ces embellissements procédaient par
glissements ; Alexis n’avait pas revendiqué, initialement, la qualité patricienne du redoublement onomastique qu’affichait sa notice biographique, soixante ans plus tard : « Vieille famille de robe issue de souche
bourguignonne et ayant tenu terres en Autunois (Saint-Léger-sous-Beuvray
et Saint-Léger-sur-Dheune) ; famille longtemps représentée au Parlement
de Paris et dont le nom de Leger Saint-Leger avait été, pour un puı̂né
quittant la France et fondant souche hors de France, transposé en SaintLeger Leger. »
Ce rehaut farfelu s’inspirait d’une réalité onomastique : l’arrière-grandpère d’Alexis avait un frère prénommé Saint-Léger, ou simplement Léger,
selon les sources. Ce Saint-Léger Léger, marchand de caractères d’imprimeries, ne vint jamais aux ı̂les, mais son souvenir s’y perpétuait. Sa fille Marie,
grand-tante d’Alexis, mourut l’année de sa naissance à la Guadeloupe, où
elle avait été peintre – seul exemple connu d’artiste dans l’ascendance du
poète. C’est peut-être en pensant à cet oncle, au moment d’entrer dans
le commerce des lettres, comme lui, qu’Alexis releva malicieusement le
prénom. C’est comme tel qu’il justifiait sa signature, à vingt ans : « Si j’ai
dû prendre un ancien prénom, ce n’est pas par enfantillage, mais parce qu’il
y a un Abel Leger qui signe A. Leger des vers à La Phalange 6. » Saint Léger
Léger ne prétendait donc pas, initialement, substituer un nom à un autre,
mais un prénom à un autre. Alexis était assez subtil pour préférer ce redoublement à l’appendice trop voyant d’une particule. Il conserva ce trompe-l’œil,
à ses débuts au Quai d’Orsay, avant que sa réussite ne le dispense d’embellissements onomastiques dont le dévoilement l’exposait aux moqueries. Le
jeune attaché d’ambassade savait-il qu’il s’attirait les sarcasmes de Louise et
Roger de Vilmorin, agacés par le couple que formaient le jeune « facteur
parvenu » avec sa mère, Mélanie ? Son patronyme était raillé d’un « Poidsplume », et le redoublement ridiculisé en « marquis de St Léger-Léger
Touskia de plulégé ».
Les métamorphoses onomastiques d’Alexis continuèrent bien au-delà de
son adolescence. Le redoublement fut rétabli en grande pompe dans le
faire-part annonçant le mariage de « Dorothy Milburn Russel avec Monsieur
Alexis Saint-Léger Léger », en 1958. La notice biographique de la Pléiade,
parue en 1972, balance entre les noms de « Léger » et de « Saint-Léger
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L’héritage guadeloupéen
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Léger », comme si le premier était parfois employé dans un souci de simplicité, au détriment du second, authentique patronyme familial. Il y a
quelques années, le Robert des noms propres s’y trompait encore, qui présentait le poète comme « Alexis Saint-Léger Léger, dit Saint-John Perse ».
La famille d’Alexis ne dissipait pas l’illusion. Sa vanité onomastique reproduisait la tendance ordinaire des Blancs créoles aux prétentions généalogiques infondées. Il n’était pas deux ou trois familles, dans la Guadeloupe
du tournant du siècle, qui auraient pu produire les quartiers de noblesse
antillaise dont toute l’élite sociale prétendait procéder : possession d’une
plantation sucrière, tenue d’un aı̈eul gentilhomme, arrivé sur l’ı̂le avant le
XVIIIe siècle, étranger à toute forme d’engagement servile, et durablement
lié, par l’assise de sa famille métropolitaine, aux usages européens.
À la fin du XIXe siècle, la famille d’Alexis se situait indubitablement au
sommet de l’échelle sociale guadeloupéenne. Il n’était pas besoin, pour
cela, de s’y être tenu pendant trois siècles. L’élite de l’Ancien Régime avait
été décapitée par la Révolution ; le déclin sucrier avait raboté ce qu’il en
restait. Si les familles d’origine s’étaient éteintes, celles qui les avaient remplacées les avaient mimées jusque dans l’image qu’elles se faisaient de leur
passé. Saint-John Perse, dans son grand âge, a formalisé et donné une
cohérence rationnelle, et partant vérifiable, à la sensibilité aristocratique de
sa famille. Justifiant un sentiment réel de grandeur, son artifice est une
habile perspective ; sa fausseté permet une vérité de représentation. C’est
ainsi que l’on se voyait chez les Blancs créoles ; c’est cet héritage qu’Alexis
a reçu. Non pas le legs d’une généalogie sciemment réinventée qui permet
au poète de prouver sa prédestination d’aristocrate de l’esprit, mais le sentiment, trop évident pour demander démonstration, d’appartenir à la « race
des seigneurs ».
En parant sa famille des attributs du grand planteur Alexis arrangeait sa
généalogie pour seulement anticiper une situation réelle. À sa naissance,
ses ascendants avaient acquis tous leurs quartiers de noblesse. Les souvenirs
familiaux ne remontaient sans doute pas au-delà. Ou bien elle ravaudait
les trous de mémoire avec des épisodes assez fameux (le corsaire Cassard)
pour que leur gloire ne parût pas détournée, mais modestement assumée.
La notabilité présente, inférieure au grand train des temps héroı̈ques, illustrait pour la famille la décadence de l’histoire antillaise, alors que cette
notabilité n’était que le fruit d’une ascension récente.
Le sentiment d’ancienneté ? Le père, Amédée n’était certes pas ce « descendant d’un cadet de Bourgogne parti de France à la fin du XVIIe », que
Saint-John Perse présente à la première page de ses Œuvres complètes, mais
le fils du premier Léger à naı̂tre en Guadeloupe, cinq ans après l’arrivée
dans l’ı̂le de son père Prosper, en 1814. La mère d’Amédée, Augusta Caille,
n’a jamais prétendu à la particule qu’Alexis ajoutait devant son nom, aimablement blasonné, dans la généalogie de la Pléiade, d’une « caille volant
sur épis d’une gerbe de blé dressée et appuyée par deux lions debout ».
Elle ne pouvait garder le souvenir de « baronnies souveraines en Provence »
au XVe siècle, nées dans l’esprit de son petit-fils. Seule la date de l’arrivée
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
de son grand-père, Jean-Samuel Caille, depuis la Suisse, deux décennies
avant la Révolution, est avérée. Quant aux Houdin, alliés aux Caille, seule
famille d’Habitants dans l’ascendance guadeloupéenne d’Alexis, avec les
Godemar, ils se transforment en Houdain dans la Pléiade, occasion d’un
nouveau calembour héraldique pour Saint-John Perse, qui leur imagine
comme armes « un daim surmonté de deux branches de houx croisées ».
Du côté de la mère d’Alexis, Renée Dormoy, la ligne paternelle s’était
petitement établie aux ı̂les, en 1750. Mais elle avait assez prospéré, au
XIXe siècle, pour que le grand-père d’Alexis, Paul Dormoy, acquı̂t en 1870
la plantation du Bois-Debout. Le poète a relégué à l’année 1929 de sa
notice biographique la lignée des Le Dentu (grand-mère maternelle), qui
incarnait pourtant, dans son enfance, la plus ancienne prospérité familiale,
symbolisée par la plantation caféière de la Joséphine, acquise par son
arrière-grand-père, Charles Le Dentu, quelques années après son mariage,
en 1832. À propos de sa grand-mère Annette Dormoy, née Le Dentu,
Alexis embellissait longuement son arbre généalogique de « fiefs normands » et d’une alliance solaire avec des descendants de « Gaston de
Foix », boutures toutes imaginaires. Il s’agissait en fait de Bonodet de Foix,
bourgeois de robe établis en Martinique, parfaitement étrangers à Gaston
Phoebus.
Dans la Pléiade, la branche maternelle de cette grand-mère est expédiée
en quatre lignes. Raison de cette sécheresse : Clélia Pédémonte, sa mère,
était italienne. C’est elle qui avait apporté le bien nécessaire à l’achat des
terres, via son père. Pour être riche, il n’était pas moins armateur génois,
soit commerçant et italien, qualités deux fois suspectes aux yeux d’Alexis.
Il fallait sauver la face en hispanisant cette mésalliance, si rien n’avait plus
de prestige, aux ı̂les du Roi-Soleil, que l’Espagne des conquistadors : « Famille de vieille souche italienne, établie et francisée depuis longtemps aux
Îles, et s’y alliant par mariage avec une famille d’origine espagnole. »
Bref, l’ascendance réelle d’Alexis ne relevait pas de ces « puı̂nés quittant
la France et fondant souche hors de France », animés de l’esprit pionnier
que Saint-John Perse se plaisait à évoquer. Parmi ses ancêtres, aucune de
ces « extraordinaires vies d’aventures de mer » décrites dans sa généalogie.
Emporté par une logique compensatrice, il ne faudrait pourtant pas
méconnaı̂tre l’homogénéité antillaise de l’ascendance d’Alexis. Son
implexe, pour parler la langue des généalogistes, qui mesurent par là le
rapport entre le nombre potentiel et celui, réel, d’ancêtres, ne montre
qu’une très faible propension familiale à se marier entre cousins. Les ascendants de Saint-John Perse reflètent la diversité des arrivées progressives aux
Îles. Toutefois, les huit arrière-grands-parents d’Alexis y sont nés ; à la
génération précédente, onze de ses seize ascendants étaient créoles. De tous
les côtés, on relève des noms qui, sans se gonfler d’une particule, génitif
d’un vieux fief français, se confondaient toutefois avec l’histoire locale.
Pour ne pas relever de l’épopée des corsaires et des pionniers, le passé de ces
familles était assez honorable pour appeler les embellissements du poète. La
mémoire d’Anatole Leger, grand-oncle d’Alexis, est encore perpétuée par
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le nom d’une rue de la Pointe-à-Pitre ; un guide récent salue l’« homme
providentiel » : « Premier adjoint au maire de Pointe-à-Pitre, lors du tremblement de terre de 1843, homme dévoué, il organise avec efficacité les
premiers secours et réconforte la population en détresse. » Ces mérites lui
valurent une carrière de grand notable à l’échelle locale puisqu’il fut maire
de Pointe-à-Pitre de 1859 à 1861, membre du Conseil colonial, et enfin
président du Conseil général pendant dix-sept ans, sous le Second Empire,
puis aux débuts de la IIIe République. Il mourut quatre ans avant la naissance d’Alexis.
De l’autre côté de la Rivière Salée, Charles Le Dentu, arrière-grand-père
maternel d’Alexis, avait régné sur la mairie de Basse-Terre pendant presque
trente ans, de 1846 à 1884. La gloire n’était pas ancienne, mais le cimetière
familial, qui en portait le souvenir, la patinait d’une coutume huit fois
séculaire si, depuis le XIIe siècle, les épitaphes mémorielles des panthéons
familiaux prouvent dans la pierre l’ancienneté du lignage. En suivant cet
usage, les habitants de La Joséphine en captaient la noblesse. Le visiteur
était frappé par le spectacle, en contrebas de la plantation, de l’enclos
fleuri, au centre duquel « surgissait une très grande croix de fer forgé qu’enlaçait un rosier blanc » dont les « hautes grilles de fer disparaissaient sous
les roses ». On peut encore lire sur sa tombe le cursus honorum de l’arrièregrand-père d’Alexis, mort deux ans avant sa naissance. Sa riche carrière
d’avocat, d’homme politique et de propriétaire terrien, lui avait valu d’être
distingué par une Légion d’honneur, décoration chichement distribuée aux
créoles. Ce n’était pas le premier Le Dentu à briller. La famille avait
compté, dans les années 1830, un conseiller qui siégeait au Conseil-Privé
de la Guadeloupe, seul particulier au sein de la plus haute institution
coloniale 7.
Aux côtés de Charles Le Dentu, la tombe de son beau-père s’ornait de
l’épitaphe la plus ancienne, et la plus glorieuse, par ses vertus militaires et
politiques. Elle offrait à l’imaginaire enfantin le modèle d’une parfaite carrière antillaise. Est-ce la concurrence du réel qui déplut au poète, ou bien
l’origine italienne, pourtant abjurée et encore reniée par l’acclimatation
onomastique, qui fâcha le diplomate français ? Emilio Pedemonte, devenu
Émile Pédémonte, ne trouva pas l’hospitalité du monument, autrement
pérenne, que Saint-John Perse s’érigea dans la collection de la Pléiade.
L’inscription n’avait pas moins porté ses rêves d’enfant, riche de nombreux
titres militaires (lieutenant des grenadiers de la Basse-Terre, capitaine de
la garde urbaine de la Basse-Terre) et politiques (Conseiller privé de la
Guadeloupe). Le poète du grand âge, privé de la gloire politique qu’il avait
guignée, dénigrait « l’ancêtre, et sa gloire, sans trace 8 ». Il leur opposait la
vertu éternelle de ses aventures spirituelles. S’il feignait d’ignorer le poids
de son ascendance, il ne se retenait pas de la citer dans son œuvre poétique,
ni de l’anoblir, dans une belle série de prétéritions, qui soulignent a contrario l’emprise de la gloire familiale sur sa mémoire d’enfant : « Errants, que
savions nous du lit d’aı̈eule, tout blasonné qu’il fût dans son bois moucheté des
Îles ? » La « plus hautaine aventure » de l’esprit se confondait avec la
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
mémoire familiale, ces « chansons de veillées, dites chansons de Reine de Hongrie », et du « fil rouillé des vieilles rapières de famille » évoquant l’épée du
comte hongrois Michel de Leyritz.
Comme les succès récents des Le Dentu, dont le souvenir était aménagé
selon des procédés antiques, pour créer l’illusion d’une gloire immémoriale,
la canne à sucre valorisait la famille d’Alexis en l’associant aux premiers
planteurs, lors même qu’elle n’était cultivée que depuis une ou deux générations seulement. Le nombre ne venait pas au secours du temps : la propriété foncière ne faisait la sève que d’un seul rameau. Le Bois-Debout avait
été acquis en 1870 par les parents de Renée, Paul Dormoy et Annette Le
Dentu. Les parents de cette dernière avaient acheté La Joséphine qui, à leur
mort, était revenue à leur fils Emmanuel, oncle d’Alexis. En passant d’une
propriété à l’autre, l’enfant demeurait du côté de sa grand-mère maternelle.
Au Bois-Debout, en voulant continuer une tradition, Paul Dormoy récrivait
à l’envers l’histoire sucrière. Ingénieur, improvisé planteur sur le tard, son
labeur ne produisait guère de bénéfices, tandis que les grands propriétaires
du XVIIIe siècle dégageaient des revenus colossaux d’exploitations dont ils
ne s’occupaient guère. À la mort de Paul, en 1890, son gendre, Georges
Babin, avait repris la gestion de la plantation, qui appartenait désormais à
la grand-mère d’Alexis. L’opiniâtreté de ces adultes apprenait à l’enfant le
prix de l’héritage familial, dont il n’imaginait pas qu’il était inventé. Avec
La Joséphine, Emmanuel le Dentu héritait d’une propriété caféière que
son grand-père avait acquise avec de l’argent gagné dans le négoce. L’exploitation agricole, plus spéculative qu’au Bois-Debout, ne perpétuait
aucune tradition familiale. Ce détournement n’était pas visible à Alexis,
qui admirait l’expertise sans âge du planteur. L’illusion subie par l’enfant
devint un procédé subtil de l’adulte, à l’œuvre dans sa forge généalogique.
Du côté paternel, une propriété de plaisance, acquise avant la révolution
par le premier Caille guadeloupéen, se transforma sous la plume de SaintJohn Perse en foyer d’une dynastie de planteurs, décapitée par la Révolution, forçant sa reconversion dans le notariat.
Le sentiment d’ancienneté était inséparable de la hantise raciale. Le
mythe de l’ascendance celte de la famille d’Alexis ne repose sur rien ; les
vieilles souches provinciales que le poète revendiquait n’existent pas plus
que ses racines créoles. Soucieux d’ancrer chaque rameau dans un terroir,
pour attester la fable d’ancêtres gentilshommes, Saint-John Perse s’établit
en Bourgogne la lignée des Léger. En réalité, la famille n’avait fait qu’y
passer, pour trois générations, quittant Paris à la fin du XVIIe siècle, avant
de s’exiler aux Îles. Y avait-il une plus value à venir de pays atlantique, qui
expliquerait l’autoportrait tardif d’Alexis en Celte, dans le sillage de Briand,
son mentor politique ? Paulette, toujours soucieuse de l’honorabilité familiale, soulignait que la famille Le Dentu « était native de Normandie ». Au
XIXe siècle, les Celtes avaient meilleure presse que les Latins. Hanté par
cette affaire, Drieu revenait sans cesse à une géographie littéraire qui fascinait également Alexis ; son nord était à l’ouest ; pour Saint-John Perse
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aussi, la meilleure littérature venait d’Occident plutôt que de
Méditerranée.
En somme, l’honorabilité créole que sa famille léguait à Alexis avait été
inventée fidèlement aux valeurs locales, à défaut d’avoir été perpétuée. La
puissance mystificatrice de Saint-John Perse avait été à bonne école, dans
une famille encline à l’invention de soi. En jouant avec son nom, Alexis
appliqua cette logique au premier des marqueurs sociaux. Avant de toucher
à son patronyme, que la famille avait déjà coutume de singulariser, en
omettant souvent de l’accentuer, le prononçant « Leuger », pour échapper
aux calembours trop faciles, Alexis s’appropria son prénom. À vrai dire, en
le transformant à sa guise, il participait encore d’un usage familial.
Tenir de soi-même son nom, pour échapper au vieux paradoxe que la
première institution sociale d’identification et d’unification du moi nous
vienne des autres, n’est-ce pas la signification solipsiste que devinait JeanPierre Richard au pseudonyme de Perse, per se, pour soi ? Les prénoms
qu’Alexis-Marie-René-Auguste avait reçus à la naissance rappelaient à l’enfant ce qu’il devait aux autres ; ils l’inscrivaient dans une lignée réelle,
honorant également sa double ascendance. René reprenait sous la forme
virile le prénom de sa mère, qui s’appelait également Marie : l’enfant héritait du catholicisme de sa très pieuse famille maternelle. Auguste renvoyait
au côté d’Amédée, fils d’Augusta, née Caille. Le mari d’Augusta, grand
père du poète, s’appelait Alexis ; c’était aussi le prénom de l’oncle d’Augusta, « général comte de Leyritz » au dire de Saint-John Perse, chez qui
son père s’était réfugié, lorsque la guerre de 1870 l’avait surpris en métropole. Amédée, en prénommant ainsi son fils unique, saluait les deux
rameaux dont il était issu. Le choix était plus largement consensuel,
puisque le prénom apparaı̂t aussi dans l’ascendance de Renée. À sa génération, Alexis partageait d’ailleurs son prénom avec un cousin maternel, ce
qui ne flattait guère son sentiment de singularité. Bien avant de prendre
ses distances avec cet héritage onomastique, Alexis reçut des siens le moyen
de le faire. La famille usait largement de surnoms et de diminutifs, qui
cimentaient l’unité du groupe, tout en singularisant ses parties. On appelait
Margot ou Agot sa sœur Margueritte, Paulo et Julo ses oncles Paul et Jules.
Dans sa correspondance enfantine, les tantes d’Alexis n’apparaissent jamais
que sous leurs diminutifs, Momi, Méme ou Nini, comme ses cousins et
cousines, Bellotte ou Bébé. Des sobriquets plus inventifs scellaient la
complicité de leurs inventeurs. Alexis et son père en étaient de grands
fabricants, pour moquer en termes convenus des collatéraux, l’Énorme,
déclinée au féminin, ou Triste figure, un cousin d’Amédée.
À côté de ces sobriquets péjoratifs, il y avait les surnoms affectueux
d’Alexis, qui préfiguraient le jeu libératoire du pseudonyme. Le plus
ancien, il le reçut de lui-même, qui répétait, tout petit, cette antienne
créole : « Ba-moin-lè ». Dans le roman de son enfance qu’Alexis a rédigé,
sous l’apparence d’une correspondance avec sa mère, où il racontait ses
expériences fondatrices (la découverte du cheval, avec ses oncles maternels,
aristocrates de la terre ; l’apprentissage de la mer, avec son père, apôtre de
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la liberté), le poète a proposé une noble traduction de ce surnom, qui
claquait comme la devise de sa race poétique : « Donnez-moi l’air,
l’espace ! » Les créoles en rient, qui entendent : « Dégagez, foutez-moi la
paix ! »
Selon un autre récit du poète, sa mère l’appelait Diégo, nom intime et
secret, encore associé à l’Espagne ; c’est ainsi qu’il se baptisa pour sa femme
Dorothée, rebaptisée Diane. En signant Allan ses lettres fictives à sa mère,
disparue depuis longtemps, mais aussi son courrier avec Lilita Abreu, sa
maı̂tresse, Alexis s’attribuait un nom anglo-saxon qui l’inscrivait dans la
lignée spirituelle de Poe, son grand homme. Avec Bétoum, largement utilisé dans sa petite enfance, Cici est le seul surnom enfantin accrédité par
des traces d’époque ; il entra dans la fabrication de son tout premier pseudonyme : le lycéen palois signait Cici Sevil ses dessins moqueurs, crayonnés
à la marge de ses cours. La traduction latine de son patronyme (sevil =
léger), prolongeait également un usage enfantin. Dès ses premiers rudiments savants, Alexis jouait avec son père à latiniser les noms de leurs
proches, pour peu que leur terminaison s’y prêtât. Dans leur correspondance, les Bectus étaient invariablement « Bectus, a, um, Bectissimorium,
becto des Becto. »
Alexis élargissait à ses proches ces métamorphoses onomastiques ; il baptisait ses intimes de noms privés, généralement cryptés. Dans les temps
anciens, cet usage soustrayait déjà le nom secret de Rome aux maléfices de
ses ennemis ; il demeurait très vivace, en Guadeloupe, pour dérober l’être
chéri à l’empire des quimboiseurs. La disparition du plus glorieux des
prénoms d’Alexis, Auguste, omis des documents officiels et de la Pléiade,
pourrait laisser croire qu’il jouait ce rôle ; c’est un fait, en tout cas,
qu’Alexis n’aimait pas son prénom d’usage, s’il aimait son patron, « qui
était impuissant et portait après sa mort une rose blanche entre ses dents ».
Cette déclaration était une manière de défi, de la part d’un grand séducteur, qui détestait notoirement les roses ; elle alimente l’hypothèse d’un
dégoût de soi confondu avec le désamour de son prénom. Alexis avait bien
une explication pour théoriser ce rejet ; selon lui, « les prénoms masculins
se terminant par une muette risquent de rendre les garçons mous et efféminés ». Ce qui expliquerait l’usage encore courant, chez des personnes qui
l’ont connu, de prononcer la finale muette de son prénom. Par ailleurs,
saint Alexis n’était pas impuissant, il était chaste ; et s’il aimait les roses, il
avait préféré, aux pompes de son enfance romaine l’obscurité anonyme
d’un recoin du palais paternel. C’est à ce titre qu’il était aimable à Alexis :
le poète doit sacrifier ses désirs mondains au culte de la poésie pure, renonçant à toute filiation.
Alexis ne réinventa pas seulement son nom ; prométhéen, il se forgea
un destin, et quand il n’y put rien, il se l’inventa d’outre-naissance. Ses
réécritures biographiques opèrent de si fins déplacements qu’il n’est pas
facile de caractériser exactement son milieu d’origine ; elles signalent au
moins le prix qu’il attachait aux hiérarchies sociales, loin de l’indifférence
que l’on prête aux purs poètes, inscrits dans une généalogie de l’esprit
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plutôt que du sang. Dans ses Œuvres complètes, il saisit toutes les occasions
de rehausser son milieu d’origine, pour souligner sa distinction redoublée
d’enfant singulier, né dans une famille exceptionnelle. Il s’y présentait
comme « le seul garçon d’une famille de cinq enfants », quitte à souligner
la singularité de sa virilité en élargissant sa fratrie à une petite sœur,
Solange, morte huit mois après sa naissance. Il réinventait jusqu’à son lieu
de naissance, qu’il situait dans l’ı̂le gigogne et éponyme Saint-Leger-lesFeuilles, quand il était né à Pointe-à-Pitre, à quelques encablures de l’ı̂lot
qui s’appelait plus sobrement ı̂let-à-Feuilles. Le poète revendiquait une terre
natale doublement insulaire et exotique, plus altière, plus sauvage et plus
féconde que celle de ses sœurs, nées à la ville : « L’ı̂let en question, le
plus proche du mainland, diffère grandement des ı̂les voisines, par son
relief géologique et par sa sylve très haute et dense. »
Son besoin de sanctionner socialement l’amour et l’estime qu’il nourrissait pour ses parents procédait sans doute d’un complexe social postérieur
à son enfance guadeloupéenne, développé au contact des élites métropolitaines. Le monde planteur demeurait tellement étroit, à travers ses métamorphoses, qu’Alexis avait connu ce cas rare d’évoluer dans un milieu
social qui n’était qu’une légère excroissance de sa propre famille maternelle.
Quant à sa famille paternelle, il n’était pas exagéré de dire, avec sa sœur,
qu’elle était à leur naissance « l’une des plus distinguées et honorables du
pays ». Enfant, il n’avait pas rencontré de regard extérieur à son milieu qui
le toisât, avant de connaı̂tre que l’ı̂le n’était qu’une fraction insignifiante
de la France. D’où l’hésitation du jeune homme, riche d’une valeur dont
il découvrait qu’elle n’avait pas cours hors de chez lui : vivre caché d’un
monde ignorant son prix ou prouver sa qualité aux meilleurs de ses
contemporains.
Poète, il se satisfaisait de l’admiration restreinte de ses pairs, dans l’attente d’une gloire posthume ; secrétaire général du Quai d’Orsay, son nom
n’était pas connu du grand public, mais fameux dans les élites parisiennes.
Pur poète ou éminence grise, sa valeur se refusait à l’étalonnage du toutvenant. Aussi bien, tout le monde ne savait pas comprendre son enfance
princière aux ı̂les, d’une noblesse inconnue. Dès l’adolescence, Alexis s’employa à défendre le sentiment de sa valeur sociale, décotée à Pau la mondaine. Un lecteur de L’Action française, à la fin des années 1930, apportant
une pièce au procès racial instruit par Maurras contre le premier des diplomates français, éclairait indirectement l’image que les Palois se faisaient des
Léger, au début du siècle ; ce notable béarnais, qui avait été en classe avec
Alexis, se souvenait d’une famille de « très bon milieu ». Gabriel Frizeau,
amateur d’art bordelais, ne disait pas autre chose, qui parlait d’Alexis à
Claudel comme d’un « charmant jeune homme de bonne vieille famille ».
Alexis s’entendait à vulgariser sa distinction créole, et à l’acclimater aux
valeurs métropolitaines ; Saint-John Perse a perfectionné cet exercice, en
stylisant le contraste entre les milieux paternels et maternels. Il superposait
des données affectives aux types sociaux ; il leur donnait une cohérence
pédagogique. À l’entendre, ses deux rameaux se rapprochaient seulement
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par l’actualité de leur décadence. D’un côté, « la vie des plantations qui
peu à peu tombaient en ruine » ; de l’autre, les « nouveaux Blancs, magistrats ou commerçants », qui subissaient « le mauvais état d’esprit des
métis ». Il représentait ces deux milieux en victimes de l’Histoire, alors
que, d’un côté comme de l’autre, néoplanteurs ou nouveaux Blancs, sa
famille jouissait des bénéfices d’une ascension sociale récente.
Amédée était avocat ; son père, Alexis, notaire, avait exercé jusqu’à sa
mort. Qui aurait pu mieux que ces hommes de loi enregistrer la fortune
sociale de leur famille ? Les études de droit, l’accumulation patiente de
capital, la quête d’honorabilité, satisfaite dans les charges publiques : les
Léger incarnaient parfaitement un type de dynastie bourgeoise du XIXe,
avec pour seule originalité de s’être transplantés, pour trois générations,
aux Antilles. Parfumée aux Îles, la trajectoire d’Alexis, le grand-père du
poète, c’était le destin non dévié de n’importe quel Frédéric Moreau.
Amédée, après son père, continua une lignée commencée avec Prosper. Le
père d’Alexis, né en 1766, avait été le premier Léger à faire son droit.
Notaire et avocat à Paris, il avait rompu avec l’état d’artisan de ses ascendants, ayant suivi des études grâce à l’aisance de son père qui avait glissé
de l’état de pelletier à celui de marchand pelletier.
Bonapartiste, Prosper gagna la Guadeloupe à la chute de l’Empire.
Notaire à Basse-Terre, puis à la Pointe-à-Pitre, il établit deux de ses fils
dans le même emploi, Anatole, le grand homme de la famille, et Alexis,
son benjamin. Outre Amédée, avocat, trois de ses petits-fils perpétuèrent
cette tradition juridique en devenant notaires. Ces hommes de loi conservaient tous des liens étroits avec la métropole, où ils poursuivaient leurs
études. Ils s’alliaient en général avec des familles aux revenus et aux statuts
légèrement supérieurs aux leurs. Alexis revint en Guadeloupe en 1839, à
vingt-trois ans, son diplôme en poche. Un an plus tard, il rencontra
Augusta Caille, qui revenait à son tour d’un séjour en France. Elle avait
quinze ans, elle était « très grande, avec les cheveux noirs et le teint très
blanc ». Sa famille, honorablement connue, avait du bien. Alexis l’épousa
cinq ans plus tard. Le contrat de mariage stipulait que « le futur époux
n’avait fait aucun apport ». Augusta, de son côté, avait été largement dotée.
Même amputé par le séisme de 1843, son patrimoine s’élevait à vingt-cinq
mille francs, accrus de dix mille francs supplémentaires à la mort de sa
mère. Riche des revenus de son travail, Alexis fit rondement tourner son
étude. Aidé de plusieurs clercs, il enregistrait de cent à deux cents actes
par an. En 1888, lorsque la mort le surprit, à soixante-douze ans, il
n’avait pas cessé de travailler 9. Les époux résidaient au Morne à Caille ;
leur premier-né y mourut de fièvres. Ils s’établirent à Pointe-à-Pitre.
Amédée y naquit, comme ses sœurs, qui y épousèrent d’autres « nouveaux
Blancs », bourgeois de souche plus ou moins récente dans l’ı̂le. Louise
s’allia à un négociant, Monnerot, avec qui elle quitta la Guadeloupe en
1896. Stéphanie épousa Eugène Joubert, en 1880, secrétaire général puis
directeur de la Banque de Guadeloupe. Ils partirent ensemble en 1886
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pour La Réunion. L’année suivante, Stéphanie en revint veuve, avec ses
deux enfants. Comme sa mère Augusta, elle suivit Amédée, devenu chef de
famille, à Pau, en 1899. Aucun des descendants d’Alexis, le premier Léger
à naı̂tre en Guadeloupe, en 1819, n’y demeurait plus, onze ans après sa
mort. Il avait été le seul de sa branche à naı̂tre et mourir aux Îles.
Amédée se maria en 1884 avec Renée Dormoy. Il avait trente-quatre
ans, elle en avait seulement vingt. Mariage d’amour, comme celui d’Alexis
avec Augusta. Mais l’union d’Amédée avec Renée contrariait davantage la
logique sociale. Elle croisait deux milieux, qui ne se rencontraient guère ;
elle exagérait l’habituelle ascension par les femmes ; elle décentrait la lignée
des Léger vers les basses terres agricoles et conservatrices des milieux planteurs, moins liés à la métropole et moins acquis à la République que la
bourgeoisie pointoise. Le clan Léger milita activement pour la candidature
de Schoelcher lors de l’élection de la première Chambre de la IIIe République. Anatole, qui présidait son comité électoral, à la tête du Conseil
général, entraı̂na dans la bataille tous ses enfants, dont Alexis, mais aussi
les chefs des familles bientôt alliées, tels les Monnerot ou les Joubert. On
serait bien en peine de trouver dans la liste de soutiens publiée par la presse
radicale un seul nom de planteur, même, ou surtout, aussi peu ancien que
les Dormoy ou les Le Dentu. Amédée, en se mariant avec une Dormoy,
obligeait deux milieux qui s’ignoraient à se mélanger.
Les Léger étaient des hommes de progrès, ou plutôt des hommes de
leur temps. Remarquablement permanent à travers les générations, leur
engagement les portait tous et toujours dans le même sens, avec modération : celui de l’époque. Les maigres traces laissées par Prosper, l’exilé,
portent à croire qu’il avait sinon des sympathies, au moins des intérêts
bonapartistes. Établi dans sa charge de notaire et sa condition d’époux
quelques semaines avant le 18 Brumaire, il bénéficia de l’amitié d’un personnage déjà arrivé, le général de division Jean-Philibert Serrurier, qui avait
signé son contrat de mariage. Napoléon, en montant sur le trône, précipita
la fortune du témoin de Prosper et le fit maréchal. C’était une amitié
puissante pour un bourgeois anonyme. Elle valut à Prosper d’accéder au
conseil électoral de Paris en 1812, ce qui suffit à Alexis pour faire des
Léger une « vieille famille de robe [...] longtemps représentée au Parlement
de Paris ». La chute de l’Empire précipita le départ de Prosper à la Guadeloupe. Soit qu’il se fût assez élevé pour déplaire au nouveau régime ; soit
que privé de ses soutiens, en pleine déconfiture financière, ne trouvant pas
d’autres solutions que la vente de son étude pour payer ses créanciers, il
choisı̂t plus prosaı̈quement de partir.
Anatole, son fils, ne subit pas ces irrégularités. Il fut de toutes les
charges, sous tous les régimes, depuis la monarchie de Juillet jusqu’à la
IIIe République, en passant par le Second Empire. Son fils Alcide devint à
son tour maire de Pointe-à-Pitre, de 1870 à 1876. Son cadet Alexis, et son
neveu Amédée, se relayèrent également au conseil municipal de Pointe-àPitre. Sous la III e République, les Léger étaient de bons républicains,
comme ils avaient été d’honorables notables du Second Empire. Juristes,
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ils étaient légalistes ; bourgeois, et en pleine ascension sociale, ils épousaient
les opinions avancées de leur temps. Saint-John Perse, pour mieux démarquer le côté paternel du milieu maternel, récemment assimilé aux vieux
Habitants, a grossièrement caricaturé le progressisme de son père. Il en a
fait un homme tout positif, du côté de la raison et de la technique, éloigné
de la nature et des passions humaines. Une formule lapidaire résumait ce
contraste : « Son père ne savait pas soigner les chevaux. Ses oncles planteurs
les soignaient eux-mêmes. » Le poète en tirait des conséquences exagérées :
« Son père avait une sorte de passion pour le machinisme. Il se fourrait
dans toutes les entreprises d’avant-garde. Il eut la première voiture à
vapeur, dans laquelle, à neuf ans, en 1896, montait l’enfant. » Ces billevesées, qui habillaient pudiquement la plus récente extraction de la lignée
paternelle des oripeaux de la modernité, discréditent-elles le jugement
d’Alexis, qui présentait son père comme « un libéral convaincu, un avocat
qui défendait volontiers une cause juste sans être payé » ? Sans doute
Amédée n’avait-il « pas le sens planteur et n’aimait-il pas la plantation ».
« Il était ardemment républicain, contre tout un passé royaliste de la famille », ajoutait le poète, comme si son père, jeune aristocrate, s’était rebellé
contre son milieu.
Au contraire, bon bourgeois, Amédée s’inscrivait dans la tradition familiale en servant le régime en place ; ardemment républicain, il était en
harmonie avec sa famille, unanimement radicale. Sa correspondance passive permet de l’imaginer, en négatif, comme un modéré, attristé par l’évolution des colonies, qu’il considérait en humaniste, à la fois paternaliste et
pessimiste. Il ne sympathisait pas avec la nouvelle classe politique noire
et socialiste. Pour autant, Amédée ne portait pas un regard moins sévère
sur les vieilles familles blanches, enkystées dans leurs intérêts particuliers,
indifférentes au bien public, fondement de ses convictions radicales. Dans
le climat proprement incendiaire de la Guadeloupe fin de siècle, où, régulièrement, depuis la victoire de Légitimus aux législatives de 1898, des
maisons partaient en fumée, Amédée refusait de croire à la théorie du
complot imaginée par les Blancs conservateurs. De retour en France, il
partageait la conviction de ses informateurs, demeurés dans l’ı̂le, qui attribuaient les incendies aux arnaqueurs à l’assurance de tous bords plutôt
qu’aux agitateurs du parti des Noirs. Il s’accordait sans doute avec ce très
bon ami, qui l’informait de l’évolution de la situation : « La population est
très calme, et je n’ai rien vu de choquant dans l’attitude des Noirs, tant à la
ville qu’à la campagne, et j’ai, comme autrefois, à répondre à bien des coups
de chapeaux. Mais le calme existe moins chez certains Blancs. »
Il demeurait toutefois solidaire de ses préjugés et de ses intérêts d’Européen. On imagine qu’il rejetait symétriquement, avec son correspondant,
la thèse socialiste d’un complot de provocateurs blancs et regrettait, comme
lui, que la composition du jury d’assise rendı̂t improbable la condamnation
d’incendiaires noirs. Autant pouvait-il s’élever à penser, avec le gouverneur,
et contre les milieux planteurs, que l’auteur de tel incendie avait agi « non
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parce que socialiste mais parce que propriétaire assuré », autant ne pouvaitil s’empêcher de déplorer l’esprit de revanche qui dominait les batailles
électorales et judiciaires, depuis que les nouveaux citoyens noirs s’étaient
massivement tournés vers le socialisme. Tel était l’état d’esprit de ses correspondants, et le sien, sans doute, si les lettres que l’on reçoit ressemblent
à celles que l’on écrit. À Pau, il recevait de ses amis d’abondantes doléances,
qui justifiaient a posteriori son départ. Tel ancien collègue, engagé dans la
vie publique, qualifiée d’« immonde bagarre », se plaignait de la violence
verbale des socialistes, des insultes de leur presse, du boycott de leurs
partisans 10.
Dans ses propres lettres, avant le départ familial, Amédée ne dissipait
pas les préventions craintives de son fils contre l’agitation socialiste. De
Basse-Terre, au début du mois d’août 1898, Alexis lui avait écrit deux fois
son inquiétude. Le trouble de l’enfant était probablement aiguisé par la
tonalité réactionnaire des conversations familiales, dans les propriétés
maternelles où il résidait pour les vacances. Mais on ne voit nulle part,
chez Amédée, un désir de rectifier le conservatisme spontané de son fils,
ni de justifier le désordre qu’il craignait : « J’ai appris aussi que notre député
est arrivé pour se fixer sans doute à la Pointe, nouvelle crainte pour nous à la
rentrée, car maintenant qu’on va ôter les soldats et que Légitimus est là, le
désordre et les incendies vont recommencer de plus belle. » Puis, quelques jours
plus tard : « Si tu sais [sic], cher papa, la frayeur pour le feu et le désordre
que j’ai pour toi et Chère-maman depuis l’arrivée de Légitimus ! » Pas plus
que sa belle-famille, Amédée ne portait dans son cœur le leader socialiste.
Le nouveau député avait ravi son siège à un proche des Léger ; il avait
publiquement reproché à l’avocat d’assurer la défense d’Amédée Pauvert,
un planteur indélicat. D’une façon générale, quand Amédée parlait des
mulâtres à son fils, c’était avec la morgue indivise aux Blancs créoles. Il se
moquait volontiers, dans ses lettres à son fils, des rancœurs et des revendications des petits fonctionnaires de couleur. Soixante-dix ans plus tard,
dans le même esprit que son père, Alexis évoquait la déception des progressistes blancs face à l’ingratitude de ces populations émancipées : « C’était
l’occasion pour les nègres et les mulâtres de se venger des Blancs. Il y avait
des exactions, vexations et tracasseries de tous ordres. L’administration
employait des mulâtres comme petits fonctionnaires (contrôleurs du fisc,
de l’enregistrement, douaniers, etc.), dont certains tenaient à agacer les
anciennes familles coloniales. Ils s’occupaient spécialement des déclarations
du rhum et venaient vérifier à la plantation s’il n’y avait pas de rhum
clandestin. Ils allaient jusque dans le cabinet de toilette des femmes pour
vérifier si des eaux de Cologne ou de toilette n’étaient pas faites avec du
rhum. »
Souci de la chose publique, légalisme, positivisme et progressisme, le
profil politique des Léger décalquait le type du franc-maçon. Des proches
de la famille, comme les députés Alexandre Isaac, ou Victor Schoelcher,
ne faisaient pas mystère de leur appartenance à une loge. Telle carte postale
de l’époque, donnant à voir une rue de Pointe-à-Pitre, pavoisée et noire
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de monde, se légendait sans complexe « enterrement d’un frère ». Aucune
trace ne certifie l’appartenance d’Amédée à un ordre maçonnique, que la
critique persienne tient généralement pour admise. A-t-il légué à son fils
plus qu’un modèle d’indifférence à la foi catholique, un contre-modèle
positif, dont on voit bien le rôle qu’il aurait pu jouer dans la défense de
l’adolescent, pathétique et farouche, face à Claudel, convertisseur zélé ? On
pourrait à l’inverse expliquer par une sorte de fidélité au catholicisme paternel le lien étrange que l’adolescent nouait entre la religion et le souvenir
d’Amédée après sa mort. Rarement Alexis se montra plus troublé que dans
cette lettre confuse adressée au catholique Gabriel Frizeau, en réponse à
l’assurance qu’il lui avait tenue de prier pour son père :
Un homme prie pour mon père, et ce n’est pas son fils : cher ami ! il y a donc
une amitié qui est continuité ! [...] Se retourner, soudain, et sentir quelqu’un
dans sa chambre, est une chose aussi prodigieuse, aussi bouleversante ! Je viens
de si loin dans l’égoı̈sme ! – Comment vous faire sentir quelle qualité d’émotion
est celle-ci : – tout enfant, dans une rue qui s’appelle « Rue des Abymes » et qui
conduit de la maison de mon père au lycée de la Pointe-à-Pitre, je jette un livre
(c’était peut-être le Catéchisme !) : un Blanc, derrière moi, un homme plus âgé
que moi, se baisse en silence et le ramasse : je n’ai jamais pu oublier cet homme,
ni l’atmosphère de ce jour, ni ce qu’il y avait de plus qu’un homme dans ce geste
banal. – Aujourd’hui, j’ai rejeté mon père ; et soudain vous êtes là, derrière
moi ! – C’est la même ambiance, avec exactitude.
« J’ai rejeté mon père. » Que faut-il entendre dans cette parole ? La
culpabilité du fantasme œdipien, devenu réalité avec la mort d’Amédée ;
les remords de l’abandon d’une carrière juridique, dans la lignée familiale,
au profit d’une vie de poète ; ou, plus sûrement, une rupture métaphysique
avec son père, proche des francs-maçons, peut-être, sans pour autant avoir
rejeté le catholicisme, ou toute autre forme de déisme ? Selon la confidence
d’Alexis lui-même à Gabriel Frizeau, qui la relaya à Claudel, chacun y
mettant peut-être un peu de complaisance, le christianisme avait reverdi
chez Amédée, à la fin de sa vie : « Quelque temps avant sa mort, son père
avait pris l’habitude de faire avec les siens la prière du soir. » L’hypothèse la
plus probable est aussi la moins tranchée. On imagine volontiers Amédée,
imprégné du christianisme que ses sœurs et cousines pratiquaient pieusement, et pour autant familier de l’univers maçonnique, qui affleure dans
ce verset d’Amers : « Au seuil d’un si grand Ordre où l’Aveugle officie, nous
nous sommes voilé la face du songe de nos pères. »
Le profil d’Amédée doit trop à son milieu pour s’en faire une idée
vraiment singulière. Même l’esquisse qu’il légenda de cette mention un
peu vaine, « mon portrait, dessiné en dix minutes », ne laisse voir qu’un
profil de joli jeune homme, trop lisse pour s’offrir autrement qu’en archétype du bourgeois de son temps. Il s’était dessiné à son retour de Paris, au
goût du jour, les cheveux tirés en arrière, les oreilles dégagées, la moustache
fine. Il se représentait le visage très pâle, rehaussé par une lavallière noire,
le nez droit et fin, la bouche joliment dessinée, les yeux grands et sombres.
Rien à voir avec les photos paloises qui ont saisi, quelques années plus
tard, l’image d’un solide pater familias à la barbe fournie.
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La maigre correspondance passive d’Amédée conservée laisse deviner un
homme aussi agréable au moral qu’au physique. Ses pairs et ses clients
estimaient manifestement l’avocat, à la moralité irréprochable. Ses activités
politiques ne l’avaient jamais porté aux responsabilités de premier plan de
son oncle, mais il avait occupé des places de choix au conseil municipal
de Pointe-à-Pitre, celles de premier ou deuxième adjoint. Il avait démissionné après la mort de sa dernière-née, âgée de quelques mois, pour se
consacrer à sa famille, et à son étude, qui fructifiait sous ses soins. Lorsque
la famille se replia en métropole, en 1899, Amédée vendit son étude douze
mille francs (quarante mille de nos euros), ce qui était une assez jolie
somme en Guadeloupe. Dans sa correspondance avec Amédée, l’acheteur
se félicitait de « la multiplicité des affaires » dont il avait hérité. L’acte de
vente décrit une étude cossue, au cœur de la ville, établie au rez-de-chaussée de la maison familiale, et distribuée en d’assez vastes bureaux pour
qu’Alexis pût se glisser entre l’avocat et ses auxiliaires, appliqué à ses travaux scolaires. Habillé de sérieuses bibliothèques, pleines de livres de droit,
une rareté en Guadeloupe, le bureau d’Amédée restait ouvert aux visites
de bon voisinage. Ses fauteuils voyaient défiler une clientèle très variée. La
tradition familiale prête à la générosité de l’avocat des causes défendues
gracieusement. De fait, il ne pressait pas ses clients ; plusieurs mois après
son départ de l’ı̂le, son successeur s’employait encore auprès des mauvais
payeurs.
Son train de vie était sobre, si l’on en croit ses comptes personnels, où
n’apparaissent pas les dépenses communes du ménage ; les siennes étaient
assez modestes pour faire croı̂tre régulièrement son patrimoine, à raison de
10 % par an. Il se contentait de sages habitudes bourgeoises, cotisation
de cercle, voyages réguliers au Bois-Debout, quand sa femme et ses enfants
y passaient leurs vacances, sans oublier de généreuses contributions aux
bonnes œuvres. Tout cela ne le conduisait jamais à dépenser plus de deux
cents francs par mois (moins de sept cents de nos euros), sauf achat exceptionnel, comme ce cheval acquis en 1884 pour trois cents francs. Père
prévoyant, Amédée épargnait, en s’acquittant régulièrement des annuités
d’une assurance vie contractée pour cinquante mille francs. Préparant le
départ, il avait anticipé les dépenses à venir par un surcroı̂t d’activité ;
pendant ses trois dernières années guadeloupéennes, il avait élevé sa fortune
de soixante et un mille à quatre-vingt-deux mille francs. L’étude qu’il avait
acquise à Pointe-à-Pitre en 1879 pour quatre mille francs valait trois fois
plus vingt ans plus tard ; mais celle qu’il acheta à Pau avait connu la même
progression, passant de trente mille à cent mille francs en un peu moins
de temps. L’écart se maintenait de un à huit entre la Guadeloupe et Pau.
Mais ses économies pouvaient presque compenser cette différence.
Peut-on croire que cet homme tout raisonnable ait pu se désintéresser
de l’éducation de ses trois filles et de son fils unique, comme Alexis s’en
plaignit quelques semaines après sa disparition ? Dans le désarroi de cet
abandon, l’adolescent confiait à Gabriel Frizeau, l’un de ses pères électifs,
qu’il n’avait jamais connu la « régularité » nécessaire à un enfant, « livré à
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[soi] seul » : « Mes parents, en bons créoles, ne se sont jamais préoccupés
d’hygiène, et on me laissait pousser à ma guise – affreusement mal. » Ce
n’est pas ce qu’indiquent les lettres d’Amédée, qui le montrent au contraire
en père attentif, à la tendresse très marquée. Son tutoiement n’était que le
signe le plus apparent d’une proximité évidente. Les formules finales de ses
lettres laissent voir une affection particulièrement démonstrative : « Songe
toujours à ta maman et à ton père qui t’aime gros, gros, gros. Je t’embrasse,
mon cher enfant, de tout mon cœur. » Il était assez tendre pour s’insurger
doucement contre le modèle viril de Renée, et sa pudeur maternelle : « Je
t’embrasse bien fort, mon petit homme, bien que maman dise que les hommes
ne s’embrassent pas. Guéris vite et aime ton papa 11. » Pour autant, le « petit
homme » n’échappait pas à une forme de programmation virile ; elle correspondait mal à l’abandon décrit par Alexis, s’il y dérogea largement, au
moins pour la barbe et sa progéniture : « Tu es un garçon et tu deviendras
un homme, avec de la barbe, une femme et des petits enfants. Tu verras alors
qu’il faut que l’homme travaille pour envoyer ses enfants à l’école et pour leur
donner à manger et les habiller ainsi que leur maman. »
Il est vrai que des lettres ne font pas une éducation ; on peut imaginer
Alexis désœuvré, pendant les vacances, dans sa famille maternelle, loin de
son père, acharné au travail. Faute de pouvoir toujours y veiller directement, Amédée exhortait au moins son fils à la régularité. Ses lettres promouvaient l’effort, sans montrer la mégalomanie de ces pères abusifs qui
font parfois des prodiges. Renée rêvait peut-être pour son fils d’un brillant
que sa condition de ménagère et la vie laborieuse d’Amédée lui interdisaient ; c’est de son côté qu’on peut imaginer Alexis se nourrissant à des
rêves de grandeur. L’orgueil raisonnable et bourgeois d’Amédée projetait
seulement une réussite sérieuse, gagée sur des succès scolaires. Les injonctions qui revenaient inlassablement sous sa plume, travail et réussite scolaire, intéressaient le bonheur particulier d’Alexis au bien de la patrie. En
confiant son fils au lycée de Pointe-à-Pitre, qui devait faire pièce à l’enseignement des congrégations et porter la bonne parole laı̈que, républicaine
et nationale, Amédée heurtait le milieu maternel et passait outre aux préventions de sa femme, qui conservait la mainmise sur l’éducation de ses
filles, vouées à l’enseignement catholique où Alexis avait commencé sa vie
scolaire. Dans l’unique lettre d’Amédée à Renée qui nous soit connue, le
père glissait un éloge du lycée ; dans ses lettres à Alexis, il s’employait à
banaliser ce choix, avant sa première rentrée, non sans l’exhorter à travailler
pour se mettre au niveau.
Désormais, et jusqu’à son départ pour la métropole, le lycée fut la
grande préoccupation pour Alexis. Dès la rentrée 1897, alors qu’il était
parti avec sa femme étudier un établissement en métropole, deux ans avant
le départ définitif, Amédée responsabilisait son fils : « Applique-toi, de
manière à ne pas te trouver arriéré quand tu entreras en France dans un lycée,
car ici les études sont plus fortes. » Alexis intégrait cette exigence et s’employait à la satisfaire, pour complaire à ses parents. Sa vie scolaire dévorait
peu à peu toute sa correspondance. Pendant l’absence de ses parents, à
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l’automne 1897, il multiplia les relevés de notes. En novembre, il livra
à ses deux parents un panorama complet de ses succès scolaires. La lettre
vaut une longue citation. On y trouve, des traits de caractère qui iront
grossissant : esprit de sérieux et sensibilité à la règle, exigence dépréciative
et intelligence vaniteuse, asservie au regard de l’autorité :
Je vous envoie aujourd’hui un petit dessin colorié, il est assez mal fait, la mer
surtout est affreuse. Je n’ai guerre [sic et toujours sic] eu jusqu’à présent le temps
d’en faire d’autres. Je travaille très bien, j’ai été 2 e en composition d’Histoire et
Géographie avec la note 19, j’aurais pu être 1er, mais je n’ai pas eu le temps
d’achever ma composition [...]. M. Renucci est très content de moi, il ne m’appelle jamais même âne et ne me donne jamais de pensums ni de retenues (choses
qu’il a déjà données et qu’il donne à toute la classe.) Souvent quand je fais un
bon thème ou une bonne version latine, il me fait des compliments (ce qui n’est
pas son habitude). M. Esswinght mon professeur d’Anglais est aussi très content
de moi, il me trouve très fort dans cette langue. [...] On me donne énormément de travail et je suis obligé de travailler assez tard à la lumière.
Alexis respecta l’impératif paternel jusqu’à ce que la mort prématurée
d’Amédée l’en délivrât. Il lui restait à renier ces exigences en niant les avoir
jamais connues. Dans son grand âge, il répéta à Pierre Guerre l’étrange
assurance qu’il avait jadis faite à Frizeau : « Selon le principe de son père,
il a eu une éducation à la William Pitt, lui laissant faire ce qu’il voulait,
soulignant l’importance de l’expérience, du pragmatisme [...], une espèce
de façon sauvageonne, un peu rousseauiste. »
« Ma mère était la plus belle », s’exclamait le jeune poète, après la mort
de son père, dans le poème de son enfance. Il renchérissait sur son admiration d’enfant, dix ans plus tôt, sur le motif : « Maman était si belle belle
avec une jolie robe et son joli petit chapeau qu’elle a fait elle-même à la Pointe
que je suis sûr que quand elle est sortie de la voiture devant l’église, tout le
monde a dû l’admirer 12 ! » En 1911, à quelques mois d’intervalle, Larbaud
et Alain-Fournier la rencontrèrent à Pau et à Saint-Sauveur, pèlerins littéraires venus recevoir l’oracle du nouveau Rimbaud. Larbaud évoqua l’Angleterre. Rien ne pouvait mieux complaire à Alexis : « Une grande dame
très belle, avec de très beaux yeux gris, le teint d’une Anglaise bien conservée, et un tout petit accent créole – les “r” roucoulés. » Henri Fournier
usa d’un plus cruel passé composé : « La mère a dû être très belle. Elle est
très aimable. » Relativité bien normale ; au premier, Alexis paraissait « un
grand jeune homme » ; au second, il était « un peu petit, court comme
Claudel » ; ce qui n’empêchait pas l’accord sur l’essentiel, une sorte de
charme contre lequel l’âge était impuissant. En 1939, la femme du plus
fidèle collaborateur d’Alexis rencontra Renée pour la première foi ; elle vit
« une vieille dame de soixante-quinze ans avec des bandeaux de cheveux
blancs qui, dans sa jeunesse, dut être une belle créole parmi d’autres belles
créoles ».
Fille d’une très jeune mère, Renée fut élevée par ses grands-parents. Ses
souvenirs font plus de place aux parents de sa mère, les Le Dentu, qu’aux
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siens, les Dormoy, absorbés par leur propriété du Bois-Debout et leurs dix
autres enfants. Le peu qu’elle donne à voir de son père, Paul Dormoy,
laisse imaginer un homme un peu ridicule et congestionné. Un citadin
transplanté à la campagne, mais qui craignait la vue du sang ; un chauve
que les mouches exaspéraient, au point de les faire chasser de son crâne,
pendant les repas, par un jeune Indien de douze ans, au moyen d’une
branche souple ; un père, enfin, qui exigeait sévèrement de sa fille, danseuse précoce de biguines, cangolés et autres belairs créoles, qu’elle se produisı̂t devant les invités, quoiqu’elle en eût. De sa mère, demeurée dans
l’ombre de Clélia Pédémonté, Renée n’a presque rien raconté.
Les grandes impressions de son enfance, la vision du monde qu’elle a
transmise à Alexis, elle les devait aux séjours à La Joséphine, chez ses
grands-parents Le Dentu. Sûrement, la vie ne différait guère d’une plantation à l’autre. L’ordre y régnait selon les mêmes principes et Renée n’y
apprenait pas d’autres valeurs qu’au Bois-Debout, où, tous les matins, elle
accompagnait sur son âne la tournée montée de son père. Mais les gardiens
de cet ordre étaient ses grands-parents. Les vacances qui ramenaient les
Dormoy à La Joséphine étaient rythmées par les expéditions dominicales
vers l’église paroissiale, à trois kilomètres de la plantation. Les fêtes religieuses réunissaient toute la famille chez les grands-parents Le Dentu, à la
ville de Basse-Terre. Le Vendredi saint, tous les adultes étaient au chemin
de croix, et les jours de gras, la fête y était bien plus amusante qu’à la
campagne, résidence ordinaire de Renée. D’une génération l’autre, l’aı̈eule
demeurait le centre de la vie religieuse. Paulette, la sœur d’Alexis, associait
à son tour les grandes fêtes du calendrier catholique au souvenir de la mère
de Renée, Annette Dormoy, qui réunissait pour les vacances l’ensemble de
sa descendance à La Joséphine. À la Toussaint, pieusement fêtée par les
créoles, elle conduisait matin et soir sa famille rassemblée à une statue de
la Vierge, adossée « à un acajou séculaire » : « Et là, à l’ombre des grands
arbres tropicaux », « les femmes et les enfants agenouillés et les hommes
debout, dans un grand recueillement, ma grand’mère récitait les prières du
matin et du soir ». Les immenses tablées qui réunissaient la famille Le
Dentu, élargies aux parents éloignés et aux amis, ne négligeaient pas la
part du pauvre ; les « indigents des alentours » en profitaient.
Au Bois-Debout, les Dormoy avaient-ils encore les moyens de cette
charité ? Grâce à son père, qui était devenu leur notaire, Amédée n’ignorait
rien de la situation de ses beaux-parents. Pour acquérir leur folie sucrière,
qui avait déjà ruiné de nombreux propriétaires avant eux, ils avaient immobilisé une grande part de la succession Pédémonté ; ils continuaient de
grignoter l’héritage d’Annette. En 1884, ils avaient garanti un impayé de
cent quarante mille francs à des négociants nantais, grâce à une hypothèque
sur leur plantation. C’était, à dix mille francs près, la somme qu’ils avaient
déboursée pour acheter la propriété, en 1870 ; mais, devant le père d’Amédée, Paul Dormoy avait beau jeu de prétendre l’avoir depuis valorisée à six
cent mille francs « au moyen des augmentations et améliorations considérables
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faites depuis qu’il en était propriétaire ». Somme considérable, toute virtuelle, minée en tout cas par deux autres hypothèques de cinquante mille
francs. La première consolidait le solde de l’achat, avec intérêts courants à
5 % depuis que le terme en était échu. La seconde couvrait un autre
impayé. En 1885, Annette préféra sortir de la communauté réduite aux
acquêts qui réglait son mariage, pour désolidariser la propriété de l’exploitation du Bois-Debout. Elle racheta pour cinquante mille francs la propriété, après l’avoir débarrassée de ses hypothèques, en réglant les dettes
du ménage ; elle permit par cette épuration des comptes de maintenir dans
la famille les cinq cent soixante-sept hectares de la propriété, qui n’en
devint pas plus rentable pour autant.
Ces relatives difficultés n’entamaient pas la gaieté familiale. Le sens de
la farce, une liberté de ton qui allait jusqu’à la grivoiserie et la scatologie,
entraient dans la tradition familiale. Les souvenirs de Renée regorgent
d’épisodes cocasses ; sa grand-mère Clélia tolérait les facéties de ses petitsenfants ; Annette Dormoy, à son tour, possédait assez d’esprit pour
admettre la liberté de ton, cocasse et licencieux, de son petit-fils Alexis.
De Pau, il lui écrivit une lettre pleine de « cochonneries », qui relatait une
épopée montagnarde, conclue par une glissade des excursionnistes
enchaı̂nés sur les pentes enneigées : « L’embêtant, racontait Alexis, c’est que
j’ai derrière moi un gros monsieur, qui, vu son poids, et par conséquent sa
vitesse, tend sans cesse à me passer par-dessus ; aussi quand nous arrivons au
bas de la côte, ses pieds, au lieu d’être à mes épaules, m’arrivent jusqu’à la
poitrine, et je sens (avec horreur) son fouc me frôler le cou. »
Dans son grand âge, Renée s’amusait encore des facéties du plus farceur
de ses cousins qui avait imaginé d’imbiber de « tafia bien fort » la pâtée
du poulailler pour voire tituber la volaille « au milieu d’une gaieté folle ».
La perte de contrôle de soi était le propre des animaux ou des travailleurs
irresponsables ; Alexis s’amusait pareillement des effets de l’alcool sur les
travailleurs de couleur. Il racontait à son père ce grand-guignol joué pour
les Blancs créoles, sans craindre sa désapprobation : « Hier il y avait un
Indien saoul qui revenait du bourg ; comme il y avait des petits Indiens qui
l’embêtaient, il a couru derrière eux et leur a lancé un bâton, il ne les a pas
attrapés, et en courant il a trébuché plusieurs fois, puis, il s’est battu avec tous
les Indiens, a couru derrière eux, etc. à chaque pas qu’il faisait, il trébuchait,
à la fin, comme il était tombé, ne pouvant plus se relever, il s’est endormi
jusqu’à la nuit où il s’est en allé chez lui, enfin il nous a donné la comédie. »
Aussi bien, l’ordre de la plantation maintenait les hiérarchies raciales et
perpétuait les préjugés ; ni le bon cœur de Renée, ni l’intelligence d’Alexis
ne suffisaient à les affranchir de ces catégories mentales. Renée n’avait pas
conscience de sa cruauté quand elle moquait les jeunes Noirs qui s’accouplaient pour posséder « une paire de chaussures, ce qui les relevait à leurs
propres yeux en les rapprochant du Blanc ». « Chacun ne possédait donc
qu’un soulier et le Dimanche, du haut de la galerie du Bois-Debout, c’était
un amusement pour nous de les voir passer se rendant au bourg et boitillant, tous n’étant chaussés que d’un pied. » En décrivant pour son fils, en
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1944, l’amour des Noirs pour leurs employeurs blancs, avec la meilleure
conscience du monde, la sœur d’Alexis omettait significativement une
génération, tant l’ordre esclavagiste demeurait actuel : « Mes grandsparents avaient tous connu l’esclavage mais ils avaient toujours été si bons
pour leurs travailleurs nègres que ceux-ci, en apprenant qu’ils étaient devenus libres lors de l’abolition de l’esclavage en 1848, se jetèrent à leurs pieds
en les suppliant de les garder auprès d’eux comme auparavant. Cependant
une infranchissable distance sépara toujours la race blanche des seigneurs
de France de la race noire des anciens esclaves. »
L’abolition n’avait pas atteint le sentiment de l’inégalité raciale. Malgré
la rupture juridique, la condition des nouveaux immigrés perpétuait l’ordre
ancien, dans l’esprit de Renée, qui évoquait les « propriétaires de toutes
les habitations de l’ı̂le » venant faire leur marché à l’arrivée de nouveaux
travailleurs immigrés : « Les enfants étaient donnés par-dessus le marché.
Chaque Indien était payé mille neuf cents francs à l’Inde [...] et contractait
un engagement de cinq ans. Il appartenait à l’habitant comme un esclave
mais sous la garde d’un syndic chargé de voir si de part et d’autre les
engagements étaient bien tenus. »
Le modèle maternel n’imprégnait pas seulement l’enfant des valeurs de
la plantation ; il l’habituait aussi à des pratiques culturelles. Elles demeuraient typiquement créoles, tel le goût et la connaissance des plantes,
qu’Alexis se réappropria peu à peu. Ses premiers rudiments de botanique,
auxquels il conférera plus tard des apparences encyclopédiques, ne lui
venaient pas des improbables leçons « d’un savant botaniste reçu dans sa
famille, le R.P. Antoine Düss », qui avait quitté l’ı̂le avant les cinq ans de
l’enfant, mais plutôt de sa mère, qui avait appris de son père « le nom
scientifique de tous les arbres et les fleurs de son beau jardin à étages. »
Renée, c’était encore un miroir flatteur pour la jeune virilité d’Alexis.
Dans son grand âge, il racontait : « Sa mère, aux Antilles, le voyant un
jour, depuis la véranda sombre, arriver à contre-jour, avec son chapeau de
paille (enfant, il avait un immense chapeau de paille, avec une double
feuille fraı̂che à l’intérieur) et ses cheveux qui passaient à travers : “Il a un
charme fou, celui-là.” »
Il faudrait dire aussi tout ce que ce milieu ne transmettait pas à l’enfant,
doté d’une culture littéraire trop pauvre pour jamais émailler d’une référence les récits ou la correspondance familiale, bien loin des lettres de
Jeanne Proust à Marcel, ni seulement assurer une orthographe sans
reproche à Renée, à ses filles, ni même à son fils, poète et diplomate. En
vacances à La Joséphine, Alexis se plaignait d’ailleurs à son père de n’avoir
« pas un brin de lecture ». De tel cousin, qui le liait à ce côté maternel, il
disait à Gabriel Frizeau, l’antiphilistin : « C’est un délicieux Petit-Barbare,
timide comme une rainette, et qui s’est toujours tenu loin de toute culture,
enfoui dans sa médecine, qu’il va prodiguer aux nègres de Marie-Galante. »
Dans son grand âge, Saint-John Perse racontait à Pierre Guerre une
enfance littéraire, contre toute probabilité : « Il y avait partout des livres :
dans la maison de l’ı̂le [une cabane en réalité], dans la maison de la ville,
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rue des Abymes, dans celle d’une plantation appartenant à la mère de
Saint-John Perse. » Au même, il faisait cet autre aveu, plus crédible, quitte
à exagérer dans l’autre sens, en harmonie avec l’anti-intellectualisme hérité
de son adolescence : « SJP dit avoir peu lu. Il n’a jamais eu de bibliothèque d’enfant jusqu’à sa venue en France. À Pointe-à-Pitre, de la huitième à la sixième, il n’avait que des livres scolaires. [...] Dans les greniers
aux Antilles l’enfant trouvait de grands livres avec dans images en couleurs
sur les fleuves, sur les voyages, sur la nature. Mais pas de livres de
littérature. »
Faste et soucis d’argent, grandeur anachronique et insouciance subversive, culture mondaine d’un monde disparu et ignorance crasse de ce que
n’enseignaient ni l’Église ni la plantation, voici l’héritage maternel. Longtemps, toujours peut-être, en l’homme de la gauche modérée qu’Alexis
incarna, au Quai d’Orsay puis dans son exil américain, ce legs maternel
conditionna étroitement ses premiers réflexes. Le radical Gerville Réache,
proche des Léger, qualifiait tout bonnement de réactionnaire Charles Le
Dentu, le grand-père bien-aimé de Renée. Ce patriarche charmant de
La Joséphine était trop peu républicain pour être seulement nommé dans
la généalogie autobiographique de Saint-John Perse. Mais un homme n’estil pas fait de mille pièces ? Son unité doit moins à l’homogénéité de son
héritage qu’à l’usage qu’il en fait.
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II
Le fils chéri
Un corps reçu et acquis
Si le corps est continuité au monde, la construction du sujet exige de se
l’approprier. Alexis fut tôt conscient de cette opération ; il n’était pas
moins anxieux de maı̂triser son corps que tenté par son contraire, fasciné
par la dissolution de soi. La perte de contrôle, il l’éprouvait, en Blanc
créole, dans des épisodes de fièvre que la tradition dira paludéennes, sans
qu’aucune crise en apportât la confirmation, plus tard, en métropole. Ces
fièvres enfantines se trempaient au climat poisseux des tropiques. Sensible
au fatalisme bouddhiste, importé avec les travailleurs indiens, l’enfance
d’Alexis baignait également dans des conceptions scientifiques, dont le
matérialisme et le déterminisme (phrénologie de Gall) inféodaient la santé
de l’esprit à celle du corps. L’adolescent était très perméable à la croyance
que la domination des émotions corporelles fondait l’affirmation de la
personnalité – sans éluder cette aporie finale : « Dire que mon vrai moyen
a été de vouloir, de vouloir constamment, ce n’est qu’un recul, puisqu’il
faudrait démêler par quels moyens on apprend à vouloir vouloir. »
Cette volonté de se dominer par la connaissance des déterminations
physiques n’excluait pas le recours à des usages instinctifs et traditionnels :
« Je recherchais le soleil, croyant d’instinct, comme les Malabrais, à la
“purification” du corps au soleil. » L’adolescent palois s’était élaboré un
protocole de maı̂trise de son corps, au bénéfice de son bien-être spirituel.
Il vantait la « répercussion mentale » de la marche en montagne et trouvait la
« confiance » et la « maı̂trise » dans la rééducation de sa respiration et de
sa digestion. Il n’avait pas vingt ans, et il se penchait longuement sur son
enfance, dans l’une de ses rares lettres à Gabriel Frizeau à peine retouchée
par Saint-John Perse. Son souci de la santé du jeune Jean Frizeau révélait
celui qu’il avait de soi, tout récent orphelin de père. Il y disait un amourhaine de la maladie, qui entrait en correspondance avec ses préoccupations
enfantines : « Toute mon enfance a été terriblement brûlée de fièvres paludéennes ; et malheureusement j’aimais ces fièvres, jusqu’à dissimuler pour
n’avoir pas de quinine. Des fièvres bilieuses, malgré le délire, m’apprirent
bien la haine de la maladie, l’horreur de la chambre (aux colonies !) = l’ennui
du poulet retenu par la patte. » C’était déjà la leçon paternelle, en 1896 :
« Il faut bien écouter ta mère et prendre les remèdes qu’elle te donnera ; c’est
le moyen de guérir vite et de te trouver sur pied quand j’arriverai au Matouba. » Plus tard, dans la langue du poète :
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... Et moi, plein de santé, je vois cela, je vais
près du malade et lui conte cela :
et voici qu’il me hait.
L’adolescent se souvenait de s’être livré voluptueusement à la sensation
et à l’imagination, jusqu’à l’insurrection de sa volonté. Peur « des aboulies,
de la neurasthénie ; peur d’être emporté par le rêve, ou la musique, et de
n’être plus guide, même dans les ruptures d’équilibre ». La souffrance et la
maladie, en déréglant son corps, rompait le charme invisible de sa tyrannie,
et laissait à l’esprit le loisir de se rencontrer en se découvrant son esclave.
La musique relevait de ces passions qu’Amédée prohibait : au dire d’Alexis,
il barra sa vocation de violoniste.
Celui qui maı̂trisa son image publique et intime, dominateur de ses
émotions, ne laissant rien voir qu’il ne voulait dévoiler, architecte de soimême, dans une solitude solipsiste, savait déjà mettre en scène ses émotions
à huit ans : « Comme j’étais content de voir papa et comme j’ai envie de te
voir, quand papa m’a dit que je serais venu avec lui te chercher j’étais tellement
content que je croyais que j’aurais pleuré de joie, ainsi regarde comme j’ai
envie de te voir 1. »
À quels premiers regards portés sur son corps d’enfant faudrait-il remonter pour surprendre cette volonté de dominer son image, quitte à nier
souverainement le regard des autres ? Effort servile, jusqu’à l’absurde, chez
le vieillard, qui protestait ne s’être jamais teint les cheveux devant les trois
personnes les mieux renseignées du contraire, sa femme, sa maı̂tresse et sa
sœur. Alexis avait dû répondre de fameuses exigences de virilité, aux Îles,
où demeurait vivace l’idéal de l’homme aventureux. Le corps de l’enfant y
était plus dévoilé et plus sollicité qu’en Europe, et l’hygiénisme de l’époque
fonctionnait à rebours de notre logique. La graisse en était le signe positif,
aussi bien les sucriers antillais n’hésitaient pas à farcir leurs organes de
presse de publireportages où la promotion du sucre s’exprimait en équivalences énergétiques avec le saindoux... Alexis entrait en plein dans cet idéal
adipeux, dont notre lexique conserve la trace, quand il transforme graisse
et santé en « embonpoint ». En vacances sur les plantations, il rassurait son
père sur les attendus du séjour campagnard : « Nous sommes tous bien portants et bien gras. » Il pointait, en élève particulièrement assidu : « Paulette
et Margot ont les joues légèrement rosées, quant à moi, je suis toujours le garçon
gros, gras. »
Autre miroir au jeune narcissisme d’Alexis : la programmation virile
dont le fils unique était l’objet, ravi et accablé. Renée insistait dans ses
souvenirs sur les qualités physiques des hommes de sa famille, valorisant
fièrement la « force musculaire très réputée » de son frère Georges. Les
sœurs d’Alexis l’appelaient « le Fils », avec une ironie qui n’entamait pas
leur dévotion. L’enfant s’adoubait sans rire de ce titre, en dédoublant la
signature de ses lettres : « ton fils chéri, le Fils », ou bien « Alexis, le Fils ».
Pour être digne de son privilège viril, Alexis voulait se construire un
corps qui dirait sa force. Ses jeux, d’âge en âge, le faisaient monter des
chevaux de bois, un petit âne, et un cheval, enfin, qu’il menait au train
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d’un « zèbre ». Il savait pêcher et chassait de petits oiseaux avec son cruel
lance-pierre, ce hipan-hipan pour lequel il demandait régulièrement à son
père des élastiques à biberons. Était-il trop jeune, ou trop citadin, pour
tirer à l’épée ? Il accompagnait seulement son cousin, pendant les vacances,
à la caserne, y charmant les officiers. Il s’appliquait à de longues marches
et à une pratique quotidienne de la gymnastique pour « prendre des biceps et
des mollets ». « Croissent mes membres et pèsent, nourris d’âge. » Rentré à
Pointe-à-Pitre, il se faisait équiper en instruments de gymnastique (« Si tu
savais comme papa est gentil pour nous, il a acheté chez Borel toutes les choses
nécessaires pour nos anneaux et pour notre trapèze »), s’échauffait jusqu’à
devenir « rouge comme un coq », s’identifiant aux acrobates : « Je fais tous
les jours des tours sur mes anneaux, je suis très fort, je me pends par le bout
des pieds en me balançant à toute volée, je fais le saut du chat, c’est-à-dire ce
que l’homme du cirque n’oublie jamais de faire quand il a fini ses tours. »
Ces efforts violents n’entamaient pas ses dispositions à la douceur, ni
son goût pour des jeux plus féminins. À la compagnie de son cheval zèbre,
il pouvait préférer celle de petits animaux, chiot, cabri ou tel « joli petit
lapin tout gris » qu’on lui avait offert : « Il est très joli, très gentil et pas
sauvage du tout, il s’appelle Gigolette et fait mon amusement. Je le parfume,
le caresse, je lui mets des petits rubans et des petites cordelières et lui donne à
manger des carottes, des feuilles de choux, du pain, etc. » Saint-John Perse a
préféré d’autres témoignages pour dire sa puissance physique et son âpre
solitude de poète ! Dans la Pléiade, une lettre fictive à sa mère évoque la
largeur croissante de ses épaules d’aventurier chinois et une « dame d’Amérique » certifie ses talents d’équarrisseur. Dans le mémorial dressé par
Pierre Guerre, on apprend qu’aux débuts de sa vie parisienne Alexis corrigea un malandrin à coups de canne, après avoir régné en justicier au lycée
de Pau : « Saint-John Perse était une petite force de la nature. Plus fort
physiquement que tous ses camarades, il prenait part dans la cour à de
véritables batailles. Une fois, pour éreinter un garçon brutal, il se souvint
d’un truc de nègres : tordre les testicules. »
Cette complaisance exigeante pour son corps masculin s’accompagnait
de la crainte qu’il ne vienne à lui manquer. Le premier signe de sa corruption, une dent cariée, procura à l’enfant le sentiment précoce et mélancolique de sa finitude. Accordé au vitalisme de son temps, l’adolescent
n’admettait que l’on pût écrire qu’« après sa première dent piquée ». Le
diplomate, dans la force de l’âge et au sommet de sa puissance, confiait
qu’il avait « ressenti son unique désir de suicide vers quatorze ans, lorsqu’on lui fit enlever par un dentiste un point noir tachant une dent. “Pour
la première fois je voyais quelque chose de moi se corrompre : puisque tout
devait se décomposer, pourquoi fallait-il attendre et vivre ?” ». Le vieillard
revenait sur cette « notion de manquement partout. Elle a mené souvent
le poète à rejeter êtres et choses. Parce qu’il y avait toujours une faille, et
qu’il avait besoin de plénitude, d’absolu ».
Le goût de la force et une hypocondrie maladive allaient déjà de pair
chez l’enfant. Et son idéal de santé n’était pas séparable d’une fascination
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morbide pour les irrégularités du corps. Sur ce chapitre, il était imbattable,
inaugurant dans sa correspondance enfantine sa riche carrière de fabuliste :
« Mme de Massais [...] a un enfant qui mange de la terre par poignées (en
cachette), il trouve ça très bon, il avale aussi de petits cailloux, de sorte que
quand il fait poum, on entend glin guindingue guindingue : ce sont les
roches qu’il rend. Aussi a-t-il une couleur jaune. » La scatologie régnait au
panthéon des curiosités enfantines. Dans une autre lettre, Alexis décrivait
à son père le bassin de baignades et son « eau de poum. » Les questions
digestives, en général, faisaient le régal de l’enfant : « L’Énorme qui a été si
longtemps constipée est maintenant tellement dérangée que maman a été obligée de lui donner une médecine d’huile. Aussi va-t-elle comme un canard ! »
Dans son idéal de contrôle, Alexis s’inquiétait de son corps, qui menaçait
toujours de déborder par l’un de ses orifices ; pudique, et parfait gentleman
de onze ans, il se flattait, en homme, d’être épargné par ces dérèglements :
« Nous avons fait un assez bon voyage, la mer était plutôt calme, ce qui n’a
pas empêché Alice d’être malade, et de dégobiller selon sa noble habitude.
Maman a été un peu bouleversée, mais n’a pas vomi. Quant à moi, je me suis
promené presque tout le temps en causant avec M. Esswinght 2. »
Alexis n’avait pas dix ans, et il devait déjà s’examiner. Quand les sœurs
rosissaient enfin (« je crois même remarquer que Paulette et Margot ont les
joues légèrement rosées »), il conservait la face bilieuse : « quant à moi, je suis
toujours [...] avec le teint jaunâtre ». Il y avait de quoi envisager une carrière
de médecin, pour mettre un peu d’ordre dans ces craintes qui minaient
jusqu’au rationalisme paternel : « J’ai lu avec avidité ta lettre et celle de tes
sœurs, tant j’avais hâte d’avoir votre écriture et de savoir comment vous aviez
terminé vos vacances. Tu es arrivé presque rose à la Pointe et tu allais rentrer
au lycée avec de bonnes dispositions. » Avec le travail, la santé arrivait en tête
des exigences parentales, qui cultivaient la mauvaise conscience de l’enfant.
Il n’avait pas droit à la faiblesse et n’était pas malade sans encourir le
reproche de l’avoir mérité : « Écoute bien maman, prends bien ta quinine et
les remèdes qu’elle te donnera, et sois plus sage que si j’étais là, pour ne pas la
fatiguer ; car, tu sais, elle a été malade aussi, et si le bon Dieu l’a fait guérir
ce n’est pas pour que ses petits-enfants la tourmentent. » Soit qu’il ait oublié,
soit qu’il inversait une exigence qui n’avait pas cessé de lui peser, Alexis
expliqua plus tard que son père refusait de le soigner, confiant dans son
équilibre naturel. Au contraire, Amédée craignait toujours pour la santé
des siens, mal préparés au climat des Îles. Le déterminisme climatique
empêchait le travail comme le repos. Les études étaient plus fortes en
Europe ? « Il est vrai qu’on travaille plus facilement parce qu’il ne fait pas
chaud. » Les vacances ? Alexis et les siens n’en jouissaient pas sans entraves,
exposés à toutes sortes de menaces naturelles : « Je pourrais recommencer
mes bains froids bientôt, hier nous avons été à Manbellay [...], Paulette ayant
attrapé le mal de gorge hier, n’a pas pu venir, et Annette qui a mal au pied
est restée avec elle. Arrivés là, tout le monde a pris un bain dans la rivière, je
ne me suis pas baigné parce que j’ai le rhume, puis ensuite, on a fait un goûter
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
sur l’herbe. Bonne maman a eu une attaque d’urticaire hier soir, et pendant
la nuit elle a eu un fort accès de fièvre. »
Bref, le passage de la conscience du corps au souci du corps prenait chez
Alexis la forme d’une précoce hantise de la disparition : « Hier j’ai été
chez Mme Zaepffel, et comme elle allait à Valentino qui appartient maintenant à M. Ravel, j’ai trouvé des prétextes pour retourner à la maison car il y
avait là le petit Ravel qui a la lèpre. » La lèpre ne représentait pas la seule
menace de dépossession de soi et de son apparence ; Alexis continuait son
épı̂tre dans le même registre : « Julo a la petite vérole depuis ce matin et
son corps est plein de boutons. » Mieux que la maladie, le rapt figurait le
visage ultime de cette inquiétude de dépossession de soi : « Tu sais qu’on
a recommencé à voler les enfants, l’autre jour on a volé deux petites filles, l’une
de quinze ans et l’autre de douze ans. » Rapt réel ou magique, c’est toujours
le même enlèvement, qui vise à se saisir du Blanc pour délivrer le Noir.
L’aliénation imposée par la domination coloniale n’était pas séparable de
la menace d’une possession à rebours. La magie s’offrait comme l’ultime
auxiliaire des dominés : « Hier on a déterré la tête de Martil pour faire
sorcier. Tous ces sacrilèges pour faire sortir l’assassin Blanchet de sa prison. »
Dans ce jeu pervers d’aliénation réciproque, il était difficile à l’enfant créole
de se sentir à l’aise dans son corps. L’éternel carabin s’infligera la peine
d’une autoconsultation permanente, pour se défaire de cette vieille crainte
de dépossession, interdite par les parents, contrainte par le climat et promise par le vaudou.
En grandissant, Alexis fut traversé par des conceptions contradictoires.
D’un côté il était tiré loin du spiritualisme romantique par une sorte de
matérialisme, qui lui faisait traiter son corps comme le maı̂tre doit s’occuper de son chien, avec la patience due à des limites qu’il était inutile de
vouloir repousser. « Quant à ton médecin, préconisait-il à sa maı̂tresse, une
fois de plus, renonce à cette éternelle tentation d’en faire un partenaire
psychologique et pense plus simplement à l’utiliser comme un vétérinaire 3. » De l’autre côté, il allait de sa curiosité insatiable pour les phénomènes
médicaux comme d’une sorte de mysticisme athée, pour lequel la compréhension des mystères du corps revenait à atteindre les secrets ultimes de la
vie. Il renouait ainsi avec la conception de l’unité du corps et de l’esprit
des traditions antiques et médiévales, qui établissaient des correspondances
entre les humeurs corporelles et les tempéraments spirituels. C’était remarquable lorsqu’il parlait à Frizeau de son tempérament de sanguin et dans
son attention de poète aux humeurs, qu’elle fussent saignées (la Lune
« commande » les « menstrues » de la Reine dans Anabase), suées (« la sueur
s’ouvre un chemin frais » dans Éloges), ou salivées (« son œil est plein d’une
salive »). Cette « hydraulique des fluides » occupe d’ailleurs une place centrale dans les représentations guadeloupéennes du corps 4.
Ce modelage créole qui liait, pour le petit Alexis, le corps à l’esprit et
aux cycles du monde, ne l’éloignait pas nécessairement de la médecine de
son temps. Depuis le début du siècle de sa naissance, les idéologues, puis
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les phrénologues sondaient l’unité du corps et de l’âme. Mais Alexis pouvait aussi bien se rallier aux conceptions machinistes de Claude Bernard,
ou tentait de s’en convaincre, pour se rassurer. Au lendemain de la mort
de son père, il parlait en ces termes de son corps devant son ami Monod :
« Pour moi, j’ai une bonne machine et des habitudes. Par là je ne connaı̂trai
point le soulagement de la fatigue. » Aussitôt, il sombrait dans une longue
maladie sans nom, purement psychosomatique... Si Alexis était tôt sorti
d’une vision chrétienne du corps, il ne parvenait jamais au froid rationalisme des physiologistes. Du christianisme même, demeurait le sentiment
d’une responsabilité envers son corps, quoique cette responsabilité s’exerçât
au bénéfice de son dépositaire. Alexis rappelait inlassablement à ses proches
leurs devoirs envers leur corps, fût-ce à leur seul usage, avec des accents
que n’auraient pas renié les philosophes chrétiens. À Louise de Vilmorin,
vingt et un ans, la fille de sa maı̂tresse Mélanie (« Et peut-être le jour ne
s’écoule-t-il point qu’un même homme n’ait brûlé pour une femme et pour sa
fille ») : « Ayez soin de votre santé, parce qu’elle est entre vos mains comme
une œuvre d’art. »
Entre le sentiment largement répandu, au siècle industriel, d’une humanité exilée hors de l’harmonie naturelle, et le fantasme propre aux littérateurs, qui fondait la puissance poétique dans la vigueur corporelle (pour
les écrivains de la génération des Goncourt, un coı̈t, c’était la perte d’un
livre), Alexis cultivait sa névrose de la santé. Elle l’enfermait dans une
posture à la fois très moderne, qui veut que le corps participe de l’œuvre,
et très aliénante, si la virilité doit toujours être prouvée et la normalité
conquise. Maı̂tre du langage, Alexis fut tôt un formidable rhéteur de son
corps de chair, discipliné jusqu’à l’obsession, d’une ascèse aussi riche en
procédés sanitaires que son œuvre l’est de formules d’une précision mécanique. Le contre-modèle de Berthelot, consumé de travail et de plaisirs,
malgré une santé métallique, le barricada dans une sobriété très contrôlée
mais impuissante à maı̂triser sa frayeur des microbes. Exagérait-on son
hypocondrie, dans son entourage, en expliquant sa chute, en mai 1940,
par son choix de s’éloigner de son ministre, alors qu’il en perdait le
contrôle, inquiet de risquer une contamination grippale à son chevet de
malade ? Alexis était finalement plus morbide que dionysiaque si sa volonté
de puissance n’égalait pas sa peur de mourir.
La maladive attention à soi, chez Alexis, était la rançon d’une sensibilité
particulière. Saint-John Perse s’était bien gardé du dérèglement rimbaldien
des sens ; il cherchait l’impossible règle d’une trop subtile sensitive.
La saveur du monde
À compter de son retour de Chine, soignant une nostalgie par une autre,
Alexis évoqua toujours plus volontiers son enfance. Dans son grand âge,
Pierre Guerre, son ultime confident, écoutait, et notait. « Son enfance,
c’est, dit Saint-John Perse... », et il énumérait les quatre points cardinaux
d’une géographie identitaire plus ou moins fabuleuse.
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
« Un lien avec la nature (plantes, animaux) »
Saint-John Perse, poète encyclopédique, se voulait botaniste et minéralogiste. S’il n’avait pas de prétention zoologiste, il revendiquait un pouvoir
magnétique sur les animaux, et des connaissances particulières en ornithologie. Il est vrai que l’auteur de la longue ode aux Oiseaux, écrite et récrite
aux deux extrêmes de sa vie de poète, cultivait une ressemblance croissante
avec les créatures célestes ; enfant aux grands yeux rêveurs, adolescent au
visage un peu lourd, il n’eut de cesse de s’émacier comme un rapace, en
conservant ses yeux ronds de chouette et sa prunelle fixe de perroquet. Les
oiseaux tenaient une place de choix dans ses jeux d’enfant. Il attrapait des
colibris avec du manioc imbibé de rhum, ou les étourdissait d’une pierre
lancée de son hipan-hipan, avant de les relâcher. Il se vantait devant son
père de sa sollicitude des « enfants au nid » ; il était surtout soucieux de
l’interdit maternel qui résonne dans ses poèmes de jeunesse : « Et il ne
fallait pas tuer l’oiseau-mouche d’un caillou. » Malgré tout, il cueillait les
volatiles comme des fruits, jouant « à tuer des oiseaux et à cueillir des
goyaves ». Sa correspondance enfantine est muette sur le monde végétal,
ce qui ne signifie rien ; ce n’était pas un sujet à évoquer dans des lettres.
Il retranscrivit ses observations botaniques dans sa poésie de jeunesse, qui
grouille aussi d’insectes, peuple à hauteur d’enfant. Ses relations épistolaires
évoquaient surtout les animaux qui l’effrayaient.
Loin de la légende du « pouvoir magnétique de [sa] main d’enfant »,
cette « loi » qui s’imposait aux « chevaux nerveux » de son oncle, ou bien
aux « chevaux sauvages de Mongolie », le petit créole apprit à monter sur
« un joli petit âne bien doux appelé Cadichon ». Alexis fabulait à rebours de
ses peurs intimes. Se rêvait-il en toréador furieux, comme le poète Góngora
passant et repassant devant les fenêtres de la belle qui se refusait à lui « en
conduisant un superbe taureau. Simplement. Sexualité et virilité » ? C’était
pour mieux domestiquer une peur enfantine : « Il y a une vache qui passe
tous les soirs devant la maison, elle est très méchante, l’autre jour parce que
nous avons imité son cri, elle a couru sur nous. » Proclamait-il l’efficace de
son fluide face aux chiens les plus féroces ? C’était s’économiser ses détours
d’enfant prudent : « En revenant, comme le chien de garde de la maison
placée sur le petit sentier ne voulait pas nous laisser passer, et faisait mine de
vouloir se précipiter sur nous, nous avons dû continuer tout le bout de chemin
de l’habitation qui nous restait à faire pour remonter Savon [c’était le nom
d’un morne, d’une colline] jusqu’à l’entrée de notre maison. »
La sensibilité et l’imagination de l’enfant le portaient à l’inquiétude, et
cette prudence le faisait goûter la saveur du monde par la vue ; Claudel ne
voyait-il pas dans le visage d’Alexis « deux yeux dévorants, à jamais impuissants à se fermer » ? La perception visuelle organisait les premiers poèmes
de l’adolescent ; une poésie aux images d’une netteté absolue, qui se dévore
comme un film muet, où le rire est « silencieux ». La sensualité de l’enfance
y est toute visuelle ; la lumière est partout, démultipliée par le reflet. Le
toucher est absent, répudié pour sa familiarité : « Quand vous aurez fini de
me coiffer, j’aurai fini de vous haı̈r. » Les odeurs remontent plus souvent
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que les sons aux « tables du front ». Agréables, parfois : « C’est alors que
l’odeur du café remonte l’escalier » ; ou bien le vieux sac « fleure bon le riz ».
Plus souvent le nez est incommodé. La bonne, métisse, sent « le ricin », et
les vaches l’odeur écœurante du « sirop-de-batterie ». La mort est un parfum. Les « bouquets au jardin sentaient le cimetière de famille ». L’odeur
« avide de bois mort » « fait songer [...] à la mort... ». Et les morts rejoignent
le « cercueil d’acajou » qui « sent bon ». L’odorat, après la vue, était le sens
qui tenait l’enfant le mieux informé du monde ; mais plutôt que l’ordre
apparent, il signalait l’envers des choses, leur déliquescence ou leur secrète
alchimie. L’enfant aimait bizarrement l’odeur d’ammoniac, liée au cheval
et à l’urine. Son inventaire des parfums antillais se cantonnait au registre
de la décomposition et de la pourriture. Jamais l’odeur, même celle du
sexe, qui « sent bon », ne provoquait la joie aiguë de la lumière.
La synesthésie fonctionnait toujours au bénéfice de l’œil. L’oreille percevait une vibration plus visuelle que sonore : [...] « Les voix étaient un bruit
lumineux sous-le-vent... » Le bourdonnement des mouches ? C’était
« comme si la lumière eût chanté ! ». Ce n’était pas sa peau qui ressentait
« l’eau-de-feuilles-vertes » du bain, mais son œil qui se baignait à ce « soleil
vert ». L’image privait l’enfant de sa capacité gustative, sensation la plus
intérieure, qui donne à ingérer le monde, par quoi les chrétiens communient à Dieu. On est loin, chez Perse, de l’intimité buccale de l’œuvre
d’un Ponge, et l’on comprend sans peine l’étrangeté à celui-ci de la poésie
hautaine de celui-là. Le mot « goût » n’apparaı̂t que très rarement dans
Éloges, sinon comme métaphore révulsive, voire meurtrière : « et un autre
envahi par le goût de tuer se met en marche ». Associé aux fièvres nocturnes,
il y a bien ce « goût de citerne » : c’est celui de l’eau donnée au malade, qui
se fait sapide dans la douleur. Et puis cette allusion, plus agréable, mais
d’une intimité troublante, au sujet de la bonne : « sa bouche avait le goût
des pommes-roses, dans la rivière, avant midi ». La vue n’est pas seulement
le sens le plus distancié, il est aussi le plus actif, celui qui sauvegarde la
liberté du sujet. Goûter, sentir une odeur, toucher, ou bien entendre, c’est
toujours laisser le monde vous pénétrer, quand le regard est sélectif, et
comme dominateur. C’est pourquoi les papayes, dans le poème de l’enfance, ont une couleur plutôt qu’un goût, et que les mangues ne s’y mangent pas, semblances de « lunes roses et vertes ». De fait, au dire par la suite
d’Alexis, il « n’a jamais rien entendu à la cuisine, sinon [qu’il a] mangé un
peu de tous les plats du monde ». Au long de sa carrière diplomatique, il
s’interdit toute consommation de vins et alcools, ce qui ne manqua pas de
le singulariser dans la vie politique internationale où la gastronomie tenait
une place centrale.
« Un lien avec l’humanité à travers toutes les races »
Saint-John Perse précisait : « La famille humaine, l’universalité
humaine : cas exceptionnel d’un enfant côtoyant toutes les races. » Ce
riche échantillon d’humanité qui s’offrait ne prédisposait pas Alexis à une
conception humaniste ou égalitaire. Loin de la bonhomie fraternelle de
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
l’expression « famille humaine », qu’il utilisait plus de soixante ans après
avoir quitté la Guadeloupe, attentif à la sensibilité politique d’un interlocuteur d’une autre génération, Alexis ne se détacha jamais, au fond, des
préjugés raciaux du monde de son enfance, réactivés par les luttes politicoraciales qui avaient précipité le « déclin de la vie antillaise », entendue
comme celle des Blancs créoles. Sa famille était moins émerveillée du melting pot guadeloupéen, qu’agacée par son incapacité à remplacer le modèle
de l’économie servile : « Les grèves ruinaient les plantations car les récoltes
ne pouvaient attendre. Les travailleurs non payés pouvaient vivre à la
maraude pendant plusieurs mois tandis qu’en moins d’un mois toutes les
plantations étaient perdues. Pour remédier à cette situation, on a fait appel
à la main-d’œuvre étrangère : indous de Malabar (c’était encore sous la
reine Victoria). [...] de véritables déchets humains. [...] Puis main-d’œuvre
jaune : les Chinois. Ils s’établissaient ensuite comme commerçants. Les
Japonais eux se suicidaient. (Saint-John Perse se souvient de grandes poutres
scellées en terre : c’était le cimetière des Japonais.) Annamites : on envoyait
aux Antilles des rebelles farouches qui devenaient vite travailleurs marrons. »
Ce regard froidement économique n’empêchait pas de nouer des relations sentimentales, quoique asymétriques, avec la domesticité familiale.
Les Léger avaient leur bon nègre, Mazout (!), le gardien de l’ı̂let-à-Feuilles
où, à défaut d’être né, Alexis passait ses jeudis, ses dimanches et les
vacances de Pâques. La bonne pointoise, « Geiorgiana, la vieille régente de
la maison », faisait presque partie de la famille. Mais l’enfant apprenait
surtout ce qui partageait la famille humaine. D’un côté, les Blancs ; de
l’autre, les descendants d’esclaves et les nouveaux venus, immigrés à la
génération des parents d’Alexis. Les Indiens avaient fasciné Renée ; elle
racontait qu’elle espionnait leur lieu de culte : « Que de fois j’ai risqué un
œil par le trou de la serrure et je ne parvenais à apercevoir qu’une petite lampe
allumée devant l’idole. » Ce nouvel exotisme fécondait l’imagination des
enfants, frappés « par ces peuples étranges, importés là pour faire fructifier la
terre, seconder les nègres indolents ». Alexis s’est glissé dans ce mystère. Il a
raconté abondamment, à tous âges, comment il s’était risqué dans le lieu
du culte mystérieux, interdit aux Blancs. Sa curiosité n’avait pas été punie.
Sa première da, une Malabaraise, grande prêtresse des indous de la plantation, reconnaissant ses pouvoirs magiques, l’aurait consacré au dieu Shiva.
Signe exemplaire de la prédestination de l’enfant, voué à la poésie, l’aventure se déroulait sur le terrain de la plantation, au versant féminin de son
ascendance, dans une atmosphère sexuée, bardée de références à sa puissance créatrice : « Ma da avait besoin de moi pour cette cérémonie où
Shiva doit s’incarner dans un être nouveau, un enfant, dans un être
humain supérieur même, un prince, et donc tout naturellement le fils du
maı̂tre de la plantation. [...] La Malabaraise me préparait par des ablutions,
des bains de feuilles, des macérations de tout le corps, le sexe même. Je
me rappelle à travers les mailles du hamac, mon sexe était l’objet de soins
particuliers. [...] À minuit, la da réveillait l’enfant. [...] Alors le dieu Shiva
descendait et trouvait son support de l’enfant. [...] Autour de lui, à ses
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pieds, les indous en transes. La sensation d’être adoré. Psychose collective.
L’enfant les reconnaissait, pour les rencontrer tous les jours, mais leurs
yeux dans cet état extraordinaire... [...] On lui faisait passer la main sur
certains d’entre eux. »
À vingt-cinq ans, Alexis impressionnait déjà Karen Bramson, sa première
maı̂tresse, de ce récit fabuleux ; elle le transposa dans son roman au titre
persien, hautain et nostalgique, Parmi les hommes. La da s’y appelait Baı̈na.
Elle dévoilait à l’enfant ses pouvoirs magiques, qui lui permettaient de
guérir par l’imposition de sa main sacrée : « Éveillé dans son lit, le sang
lui martelant les tempes, Erik pensait : “J’ai donc en moi des forces étranges ! Je peux faire des choses merveilleuses ! Je peux être utile aux autres !
Baı̈na le sait !” »
Le creuset créole fusionnait les principales cultures et religions du
monde, sauf l’islam. Est-il fortuit que ce soit le seul monde auquel Alexis
ne s’ouvrit guère, ses itinérances ne l’amenant jamais au Moyen-Orient,
sauf une courte étape à Port Saı̈d, sur la route de la Chine ? Poète et
diplomate, il ignora largement le monde musulman, malgré l’amitié de
Louis Massignon, son meilleur connaisseur en France.
La race, en toute occasion, pour louer ou déprécier, appartenait à l’outillage mental d’Alexis. La notion flattait son penchant à la taxinomie. Il
employait le mot pour définir des caractères ethniques aussi bien que des
usages culturels ou nationaux. La « race française », sous sa plume, paraı̂t
s’entendre davantage comme un destin culturel que comme un héritage
génétique. In fine, le mot prenait un sens presque théologique ; la race
devenait une forme de grâce par prédestination, qui élevait certains individus au-dessus de leurs congénères. Fargue était un « poète de race », selon
son préfacier ; comme tel, il était voué à l’admiration privilégiée d’« une
élite ». La contribution persienne à un hommage à Cioran délimitait le
champ de cette aristocratie spirituelle qui, surplombant les notions ethniques ou nationales, rassemblait une confrérie mondiale d’êtres supérieurs.
Quoique « né roumain », Cioran était tenu par Saint-John Perse pour
« l’un des plus grands écrivains français », ce qui lui valait cet éloge, par
quoi la singularité de la race touchait à l’universel : « Auteur de grande race
à qui il convient d’assurer son rang propre dans la classe internationale. »
Pour le meilleur, la catégorie mentale de race, tôt activée par le spectacle
de la variété antillaise, devenait chez l’adulte une notion quasi spirituelle,
qualifiant les âmes bien nées, loin des préjugés les plus rudimentaires sur
les prédestinations ethniques. Dans un cas comme dans l’autre, demeurait
un postulat inégalitaire, jamais renié par Alexis. Il justifiait un droit à la
partialité, étranger à tout égalitarisme fondé sur la dignité universelle et
indifférenciée de l’âme ou de la raison. Posté à égale distance du christianisme et de la morale positive héritée de la Renaissance et des Lumières,
Alexis résista pourtant aux vapeurs toxiques de l’ontologie inégalitaire qui
empoisonna tant de ses contemporains. Il bénéficia à sa manière de la
fameuse et discutée immunité française aux fanatismes racistes, qui se trouvaient paradoxalement récusés au nom de leur origine étrangère... L’excès
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des passions hiérarchisantes allemandes heurtait la tradition française,
faite de mesure ; en dépit de ses préjugés, Alexis pouvait combattre le
racisme au nom de la spécificité de la race française, hostile aux doctrines
inégalitaires venues de l’Est.
Alexis n’en demeurait pas moins hanté par le déclassement racial,
confondant dans le même discrédit les notions de mélange, de métissage
et d’impureté. D’une revue où il publiait, la Phalange, il disait à un camarade de lycée qu’elle lui avait « paru d’abord suspecte de métissage ». Il
s’en expliquait devant Frizeau, l’un de ses pères électifs : « c’est un milieu
assez louche et très sud-américain, un entrepont assez gras en couleurs et
grouillant de “métis” ». À plus d’un demi-siècle d’intervalle, son éloge de
Salvator de Madriaga allait, symétriquement à son intolérance, à rien
« d’hybride ».
Dans son grand âge, érigeant le tombeau où il vit « d’outre-mort »,
Saint-John Perse prit acte des acquis des sciences humaines ; il effaça soigneusement le mot « race » de sa prose. Il lui préféra « espèce » et « genre »,
ou mieux encore « classe », s’éloignant du lexique biologique au profit de
résonances sociologiques. Alexis avait tôt découvert ce qu’il y avait de scandaleux, pour une oreille métropolitaine, dans le racisme ordinaire des
Blancs créoles. Il riait, devant Morand, avant de reprendre l’anecdote
devant Pierre Guerre, du cynisme de sa famille : « Ma mère n’était pas
sans préjugés raciaux à l’endroit des Noirs. Après l’éruption de la montagne
Pelée, à la Martinique, en 1902, on lui disait : “Quinze mille personnes
sont mortes.” Elle répondait : “Trois mille.” Elle insistait sur le chiffre et
comme un jour, en pleine société de Pointe-à-Pitre, on la chicanait sur
son opiniâtreté, elle s’exclama : “Oh ! si vous comptez les nègres, alors...” »
Alexis aimait provoquer son auditoire, exagérant sa différence de créole
qui l’exposait au snobisme de ses collègues du Quai d’Orsay et aux soupçons des nationalistes de l’Action française. En endossant le racisme ordinaire des créoles, il renchérissait sur le snobisme social qu’il subissait. À
Philippe Berthelot, son cynique protecteur, il écrivait à propos de terres
guadeloupéennes, qu’il ne possédait d’ailleurs pas, qu’elles étaient « envahies de mulatraille et de négraille ». Pour justifier devant Larbaud l’éventualité d’une naturalisation anglaise, il lâchait : « Il est bien évident que le
peuple en France est à cent mille yards au-dessous de toute négraille. » Dans
l’édition de sa correspondance, Alexis caviarda cette pensée devenue incorrecte, qui trahissait de surcroı̂t ses complexes. D’une façon générale, ses
allusions raciales ont disparu de la Pléiade. Elles s’associaient fréquemment,
sous sa plume, à un dégoût de soi. Dans une lettre à Jammes, l’autocritique
du jeune homme se confondait avec ses dénigrements racistes : « Cher
Ami ! vous me jugez assez plein d’orgueil, et peut-être bien ai-je cela de mulâtre. » Aussi bien, dans sa jeunesse, « mulâtre » devenait une sorte d’insulte
mal définie, qui fournissait un argument à sa critique confuse d’un article
des cousins Leblond, littérateurs réunionnais installés à Paris : « L’article
des Leblond m’a amusé. Quelle écriture ! On démarque le mulâtre et le
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Blanc, comme sur une planche ethnique (Le mulâtre émerge dès l’épigraphe ; et le “Tiens ! Voilà un Lacoste !” est très significatif de sa vision en
retour). Mulâtre encore, cette manie de parler d’“orchestration symphonique”, à propos de paysages qui tendent à l’unité de la phrase. »
L’ı̂le, qui offrait à l’enfant de s’éprouver à la variété de la famille
humaine, le livrait aussi, curieux et apeuré, aux forces de la terre et du ciel.
« Un lien cosmique – le rythme des catastrophes, des cyclones,
des présages »
Alexis ne grandit pas avec ce postulat européen que le sol ne se dérobe
pas sous le pied ; il ignorait la douceur des climats tempérés, où le vent
n’arrache pas le toit des maisons. La chronique familiale était pleine de
catastrophes naturelles. Les grand-mères d’Alexis se souvenaient du tremblement de terre de 1843, ses parents racontaient l’incendie qui avait
ravagé la Pointe-à-Pitre en 1871 et l’enfant connut la secousse de 1897.
Le 29 avril 1897, à dix heures du matin, les sœurs étaient en visite chez
une amie de leur mère, et Amédée vaquait à quelque rendez-vous d’affaires.
Tous accoururent à la maison, à travers les ruines, pour retrouver Renée
et Alexis, sains et saufs. L’adulte ne s’est pas épanché sur cet événement,
qui avait fortement impressionné ses sœurs : « Les mois qui suivirent furent
bien pénibles. La terre tremblait sans cesse. Il fallut se camper dans les
étages inférieurs des maisons et vivre là dans l’angoisse d’une catastrophe. »
À dix ans, Alexis jouait à l’homme ; il enregistrait les répliques, sans montrer d’émotion : « Les doudous c’est ainsi que nous appelons les secousses continuent toujours, avant-hier il y en a eu une pendant la nuit. » Sans verser
dans une psychologie de bazar, il ne coûte rien d’imaginer les conséquences
de l’expérience. Connaı̂tre que rien n’est stable développe la conscience de
la vanité et de la fragilité des choses. La plasticité et la souplesse de l’intelligence d’Alexis supposaient une capacité à s’affranchir des apparences ; elles
l’exposaient à l’absence de convictions stables. La désillusion que l’homme
ait nulle part un refuge sur terre pouvait aussi bien alimenter une forme
de volonté de puissance névrotique – et le goût de la mer.
Pour autant, l’anxiété de l’enfant n’allait pas sans une forme de volupté
au spectacle de la violence des éléments. Le sens des responsabilités lui
permettait déjà, à sept ans, de s’affranchir de sa peur. À cet âge, au témoignage de sa mère, Alexis passa une longue nuit de cyclone, serré contre les
siens, dans un salon envahi d’eau, à s’inquiéter seulement de « sa chère
biquette appelée Princesse, qui était sous un abri bien peu solide. Au
matin, dès que le vent et la pluie se furent calmés, se glissant par la première porte entrouverte, il se précipita auprès de sa chevrette qu’il trouva
toute grelottante et qu’il combla de caresses ». Où l’on apprend l’entêtement de l’enfant, qui avait fait vœu « de se priver pendant neuf jours de
son chocolat du matin qu’il aimait tant, s’il retrouvait sa chère biquette »,
et qui s’y tint, malgré les remontrances de Renée, qui n’y comprenait rien.
Cette dimension transactionnelle de la religion témoigne du catholicisme teinté de superstition qu’il reçut de sa mère, sans jamais s’en
satisfaire.
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« L’équivalence de la vie et de la mort »
Alexis se souvenait d’une enfance vécue « dans l’antichambre de la
mort ». Il y aurait tôt compris le « sens de la destinée humaine ». Il s’empressait de préciser qu’il n’y avait rien de morbide dans cette familiarité
avec la mort, les cataclysmes et les maladies qui lui enlevaient des camarades de jeux. Mais la philosophie vitaliste de l’adulte faisait trop peu de
cas de ses sentiments enfantins. En évoquant un enterrement, Alexis passait
significativement du souvenir de l’enfant à l’interprétation militante du
poète, en se glissant dans la peau de celui qu’il n’était plus : « Il y avait de
grandes épidémies, apportées par les bateaux. On enterrait les petits camarades de l’enfant. [...] les enfants s’habillaient cérémonieusement, de
velours noir ou bleu. Saint-John Perse était furieux de ces cérémonies
contraignantes. Il se souvient qu’une fois, derrière le cercueil d’un camarade, en montant les marches de l’église, il regardait les gouttes roses couler
du cercueil. Ainsi la mort était un phénomène proche et familier de
l’enfant. »
Adolescent, le jeune poète s’était déjà forgé une morale de la curiosité,
qui interdisait toute complaisance. Le jeune auteur d’Éloges, que citait
Saint-John Perse dans son grand âge, évoquait la mort avec une vitalité
effrontée :
– Les morts de cataclysme, comme des bêtes épluchées,
dans ces boı̂tes de zinc portées par les Notables et qui
reviennent de la Mairie par la grand’rue barrée d’eau
verte (ô bannières gaufrées comme des dos de chenilles, et une enfance en
noir pendue à des glands d’or !).
Avant de s’être armé des outils de la transmutation poétique, Alexis
évoquait pitoyablement la mort de ce petit ami. Il ne l’inscrivait pas dans le
cycle créateur de sa métaphysique à venir ; elle dévastait son cercle intime :
« Samedi Emmanuel Guilliod est mort à dix heures du soir au Camp Jacob,
on l’a enterré hier après les vêpres ; dimanche quand j’ai vu débarquer le
cercueil du vapeur je me suis mis à pleurer comme si c’était ma famille ;
l’après-midi quand le corbillard allait pour prendre le corps une roue est sortie
et cette grosse voiture est tombée dans un dallo il a fallu aller chercher des
ouvriers pour l’arranger au cimetière quand on allait pour mettre le corps dans
le cavo [sic] le fils Soseaux a dit un discours qu’il termina par adieu Emmanuel, adieu. »
Ni le poème de l’adolescent ni le récit du grand âge ne trahissaient
l’émotion de l’enfant, déjà capable de la transmuer grâce aux charmes de
la rhétorique. Qui de l’adulte, doté des mots et des moyens de s’affranchir
des conventions sociales, ou de l’enfant, qui écrivait à sa mère une peine
obligatoire, dit la vérité de ce que fut Alexis ? Il n’est pas nécessaire de
trancher ; le goût de vivre et l’épanchement morbide peuvent cohabiter.
La vitalité de l’enfant et du jeune homme n’est pas douteuse ; Karen Bramson a résumé d’une heureuse formule ce qu’elle pouvait précisément avoir
de pathétique, dans son ardeur passionnelle : « Il aimait tellement la vie
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qu’il en était amoureux. » De fait, mêlé au pathos de sa lettre, perçait
l’intérêt de l’enfant pour les mésaventures cocasses du corbillard.
La religion, avec son esthétique, apportait un secours à l’enfant. Il était
sensible à son apparat. Alexis allait au catéchisme, aussi soucieux de plaire
à sa mère que de satisfaire son père à l’école républicaine : « Je vais tous les
samedis soir et les jeudis matin à l’instruction, chaque fois l’aumonier [sic]
me [demande] ma leçon, et je la sais toujours très bien. » L’enfant vantait
complaisamment le prêtre, « très bon », qui le préparait à la communion.
Il ne donnait pas l’impression d’être ému par cet événement, tendu vers la
perspective du départ : « On répare la chapelle du lycée pour que les élèves
puissent y faire leur première communion, mais j’espère que je ferai la mienne
en France 5. » La rhétorique le faisait davantage frissonner que l’eschatologie : « Mardi j’ai été au sermont [sic], le nouveau prêtre a prêché l’enfer qui
m’a fait frémir. »
Alexis était loin de formaliser sa métaphysique d’adulte : « Le culte de
Shiva – avec son mythe de la destruction suivie de la recréation ». Enfant,
il adhérait au christianisme reçu de sa mère, comme une façon de s’arranger avec l’indécidable, le départ en France ou la survie de sa chèvre. En
grandissant, Alexis ne s’est pas tout à fait départi de ce christianisme transactionnel, inséparable de l’amour de sa mère, qu’il disait « très chrétienne », et même « mystique ». À la mort de Renée, il écrivit à une femme
qu’il avait aimée : « si tu crois, comme je le souhaite, à la survivance des
âmes, invoque avec confiance la douce présence de ma mère, qui t’a aimée
pour toi-même, “Lelita”, et dont l’assistance mystérieuse ne te fera jamais
défaut, dans son bienfait miraculeux ». L’adulte réclamait l’intercession des
morts et ne dédaignait pas la protection des « prières » de sa mère ou « de
la petite médaille » qu’elle avait glissée dans une doublure de son vêtement.
Mais depuis l’adolescence il récusait précisément la religion romaine au
nom de cet usage immédiat : « Si j’étais exactement religieux, la religion
ne serait pas pour moi le moyen de réalisations terrestres, mais un but réel,
en tant qu’aspiration à l’absolu : elle est d’exigence toute métaphysique 6. »
À vingt ans, devant Frizeau, il faisait la part des influences culturelles
catholiques et bouddhistes reçues dans son enfance pour expliquer sa tentation panthéiste, s’il prenait déjà ses distances intellectuelles avec tout système doctrinal : « Le p[anthéisme] avait été pour moi la résultante de ces
deux forces : le christianisme et le bouddhisme – un bouddhisme avorté
qui, ne pouvant m’épuiser au néant m’a répandu. [...] Et, au sens large, je
me sais aussi définitivement chrétien. »
Chrétien « au sens large », Alexis le demeura sans doute, s’il nuançait
continuellement ses croyances selon ses interlocuteurs, colorant son déisme
spinoziste d’une nuance chrétienne ou bouddhiste. L’adolescent violemment entrepris par Claudel, qui avait brisé sa résistance formelle, sans
emporter son adhésion intime, s’honorait dans sa maturité de prendre ses
distances avec toute révélation religieuse ; renouant le dialogue avec Claudel, il fermait la question confessionnelle sans renoncer à sa quête spirituelle : « Les notions métaphysiques d’absolu, d’éternité ou d’infini ne
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peuvent rejoindre pour moi la notion morale et personnelle qui est à la
base des religions révélées. La recherche en toute chose du “divin”, qui a
été la tension secrète de toute ma vie paı̈enne, et cette intolérance, en toute
chose, de la limite humaine, qui continue de croı̂tre en moi comme un
cancer, ne sauraient m’habiliter à rien de plus qu’à mon aspiration. [...]
Trop d’êtres se sont complu devant vous dans quelque “crise religieuse”,
sincère ou mimée. Je ne connais rien de tel. C’est ma vie tout entière qui
n’a cessé, simplement, de porter et d’accroı̂tre le sentiment tragique de sa
frustration spirituelle, aux prises sans orgueil avec le besoin le plus élémentaire d’Absolu. »
Sa sœur s’indignait de l’interprétation claudélienne, vulgarisée par la
presse, au lendemain du Nobel : « Dans Match, on s’obstine à dire, ce que
Claudel avait déjà écrit dans La Revue de Paris il y a quelques années, que tu
as complètement perdu la foi. C’est ridicule ! et faux ! Combien maman aurait
été peinée de voir publier de telles choses ! » Aussi bien, Alexis n’avait jamais
eu de peine à ménager la piété de ses sœurs, s’il n’avait pas dissimulé son
scepticisme devant Marcelle Auclair, son ancienne amante, qui lui faisait
cette douce violence, au soir de leurs vies : « Et qu’il vous garde, ce Dieu en
qui vous ne croyez pas 7 ». Une autre femme, Marthe de Fels, sa plus longue
liaison, ne doutait pas de la permanence de son catholicisme, quoiqu’il en
eût : « Je vous assure que Léger est croyant... S’il m’entendait, il protesterait
– mais il l’est, et profondément. » Etienne de Crouy-Chanel, le principal
adjoint du diplomate dans les années 1930, résumait fidèlement ce que
son patron lui avait laissé voir : « Il était déiste, mais certainement pas
catholique 8. » Devant Pierre Guerre, Alexis colorait de bouddhisme ce
déisme. Entre superstition et prudente indécision, Alexis finirait son œuvre
par ce pari pascalien alambiqué, abdication publiée un an avant sa mort :
Par les sept os soudés du front et de la face, que l’homme en Dieu s’entête
et s’use jusqu’à l’os, ah ! jusqu’à l’éclatement de l’os !... Songe de Dieu,
sois-nous complice...
*
Singe de Dieu, trêve à tes ruses !
Si la religiosité enfantine d’Alexis était plus transactionnelle que métaphysique c’est, selon le vieillard, qu’aucune eschatologie n’était nécessaire
aux Îles, où le climat immuable, la lumière perpétuelle et le rythme alangui
de la vie créole ne prédisposaient pas à la peur de la mort. Le lieu clos, le
temps immobile de l’enfance, formaient comme une présomption d’éternité, qui n’avait d’ailleurs rien de paradisiaque : « aux ı̂les, l’après-midi,
tout le monde va dormir. La lumière flotte au loin dans l’immobilité. Il y
a une sorte de raréfaction, d’écœurement ». Dans les marges de l’Occident,
les journées s’écoulaient à un autre rythme ; on n’était pas vraiment
contemporain de son temps : « Les nouvelles mettaient – avant la TSF et
les moyens modernes – très longtemps à parvenir, elles arrivaient privées
de leur élément de chic actuel, immédiat, brutal. On vivait dans l’ı̂le avec
le passé, avec les traditions de la France du passé, de la famille, des aı̈eux. »
Le temps et l’espace étaient plus près d’être une même chose, pour
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paraphraser le poète. « L’espace était infini et se dilatait à l’infini. Le
monde commençait pour l’enfant à l’infini, où il regardait. » Il déduisait
de cette notion « d’éternité et d’immutabilité » son immunité à la peur
du devenir, comme s’il devait échapper au sort générationnel : « Quand il
cherche par des sensations comment il a confondu l’espace et le temps,
il remarque qu’il n’a jamais connu la notion, la sensation d’âge : il n’a
jamais eu l’impression d’un adieu à la jeunesse, à l’adolescence, etc., parce
que sous les tropiques on n’a pas l’impression d’usure du temps. »
Rien n’est moins vrai. Alexis reçut d’autant plus violemment la notion
du temps et du vieillissement qu’il fut arraché simultanément à l’ı̂le et à
l’enfance. Aussi bien, l’espace n’était pas si nul, ni le temps si immuable,
que l’enfant ne vécût aussi de désir. Le rêve du poète d’un « lieu flagrant
et nul comme l’ossuaire des saisons » procédait de l’arrachement à la perfection utopique de l’ı̂le. Alexis était trop intelligent, et trop ardent, pour
ne pas être désirant ; il grandissait par anticipation, il se projetait dans des
modèles ; c’est son propre désir qui l’avait chassé du paradis enfantin en
lui ayant fait verser cinq francs dans le tronc d’une église.
Le désir du monde
Tout ce qui dans l’identité « ne se maintient qu’à la manière d’une
promesse tenue », selon le mot de Paul Ricœur, les désirs, les projets,
l’ambition, exigent une altérité. Hanté par le désir de durer, et la crainte
de ne pas savoir persévérer, Alexis hait tout ce qui le lie aux autres, et
s’acharne à prouver sa fidélité à soi. Il voue ses amitiés à l’impossibilité en
leur inoculant dès leur naissance le germe qui les voue à une mort certaine,
comme il l’annonce à Monod, son camarade de lycée palois. Ou bien il
tient ses amis à une distance respectueuse ; la gêne, la pudeur et le vouvoiement interdisent toute familiarité à Rivière et Larbaud. Jusqu’au grand
âge, il maintient à distance les femmes dont il est aimé. Il apprécie en
Marthe de Fels, la plus endurante de ses maı̂tresses, la femme mariée, dont
l’époux le préserve d’une intimité continue. Il préfère fuir en Chine que
clarifier une liaison. Quand il n’est pas parti, il rêve de départ, Brésil ou
Bornéo, mimant la mémoire mythique de sa famille de pionniers. Quand
il est là, il demeure mystérieux à ses plus proches, qui ignorent sa vocation
de poète ou ses bêtises de soldat. Farouchement libre, il est esclave du
moindre lien et rêve d’une rupture absolue : « Saint-John Perse a toujours
été impressionné par tout ce qui rejoignait la théorie de l’absence, racontet-il à Pierre Guerre. L’histoire de l’archiduc d’Autriche Otto, disparu, pensait-on, pour changer de personnalité et qui était allé en Argentine mener
une vie de gaucho, le hantait. »
Enfant, il montrait de solides dispositions à la haine de tout ce qui
contraint l’avenir, et qui lie à soi. Les promesses ? Il les regrette et peine à
les tenir : « si je ne t’envoie pas de dessins comme je te l’avais promis, écrit-il
à sa mère en psychologue astucieux, c’est que je suis encore trop triste de ton
départ pour penser à dessiner ». La dissimulation et l’affabulation, autrement
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
dit la fiction, sont les meilleurs alliés du fugitif qui veut se perdre. Les
précoces dispositions d’Alexis à s’inventer un destin se lisent dans ses récits
de ses journées de collégien, où les professeurs semblaient n’avoir jamais
d’éloges assez tendres pour sa jeunesse prodigieuse.
À quel défaut primitif puisait ce précoce désir de reconnaissance ? On
ignore tout des premières expériences sentimentales du jeune homme.
Devant Pierre Guerre, Alexis se targuait d’une sexualité précoce, éveillée
au spectacle des filles de cuisine ou des jeux de rivière, toute de joyeuse
normalité. Dans le roman de sa première maı̂tresse, Karen Bramson, il est
représenté en séducteur précoce de la « fille du directeur de la sucrerie ».
Devant des amis, en 1939, au faı̂te de son pouvoir, il liait la liberté de ses
relations avec les femmes à son mépris pour l’asservissement des hommes :
« Doit à l’existence libre qu’il a menée dans son ı̂le d’avoir été préservé des
complexes des petits garçons. [...] À deux ou trois exceptions près, Léger
n’a jamais eu de camarades, il n’aime ni n’estime les hommes, les ayant
vus agir de trop près. »
Il est certain que la sexualité a sa part dans la sensualité d’Éloges, ce
poème de l’insurrection vitale. Mais l’enfant, tout passif, considérait de
loin les ballets amoureux, avec une curiosité plus inquiète que conquérante.
L’enfant ne répugnait à aucune découverte olfactive (« et le sexe sent bon »),
mais il était embarrassé du manège adulte :
Enfance, mon amour ! c’est le matin, ce sont
des choses douces qui supplient, comme la haine de
chanter,
douces comme la honte, qui tremble sur les lèvres, des
choses dites de profil,
ô douces, et qui supplient, comme la voix la plus
douce du mâle s’il consent à plier son âme rauque vers
qui plie...
L’enfant formait peut-être de grands projets secrets, qui ne l’auraient lié
qu’à lui-même. On ne sait pas dater la naissance de sa vocation de poète ;
avait-il seulement reçu, dans son enfance de petit sauvage, le modèle d’artiste où projeter ses dons ? Ses dispositions de dessinateur prolongeaient le
hobby paternel ; ce n’était pas une vocation, sinon pour une lointaine
tante, morte à sa naissance. Son sujet favori : les bateaux du port, qu’il
croquait aussi en écrivain, si l’on croit les confidences de l’adulte sur ses
débuts littéraires, revendiquant la rubrique « mouvements du port » de la
gazette de son lycée. Il attribuait à cette période l’un de ses premiers essais
poétiques, Désir de créole, exhumé en 1936 par une anthologie antillaise.
En réalité, ce texte, déjà publié en 1908, avait probablement été écrit à
l’adolescence, à Pau. À son départ de la Guadeloupe, Alexis ne rêvait pas
de poésie, mais de France ; c’est là qu’il se rêva poète.
La maigreur des sources, la confusion de la représentation du monde,
chez un enfant, oblige à ce portrait trop impressionniste du petit Alexis. À
trop écouter les souvenirs de Saint-John Perse on croirait qu’il avait eu
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une enfance, alors qu’on ne la possède qu’au moment qu’on la perd. Il
faudrait suivre Alexis, englué dans l’immédiateté de son enfance, se réveillant au petit matin dans le galetas de la maison pointoise, allant à l’école
à pied, par la rue des Abymes, en revenant pour travailler dans le bureau
de son père, rue d’Arbaud, puis jouant à de folles parties de cache-cache
avec les cousins des maisons voisines, ou bien partant le jeudi pour l’ı̂let
de son père, en canot, avec les enfants d’Henri, cousin d’Amédée, qui
siégeait à la remise des prix, d’où l’enfant repartait la besace pleine. On le
verrait, en vacances, se lever tôt, éveillé par l’excitation des longues promenades, dont les Bains-jaunes étaient l’habituel objectif ; ou bien la journée
se traı̂ne, la passivité commande l’ennui, Amédée n’a pas rejoint la plantation, les enfants sont à court de jeux, privés de livres et de musique ; les
sœurs, dévorées d’urticaire, sont interdites de baignade, les pluies interminables découragent les jeux de plein air ; on se couche tôt, à vingt et une
heures trente, après avoir écrit une lettre pour supplier papa de venir bientôt rompre l’ennui. Les vacances finies, Alexis les regrette, maintenant qu’il
se doit au lycée, aux devoirs du soir, sans compter les dessins qu’il faut
envoyer à sa mère, partie se soigner en France. En rentrant du lycée Carnot, l’après-midi, il s’attarde auprès des coqs de combat, attachés « sur les
trottoirs, de dix mètres en dix mètres, pour qu’ils ne se jettent pas l’un sur
l’autre ». Ou bien il va au port, admirer les navires familiers et nouveaux,
de guerre ou de commerce, et rêver de France, où l’on ira un jour.
Un créole à jamais ?
Alexis demeura un créole bien au-delà de son départ, comme sa famille
n’avait jamais cessé de se sentir française, aux Îles. Plus tard, en expliquant
sa relation au christianisme, il a parfaitement formulé sa condition de
créole : « Quand j’étais petit, je pleurais de songer aux habitants des
Anneaux de Saturne. – Non, ce n’était pas si bête ! Considérations sur
des excentriques centripètes ! satellites, mais du système ; du système, mais
satellites ! »
Dans son langage de la maturité, cette excentricité antillaise devenait
une manière de localisation absolue : « Entre la France mère et ses fils des
“ı̂les du Vent”, c’est l’Atlantique elle-même qui faisait figure de “comtat”
ou de “marche”, assurant d’un seul tenant la liaison avec la métropole. Et
aussi bien l’Atlantique, mer ouverte, ne fut-elle jamais le “berceau” d’aucune civilisation particulière, mais simple “lieu” de formation humaine.
De l’homme, incirconscrit, elle fut le site le moins clos. »
Cette revendication d’humanité abstraite et universelle revenait à nier
l’identité créole construite par les métropolitains, qui en faisaient essentiellement un particularisme local. Par des voies imprévisibles, il contribuait
à l’invention de l’antillanité moderne, creuset d’une humanité apurée de
tous ses particularismes à force des accumuler, qui prétend préfigurer le
destin de l’homme. Derek Walcott ou Édouard Glissant souscriraient sans
doute à cette vocation universelle d’un créole, si elle était moins négative,
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ou honteuse : « Des Antillais même pourraient penser, non de mes poèmes,
qui sont tout simplement français, ni de mes thèmes, qui furent toujours
étroitement vécus, mais de mon attitude humaine, antérieure au songe de
la vie, qu’il y a là plus d’océanien, ou d’asiatique, ou d’africain, ou de tout
autre chose encore, que d’antillais 9. »
Balancé, dans son désir de totalité, entre le souhait que les Antilles
préfigurent le tout, et le déni de sa singularité d’Antillais, il passait d’un
extrême à l’autre. Il tentait d’ériger sa naissance créole en principe ontologique d’un être au monde vécu sur le mode du nomadisme, et figuré par
l’Exil. Le hasard de sa naissance devenait un choix existentiel, et un procédé de séduction, pour s’attacher la fidélité de femmes déracinées. Pour
la princesse Bibesco ou Lilita Abreu, il était l’Étranger, comme le personnage sans nom d’Anabase ; à elles de venir le conquérir, il venait de loin.
Un jour, pour célébrer le député guadeloupéen Gratien Candace, il faisait d’Aristide Briand un parfait créole : « Briand, antillais de cœur et de
vocation, par une sorte d’incurable et secrète nostalgie de l’esprit que nous
autres, Antillais, nous savons bien reconnaı̂tre en lui 10. » Un autre jour, il
se démarquait soigneusement de tout ce qu’une identité créole charriait
d’impur aux yeux de son atavique souci racial. Quoiqu’il en eût, son antillanité le singularisait dans les milieux parisiens, littéraires ou politiques. Il
essayait de la gommer, mais l’Action française lui rappelait son origine,
que ses interlocuteurs ne pouvaient pas ignorer. Il surveillait sa prononciation, mais se relâchait parfois, comme devant des amis diplomates, en
1939 : « Ce soir, Léger le fait-il exprès ou bien oublie-t-il de se surveiller
mais il omet de prononcer les “r” de certains mots ? Dans une de ses
histoires il a eu à employer plusieurs fois le mot “Paris” qui, dans sa bouche
de créole, est devenu “Pali”. » Un de ses anciens adjoints s’amuse dans ses
mémoires du roucoulement de ses « r » qu’il « prononçait doux ». Embarrassé de son origine, Alexis ne savait pas comment la faire communier à
l’universel. Un jour ironique, il implorait Berthelot de vendre son ı̂le natale
aux Américains ; un autre jour, superbe, il endossait la panoplie du riche
planteur, annonçant un voyage d’affaires en Guadeloupe pour mettre de
l’ordre dans des affaires qu’il ne possédait pas.
Le poète s’est octroyé la liberté, à laquelle l’adolescent ne croyait guère,
de pouvoir s’affranchir de son origine. « Je ne me suis jamais cru libre »,
disait celui-ci ; « nous n’avons point connu le legs », répondait celui-là.
Alexis demeurait pourtant hanté par le souvenir de son origine. À ses
proches, il ne dissimulait pas la vivacité de sa nostalgie. Une amie rend
visite à Renée, à la veille de la guerre ; la conversation roule sur Alexis,
absorbé par les affaires du monde : « Il est si occupé qu’il n’y a pas moyen
de le saisir, sauf lorsqu’il rentre du ministère pour le déjeuner mais il est
plongé dans ses soucis et ne dit mot. Alors, quelquefois, elle se met à
raconter des souvenirs des Antilles et il les écoute, “d’abord en silence puis
je vois un petit coin de son œil se diriger vers moi” et elle peut constater
que sa mémoire est restée si précise qu’il n’a rien oublié et même qu’il lui
rappelle certains détails des maisons, des jardins, des plantes grimpantes
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des plantations voisines. Alors elle dit à Éliane, sa fille : “Tu vois comme
il faut le dérider. Voilà la recette.” »
En 1942, le passé remontait malgré lui devant sa « payse », la Cubaine
Lilita Abreu, qui partageait son exil américain : « soudain il se remet à me
parler de sa chère Guadeloupe et de son enfance, de la case à eau qui
entretenait, jour et nuit, un si frais murmure dans la maison, de l’eau
glacée du bain du matin et du baquet d’eau tiède où ses doudous faisaient
macérer au soleil des feuilles vertes reconstituantes 11 ».
La littérature pouvait-elle rédimer Alexis du péché d’être différent ? Le
jeune poète s’ennoblissait dans la société littéraire, où l’originalité était une
prime, en flattant sa singularité créole. Il proclamait sa haine de la grisaille
parisienne et l’ennui de la province. Mais il n’admettait pas que l’on considérât Éloges comme de la poésie coloniale et, de dépit, il en gommait les
accents les plus exotiques, reniant pour longtemps le lyrisme personnel de
ses premiers poèmes. Morand l’admirait comme un « atlas poétique » ? Il
se voulait poète d’essence purement française, d’expression la plus correctement française. Il ne connaissait pas de plus grand éloge, pour une œuvre
littéraire, que l’épithète « français » ? Mais il félicitait Claudel de son
« apport démesuré » qui élargissait le lit français, « pays déjà trop mesuré »,
à son heure « la plus étroite ». Si la poésie ne le défendait pas de cette
ambiguı̈té, elle en naissait, peut-être. C’est une maigre piste, qui ne suffit
pas pour explorer les provinces de la création.
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III
Exil, déclassement et affabulation
« Naı̂tre à soi »
Le goût de l’exil
Les raisons de quitter la Guadeloupe étaient assez nombreuses, au tournant du siècle, pour que le destin familial d’Alexis ne fût pas singulier.
L’économie sucrière n’offrait plus les mêmes rendements ; le rythme séculaire de son déclin laissait craindre que la situation empirât toujours. En
réalité, en 1899 la crise était à son paroxysme. La betterave avait conquis
près des deux tiers de la production mondiale. La vente en série des usines
familiales, dans la dernière décennie du siècle, marquait la fin d’un âge
d’or. Mais la ruine apparente masquait un nouvel ordre économique, fondé
sur la concentration du capital entre des mains métropolitaines, la rationalisation de la production et la diversification des ressources agricoles, au
profit de nouvelles cultures spéculatives. Cette réorganisation prenait l’apparence du déclin et d’un désordre aggravé par le climat politique. Le
correspondant à qui Amédée confiait, de Pau, être « resté de cœur avec les
amis et compagnons de [son] ancienne existence », nostalgique de leur « cher
petit pays », le confortait dans son choix, au nom de la violence sociale.
Jeté dans « l’immonde bagarre » d’une campagne électorale, cet ami guadeloupéen assurait le néo-Palois qu’il quitterait à la première occasion « la
Guadeloupe sans hésitation ni regret » : « on en est arrivé à un degré d’exaspération inouı̈, il y a des coups de canne et des gifles dans l’air et on se demande
comment tout cela finira ».
Cela finissait par des départs. Les Léger et leurs proches, assez récemment arrivés, détachés de la terre et armés pour le changement par leurs
professions libérales, quittèrent l’ı̂le parmi les premiers. Henri, le médecin,
était parti avant Amédée, ainsi que d’autres cousins, les Huc, ou les Monnerot, partis en 1896. Ces familles n’avaient pas attendu le séisme de
1897 que Paulette rangeait au premier rang des raisons de quitter leurs
« belles Antilles par trop périlleuses ». Chaque enfant prêtait à Amédée des
motifs qui leur avaient trait. Alexis se souvenait surtout de l’exigence scolaire, qui le concernait au premier chef, comme fils unique : « Crise économique dans l’ı̂le et nombreuses ruines de familles. Voyage en France du
père, en quête d’une base de repli familial pour assurer à son fils une
meilleure éducation et soustraire tous les siens au déclin de la vie antillaise. » Amédée ne donnait pas d’autres raisons au confrère palois dont il
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Exil, déclassement et affabulation
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rachetait l’étude, escomptant son « appui moral, dans ce pays nouveau
pour lui, où il venait en toute confiance, en vue de l’éducation et de la
santé de ses enfants ».
Les raisons positives l’emportaient ; elles ne donnaient pas au départ
l’apparence d’une fuite. Rien de précipité ni de tragique dans ce rapatriement. Augusta, la mère d’Amédée, l’espérait depuis longtemps que son
mari était mort ; rien n’attachait non plus à l’ı̂le Stéphanie Joubert, précocement veuve. Les parents d’Alexis avaient soigneusement préparé le choix
de la retraite métropolitaine. Depuis la monarchie de Juillet, la meilleure
société cosmopolite villégiaturait à Pau. Les Anglo-Saxons, séduits par la
douceur de son climat hivernal et la majesté de son décor pyrénéen, avaient
lancé la ville sur le marché encore très élitaire du tourisme. On y passait la
mauvaise saison, on y restait parfois des années. Mais la Côte basque et
la Riviera refaisaient leur retard ; au tournant du siècle, la ville perdait de
son lustre. À l’arrivée des Léger, en 1899, la reine Victoria snoba le Béarn
en lui préférant Biarritz. La mode était au rivage. À Pau, la communauté
anglo-saxonne se repliait sur elle-même, mais la vie y demeurait chère,
déclassant les petits rentiers et ceux qui étaient riches des seuls revenus
d’une profession libérale. Amédée n’était pas venu chercher la société relevée qui fascina Alexis. « L’enfant, racontait Saint-John Perse, fut présenté,
entre autres, à Buffalo Bill, à Mistral, à un pianiste virtuose polonais (Paderewski ?), à un homme d’État russe retiré, à une ancienne cantatrice canadienne, à Santos Dumont l’aviateur, au comte de Lavaud, astronome et
musicien. » Rien n’oblige à croire en ces fastueuses rencontres ; la famille
royale de Suède, au banquet du Nobel, ne dissimula pas son scepticisme
lorsque le poète raconta sa rencontre inopinée, à Pau, avec le roi Oscar de
Suède, en bas d’une pente dévalée à vélo. Renée se montrait peut-être
moins insensible à ce « monde d’exil et de légende » évoqué par Saint-John
Perse dans sa biographie : « Émigrés russes ou latins, mélomanes d’Autriche
et philosophes allemands, excentriques anglais, explorateurs d’Afrique,
coloniaux en congé ou en retraite, et grands sportifs de tous pays, cavaliers
de haute classe pour le plus dur concours hippique de France. » Renée
connaissait la région. Quelques années plus tôt, avec ses deux aı̂nées, elle
s’était remise de la naissance de Solange à Salies-de-Béarn. C’est sur le
chemin du retour qu’elle avait appris la mort de sa petite fille. Les vertus
sanitaires de la montagne, à la Belle Époque hygiéniste, venaient au premier plan des préoccupations d’Amédée ; elles rencontraient celles de nombreux compatriotes, qui formaient une petite colonie créole, au pied des
Pyrénées. Eugène Joubert, le fils de Stéphanie, épouserait ainsi la fille des
Longueteau, qui les avaient précédés à Pau ; on cousinait avec les Zaepffel,
et l’on recevait volontiers les créoles des environs ou de passage.
Adulte, Alexis revendiqua une indifférence absolue à son environnement. La nudité de son appartement de Passy, la simplicité de sa retraite
américaine, la sobriété de sa villa varoise, et jusqu’au goût douteux des
cadeaux hétéroclites qu’il accumulait dans sa chambre de l’appartement
qu’il partageait avec sa mère et sa sœur célibataire, dans les années 1930,
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avenue Camoens, témoignaient chacun à leur façon d’un même désintérêt
pour ce qui l’entourait, au dire d’Hélène Hoppenot. Le poète passait pour
« transformer ce qu’il voyait par l’imagination ». Le vieillard expliqua longuement cette aptitude à l’indifférence dans une lettre fictive à sa mère,
qu’il data de 1918, à Pékin : « Vous connaissez depuis longtemps ce principe essentiel de ma conduite d’homme : ne réagir jamais contre personne,
pour n’avoir pas à en dépendre, fût-ce pendant le bref instant d’une réaction. Question aussi d’hygiène : défense de mon oxygène contre l’oxyde
de carbone des autres 1. » Sans verser dans le paradoxe facile, il est aisé
d’imaginer que cette théorie venait défendre en réalité une sensibilité
extrême aux autres et à l’environnement. Les lettres de l’adolescent regorgent
de considérations sur le climat, et transpirent la nostalgie de la lumière
antillaise. L’adulte masquait sa dilection particulière pour les climats secs,
ceux de Pékin ou des rives méditerranéennes, derrière son tempérament
revendiqué d’homme d’Atlantique. À Pau, l’adolescent remâchait son
dégoût du ciel bas, se plaignait de l’humidité océanique et dédaignait le
paysage de carton-pâte qu’Alain-Fournier admirait devant lui : « Il m’[en] a
dit du mal, il le trouve trop décor d’Opéra-Comique. » Il pouvait toujours
s’amuser d’un exotisme à rebours, devant son cousin Alexis, resté à la
Guadeloupe : « Quand tu rissoles sur place sous la tôle d’une maison de chez
nous, représente-toi bien, pour augmenter ton supplice, que je n’ai qu’à escalader quelque montagne pour me vautrer dans des flaques de neige. »
Loin de l’entêtement de l’homme d’Atlantique, il développait une philosophie orientale du détachement, pour s’abstraire des déterminismes de
l’environnement dont il souffrait les rigueurs. Il cultivait ce moyen de protéger sa sensibilité grâce aux livres de son adolescence qui prolongeaient le
bouddhisme créole évoqué devant Gabriel Frizeau : « – Je ne me suis
jamais cru libre : je vous ai dit que mon enfance avait subi l’influence d’un
Asiatique. » Le jeune lecteur de Nietzsche soulignait, comme autant de
remèdes à sa délicatesse, de larges passages de La Volonté de puissance :
« Pour former une personnalité il faut une certaine période d’isolement,
d’obligation à une existence défensive et en armes, quelque chose comme
un emmurement, une grande force de réclusion ; et avant tout une impressionnabilité bien inférieure à celle de l’homme moyen, dont l’humanité est
contagieuse. » Il en tirait une morale utile à son adolescence, mais trop
proche du fatalisme pour ne pas l’exposer à certaines formes de lâcheté. Il
se plaisait, avec Nietzsche, à voir de la force là où il y avait du renoncement : « Il y a deux états absolument différents que l’on prend l’un pour
l’autre : par exemple le repos de la force qui consiste essentiellement à
s’abstenir de la réaction (le prototype des dieux que rien n’émeut), – et le
repos de l’épuisement. » Ce qui sauvait le jeune Palois du spleen provincial
et de la hantise du déclassement social exposait l’adulte à une forme de
morale solipsiste. Entre la faiblesse d’une trop forte dépendance aux autres
et l’orgueil de se croire assez fort pour s’en passer, Alexis ne prenait plus
la peine de défendre son opinion. Il ne relevait pas les injures de ses adversaires (comme de Monzie, le pacifiste exaspéré par sa politique anti-italienne) ou de ses amis (comme le poète Michaux, excédé par l’outrance de
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son antigaullisme). Cela finissait par une sagesse toute passive, loin du
volontarisme de son Occident idéal. Il l’exposa pendant la guerre à la
maı̂tresse qu’il abandonnait à ses malheurs : « Tu préfères te casser la tête
à tous les murs que de les éluder. La non-réaction, en soi, te semble une
compromission, une lâcheté, même quand elle tend à nous soustraire, à
nous concentrer et à nous sauver pour plus d’utilité, pour plus de capacité,
pour plus d’utile don de soi. Tu ne peux reconnaı̂tre la force qu’il y a dans
la sagesse végétative, la patience d’un arbre sous l’épreuve. »
L’adolescent était très conscient que cette morale l’exposait à l’indifférence et à l’égoı̈sme ; si les individus étaient des monades, l’altruisme
n’était rien de mieux qu’une bonne habitude. Il exhortait Gustave Monod,
l’un des rares amis de son adolescence, à s’y entraı̂ner, au bénéfice d’un
camarade malheureux : « Réponds-tu toujours à Clas ? Fais-le toujours, par
charité. Et puis, à se pencher sur sa part de souffrance, quelle qu’elle soit, tu
entretiendras chez toi la force de l’habitude à la bonté et à la compassion, qui
disparaı̂t d’ordinaire si vite. »
Passé l’exaltation des premières découvertes, Alexis souffrit de son nouvel environnement. La nostalgie se dédoublait : le départ de l’ı̂le coı̈ncidait
avec la fin de l’enfance. Paradis deux fois perdu. L’éloge du mouvement
qui coure l’œuvre du poète, « s’en aller, s’en aller, parole de vivant », secoue
la peur de se perdre en quittant ses origines. À vingt ans, Alexis confiait à
Frizeau : « Il y a en moi un enfant qui hurle et ne veut pas mourir. » Trois
ans plus tard, il répétait : « Il y a un petit enfant (et colonial !) qui pousse
chez moi de tels hurlements que je passe des journées en montagne. » Un
an plus tard, Larbaud était frappé par la vivacité de cette nostalgie, qui
isolait le jeune poète parmi ses semblables : « la haine de son milieu [...] l’a
rejeté dans son enfance. Et c’est comme s’il avait toujours vécu aux “Colonies du Roi-Lumière” 2 ». La visite d’un cousin, dix ans après son départ
de la Guadeloupe, lui enseignait qu’il n’avait jamais cessé d’y vivre. Devant
Frizeau, il imaginait son retour vers l’ı̂le de son enfance, « le chemin entre
les ı̂les, les ı̂lêts [sic] autour de la rade, l’ı̂lêt de mon père, l’ı̂lêt Léger, qu’on
a vendu, et l’ı̂lêt encore de ma grand’mère, où sont les miens, pour le
temps des fièvres... Comme mon cousin pleurera pour moi ! [...] Ah oui !
je comprends bien ceci : qu’il ne vous ait pas fallu moins que l’Absolu
Jardin, pour vous libérer de l’exotisme 3 ».
Déclassement et affabulation
Le dégoût de cette adolescence paloise explique qu’il reste peu de lettres
du jeune homme avant ses vingt ans, soit qu’il ne les ait jamais écrites,
soit qu’il les ait détruites lorsqu’il réunit sa correspondance, soixante ans
plus tard. Les rares traces de cette période qu’Alexis ait produites dans ses
Œuvres complètes ont été retouchées pour en gommer les naı̈vetés. D’une
lettre adressée à Monod, en 1906, le vieillard ne tolérait plus les formules
les plus enfantines : « Peut-être la spéculation pure t’ouvre-t-elle d’autres
exaltations, au-dessus de nos petites contingences ? » Mais l’enfant se survivait
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
chez l’adolescent, non sans gaieté. Ses lettres à sa grand-mère maternelle,
demeurée à la Guadeloupe, restaient colorées et cocasses. La tradition
locale a conservé le souvenir de quelques-unes de ses insolences. Excédé
par les plaintes de la propriétaire qui dans le plus simple appareil les logeait,
en vacances, à Bielle, dans les Pyrénées, Alexis reçut un jour les récriminations de la vieille fille acrimonieuse, ce qui eut pour effet de la faire taire.
Ses façons de créole décomplexé, qu’il attribuait à une enfance rousseauiste, servaient sa singularité, au milieu du troupeau d’adolescents
palois. Nostalgique, Alexis savait représenter aux autres la splendeur perdue ; il n’hésitait pas, après l’irruption de la montagne Pelée, à transposer
ses origines en Martinique, pour mieux impressionner ses interlocuteurs
leur racontant la catastrophe. Le plus souvent, il surjouait la distinction
créole, jusqu’à embarrasser. Il mimait les usages les plus surannés et s’entichait de procédés au-dessus de son âge, réclamant et offrant moult lettres
d’introduction, et ne privant jamais son correspondant d’une formule
finale en anglais. Valery Larbaud s’amusa, à leur première rencontre, de sa
courtoisie de « vieux monarque de cinquante ans » et de sa modestie de
« vieux mondain rassasié de gloire ». Alexis prétendait se trouver plus libre
en s’acquittant à la perfection de ses devoirs sociaux ; cela n’allait pas sans
un peu de complaisance, voire de cynisme. N’écrivait-il pas à Frizeau, qui
lui apprenait la mort d’un beau-frère de Lhôte, le peintre bordelais : « Je
ne connais pas ce nom de Tronche ou ne me le rappelle pas ; mais dites aux
Lhôte que j’ai pensé à eux, ils le croiront. »
Le parfait conformisme de ses manières ne visait pas à mettre à l’aise ses
interlocuteurs. Dans le salon de Gabriel Frizeau, à Bordeaux, il agaçait ou
tétanisait François Mauriac, Jacques Rivière et leurs camarades rassemblés
par l’amour de l’art et de la littérature. Il passait d’un extrême à l’autre, et
pouvait s’enfermer dans un mutisme hostile dont Frizeau se désolait de ne
pas savoir le tirer. Le jeune homme provoquait Valery Larbaud, son
premier admirateur, en certifiant sans rire, et dans un anglais décalqué de
son français un peu ampoulé : « Perhaps it is lamentable that one who loves
politeness above all things in the world is now having to make it a principle
of hygiene not to write at all. » Ce qui donnerait, en français persien,
quelque chose comme : « N’est-il pas déplorable, pour qui prise plus que
tout la politesse, d’avoir désormais à se faire un principe d’hygiène de ne
plus écrire du tout ? » L’adolescent prenait des airs hautains, et s’écroulait
soudain. Devant Frizeau, il avouait la fragilité de sa confiance en soi : « si
on l’a perdue une fois on est bien foutu ». Dans la dépendance de Rivière,
qui jouait les intermédiaires avec la Nrf naissante, il revendiquait soudain
son déclassement pour faire une arme de sa faiblesse : « Mais je ne suis, après
tout, qu’un étranger ; et personne, pas même un vieil ami comme Jammes, ne
peut se faire une idée exacte de ma situation de famille. »
Alexis ne se forgeait pas seulement un personnage aux bonnes manières ;
il continuait l’invention familiale, pour se rédimer de l’exil et du déclassement social. Isolé, Amédée ne plaidait plus guère à Pau, et se contentait
d’une charge d’avoué. Son fils exagéra la situation, plus tard : « Ce fut un
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drame pour lui. [...] Il en est mort peut-être. Sa famille ne se rendait pas
compte qu’il souffrait, qu’il considérait qu’il avait dû accepter une
déchéance professionnelle, pour vivre. » Sur le vif, l’idée de déclassement
hantait Alexis. Le mot appartenait à son lexique. Il exhortait son ami
Monod à ne pas se désintéresser d’un camarade de lycée : « Il en est à ce
point de désemparement où l’on se tourne puérilement même vers les simples
“camarades”, et ceux-là même l’ont déçu ou blessé, auxquels il ne demandait
qu’une grossière cordialité – Basset, X, Y et consorts lui sont devenus subitement
étrangers, peut-être hostiles ; et le malheureux, qui ne s’était pas défié de l’esprit
bourgeois, en souffre d’autant plus qu’il se croit maintenant un déclassé. »
Les Léger, qui se situaient autrefois au cœur de la meilleure société
pointoise, se trouvaient rejetés dans l’anonymat d’une zone intermédiaire,
ignorés par le monde palois, cosmopolite et fortuné. Rien de honteux, ni
rien de glorieux. Un ancien condisciple, qui témoignait dans le procès
intenté par l’Action française contre le secrétaire général du Quai d’Orsay,
accusé de vendre la France aux Anglo-Saxons, assurait que les Léger,
comme les autres créoles venus s’installer à cette période à Pau, étaient
« d’excellente bourgeoisie, avec cette distinction spéciale aux anciennes
familles coloniales et qui fleure la vieille France. Peu fortunés mais d’une
parfaite dignité de vie ». Ce Palois se souvenait d’un adolescent « un peu
personnel et infatué ». Il concluait : « s’il appartient maintenant à l’antiFrance, c’est en absolue désharmonie avec son milieu d’origine ». Ce
déclassement enclenchait deux mécanismes complémentaires. Affabuler ou
embellir sa vie est légitime, qui permet de compenser une injuste
déchéance sociale. Déroger au programme paternel se justifie s’il a
démontré son inefficacité.
L’affabulation, et ses vertus créatrices, entraient dans l’art poétique du
jeune homme. À vingt-trois ans, devant Jean Schlumberger, que lui présente Jacques Rivière, Alexis affirme avec un petit air provocant qu’il « n’attache aucune idée de défaveur au mensonge ». Deux ans plus tôt, il s’en
expliquait devant son camarade Gustave Monod : « Il n’y a pas d’“art”
sans du mensonge. » Il poursuivait : « L’essentiel ne se dit pas, et bien plus,
n’a jamais désiré se dire. Et c’est un fou, atrocement symbolique, qui dans
le conte d’Edgar Allan Poe, du vêtu voulait faire un vêtement. » Si l’âme
n’est pas une parure, elle ne peut se livrer telle quelle. Elle ne se dit que
par détour. Le mensonge n’est pas une tromperie, il est une ruse de la
vérité. Mieux : il transforme le réel, en même temps qu’il le décèle. Si bien
que l’on peut jeter un pont entre ce jeune art poétique, et celui de la
maturité, proclamé dans le discours de Stockholm, où il est dit que « le
réel dans le poème semble s’informer lui-même ». Un demi-siècle plus tôt,
un rien sentencieux, le jeune homme expliquait déjà à Gabriel Frizeau que,
par la magie de la nomination, le langage enrichit la réalité de ce qu’il lui
suppose, comme une sorte d’autosuggestion, « cette ressource formidable,
insurrection constante de la volonté s’enrichissant d’elle-même ». Si
« l’arbre qui veut porter son fruit finit par fructifier », il est naturel que le
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poète s’invente une vie capable de féconder sa nature, puis, rétrospectivement, son œuvre. L’adolescent qui fabulait, en récrivant son jeune passé,
s’inventait un avenir ; le vieux poète, a posteriori, fécondait encore son
œuvre poétique de signes biographiques qui en éclairaient le sens.
Quant au sort professionnel de son père, sa médiocrité inclinait Alexis
à se rêver un destin plus aventureux. La carrière juridique qu’Amédée envisageait pour lui ne l’inspirait pas. Il avait confié à Gustave Monod son
vague dessein de mener une vie de colon : « Tu es bien bon de t’intéresser
à mes projets chiliens : mon père ne veut pas que j’abandonne mes études avant
ma libération du service militaire. J’en ai donc encore pour quatre ans, si rien
ne change mon sort, à travailler du droit dans quelque ville de faculté. » Le
sentiment pénible de déclassement, qui l’éloignait de la voie tracée par
Amédée, ne flattait pas pour autant son désir de se faire poète : il recevait
sa vocation selon les catégories de son temps, qui vouaient le pur écrivain
au désintéressement. Son complexe social nouait son destin d’écrivain, en
le permettant et en l’empêchant aussitôt. Il était possible de ne pas devenir
avocat, et de guigner les prestiges du plus pur magistère moral de son
temps, mais c’était pour retomber dans l’obscurité immédiate d’une carrière alimentaire. Il était plus facile à un héritier comme Gide ou Proust
de renoncer pour la littérature à une carrière qui n’aurait pas fondamentalement amélioré leur destin social. Significativement, l’unique emploi par
Alexis du verbe « déclasser » à son propre endroit, prend la mesure de son
incapacité à se consacrer à la carrière médiocre que lui aurait ménagé son
indépendance poétique : « Je ne vois rien à faire en France. Je ne pourrais
absolument pas envisager la possibilité d’y travailler sept ou huit heures par
jour. Je crèverais d’ennui dans ce pays ; d’ennui, de froid et d’impersonnalité.
Et aujourd’hui je veux vivre, voyez-vous bien – (là toute l’histoire qui me
déclasse). »
Alexis ne savait pas réconcilier l’écriture et la vie ; il n’envisageait pourtant pas une vie sans écriture. La mort précoce et inattendue d’Amédée
coı̈ncida avec le triomphe de sa représentation de soi comme poète et la
libération de sa puissance créatrice. Le détonateur provoqua un matériau
explosif longtemps accumulé, ce désir d’écrire appris de modèles de papier
et de maı̂tres côtoyés.
Faire son droit, vivre sa vie
Sans sacrifier au mythe de l’origine magique du génie poétique, toute
démarche strictement chronologique fausserait la représentation d’une
conscience désirante, qui est un processus continuel. La décision de se
connaı̂tre poète émerge dans la durée ; on verrait bien l’aporie si l’on
requerrait, non plus un individu, mais l’humanité tout entière, de répondre
de l’avènement de la poésie. Pour autant, rien n’oblige à croire en la révélation solitaire du génie poétique, en dehors de toute généalogie, telle que
Saint-John Perse la revendiquait.
Alexis avait beau se représenter en primitif, abı̂mé par la culture, c’est
précisément de la culture savante qu’il avait appris sa critique des livres,
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de l’intelligence, et de tout ce qui selon lui n’était pas la poésie ; et c’est
en lisant des livres qu’il avait désiré en écrire.
À Pau, il y avait l’ennui du climat, le désagrément du déclassement
social et l’inconfort de l’inconnu ; mais aussi l’excitation et la gourmandise
de tout découvrir, la montagne, des milieux inconnus, et les mondes
insoupçonnés du savoir livresque. « Le dépaysement, l’amour-propre et la
curiosité devaient me jeter dans une telle gloutonnerie d’étude que je faillis
m’achever par des veilles », se souvenait le jeune adulte. Les cours étaient
taillés trop longs dans l’étoffe de l’ennui pour la cervelle agile d’Alexis.
Mais ils ouvraient aussi de nouvelles portes à l’adolescent, qui s’enthousiasmait pour la littérature, le grec ancien et la philosophie. Évoquant ces
années paloises, Paule, sa sœur la plus piquée de culture, se souvenait
avec fierté que « le proviseur du lycée informait secrètement [son] père de
l’extraordinaire développement intellectuel de ce jeune élève qui faisait
l’admiration de ses professeurs ».
Alexis entretenait avec les institutions scolaires un rapport aussi ambivalent qu’avec les règles de la bienséance. Il moquait le lycée, caricaturait ses
maı̂tres et ricanait de la philosophie académique à laquelle se vouait son
ancien condisciple et seul ami de lycée, Gustave Monod. Mais il ne dédaignait pas la sanction approbatrice de l’institution scolaire, et il récitait
encore, dans son grand âge autobiographique, la liste de ses prix. Pour
l’éternité, il collectionnait ses bulletins scolaires, légués à sa Fondation,
où l’on peut vérifier son excellence en lettres, en langues et en sciences
naturelles.
Dans sa notice biographique, Saint-John Perse revendique des inscriptions tous azimuts, en droit, médecine, philosophie, sciences et lettres classiques. Cette gourmandise encyclopédique expliquait la sanction tardive
d’une licence de droit, obtenue en 1910, disait-il, un an plus tard en
réalité, soit sept ans après sa première inscription universitaire, en 1904.
À vrai dire, le jeune homme n’assouvit guère son appétit d’apprendre dans
les amphithéâtres de l’université bordelaise. Sa curiosité était assez velléitaire. Elle participait de sa vocation poétique, dont le discours de Stockholm exprimait, un demi-siècle plus tard, la prétention à établir le Poète
en homme de connaissance, sur le même front que le Scientifique. Mais
elle relevait aussi d’une sorte de fantasme de puissance, différé par
dilettantisme.
Alexis n’était pas aussi savant qu’il savait le faire croire à ses admiratrices.
« Il sait tout », admirait la belle Lilita Abreu, pour qui Giraudoux, Fargue
et Abel Bonnard avaient soupiré en vain, « c’est un homme complet ». Il
y avait du Knock chez cet imposteur de génie, qui laissait à tous ses interlocuteurs, ignorants ou savants, bienveillants ou hostiles, le sentiment de sa
supériorité intellectuelle. Dans la conversation, Alexis se montrait encyclopédique et brillant. Cela tenait d’abord de l’habileté oratoire ; il savait
amener la discussion sur son terrain. Le poète Alain Bosquet n’est pas resté
toujours dupe de ses procédés : « Imperceptiblement, et avec doigté, il
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oriente la conversation vers une sorte de philosophie cosmique de l’Histoire à travers l’oiseau, synonyme de poignard, et hantise chez les tyrans
les plus cruels. » Malgré son admiration pour le poète, Bosquet avait fini
par se lasser de ce grand air de l’oiseau. Mais le plus souvent, ses interlocuteurs étaient bluffés par l’habile causeur. Alexis savait faire croire à l’universalité de ses connaissances, mais aussi à leur profondeur, quand elles
résultaient le plus souvent de la lecture utilitaire d’ouvrages de grande
vulgarisation. En tout cas, ses savoirs ne devaient rien à la Faculté. En
botanique ou minéralogie, il reçut ses leçons de Jammes, à l’époque de
leurs randonnées pyrénéennes. Ornithologue revendiqué, Alexis était autodidacte en la matière, et demeurait très loin des connaissances d’un spécialiste. Quand on l’exposait à une discussion avec un savant, il montrait
les limites de sa curiosité, assouvie dans un simple manuel, pendant une
convalescence d’adolescent. Cette lecture avait produit « Pour fêter des
oiseaux », poème auquel Alexis lui-même reprocha trop de littéralité, avant
de le remanier sous le titre de « Cohorte ». Plus tard, il illustra les dessins de
Braque, sous le titre L’Ordre des Oiseaux. En grec ancien, après ses années
de lycée, le labeur du jeune homme fut solitaire, et ne lui garantit jamais
une science très exacte de la scansion. En philosophie, il ne dépassa guère
le stade d’une compréhension habile mais très générale des grands systèmes, avec une dilection particulière pour les livres dont tirer une raison
pratique, telle la morale d’Emerson. Après une première année de droit, et
l’année préliminaire de son service militaire, Alexis demanda conseil à
Gustave Monod, qui étudiait la philosophie à Paris : « Je suis décidé à
continuer le droit, mais voudrais prendre aussi ma licence de philosophie.
Crois-tu que pour cette double préparation, il me soit vraiment très avantageux d’être à Bordeaux ? Les cours de la faculté de lettres me seraient-ils
plus profitables que mes heures de travail solitaire, à Pau même et chez
moi, où je peux, à mon gré, poursuivre mon hellénisme ? »
Il n’était pas question, en réalité, de demeurer à Pau, où le jeune homme
n’aurait pu réussir « de fortes études de droit », ni de prendre à Bordeaux
d’autres inscriptions, en philosophie ou en sciences, comme il en parlait à
Monod. Un mois plus tard, il écrivait à Claudel, de Bordeaux, qu’il continuait le droit « au lieu de la médecine », brouillant un peu plus les cartes.
À défaut d’un départ espéré au Chili pour y « faire de l’élevage », il justifiait
une inscription toute fictive en philosophie, à la seule fin de jouir de
« l’immunité militaire ». Il ajoutait, flattant le contempteur des « pions »
universitaires : « Mais je hais la philosophie des professeurs de philosophie,
et ces gens-là me le rendent bien. » En réalité cette inscription n’eut jamais
lieu, qui ne répondait à aucune nécessité. Il suffisait, pour éviter les trois
années de service prévues par la loi Barthou, d’effectuer une année préalable, pourvu que l’on pût produire un diplôme universitaire avant ses
vingt-cinq ans. Une licence de droit suffisait. Il y avait bien une astuce,
pour profiter au mieux de la loi, mais elle n’avait rien à voir avec l’inscription en philosophie qu’Alexis invoquait. Pour les Palois qui ne voulaient
pas rejoindre le peloton des dispensés à Tarbes, elle consistait à s’inscrire
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fictivement en physique-chimie-sciences naturelles, année préparatoire aux
études de médecine. C’était la garantie d’être maintenu à Pau, dans la
formation des infirmiers militaires. C’est ainsi qu’Alexis reçut les leçons
d’un médecin militaire, à la caserne Bernadotte de Pau, avec onze camarades, futurs médecins ou casaniers astucieux. Il en fit une large provision,
pour le reste de sa longue carrière d’hypocondriaque et de pseudo-carabin.
À tout âge, il évoqua facilement ses « années de médecine ». Ses camarades
du concours des Affaires étrangères ne doutaient pas de leur réalité et bien
des biographies perpétuent cette fable. De fait, à l’affût de ses maux et de
ceux de ses proches, Alexis avait toujours un diagnostic à proposer et
quelque médication à suggérer. Sa hantise de maı̂trise de soi, sa peur de
l’échec, de la maladie et de la mort, entretenaient sa curiosité quasi pathologique des choses de la médecine.
Si Alexis se targuait de nombreux diplômes, son savoir académique ne
dépassa jamais les limites de ses études juridiques. Il avait commencé son
droit, à Bordeaux, au début de l’année scolaire 1904-1905. Il était logé
chez un cousin par alliance, Paul Warin, marié à une Monnerot-Dumaine.
On ne sait presque rien de cette première année d’étude. Pas de correspondance conservée, pas de récit, pas de témoin, sauf un, et de taille. Où qu’il
allât, Alexis détectait l’homme de lettres, quand son tempérament n’avait
pas sa préférence. François Mauriac s’affligeait lui-même de n’être pas aimé
d’Alexis ; son dépit nous sert l’unique portrait de l’étudiant de première
année, disséminé dans sa correspondance de l’époque. À chaque évocation,
on sent Mauriac agacé par les manières indolentes et mystérieuses de son
contemporain, et pourtant admiratif, et même fasciné. Il consacra une
page de son « Bloc-Notes » à l’étudiant bordelais lorsque le prix Nobel de
littérature consacra ses premières impressions : « À dix-huit ans, les jeux
sont faits : l’homme que nous serons existe déjà. Je discernais, en 1905,
que ce garçon débarqué de sa Guadeloupe, qui cherchait à me déconcerter
avec ses larges yeux (il ne les a plus) fixés sur moi, appartenait à l’élite
humaine ; je savais dès lors qu’il excellerait. Et puis il connaissait Francis
Jammes, Claudel. Déjà il les jugeait. Et nous aussi, il nous jugeait. Il
prenait notre exacte mesure 4. »
L’année suivante, d’octobre 1905 à septembre 1906, Alexis joua à l’infirmier, à Pau, puis, pour quelques semaines, au fort d’Urdos, où tous les
trois mois se relayaient les compagnies de son régiment. À la rentrée 1906,
il reprit ses études à Bordeaux. La mort de son père, en février 1907,
interrompit brutalement ce séjour. Alexis redevint palois et n’envisagea
plus de repartir à Bordeaux. Dès mars, il l’annonça à Monod : « Me voici
à Pau pour longtemps encore : je ne puis plus quitter les miens. Et je ne
puis encore songer à l’avenir : trop d’autres préoccupations plus pressantes. »
Les études étaient suspendues. Alexis mettait en avant, dans sa correspondance, ses responsabilités de « père de famille » ; en fait, il était immobilisé
par une longue maladie. Le peu qu’il en ait dit indique son caractère
largement psychosomatique. Le 31 décembre 1907, il écrivait à Claudel
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qu’il était « malade depuis plusieurs mois ». Gabriel Frizeau corroborait l’information ; un mois plus tôt il avait écrit au poète consul qu’Alexis ne
venait plus le voir à Bordeaux, cloué à Pau par une maladie sans nom. Il
ne fut plus question de l’université dans la correspondance du jeune
homme, jusqu’au début de l’année 1909. Alexis n’était pressé par aucune
nécessité. À court terme, le portefeuille familial suffisait. Son sursis militaire, suspendu à l’obtention de sa licence avant sa vingt-cinquième année,
n’avait plus cours : Alexis était réformé, comme seul fils de veuve. En
mourant, Amédée sauva son fils de l’épreuve de la guerre. Mais le deuil
précipita la disparition de l’adolescent enjoué et facétieux, au profit du
jeune homme grave et solennel.
En 1909, Alexis se remit à son droit, depuis Pau. Parcimonieusement.
Le 7 février, il s’en expliqua à Gabriel Frizeau : « Il va falloir m’occuper
de mon droit ! au milieu d’affaires de famille qui me laissent une heure
ou deux par jour pour promener mon corps. » Un mois plus tard, au
même : « L’heure précaire que me laisse ma maladresse aux affaires de
famille, il me la faut maintenant consacrer à mon droit. » Même en tenant
compte des capacités d’exagération d’Alexis, son emploi du temps restait
trop serré pour lui permettre de préparer avec succès ses examens et en
avoir fini à la fin de l’année. En fils chéri, il ne s’en émouvait guère, devant
Monod, à la rentrée 1909 : « Je n’ai pas eu le temps de préparer à fond
tous mes examens de droit. Cela recule encore d’un an l’heure de quitter
ma mère et mes sœurs. » Il espérait encore, à cette date, être diplômé en
1910. Comme souvent, il indexa ses souvenirs sur ses désirs et prétendit
toujours avoir fini ses études cette année-là. En réalité, au printemps 1911,
Alexis se découvrit encore en retard dans sa préparation « d’un dernier
examen de droit », laissant entendre à Larbaud qu’il ne lui manquait plus
qu’un dernier certificat, après sa campagne de 1910. À Rivière, au
contraire, comme à Monod ou Claudel, il parlait d’obstacles pluriels, évoquant, ses « derniers examens de droit ». Au mois d’août 1911, enfin, il
put annoncer à Jacques Rivière, régulièrement collé à l’agrégation de philosophie que, pour lui, il en avait « fini avec ces examens de droit ». Il ajoutait : « Un de mes Sept Vieillards m’a reconnu un esprit “extrêmement
juridique”. Puisse-t-il dire vrai ! »
Cette exclamation, à peine ironique, laisse imaginer tout à la fois l’empreinte des études de droit sur le jeune homme et sa sensibilité, quoiqu’il
en eût, aux sanctions institutionnelles.
Son savoir juridique, de grand usage dans sa carrière de haut fonctionnaire, fit peut-être écran à son sens politique. D’autant que le droit français
qu’il avait étudié l’avait mal préparé à la notion anglo-saxonne d’arbitrage, qui fit fortune dans l’entre-deux-guerres. Alexis agit toujours comme
si le droit valait davantage que le fait. La défaite de la France n’en était
pas une, si la France demeurait forte de son bon droit. L’affabulation, qui
disait la libre et souveraine disposition de son image, procédait de cette
même abstraction juridique, en dédaignant l’état de fait.
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Quant à son insouciance proclamée de l’institution universitaire, elle est
démentie par ses lettres de l’époque, caviardées dans la Pléiade, dès lors
qu’elle tenait l’organisation matérielle de sa vie d’écrivain. L’expression de
sa peur des « examens de droit toujours très périlleux pour [lui] » a disparu
de ses lettres à Rivière. Elle déplaisait à l’orgueil rétrospectif de l’homme
arrivé, qui prétendait n’avoir jamais connu l’échec.
Alexis, autobiographe affabulateur, justifie les soupçons des contempteurs du genre biographique. Plus et mieux qu’un autre, le poète mémorialiste a conféré une cohérence rétrospective à sa trajectoire, passant au rabot
ses discontinuités, ses doutes et ses errements. En l’occurrence, les tergiversations de l’adolescent, ses hésitations devant le choix d’une carrière, les
désordres de son appétit de connaissances et de sa paresse à étudier, tout
cela qui marque une irrésolution bien loin de la souveraine assurance manifestée rétrospectivement dans le volume de la Pléiade, possède un versant
positif. S’il ignorait les voies par lesquelles atteindre son dessein, Alexis
nourrissait de longtemps une ambition. Il butait sur les obstacles, hésitait
sur le chemin, mais ne variait pas sur le but, qui lui dictait la hiérarchie
de ses valeurs. C’est la constance de sa résolution qui lui plaisait chez
Rivière, et qui en faisait un ami aux dimensions de son propre dessein :
« J’aime dans votre vie un courage que j’aime entre tous : celui qui sait le
mieux, dans la simplicité, la plus patiente, durer. »
Il est difficile de dater précisément la naissance de la vocation littéraire
d’Alexis ; en 1905-1906, il écrivait déjà, dans le sillage de Jammes et de
Claudel. Après la mort de son père, en 1907, ses études de droit n’avaient
plus qu’à répondre d’une exigence personnelle ; elles n’avaient plus de sens.
Quelques années plus tard, Alexis datait de cette époque la naissance d’une
écriture qui fût réellement sienne.
Une philosophie d’artiste : vitalisme, individualisme et
antimodernisme
Autour de ses vingt ans, Alexis a fondé sa vision du monde sur quelques
postulats fondamentaux. S’il ne cessa jamais de lire, malgré le surmenage
de sa vie politique, il alla plus volontiers à ce qui confortait ses conceptions
premières. À soixante-dix ans, il lisait Heidegger, qui lui permettait de
continuer de penser comme il le faisait à vingt ans, quand il s’entichait des
présocratiques. À vrai dire, dès sa jeunesse, Alexis avait moins cherché dans
les livres une sorte de vérité pure, que le moyen de vivre ses passions et
ses desseins désunis. Il prisait les auteurs anglo-saxons. Son tempérament
l’inclinait à cette sorte de pragmatisme ; son goût de la spéculation achoppait sur sa volonté de se réaliser et de réussir.
Alexis reçut deux injonctions contraires des livres de sa jeunesse : en
écrire, et s’en méfier. De Spinoza, il apprit que la joie couronne le plein
exercice facultés humaines ; de la vogue anti-intellectualiste, il connut que
ses facultés ne devaient pas se circonscrire à la littérature. Si bien que sa
philosophie toute livresque qu’elle fût l’enjoignait à un dualisme malheureux en le faisant rêver d’action autant que de poésie.
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
L’anti-intellectualisme, au tournant du siècle, n’était qu’un affluent du
fleuve où Alexis se baignait volontiers, qu’on appellera vitalisme, en élargissant la notion bien au-delà de l’école scientifique qui s’en réclamait, à
Montpellier, au milieu du siècle, pour définir la force vitale. L’expression
permet de rassembler les divers courants d’exaltation de la vie, plus ou
moins influencés par cette théorie, qui offraient le visage de l’anti-intellectualisme, voire de l’antirationalisme. Largement mâtiné d’antimodernisme,
si l’homme moderne s’éloigne de la vie lorsqu’il rejoint la ville et son
univers technique, ce vitalisme offrait une sorte de climat intellectuel d’autant plus prégnant qu’il n’était pas un corps idéologique constitué. Alexis,
comme n’importe quel jeune homme littéraire de sa génération, en avait
reçu l’influence. Cela commençait avec la réaction antirationaliste des
Romantiques. Alexis vouait une admiration particulière à l’auteur des
Mémoires d’outre-tombe. Il connaissait aussi bien Hugo que Vigny et
Lamartine ; Alexis se plaisait à rattacher ce dernier à l’histoire familiale, en
assurant qu’il avait soupiré pour l’une de ses aı̈eules. Le jeune homme lisait
Barrès ; il tenait dans une égale méfiance l’hypersensibilité de ses héros et
la « cérébralité livresque » qu’il redoutait pour son ami Monod, versé dans
des études philosophiques. Sans renier les droits au libre examen de son
camarade, fils de pasteur, Alexis admirait Bloy, le plus féroce antirationaliste de son temps. Il admirait l’homme avant l’œuvre, et préférait son
tempérament à son style : « Cet homme a son génie, comme un possédé : par
éclats. N’est-il pas bien de souligner homme ? – L’œuvre sera toujours si peu !
Jammes reconnaı̂t ce génie mais il n’aime pas la trivialité, le romantisme de
l’engueuleur – Mais c’est précisément parce qu’il est haut qu’il oublie si parfaitement d’être hautain. »
La notion de vitalisme elle-même, dans son acception rigoureuse, n’était
pas étrangère à Alexis, qui avait annoté dans son manuel de philosophie la
section « de la nature en général, la matière et la vie », avec ces commentaires : « organicisme vitaliste » et « vitalisme ». Il soulignait le passage
consacré au vitalisme de Barthez, et à sa critique de la conception cartésienne d’une vie mécaniste, au profit d’une explication de l’organisation
du vivant par « une idée organique ou créatrice ». Le jeune homme, enfin,
baignait dans le symbolisme triomphant. Il avait lu Maeterlinck, il était
familier des Nourritures terrestres (1895), il connaissait Larbaud, qui popularisait Whitman, bref il était averti des principaux évangiles de ce que
Michel Décaudin appelle le « vitalisme 1900 », compris comme le culte de
l’existence, la morale de l’énergie et de l’optimisme, une forme de panthéisme enfin 5. L’éloge de la joie, de la force et de la santé ; son complément, la condamnation de la tristesse, de la faiblesse et de la pathologie :
cela court tout le long de sa correspondance et de son œuvre. Ce trait
s’accentua avec l’âge. Saint-John Perse l’exagéra chez le jeune homme qu’il
avait été en réécrivant sa correspondance de jeunesse ; il en gomma tous
les signes contraires. Il y avait là une philosophie qui se pliait aux besoins
du jeune homme, pour surmonter sa difficulté à vivre. Aux provinces
ingrates de l’adolescence et du déclassement social, dans la désolation de
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la mort prématurée de son père, cette philosophie était une insurrection
de la volonté de vivre, et un corset pour se maintenir. Alexis puisait à
Nietzsche, non sans l’expurger de sa morale antichrétienne, qui selon lui
le déterminait à rebours. Il se nourrissait surtout au spiritualisme d’Emerson. À dix-huit ans, il avait retenu de La Conduite de la vie que « le héros
est celui qui a un centre immuable ». À vingt ans, il avait lu de très près
les Sept Essais, dont il aimait l’éloge de la solitude douce et de la confiance
en soi.
Pour le reste, il parait volontiers ses faiblesses de vertus, pour qu’elles
lui fussent moins haı̈ssables. Alexis se mésestimait, en dépit, ou à cause de
la grande attente de sa mère et de ses sœurs. Il délimitait par quelques
grandes lois un terrain sauf de la souffrance que lui valaient sa grande
sensibilité, sa timidité envers lui-même, sa peur enfin de souffrir, par lui
et par les autres.
D’abord, la vraie vie était ailleurs, dans les éléments plutôt que parmi
les hommes, loin de l’histoire, hors du temps. Déplacé et anachronique,
Alexis se voulait inactuel. Il trouvait un renfort, pour cette retraite, dans
le grand reflux contemporain devant la modernité, que les Allemands appelaient pessimisme culturel. Il en connaissait mal les penseurs, sinon par
capillarité ou par des effets de résonance chez les auteurs français qu’il
fréquentait. Il s’était reconnu dans l’élitisme du Gobineau des Pléiades,
qu’il citait de mémoire ; il connaissait le Barrès de Amori et dolori sacrum,
La Mort de Venise et il avait lu L’Ennemi des lois. Il y trouvait une justification pour se retrancher hors de ce qu’il méconnaissait et qui l’effrayait, à
commencer par la cité moderne. Dans ses premiers poèmes, la ville, qui
l’avait arraché à l’ı̂le, comme elle arrachait l’homme traditionnel à la
nature, n’avait pas l’ambivalence moderne qu’on peut lui trouver chez
Claudel ou dans ses propres poèmes de la maturité. Elle était toute menace
et toute répulsion. La version de 1925 d’Images à Crusoé, préférée dans
l’édition des Œuvres complètes à la version primitive, a adouci cette perception de la ville ; elle n’a pas tout effacé du dégoût adolescent :
Leur haleine se déverse par le canal des cheminées.
Graisses !
Odeur des hommes pressés, comme d’un abattoir fade !
Aigres corps des femmes sous les jupes !
Ô Ville sur le ciel !
Graisses ! haleines reprises, et la fumée d’un peuple très suspect – car toute
la ville ceint l’ordure.
On songe aux Villes tentaculaires de Verhaeren, « la plaine est morte – et
la ville la mange ». Avec sa sensibilité particulière de créole déraciné, Alexis
participait pleinement du désarroi européen, nourri par les métamorphoses
rapides de la modernité. Les Parisiens, vus par Saint-John Perse, en 1925,
« un peuple mal incarné », cousinaient avec les citadins de Spengler, supposés précipiter Le Déclin de l’Occident. Devant Larbaud, venu le visiter
en 1911, Alexis évoquait la capitale, qu’il ne connaissait guère : « Quand
il nomme Paris on croit voir un immense tas d’ordures sous un brouillard
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éternel. » Il entrait dans ce dégoût un peu du dépit de l’habitant des
Anneaux de Saturne. Devant Gide, aussi brillant et inaccessible que la
capitale, le jeune provincial affichait une moue boudeuse : « J’avais pensé
vous faire un beau cadeau, qui n’eût son prix en art ni en argent, et tel que
je ne saurai jamais mériter qu’on m’en fasse. Et puis j’ai pensé à tous les
hommes qui vivent autour de vous : des Artistes. Je n’aime pas. Et puis j’ai
pensé à Paris, où vous vivez. Je n’aime pas. »
Une différence de taille l’éloignait pourtant de Barrès, ou de l’Allemagne
postromantique, qui poussait des cris furieux en s’engloutissant dans l’industrie et l’urbanisation. Le cosmopolitisme curieux du jeune homme, son
goût de l’au-delà et du voyage, n’avaient que faire de l’enracinement
barréso-spenglérien et de la critique de l’irréligion scientifique. Alexis proclamait son amour des quais de Bordeaux, promesses de départ, et défendait froidement les droits de l’esprit critique, contre l’orthodoxie romaine
d’un Jammes. Il n’était pas un simple rêveur, inadapté à son temps, ni un
pur romantique, qui aurait préféré les vaincus de l’Histoire aux vainqueurs.
Ou s’ils avaient sa préférence, Alexis prenait en compte les verdicts de
l’Histoire. Avec la guerre de Cuba, l’enfant avait mesuré la puissance anglosaxonne et la décadence espagnole. L’adolescent était témoin des difficultés
de l’Italie, empêtrée dans les troubles sociaux. Il admettait les succès du
Nouveau Monde et n’appelait pas décadence les métamorphoses de la
vieille Europe. De surcroı̂t, le vitalisme des philosophies de sa jeunesse se
mariait heureusement avec la tradition familiale, incarnée par le modèle de
sa grand-mère Caille, fougueuse militante de l’optimisme. Bref, le jeune
homme arrivait trop tard, et de trop loin, pour se lamenter passivement,
avec les pessimistes culturels européens. Il admettait la force là où elle était,
sans pour autant renoncer à des valeurs qui l’apparentaient aux antimodernes, à commencer par son spiritualisme.
Si bien qu’Alexis s’offusquait que Gide l’eût pris pour un matérialiste ;
il n’était pas davantage un rationaliste. Exact contemporain d’Henri Fournier et de Jacques Rivière, il dépréciait les idées, à l’égal de cette jeunesse
khâgneuse. Rivière affectait « le plus profond mépris » pour « l’intelligence
ou ce qu’on appelle comme ça ». Alexis s’inquiétait que Monod se fût, « à
Paris, assujetti aux idées et aux livres ». Glouton de lectures, après avoir
grandi en petit animal guadeloupéen, le jeune homme préférait défendre,
plutôt qu’une idée, son instinct de créateur ; lui étant propre, il le délivrait
de toute rivalité. Son anti-intellectualisme était la face répandue d’un primitivisme qu’il cultivait spécifiquement, sur son terreau antillais. Plus tard,
dans les dı̂ners mondains, installé au sommet de la carrière et de ses sophistications, il se plaisait à se représenter en « primitif, comme ceux de [son]
ı̂le ». Une convive, envoûtée, notait : « les arbres, il les attaque et les sent
“tressaillir”, se contracter dans l’attente du prochain coup, qu’il hésite parfois à leur donner ». Pour l’heure, Alexis écrivait à Rivière qu’il redoutait
« les mutilations de la culture », et qu’il préférait « toute la force primitive à
la littérature ».
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La vie ne trouvait pas refuge dans le mouvement des masses populaires ;
pas d’issue politique à ce culte de la force. Du socialisme, qui attirait
Monod, Alexis prédisait qu’il ne servirait qu’à encadrer le peuple, le temps
d’en faire des bourgeois. Le secret de la vie ne se trouvait pas non plus
dans les livres. Imbibé de la pensée moderne, qui bousculait les hiérarchies
de la philosophie classique, il préférait l’exaltation de la vie à la recherche
du bien et de la vérité, sans que l’on sache bien s’il s’agissait toujours de
la même notion, de Spinoza à Nietzsche, de Gustave Le Bon à Bergson.
Chez le jeune homme, un pseudo-évolutionnisme, voire des formes de
darwinisme social, cohabitaient avec le bergsonisme en vogue dont il était
familier (« notre Bergson », écrivait-il à Monod).
Alexis balançait entre les ramifications de cette philosophie vitaliste, qui
se mâtinait vaguement de bouddhisme, à Paris comme à Berlin, et d’occultisme, en plein renouveau mesmérien, par réaction aux années postpositivistes. « Je m’occupe aussi de spiritisme, confiait-il à Frizeau – Quand on n’a
rien dans le ventre, de quelles siliques n’est-on pas affamé ! » Cette large révérence antirationaliste à la vie, à l’élan vital et à la vitalité, sous sa triple
acception biologique, philosophique et morale, flattait son goût pour la
poésie autant qu’elle la desservait.
La poésie, exercice spirituel sans rival, le plus pur de son temps, pouvait
prétendre au service intégral du spiritualisme vitaliste. Elle était mode de
connaissance d’une vie irréductible au savoir scientifique, elle était pouvoir
de création d’une réalité advenue par la nomination. Se reconnaı̂tre poète
c’était, pour Alexis, se faire une philosophie de poète, une morale de
poète, un corps de poète. Ses coups de crayon les plus vigoureux portés à
son Nietzsche sont pour ces lignes, que l’on pourrait trouver, sur un ton
plus anecdotique que dogmatique, dans le Journal des Goncourt, familiers
de cette physiologie du créateur : « Les artistes, lorsqu’ils valent quelque
chose, sont doués d’un tempérament vigoureux (aussi au point de vue
corporel), ils possèdent de la force en excès, ils sont sensuels ; sans un
certain surchauffement du système sexuel on ne saurait imaginer un
Raphaël... Faire de la musique c’est aussi une façon de faire des enfants. »
La morale particulière du poète se justifiait par la noblesse sans pareille
de sa visée. Inégalitarisme, ascétisme, égoı̈sme, solitude, bref le solide individualisme d’Alexis mariait les droits au libre examen de la conscience
positive, loin de tout dogmatisme catholique, avec le moi démiurgique du
romantisme. Cette morale, qui isolait l’artiste au-dessus des obligations
conventionnelles, pouvait entretenir un égoı̈sme de confort. Convaincu de
sa solitude essentielle, sceptique en amitié, le jeune homme avait tendance
à tirer tout commerce amical sur une pente utilitariste. Il ne craignait pas
d’user de ces « moyens grâce à quoi une espèce plus forte se conserve »,
qu’il avait soulignés vigoureusement chez Nietzsche : « Se procurer par
toute espèce d’ascétisme une prépondérance et une certitude par rapport à
sa propre force de volonté. Ne point se communiquer ; le silence ; se méfier
de la gentillesse. »
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L’adolescent pressentait confusément que sa puissance n’était jamais si
grande que dans la création poétique, où culminait sa vie spirituelle. Il
reprenait le mot spinoziste de Napoléon en attribuant à la poésie sa définition du bonheur : « le développement de toutes nos facultés ». Seulement
Alexis avait tous les dons, et pouvait aussi bien justifier par Spinoza son
ambition politique, trouvant dans la cité la joie d’une autre puissance
d’agir. Alexis considérait peut-être que ses plus grandes facultés tenaient
au pouvoir de nommer et de créer ; mais elles provoquaient aussi la plus
grande tristesse de n’y parvenir qu’imparfaitement. Il confiait à Rivière
l’angoisse de cette réquisition spirituelle, qui ne le laissait pas en paix, en
le voulant tout entier : « Et quand il m’arrive, comme dernièrement, que
quelqu’un passe ici et parle d’art, je sens confusément que je le hais, de je ne
sais quoi, sinon de ce qu’après il me faut bien deux jours pour retrouver mon
aplomb. » Un an plus tard, il commentait ainsi les critiques moqueuses que
lui avait values l’article dithyrambique de Valery Larbaud, établissant l’auteur d’Éloges à hauteur d’Homère, Virgile et Hugo : « J’en ai tiré, mal né,
infiniment plus de tristesse que les lettres de Claudel ne m’avaient pu donner
de joie – une tristesse démesurée. »
Pour autant la quête d’absolu d’Alexis lui interdisait de jamais se satisfaire pleinement de l’action politique qu’il associait, dans sa jeunesse, au
champ des vérités relatives, la modernité n’apparaissant nullement à ses
yeux comme un progrès de l’Histoire. Homme de poésie ou d’action,
autant sceptique devant l’intellectualisme, le progressisme de Monod que
devant la rigidité réactionnaire et anachronique de Jammes, le jeune Palois,
futur diplomate de gauche, lancé dans le siècle, réagit positivement au test
de l’antimoderne élaboré par Antoine Compagnon, si l’on veut bien se
souvenir que l’antimoderne est à ses yeux « le vrai moderne, non dupe du
moderne, déniaisé 6 », ce qui élargit assez considérablement le nombre des
candidats à tous ceux qui résistèrent un tant soit peu à leur époque. Avant
de se couler dans le sens du courant, l’adolescent, qui cultivait le droit à
la partialité et à l’élitisme, fut spontanément porté à se former auprès de
maı̂tres qui, contre la Révolution, ne croyaient pas à l’égalité ; qui, contre
les Lumières, préféraient les faits et les choses aux idées et aux utopies ;
qui, contre l’optimisme historique, préféraient à la notion de progrès celle
de cycle ; qui, contre la métaphysique du progrès, n’adhéraient pas nécessairement au dogme du péché originel, mais cultivaient une forme de pessimisme ; qui, avec Emerson, révéraient le sublime de préférence au
raisonnable et le dandysme au bonheur – dont Alexis dirait tout ignorer ;
qui, contre le « fameux style coulant, cher au bourgeois », pratiquaient la
vitupération et l’anathème, comme Bloy, ou bien encore l’éloge paradoxal,
riche en oxymores et alliances de mots, aimé de l’auteur des grinçants
Éloges (« une très vieille petite fille ») comme du jeune consul, qui régalait
son protecteur de ses philippiques : « J’ai voyagé sans danger avec des banquiers pauvres, des médecins malades, des femmes belles et paisibles à vous
donner le mal de mer, des officiers sages et nuls comme des fils aı̂nés, dont
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le cœur bêle et pue la rêverie sentimentale, la dignité civile et les modestes
convoitises 7. »
Contre son image posthume d’homme de gauche, il faut se souvenir que
le jeune homme admirait dans les livres ceux qui vitupéraient la modernité,
comme il les chérissait parmi les vivants.
Modèles littéraires
En lisant et en écrivant, Alexis rachetait les insuffisances de sa condition
sociale. Il se parait du prestige du clerc et se flattait de procéder d’une
tradition classique, vertueusement anachronique à la modernité utilitaire.
Traducteur de Pindare, il affectait de s’étonner qu’il y eût « encore des
hommes à Londres – et des femmes – pour déchiffrer le grec à l’occasion ».
Enfant, il avait aimé les récits d’aventures et de flibustes, qui exaltaient la
virilité et l’héroı̈sme ; plus tard, il aima Melville et Conrad. En exilé, il
goûtait la veine sophistiquée et exotique de Hérédia, dont il avait acheté
Les Trophées à seize ans. Au même âge, il lisait Leconte de Lisle (les Poèmes
antiques et les Poèmes barbares) et le Salammbô de Flaubert. Il révérait
Baudelaire ; son éloge de Rimbaud, dans sa correspondance de jeunesse,
n’était voilé que par une discrète jalousie. Le jeune homme découvrit Lautréamont pendant son service militaire ; beaucoup plus tard, son portrait
de ce « rebelle » dessinait en creux un désaveu du « bas romantisme publicitaire de l’antilittérature ».
Parmi les grands maudits, le jeune Alexis admirait surtout Edgar Allan
Poe. Il s’identifiait à ce modèle jusqu’à vouloir lui ressembler. Il revendiquait cette filiation en envoyant à Jammes, Frizeau et Claudel, ses pères
littéraires, un portrait de sa main du poète américain. Il flattait une ressemblance qui n’était pas encore évidente, mais qui ne cessa de s’accroı̂tre, par
l’effet d’un patient mimétisme. Louise Weiss s’en amusa, lorsqu’elle visita
Alexis dans son exil américain, en 1950 : « Dans l’entrée, à droite, posé sur
la tablette d’un meuble, un grand portrait d’Edgar Poe, dont les yeux sombres
et le grand front ressemblent à ceux du maı̂tre de maison. Élément de mystification. Les malheureux visiteurs, surtout les femmes, s’y trompent 8. » Le poète,
établi dans sa retraite glorieuse, dans le Var, organisa le même dispositif.
De fait, à soixante ans, Alexis s’était façonné ce visage, après quarante
années de domination de soi, ou de passion mimétique. Le désir d’écrire
ne procède-t-il pas toujours d’une telle projection ? « On écrit d’abord
parce que d’autres avant vous ont écrit. » Tout à son déni de génération,
Saint-John Perse n’aurait pas souscrit à cette affirmation de Gracq. Pourtant, après avoir tiré tout le suc des grandes figures familiales, dont les
succès n’étaient pas transposables en métropole, après avoir laissé mourir,
avec son père, tout projet de carrière juridique, Alexis avait trouvé d’autres
modèles pour se vouloir écrivain. Auprès de Jammes et de Claudel, il apprit
l’évangile littéraire de son temps ; en Gabriel Frizeau, simple amateur, il
trouva un père stérile, auprès de qui il pouvait éclore, loin de toute rivalité,
et s’admettre poète, en dépit de la mésestime de soi qui menaçait sa puissance créatrice.
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
Tout commença avec Francis Jammes, et c’est pourquoi Saint-John
Perse a largement récrit l’histoire de cette amitié. En Jammes, le jeune
adolescent découvrait l’incarnation du pur écrivain, celui qui se dévouait
religieusement à son art ; la rencontre fut trop inégale, et trop précoce,
pour qu’Alexis n’eût pas voulu se libérer peu à peu de la tutelle morale et
artistique du poète béarnais. Dans une lettre fictive à sa mère, datée de
1917, rédigée dans les années 1960, Saint-John Perse représentait cette
libération comme une rupture. Jammes, expliquait-il, l’avait « par trop
déçu, comme poète et comme homme aussi bien que comme ami ».
Cette déception était à la hauteur d’une influence dont Alexis ne se déprit
pas si facilement. En 1911, il écrit encore au poète la fidélité de son
attachement à tout ce qu’il aime en lui « du poète et de l’homme », mais
il signale « l’écart, tout naturel, et qui s’accroı̂t peut-être », entre leurs goûts
littéraires, leurs « conceptions philosophiques ou politiques ». Il renonçait
à la succession de Jammes, puisqu’il s’éloignait de son orthodoxie religieuse, et refusait de récuser la modernité littéraire quand elle prenait le
tour de l’innovation formelle. Il entendait conserver l’amitié du poète, en
la tenant hors du champ littéraire, quand bien même le Béarnais l’avait
fait naı̂tre à la poésie. Cette rupture d’héritage, entre dépit et ingratitude,
permettait à Alexis de répondre aux vifs reproches de son aı̂né, à qui il
avait dissimulé la publication de ses poèmes à la Nrf, où il développait ses
propres réseaux faute d’avoir obtenu le soutien de son premier modèle :
« M’entendrez-vous jamais rien dire de tous les jeunes élégiaques qui s’orientent
aujourd’hui vers vous, sous la double caution littéraire de leur catholicisme et
de leur académisme 9 ? » Alexis avait bien le droit d’aller voir ailleurs, si
Jammes avait d’autres héritiers que lui. Saint-John Perse a préféré une
autre interprétation, en censurant ce passage, pour déplacer la querelle hors
du champ littéraire, comme si leur amitié ne s’était pas nourrie à ce foyer.
Alexis n’aimait pas les héritages ni les dettes, et Saint-John Perse moins
encore, qui voulait rayonner en astre solitaire. Sa notice autobiographique
laisse croire qu’Alexis reçut, seul, à quinze ans, l’amitié de Jammes, et
voulut bien l’honorer, en lui présentant sa famille pour satisfaire sa curiosité de la Guadeloupe (Jammes y avait un grand-père enterré). La rencontre
était dramatisée, « aux grottes de Bétharam ». En réalité, au souvenir de la
femme de Jammes, Alexis l’avait connu dans un cadre familial, qui ne
devait rien à une sorte de reconnaissance subtile entre poètes, le Béarnais
« s’étant lié d’abord avec le père, avoué à Pau, et durant un séjour partagé
avec eux tous, à Luz-Saint-Sauveur, dans les Pyrénées ». Constant dans sa
logique, Saint-John Perse a gommé de sa correspondance avec Jammes
l’intermédiaire paternel, et rayé les lignes qui l’évoquaient : « Mon père m’a
communiqué deux pages de vous sur Lourdes. Le Mercure m’avait aussi porté
quelques fragments religieux. » Saint-John Perse n’admettait à sa naissance
poétique aucun lien avec son père biographique, moins encore qu’avec
tout autre père poétique. Lorsqu’il évoquait Jammes sur le plan littéraire,
il tranchait les liens qui l’unissaient, comme poète, à sa famille. À l’inverse,
pour prendre ses distances avec son influence littéraire, dès ses premiers
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poèmes publiés, Alexis ne parlait plus de Jammes que sous le rapport du
cercle familial. C’est ainsi, mufle à souhait, qu’il entendait livrer à la postérité ses relations avec son premier mentor, dans une lettre fictive à sa mère :
« Je ne le reconnaissais déjà plus quand les circonstances m’ont fait perdre
contact avec lui. Mais vous quatre, mère et sœurs, gardez-lui toute votre
affection, qu’il mérite bien de vous. »
À vrai dire, Jammes n’a pas agi autrement, en taillant ras le souvenir de
cette bouture poétique née de lui, pour devenir autre. On chercherait en
vain, dans l’ensemble de ses écrits publiés, un éloge ou seulement une
référence à Saint-John Perse. Au chapitre « Créoles au Béarn » de Ma
France poétique (1925), les Léger sont des Antillais chez qui Jammes entretient le culte de ses propres aı̈eux ; Alexis n’y apparaı̂t pas en poète, mais
en futur diplomate, adolescent paradoxal et un rien agaçant :
Alexis, précieux mandarin fait de laque,
Et son œil grain de café,
Lycéen lauré d’or, futur ministre à plaques,
Vantait les Esquimaux ou bien philosophait.
Avant les « aigreurs » de Jammes, et l’ingratitude d’Alexis, il y eut le
temps d’une amitié asymétrique mais harmonieuse. Rencontré en 1902, à
tout juste quinze ans, Jammes fut longtemps toute la littérature vivante
pour Alexis. Le jeune homme trouva un jour l’audace de montrer ses
premiers essais grâce à la familiarité de ce poète qu’il connaissait sous le
jour pauvre de l’intimité. À mesure qu’il grandissait, et qu’il comprenait
la grandeur du poète rencontré au hasard des excursions paternelles, mais
aussi l’isolement que lui valait, dans l’angle le plus légitime du champ
littéraire, son catholicisme romain et son académisme formel, la gêne s’installa. La mort d’Amédée accéléra l’émancipation d’Alexis. Les relations s’espacèrent. En avril 1908, Alexis écrit à Frizeau : « À propos de Jammes,
dites-moi ce qu’il devient. Je ne l’ai pas vu depuis un an. Je lui ai écrit, il
y a plus d’un mois, voulant aller le voir à Orthez, et je ne puis absolument
pas m’expliquer pourquoi il ne m’a pas répondu. » En juin 1909, alors
qu’Alexis s’admet poète depuis peu, il envoie à Monod une monographie
sur Jammes : « C’est un artiste si pur qu’il faut l’aimer autant que l’admirer. » Le malentendu à venir affleure sous cet étonnant devoir d’aimer,
fidélité à une affection devenant inactuelle. À Frizeau, Alexis avoue son
peu de goût pour la monographie en question : « Jammes était hier chez
moi. [...] Il se dit très content de la monographie de Pilon : je ne comprends
pas ; il me semble qu’elle est insuffisante, indigne du poète de Dieu. Il n’y a là
qu’un Jammes d’herbier. »
À cette date, l’aspirant poète demeurait de son propre aveu dans la main
de Jammes, comme Esther dans celle de Mardochée : « J’aperçois Jammes,
ici et là, comme un nœud – (j’entends le Jammes hors commerce, celui que
j’habille en Mardochée, à qui je n’ai jamais dit mon admiration). “On ne
sait jamais de qui on est le plus proche parent”, dit le Mendiant. » Il ne disait
pas autre chose à la mère du poète, humblement : « À votre fils, Madame,
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vous direz ce que je crains de n’avoir su dire, ni peut-être montré : que je
l’aime profondément, autant, s’il se peut, que je l’admire. Que M. Jammes
admette ma timidité 10. » En cet été 1908, qui est le moment de sa première
publication, Des villes sur trois modes, poème inaccompli et très symboliste,
paru dans la revue Pan, Alexis n’a pas encore trouvé l’hospitalité de la Nrf
naissante. L’aide qu’il cherchait du côté de Frizeau n’aboutissant pas, il se
résigna à se tourner vers Jammes, quoiqu’il lui en coûtât. En mars 1909,
il avait avoué à Frizeau : « Et pour Jammes, il peut être l’homme que j’affectionne, que j’aime depuis le plus longtemps en France : il n’en est pas moins
celui à qui je ne voudrais ni ne pourrais parler de moi. » Un mois plus tard,
il envoya à Jammes ses manuscrits, non sans avoir « beaucoup hésité ».
Saint-John Perse a censuré le jeune homme, solennel et pitoyable dans cet
exercice. « À vivre de solitude, j’ai de longtemps connu la gravité et la beauté
de cette heure : demander conseil », écrivait-il, usant d’une formule qu’il
resservit telle quelle à Frizeau et à Claudel. « Et si tout ce que je vous envoie
n’était que fatras, je suis encore sûr, devant moi, que je vous serais profondément reconnaissant de tout conseil : fût-ce le renoncement complet 11. » Ses
précautions farouches étaient aimablement bousculées par Jammes. Cela
s’entend dans les longues prétéritions qu’Alexis infligeait à Jacques Rivière :
« Il faut croire ce que je vais vous dire ; je l’ai dit aussi à Jammes, qui veut
trop attendre de moi et traite de phobies mes attitudes. Il n’y a rien à attendre
de moi littérairement. » Jammes, d’ailleurs, ne manquait jamais de dire du
bien d’Alexis, même agacé par ses paradoxes d’adolescent tourmenté. Il le
recommandait tous azimuts, souvent avec chaleur, parfois avec un peu
d’humeur. Au conservateur des Beaux-Arts de Pau, Paul Lafond, le poète
le présentait comme l’un de ses « jeunes amis de Pau, très intelligent et très
sympathique » ; devant Claudel, dont on sollicitait les conseils en vue d’une
carrière consulaire, il offrait encore sa garantie : « Il est très intelligent, très
travailleur, plein de mérites dans une situation fort modeste. »
Les rencontres se firent épisodiques, puis, en mai 1910, Alexis écrivit à
Gabriel Frizeau qu’ils se voyaient à nouveau « assez souvent ». Jusqu’à la
publication d’Éloges dans la Nrf, un an plus tard, Alexis fréquenta régulièrement le ménage Jammes, non sans émettre quelques réserves sur l’œuvre
en cours du poète béarnais. À Pau, comme à Bordeaux, Jammes demeurait
le premier signe extérieur de richesse littéraire du poète débutant. Jacques
Rivière, chez Frizeau, s’impatientait du jeune homme mutique : « Ce petit
Léger, en qui je découvre des lacunes, m’agace quand même par l’impertinence (non plus voulue) de son attitude fermée. Il a un petit air transcendant et sûr de lui, qui est extraordinaire 12. » Mais il venait chez Frizeau,
en compagnie de Jammes, avec qui il était « intime », ce qui lui valait une
indulgence expectative. Sans compter qu’il avait « intéressé Claudel », au
dire de Frizeau. Lorsqu’il fut affermi par la confiance de Jacques Rivière,
le jeune accoucheur de talent, Alexis put s’affranchir de la tutelle de son
vieil ami ; ses cachotteries à son égard furent moins innocentes que libératoires. Le jeune homme s’efforça de tirer leur relation hors du terrain
littéraire, et revint au plan familial, oubliant qu’il lui avait fait remise, deux
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ans plus tôt, de sa vocation poétique : « Vous savez bien qu’entre nous, ou
de moi à vous tout au moins, il n’est jamais question de rien de littéraire
qui puisse me concerner. L’intérêt de ma vie n’est point là, et j’ai déjà
assez de peine à m’exprimer sur quoi que ce soit d’autre, de plus urgent,
face à la vie elle-même 13. » Ce qui révèle incidemment que le jeune homme
n’était pas disposé à concevoir son art comme la vie même.
Alexis se fit moqueur, Jammes s’aigrit. Devant Alain-Fournier, venu le
visiter à Saint-Sauveur, le jeune poète égratigna l’idole, au chapitre de sa
vanité littéraire, un péché pour les tenants de la littérature pure : « Sur
Jammes surtout il raconte une foule d’histoires. Jammes allant à la gare et
désespéré quand il n’y a personne pour lui, à la descente du train... » Pour
autant, l’amitié, altérée, ne finit pas comme le laisse croire la clôture brutale
de la correspondance de la Pléiade, terminée par une dénégation mensongère, qui montrait cruellement, pour la postérité, combien peu le jeune
poète, à l’orée de son œuvre, était disposé à se confier à son aı̂né : « ne
pensez surtout pas que je veuille, en nulle carrière, me ménager des loisirs
littéraires. Il y a longtemps que j’ai arrêté en moi la décision de me refuser
à toute tentation littéraire, même en marge d’une vie assurée ». La correspondance fictive avec Renée était aussi trompeuse, en laissant croire qu’un
silence définitif était tombé entre eux. En réalité, le diplomate rendait
quelques menus services à son vieil ami. Il lui écrivait de loin en loin. Il
était demeuré muet aussi longtemps qu’il avait résidé en Chine, son premier et dernier poste à l’étranger, de 1916 à 1921 ; mais ce silence s’étendait à toutes ses relations. En 1920, Jammes restait cependant en mesure
d’informer Arthur Fontaine : « il m’est enfin parvenu, par l’intermédiaire
de l’une de ses sœurs, des nouvelles espatafouillantes. Dès qu’il entre en
jeu, tout devient extravagant ». Dans les années 1920, ils renouèrent. Il
arriva qu’Alexis se souciât d’un nouveau protégé de son ancien bienfaiteur,
candidat à la carrière diplomatique ; le chef de cabinet de Briand était trop
heureux de renverser leurs anciennes positions d’obligations respectives :
« Vous savez combien je vous serai toujours reconnaissant de me donner la
moindre occasion de faire quelque chose pour quelqu’un à qui vous vous intéressez. » À l’heure du renoncement littéraire, tout à la volupté du jeu politique, le souvenir du bon Jammes lui arrachait une nostalgie presque
sincère : « Je voudrais vous écrire plus longuement. Je voudrais surtout pouvoir
entrevoir, avant trop longtemps, la possibilité d’aller passer quelques jours
auprès de vous à Hasparren. Ne pensez pas que je prenne aisément mon parti
de cet éloignement : je ne connais de prix à la vie que celui de nos affections,
et la vôtre m’est chaque jour plus précieuse dans la solitude secrète d’une vie
professionnelle à laquelle je ne fais que prêter la part moins sincère de moimême 14. »
Pour ce service, ou pour un autre, Jammes le remercia « de tout cœur »,
avec une sentimentalité nouvelle : « À mesure que j’avance en âge s’accroı̂t
mon affection pour toi et pour les tiens. » En 1929, il lui écrivait encore de
ne pas oublier « de rappeler la candidature d’Irénée Boyer au mérite agricole
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
pour la promotion du 1er de l’an ». La république des lettres et celle des politiciens se rendaient de menus services.
À la mort de Briand, en mars 1932, devant Gabriel Frizeau, Jammes
rêvait tout haut au destin du petit créole et fantasmait sur ses pouvoirs, en
lui prêtant les meilleures intentions : « Tu as dû voir que Léger figure au
tout premier plan. Il est loin du temps où tu lui conseillais d’acheter une
bicyclette. Il a préféré le char de l’État. À vrai dire, c’est un cœur dévoué
et je ne lui sens pas de haine antichrétienne. Je ne serais point étonné car
“il a conduit la France pendant huit ans” que le calme relatif accordé aux
Congrégations fût venu de lui 15. »
Reste que leur amitié demeura inachevée. Amer, Jammes ne trouvait pas
que le secrétaire général du Quai d’Orsay en fı̂t jamais assez pour lui. En
1934, Claudel pensait apaiser le poète béarnais : « J’ai causé de votre situation avec Léger, qui a pour vous beaucoup d’affection, et que les lettres
admirables, me dit-il, que vous écrivez à sa sœur, ont beaucoup impressionné ! Il estime comme moi que vous devriez rentrer au Figaro, [...]. Si vous
voulez bien nous indiquer vos conditions, Léger et moi pourrions faire
quelque chose. » « Oui, Léger m’aime beaucoup, j’en suis sûr, répondait
Jammes. Mais je commence à comprendre que l’homme le plus haut placé
remue difficilement une puce. »
Léger avait suivi le sillage de Claudel ; arrivé au sommet du Quai d’Orsay, il discutait sur un pied d’égalité, avec lui, des moyens d’aider son
ancien mentor. C’est grâce à Jammes, d’ailleurs, et chez lui, qu’ils s’étaient
rencontrés. Quand Alexis évoquait ces glorieux aı̂nés, pour faire justice à
l’ordre de son admiration, il inversait la chronologie. Claudel rectifiait luimême, non sans tirer quelque fierté, en 1939, de sa rencontre précoce avec
le maı̂tre incontesté du Quai d’Orsay : « Il a connu Léger avant tout le
monde, par l’intermédiaire de Francis Jammes. » En assurant au contraire
que Jammes lui avait été « présenté par Claudel », Alexis avouait la préférence de sa passion mimétique. Jammes s’en était tôt aperçu ; il régulait
jalousement l’admiration agressive que l’adolescent vouait à son compère.
« Je ne peux vous écrire sans impertinence. Jammes me le dit. Je veux le croire », écrivait le jeune homme au consul 16. Mais Alexis ne se privait pas de
se glisser entre les deux poètes ; il suivait volontiers les avis du lointain
Claudel contre ceux du trop proche Jammes : « J’avais aimé un jour que
vous eussiez reproché à Jammes Existences, cette bouderie. » Ni ne se privait
de l’impertinence que lui reprochait Jammes, pour provoquer l’intérêt de
Claudel : « Si je songe à vous, c’est un peu avec une aigre détresse qui est
bien certainement de l’égoı̈sme, parce que vous êtes pour moi – et Jammes
aussi, et votre ami Frizeau – celui qui a fini, celui qui est “sorti”, qui est
“arrivé”, tandis que moi je commence. Et je serai seul sans doute jusqu’au
terme. Vous êtes de ceux qui ont disparu pour moi derrière le Lac de
Soufre de vos Livres Saints. Je suis “pompier” parce que je n’ai point maintenant de pudeur. Rappelez-vous votre jeunesse et vous retrouverez ce deuil
que laissent ceux qui nous précèdent 17. »
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L’impertinence vengeait l’adolescent de la violence qu’il avait subie de
Claudel, lorsque le catholique avait entrepris de le convertir, chez Jammes
précisément. Alexis a multiplié les récits de cet épisode, qui concluent
invariablement à la froide indifférence de ses dix-sept ans, face aux efforts
du pêcheur d’âme. Dans la version la plus répandue, il est rapporté que
l’adolescent panthéiste avait été distrait de l’argumentaire passionné par le
spectacle d’un orage pyrénéen. Mais tous les témoignages rétrospectifs inspirés par Alexis ne valent pas celui, presque contemporain, du seul Jacques
Rivière, incapable de malice : « Claudel l’a entrepris sur la religion : il l’a
enfermé avec lui dans une chambre pendant une heure et l’a invectivé
terriblement. Léger est sorti pleurant, brisé ; et a quitté la maison aussitôt,
disant à Jammes qu’il l’aimait beaucoup, mais que son ami était trop
cruel. » Brisé par la rhétorique violente du poète catholique, souhaitant se
rendre, ne le pouvant pas, incapable de le feindre, Alexis demeurait à l’orée
de la foi chrétienne. Quelques années après cette conversion avortée, le
jeune homme écrivait à Claudel : « Pour arriver au christianisme, je n’arrive
pas d’assez loin. Torture, aux portes mêmes, de ne pouvoir faire un pas ! Qui
vient de près ne va loin : j’ai dit cela un jour à Frizeau, et je songe avec
terreur qu’il ne me l’a pas disputé. » * Quarante ans plus tard, Alexis rappelait
à Claudel n’avoir jamais cédé devant lui à la complaisance d’une « crise
religieuse », « sincère ou mimée ». Claudel avait pris acte de son échec. À
Gabriel Frizeau, qui le questionnait sur les projets diplomatiques du jeune
homme, il répondait, un rien dépité : « Léger n’est pas catholique et rien
ne l’empêche de faire de l’action républicaine. » Mais Claudel conservait
le triple ascendant que lui valait l’admiration du jeune homme pour la
grandeur de son génie, les prestiges de sa carrière consulaire, libre et vagabonde, et sa gloire littéraire naissante : « Je suis parfois votre nom dans des
revues. On s’empare de vous, on vous admire, on vous “comprend”. Vous
avez de la gloire. ** » Deux ans plus tard, Alexis regrettait avoir jamais écrit
ces impertinences de jeune coq, que Saint-John Perse effaça de sa correspondance publiée, comme l’expression de son repentir : « Si je pouvais
imaginer ce que je vous écrivais dans des lettres précédentes, combien serais-je
terrifié et blessé – ah ! oui, blessé de tant d’inconscience encore devant vous, et
par-dessus tout de tant d’aisance dans la sottise, qui m’a fait perdre monstrueusement ce que j’avais à recevoir de votre main ! Mais accueillir pareille souffrance serait vous perdre. Je ne veux pas que la tristesse d’avoir étalé devant
vous trop de sottise, et de trop incurable, m’interdise à jamais de vous
parler : devant vous, nulle gêne de soi sans impertinence, sans ridicule
aussi 18. »
Claudel pardonnait aisément. Il ne détestait pas cette résistance, et
appréciait les premiers essais poétiques du jeune homme, après l’avoir mis
en garde contre la « pente littéraire ». « Il aime beaucoup les Images à Crusoé de Léger » attestait Rivière, dans la lettre fameuse qui relate à Henri
* FSJP, Lettre du 10 décembre 1908, publiée incomplètement dans Œuvres complètes,
op. cit., p. 716 (phrases en italique omises).
** FSJP, lettre du 1er novembre 1906 et Œuvres complètes, op. cit., p. 713.
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
Fournier sa première rencontre avec le grand homme. Sur le plan pratique
et matériel, Claudel ne ménageait pas ses conseils ; Alexis le payait de sa
formule habituelle, que nous connaissons déjà : « Je n’avais jamais connu
la joie de mériter un conseil, et voici que je le reçois de qui m’importe ; que
cela m’est donné. * »
Il demandait bien plus qu’un conseil à son aı̂né, il le poursuivait tout
entier, il voulait lui ressembler et devenir tout ce qu’il était. L’adolescent
avait besoin de ce tourbillon de violence et de liberté pour s’affranchir des
préciosités du symbolisme. Il suffit de comparer les poèmes écrits avant et
après la rencontre avec Claudel, pour mesurer l’influence que Saint-John
Perse s’est employé à effacer. En vieillissant d’une année sa rencontre avec
Claudel et en rajeunissant de quatre ans la rédaction d’Images à Crusoé, le
premier poème retenu dans ses Œuvres complètes, Saint-John Perse a
minoré ce que sa métamorphose devait à son modèle pour réussir son
Crusoé, à mille lieues des affétries de sa première publication, Des villes sur
trois modes. Des poèmes d’Éloges, Gide disait à Claudel : « Ils sont violemment influencés par vous. » Alexis ne lui devait pas seulement des outils
techniques, son vers libre, ses coupes, ses rythmes, ni la liberté de son
lexique, qui puisait au créole, à l’instar de l’ardennais du premier Tête d’or ;
il lui devait surtout un certain ton, ce sens de la grandeur qui s’accorde le
droit à une parfaite simplicité. Faute de pouvoir devenir Claudel, Alexis
trouva sa voix, son rythme, et sa propre place dans le champ littéraire ;
mais il lui resta de son admiration primitive, qui ne fut pas pour rien dans
son désir d’écrire, une tenace propension à diminuer son grand modèle.
Claudel ne procédait pas autrement avec ses devanciers, qui conchiait allégrement tous les écrivains déifiés par leur temps, de Goethe à Hugo.
Devant Étienne de Crouy-Chanel, son fidèle adjoint des années 1930,
Alexis concédait à Claudel « un réel talent littéraire », mais « dans un style
qu’il n’aimait pas ». Il s’en expliqua un jour : « Il y a deux espèces d’écrivains : les invisibles, qui ne s’interposent pas entre l’image qu’il décrit et
le lecteur, et puis il y a celui qui, quand il décrit, est celui que vous voyez,
au détriment de ce qu’il décrit. » Crouy-Chanel concluait : « il avait de
l’admiration pour le talent de Claudel, mais pas de sympathie 19 ». Dans
les années 1930, en ancien chinois, Alexis démolissait volontiers le lyrisme
de Connaissance de l’Est ; il avait coutume de présenter l’orientaliste Gustave-Charles Toussaint, en citant ses traductions du tibétain qui évoquaient
la misère du peuple asiatique : « en quelques mots il a dit plus que tout
Claudel dans la Connaissance de l’Est ! ».
Le désir d’écrire de l’adolescent, né au contact de Jammes et de Claudel,
trouva le moyen de s’actualiser grâce à la bienveillance de Frizeau, amateur
stérile, à l’amitié fécondante. De Racine à Baudelaire et Rimbaud ou, plus
tard, Sartre et Camus, on ne compte pas les grands écrivains orphelins de
père et « fils de leurs œuvres ». Comme Proust, et sensiblement à la même
date, la disparition précoce de son ascendance libéra sa parole créatrice.
* FSJP, lettre du 10 juin 1911, passage omis dans les Œuvres complètes, op. cit., p. 721.
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Alexis se sentait coupable d’une mort qu’il avait envisagée. Il l’avouait à
Monod, évoquant entre son père et lui un état d’exclusion subtile, proche
de la passion amoureuse : « J’ai trop aimé mon père pour n’avoir pas
souvent imaginé sa mort. – Nous nous sommes aimés, je crois, jusqu’à
en souffrir. Nous étions aussi seuls, l’un près de l’autre. » Le jeune homme
prenait la place d’Amédée, accomplissant le fantasme œdipien ; il posait
devant Frizeau au « Père noble ». Ce qui n’enlevait rien à son chagrin, ni
à la précarité de sa situation. Seul responsable de soi, Alexis trouvait son
expression personnelle, et affichait son désir d’écrire. Trois ans après la
mort d’Amédée, il constatait, devant Frizeau : « Je crois, depuis deux ans,
pouvoir écrire mien. » Responsable aussi des siens, avec sa mentalité patriarcale, il n’osait pas se livrer à son désir, et recherchait le soutien matériel et
moral d’un père qui encourageât sa vocation littéraire.
Avant la mort d’Amédée, chez Gabriel Frizeau, à Bordeaux, Alexis ne
masquait pas son mal-être adolescent, empêché dans ses projets, empêtré
dans des désirs contradictoires. Rivière s’agaçait que le jeune homme boudât, chez le bon samaritain, l’amateur d’art qui accueillait la jeunesse bordelaise éprise du beau et parfois inquiète de religion : « Il était là dans un
fauteuil, silencieux, refusant un sourire aux finesses de Frizeau, d’un
mutisme presque insolent. Et Frizeau se désolait ouvertement de ne pouvoir le pénétrer. » Après la mort de son père, Alexis s’épanchait, et requerrait presque explicitement du Bordelais qu’il lui fı̂t office de père. De Pau,
Gabriel Frizeau semblait assez loin pour n’être pas gênant, assez riche, et
bon, pour rassurer, assez fin pour servir de mentor et de confident. Au
moment de choisir une carrière alimentaire, au terme de ses études, en
1911, Alexis se tourna naturellement vers celui qui l’avait aidé à forcer les
portes de la Nrf ; il dissimulait à peine, sous le voile de la comparaison, le
lien filial qu’il souhaitait : « Je suis confus envers vous comme un enfant qui
n’ose plus se montrer. » Six mois après la mort d’Amédée, déjà, il avait
réclamé explicitement la substitution paternelle : « À la mort de mon père
c’est à vous que j’ai écrit, tout de suite, et à la façon d’un enfant. » Il était
plus confus, face à son désir de publication, lorsqu’il sollicitait l’aide matérielle de Frizeau, qui devait ressusciter, sinon son père, au moins la revue
défunte où il avait placé un manuscrit comme frappé de caducité pour
avoir été écrit avant la mort d’Amédée : « Je viens de clore une assommante
correspondance qu’il m’a fallu fournir pour retirer ce malheureux manuscrit
de collégien que détenait la revue Antée, avant la mort de mon père. [...]
Enfin le numéro d’octobre dernier, dont ce manuscrit faisait partie, n’avait
heureusement pas vu le jour, et Antée est bien mort, cette fois ! » Faute de
réponse à sa lettre, Alexis en éclaira lui-même le sens, « effrayé » qu’elle se
fût perdue, et confessant la partie à trois qui se jouait entre la mort de son
père, son désir d’écrire et son besoin d’un père de substitution : « [La
lettre] était personnelle : je vous parlais, je m’en souviens, de mon père, et de
la publication du manuscrit que je vous avais adressé. Peut-être aussi vous
parlais-je de tout ce qui me décourage, matériellement, dans mon appel à
l’art. »
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
Dans le sillage de Jammes, en poursuivant de sa passion mimétique la
personne même de Claudel, Alexis se désirait poète. Mais la vie donne ce
que l’on désire, et l’on ne désire jamais assez hautement. Telle est la sage
métaphysique des contes d’enfants, qui nous apprend que l’ambitieux est
toujours puni par là où il désire, tandis que l’humble, qui ne souhaite rien
pour soi, trouve son bonheur dans ses vœux altruistes. Cette philosophie,
qui réprime le désir d’élévation sociale, n’enjoint pas seulement à la soumission politique ; elle enseigne plus subtilement que la providence seule
désire assez hautement pour l’humanité. On est toujours trop limité, dit
le conte, dans sa condition humaine, pour présumer de la grâce ; ou : le
pauvre ne peut jamais se faire une idée assez haute de la richesse. Une vie
de désir s’astreint sa propre limite. Alexis se façonnait le visage de Poe, et
le destin de Claudel, en artisan virtuose de son désir. Mais en désirant à
travers les catégories de son temps, même les plus élevées, même les plus
désintéressées, qui codifiaient l’honorabilité littéraire, il se condamnait à
une vie indexée sur des valeurs relatives, contradictoires, et vouées au
vieillissement.
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IV
Une vocation littéraire
Historicité de la vocation littéraire
Il faut s’arrêter sur la nature religieuse de l’expression. Sa prétention
transcendantale ne l’exonère pas d’un examen historique. Pour ébaucher
une histoire sociale et culturelle de l’écrivain, la naissance de Saint-John
Perse coı̈ncide avec l’acmé de la revendication d’autonomie du champ
littéraire. La plus grande indépendance possible du créateur, tel était l’idéal
de la France littéraire de la Belle Époque, qui cumulait par sédimentation
l’autonomie que l’écrivain-entrepreneur avait conquise aux dépens de
l’État, celle que le parnassien avait gagnée en s’affranchissant du public,
celle que le symboliste, enfin, avait défendue contre les institutions littéraires, académies et regroupements de toutes sortes. Ni écrivain d’État, ni
commerçant, ni chef d’école, ni intellectuel, Alexis se représentait le pur
écrivain en homme (certainement pas en femme), indépendant matériellement et spirituellement de tous les pouvoirs, qu’ils fussent économiques
(le marché littéraire, l’État mécène), politiques (l’État prescripteur), culturels (le bon goût bourgeois, les académies, etc.) ou moraux (la révolution,
l’ordre, etc.). Cette indépendance avait un coût, moins élevé pour les rentiers aisés (Proust, Gide ou Larbaud) que pour un jeune homme comme
Alexis, pas assez fortuné pour n’avoir pas à se soucier, à terme, d’un emploi
salarié.
Interdiction de la gloire immédiate et des honneurs comme du succès
commercial, nécessité de doubler sa vie d’écrivain d’un travail non littéraire : si l’indépendance avait un coût, il fallait qu’elle eût un prix. Les
sociologues de la littérature font coı̈ncider la revendication nouvelle d’un
art absolument désintéressé avec le Parnasse ; mais on ne saurait désarticuler cette mutation idéologique d’une transformation sociologique *. L’économie nouvelle du champ littéraire, et les sacrifices que les auteurs
s’imposaient pour jouir de leur indépendance matérielle et spirituelle, s’expliquent par le gain symbolique d’une nouvelle représentation de soi du
pur écrivain. Soit une nouvelle raison sociale, pour ne pas dire une nouvelle
exigence ontologique.
Pour résumer à l’extrême la démonstration, la simultanéité de la disqualification du prêtre et la requalification sociale de l’écrivain désintéressé
n’ont rien d’une simple coı̈ncidence chronologique. Un transfert s’est
* Gisèle Sapiro, « De l’écrivain d’État à l’intellectuel », Penser l’art et la culture avec les
sciences sociales, Publications de la Sorbonne, 2002.
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
opéré, qui a radicalisé l’autonomisation du champ littéraire. Contestée
dans l’ordre temporel depuis la Renaissance, la Réforme et la Révolution,
affaiblie dans son dogme par les ruptures scientifiques et philosophiques
rationalistes, l’Église satisfaisait moins massivement le besoin social du religieux. Il n’avait pas disparu pour autant, avivé par les mutations socioéconomiques et les bouleversements identitaires. Le rôle social des magistères spirituels non ecclésiastiques s’en trouva accru ; la figure de l’écrivain
en profita jusqu’à une forme d’idolâtrie. Aux marges du champ littéraire
(naissance de l’intellectuel), mais d’abord en son cœur (naissance de l’artiste pur), l’écrivain se paya symboliquement du respect dû à une aventure
spirituelle désintéressée. Pour en profiter, sa légitimité ne devait pas souffrir
de ce qui avait disqualifié l’Église. Héritier de la Réforme (de Gide à
Schlumberger, les protestants façonnèrent la Nrf, temple de l’écriture
intransitive) et des Lumières, l’écrivain indépendant devait pouvoir justifier
du libre examen et ne pas chercher de profit matériel dans l’exercice de son
art. Le désintérêt personnel et l’indépendance étaient les vertus cardinales
attendues du pur écrivain. Pas question, enfin, d’en revenir au mécénat
d’État, comme au Grand Siècle, ni aux confusions romantiques entre
parole poétique et action sociale : la désacralisation de la vie politique, sous
la IIIe République, fondée sur une rationalité positive et le pouvoir des
masses, exposait au soupçon les bénéfices spirituels de l’écrivain qui acceptait les charges et les honneurs de l’État. Un jeune homme comme Alexis,
né sous la IIIe République, n’était pas insensible au mot de Chateaubriand,
qu’il avait lu de près : « Si la politique n’est pas une religion, elle n’est
rien. » Claudel proclamait souvent, avec sa vanité enfantine, qui ne dissimulait pas sa hiérarchie personnelle entre le pur poète et le personnel
politique : « Un pays où je suis ambassadeur et Léger chef de Cabinet est
un pays jugé ! »
Refusant de déplorer l’avènement de la démocratie au nom de son inéluctabilité (« Que je l’avoue tout net : je crois au fait démocratie, comme je
crois au nivellement de la planète Mars »), Alexis expliquait avec des accents
religieux : « Je pense que l’histoire, d’aussi loin dans le temps que la géographie
mathématique, porte la flèche d’une telle résultante : moyenne,
concours = sacrifice des extrêmes. Et je crois aussi que semblable concordat a
pour faillite l’individu ; c’est-à-dire le génie, c’est-à-dire toute fin exorbitante :
l’art, égoı̈ste et procédant par bonds. » Il ajoutait aussitôt, légitimant déjà le
service de l’État, pourvu qu’il demeurât séparé de la création littéraire,
strictement privée : « Mais je ne vois rien dans tout cela qui puisse légitimer
le moindre vœu politique, encore moins un choix, encore moins un refus. »
Un facteur compliquait ce système évolutif : le retour de flamme du
catholicisme, au tournant du siècle, incarné précisément par quelques
grandes figures littéraires, Bourget, Bloy, Claudel, Max Jacob puis, dans
l’orbite de la Nrf elle-même, Ghéon, Copeau, etc. Il faut prendre notre
modèle explicatif comme un système d’échange et non de substitution ;
Claudel pouvait communier sous les deux espèces saintes de la littérature
et de l’Église romaine, parce que les deux cultes étaient assez indépendants
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Une vocation littéraire
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pour qu’il n’y ait aucune confusion possible. Aucun écrivain ne s’est jamais
cru le prophète d’une doctrine constituée ; ou, si c’était le cas, d’un Breton
par exemple, il avait précisément abandonné la règle de la littérature pure
en fondant une Église littéraire. Claudel, catholique de stricte obédience,
quoique théologien contesté, était un écrivain parfaitement fidèle à la règle
de l’indépendance de son art, qui clamait qu’on « ne fait pas faire le trottoir
à la poésie », et confessait préférer son œuvre à sa vie. Il n’y avait pas de
contradiction idéologique, ni d’incompatibilité dans la représentation de
soi, entre sa foi religieuse et son culte pour la littérature. Ce dernier s’entendait métaphoriquement ; mais il procédait d’un processus historique
bien réel. La même soif de transcendance s’abreuvait à deux pratiques
symboliques, qui se confortaient chez Claudel, quand elles se succédaient
pour d’autres. Chez ces derniers, au cœur du processus de sécularisation,
la notion de nationalité avait servi de relais au transfert d’honorabilité
sociale, depuis l’homme d’Église vers le pur poète.
Mieux que les hommes politiques, contre lesquels ils défendaient jalousement leur pré carré littéraire, les écrivains de la fin du XIXe siècle profitaient de la sacralité de la nouvelle communauté nationale, fondée un siècle
plus tôt. Ils s’offraient en idoles d’une religion nationale, (Victor Hugo au
premier chef), dont ils apparaissaient les vrais dieux, une génération plus
tard, quand ils étaient les plus purs (Baudelaire par excellence), quitte à
rompre avec le vieux projet de civilisation (ou d’édification ?) qui courut,
en France, de Joachim du Bellay à Victor Hugo.
Bien entendu, ce transfert d’énergie sociale (valeurs, représentation de
soi, honorabilité, etc.), s’il les altérait, laissait en place les institutions respectives ; les écrivains eux-mêmes figuraient la sacralisation de leur statut
par le truchement de la métaphore, qui dit une chose par une autre, sans
les dissoudre l’une dans l’autre. On pourrait multiplier à l’infini les exemples,
à la génération d’Alexis. Paul Morand, dont la règle n’était pas bénédictine,
s’appelant Monplaisir, semblait la regretter au soir de sa vie : « Plus j’ai
vécu, plus je me suis rendu compte qu’il fallait entrer en littérature comme
on entre en religion. » Retiré de la Carrière après la guerre, il écrivait à
Alexis, en 1945 : « Cette solitude forcée m’oblige à faire mon salut, en tout
cas mon salut littéraire 1. » Et d’admirer la « sainteté » de Saint-John Perse
le bien nommé, dont le premier pseudonyme, Saint-Léger Léger s’inscrivait
dans le sillage de celui de Saint-Pol Roux, né Paul-Pierre Roux en 1861.
Larbaud, l’un des rois mages qui annoncèrent la gloire du jeune auteur
d’Éloges, formalisait a posteriori la règle implicite des apôtres du culte littéraire. La postérité de leur œuvre et une gloire posthume rédimaient les
poètes maudits ; elles récompensaient les purs poètes de leur indépendance
et de leur désintérêt dans le siècle : « Attitude apostolique, toute de foi et
où n’entrait aucune envie [...]. On travaillait pour la gloire, et non pour
le succès – une gloire à longue échéance, en tout cas posthume, les applaudissements d’un public à venir [...]. On avait d’ailleurs une tradition et des
martyrs : les Poètes Maudits. Hommes du travail désintéressé, accompli en
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silence, et qui se complaisaient dans leur obscurité, signe et garantie de
leur indépendance. École du renoncement au monde 2. »
Gide, s’adonnant au magistère moral que lui offrait son succès croissant,
se défendait d’avoir écrit pour le siècle : « Vous savez si cette idée de n’être
surtout qu’un auteur posthume était sincère en moi ! » assurait-il à Maria
Van Rysselberghe, sa confidente. Catholiques ou athées, millionnaires
oisifs ou petit-bourgeois obligés à une carrière, les poètes les plus exigeants
envers leur art se représentaient peu ou prou sous les mêmes traits, hérités
du monachisme chrétien. Le système était dynamique, bien entendu. Dès
1911, Alain-Fournier ébranlait les dogmes d’Alexis, en réintroduisant le
lecteur contemporain dans le circuit de reconnaissance symbolique. Il s’en
vantait devant le ménage Rivière : « Vous savez, je lui ai fait avaler une
foule de choses incroyables. Par exemple, pour certains, maintenant, que
la conquête du public était une donnée du problème. » De quoi assouplir
les principes un peu raides d’un desservant provincial du culte littéraire.
Adrienne Monnier, grande admiratrice d’Anabase, vigie sensible du carrefour de l’Odéon, avait parfaitement intériorisé le catéchisme de cet idéal
monacal par lequel Alexis s’était connu poète, à la fin de la première décennie du siècle. En 1926, la même année que Larbaud, elle le résumait à
l’adresse d’un jeune homme qui se lamentait que sa destinée de poète,
« non par accident, mais par vocation », se heurtât à l’hostilité paradoxale
d’une société qui ne mettait rien de plus haut que la poésie mais ne la
lisait pas, fermant « les chemins de la postérité » aux gens de son espèce.
Adrienne Monnier répondait que l’horizon d’attente des meilleurs poètes
se limitait à une « Société des Cinquante qui aiment les petites revues »,
représentant, « certainement, tout ce que l’humanité peut donner de meilleur ». Les auteurs qu’elle élisait n’attendaient rien du siècle. Le poète,
« presque autant qu’un saint, pourra se passer de l’adhésion du monde » ;
« s’il n’est attentif qu’à son progrès spirituel, il sera réjoui dans la mesure
même où il touchera au Bien qui lui paraı̂t suprême » ; il ne sollicitera pas
« la louange d’autrui », il remplira « un métier comme les autres, mieux
que les autres, car en somme quel est le but de la poésie, sinon de percevoir
l’essence même des choses 3 ». Tout y est, du modèle qui composa l’identité
poétique d’Alexis, jusqu’à définir son eschatologie personnelle. En guise de
jugement dernier, il espérait la postérité de son œuvre, ce ciel du poète.
La sacralité que les écrivains ont dérobée au monde religieux leur a
profité durablement ; elle a nourri leur représentation d’eux-mêmes, elle
a obligé et justifié leur existence sociale du milieu du XIXe à la Première
Guerre mondiale. Les effets historiques de ce moment continuent au-delà :
Gracq, excellemment, reprend ce fil. Mais ce système de représentation fut
surtout dominant de Mallarmé à Proust. Bergotte, voué à la littérature, ne
mourait pas quand il gagnait le ciel de la postérité ; dans les librairies, ses
livres y veillaient, anges de papier aux « ailes éployées ». Alexis entrait dans
des catégories qui amorceraient bientôt leur déclin ; lui-même luttait
contre elles. Largement redevable des représentations symbolistes, il se
révoltait contre l’idolâtrie littéraire, au nom d’une idéologie vitaliste qui
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était d’ailleurs un bien indivis aux symbolistes et à leurs premiers détracteurs. Le champ littéraire n’était pas capable d’absorber à lui seul le formidable déficit de vie spirituelle et de lien social causé par la déprise du
christianisme. Le champ politique en prendrait sa part, communismes ou
bien fascismes, religions des masses et de la nation.
Tributaire d’une pensée classique, qui recyclait la conception platonicienne de l’art, simple imitation de la vie, Alexis peinait à marier sa conception de l’écriture avec son vitalisme. Il ne l’exprimait pas aussi
explicitement, jeune homme, qu’avec un demi-siècle de recul, en 1963,
gravant son portrait en creux de celui qu’il consacrait à Léon-Paul Fargue,
opposé aux complaisances plaintives des symbolistes : « Nul anathème
contre l’existence, ni tentative de déprécier la vie elle-même, à la façon des
symbolistes. » De fait, Alexis accueillait des représentations diverses de la
littérature ; si le dogme de l’indépendance du poète, serviteur désintéressé
d’une quête spirituelle, unifiait des traditions variées, chacune continuait
de produire ses effets historiques propres, qu’Alexis recevait plus ou moins
intensément. Du classicisme, il retenait la volonté de tailler dans le marbre
une œuvre cohérente et durable ; du romantisme, il accueillait encore le
prophétisme ; du symbolisme, il conservait la trace de tics formels et l’aspiration à une pureté solitaire ; des avant-gardes, enfin, il apprenait l’exigence
d’innover. La conférence d’Apollinaire sur « l’Esprit nouveau et les Poètes »,
en 1917, au Vieux-Colombier, où Breton fit lire un poème d’Éloges (« Enfance, mon amour... »), fissura l’esthétique symboliste, trop ingrate pour
Alexis. Travaillé par ce hiatus entre la conception religieuse de la littérature, qui l’obligeait au service désintéressé de la vérité, et sa volonté d’action et de puissance qu’il ne reconnaissait pas à la poésie, Alexis craignait
de s’avouer écrivain, sachant les sacrifices auxquels il s’obligerait. Mais il
n’était occupé que de cela.
« Fac tibi thecam » : « Sois le fruit de tes œuvres »
Les représentations qui commandaient à Alexis de se livrer à la poésie
comme un moine à Dieu n’expliquent pas, à elles seules, que le jeune
homme ait choisi d’écrire pour apaiser son désir de totalité. Elles réglaient
ses devoirs de pur poète ; elles justifiaient des exigences contraignantes ;
mais pourquoi Alexis se reconnaissait-il dans cet appel ? Le mystificateur,
qui s’est peint en jeune homme solaire, a retranché de sa correspondance
avec Jammes l’aveu tragique de sa condition d’écrivain : « Poète, si je l’étais
tel que vous l’avez pu souhaiter, y trouverais-je plus de plaisir à l’être ? Il
n’en est point pour moi. » Sinon le plaisir, qu’allait-il y chercher ? Les
modèles qu’il avait fortuitement côtoyés fournissent un premier élément
d’explication. Sans la familiarité de Jammes, sans la rencontre avec Claudel,
sans la protection de Frizeau qui lui fit découvrir l’art moderne (des Gauguin étaient accrochés aux murs), et le meilleur de la jeunesse bordelaise,
Mauriac, Rivière, le peintre Lhôte, Alexis aurait-il différé de ces Jeunes gens
d’aujourd’hui, le fameux portrait de sa génération, publié en 1913 sous le
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pseudonyme d’Agathon ? Parmi les jeunes gandins interrogés, Alexis en
rencontra bientôt deux, bourgeois à qui il aurait pu ressembler, futurs
diplomates, comme lui, et comme lui épris de littérature, sans que leur
sensibilité accouchât jamais d’une œuvre. André François-Poncet, normalien, doué pour les affaires et la politique, finit à l’Académie française, dont
il barra l’accès à Saint-John Perse, qu’il prenait pour un imposteur, sans
avoir rien écrit d’autre que d’aimables souvenirs de ses ambassades à Berlin
et à Rome. À l’inverse, Henri Hoppenot voua une admiration égale au
poète et au diplomate, son protecteur au Quai d’Orsay. Malgré sa révérence pour la chose littéraire, et ses propres tentatives poétiques, Hoppenot
demeura toujours plus diplomate qu’écrivain. Aussi bien, les jeunes gens
interrogés en 1913 se disaient plus inquiets d’action, et d’aventure, que de
littérature. Les résultats étaient faussés, peut-être, par l’ardeur patriotique
des enquêteurs, qui préférèrent ne pas retenir le témoignage d’Emmanuel
Berl, selon ses dires : « Ils n’ont pas publié ma réponse parce que je disais
qu’il n’était pas vrai que tous les jeunes gens français voulaient la guerre
avec l’Allemagne. » Mais s’il avait été interrogé, Alexis n’aurait-il pas, lui
aussi, préféré parler de ses projets aventureux, à Bornéo ou au Chili, plutôt
que de sa vocation poétique ?
L’occasion ne fit pas tout. Si la rencontre avec Jammes avait été fortuite,
le jeune garçon, puis l’adolescent, était fasciné par son aura de poète et ses
amitiés littéraires. Au contact d’hommes de loi, on ne voit pas qu’Alexis
ait jamais rêvé d’une grande carrière juridique. D’autres jeunes gens, qui
étaient ni plus ni moins de leur temps qu’Alexis, ont rencontré Jammes et
Claudel, sans jamais écrire Anabase. Au contact de Jammes, dans une fidélité exigeante à sa façon d’être poète, qui l’obligea à prendre ses distances,
Alexis avait trouvé la meilleure façon d’être tout. Alexis ne connaissait rien
de plus honorable que cette pure poésie, qui faisait de ses pratiquants les
maı̂tres spirituels de leur temps ; mais il ne trouvait pourtant pas dans
cette honorabilité, ni dans cette pratique, les satisfactions immédiates qu’il
espérait de la vie.
Que la poésie fût vouée à la vérité, par le détour de l’artifice, le jeune
homme était capable de l’énoncer. Il n’était pas accessible, en revanche, à
l’idée que la poésie fût la vie même. Il demeurait étranger à la poétique
moderne, pour laquelle l’art est consubstantiel à la vie. Alexis opposait l’art
à la vie, comme la synthèse à l’organique et l’artificiel au naturel. Pire :
l’artiste n’imitait jamais la vie qu’au détriment de la sienne propre, qu’il
sacrifiait dans l’opération créatrice. Tributaire des représentations symbolistes du poète, il n’aurait jamais prononcé, jeune homme, les paroles de
son discours de Stockholm, qui définissait la poésie comme « le réel
absolu » : « Se refusant à dissocier l’art de la vie, ni de l’amour de la
connaissance, elle est action, elle est passion, elle est puissance, et novation
toujours qui déplace les bornes. » Apollinaire avait délivré la formule théorique de cette rupture dans sa conférence sur « l’esprit nouveau », ainsi
résumée par Laurent Jenny : « L’art n’“exprime” plus la pensée, il la concrétise, la rend visible, et la pensée n’est rien d’autre que l’ordre du monde
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indistinctement humain et naturel. L’art se dissout dans une science à
laquelle plus rien n’échappe 4. » A posteriori, dans son discours de Stockholm, puis dans la forge de la Pléiade, Saint-John Perse saura réconcilier
la représentation sacrée du pur écrivain, gardien du temple de la Nrf, avec
une poétique moderne, qui confondait sa vie et son art sous le signe d’un
même génie prophétique, sa clairvoyance politique en témoignant. Sur le
vif, le jeune homme manquait de foi dans la poésie à laquelle il entendait
sacrifier sa vie ; l’artiste « ne gâche que de la cendre », confiait-il à Monod,
et ses maçonneries n’égalaient jamais la vérité organique. Pourtant, il ne
pouvait renoncer à la seule pratique qui lui permı̂t de devenir lui-même,
et de fonder sa vérité.
Le jeune homme l’énonçait par le détour d’une formule obscure, « fac
tibi thecam ». Significativement, cette confession déguisée n’advint qu’après
la mort d’Amédée. Avant février 1907, Alexis évoquait volontiers devant
ses correspondants l’actualité littéraire ; mais il se tenait en dehors du circuit. À la fin de l’année 1906, il recensait pour Claudel les critiques de ses
œuvres parues en France, et sollicitait discrètement l’envoi du Partage de
Midi, publié à compte d’auteur. Pour autant, Alexis demeurait ferme dans
son déni littéraire ; il ne s’avouait jamais « écrivain », à peine un « grammairien », qui voudrait toujours se ménager assez de loisir pour pouvoir
écrire à son seul usage, hygiène personnelle soustraite au jeu littéraire et à
ses enjeux. En juin 1907, Alexis renoua avec Claudel, sur le ton de la
confidence apaisée que justifiait la mort de son père. Sur un mode encore
négatif, le jeune homme laissait deviner sa vocation, faute de pouvoir envisager une carrière ordinaire : « Ne vouloir pas être notaire ou médecin, ce
n’est point toujours désirer de faire mieux, mais peut-être devoir de faire
moins, pour n’être pas celui qui “devient” sourd. » Voulait-il entendre la
rumeur du monde pour la retranscrire, ou s’agissait-il seulement de vivre
aux aguets, selon une sorte de morale bergsonienne, contre les engourdissements d’une vie machinale ? La réponse était elliptique : « – d’un Père
latin que j’ai aimé, je me rappelle encore la phrase : “Fac, et tu homo, tibi
thecam.” » Alexis n’était guère plus explicite, dans le commentaire alambiqué qu’il proposait à son interlocuteur, en forme de devinette : « Si un
jeune homme aujourd’hui vous dit répugner à tel ou tel métier en
Europe, je vous en prie, vous ne voudrez voir là aucun “mépris”, comme
au temps des jeunes gens de M. Barrès obsédés de “barbarie”, mais le désir
profond de préserver, avec sa mobilité, le temps d’un besoin seul important – le : “Fac tibi thecam.” »
Il s’amusait à coller Claudel sur son terrain en ne citant pas une
source qu’il connaissait sans doute de seconde main, car il est peu probable
qu’Alexis ait jamais lu de près Ambroise, évêque de Milan, père de l’Église
du IVe siècle. Pour un jeune homme qui n’admettait la religion qu’« en
tant qu’aspiration à l’absolu », c’était piocher chez un moraliste bien peu
métaphysicien. Grand lecteur de Bossuet, c’est sans doute chez lui
qu’Alexis avait trouvé la citation d’Ambroise, comme il y avait cueilli les
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épigraphies bas-latines apposées à Des villes sur trois modes, le poème symboliste composé à la même époque. Si bien qu’il n’est pas utile de situer
l’exhortation dans le contexte de l’Hexameron, le bestiaire monumental
dont elle est tirée. Comment comprendre le sens que lui conférait Alexis ?
Thecam est un mot latin dérivé du grec, qui signifie tout aussi bien coffre,
espace de rangement, que trésor ; c’est ainsi que la bibliothèque garde les
livres. Chez saint Ambroise, l’expression se lisait allégoriquement :
l’homme doit se transformer en se parant des vêtements du nouvel homme,
sauvé par le Christ. La question entrait en résonance avec l’exigence existentielle d’Alexis ; il s’agissait, pour le jeune homme, de se convertir à la
morale vocationnelle, qui devait décidément beaucoup au modèle d’élection chrétien : élu par grâce, puisque le poète se reconnaissait mystérieusement tel, il était également sauvé par ses œuvres, puisqu’il en procédait. À
cet égard, on pourrait aussi bien traduire le fac tibi thecam par une exhortation littéraire à l’innovation formelle et à l’invention d’un art poétique qui
lui soit propre. En français, le commandement deviendrait « élève ta propre
chapelle ». Alexis le prit au pied de la lettre en écrivant les premiers fragments d’Anabase, ce nouveau continent poétique français, dans un petit
temple bouddhiste qui surplombait Pékin.
Dans la situation d’Alexis, qui ne savait pas comment concilier son
ambition spirituelle de pur poète et sa volonté de puissance, on ne fausserait pas la signification du fac tibi thecam en croyant qu’il s’agissait d’unifier
l’écriture et la vie, sous ce commandement unique, non pas seulement
« deviens toi-même », mais « sois le fruit de tes œuvres ». C’est toucher le
mystère profond et agaçant d’Alexis, qui admettait au titre d’une même
fécondation de soi le génie poétique et celui de l’affabulation, pour faire
également germer sa vie et son œuvre, confondues dans cette dialectique
de l’invention de soi. Œuvre poétique ou récit fabulé de soi, Alexis devenait lui-même en se recevant le fruit de ses œuvres.
Ce fac tibi thecam propose la meilleure formule de la vocation poétique
du jeune homme, mais elle n’élude pas le mystère de son origine. Alexis
n’expliquait pas selon quelle grâce il était accessible à l’exigence du pur
écrivain. Touché par cette exigence, il se l’appropriait. Autrement dit, le
pur poète était à la fois prédestiné et créateur de lui-même. Le poète se
délivrait du péché de génération en se connaissant un don inné. Alexis
situait les poètes qu’il aimait, comme Pindare, « grand poète-né », sur le
plan d’une élection magique ; il s’inscrivait dans cette généalogie de pure
discontinuité, pour se proclamer astre solitaire et entrer en connivence
avec les représentations de son temps. C’était aussi un moyen de justifier
positivement son déni de génération, tragiquement honoré par la disparition de son père. Son deuil, assurait-il gravement, « avait clôt pour [lui] la
période de fêtes et de jeux » ; au contraire, au moment qu’il dénonçait
tout projet littéraire, la mort d’Amédée permettait au jeune homme de
devenir son propre père, et de commencer d’écrire « sien ». Le désordre
soudain de sa vie précipitait la forme nouvelle de son œuvre ; Alexis abandonnait le lyrisme convenu des Villes sur trois modes au bénéfice du ton
nouveau des premiers poèmes d’Éloges, permis par l’adoption du vers libre.
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Jacques Roubaud date du bain de sang qui liquida la Commune la
première attaque portée par Rimbaud contre l’alexandrin. Chez Alexis,
l’explosion de l’ordre familial coı̈ncide avec la libération de son vers. D’une
certaine manière, Saint-John Perse a validé cette interprétation en se substituant proprement à son père dans son œuvre : dans la première version de
Pour fêter une enfance, le poème disait : « J’aime un homme aux yeux
calmes » ; dans la version révisée, quelques années plus tard, celle que l’on
trouve dans la Pléiade, Alexis a pris la place d’Amédée : « Sois un homme
aux yeux calmes », exhorte-t-il.
La mort d’Amédée n’abolissait pas absolument la filiation, et sur le plan
poétique, Alexis devenait sien en suivant le modèle d’une figure paternelle.
L’abandon du ton symboliste et la libération formelle du vers du jeune
homme procédaient du verset claudélien. Alexis devenait lui-même, fruit
de ses œuvres, par le truchement de Claudel. Aussi bien, il n’était pas
dupe de la nécessité d’une médiation pour advenir à soi ; il en frémissait,
évoquant ses premières velléités de publication, à vingt-deux ans, devant
Frizeau : « N’est-il pas effroyable que la destinée la plus intime d’un artiste
dépende, initialement, des autres ? » Alexis guignait la chimère d’une écriture
pure de toute réception, aussi utopique qu’un langage absolument privé
ou une intériorité absolue. Les traces de ce qui approche ce pur langage se
lisent sur un volume d’Edgar Poe qu’Alexis avait apporté pendant ses
classes, au fort du Portalet. Le jeune homme y avait griffonné les visions
d’une sorte de nuit de Gênes. Mais sa pudeur ne l’avait pas empêché
d’offrir à Frizeau son volume annoté ; Alexis souhaitait sourdement que
ses écrits soient lus ; même les plus intimes, solitaires et privés, ils n’étaient
pas purement asociaux. Ses éclats sont difficiles à déchiffrer : « Qu’est-ce
que je rapporterai d’éclaté, de traversant ! Moi, voyant ? Et témoin. » À la
suite de ces éclats rimbaldiens, datés de « décembre, 11-minuit 1/2
[1905] », Alexis citait Dante et Ruysbroeck, parmi d’autres annotations
épileptiques : « dépouillé, mutilé – fallait pas m’éblouir ».
En dépit de la tentation du solipsisme, le jeune homme n’ignorait pas
la nécessité des autres pour édifier sa chapelle, et se connaı̂tre au regard de
lecteurs. Le petit provincial déclassé était sensible à la gloire étroite mais
vibrante que Claudel recueillait chez les admirateurs des choses de l’esprit.
À Paris, Morand s’amusait de cette reconnaissance, qui faisait d’un petitbourgeois champenois, obscur consul, un prince devant qui se prosternaient les grandes mondaines : « La duchesse de Clermont-Tonnerre
secoue violemment les mains du ministre de France à Rio. “Vous êtes si
près, plus près de la terre que n’importe qui, monsieur Claudel ! fait-elle,
je vous révère et je vous admire” ; joignant le geste à la parole, elle a l’air
de vouloir se précipiter sur le sol. » La dignité poétique était écrasante, et
paralysante. « Mon respect de l’Art est si grand ! ? ! », ironisait Alexis, pour
alléger ses obligations. Dénégations et reniements accompagnaient son passage à l’acte. Puis il dénigrait l’œuvre accomplie. « Il n’est possible à personne
de penser autant de mal que moi de mes poèmes », avouait-t-il à Rivière, pour
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expliquer son intolérance aux critiques. Il ajoutait : « mais je voudrais être
seul à le penser ».
Alexis avait si bien intériorisé les exigences qui élisaient les écrivains à la
reconnaissance de leurs pairs, en attendant une gloire posthume et universelle, qu’il les respectait avant même de s’avouer écrivain. Il ne se désirait
pas romancier, mais poète, conscient de la hiérarchie des genres. Paul
Valéry, l’une des rares admirations avouées par le jeune homme, n’était pas
le seul à placer au plus haut la forme poétique, au détriment du relativisme
romanesque. Toutes mouvances confondues, la poésie passait pour le plus
noble des genres littéraires. Larbaud abandonnait l’exercice par humilité et
révérence ; Gide regrettait d’être moins bon poète que romancier (il disait
sotie, pour éviter la grossièreté), et n’aurait pas choisi un roman parmi
vingt livres emportés sur une ı̂le déserte ; Rivière confessait, à vingt ans :
« Aveu très franc : je n’aime pas le roman. » La plupart des romanciers
contemporains d’Alexis, Morand, Alain-Fournier, ou ses aı̂nés, Gide et
Larbaud, s’étaient d’abord essayés à la poésie. Alexis n’admettait guère de
prosateurs dans son panthéon littéraire. Pas de romancier, hormis
Dostoı̈evski, également accueilli par Claudel, non moins intolérant
qu’Alexis au genre. Pour ce cas, les éloges de Rivière avaient vaincu ses
préventions : « Indiquez-moi la meilleure traduction. J’y tiens maintenant.
Je voudrais que ce fût aussi loin que possible de tout ce christianisme russe
qui est un écœurement. Excusez-moi, j’ai lu un jour du Tolstoı̈ : ignoble
souvenir. » Dostoı̈evski rejoignait l’étroit cénacle des romanciers que l’on
pouvait appeler poètes. Jusqu’alors, Conrad s’y tenait presque seul, au nom
de l’aventure, de la mer et de l’Angleterre. Pour le reste, le jeune homme
n’avouait guère d’admiration pour les prosateurs, sinon sublimes (Bloy, le
catholique), scientifiques (Fabre, le naturaliste), ou bien français jusqu’à la
moelle, Bossuet et Lesage, si différents fussent-ils l’un de l’autre. Tenu
pour arbitraire et relatif, le roman se discréditait en n’abjurant pas l’histoire. Louant Claudel, Alexis reformulait ce catéchisme : « Je ne cesse d’aimer en vous ce transport du réel, qui vous laisse toujours si fort de base ;
– qui vous permet cette fois d’œuvrer en pleine histoire contemporaine, de
faire, à même notre temps, de l’inactuel avec précision. » Alexis dédaigna le
roman jusque dans les listes de ses œuvres imaginaires, censément volées
par la Gestapo, en juin 1940, à son domicile parisien. Pour autant, il fit
de son existence historique le matériau romanesque du volume de la
Pléiade, où le récit de soi consomme plus de pages que l’œuvre poétique,
et injecte assez de fiction dans la biographie liminaire de l’auteur et sa
copieuse correspondance, pour constituer une œuvre littéraire en soi. La
prose du poète s’y montre aussi éblouissante que la rhétorique du poète,
et c’est rendre justice à Saint-John Perse, qui n’a pas effacé les traces de la
fabrication de cette œuvre, que de la considérer comme telle, en bravant
l’interdit qu’il s’était imposé à lui-même de ne jamais se livrer au genre
romanesque.
Alexis définissait la poésie, sinon la modernité, comme non figurative.
Obligé par l’exigence de modernité, et la crainte de l’exotisme, il remaniait
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Éloges en dissolvant le motif ; Anabase s’en détachait encore davantage,
dont l’inspiration était plus livresque, et plus composite. Les admirateurs
de Saint-John Perse entraient dans ce système de représentation ; Alexis les
y encourageait. Alain Bosquet, qui avait parfaitement intégré cette logique,
répondait sans faillir à son grand homme qui demandait à lire ses romans :
« Vous, que je vénère, je ne veux pas que vous lisiez ma prose ou que vous
jugiez mes personnages. La littérature pure, vous savez bien qu’elle ne peut
se loger que dans la poésie et, à la rigueur, dans l’aphorisme. »
Alexis n’avait pas publié sa première plaquette, qu’il se représentait déjà
en pur poète, le plus noble des écrivains. Il en avait assimilé les exigences
religieuses : tout sacrifier à la poésie, jusqu’à la perspective d’une carrière
littéraire. Devant Monod, il manifestait les agacements de son âge, mais
aussi de son époque, devant la conception de la littérature froidement
bourgeoise des derniers naturalistes : « Veux-tu rire avec moi ? Un type de
l’Académie Goncourt – dont j’ignore tout de la bibliographie, et dont la fille
a entassé déjà, paraı̂t-il, plusieurs volumes de vers – me parle, dans une lettre,
de “l’admirable carrière littéraire” ! Crois-tu que jamais un homme de cette
génération de Maupassant, à supposer qu’il soit jamais né, ait pu naı̂tre persuasible de solitude ? et ne faudra-t-il pas que je réponde, en te quittant tout à
l’heure, que notre génération préférera toujours l’élevage du lapin, ou de l’autruche, ou du bombyx, à cette “carrière” dont il parle ? »
Le blasphème naturaliste l’émouvait d’autant plus qu’il provenait d’un
ami de son père – précision refusée à Monod, le très oublié Léon Henninque. Le jeune homme pouvait s’identifier à la trajectoire de ce fils de
militaire, né et élevé en Guadeloupe, qu’un riche mariage avait délivré des
contraintes matérielles, au bénéfice d’une carrière littéraire dont il avait collectionné les succès, d’une éclatante impureté. Il fallait repousser la tentation de cet antimodèle. S’il usa jamais pour lui de la bienveillance du
président de l’Académie Goncourt, Alexis n’en fit pas publicité ; mais
l’amitié prévalait sur tous les principes, fussent-ils littéraires, si bien que
Saint-John Perse publia sans vergogne dans ses Œuvres complètes une lettre
adressée à Larbaud, relatant ses (vains) efforts pour faire valoir le prix
Goncourt à Barnabooth. Ce compromis latéral, en faveur d’un tiers, n’indiquait pas qu’Alexis se dévoyait au profit d’une vie littéraire intéressée aux
récompenses institutionnelles. À la même époque, il répétait à Gide son
dédain de pur poète pour toutes les manifestations temporelles de l’écrivain : « Il n’y a pas en moi cette tristesse que vous avez cru voir : celle
d’avoir à m’écarter de la vie littéraire – pour laquelle je ne suis nullement
fait. Autre chose peut-être, si tristesse il y a : celle d’avoir à maı̂triser, dans
la conduite extérieure de ma vie, assez d’indépendance matérielle pour
garder quelque place en moi au poète dont j’ai besoin pour vivre – vivre
sans offense à la vie même. »
Le jeune poète affichait sa maı̂trise des codes de la littérature désintéressée, sur le mode distancié et ironique de celui dont l’orthodoxie était si
pure qu’il n’avait plus rien à prouver. Dédaigneux des académies, il s’amusait à les parodier. C’est ainsi qu’il avait accueilli la proposition d’un « John
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
Donne Club », ou, plus probablement, c’est le sens qu’il lui donna rétrospectivement, dans une lettre écrite à un demi-siècle de distance. Alexis
avait si peu fait évoluer les conceptions dont il avait hérité dans sa jeunesse,
qu’il pouvait sans peine retrouver l’esprit avec lequel il avait accueilli la
proposition, au moment où il renonçait, non sans regret, à l’Académie
française : « J’aime enfin à penser que, pour Gide, vous et moi, la vaccination que nous aurons subie là peut nous assurer l’immunité absolue contre
tous risques futurs d’accession à d’autres académies, comme celle fondée à
Paris par Armand du Plessis de Richelieu 5. »
En racontant leur première rencontre, en 1926, André Beucler a parfaitement représenté la figure que le poète souhaitait incarner, et la position
à laquelle il prétendait dans le champ littéraire de son temps, en son angle
le plus pur : « Un homme unique en son genre, et qui ne recherchait ni
la notoriété, ni l’approbation, ni les congratulations, ni même les critiques,
qui écrivait au milieu des hommes et loin d’eux, au milieu de tout et loin
de tout, pour les poètes seulement, en sachant d’ailleurs que, face à cette
planète, précisément, nous sommes tous poètes obscurément. »
Si tous étaient poètes, Alexis n’entendait pas devenir un poète comme
les autres. Parmi les obligations du pur écrivain, il avait assimilé l’exigence
d’innovation formelle, pour se singulariser, au risque de l’obscurité. La
notion d’originalité littéraire procédait du XVIIIe siècle. Le progrès scientifique, l’espoir d’un progrès de civilisation n’étaient pas étrangers à ce
commandement, comme la nécessité, en Angleterre et en Allemagne, de se
démarquer de l’hégémonie de la culture française et de sa prétention universelle. La catégorie de l’originalité littéraire n’était pas étrangère à l’émergence de la conscience nationale, par quoi transitait la sacralité de l’écrivain
conquise sur la religion au XIXe siècle. L’exigence d’originalité était demeurée plus éthique qu’esthétique avant le romantisme, prospérant parallèlement à la notion de progrès, sans vraiment rencontrer la catégorie naissante
de génie, ni renouveler la poétique édifiante héritée d’Aristote. Paradoxalement, le prix esthétique de l’innovation procéda d’un romantisme politiquement conservateur. Mais les Romantiques auraient-ils ouvert la voie à
un prophétisme laı̈c sans la Révolution qui légitima l’innovation radicale
et la destruction des idoles anciennes ? Le XIXe siècle érigea l’innovation en
valeur spécifiquement littéraire et consacra mage le poète, aussi bien grâce
au dix-huitième révolutionnaire qu’en réaction à ce siècle rationaliste et
promoteur du progrès. Cette contradiction se révélait aux générations postromantiques, agacées par le prophétisme de leurs aı̂nés, qui n’avaient pas
dédaigné l’action dans le siècle et ses avantages ; les générations suivantes,
dont procédait Alexis, étaient les cathares, les protestants ou les jansénistes
de la nouvelle Église littéraire. Leur réformisme exigeait la nouveauté des
formes sensibles, pour mieux gagner un ciel immuable, quitte à perdre le
contact avec la foule des lecteurs vulgaires. L’exigence d’innovation était
devenue une catégorie proprement esthétique lorsque Baudelaire plongeait
« au fond de l’Inconnu, pour trouver du nouveau ». Aussi bien, Alexis
recevait des commandements qui le vouaient à d’impossibles paradoxes.
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Il devait répondre aux exigences contradictoires d’œuvrer sur un plan
absolu, hors de toute localisation dans le temps et dans l’espace, détaché
de tout horizon d’attente, et se situer pourtant par rapport à une généalogie
et des contemporains, en démontrant ses capacités d’innovation formelle.
En 1911, il remerciait Larbaud de l’avoir établi dans une généalogie glorieuse qui le situait hors de son temps, dans la confrérie des grands esprits
de l’humanité, qui se côtoyaient sans considération chronologique : « Je
vous remercie par-dessus tout d’avoir pensé à me défendre, littérairement,
contre l’“exotisme”. Toute localisation me semble odieuse, aussi bien que
toute datation, pour nos pauvres fêtes de l’esprit. » La gloire pour initiés
et par anticipation, qui rédimait l’écrivain de son existence séculière, obligeait Alexis à renouveler le miracle Rimbaud. L’historicité de cette modernité échappait à ses acteurs. Le modèle Rimbaud entraı̂nait une surenchère
qui rouvrait les vannes de l’histoire : son absolue nouveauté tenait dans la
libération du vers, de l’alexandrin disloqué jusqu’aux poèmes en prose des
Illuminations.
S’il fallait moins s’affranchir d’une tradition que découvrir de nouveaux
territoires, armé de nouveaux outils, on se situait toujours dans le temps.
L’avenir serait seul juge ? Cela n’abolissait pourtant pas la nécessité d’une
justice provisoire, évaluation immédiate qui discutait la fortune à venir des
véritables poètes. Les pairs pouvaient anticiper, par sympathie de créateur,
ce que serait la gloire posthume de ces œuvres dédaigneuses des succès
immédiats. Alexis n’échappait pas à cet horizon d’attente, et se conformait
à l’exigence moderne d’innovation. S’il fallait reconstruire le temple pour
le faire sien, il craignait d’apparaı̂tre comme le créole de service en cultivant
sa singularité. Pour ses débuts à la Nrf, le jeune homme se montre soucieux
de satisfaire à l’exigence d’innovation, mais non moins inquiet de perdre le
chemin de l’universalité en allant trop loin dans l’originalité. Parfaitement
conscient que le critère de l’innovation participait de l’évaluation immédiate d’un jeune poète, il prétendait échapper à l’exigence, et déroger à la
règle, au nom de son vitalisme et de ses valeurs de créole déclassé, épris de
normalité. C’est ce qu’il expliquait à Gide en lui envoyant ses poèmes :
« Je prends ces pages-ci. [...] Du moins, au plus défiant, ne sauraient-elles
paraı̂tre entachées de singularité. (Et je vis trop loin de la littérature – la
voulant trop sacrifier au “vivre” – pour qu’une méprise de ce genre puisse
me faire plaisir.) »
S’il fallait, comme les modernistes, prouver sa valeur singulière dans une
séquence historique, Alexis ne doutait pas d’y parvenir : « À quelques mots
dits en passant par Monod, j’ai cru comprendre vaguement de quelle façon on
avait interprété les poèmes que j’ai donné à la Nlle R. F. La singularité au
sens exact du mot, c’est-à-dire envers soi, est absolument l’injure la plus grave
qui se puisse [mot illisible] à mes yeux. » Mais il feignait de se soucier
seulement de la correction de sa langue, en classique, et se maudissait
de se trouver fautif devant Gide. Il réclamait une « leçon de grammaire »
du puriste qui lui avait signalé « une négligence de [son] texte 6 ».
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
En se démenant pour faire publier ses premiers vers à la Nrf, Alexis
démontrait que la tentation de se connaı̂tre poète prévalait sur son discours
vitaliste et les valeurs de son enfance. Mais en choisissant un pseudonyme,
qui ménageait une carrière publique, il manifestait ses réticences à entrer
dans les représentations sacrificielles du pur poète.
Pseudonyme et autres mises en scène de la vocation
Pieux observant des rituels poétiques, mais empêché de se consacrer tout
entier à son « appel à l’art », Alexis hésitait à livrer son nom au monde. Il
fit une œuvre de cette hésitation, en créant un pseudonyme bizarre, qui
semblait étranger. « Saint-John Perse, ça vaut un poème un nom comme
ça », admirait Bernard Frank. À défaut de vouer sa vie sans réserve à son
œuvre, Alexis revendiquait cette transformation de l’état civil comme un
acte poétique : « Le nom choisi ne le fut point en raison d’affinités, réminiscences, ou références d’aucune sorte, tendant à rien signifier ni suggérer
d’intellectuel : échappant à tout lien rationnel, il fut librement accueilli
tel qu’il s’imposait mystérieusement à l’esprit du poète, pour des raisons
inconnues de lui-même, comme dans la vieille onomastique : avec ses
longues et ses brèves, ses syllabes fortes ou muettes, ses consonnes dures
ou sifflantes, conformément aux lois secrètes de toute création poétique. »
Il reniait toutes les références explicatives. « C’est à tort, enregistrait
Pierre Guerre, que des chroniqueurs littéraires ont voulu rattacher le choix
de ce pseudonymat à une admiration avouée pour le poète latin Perse.
Simple coı̈ncidence, a toujours affirmé Saint-John Perse. » Le poète élargissait le sens et la portée d’un choix qu’il ne voulait pas sottement circonstanciel. À quoi bon n’être le fils de personne, si c’était pour se glisser dans
la peau d’un autre ? La seule explication qu’il consentit au choix d’un
pseudonyme, une fois affirmée son élection magique, invoquait le devoir
de réserve du fonctionnaire, « quand l’orientation de sa carrière diplomatique, à Paris même, aux côtés des ministres, l’eut exposé sur la scène
publique aux incidences d’une vie politique autant que diplomatique.
C’était pour lui la possibilité de se renier ou désavouer littérairement
autant qu’il le jugerait utile. » De fait, la naissance officielle du pseudonyme date de 1924, lorsque le diplomate revenu de Chine publia Anabase
à Paris. Mais Saint-John Perse abusait son lecteur en prétendant que le
redoublement et la sanctification du Saint-Leger Leger, jusqu’alors
employé, ne suffisait plus à protéger le jeune agent d’une publicité littéraire
malvenue, en interférant avec une notoriété politique. En janvier 1924,
lorsque six chants d’Anabase furent publiés dans la Nrf, Alexis commençait
en effet à rendre de menus services dans les cabinets ministériels, mais il
était très loin de s’exposer « sur la scène publique » avant de prendre la
tête du cabinet de Briand, en avril 1925. En expliquant son choix de
prendre un pseudonyme, en 1924, en fonction de son statut en 1925, que
rien ne laissait prévoir un an plus tôt, Alexis masquait l’ancienneté de sa
décision, et de son ambition politique.
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En réalité, Alexis avait élu le pseudonyme de Saint-John Perse en 1911,
à ses débuts littéraires, au moment précis où il se décidait à préparer le
concours des Affaires étrangères, trois bonnes années avant d’y parvenir.
Valery Larbaud avait rencontré pour la première fois Alexis en avril
1911, quelques semaines avant la première publication en revue des
poèmes d’Éloges. Le jeune poète agitait alors la question du pseudonymat.
Il s’en ouvrit à Claudel, évoquant sa crainte de nuire à son hypothétique
carrière diplomatique : « Au moment de donner le bon à tirer, je me
demande s’il ne serait pas plus prudent, en vue de l’avenir, de ne pas
publier sous mon nom. Je pense au cas où il me serait donné de pouvoir être
consul [biffé : ou secrétaire] 7. » Claudel rassura le jeune homme. En août
1911, Alexis informa Gide qu’il renonçait au pseudonyme : « Je pensais
publier sous un autre nom que le mien. Mais Claudel m’écrit d’un coin
de l’Ain pour me dire de publier sous mon nom. Je le ferai. » En réalité,
une notule de la Pléiade rappelle l’étonnante prudence du jeune homme,
qui choisit comme solution intermédiaire le travestissement aristocratique
de son nom, une sorte de pseudonyme inavoué : « Claudel conseilla de
publier sous son nom. Leger transigea en publiant le petit recueil d’Éloges
sous couverture muette, avec le nom de Saintleger Leger figurant seulement à la feuille de titre intérieure. »
Le désagrément d’avoir à assumer « un texte que les coquilles [avaient]
par endroits grotesquement détraqué, jusqu’à en faire de l’énigme » donna
raison, a posteriori, à la prudence d’Alexis. La plaquette offerte par Gide
en réparation exigeait le travestissement, expliqua le jeune homme à Jean
Schlumberger : « [Elle] n’osera même plus porter mon nom 8. » Entre-temps,
avant d’avoir reçu l’avis de Claudel, Alexis avait créé Saint-John Perse,
devant Larbaud, avec lui peut-être. La rencontre, retardée par quelques
péripéties, mais placée sous le signe heureux de l’admiration de l’auteur de
Fermina Marquez envers le jeune provincial, avait permis la naissance d’une
amitié qui se prolongea par des échanges de cadeaux symboliques. Au
début de l’été 1911, Larbaud envoya au jeune prodige une image représentant une procession religieuse que l’on dirait orthodoxe au vu du style
byzantin des immeubles. L’aı̂né adressait cette image, et ses « affectueuses
pensées et amicales salutations d’une ı̂le », à « Saint J. Perse ». Larbaud était
seul à le connaı̂tre, peut-être, mais déjà Saint-John Perse existait. Ce dernier remerciait son nouveau complice : « Attention que j’aime, cher ami,
de m’avoir adressé ce souvenir d’une “Île”. »
Cette datation et son contexte autorisent à explorer les voies d’une
invention que barrait la naissance magique évoquée par Alexis. Le pseudonyme a suscité de nombreuses interprétations, qui ne sont pas exclusives.
Pour le choix de Perse, il n’est qu’à finir la lettre qu’Alexis écrivit à Larbaud
pour le remercier de son image insulaire. Elle contient l’unique allusion
d’Alexis au poète latin dont il récusait l’influence, « ce Perse, trop soigneusement élevé par une femme 9 ». Alexis citait deux vers des Satires, en latin,
qu’il scandait de sa main : « Voyons, que fais-tu ? La canicule furieuse cuit
et dessèche les moissons – il y a beau temps de cela – et tous les troupeaux
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
sont sous le large couvert des ormes. » Le jeu d’identification était avoué,
à peine voilé. Perse, le poète latin, était connu pour son obscurité ; Alexis
rappelait que cet orphelin de père était couvé par sa mère ; les vers qu’il
citait rappelaient exactement sa situation d’étudiant attardé, qui préférait
aux ultimes révisions la cuisson du soleil d’été. Il y allait plus que d’une
« simple coı̈ncidence »... Mais cette référence n’épuise pas le goût d’Alexis
pour le mot. La Perse, c’était aussi bien la scène de l’Anabase de Xénophon,
écrivain et homme d’action. Alexis faisait de ce titre un nom commun,
depuis 1910, pour qualifier le travail du critique : « Un compagnonnage ;
une “anabase”. » En juin 1911, au moment qu’il élisait son nom de poète,
il confiait à Claudel sa hantise du mot : « J’aimerais seulement qu’il me
fût donné un jour de mener une “œuvre”, comme une Anabase sous la
conduite de ses chefs. (Et ce mot même me semble si beau que j’aimerais
bien rencontrer l’œuvre qui pût assumer un tel titre. Il me hante.) »
Les raisons d’Alexis de faire précéder son « Perse » d’un « Saint-John »
ne sédimentent pas moins de références culturelles, toutes compatibles avec
l’échange épistolaire qui suivit la visite de Larbaud, où il était question
d’insularité, d’humanités classiques et de religiosité grecque. L’image pieuse
et byzantine de Larbaud évoquait peut-être saint Jean l’évangéliste, que la
tradition fait mourir à Éphèse. La sanctification allait de soi pour un poète
voué religieusement à la poésie. Le nom de l’évangéliste a été donné par
les Anglais à l’une des ı̂les Vierges, voisine de la Guadeloupe. Alexis la
visita à l’hiver 1951 ; quelques mois plus tard, il confia à son oncle son
« émotion » de s’être senti « si près de [son] ı̂le natale » : « À cheval, du haut
de l’ı̂le Saint John, j’ai vu se dérouler au loin le premier segment de la
chaı̂ne des Antilles. » L’allusion à l’ı̂le anglaise se devinait plus ou moins
sous le voile dont Alexis la couvrait en commentant son pseudonyme, pour
Le Figaro littéraire, après le sacre du Nobel : « j’ai choisi enfin Saint-John
Perse, mais je craignais tellement que cela ne parût étranger que jusqu’à
mon séjour en Amérique, ces dernières années, j’ai toujours signé
St-J. Perse. »
De Valery Larbaud et d’Alexis Léger, qui proposa, qui composa ? La
maı̈eutique de Larbaud ne fut pas étrangère au choix. Une confidence
tardive d’Alexis, citant le pseudonyme finalement abandonné d’Archibald
Perse, renvoyait à l’inventeur d’Archibald O. Barnabooth, lequel se montra
peu pressé de voir son double littéraire entrer dans la composition d’un
nouveau personnage littéraire, en 1923, alors que le jeune diplomate actualisait son choix : « [Alexis] proposa Archibald Perse. [...] Cela ne plaisait
pas à Larbaud qui disait : “pas Archibald”. » « Saint-John Perse » fut prononcé, Larbaud s’en souvint au dos d’une image, comme d’une private
joke sans lendemain, ou comme d’une connivence amicale, entre qui partageaient le secret d’un nom dont l’usage d’un poète non moins secret. Deux
ans plus tard, à l’heure de présenter Jacques Rivière à sa famille, devenue
parisienne, Alexis signalait sa discrétion : « Et voulez-vous me permettre
de vous demander simplement, quand vous connaı̂trez un peu les miens,
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qu’ils n’entendent jamais à mon sujet la moindre allusion à rien de littéraire. » À la fin de l’année 1911, le jeune poète exigeait de Larbaud la
même discrétion impossible, en le priant d’aller saluer sa mère : « Ne lui
parlez pas de moi littérairement, mais dites-lui que vous m’avez vu à
Paris. »
De quoi Larbaud pouvait-il entretenir la mère du poète, qu’il connaissait
sous ce seul angle ? Des passerelles reliaient d’ailleurs à sa famille le monde
littéraire où Alexis évoluait en qualité de poète ; en 1913, Larbaud écrivit
son admiration pour les poèmes du jeune homme à Nicolette Hennique,
médiocre poétesse, fille de l’épouvantail naturaliste moqué par le jeune
homme, et néanmoins proche amie de Renée et Éliane Léger. On imagine
mal qu’Alexis ait pu absolument dissimuler son existence de poète devant
elles, mais sa pudeur n’admettait pas qu’on en parlât devant lui, en famille ;
il privilégiait sans doute une forme de connivence implicite. Larbaud se le
tint pour dit. Il n’évoqua pas le pseudonyme qu’ils avaient imaginé
ensemble, remède au déni littéraire qu’affectait le jeune homme farouche,
ou paravent nécessaire à la carrière diplomatique qu’il ambitionnait déjà.
Larbaud n’en dit mot à Fargue, son complice, à qui il peignit le soir même
un long portrait du prodige, ni même à son ami Marcel Ray, qui affichait
pourtant sa curiosité onomastique : « Il faut que vous me racontiez – oralement – votre visite à Orthez et pourquoi Saint-Léger Léger s’appelle d’un
tel nom. » Le pseudonyme demeura caché, mais poursuivit son existence
souterraine. En 1924, au moment de la publication d’Anabase, après avoir
publié sous le nom de Saint-Leger Leger, qu’il faisait passer, dans un travestissement inverse, pour celui de son état civil, Alexis opta pour un masque
moins transparent, qui renouait avec le jeu de 1911. La mise en scène
de ce choix découvrait d’autres références culturelles, contre le mythe de
l’élection magique du pseudonyme ; les motivations du jeune diplomate
révélaient l’ambiguı̈té de sa vocation poétique.
Maurice Saillet, un protégé d’Adrienne Monnier, qui en apprit long à
son contact, éclaire le petit complot littéraire de 1911 par le récit de celui
du début des années 1920 : « Alexis Léger est sous-chef de bureau, puis
chef de bureau à la direction d’Asie [le 31 octobre 1924]. C’est alors
qu’il cherche un nouveau pseudonyme, moins transparent que celui de
Saintléger Léger. Celui de Saint-John Perse est choisi, nous apprend LouisMarcel Raymond, “par affection pour le poète latin de ce nom, et dans
des circonstances purement fortuites où l’amitié fervente de Valery Larbaud
aurait eu sa part de responsabilité”. »
Le botaniste et critique littéraire canadien tenait l’information d’Archibald
Macleish, qui pouvait l’avoir recueillie dans le milieu parisien de l’entredeux-guerres, dont il avait été familier, ou de Saint-John Perse lui-même,
qui devint son ami pendant son exil américain. Saillet, de son côté, faisait
parler sa source : « Adrienne Monnier se souvient des discussions auxquelles donne lieu ce “baptême” du poète qui s’apprête à publier Anabase.
Valery Larbaud et Alexis Léger retiennent Saint-John Perse (par affection
pour le poète latin et aussi, probablement, pour l’auteur des Letters from
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
an American Farmer, Saint John de Crèvecœur »). » Il n’y aurait rien de
surprenant à ce qu’Alexis se fût inspiré du nom d’un écrivain diplomate,
franco-américain de surcroı̂t : Jean de Crèvecœur, auteur de Lettres d’un
fermier américain, né à Caen en 1735, était parti à vingt ans pour le Nouveau Monde, où il était devenu consul de France à New York. Retiré
dans un manoir normand pour continuer à écrire, après la grande coupure
historique de 1789, il se transformait à l’envi, devenant selon les occasions
Saint-John de Crèvecœur, Hector Saint-John ou Hector Saint-John de
Crèvecœur.
Quel que fût le modèle, le choix de Saint-John Perse laissa de marbre
ses amis, en dehors de Larbaud, au dire de Saillet : « Léon-Paul Fargue est
formellement opposé à ce pseudonyme : pour lui, il n’est pas de meilleur
nom qu’Alexis Léger. Selon Adrienne Monnier, Saint-Léger peut prendre
la place de Saintléger Léger – ainsi qu’en témoigne le rondeau, demeuré
inédit, qu’elle adresse au poète à cette occasion. » Ce « rondeau pour persuader Monsieur Alexis Saint-Léger Léger de signer ses poèmes du nom
de Saint-Léger » confirme le rôle tenu par Larbaud dans ce baptême ;
Adrienne Monnier y disait (sans savoir que la chose était depuis longtemps
faite) l’espoir d’Alexis que son ami lui « découvrı̂t un nom commode et
nouveau ». Faute de convaincre le poète, Adrienne Monnier espérait au
moins qu’il renoncerait au pseudonyme de Saint-John Perse, auquel elle
préférait encore l’anonymat absolu. Elle s’en était expliquée dans une lettre
du 4 décembre 1923 : « Cher Ami, nous avons tenu conseil hier, Fargue,
Larbaud et moi au sujet de votre nom. Nos conclusions ont été ceci : que si
vous ne vouliez absolument pas signer Saint-Léger Léger, ou Saintléger-Léger,
ou St Léger Léger, il est préférable que vous ne signiez pas du tout, mais que
vous vous couvriez des trois étoiles qui vous ont déjà prêté leur “obscure clarté”
pour vos deux derniers poèmes publiés. Fargue soutient que vous devriez signer :
Alexis Léger. Moi, vous savez mon avis : tout ce que je puis changer à votre
nom, c’est lui enlever un plumage. »
Admirable d’intuition bienveillante, Adrienne Monnier voulait ignorer
que le jeune homme recherchait aussi ce dont il voulait se préserver :
« D’ailleurs, ce nom : Saint-John Perse, à qui ferait-il illusion ? Il ne peut
qu’attirer l’attention de ceux mêmes dont vous voulez vous cacher et qui mettraient un point d’honneur à vous découvrir et à vous confondre. N’ai-je pas
raison ? » *
Alexis feignait encore d’hésiter qu’il était déjà connu, sous son triple
nom de « Léger, Saint-Léger Léger ou Saint-John Perse » par Alfonso
Reyes. Le poète mexicain était depuis peu un familier de la Maison des amis
des livres. Adoubé par Alexis, familier de l’épopée de Cortés, vainqueur de
l’empereur aztèque et « ses dieux de cuivre » évoqués dans Éloges, Reyes
faisait connaı̂tre cette triple identité au poète espagnol Juan Ramón Jiménez
en septembre 1923 10.
* FSJP, lettre d’Adrienne Mounice à Alexis, le 4 décembre 1923.
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Une vocation littéraire
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Comment comprendre ces pudeurs onomastiques ? En 1911, Alexis
accordait déjà du prix à la Carrière, qu’il envisageait avec un orgueil sourd ;
plus de prix peut-être qu’à la gloire littéraire, qu’il n’avait pas droit d’espérer dans le siècle. En se rebaptisant, comme un converti ou un homme
d’Église, Alexis privait de toute reconnaissance littéraire sa personnalité
d’état civil et dérobait son origine à ses contemporains, qui pouvaient
seulement enregistrer les signes magiques de son élection poétique. Ce
dédoublement autorisait l’homme profane de jouir des satisfactions immédiates dont la Carrière était prodigue.
Si son nom était le seul instrument qu’Alexis pouvait faire chanter pour
orchestrer la réception de son œuvre devant l’ensemble du public, il savait
agiter bien d’autres signes devant quelques lecteurs parmi ses pairs, dont
l’avis comptait prioritairement. Ils donnaient le ton de la réception, et
situaient l’auteur dans la hiérarchie du moment ; ils flattaient son estime
de soi. Ils ne pouvaient que reconnaı̂tre comme l’un des leurs le poète qui
s’était coulé dans le modèle de la vocation littéraire symboliste.
Sa naissance poétique était une nativité. Comme Moı̈se, Alexis avait
connu l’exode, et comme Jésus, il eut sa nuit de Noël. La mer a été traversée, et l’enfant a été reconnu, malgré l’anonymat de sa condition. Pour
l’étoile, Alexis l’avait lui-même plantée, au zénith. C’était même une
constellation, qui ne laissa pas un roi mage sur le bord du chemin, ignorer
la révélation. L’étoile généalogique était assez éloquente ; le roi David
n’était pas son cousin. L’étoile onomastique disait la sainteté du poète,
commune aux deux pseudonymes. L’étoile géographique annonçait l’exceptionnelle naissance, sur une ı̂le éponyme et en quelque sorte utopique,
puisqu’il n’y a jamais eu d’ı̂le Saintleger-Leger, et qu’Alexis n’est pas né
sur l’ı̂let-à-Feuilles. Si le poète devait sauver le monde, il l’affrontait solitairement. Son désert de Judée serait le Gobi. Le jeune poète allait aussi à la
montagne ; c’était un rite initiatique, qui participait de l’ethos du poète.
Depuis quelques décennies, l’homme d’esprit gravissait les cimes européennes. Nietzsche concevait des pensées plus élevées en montagne, les
Alpes inspiraient Hugo von Hofmannsthal avant Herman Hesse. Les Pyrénées n’étaient pas en reste. Jammes n’était pas seul, avec Edmond Rostand
ou Maurice Martin du Gard, à y cultiver les lettres. Et l’étoile était encore
au front du poète, marqué d’un troisième œil hindou ; à sa main, dont le
magnétisme était certain ; elle avait marqué ses ancêtres, que la foudre
avait trois fois désignée dans son ascendance directe. L’étoile suivit l’enfant
au temple, qui s’entretint avec les clercs de son temps : le père Düss,
botaniste « auteur d’ouvrages réputés » ; un « religieux latiniste, occupé
d’histoire bas-latine » ; un « vieil officier de marine en retraite » pour parfumer d’aventure les mathématiques et la physique, et laisser une part, toujours, à l’aventurier du siècle, à côté de celui de l’esprit. Aussitôt sorti de
l’enfance, et de sa Guadeloupe natale, Alexis reçut au gave de Pau son
baptême poétique de Francis Jammes, qui faisait un Jean-Baptiste très
convenable, assez grand pour annoncer le Messie, assez de l’ancien monde,
par son académisme, pour n’être pas digne de délier ses sandales. Les rois
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mages vinrent se prosterner à ses pieds. Claudel l’adouba de sa formidable
autorité littéraire ; puis Larbaud lui rendit visite, et le fit connaı̂tre dans La
Phalange ; Henri Fournier, bientôt Alain-Fournier, en pèlerinage pyrénéen,
porta enfin la bonne nouvelle à Paris, après avoir rencontré l’enfant prodige, parmi les siens, à Saint-Sauveur...
Ce voyage fut l’occasion de l’un des meilleurs portraits du jeune homme,
formulé par le plus différent de ses contemporains, poète plébéien et sentimental : « Il est arrivé, un peu petit, court comme Claudel, avec sa belle
figure un peu grasse qui déjà s’alourdit du bas. Il m’a salué solennellement,
à sa manière. Et nous sommes immédiatement partis nous promener jusqu’à minuit au hasard. Sa langue extrêmement correcte, l’importance qu’il
accorde à vos moindres bêtises, m’ont beaucoup fatigué et presque fâché
ce soir-là, après le long voyage. Cependant, à la réflexion, en retrouvant
dans ma mémoire des choses qu’il a dites, je m’étonne de les voir pleines
de confiance et presque de confidences. »
Alexis ne se contentait pas d’être reconnu pour ses qualités attendues
(« ses jugements littéraires sont toujours d’une justesse presque mystérieuse ») ; il composait un personnage de poète voyageur, dont la légende
devenait inséparable de ses textes. On n’aimait pas seulement sa poésie, on
aimait rencontrer un avatar du mythe de Rimbaud, le poète aventureux :
« Mais plus que toute cette critique littéraire m’intéresse l’homme qu’il est
et m’émeut l’aventure de notre rencontre. À onze heures, sur la hauteur,
il me disait : “Voici la chapelle, et prenez garde : il y a une dalle. C’est
une tombe d’ermite...” Je le sentais auprès de moi plein de souvenirs et de
voyages immenses, occupé de paysages extraordinaires, faisant évoluer sa
mémoire parmi tout un monde d’insectes et d’oiseaux. Il disait, au bord
du Gave, sous le pont Napoléon, devant l’eau si pure, si verte, si glacée :
“L’eau du Pacifique a cette couleur sur la côte des ı̂les de...” »
In extremis, Alexis défit un peu sa composition hiératique : « Il a souri
pour la première fois le dimanche dans la matinée. Au déjeuner, qu’il m’a
offert à l’hôtel, il a été charmant. Puis, jusqu’au moment où je l’ai quitté,
moins tendu, plus abandonné. Ce qui prouve tout de même quelque chose
de voulu dans sa rigueur première. Je ne pourrais pas vivre auprès d’une
volonté aussi cruelle. »
Alexis maintenait sa composition devant Jacques Rivière, qui avait
envoyé son beau-frère par délégation, et s’employait à lui prouver ses pouvoirs de mage. Aussi bien, quelques jours plus tôt, Rivière ne lui avait pas
appris la naissance de sa fille par césarienne, il n’avait pu que lui confirmer
l’exactitude d’un pressentiment : « Votre lettre m’a été remise sur une grand’route, dans l’instant où je pensais à vous. J’ai eu une grande joie ; mais mon
émotion a été grande de lire ces mots d’“opération césarienne”, et ma souffrance
grande de les relire. Quelle torture vous a été imposée là !... Mais tout cela est
passé. Je ne sais pas trop de quoi pressenti, mercredi même, m’assurait, loin
d’ici, d’une grande anxiété ; mais votre épreuve a été bien plus dure que je ne
le croyais, qu’elle a été dure, mon pauvre ami ! »
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Quelques mois plus tôt, la visite de Larbaud, roi mage non moins bienveillant, avait assis le début de réputation du nouveau prodige. Les difficultés rencontrées pour atteindre l’anonyme auteur d’Images à Crusoé, la
modestie de la condition du jeune homme rapportée à la splendeur de son
verbe, l’orgueil du découvreur, enfin, établirent le poète bourbonnais en
défenseur inconditionnel du jeune poète. Alexis profita sans réserve de
l’admiration de Larbaud ; il l’instrumentalisa, et l’exagéra parfois ; elle n’en
était pas moins fervente. Ses effets ne sont pas à négliger. Alexis y puisa la
confiance en soi qui lui manquait, il en profita également pour consolider
sa position dans le milieu de la Nrf, qui ne lui était pas entièrement favorable. Valery Larbaud déposa sa carte chez les Léger, le 5 avril 1911, fort
intimidé par Renée. Alexis n’y était pas ; le jeune homme rentra tard, trop
pour oser passer à l’hôtel du visiteur. Il lui dicta un mot, le lendemain
matin, pour lui donner rendez-vous : « Je sais qui est Valery Larbaud. Je
regretterais de ne l’avoir pas vu. S. A. Leger. » Après un aller-retour à Orthez,
Larbaud revint dans les meilleures dispositions à l’égard du jeune homme,
à qui Jammes avait attribué sa découverte de Fermina Marquez. La rencontre se fit au domicile des Léger, puis se prolongea, le lendemain, à
l’hôtel de Larbaud, autour d’un déjeuner qui vit la naissance du pseudonyme de Saint-John Perse. Dès le premier soir, le riche amateur dressa le
portrait du jeune poète pour son ami Léon-Paul Fargue : « J’ai passé trois
heures avec lui. Tu vas te régaler. Je lutte victorieusement contre le sommeil pour te raconter cette entrevue. Saintléger-Léger est un grand jeune
homme au teint clair, à la figure grande. La moustache, les cheveux et les
yeux sont très noirs et assez brillants. Rien ne fait penser à un créole, sauf
l’“r” qui n’est qu’à demi prononcé. Il est d’abord assez froid et ne fait pas
de gestes. C’est l’accueil que vous ferait un de ces jeunes Anglais de grande
famille qu’on rencontre vers midi dans la boutique du chapelier Lock. [...]
Au point de vue strictement biographique, St-L.-L. est tout à fait ce que
les concierges de Paris appellent “le petit provincial” [...]. Eh bien, non
seulement il est grand, mais il est aussi avisé, assagi sage et sapient que le
jeune cosmopolite que nous avions imaginé. »
Un poète est fils de ses œuvres ; Valery Larbaud voit bien qu’il en est
ainsi d’Alexis : « Il s’est fait cela tout seul, aidé simplement de son dégoût
de la France et de son mépris de Paris. Il parle en effet de la France comme
d’un pays détestable où il souffre. [...] Il admire les quais de Bordeaux.
Mais il se reprend vite : “Les quais sont toujours beaux.” [...] Il parle de
ses occupations comme un prince régnant parlerait des charges de son
État. » Le roi mage identifiait sans peine le jeune prodige. Alexis aidait à
sa reconnaissance, et désavouait un peu ses admirations pour n’apparaı̂tre
pas le chaı̂non d’une longue généalogie davidienne, mais son aboutissement définitif : « Il estime que la vie seule a de l’importance (“C’est déjà
bien assez de n’être pas mort”) et que l’art n’étant qu’ellipse et l’ellipse
tendant au silence – autant – mieux – vaut ne rien écrire, et simplement
goûter la vie. De la littérature moderne il ne connaı̂t et n’aime que Fermina
Marquez et en goûte surtout la langue. Il aime Claudel, mais ne goûte que
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Baudelaire et Bossuet (“comme poète lyrique”) en France. (Il dit : “Les
Français sont un peuple de basochiens”). Rimbaud est trop sec et pas assez
musicien, c’est “de l’écriture cursive”. Poe ne s’est pas assez réalisé [...]. Il
est presque fâché de notre admiration. Pour lui, ses poèmes sont déjà du
passé et ne l’intéressent plus. Et il est bien décidé à ne plus écrire. [...] Tu
n’imagines pas la voix calme dont il dit tout cela. »
Larbaud s’effaçait derrière son admiration, qui lui était acquise pour
toujours : « À quoi bon écrire encore et toujours ? Claudel, Chesterton et
Alexis Léger s’en chargent. Quand je les lis je sens le besoin, la nécessité
impérieuse, de me taire. » En 1917, il situait Alexis à l’apogée d’une généalogie glorieuse : « Plus j’y songe, plus j’incline à croire que la poésie française, depuis Gérard de Nerval, Baudelaire et Rimbaud jusqu’à Claudel,
Fargue, Saint-Léger-Léger et Valéry, est la plus belle, la plus vraie, la plus
poétique qu’il y ait jamais eu jusqu’à présent dans le monde. » Il ne cessa
de témoigner en faveur de l’œuvre de son jeune ami. Il s’attira les
foudres des critiques de la grande presse en voulant le lancer par un article
retentissant ; il lui consacra une part privilégiée de ses conférences sur la
littérature contemporaine qui, de 1912 à 1925, l’occupèrent dans toute
l’Europe, au détriment de ses propres travaux. Seule son admiration pour
la poésie sans apprêt d’Emmanuel Lochac, à la fin des années 1920, éteignit un peu sa ferveur ; elle n’affectait pas seulement son admiration pour
Alexis, mais bouleversait l’ensemble de son panthéon, où la poésie était
consacrée, quand celle de Lauchac allait au train du monde. Tant mieux,
sans quoi sa fidélité aurait paru vraiment trop mal payée en retour. Ce qui
ne signifie rien ; il faudrait dire : payée de la seule monnaie d’auteur,
égoı̈ste et sensible, dont disposait Alexis. En 1938, le fidèle Jean-Aubry lui
fit savoir le plaisir que Larbaud aurait à le voir, plongé dans sa solitude
d’aphasique : « Il souhaite peu de visites, mais a, à plusieurs reprises, souhaité
la vôtre. » À quoi Alexis avait répondu : « Je préfère ne pas le revoir : je
veux garder intacte l’image que j’ai de lui. » En 1947, dans son exil, sûr
de n’avoir pas à le visiter, il prit des nouvelles : « Parlez-moi aussi de Larbaud, dont je n’arrive à rien savoir de précis, dont je ne sais plus qu’imaginer ;
et dont la pensée m’émeut toujours si profondément, car son attachement à
notre amitié demeure pour moi chose à jamais vivante. Peut-on encore l’atteindre humainement ? »
Ces amitiés prestigieuses, ces prophètes télécommandés, donnent l’impression qu’Alexis ne frayait qu’avec les meilleurs esprits de son temps. Eux
seuls trouvèrent place dans la Pléiade, alors que la postérité commençait de
ratifier leur grandeur. Elle fait de l’ombre aux anonymes qui étaient le pain
quotidien du jeune Palois. En rédigeant sa biographie inavouée, en triant
ses correspondants, Alexis écartait des noms aujourd’hui oubliés ; il est
pourtant vrai que les plus humbles appartenaient à la même compagnie
que les plus glorieux. Partout où il allait, le jeune homme s’abouchait avec
des créateurs.
Il se rencontra avec Marguerite Burnat-Provins, qui, d’Orthez venait à Pau,
en compagnie de Jammes, et à Bordeaux, dans le salon de Frizeau. Alexis
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parlait de la jeune artiste (elle était née en 1872), avec la pitié condescendante qu’obligeait sa nature féminine, mais non sans estime malgré sa
misogynie littéraire, bien de son temps (en 1909, le manifeste du futurisme
de Marinetti exhortait au « mépris de la femme ») : « Je crois que c’est la
seule femme, actuellement, qui ait un tempérament et une probité d’artiste. Il
me semble que c’est une belle sincérité, et saine – et pour une fois, il y a là
plus qu’un ventre, vraiment plus – Cela dit, je n’aime pas plus que vous l’encre
femelle, ah fichtre non ! C’est elle qui nous fournit le plus de bêtises sur ce
mot : “vivre”. Car il n’y a pas une seule femme qui comprenne l’énormité,
dans sa bouche, de ces trois mots : “vivre sa vie” ! » Ce cri de jeune coq
poussé, Alexis prenait sa plume et écrivait force lettres à l’auteur du scandaleux Livre pour toi, cantique sensuel d’une femme mariée à destination de
son amant. Elle lui conservait, par-delà les années, « une très fidèle amitié »,
qu’elle lui exprimait encore du Maroc, en 1935.
Le souvenir d’Hubert Damelincourt, peintre infirme, de trois ans l’aı̂né
d’Alexis, se limite aujourd’hui au portrait qu’il fit de Jammes, conservé
dans une absidiole de l’église de Baigts-de-Béarn, et à l’article qu’Alexis lui
consacra, en 1910, dans Pau-Gazette, en jeune intellectuel de province. Il
y parlait moins de l’œuvre du peintre que du mystère de la création artistique. Aussi bien, Alexis, au goût très sûr, avait pour lui plus d’affection
que d’admiration ; ils avaient partagé les exaltations de la première adolescence. Alexis recevait l’artiste chez sa mère, comme il se rendait à son
atelier, où Francis Jammes donnait lecture de ses œuvres. S’y réunissait un
cénacle sillonniste, animé par Léonard Constant, professeur de philosophie
du lycée de Pau, qui offrit un jour un lien entre le jeune diplomate et
Aristide Briand. Bientôt, Alexis eut un peu honte de Damelincourt. Son
amitié périt au premier service qu’il lui rendit. En octobre 1910, le peintre
lui avait demandé de jouer des relations dont il se flattait, et notamment
de celle de Rivière, pour donner de la publicité à ses toiles, exposées dans
un salon parisien. Alexis offrit sa recommandation, enrobée d’une telle
répugnance, qu’elle desservait le peintre plus sûrement qu’une franche
attaque : « Au moment de clore, cette lettre d’un ami. Que je m’acquitte de
sa commission, puisqu’il me le demande. C’est mon ami, un infirme ;
condamné, dans sa vie, fourvoyé, en art ; mais il supplie son art, il est jeune :
peut-être, bien que je ne le pense pas, une naissance est-elle encore possible.
Elle dépendrait de ses rencontres, pcq. il est sans culture, et inférieur à sa
solitude. Je connais ce tableau qu’il appelle “Symphonie en or” : il est mauvais,
vulgaire. »
C’était moins de la répugnance à s’aliéner les services de Rivière, qu’une
forme de cruelle sincérité d’artiste.
L’intercession de Jacques Rivière et le génie d’Alexis
Dans le premier article jamais consacré au jeune poète, Valery Larbaud
employa sérieusement le mot « génie » en rapprochant Alexis de Rimbaud,
après l’avoir comparé aux « bons moments » de Homère, Virgile, Whitman
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et Hugo 11. La signification que nous prêtons à la notion de génie n’est pas
plus vieille que le romantisme. Elle avait cours au temps qu’Alexis publiait
ses premières œuvres. La catégorie était indivise à l’ensemble du champ
littéraire : les critiques les plus académiques ne reprochaient pas à Larbaud
d’employer le terme, ils regrettaient qu’il le dévaluât : « Est-ce pour lui
une satisfaction que de dire d’un livre mauvais, non seulement qu’il est
bon, mais davantage : génial 12 ? » interrogeait Gaston Picard, dans La
Flora.
Pour le sociologue Norbert Elias, qui s’est penché sur le cas de Mozart,
la notion de génie procède d’une mystification, où se cristallise le dégoût
de soi dans lequel l’humanité se tient elle-même, idéalisant sa nature spirituelle au détriment de sa nature animale. Notre époque n’échappe jamais
tout à fait à la mythologie du prodige par élection ; Elias lui-même examine le génie à la lumière de la notion freudienne de sublimation. Par là,
il participe largement des catégories qu’il dénonce, en définissant le génie
comme une régulation des pulsions animales par les capacités de
symbolisation.
Comment remonter la généalogie du génie, s’il n’est pas un don de la
nature, mais au contraire une capacité à dépasser la nature ? Pour le cas de
Mozart, Élias apporte des réponses psychologiques et sociales : le modèle
familial disposait l’enfant à la musique, dont la maı̂trise lui valait l’amour
de son père, ému aux larmes par ses premiers essais. On voit bien les
modèles qui disposaient Alexis à se faire poète, et la rétribution symbolique
qu’il y trouvait, l’amour et la reconnaissance de la postérité valant ceux du
père, mort trop tôt pour conformer son ambition.
Malgré sa propre conception de la nature innée de l’artiste, Alexis, qui
parlait volontiers de « poète-né », récusait la notion romantique de génie.
Il ne rechigna pas à employer le mot, de sa jeunesse à sa maturité ; mais
le génie, précisément, lui semblait l’unification apaisée des qualités animales et spirituelles de l’homme, plutôt qu’une forme de développement
monstrueux des capacités de symbolisation. Il s’en expliqua devant Henri
Fournier, en 1911 : « Il m’a dit [...], sur le mystère départi à chacun chaque
jour, comme un fardeau à porter – et il le reçoit le matin, à midi, ou le
soir – et il l’aperçoit, le palpe et le vérifie comme avec des antennes – et
ainsi le mot génie devrait être beaucoup plus courant – des choses qui
m’ont touché. » Devant Pierre Guerre, au soir de sa vie, il n’avait pas
varié. Il évoquait une discussion avec le poète allemand Richard Dehmel,
rencontré en 1912, qui s’inscrivait dans la conception du génie propre au
romantisme allemand : « Au mur il y avait des masques de plâtre des
hommes de génie. Sur chacun Dehmel avait mis une couronne de laurier
en papier. Il développait volontiers une théorie sur le génie. Il aimait “la
fureur extatique de Claudel”. SJP lui répondait qu’il se trompait en croyant
à une notion pathologique, nietzschéenne du génie. Il ajoutait que tout le
monde peut puiser au génie comme dans du blé en vrac. Il est à l’état
invisible mais il existe dans le quotidien, dans l’insignifiance apparente. »
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Alexis n’échappait pourtant pas totalement à la conception romantique
du génie. En vérité, il était pris dans un étau de contradictions : il entendait
prouver la singularité de son moi génial ; pour autant il ne voulait pas
seulement surprendre, mais aussi durer, en classique. L’écart qui le faisait
original, et reconnu par ses pairs, le datait devant la postérité ; d’où sa
récusation de toute volonté de singularité et sa conception d’un génie de
la normalité. Pour devenir un classique après avoir été un novateur il visait
l’inactuel ; pour atteindre l’universalité, il se forçait à l’impersonnalité.
Alexis pouvait bien prétendre œuvrer dans l’inactualité, et ne procéder
d’aucune filiation, en plein dans la mythologie proustienne du génie (« Un
écrivain de génie aujourd’hui a tout à faire. Il n’est pas beaucoup plus
avancé qu’Homère »), Éloges demeure une œuvre créole. Le référent local
n’échappe pas aux écrivains antillais, qui peinent à s’identifier à cette poésie
de maı̂tre en dépit des retouches du poète, pour la version de 1925, retenue
dans les Œuvres complètes, qui gomment le motif et effacent les influences
susceptibles d’inscrire Éloges dans une généalogie.
Les corrections d’Alexis ne consistaient pas seulement à délocaliser le
poème et à le sortir de l’histoire, en transformant la « Bible » en « Livre »,
en effaçant l’exotisme botanique (disparition des icaquiers, tamarins et
autres maringouins) ; il fallait aussi rompre avec des modèles littéraires
voyants et datés. Jammes avait considérablement influencé la langue du
jeune homme ; parmi bien d’autres tics, Alexis abusait, comme le poète
béarnais, du présent à valeur absolue, bousculant l’imparfait attendu :
« Emerson prononce le mot : “libérateur”, il y a soixante ans. » L’influence
symboliste, (inversions précieuses et mots savants) effacée, d’Images à
Crusoé demeure très visible dans Des villes sur trois modes, son premier
poème publié. Auparavant, il n’avait donné que Désir de créole, essai plein
de sa jeune science de lycéen romantique et parnassien, paru le 15 mars
1908 dans La Guadeloupe littéraire, un hebdomadaire local, puis repris
en 1936 dans une anthologie antillaise, à l’occasion du tricentenaire du
rattachement de la Guadeloupe à la France. En octobre 1907, Alexis avait
bien proposé à la revue Poésie un poème daté de mai 1907, quelques mois
après la mort de son père. Mais, soit qu’Alexis ait retiré son texte, soit que
la revue l’ait refusé, l’Incertain n’a jamais été publié, Saint-John Perse lui
ayant refusé le tombeau de la Pléiade. Des villes sur trois modes, andante,
agitato et accelerando, paru dans Pan en juillet 1908, repris et modifié
dans les annexes de la Pléiade, plein de mélancolie baudelairienne, piochait
largement au lexique symboliste ; son mètre demeurait l’alexandrin.
Jammes avait ouvert de nouveaux horizons à Alexis ; il lui devait les enjambements libérateurs de son premier Images à Crusoé, qui se présentait, dans
sa version originale, comme une sorte de poème en prose.
L’influence de Claudel n’était pas moins déterminante, parmi les autres
poèmes d’Éloges. « Récitation à l’Éloge d’une reine » était d’abord paru en
avril 1910 dans la Nrf, avec « Pour fêter une enfance » ; un an plus tard,
dans l’édition en volume, justifiée par les coquilles de la publication en
revue, la reine perdait ses oripeaux antillais et le chant se dépouillait de sa
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
scansion heurtée et râpeuse, imitée de Claudel. Dans Anabase, Saint-John
Perse se forgea un verset bien à lui, dont le souffle et les procédés (les
parallélismes internes, le mètre pair) devaient plus au psaume biblique et
à la prosodie classique qu’au vers claudélien. Mais Éloges, dans sa première
version, demeurait tributaire du vers libre autorisé par l’admirable aı̂né,
qu’Alexis suivait à la trace. Dès ses premières années créatrices, l’adolescent
avait lu son théâtre publié, sa Première Ode et sans doute les poèmes de
Connaissance de l’Est. Dans une lettre à Claudel, datée du 18 décembre
1906, Frizeau annonçait la grandeur future du jeune homme : « C’est un
délicieux enfant, un esprit très noble et grand, je pressens, avec un cœur
alourdi de cette mélancolie adolescente qui n’ose et ne sait vivre et choisir » ; il contribuait à son accomplissement en lui délivrant la parole claudélienne : « Je lisais hier au jeune Léger votre ode “Les Muses”. J’étais comme
dans le ravissement d’un grand vol. » On retrouve la trace sombre et voilée
de cette puissante mise en scène de la vocation poétique dans l’ensemble de
l’œuvre de Saint-John Perse. À l’invocation de la première des cinq grandes
odes de Claudel, « Ô mon âme », Alexis répondrait dans Anabase, « Je vous
parle, mon âme » ; et encore, à une vie d’intervalle, dans « Chronique »,
l’un de ses derniers et plus beaux poèmes : « Quelle main nous vêt de cette
tunique ardente de la fable, [...] cette part en nous divine qui fut notre
part de ténèbres ? » Auparavant, dans « Exil », déjà :
Je vous connais, ô monstre ! Nous voici de nouveau
face à face. Nous reprenons ce long débat où nous
l’avions laissé. [...]
Que voulez-vous encore de moi, ô souffle originel ?
L’art poétique de Fargue, théorisé un demi-siècle plus tard par SaintJohn Perse, s’appliquerait sans peine à l’heureux compromis que visait le
jeune poète : refus du vers régulier, qui oblige au « remplissage » de matière
verbale pour satisfaire à la cadence, mais fidélité à l’alexandrin, débarrassé
de toute obligation rythmique et rimée, fondu dans la forme du verset. La
tradition classique habillée de modernité, voilà vers quoi Alexis tendait
pour durer.
Du génie d’Éloges, que dire ? C’est le talent de l’œil, d’abord. Coquet,
le jeune homme affectait ne pas accorder de prix à ses dessins d’adolescent, pourtant très maı̂trisés. La Fondation Saint-John Perse conserve un
autoportrait dessiné à la plume, en 1903, intitulé « L’Auteur au saut du
lit ». Alexis était assez habile pour faire passer une sorte d’autodérision dans
son visage d’adolescent ironique comme dans son coup de crayon à la
limite de la caricature. La beauté d’Éloges tient à ses images et aux qualités
d’observation du poète, à hauteur d’enfant ; on y goût un lyrisme hautain,
sans affectation pourtant, où pointe déjà le fantasme diplomatique :
À présent laissez-moi, je vais seul.
Je sortirai, car j’ai affaire : un insecte m’attend pour traiter. Je me fais
joie
du gros œil à facettes : anguleux, imprévu, comme le fruit du cyprès.
Ou bien j’ai une alliance avec les pierres veinées-bleu :
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Une vocation littéraire
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et vous me laissez également,
assis, dans l’amitié de mes genoux.
Mais nous ne sommes pas les premiers à lire Éloges ; ils nous parviennent
à travers le filtre d’une réception déjà ancienne qui en interdit une lecture
absolument pure.
Alexis eut plus de peine à se faire publier que Saint-John Perse ne le
laisse croire dans la Pléiade. Rien n’alla aisément. La revue Antée, à qui
le jeune homme avait confié Images à Crusoé, disparut avant de s’être décidée à publier le poème, absorbée par La Phalange en 1908. Alexis avait
pourtant assuré à Frizeau que la revue le voulait « à toute force ». Le
manuscrit aboutit à la Nrf via André Ruyters, l’un de ses fondateurs. Dans
le numéro d’août 1909, son septième, la Nrf publia Images à Crusoé de
Saintléger Léger. Rivière, qui trouva l’œuvre « vraiment remarquable »,
réclama d’autres textes. Alexis prétendit vouloir se taire, puis affecta de
céder aux pressantes instances de ce nouvel ami qui « s’écharpait de sincérité » pour le convaincre de publier. Il envoya trois poèmes d’Éloges, « Pour
fêter une enfance », « Récitation à l’éloge d’une reine » et « Écrit sur la
porte », envoi auquel il joignit sa première lettre à Gide. Il se souvenait de
l’accueil « tout bienveillant » réservé aux Images à Crusoé. Les quelques
désabonnements et protestations qui s’étaient ensuivis ravissaient tout le
monde (Rivière, Gide et Copeau) comme la preuve de la pureté de la
revue face aux philistins ; il fallait parfois « secouer des abonnés pour en
faire tomber ». Ce récit fut connu, popularisé par le jeune poète, qui profitait de l’autorité précoce de la revue.
Mais les manœuvres complexes d’Alexis pour parvenir à ses fins et la
médiation essentielle de Gabriel Frizeau en mars 1909 demeurèrent dans
l’ombre. Alexis avait sollicité l’aide de son père électif sur un mode plein
de dénégations : « Quel lien désormais que votre lettre, cher ami ! et pour
moi quelle coı̈ncidence ! car elle m’est parvenue, un matin, à l’instant précis
où je me décidai une seconde fois au renoncement complet. [...] Si donc
vous jugez que le manuscrit que vous avez puisse (seulement) être publié, je
m’aperçois, maintenant, que j’en serais très heureux, car, en y réfléchissant, j’y
verrais maintenant la très grande utilité d’un jalon planté, c’est-à-dire d’une
contrainte pour plus tard. Par là, sans doute, l’amour-propre, ou le regret, aux
jours de loisir, me tiendrait : la paresse n’étant que manque d’obligation derrière soi.
Malheureusement, je ne vois pas bien à quelle revue donner cela, moi.
– Je n’ai aucune espèce de relations ; un écrit de ce genre n’est pas pris au
petit bonheur ; et songez enfin que j’ai l’orgueil assez puéril encore pour
ne pouvoir envisager un refus quelque part. J’avais une porte ouverte à
La Phalange de Royère, mais je me la suis fermée cette année par un acte
assez vain.
À la Nouv. R. Française, j’ai déjà ce manuscrit que Ruyters devait présenter, mais dont je n’ai aucune nouvelle. [...] Si vous disposiez, vous, d’un
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
moyen, que voulez-vous ? Il faudrait y recourir pour moi, qui ne puis
rien ». *
Frizeau, bon ami, s’exécuta et obtint gain de cause ; Gide expliqua à
Claudel qu’il publiait les poèmes de Léger, « ami de Rivière », qu’il avait
reçu de l’amateur bordelais. Alexis usa également de Jammes ; il ne trouva
pas l’aide escomptée, et cette déception explique mieux que toute autre
raison l’éloignement entre les deux hommes, dès lors que le jeune poète
réussit à se faire publier par un autre biais, et à son insu.
Alexis fut encore moins direct avec Rivière. En février 1910, il provoqua
sa délicatesse sans la solliciter explicitement, avec des accents vitalistes, et
non moins de dénégations, pour obtenir une nouvelle publication dans la
revue, et laisser entendre son désir d’être édité en volume :
– Voulez-vous m’indiquer, je vous prie (très approximativement) ce que pourrait me coûter, à une centaine d’exemplaires, et chez un éditeur d’assez libre
accès pour n’exiger point de recommandation, un volume de 200 p. ? et de 100 ?
– et de 300 ? – Je n’ai aucune idée de ces choses-là, qui ne m’intéressent pas.
Je voulais adresser, ces jours-ci, quelques pages à la « Nlle R. F. », malgré mon
horreur des revues. Et puis j’ai dû rire du dilemme : – un refus m’ennuierait
dans ma vanité ; un accueil m’ennuierait dans ma liberté.
Il obtint encore une fois gain de cause. Rivière, sincèrement admiratif,
et fasciné par le personnage, fut payé de son aide par une rare effusion du
jeune poète, qui n’en revenait pas de sa bonne fortune, loin de l’assurance
rétrospective affichée par Saint-John Perse. Ses protestations d’amitié
étaient sincères ; elles manifestent aussi sa surprise de découvrir la possibilité d’une relation désintéressée, entre deux jeunes littérateurs : « Mon ami,
que votre mot me va au cœur ! J’ai compris votre amitié. Je suis confus, devant
vous et devant moi. Oui, bien cela : confus. Je n’avais pu songer à la simplicité
de l’amitié. Et tout à coup ! qu’ai-je rencontré là ? »
Auguste Angles, l’historien de la Nrf, a parfaitement décodé ce jeu qui
embrouillait la jeune maison, pas aussi admirative du prodige palois que
le laissait croire les correspondances tronquées de la Pléiade :
À la fin de décembre 1910, Léger s’était décidé à soumettre de nouveaux
poèmes, en spécifiant qu’il cédait aux instances de Rivière. Il ne semble pas
que cet envoi ait soulevé l’enthousiasme. En janvier [1911], arrive du Béarn
une seconde série d’Éloges, accompagnée des appréciations les plus flatteuses
pour la Nrf et ses animateurs. [...] Sur ce, catastrophe : les épreuves de
certaines Pages sur les oiseaux, qui doivent être les poèmes du premier envoi
tacitement éliminés, sont expédiés à Pau à fin de corrections immédiates et
de publication prochaine. Léger est bouleversé : ne lui avait-on pas laissé
entendre qu’on ne souhaitait pas ces pages ? N’avait-il pas montré qu’il avait
compris en envoyant d’autres poèmes pour les remplacer ? Pourquoi maintenant les sortir du tiroir ? Ce serait pour lui une intolérable humiliation que
de voir une aussi pauvre chose publiée sous son nom : Gide doit intervenir
sur-le-champ. Des trois « directeurs » de la revue, il n’a l’avantage de
* Œuvres complètes, op. cit., p. 744, d’Albert Henry, op. cit., p. 107 pour les passages en
italique, absents de la Pléiade.
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Une vocation littéraire
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connaı̂tre ni M. Ruyters, ni M. Schlumberger, mais il sait que M. Copeau
est un ami de Jacques Rivière : il doit lui épargner cette honte ! Ainsi sera
fait : respirons 13.
En avril, Alexis s’en expliqua devant Rivière, sincèrement pudique et
adroitement manipulateur, revenant entre deux dénégations sur son ambition d’un tirage en plaquette :
J’ai fait retirer, à la Nrf, un poème qu’on m’avait imprimé pour ce mois-ci.
J’ai dit que j’assumais les frais de ces 7 pages. Mais qu’avais-je à m’embarquer
dans toutes ces histoires ? – J’ai dû paraı̂tre poseur ou cavalier, par surcroı̂t !
Non, mon ami, je ne suis pas fait pour imprimer : je n’y risque même pas du
plaisir.
Et à présent je m’aperçois que Gide avait parfaitement raison de tenir à
donner, comme il me l’écrivait, quelques pages mesurées, avant de livrer les derniers poèmes que je lui ai envoyés. À paraı̂tre ainsi tout à coup, et toujours dans
la même note, je vais décidément passer pour un maniaque de la singularité et
de la sensualité.
Tout cela m’ennuie à la fin. Et je n’entends pas chercher autre chose pour
remplacer ce manuscrit que j’ai dû retirer. Je suis perdu dans une préparation
d’examen. Alors dites à Gide, quand vous le verrez, qu’il vaut autant ne plus
rien publier du tout. Je lui aurai « donné » les derniers Éloges qu’il a et voilà
tout. Je ne lui rappellerai pas non plus le tirage en plaquette dont il me
parlait si gentiment. Dites-lui, par la même occasion, que sa bienveillance pour
moi m’a profondément ému, infiniment plus que je ne le lui dirai jamais, parce
que je ne sais pas.
Tout cela m’ennuie sans que je sache bien pourquoi – pressentiment, peutêtre, d’un lien littéraire. Oui, c’est cela ! Au surplus il suffit qu’une chose traı̂ne
un peu, pour que mon dégoût, derrière moi, aille régulièrement croissant jusqu’à
la haine 14 .
Le pataquès de l’édition fautive des poèmes d’Éloges, en juin 1911, exacerba sa souffrance, mais lui permit d’obtenir la plaquette désirée. La perspective d’une nouvelle publication l’avait d’abord fait frissonner de plaisir,
au mois de mai : « Pour mes poèmes... que répondre ? Cela m’a fait rire un
peu, avec émotion : jamais un homme ne m’avait fait entendre ces paroles :
“Je ne veux pas.” Elles n’irritent pas. Je suis reconnaissant à l’amitié de me les
avoir fait connaı̂tre – oui, reconnaissant. »
La publication d’un texte défiguré par les coquilles, dues à la négligence
de Lannux, le secrétaire de la revue, provoqua le désarroi du jeune poète
plutôt que sa colère, figurée par d’habiles coupes dans la Pléiade : « Mon
ami, tout détaché que je me croyais, lorsque j’ai eu jeté les yeux sur cette
première page de fou, que l’on donnait là à mon nom, j’ai eu envie de fondre
en larmes comme un enfant. »
La peine d’Alexis était réelle ; on la perçoit dans sa correspondance avec
ses premiers modèles, Paul Claudel (« il m’est infiniment pénible de passer
à vos yeux pour malsain, parce que je hais d’infiniment loin les détraqués »)
et Francis Jammes : « vous avez pu vous inquiéter, sur le cerveau de votre
pauvre ami : il s’est trouvé des gens assez mal élevés, à la Nlle R.F., pour
livrer mes poèmes sans correction d’épreuves. On m’y fait dire des choses si
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
extravagantes, ou seulement illisibles ! qu’il me faut plaindre l’imbécillité d’une
rédaction qui a pu relire ça sans sourciller ! en admirant peut-être ! » Mais la
faute originelle de la Nrf permit à Alexis d’obtenir tout ce qu’il avait souhaité, en tirant profit de la mauvaise conscience de Gide, longtemps maintenu dans une position d’obligé. La mésaventure trouva une issue
doublement heureuse : l’édition en plaquette des poèmes, aux frais de
Gide, et l’attribution du poste de secrétaire de la Nrf à Rivière, qui bénéficia, après l’intérim Miomandre, de l’éloignement de Lannux.
La notoriété d’Alexis était demeurée confinée, jusqu’en 1911, au cercle
étroit des poètes parisiens. Anna de Noailles le représentait, en juillet 1910,
comme le plus récent phénomène poétique du petit monde des revues :
« Schlumberger est le martyr de la Nrf [...] que menace la gueule emplie
de flammes du Dragon Claudel, et qu’affolent les gambades papoues de
Saint-Léger Léger. » La publication en volume d’Éloges offrit l’occasion à
Larbaud de consacrer le jeune poète par un article dithyrambique, paru
dans La Phalange, en décembre 1911. L’éloge sembla disproportionné ; il
valut de nombreux contrecoups critiques à Alexis. Dans le premier numéro
de la revue La Flora, Gaston Picard s’ébaubissait : « Un poète paraı̂t-il
nous est né. Je dis paraı̂t-il parce que je veux douter encore qu’il existe.
[...] Si M. Valery Larbaud, qui naguère inventa “les poèmes d’un riche
amateur” aujourd’hui inventait M. Saintléger Léger, auteur d’Éloges ?... [...]
Non : M. Saintléger Léger n’est pas comparable à Homère, Virgile, Whitman et Hugo qu’autant que ceux-ci aient montré çà et là du génie... »
Larbaud se désolait, devant Gide, de n’avoir pas été compris : « Je vois
qu’on croit un peu que j’ai inventé Léger “comme (j’ai) inventé naguère
le riche amateur”. Ce qu’il y a de fâcheux, c’est que le typographe de La
Phalange a mal coupé les vers que j’ai cités de Léger. Ainsi le joli petit
poème sur l’insecte qui “l’attend pour traiter”, et qui est aussi bien que
n’importe quoi de La Fontaine, ressemble à une fable de La Fontaine
récitée par un mauvais élève d’école primaire. Je ne comprends vraiment
pas comment on peut lire ces vers et ne pas les trouver beaux. »
À vrai dire, le scepticisme était général. Jean Royère, le directeur de La
Phalange, où était paru l’article laudateur, refusa en juin 1912 un texte
que Larbaud consacrait cette fois à Fargue, excipant de son article en faveur
d’Alexis : « Moi aussi j’ai été surpris de vous voir évoquer Malherbe à
propos de Saint-Léger Léger. » La grande presse s’en mêlait, sous la plume
de Paul Reboux. Le titre (Le Journal), l’angle d’attaque (le bon sens), le
ton, enfin (naı̈f) renforçaient la légitimité littéraire du jeune poète, en
même temps qu’elle diffusait son nom au-delà du cercle de ses pairs.
Indigné de la comparaison avec « Homère, Virgile ou Hugo », Reboux
trouvait « piquant de juxtaposer ces éloges et les vers que cite M. Valery
Larbaud comme de si merveilleux modèles » : « Et l’on dit que le public
se désintéresse de la poésie ! Certes, si c’est cela qu’on appelle, dans les
jeunes revues, la poésie... Rien de plus mélancolique au fond, que ce désaccord qui sépare les écrivains du bon sens et du bon goût ».
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Une vocation littéraire
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Ces critiques béotiennes avaient tout pour réjouir Alexis ; elles le lançaient comme poète et forçaient le respect et la solidarité de ses pairs. Il
s’en dit attristé, devant Rivière, après avoir soigneusement attiré son attention sur l’article de Larbaud, en le lui réclamant ; il souligna les éloges de
Claudel pour contrebalancer ces critiques désobligeantes : « j’en ai tiré, mal
né, infiniment plus de tristesse que les lettres de Claudel ne m’avaient pu
donner de joie – une tristesse démesurée. » Cet aveu chargeait le bienfaiteur
d’une culpabilité qui l’obligeait à une nouvelle responsabilité : « Je n’avais
pas à paraı̂tre en public. Ce n’était pas mon affaire. Mauvais souvenir » 15.
De fait, Rivière le consola en missionnant Henri Fournier, qui fit une note
élogieuse dans L’Intransigeant du 6 septembre 1912. La Nrf, fidèle à sa
règle, ne publia aucun compte rendu d’un texte publié par ses soins ; mais,
attaquée, elle resserrait les rangs et faisait sien ce poète qui lui valait un
salutaire scandale, en dépit des divergences et des réticences internes. Alexis
était devenu l’un des auteurs les plus réguliers de la jeune revue, qui avait
participé aux numéros d’août 1909, avril 1910 et juin 1911. La parution
d’Éloges en volume en avait fait un poète confirmé et discuté.
Pourtant, happé par la carrière diplomatique, qui devait garantir son
indépendance d’écrivain, Alexis ne donna plus rien à la revue pendant une
douzaine d’années : le mécénat du Quai d’Orsay ne fut pas sans péril pour
le poète.
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V
Le Quai d’Orsay, trottoir de la poésie ?
Comment peut-on être ambassadeur de France et poète ?
Entre la publication d’Éloges et celle d’Anabase, douze années vouées à
la carrière diplomatique. Le poète s’est tu bien avant que le diplomate ne
fût parvenu au faı̂te de la Carrière. Encore Anabase doit-il beaucoup à la
parenthèse chinoise, ultime occasion de concilier la création poétique et
l’action politique. À Paris, avant et après la Chine, le poète s’effaça, et
n’aurait jamais reparu, peut-être, sans la chute accidentelle du diplomate,
emporté par la débâcle de 1940.
Faute de savoir résoudre ses contradictions d’homme de songe et d’action, Alexis partagea strictement, jusqu’au dédoublement, sa vie profane
de diplomate et son magistère spirituel de poète. De moyen, la diplomatie devint une finalité. En croyant suivre le modèle de Claudel, en diplomatie comme en poésie, Alexis empruntait en réalité un autre chemin que
lui. En embrassant la Carrière il bénéficiait de son mécénat, qui affranchissait l’art de tout compromis avec le public ou l’État, le revenu du fonctionnaire s’apparentant, dans une certaine mesure, à la rente qu’à la même
génération Proust ou Gide recevaient de la fortune familiale. Avec cette
nuance capitale que, par une fausse coı̈ncidence, c’est précisément l’État
qui payait cette rente. En même temps qu’il délivrait l’écrivain de la
contrainte sociale et économique, il liait le citoyen à de nouvelles exigences
sociales : devoirs, mais aussi pouvoirs et honneurs propres à la carrière
diplomatique. Affranchis des compromis d’une carrière littéraire, les écrivains diplomates devaient en retour combiner le service de la chose
publique et leur vocation particulière.
Claudel n’était pas moins sensible que Léger au charme chamarré des
décorations. Toutefois, s’il laissait son confesseur avoir des vues sur l’opportunité d’une représentation du Partage de Midi, il n’entendait pas laisser
le service de l’État contraindre son libre arbitre de poète, qui n’avait de
compte à rendre qu’au bon Dieu. Il se félicita durablement de l’arrangement : « Si je n’avais eu un autre métier le sort de Bloy et de Hello m’était
réservé. » Il craignait si peu que la poésie s’en trouvât compromise, qu’il
s’exposait sans vergogne au public, comme poète et comme ambassadeur.
Il n’ignorait pas les risques qu’il encourait. « Jammes a eu le tort d’étaler
naı̈vement et joyeusement sa qualité de poète. Il n’y a rien que les hommes
haı̈ssent plus et qu’il soit plus important de cacher » : c’est ainsi qu’il
expliquait à Frizeau l’échec du mariage que leur ami avait projeté en 1906.
De fait, la transparence de cette cohabitation affectait son crédit littéraire,
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Le Quai d’Orsay, trottoir de la poésie ?
131
comme elle n’était pas sans incidences, heureuses ou malheureuses, sur sa
carrière diplomatique. Sur le versant littéraire, l’ambassadeur de France le
plus célèbre de sa génération offrait une cible parfaite aux surréalistes. La
« Lettre ouverte à M. Paul Claudel, ambassadeur de France au Japon »
asséna, en juillet 1925 : « On ne peut être à la fois ambassadeur de France
et poète. » Étrange affirmation, qui opposait paradoxalement, au nom du
désintéressement poétique, une morale littéraire à une morale existentielle :
« Voici déjà longtemps que l’idée de beauté s’est rassise. Il ne reste debout
qu’une idée morale, à savoir par exemple qu’on ne peut être à la fois
ambassadeur de France et poète. » Il est vrai que l’attaque de Claudel,
qui avait tiré le premier, procédait d’une même confusion : « Quant aux
mouvements actuels, pas un seul ne peut conduire à une véritable rénovation ou création. Ni le dadaı̈sme, ni le surréalisme qui ont seul sens :
pédérastique. » Mais ce jugement moral, motivé par sa foi, ne signifiat pas
que Claudel renonçait au dogme de la littérature pure. C’était seulement
du côté de son catholicisme qu’il admettait une entorse à l’exigence qu’il
avait toujours fait sienne, de l’indépendance de l’artiste.
Dix ans plus tard, L’Action française raisonnait selon la même logique
que les surréalistes. Daudet, qui admettait en privé son admiration pour
le poète, se réjouit dans ses colonnes de l’échec de Claudel à l’Académie,
au nom de l’autonomie du champ littéraire, revendiquée tous azimuts :
« L’Académie a fort bien compris que voter pour ce coquecigrue déguisé
en diplomate et qui promenait un bénitier sous la Coupole afin d’y récolter
les voix catholiques, c’était voter pour le maquereau bénit, pour le pèlerin
de la nouvelle guerre. Elle l’a rejeté ! Bravo et bravo !... Les qualités littéraires de Claudel ne compensent pas, en une heure comme celle-ci, les
méfaits et malfaçons de la bande sinistre du Quai d’Orsay à laquelle il s’est
agglutiné pour “avancer”, jouant la carte du lèchement de pieds sous le
masque mal attaché de l’émancipation intellectuelle, littéraire et religieuse.
Il appartient dans son bel uniforme chamarré à la série trop connue des
Tartuffes du Danube et des Timons comblés d’honneurs. Ce genre me
dégoûte carrément 1. »
Comment être poète au XXe siècle ? Malgré leur choix de carrière identique, qui continuait la tradition des écrivains diplomates, Claudel et Léger
incarnaient deux types de posture littéraire aussi dissemblables que leur
pratique respective du métier diplomatique. Globale chez Claudel, incarnant pour tous le poète-ambassadeur, célèbre deux fois, et des deux bords
soupçonné d’illégitimité ; cloisonnée chez Léger, pour qui la poésie relevait
du sacré dans une société sécularisée.
Pendant toute sa jeunesse, Alexis polarisa l’écriture et la vie, l’artiste et
l’homme, le songe et l’action, victime d’une illusion postromantique qui
tenait l’art pour un artifice, incapable d’harmoniser l’homme au monde,
ni de le restituer à son unité perdue.
Le travail de réécriture de Saint-John Perse prouve qu’il a perçu, avec le
recul de l’âge, que le partage admis à son adolescence entre la vie et
l’œuvre, n’était qu’une construction circonstancielle, déjà datée. La poésie
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
qu’il célébra dans son discours de Stockholm, était délivrée des catégories
morales qui la lui faisaient voir comme mensonge ou artifice dans sa jeunesse, obligeant sa vie à l’affabulation : « Se refusant à dissocier l’art de la
vie, ni de l’amour la connaissance, elle est action, elle est passion ».
Dans les tâtonnements de ses débuts, Alexis ne voyait pas que la poésie
pouvait être la vie même, non pas sœur de l’action mais l’action même. Il
pestait contre sa vocation artistique et « haı̈ssait » ce mot de Claudel : « Un
artiste préfère son œuvre à sa vie », parole qui sanctifiait l’art, et rapprochait étonnamment le poète catholique de Marcel Proust, l’idolâtre littéraire, loin du vitalisme du jeune palois.
La Carrière plutôt qu’une carrière littéraire ?
À l’heure de choisir une carrière, Alexis avait accumulé assez de frustration sociale et d’incertitudes matérielles pour se représenter avec faveur un
métier à la fois brillant et rassurant. L’idée ne venait pas de nulle part. Elle
s’incarnait en la personne de Claudel. Alexis admirait le poète, mais aussi
la forte logique de sa vie d’homme.
Les plus anciennes traces de son projet de carrière consulaire, en 19091910, sont fatalement liées au grand modèle, père électif de son roman
familial. Claudel, qui avait unifié sa vie sous le signe de Dieu, goûtait
ouvertement les honneurs et les pouvoirs de la diplomatie, qu’il ne représentait pas petitement dans Partage de Midi. Il jouissait comme d’une
amusante revanche que le génie littéraire ne fût pas voué à la malédiction
des trafics rimbaldiens ou à l’obscurité du « métier de pion » mallarméen.
En 1913, Alexis lui écrivit, après l’avoir vu à l’œuvre en son consulat de
Hambourg : « Si je puis être consul, j’en serai profondément heureux
comme d’une note juste dans ma vie, et l’on pourra m’envoyer où l’on
voudra. Les dix minutes pendant lesquelles je vous ai écouté causer avec votre
chancelier ont pris pour moi grande signification. » * S’il n’osait pas la transparence de son modèle, forgeant à cette époque son pseudonyme exotique
de Saint-John Perse, auquel il préférait encore la touche aristocratique de
Saint-Léger Léger, Alexis poursuivait la personne même de Claudel, en
choisissant la Carrière. Il en donna une preuve en célébrant son succès au
concours par une maxime reçue quelques années plus tôt de son modèle,
et qu’il s’appropria dans une sorte de vaudou : « Peut-être vaut-il encore
mieux prendre et mener sa vie comme une femme que de la suivre comme
une fille 2. »
Alexis avait tout fait pour mobiliser l’attention de Claudel, et obtenir
son soutien, dans sa quête d’une trajectoire semblable à la sienne. Il s’efforçait de troquer la sollicitude du curateur spirituel contre sa protection
active dans le siècle : « Je ne serai pas confus de vous avoir occupé de moi.
J’ai pensé très sûrement que j’avais à vous demander un conseil. [...] Mais j’ai
pensé que je vous devais [auparavant] de ne vous écrire plus, ainsi tiré loin du
* FSJP, lettre à Paul Claudel, décembre 1913, publiée sans les passages en italique dans
la Pléiade, p. 725.
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Le Quai d’Orsay, trottoir de la poésie ?
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christianisme. » À la fin de l’année 1909, Jammes demanda à son ami
Claudel de bien vouloir « répondre à Léger au sujet des consulats ». Alexis
avait provoqué ses conseils en évoquant la perspective de la magistrature
coloniale, un an plus tôt : « J’ai pu mettre ordre aux affaires de ma mère ;
et je puis rester encore deux ans auprès de ma famille. Après, j’entrerai
dans la magistrature coloniale, si je puis 3. » Passage écarté de la Pléiade. La
perspective coloniale y est évoquée sous le seul angle de l’aventure individuelle : « Il étudiait alors des projets d’émigration, hésitant entre le Brésil
et Bornéo, et Claudel, de Francfort, l’adjurait d’y renoncer, la vie de colon
moderne en climat tropical lui semblant ‘‘pire que celle d’un travailleur
d’Europe dans les fabriques d’acide sulfurique’’ ». Il est vrai que Claudel
déconseillait vivement au jeune homme cette voie, par le biais de Frizeau :
« Je ne retire pas ce que je vous ai dit au sujet de la magistrature coloniale,
en général peu estimée et mêlée de près aux répugnantes luttes politiques
des trous à nègres. »
La disparition du volume de la Pléiade des projets concurrents correspond à un effet de lissage de l’autobiographe, qui insistait sur sa vocation
diplomatique, pire des carrières pour un poète, à l’exception de toutes les
autres. Sur le vif, Alexis feignit de fuir le conseil de Claudel, pour mieux
l’impliquer. En avril 1910, Frizeau, bonne âme, demanda à l’écrivain
diplomate de balayer les réticences imaginaires du jeune homme : « Léger
ne sait pas encore s’il préparera le consulat. Cela veut dire sans doute qu’il
se contentera de la magistrature coloniale, malgré vos conseils. J’aurais cru
que ce jeune homme si intelligent et distingué, et qui prise tant ce qui est
volontaire en art, se serait décidé à cet effort. » À l’heure, non pas de faire
un choix de carrière, s’il était depuis longtemps voué à imiter Claudel,
mais d’user de lui pour l’atteindre, en nouant le double lien d’obligations
personnelles et de pratiques professionnelles communes, il prit lui-même
la plume. Alexis crut effacer son geste en détruisant sa lettre, mais sa trace
demeure dans un courrier de Claudel à Frizeau : « Léger m’écrit une longue
lettre au sujet du concours. Je suis un peu embarrassé pour lui répondre,
je le connais si peu. [...] Il me semble qu’il peut toujours risquer le
concours : je l’aiderai de mon mieux. [...]. Dites-moi ce que vous pensez
de ce garçon du point de vue pratique. »
Claudel doubla sa demande de renseignements du côté de Jammes ;
Alexis en eut vent, et prépara aussitôt le terrain en assurant le poète béarnais de sa résolution. Plus question, alors, de jouer avec son désir ; il le
révéla crûment à ses protecteurs : « Claudel m’a écrit une longue lettre,
très attentive, dont je lui suis profondément reconnaissant. Mais il dit avec
raison qu’il ne sait rien de moi : de mon caractère, de mes aptitudes au
point de vue pratique. Je sais qu’il a écrit à Jammes pour s’informer làdessus. S’il vous interrogeait aussi, je vous supplie de bien insister sur ce
point : que ma vie n’a rien de désorbité, qu’elle est exclusive de toute
fantaisie, ne veut être que régulière, littérale, appliquée. Ma fantaisie aura
toujours d’autres champs. Ma vie jusqu’ici n’a été qu’un long entraı̂nement
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
à la maı̂trise et à l’équilibre les plus bourgeois – en haine de toute
"littérature" ».
Frizeau s’exécuta avec bonne grâce, loua « le créole distingué », qui ferait
« un beau consul », et relaya l’espoir d’Alexis d’atteindre par Claudel ses
protecteurs parisiens : « comme il me disait que vous lui aviez laissé espérer
de le présenter à vote ami Berthelot, je me suis permis de lui dire qu’il
fallait aller à Paris, pour se faire tâter, ausculter par votre ami, pour lui
demander une consultation en quelque sorte ». Il apportait la garantie du
poète béarnais pour faire bonne mesure : « je sais que Jammes a pour sa
famille, qui doit être très bien, beaucoup d’amitié ».
Du côté de Larbaud, Alexis réclamait la même bienveillance active, en
affectant de lui demander de le renseigner sur la « petite naturalisation »,
en vue d’un établissement dans une colonie anglaise. Le message d’Alexis
ne manquait pas de clarté, que ce fût avec Claudel ou Larbaud : soyez mes
pères de substitution, offrez-moi votre protection, sans quoi j’irai m’inventer une nouvelle famille plus loin encore, en Angleterre, ou ailleurs. Au
même moment il exhortait Larbaud et Gide : « Ne me laissez pas vous
perdre », avant d’annoncer un tour de l’Europe, qu’il ne fit pas.
Pour l’heure, s’il y allait au nom de la poésie, et gourmand, aussi, de la
reconnaissance immédiate de ses talents, Alexis n’entrait certes pas au service de l’État pour changer le monde, ni seulement pour en assouplir les
institutions, comme il s’en donnait l’illusion rétrospective en se prêtant
cette intention devant Pierre Guerre : « J’y entrerai, je m’y imposerai et je
modifierai cet état de choses. » Vaste exagération, tant ce parvenu du Quai
d’Orsay s’employa à de très minces et subtiles variations avec la tradition
diplomatique, pour mieux s’en accaparer le prestige. Mais il n’était pas
fortuit que le mécène du poète fût le Quai d’Orsay. Ou bien il faudrait
croire, non pas qu’Alexis rencontrât Claudel par hasard, mais que son
attrait pour lui était fortuit. Alexis entrait dans la Carrière avec des prédispositions qui avivaient son désir d’être Claudel. Elles lui étaient propres ;
elles étaient celles de sa génération. Les valeurs de son enfance de Blanc
créole l’empêchaient de se satisfaire seulement de la reconnaissance étroite
du monde littéraire, qui valorisait la singularité et le sacrifice de la vie à
l’œuvre.
Plus généralement, les modèles très français d’écrivains diplomates,
Chateaubriand, Stendhal ou Gobineau, inspiraient Claudel comme Alexis :
depuis longtemps, l’aristocratie de l’esprit côtoyait celle du sang aux
Affaires étrangères. Sans même invoquer, parmi ses contemporains, les
autres écrivains diplomates, sa génération littéraire, à la soudure du symbolisme et du vitalisme, balançait entre des désirs contradictoires, tandis que
ses cadets rompaient ouvertement avec le dogme de la littérature pure,
revendiquant l’union du rêve et de l’action. De Drieu la Rochelle à
Malraux en passant par Aragon, on se représentait volontiers en clerc et
en guerrier, sans renoncer à chacun de leurs privilèges respectifs. Alexis
était peut-être né dix ans trop tôt pour oser ouvertement cette aventure.
Mais, à sa façon, il s’inscrivait dans un mouvement d’ensemble. À la suite
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de Claudel, et en même temps que lui, familiers et rivaux, Giraudoux et
Morand choisissaient le Quai, sans compter les écrivains mineurs, ratés ou
virtuels qui peuplaient la Carrière avec les mêmes désirs, sinon les mêmes
moyens. Ce qui amenait Alexis au Quai d’Orsay, d’apparence original,
s’inscrivait en réalité dans un processus historique.
Ces écrivains-diplomates, sans constituer une école littéraire, comme le
croyait parfois la presse internationale, formaient un groupe identifiable,
conscient de soi ; ils ne se dissimulaient pas que la distinction sociale du
statut diplomatique leur permettait de compenser le renoncement au
monde exigé du pur écrivain. Morand confiait que « Giraudoux et lui
avaient choisi “les ambassades” parce qu’elles étaient encore des clubs ».
Rétrospectivement, Alexis jugeait qu’il avait « choisi la diplomatie parce
qu’elle lui ménageait une certaine indépendance, des voyages, etc. ». Fautil le croire lorsque, au prétexte d’échapper au péril téléologique, il ajoutait
qu’il « ne pensait pas alors qu’un jour il serait pris dans la carrière presque
politique, à Paris » ?
Si le jeune homme entrait au Quai d’Orsay pour servir la poésie, le
choix d’un métier agréable et prestigieux, longtemps réservé à une élite de
naissance, apaisait ses complexes de créole déclassé. Ce brillant compensait
le vœu d’obscurité prononcé par le pur poète. L’activité diplomatique,
enfin, flattait le goût de pouvoir et d’action du jeune vitaliste. Reçu par
Berthelot, on imagine qu’Alexis fut grisé par le parfum du pouvoir puissamment dégagé par le diplomate, qui incarnait sensuellement la volupté
d’agir et le plaisir de régler les affaires du monde.
Choisir une carrière prestigieuse, c’était ne pas totalement risquer sa vie,
ne pas jeter son pain à la face des eaux. Il fallait certes éviter l’imprudence
de Rimbaud, modèle à suivre dans la pureté de son art, mais à éviter dans
son organisation temporelle, qui n’avait pas su gagner « son indépendance
à l’égard de la vie quotidienne ». Mais Alexis aurait pu protéger sa vocation
par un obscur emploi de gratte-papier qui ne lui aurait rien apporté en
compensation d’un échec littéraire ; à la différence d’un Pessoa, il ne risqua
pas toute sa vie dans son existence de poète. Il admettait à son génie
l’hypothèse d’être faillible et à sa vocation le loisir d’être mortelle. La diplomatie ne protégeait pas seulement la littérature des impuretés du marché ;
elle protégeait Alexis des exigences dévorantes de sa vocation. Il n’aurait
pas totalement raté sa vie s’il ratait sa vie de poète.
Choisir la Carrière, c’était ne pas aller au bout du choix. Certes il écartait les distractions d’une vie de colon très prenante, qu’il regretta une
dernière fois de ne pas embrasser lorsque Frizeau sollicita son avis sur
une affaire antillaise, à la fin de l’année 1909. Il lui répondit par force
détails techniques, qui devaient prouver l’authenticité de sa créolité, et
conclut sur la nécessité de se ménager un refuge pour la poésie : « Je ne
puis plus envisager de métier vraiment indépendant et qu’il me faille créer de
toutes pièces, car il y a un côté du vivre où j’entends lutter le moins possible, et
il ne faut jamais compter sur tant de forces qu’on en puisse distraire. » Ce
« côté du vivre » logistique, le jeune homme voulait se convaincre qu’il
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s’en débarrasserait aussi aisément dans les consulats qu’en rentier, si la
gestion du portefeuille familial blanchissait ses nuits et noircissait sa correspondance : « Je suis si gauche et mal prémuni, au milieu de cette nécessité de
prendre des valeurs instables ! Et j’ai tant de mal à m’entraı̂ner à ce genre
de préoccupations, si traquantes ! » Quant au métier de son père, dont il eut
idée en liquidant son étude, il n’était pas si modeste consommateur de
temps que son humilité le laissait présager. Ce qui pouvait gonfler la vanité
du jeune homme de vingt ans qui jouait au « père noble » et s’acquittait
de tâches « très au-dessus de son âge » n’amusait déjà plus celui de vingtdeux ans : « Vous ne savez pas avec quel sourire je reconnais votre enveloppe
bleu-hyalin parmi des lettres d’avoués, de notaires ou de banquier ! Je suis
maintenant aussi pris que si j’avais un métier. Je ne m’en plaindrai pas ; mais
pourquoi donc voulez-vous que j’en sois “fier” ? Je n’avais convoité que de pouvoir vivre en “grammairien” ! »
Alexis voulait croire qu’avec les consulats, il avait trouvé la meilleure
formule, qui lui offrirait, avec des voyages, du prestige et un salaire décent,
le loisir d’écrire. Mais s’il entrait dans la Carrière ce n’était pas seulement
par dévouement à sa famille (on lui proposait des carrières dans la finance)
et à la poésie, c’était aussi pour des raisons qui étaient propres au prestige
de la diplomatie et qui tenaient à sa volonté de puissance.
La profonde ambiguı̈té du projet de vie qui accompagne le passage du
concours des Affaires étrangères est résumée par la formule obscure à
Larbaud qu’il écrivit et, transposa au futur antérieur dans la Pléiade : « Je
n’ai pas été dupe de mes songes ni du regard d’autrui. » Écrasé par les exigences de sa vocation littéraire, Alexis cherchait la preuve de sa valeur dans
des succès immédiats, s’interdisant « l’écœurante suffisance des hommes
d’imagination qui gardent envers leur vie [littéraire] des façons, des espoirs
de mendiants » *. La mauvaise conscience qu’il tirait de cette ambition
séculière était sa meilleure complice, de son propre aveu à Pierre Guerre :
« Comme il ne souhaitait pas tellement réussir, il avait beaucoup
d’aisance. »
Alexis bravait deux interdits de l’évangile symboliste, qui vouait le pur
écrivain à son art et au désintérêt séculier : il se donnait sans parcimonie
à une carrière politique qui ne devait être qu’alimentaire et, malgré le
dédain qu’il affichait de tout succès littéraire, il le construisait avec le même
soin qu’il apportait à son ascension administrative.
Tempérament politique et volonté de puissance
On ne trouve que deux ou trois lettres de la correspondance du jeune
homme qui abordent des sujets politiques. Alexis y étale une sorte de
morale provisoire, hautaine sans doute, faite à la fois de réserve et de
souplesse.
* Œuvres complètes, op. cit., p 802, lettre du 29 mai 1914, conforme à l’original pour
ce passage ; Alexis avait envisagé d’ajouter la précision « littéraire » à l’édition de la Pléiade,
FSJP.
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À dix-neuf ans, il exprimait une sympathie non participante pour le
socialisme exigeant de son ami Monod. Le poncif antibourgeois du poète
bohème l’enjoignait de tolérer ce discours. Cette sympathie ne valait pas
adhésion ; elle suffisait pour l’éloigner de Jammes, qui s’agaçait devant
Frizeau des « protestanteries » de leur jeune protégé. Ce n’est pas qu’Alexis
en pinçait particulièrement pour un autre parti que celui de Jammes : il
se tenait à hauteur aristocratique de tout esprit partisan, qui ne pouvait
grandir à ses yeux un poète. Lorsqu’il passait en revue la presse paloise
susceptible de commenter le dernier ouvrage de Jammes, il serrait les lèvres
devant la feuille la plus conservatrice, favorite du poète catholique : « Le
Mémorial. Journal centenaire, royaliste, et ordurier, mais entretenu par les
grandes dames titrées – Devise = “Dieu, patrie, famille” – et le duc
d’Orléans. » Ce qui ne l’empêchait pas d’accabler les autres titres de ses
sarcasmes. Il ricanait de L’Indépendant des Basses-Pyrénées, le journal anticlérical et, s’adressant à Frizeau, il n’épargnait pas davantage le titre auquel
allaient sans doute ses sympathies de bourgeois bordelais : « Le Patriote.
Journal catholique et républicain – moyen – En démocratie, se hasarde jusqu’au Sillon, malgré l’évêque. Article du rédacteur, un critique musical
impayable – Je vous fais un beau cadeau. »
Quand il quittait ce ton de dédain amusé, pour regretter devant Jammes
que l’écart croissant entre leurs convictions « philosophiques ou politiques » affectât leur amitié, ce n’était certes pas pour épouser le « socialisme le plus avancé » qu’il associait aux partis nègres ou mulâtres. Il
moquait ici ou là les bons sentiments du Sillon, jugé inconséquent ; la
profession de foi qu’il confessait à Frizeau, à vingt-trois ans, un peu solennelle, avouait un démocrate de raison, résigné, un élitiste enfin, que rien ne
prédisposait à rencontrer Briand, l’avocat des anarchistes de Saint-Nazaire,
sinon par convergence d’un certain fatalisme : « Et pour moi, je n’admets
pas plus d’interroger : si je suis partisan de la démocratie que : si je suis partisan de la pesanteur. [...] L’attitude la plus sympathique dont il me souvienne
est encore celle de Gobineau, démocrate de fait ou de logique, aristocrate de
regret. »
Le jeune antimoderne, en littérature, n’était certes pas, en politique,
l’humaniste que la critique contemporaine croit reconnaı̂tre en Saint-John
Perse, abusée par le lissage rétrospectif de l’autobiographie et le gauchissement du vieux poète antigaulliste. Le jeune homme jouissait des bénéfices
de la libre-pensée en même temps qu’il se gaussait, en réactionnaire, de la
notion de progrès : « Maladie des siècles modernes : l’horreur de l’effort
durable – une cause est la déchéance respiratoire. Il fait beau parler de progrès !
Un savant français moins bien qu’un enfant grec saurait “appliquer” son esprit
à l’énigme d’un Sphinx. » Son agnosticisme n’était pas un humanisme ;
devant Frizeau, le jeune homme vomissait la philanthropie, le progressisme
et même les valeurs de ce qu’il appelait l’« humanitarisme ». Il se régalait,
pour son correspondant bordelais, d’exécuter un roman baignant dans
cette idéologie : « Il y a là encore cette prodigieuse face de macaque de l’humanitarisme – inversion ou diversion entre toutes celles du siècle, où je verrais, si
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j’étais chrétien, un véritable satanisme : l’agissement du Parfait Comédien
offrant la ligne brisée pour la ligne droite, et distrayant les forces divines par
les voies mêmes de Dieu. La grande charité, la philanthropie de “règle”, les
préoccupations sociales font de nous des éléphantiasiques, alors qu’il s’agirait
d’abandonner nos pattes comme le crabe dans sa fuite. Je pense que les humanitaires ne sont pas seulement des gens qui ignorent le prix du temps, mais
encore des criminels envers soi, des criminels devant l’esprit (car dans l’instant
métaphysique d’une vie, toute préoccupation sociale est une faute : je ne dis
plus seulement un luxe). » À l’automne 1910, devant Frizeau encore, il
réaffirmait sa distance avec le progressisme de Monod, mariant une sorte
de marxisme pessimiste à la métaphysique spinoziste : « Vous pouvez pressentir mon indifférence absolue à toute action sociale : un strict déterminisme
m’interdirait le seul énoncé de ces mots, si des questions d’essence ne suffisaient
à tout jamais à m’empêcher d’y parvenir. » Mais il entrait aussi un soupçon
de snobisme dans l’expression de ces opinions, qui ne l’empêcha pas de
devenir le plus proche collaborateur de Briand, au milieu des années 1920.
À vrai dire, en 1942, pour la commémoration du quatre-vingtième anniversaire de sa naissance, le diplomate en exil prêtait à son grand homme les
mêmes ambiguı̈tés que l’on devine au jeune poète. L’hommage se prêtait à
un autoportrait déguisé : « Le fatalisme de Briand me semble exclure le
mépris, et son enjouement naturel le portait plutôt à s’amuser de la sottise
des hommes. Il entendait seulement soustraire sa liberté d’esprit à la servitude de toute réaction contre autrui... Ou s’il y eut dédain, de quelle
souveraine courtoisie ne savait-il pas l’envelopper ! »
De son côté, Alexis manifestait assez de dédain envers l’humanité
commune pour que l’on pût douter des attributs humanistes qu’on lui
prête généralement. Encore faut-il s’entendre sur les mots. Par humanisme,
Alexis n’entendait pas le mouvement de la Renaissance qui défendait la
dignité humaine en elle-même, comme on le conçoit aujourd’hui. Cette
acception, seconde, n’avait pas une dizaine d’années à sa naissance. Le
mot sonnait différemment à son oreille, qui entendait une allusion plus
philosophique qu’historique, associée au positivisme de Comte plutôt qu’à
la renaissance des savoirs antiques, extraits de la gangue scolastique. Alexis
préférait d’ailleurs parler d’« humanitarisme », avec des accents franchement péjoratifs. Il entendait par là les adhésions enthousiastes et progressistes au régime démocratique, qui voulaient changer le monde, depuis le
socialisme saint-simonien jusqu’au Sillon de Marc Sangnier. Alexis était
bien trop cynique pour jamais proclamer un amour abstrait de l’humanité.
Il ne se résignait pas à la démocratie pour verser dans l’égalitarisme. « Il
n’y a rien à mes yeux de plus juste que la partialité », écrivait-il à Rivière
en 1911 ; il aimait cette formule, qu’il assaisonnait devant Gide d’une
antipathie virulente pour la morale rationaliste des Lumières : « Je n’aime
rien tant que la partialité, en ce monde où je hais l’iniquité du juste à
l’égal de l’hiver, des postulats de Kant et des beaux vers. »
Dans une lettre à Frizeau (laquelle a de fortes chances d’appartenir à la
famille des lettres imaginées par Saint-John Perse dans les années 1960,
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signe de la permanence de l’ethnicisme du jeune homme ou de la qualité
de faussaire du vieillard), Alexis usait d’un vocabulaire désagréablement
biologique pour dénoncer le « parasitisme » panhellénique qui avait contaminé Pindare, « ce nordique de grande race autochtone », et fait perdre
« un élément foncier, beaucoup plus proche peut-être du grand fond celtique que d’aucun apport méditerranéen ». Aussi bien, les premiers poèmes
que le jeune homme avait envoyés à la Nrf se souvenaient des catégories
raciales de ses aı̈eux, fût-ce pour les moquer ou subordonner l’interdit du
métissage au tabou de l’inceste :
J’ai une peau couleur de tabac rouge ou de mulet,
j’ai un chapeau en moelle de sureau couvert de toile blanche.
Mon orgueil est que ma fille soit très belle quand elle commande aux
femmes
noires,
ma joie, qu’elle découvre un bras très blanc parmi ses poules noires.
En politique, comme en toute chose, Alexis était complexe jusqu’à la
contradiction ; en puisant au riche bazar des idées de son temps, il s’attribuait aussi bien des signes de distinction sociale. Quel maurrassien de
province, petit rentier déclassé par la chute du revenu de la terre, n’a pas
embrassé l’Action française en espérant se parer du prestige des fleurs de
lys ?
Pour autant, Alexis n’éprouva jamais la moindre fascination pour les
collectivismes antihumanistes, soviétique ou national-socialiste, qui attirèrent Drieu La Rochelle, son proche contemporain, en ses avatars successifs.
On tient peut-être le moyen de caractériser la vision politique d’Alexis en
le situant dans le débat qui opposa très courtoisement ses deux meilleurs
amis littéraires, Rivière et Larbaud, en 1920, au sujet d’une « crise de l’humanisme » tôt diagnostiquée au chevet de l’Europe ruinée. Dans un feuilleton politique en quatre épisodes, commencé dans la Nrf de septembre
1919, Rivière prophétisait une « décadence de la liberté » à la lumière de
la révolution russe. Il y annonçait, selon les termes de son biographe, « un
glissement de la société occidentale vers des formes d’organisation solidaires où la liberté, telle que la prônaient les philosophes du XVIIIe siècle et
les sociologues du XIXe, risquait de subir quelques restrictions 4 ». Rivière
concluait : « Peut-être entrons-nous aujourd’hui dans l’âge collectiviste. »
Larbaud répondait fermement : « Quand il dit que la mentalité slave (et
la germanique dans une certaine mesure) ont dépassé l’idéal humaniste,
nous avons l’impression qu’il s’avance trop. Peut-être ne l’ont-ils pas
encore atteint. »
Larbaud annonçait la victoire ultime d’un certain libéralisme humaniste,
une sorte de fin de l’Histoire ainsi que l’espérait le président Wilson, rejoignant la prédiction d’Alexis, qui ne doutait pas de l’américanisation de
l’Allemagne de Weimar, au risque de méconnaı̂tre l’avènement du nazisme.
C’est quelque part sur cette ligne, qui allait de l’individualisme serein de
Larbaud aux prophéties postromantiques de Rivière, qu’il faudrait situer
Alexis. Où exactement, on ne saurait en décider, si le jeune homme était
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
singulièrement mouvant dans l’expression de ses opinions. Un indice, qu’il
faut assujettir aux lois de l’amitié : Alexis jugea « remarquable » un autre
article de Rivière qui attaquait le juridisme impuissant et la rationalité
abstraite de la politique de Poincaré. Le jeune diplomate loua cette critique
du formalisme latin. Un certain génie romantique, venu forcément du
nord, celte plutôt que germain, serait toujours préférable aux clartés mécaniques de la raison méditerranéenne. « Organique » contre « logique »,
« intuition » contre « analyse », l’éloge signait-il une victoire complète du
XIXe chtonien sur le rationalisme du XVIIIe siècle, et l’adhésion d’Alexis au
néoromantisme de Rivière au détriment de l’humanisme de Larbaud ?
L’amitié étant équilibrée, et Saint-John Perse bisaigu, on observera que si
jamais le poète concéda d’employer le mot d’humanisme, ce fut pour
caractériser Valéry Larbaud. Dans un hommage de son vivant, il lâcha le
mot, honorant son ami comme « humaniste, voyageur, accréditeur de
lettres françaises à l’étranger et de lettres étrangères en France 5 ». Il se
rétracta dans un hommage posthume, qui l’autorisait à se préférer à son
modèle. Étonnant palimpseste, qui troque l’humanisme concédé à l’aphasique contre le vitalisme qu’Alexis apposait au mort : « On a trop adossé
Larbaud à sa bibliothèque. “Humaniste” ? c’est tôt dit. “Grand lettré” ?
c’est peu dire. Moraliste plutôt, et plus souvent poète. Esprit très libre et
très friand, curieux d’abord de tout l’humain vivant, et dont l’“humanisme” alors doit recouvrer sa pleine acception étymologique. Rien de
livresque dans son art, qui naı̂t de source vive, et n’élève point de perles
de culture. Il a chevauché sa culture ; il n’en fut point bâté ni caparaçonné.
Au demeurant fils de ses œuvres, et ne procédant en littérature que de luimême. La vie, plus que les livres, tint en alerte cet être très charnel. »
Dans l’action, il est vrai qu’Alexis vantait Larbaud en humaniste à
Anatole de Monzie, ministre de l’Instruction publique. Pour obtenir d’un
radical du Lot une promotion dans l’ordre de la Légion d’honneur, il
n’était de meilleure tradition française à laquelle se rattacher : « À son œuvre
de création vive il faut ajouter une œuvre importante d’essayiste et d’humaniste
qui fait de ce dernier un grand lettré, un témoin des lettres françaises largement
accrédité à l’étranger. » Capable de prononcer le mot humaniste pour un
ami, à plus forte raison le pouvait-il au service de sa propre carrière ; par
déformation professionnelle, au service d’une République qui revendiquait
cet héritage, Alexis Léger usa plus volontiers du mot que Saint-John Perse.
Ce n’est qu’au soir de sa vie, en recevant le prix Nobel, otage de l’image
qui lui avait permis d’obtenir cette récompense, que le poète prononça
pour son compte le mot d’« humanisme », pour mieux s’en démarquer
aussitôt, et l’assécher de son sens en le coupant de sa tradition : « Fierté
de l’homme en marche sous son fardeau d’humanité, quand pour lui
s’ouvre un humanisme nouveau, d’universalité réelle et d’intégralité psychique... » Comprendre par là un humanisme étranger au rationalisme sceptique de l’étroit terreau français, élargi au territoire universel des Antilles,
et accessible aux forces obscures révélées par la découverte de l’inconscient.
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Aussi bien serait-il sage de ne pas stabiliser la vision politique d’Alexis.
Le jeune homme, tel qu’il entrait dans la vie littéraire et politique, était
largement un antimoderne, hostile à l’idée de progrès et, plus généralement, à la réduction de l’homme à sa rationalité ; il englobait dans un
même dégoût les Lumières et le positivisme du siècle de sa naissance. En
évoluant, Alexis conserva un écart sceptique avec la modernité. Pas plus
qu’il n’avait été un moderne, il ne devint un postmoderne ; mais, précisément, les temps avaient changé, et cet écart ne conservait pas la même
signification. Son dégoût de la modernité était une forme de conformisme
intellectuel à la Belle Époque, parmi les littérateurs purs. Face aux philosophies postmodernes, nouvelle vogue intellectuelle de la fin du siècle, qui
attaquaient le sujet dans ses attributs de transparence à soi et de souveraineté, pour n’en faire qu’une illusion d’optique ou un effet de langage,
Saint-John Perse s’affirma au contraire comme l’héritier d’une certaine
philosophie humaniste. Le poète ne s’inscrivait sans doute pas dans le
lignage de l’exploration de soi de la sincérité rousseauiste ; mais dans le discours de Stockholm, en 1960, il ne reniait plus les Lumières, assignées à
l’éclaircissement de « la nuit » de « l’âme elle-même et du mystère où
baigne l’être humain ».
Une carrière littéraire, malgré tout
Au risque de verser dans le « bas romantisme publicitaire de l’antilittérature » qu’il dénonça, une fois établi dans la gloire, le jeune homme se
tenait à distance des milieux littéraires. Alors que Jammes lui reprochait
de l’avoir laissé dans l’ignorance de ses premières publications, Alexis se
justifiait en minimisant la portée de cet acte : « Vous savez mieux que
personne combien ma vie est simplement hâtive, et peu portée à graviter
jamais autour de revues littéraires, non plus d’ailleurs qu’à occuper d’ellemême aucun milieu parisien. » Jammes le prenait au mot, et s’entremettait
pour trouver un métier au jeune homme qui refusait de se livrer à une
carrière littéraire, sans dire que ce refus marquait son prix pour la poésie
plutôt que son indifférence. Alexis déclina l’offre d’emploi déniché dans la
finance par Jammes : « Ne pensez surtout pas que je veuille, en nulle
carrière, me ménager des loisirs littéraires. Il y a longtemps que j’ai arrêté
en moi la décision de me refuser à toute tentation littéraire, même en
marge d’une vie assurée. »
Plus sincère devant Rivière que devant Jammes, qui l’obligeait à un strict
déni de ses désirs, Alexis exagérait pourtant sa pudeur en affirmant ne pas
vouloir publier, quand il faisait tout pour l’être : « Peut-être me croyez-vous
capable de me composer. Et pourtant je vis loin de tous, aussi simplement que
je le puis, aussi immédiatement ou strictement, et sans autre souci, quand je
me suis acquitté auprès des miens, que de précipiter ma vie à d’autres excès
que d’être un “acte” 6. »
Fier, et trop peu sûr de lui, il attendait de ses dénégations qu’elles exacerbassent l’attente du milieu littéraire parisien. Devant Schlumberger, dont
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il ressentait peut-être la tiédeur, il ne parlait plus de renoncement littéraire,
mais de son refus de publier :
— Valery Larbaud m’a fait craindre que vous ne renonciez à tout travail
littéraire.
— Je n’ai jamais dit cela.
— J’avais cru comprendre...
— J’ai dit que je ne publierai plus jamais rien, ce n’est pas la même chose.
Devant Gide, le chef de la bande, et le plus sensible à ses accents vitalistes, Alexis étalait complaisamment le dégoût de son œuvre, pour mieux
l’y intéresser : « Cher ami, je suis triste, si vous saviez combien je suis triste.
[...] Vous ne pouvez savoir combien je suis malheureux : j’ai écrit encore des
poèmes 7. » Gide, qui n’était pas dupe de ce jeu, ne cachait pas à Rivière
qu’il le trouvait puéril : « Un instant il m’a demandé en souriant (c’est
ce qui m’amuse le plus, de lui, ce sourire, en se mordant la lèvre, que je
n’ai vu qu’à lui) pourquoi il était forcé de mentir, près de moi ? – C’était
immédiatement après m’avoir dit qu’il n’attachait aucun prix à ses poèmes,
et l’avoir répété avec plus de chaleur qu’il n’avait mis à tout le reste de ses
propos. » Il y a loin entre la méfiance dans laquelle le jeune poète était
encore tenu par le milieu de la Nrf et la mise en scène rétrospective de
Saint-John Perse, fondée sur une habile sélection de documents, montrant
Gide et Schlumberger impressionnés jusqu’à la timidité par le jeune prodige. Alexis inversait ses rapports avec eux dans son récit à Pierre Guerre :
« En 1912 ou 1913, Gide a voulu me connaı̂tre à tout prix. J’habitais alors
dans un petit hôtel où je ne voulais pas le recevoir. Comme d’autre part
je ne voulais pas entendre parler de la littérature, je lui ai donné rendezvous dans une grande exposition de poissons exotiques. » Les fondateurs
de la revue étaient moins admiratifs qu’agacés. Gide était trop bien élevé
pour le montrer à Alexis ; il s’en soulageait devant Rivière, à qui il racontait
leur entrevue, encore raidi par les insolences du jeune homme : « Nous
n’avons su tirer longue mélodie l’un de l’autre. [...] Je ne songeais qu’à
m’échapper aussi tôt qu’il serait décemment possible et qu’à rejoindre mon
travail. »
Il s’agissait en réalité de leur deuxième rencontre ; la première n’avait
pas mieux tourné. Alexis l’avait déjà compromise en exagérant sa composition de dandy. Il pria Rivière de l’excuser auprès de Gide : « il ne garde
pas un mauvais souvenir de sa visite. Il s’est accusé de distraction et m’en
a donné des raisons, je l’avoue, assez valables. Il sortait d’une visite qui
l’avait fort troublé ». Moins indifférent à sa fortune littéraire qu’il ne l’affectait, il revint à la charge pour obtenir une nouvelle rencontre, sans
renoncer à son personnage farouche et hérissé : « Je veux revoir André Gide
et vous voir : dites-moi quand. L’amitié est lugubre, l’affection haı̈ssable : tant
mieux 8. »
Bénéficiaire de l’amitié indéfectible de Rivière, qui défendait loyalement
sa « découverte » en dépit de l’agacement de Gide (« Vous avez bien vu.
Mais il a encore quelque chose à dire. »), Alexis parasitait tout son réseau :
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Mon ami, ne me regardez plus de l’autre rive d’un métro. Dites à votre beaufrère que j’ai mis confiance en lui. Chargez-vous pour Monod de cette lettre qui
ne lui est point parvenue. Dites à votre ami Jacques Copeau, qui est très sympathique et dont Gide m’a parlé, que j’aurais bien aimé, en tout autre temps, de
le rencontrer ; excusez-moi aussi auprès de Gaston Gallimard, qui est un ami
de Larbaud. Si vous teniez pour un homme sympathique M. André Baine qui
m’avait dédié un jour un poème, et qu’il habitât Paris, et que vous le connussiez,
dites-lui, je vous prie, que je regrette de n’avoir pas trouvé à Paris l’occasion
d’aller le remercier : je le croyais un voyageur. J’adresse aux Lhôte mes meilleurs
souhaits par votre entremise.
Dans le volume de la Pléiade cette lettre, modifiée par de subtiles corrections, donne l’impression qu’Alexis était déjà intégré au milieu de la Nrf.
Il y travaillait, en réalité, sans tirer de joie à cet effort de séduction que
Rivière et Fournier avaient réussi quelques années plus tôt, mus par leur
sincère admiration. Ils avaient pratiqué ce jeu avec des délices de midinette
et une humilité de pénitent. Alexis n’y trouvait qu’un sentiment d’abaissement dont il faisait l’aveu pitoyable à Rivière : « Je vous prie, mon ami,
ne laissez jamais s’insinuer chez vous la crainte qu’il ne se cache en moi
de l’orgueil. Je n’ai jamais pu éventer chez un homme cet arrière-goût de
soi sans entendre aussitôt crever en moi un énorme fou rire. Il faut n’avoir
jamais regardé, en s’habillant, le mot : “homme” écrit sur son tricot. » *
À défaut de plaisir et d’admiration réciproque, Alexis jouait principalement du complexe des éditeurs responsables des mutilations d’Éloges. Ce
ressort n’était pas mal trouvé, eu égard à l’éthique de la responsabilité de
ces protestants, mais leur mauvaise conscience ne leur faisait pas endurer
en souriant le comportement d’Alexis. Schlumberger dissimulait moins son
impatience que Gide. Son rationalisme mesuré s’agaçait des énigmes du
jeune poète, son urbanité sans artifice s’offusquait des provocations du
provincial dissimulées sous une courtoisie de pure forme. Le portrait de
Schlumberger vaut précisément par ce contraste, autant que par sa précision : « Une lente élégance de créole, le teint clair, des cheveux noirs et
brillants, séparés au milieu par une raie. À peine perçoit-on sa voix, qu’il
a pourtant caressante, tant il parle bas, sans prononcer les “r”, ce qui lui
donne une sorte d’accent anglais. Son regard se pose avec une fixité où
l’on ne sait s’il faut voir de la distraction ou une insolence étudiée. »
La seconde proposition est la plus vraisemblable chez ce garçon parfaitement capable de concentration, mais très soucieux de composer un personnage de poète qui paie de leurs efforts tous ces Parisiens qu’il redoute :
— Vous avez, dis-je, vu Gide ? Sa conversation peut être une des plus
stimulantes que je connaisse.
— Quelle importance a la conversation ?
Silence. Zut ! Il psalmodie :
— On se tâte avec des antennes, comme des insectes.
* FSJP, lettre du 1er janvier 1912 et Œuvres complètes, op. cit., p. 701, avec des
modifications.
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— Que ne le disait-il tout de suite ! Dès lors je laisse planer le silence et
ne fais plus aucun frais. Qu’il se débrouille !
La conversation finit par prendre, à propos de littérature grecque. Chacun fait assaut d’érudition. Schlumberger avoue dans son récit avoir été
acculé au bluff ; il devine aussi bien celui d’Alexis. Mais bientôt le visiteur
fait mine de partir :
— Vous n’êtes pas pressé, dis-je. Nous ne nous verrons peut-être pas de
longtemps.
— Peut-être jamais.
Il se rassied. Tout à coup il désigne le velours de mon fauteuil :
— La couleur est belle ! il ajoute :
— Je viens d’avoir un moment de distraction... Il faut me pardonner.
Bref, il joue le parfait petit barbare, jusqu’à l’apothéose finale :
— Je suis heureux de vous connaı̂tre, dit-il en partant.
— Je suis content que vous soyez venu.
Il s’arrête aussitôt :
— Quelle est cette nuance ?
Comme il va sortir, son doigt se tend vers le haut de ma bibliothèque :
— Qu’est-ce ?
— Quoi ? Cette petite amphore ?
— Non, l’oiseau.
— Je l’ai rapporté de Constantinople. Il est en cuivre ajouré.
— C’est beau.
Puis, montrant l’aigle de mon lutrin :
— C’est laid.
Alexis sut mieux s’y prendre pour maintenir Gide dans une position
d’obligé. L’épisode de la traduction française de Rabindranâth Tagore,
poète indien d’expression anglaise, ou plutôt les épisodes, nombreux et
embrouillés, dès l’instant qu’Alexis s’en mêla, renforcèrent sa position légèrement compromise auprès du contemporain capital. Il avait rencontré
l’auteur du Gitanjali à Londres, « dans une demeure paisible de South
Kensington », en 1912. Son agent anglais, qui avait d’abord pensé à une
sorte de concours de traduction, ne voulut pas déroger à ce principe en
faveur d’André Gide sans consulter Alexis, ignorant les hiérarchies des
lettres françaises. Le jeune Français avait su plaire à Tagore comme Tagore
l’avait séduit, « image même du poète antique, sous la double couronne
de l’Aède et du sage ». Le jeune homme recommanda André Gide, et pour
donner plus de prix à son geste, affecta de renoncer à un projet personnel :
« Je me proposais moi-même d’en livrer une traduction cet Été – Combien me
réjouirais-je de l’avoir mieux servi, si vous voulez bien lui consacrer avec
l’œuvre d’une traduction, l’autorité de votre nom. » Gide le remercia de son
entremise d’une longue et sourcilleuse dédicace, en dépit de ses mauvais
offices, qui avaient retardé la conclusion du contrat avec Tagore, ralenti
Gide, et ruiné le primat de sa traduction, auquel il tenait tant. Dans [la]
Pléiade Alexis jeta un voile pudique sur l’expression de ses excuses, qui
avaient été l’occasion d’une autocritique trop bonne à prendre pour ses
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adversaires politiques prompts à condamner sa nonchalance administrative : « Je me sens bien fautif dans tout cela et sais me reprocher, croyez-le,
mon optimisme et mon laisser-aller, toute cette paresse trop confiante et ce
mauvais sens pratique qui me laissaient compter sur des garanties personnelles
inexistantes ou périmées. »
Alexis n’avait pas déboursé la même monnaie que Gide lorsque ce dernier avait publié à ses frais exclusifs la plaquette d’Éloges : « Puisque vous
m’annoncez que ces poèmes ont paru, que je vous dise ce que j’attendais
de vous dire : la joie ne m’était pas permise, ni la fierté, de vous les dédier.
J’aurais craint de vous gêner un peu. Et quand vous eussiez été étranger à
cette publication, ces pages étaient trop loin de me satisfaire pour que
j’eusse plaisir à vous les dédier. » Si Alexis payait Gide de mots, lui promettaient mille amitiés, et lui offraient un arbre virtuel, sur une photographie
(« Je lui ferai donner votre nom sans plus d’explications, j’écrirai afin qu’on
le lui donne. Et votre nom connaı̂tra la joie, quelque part, de ne signifier
rien ! »), l’expression de sa reconnaissance restait confinée à leur correspondance privée. Pas de célébration, ni de reconnaissance publique. Au
moment qu’il lui écrivait, solennel : « J’ai bien écrit ce mot-là : ami ; je me
suis bien permis cela », évoquant son « génie », il prenait sèchement ses distances devant Henri Fournier, qui s’en étonnait devant les Rivière : « Je
l’ai trouvé, à ma surprise, plein de soupçons à l’égard de Gide et déjà
presque d’animosité. Il a prononcé le mot : baladin. » Qu’elle fût sincère
ou non, l’expression de ces sentiments servait la guerre d’indépendance
qu’Alexis menait contre ses bienfaiteurs. D’autres, Jammes, Berthelot ou
Claudel, en firent les frais.
Paul Valéry sut mieux tenir à distance la dangereuse admiration mimétique du jeune homme, tout en cultivant une estime réciproque. Au printemps 1912, Alexis força sa porte de ce poulet comminatoire, au nom
d’une fatalité eschyléenne : « Permettez-moi, Monsieur, de vous demander
une heure de rendez-vous. Je serais heureux de vous avoir salué, avant qu’il
ne soit tout à fait trop tard 9. » Quelques jours après sa visite, le 24 mai, il
le remercia sur un ton très éloigné de la familiarité que laisse supposer son
récit postérieur de la rencontre : « Edgar Poe et vous, les deux hommes
que j’ai le plus souhaité connaı̂tre », écrivait-il alors. Un an plus tôt il avait
gratifié Gide d’un hommage similaire : « J’ai parfois regretté qu’Edgar Poe
fût mort, que je ne pusse un soir lui parler d’André Gide. » 1 Faut-il imaginer
que Valéry, à l’instar de Gide, se soit laissé embarquer par l’admiration
d’Alexis jusqu’à s’en sentir responsable, et tenu de lui confier, comme
Saint-John Perse l’a souvent raconté, les raisons humaines qui l’acculaient
à reprendre la plume ? De fait, Valéry n’était pas indifférent au jeune
poète. Signe de son admiration amicale, il lui prêta ses traits dans un dessin
destiné à illustrer Monsieur Teste 10.
De ces amitiés survalorisées, Alexis tirait assez de crédit pour étendre
son réseau à l’étranger. À moins d’un an des épreuves du concours du
1 FSJP, lettre du 1er juin 1911, passage censuré dans la Pléide, p. 770.
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Quai d’Orsay, prévues à la mi-avril 1913, il n’abandonnait pas pour si peu
les milieux littéraires. Il tapait, non sans vergogne (il en a fait disparaı̂tre
les traces), dans les amitiés de Larbaud (« Si vous aviez encore des amis à
Londres, à qui vous jugiez bon de m’adresser, je vous serais tout reconnaissant
de le faire ») et de Gide : « Si vous connaissiez du monde ici que je puisse
voir à l’occasion (pas des Français), dites-le-moi, je vous prie. Je ne connais
personne 11. » Bonne pioche : Gide connaissait les plus grands écrivains
anglais, et lui délivrait le meilleur viatique pour les atteindre en la personne
d’Agnès Tobin, la riche amatrice californienne. Elle le mena de Bennett à
Chesterton, de Chesterton à Conrad, et ainsi de suite. Visites sans lendemain, mais qui laissèrent des traces durables, telle la correspondance fictive
avec Conrad, lequel ne reçut jamais la longue lettre de Chine publiée dans
le volume de la Pléiade. Interrogé à son sujet, en 1916, Conrad ne se
souvenait déjà plus qu’à peine du jeune homme : « Si quelqu’un vous a
dit que je suis en “rapports directs” avec M. Leger [...] ce quelqu’un se
trompe. S’il s’agit du poète Saint-Leger Leger je l’ai vu une fois, chez moi,
il y a trois ans si je ne me trompe, et j’ignore où il est à présent. » Alexis
avait meilleure mémoire, qui dilatait sa visite aux proportions de l’impression qu’il en avait reçue, trente-cinq ans plus tard, pour son biographe
Jean-Aubry : « Je me souviens bien de ce trop court séjour chez Conrad, que
vous mentionnez. 1911 ou 1912. Ashford, par Hamstreet, Kent. Conversations
le moins intellectuelles possible. [...] Vous souvenez-vous de son goût inattendu
pour Molière et pour Zola, de la vivacité de ses réactions contre Dostoı̈ewsky
[sic], à qui il prétendait préférer Tourguenieff. De la mer aussi, je m’interdisais
de parler, sachant combien les marins amateurs doivent respecter et ménager
l’étrange “complexe” de ceux qui ont eu à vivre de la mer, à y peiner pour
vivre, et non à s’y complaire. [...] Il m’étonnait aussi parfois par son goût
imaginatif de la vie de société, par une curiosité très XVIIIe du rôle de la femme
derrière le cours des événements 12. »
Mrs. Bennett, en revanche, n’avait pas oublié le jeune homme, neuf ans
après l’avoir rencontré. Elle en dressa un portrait savoureux, en contrepoint
d’une conférence de Valery Larbaud, venu promouvoir la jeune poésie
française, pour conforter le scepticisme de l’auditoire : « Elle leur a dit
qu’elle avait vu Saintléger Léger ; qu’elle l’avait reçu chez elle, et qu’elle
pouvait certifier que sa conversation était aussi obscure que sa poésie ;
que pour elle les maı̂tres restaient toujours Baudelaire et Verlaine. »
Alexis résidait encore en Angleterre, en octobre 1912, lorsque sa mère
quitta définitivement Pau pour s’établir à Paris, chez son oncle Jules
Damour, rue de Lisbonne, puis rue de Bruxelles. C’est à cette adresse
qu’Alexis résida, de retour en France, quand il n’était pas chez sa sœur,
Margueritte Dormoy, boulevard Malesherbes. Il n’y resta pas un an, avant
une ultime tournée, en Angleterre et en Allemagne, à l’automne 1913.
Entre-temps, il avait renoncé à passer le concours du printemps 1913, ou
plutôt il avait abandonné en cours de route, après avoir raté l’épreuve de
droit.
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De cette première année parisienne, coupée par un court voyage estival,
il conservera un souvenir mélangé, exprimé fictivement à son grand-oncle
Damour, dans une lettre venue étoffer la Pléiade : « Paris m’apparaissait
alors comme un problème obscur à débrouiller, mais où la sécheresse de
la lutte me semblait tempérée par un peu de clarté familiale. Je me souviens
de bouts de causerie avec vous devant le feu de bois de la bibliothèque, de
la confiance et du sourire que j’y puisais. »
Au seuil du concours, Alexis n’avait pas tranché entre les deux carrières.
La diplomatie devait servir la littérature sur un plan absolu, pour conserver
au créateur son indépendance ; la littérature pouvait rendre des services,
en retour, dans la Carrière, sensible aux prestiges des lettres.
Un candidat original ?
En allant chercher au Quai d’Orsay la reconnaissance immédiate à
laquelle il renonçait comme pur poète, Alexis ne s’exposait pas seulement
à la dissociation de ses personnages d’écrivain et de diplomate ; il jouait
ses rôles à contre-emploi, pour cumuler leurs prestiges propres, en dehors
de leur champ. Sorti du Quai d’Orsay, en famille ou avec ses amis écrivains, il était un diplomate distingué, dont les capacités politiques rehaussaient l’exceptionnalité de son génie littéraire ; au ministère, il jouissait du
prestige de l’écrivain pour imposer sa singularité.
Alexis ne possédait pas, loin s’en faut, les attributs traditionnels que l’on
prêtait au diplomate, grand nom et grande fortune, profil hérité de la
diplomatie d’Ancien Régime, de son mode de sélection (la confiance du
souverain, qui envoyait des proches) et de son fonctionnement (l’ambassadeur finançait à ses frais sa mission). Les travaux récents nous apprennent
que l’on s’exagère la permanence de ces traits dans le personnel diplomatique de la IIIe République. À côté de quelques grands noms d’une vieille
aristocratie (Wladimir d’Ormesson relevait dans son journal les cinq
ambassadeurs titrés de la fin des années 1920, avec fierté, mais sur la
défensive), beaucoup de noblesse récente, d’Empire ou d’imagination. En
1881, la moitié des diplomates à particule l’arboraient sans justification.
La diplomatie française était le club le moins fermé d’Europe, avec 44 %
d’aristocrates entre 1870 et 1914, dans l’ensemble du personnel diplomatique, contre 70 % chez les diplomates allemands, à la même période. Mais
il y avait un écart entre ces réalités chiffrées et le prestige rémanent de ces
dynasties diplomatiques, qui se survivaient en quelques lignées d’autant
plus voyantes qu’elles devenaient plus rares.
Alexis, que les hasards de ses premières protections ancrèrent à gauche,
contre son tempérament et son milieu d’origine, oscillait entre dandysme
et arrivisme, élitisme et modernisme. Il concilia ces contraires en choisissant d’accentuer sa singularité dans le milieu diplomatique, se présentant
exagérément comme un self made man isolé et désargenté, pour mieux
affirmer sa supériorité spirituelle, et même sociale, de vieux patricien
déclassé.
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Il sanctifiait volontiers son nom, en politique comme en littérature, en
signant Saint-Léger. Pour sa fortune, elle n’était pas si mince qu’il le prétendait devant ses protecteurs littéraires en se présentant comme un soutien
de famille désargenté ; elle n’offrait pourtant pas de perspectives très rassurantes. Le fragile équilibre financier de sa mère vieillissante, et d’une sœur
non mariée, aurait certainement été ruiné par le krach boursier de 1929
sans les revenus d’Alexis. Mais le portefeuille d’actions familiales, l’assurance-vie contractée par son père (cinquante mille francs versés à sa mort,
affectés aussitôt aux valeurs boursières), la vente de l’étude d’avoué, enfin,
autour de quatre-vingt mille francs (elle avait été achetée cent mille francs
en 1899, avec l’argent maternel), mettaient temporairement la famille à
l’abri du besoin, dégageant une rente suffisante pour que le jeune homme
fı̂t traı̂ner sa préparation au concours.
Alexis ne maı̂trisait pas les codes ni les réseaux de la bourgeoisie parisienne ; il n’était pourtant pas dépourvu de relations familiales ni d’attributs élitaires. Le jeune homme évoquait volontiers un conseiller d’État,
apparenté aux siens ; l’affection de Jammes et Claudel lui offrait la protection d’Arthur Fontaine, secrétaire général du ministère du Travail, proche
d’Albert Thomas (qu’il seconda au BIT, après guerre) et de nombreux
socialistes influents, mais surtout celle de Philippe Berthelot, l’un des directeurs les plus en vue du Quai d’Orsay. Un château familial en Touraine,
des amitiés littéraires cosmopolites, un passé fabulé d’aventurier globetrotter, viril, mais toujours impeccablement mis, complétaient la panoplie
du dandy.
Pourtant, en ses premières années parisiennes, Alexis nourrissait un évident complexe face aux héritiers du Quai d’Orsay. À un Louis de Robien,
qui jouait volontiers les jeunes seigneurs au verbe cru, le candidat croisé à
HEC paraissait encore gauche, provincial mal dégrossi. Alexis avait si bien
intériorisé la morgue de ce regard qu’il se représentait encore, au soir de
sa vie, devant Pierre Guerre, comme un marginal au Quai d’Orsay :
« Saint-John Perse était toujours suspect dans la Carrière. Pendant le stage,
il n’avait pas de recommandation, pas de situation de famille ni de fortune. » Ou encore : « Dans la Carrière, Leger faisait figure d’anarchiste.
Les autres vivaient de protections et de camaraderie, et affichaient leur
snobisme. » Pour la postérité, dans la notice biographique de la Pléiade :
« Le Quai d’Orsay : milieu nouveau pour lui et qu’il intrigue, n’ayant
fourni à la commission de stage aucune référence personnelle ni lettre
d’introduction. » Il n’avait en réalité pas moins de quatre recommandations, dont celle, prépondérante, de Berthelot. Quant à sa fortune, il s’était
arrangé pour la grossir devant ses examinateurs. Faut-il croire les récits
tardifs qu’Alexis offrit à ses amis sur l’enquête de rigueur ? « Le Préfet des
Basses-Pyrénées, consulté, avait indiqué, pour montrer que le candidat
avait de la fortune : “Possessions aux Antilles”. L’enquêteur Bisouard de
Montille, un peu décati et gâteux, mais très “vieille diplomatie” avec son
monocle, l’interrogeait : “Je vois que vous avez des propriétés aux
Antilles.” » S’inquiétant du rendement de telles propriétés, de longtemps
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diminué par la révolution sucrière, le vieillard aurait reçu d’Alexis une
insolente leçon de botanique, qui appréciait ces terres par leur disposition
à la culture du fameux bois bandé antillais... De fait, la fiche de renseignements de police jointe à son dossier de candidat indiquait : « M. Léger se
trouverait dans une belle position de fortune. Sa mère qui est veuve et
habiterait à Pau serait propriétaire de nombreuses terres aux Antilles 13. »
C’était élargir considérablement la notion de propriété !
La véritable originalité du candidat, son seul écart avec le cursus le plus
répandu, qui regroupait la plupart des postulants rue Saint-Guillaume,
tenait au choix de sa préparation à HEC. Était-ce un choix, d’ailleurs, en
vue de se familiariser avec les réalités économiques, dans la perspective
d’une carrière consulaire plutôt que diplomatique ? Cette unique dérogation au profil type du diplomate de sa génération justifia en tout cas une
rectification mystificatrice, dans les années 1960. Alexis corrigea l’inélégance de son parcours devant un journaliste du Figaro, en s’inventant un
passage rue Saint-Guillaume. Sur le vif, en interne, le jeune diplomate
grossissait au contraire l’écart avec ses camarades, pour accentuer sa différence. Il est vrai que l’École libre des sciences politiques ouvrait la voie
royale. Les fils de famille, sortis des mêmes lycées parisiens, s’y retrouvaient ; les anciens diplomates y enseignaient ; les futurs diplomates y
fraternisaient.
Alexis avait si bien exagéré l’originalité de sa préparation qu’il avait
semblé à Morand arriver tout droit de sa Guadeloupe natale, porté par
les alizés : « D’où sortait-il ? D’aucune des écoles préparatoires que nous
connaissions bien. Il arrivait de très loin, des Antilles, et, quand il parlait aux gens, en avalant ses “r”, il avait toujours l’air de parler à des
esclaves 14. » En réalité, les diplômés des HEC étaient admis à se présenter
au concours des Affaires étrangères depuis 1902, afin de contrer la prétention du ministère de l’Économie d’assumer les questions commerciales et
financières hors des frontières. Alexis y avait côtoyé, dans la section diplomatique, certains de ses futurs collaborateurs, dont Louis de Robien, futur
directeur du personnel. Les cours qu’Alexis y prenait en note n’étaient pas
moins orthodoxes que ceux de Sciences Po. Sorel lui-même n’y aurait
pas voulu plus d’histoire diplomatique. Une comparaison de sa copie d’histoire, au concours de 1914, avec celles de ses camarades, révèle un élève
dans la bonne moyenne de la discipline, telle qu’on la pratiquait alors.
Poète capable de l’expression la plus aiguë de sa subjectivité, Alexis entrait
aisément dans la logique d’une matière qui entretenait le mythe national,
en affirmant la continuité de la chose française à travers les régimes. Le
candidat qui aspirait à une carrière diplomatique, sans être du sérail, s’affiliait à une tradition. Le poète qui proclamait qu’il n’était « d’histoire que
de l’âme » n’était pas intestat devant l’héritage légué aux diplomates.
Bref, empaqueté aux HEC plutôt que rue Saint-Guillaume, son bagage
de licencié en droit, qu’il partageait avec les deux tiers des candidats, et sa
culture générale de bon aloi étaient parfaitement banals, hors son talent
littéraire ; son origine sociale, enfin, sauf sa créolité, ne le distinguait pas,
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
en termes d’héritage culturel (savoirs, manières, conscience de classe, etc.),
de nombre de ses futurs collaborateurs, qui entraient au Quai d’Orsay peu
ou prou en même temps que lui, les Charvériat, Rochat, Bargeton ou
Massigli. Pourtant, Alexis se distingua d’emblée de ses camarades.
La professionnalisation récente de la Carrière variait peut-être l’origine
des candidats ; les agents demeuraient assez peu nombreux pour qu’ils se
connussent tous, sans qu’un étranger fût le demeurer longtemps. Acculturés bien vite aux traditions qui perduraient, les nouveaux venus assimilaient sans peine un esprit de corps, qui formait un lien organique entres
les agents. De fait, après deux tentatives au concours, Alexis était déjà
familier avec nombre de ses futurs collaborateurs aux plus hautes responsabilités du ministère. Parmi eux, il s’employait à détonner. À la suite de
Claudel, qui se flattait de ses talents d’épicier, il renchérissait sur le snobisme de ses camarades en s’intéressant aux choses de l’économie. Il entretenait par cette posture la bienveillance de Fontaine, plaidant devant lui
pour l’introduction des questions économiques dans la Carrière : « Sans
doute ferait-on bien de prendre nos ambassadeurs parmi les économistes – si
ceux-ci n’étaient pas aussi rares que ceux-là. » Plus tard, après son séjour en
Chine, il fonda sa légitimité professionnelle sur son expertise d’un pays qui
n’avait pas de spécialistes de formation en dehors du corps des interprètes.
Les anecdotes fourmillent sur le succès d’Alexis au concours des Affaires
étrangères. Toutes, elles le singularisent au cœur du processus de sélection.
Un poète ne saurait réussir comme les autres un concours de fonctionnaires. S’il accepta, sur les conseils de Claudel, de rééduquer son écriture
illisible, ce fut pour adopter une graphie d’une beauté singulière. L’exotisme créole, les poses et les attitudes provocantes le rendaient remarquable,
quand on aurait ignoré la distinction de son esprit ; Robien n’entrait pas
dans le jeu, parce qu’il était insensible aux valeurs littéraires à quoi ce
comportement renvoyait : « Paul Morand en a fait d’un seul trait le portrait
le plus ressemblant en écrivant qu’il avait l’œil rond du perroquet. Mais soit
par disposition naturelle, soit pour se donner un genre, Léger gardait cet œil
immobile et c’est par le mouvement de sa tête et de son cou qu’il dirigeait
son regard perçant, ce qui faisait penser à d’autres oiseaux... aux grues par
exemple. » *
L’image, chez Morand, prenait une autre signification ; l’écrivain appréciait différemment ces signes extérieurs du génie littéraire : « Léger arriva,
le jour de l’examen, à pas comptés, et nous surprit par son mutisme, sa
voix douce et grave, ses complets de voyage, son œil immobile et plein de
sagesse de perroquet hypnotiseur et ses grandes façons de vieille race
créole. » Couvé d’un tel regard, Alexis atteignait le but qu’il s’assignait : se
distinguer de ses collègues, « de simples apparences de l’annuaire 15 ». Henri
Hoppenot, de la même confrérie, enregistrait à merveille l’effet recherché
par le jeune diplomate : « S’il tranchait sur le milieu de la “carrière”, ce
* AN, 427 AP, papiers Louis de Robien, 6, « notes concernant le Quai d’Orsay, 19301944 », rédigées en 1943-1944.
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n’était ni par son exactitude au travail, le raffinement de ses manières, ni
l’implacable courtoisie de ses rapports avec les grands comme avec les
petits. Sa différence, qui déconcertait les uns, qui séduisait les autres, venait
d’ailleurs. Il ne parlait pas exactement notre langue ; il nous arrivait d’une
autre rive que les rives parisiennes ; le parfait conformisme des attitudes
ne rendait que plus insolite ce que nous pressentions en lui de refusé 16. »
Un écrivain reçu par faveur ?
La IIIe République avait voulu s’assurer le service permanent d’agents
acquis au nouveau régime, choisis selon le seul critère de leur compétence
dans le traitement des Affaires étrangères. Mais, en dépit du concours, la
cooptation se survivait dans le principe du stage, évalué par une commission exclusivement composée de diplomates. La note qu’ils délivraient
comptait au moins pour moitié dans le résultat final. Pour juger de l’aptitude pratique et de la personnalité du candidat, ils devaient s’éclairer à
la lumière de leurs recommandations ; leur liberté pouvait s’en trouver
contrainte. Ces recommandations ne garantissaient pas le succès, sinon
Alexis ne se serait pas retiré du concours de 1913, après son stage, où il
avait été reçu avec toute la faveur due au protégé d’Arthur Fontaine. Le
secrétaire général du ministère du Travail l’avait reçu à la fin de l’année
1911, et lui avait assuré qu’il pouvait s’adresser à lui « pour tous les renseignements, toutes les recommandations dont il aurait besoin ». Alexis ressentit tout le bénéfice de cette amicale sollicitude, à l’hiver 1913 : « Je
rentre à peine pour une visite de stage que j’avais à faire à Harismendy.
J’ai rencontré là, m’a-t-il semblé, si bienveillante curiosité, qu’il n’était pas
difficile de sentir entre nous deux l’ombre et la protection de votre amitié.
Vous savez qu’elle me réconforte. Gardez-la-moi. De cœur vôtre. »
En sus d’une forte recommandation, un allié puissant dans la place
représentait un solide atout, car les tripatouillages étaient toujours possibles. Quand Alexis régna sur l’administration, il plaça à la présidence du
stage son fidèle Henri Hoppenot. Par ce biais, il intervenait directement
dans la sélection. Le secrétaire général se débarrassa ainsi d’un candidat
arrivé ex aequo avec deux autres, bien noté au stage, mais qui n’avait pas
l’heur de plaire à l’état-major du Département : « Allons, Hoppenot, je
comprends votre hésitation. Ce que vous dites du caractère du garçon ne
me paraı̂t pas mériter son entrée dans la Carrière. Si vous ne pouvez baisser
sa note, rien ne vous empêche de hausser celle des deux autres. » Déjà, au
cabinet de Briand, Alexis se vantait de biaiser à sa guise le concours. Il
était fier de le prouver, au bénéfice d’un nouveau protégé de Francis
Jammes, son ancien bienfaiteur : « Je suis pas à pas, à son insu, Ernest
Ribère : il a pu être classé parmi les admissibles et va affronter aujourd’hui
même ses épreuves d’oral : il me sera plus facile de l’assister dans ce dernier
parcours et j’espère donc que tout ira bien jusqu’au bout. »
Avec Philippe Berthelot, Alexis cumulait les bénéfices d’une forte recommandation et d’un allié puissant dans la place. Ce seigneur républicain
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s’enorgueillissait de protéger les lettres et les arts dans son administration.
Alexis l’aborda comme jeune poète prodigieux, introduit par un
poète révéré : « Présenté par vous, répondit le diplomate à Jammes, qui
s’entremit en 1911, M. Léger est certain de recevoir un accueil cordial auprès
de moi. Dès que j’aurai sa lettre je lui fixerai un rendez-vous. 17 » Plus tard,
menacé par son protégé, Berthelot rappelait volontiers qu’il s’était intéressé
au jeune homme au seul motif de sa production poétique.
Il est difficile de prouver que Berthelot tripatouilla le concours de 1914
en faveur d’Alexis, comme il arriva que ce dernier le fı̂t plus tard. Mais le
tempérament du grand commis de l’État, comme le voile jeté par Alexis
sur sa protection, invitent à y regarder de plus près. Contrairement à ses
affirmations, on trouve sur la fiche du candidat Léger, à la rubrique des
recommandations, le nom de Berthelot, à côté de celui d’Herbette, journaliste à L’Écho de Paris et futur ambassadeur à Moscou et Madrid. Le seul
nom de Philippe Berthelot était en soi un puissant atout. Le fils de Marcellin Berthelot, chimiste dont la gloire républicaine égalait alors de surcroı̂t
celle de Pasteur, ancien ministre des Affaires étrangères, avait lui-même
profité de son nom pour s’introduire au ministère, dont le concours lui
avait deux fois barré l’accès. À la veille de la guerre, il en était devenu le
directeur politique. Sa puissance excédait ce titre, qui en faisait le numéro
deux du Département, après le secrétaire général, Jules Cambon. Le prestige de son nom, sa compétence, sa froide confiance en lui, ne le laissaient
pas s’embarrasser des règlements.
C’est de Philippe Berthelot, en tout cas, qu’Alexis apprit son succès le
13 mai 1914. Le messager était-il l’artisan de la bonne nouvelle ? Il l’aurait
pu, ayant placé ses hommes à la commission de stage, Jules Laroche en
tête, mais aussi Jessé-Curely et Harismendy ; à travers eux, il avait pu jouer
sur la note de stage. La façon singulière que le candidat Léger eut de
traverser les épreuves écrites et orales laisse encore imaginer l’ombre bienveillante de son puissant protecteur. Ses copies sont demeurées vierges de
toute appréciation, et même de note, contrairement à l’usage. Un correcteur impartial n’aurait-il pas empêché l’admissibilité d’Alexis, qui avait fini
l’épreuve de droit à grand renfort de flèches et tirets, évoquant sommairement son plan ? À l’oral, hasard ou nécessité de sauver un candidat mal
engagé, parmi les vingt admissibles, Alexis est le seul, toutes matières
confondues, pour lequel aucun des sujets n’apparaisse jamais sur les procèsverbaux. Pour l’épreuve d’histoire, son nom n’émarge même pas sur la liste
des candidats.
Faute de pouvoir faire étalage des procédés irréguliers employés pour son
assistance occulte, Berthelot ne lui fit jamais de publicité. Mais lorsqu’il fut
menacé par son cadet, exaspéré, il se fit peut-être l’informateur d’un journaliste de Je suis partout, transposant son intervention sur un plan strictement administratif, afin de la rendre moins scandaleuse pour le protecteur,
mais non moins odieuse sur le plan moral, pour celui qui « de protégé
s’était mué en adversaire » : « C’est, en effet, grâce à la protection de
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M. Berthelot, qui, pour le recevoir, a fait ajouter une place à celles mises
au concours, que M. Léger doit d’avoir pu entrer dans les cadres. »
En réalité, sans que l’on puisse faire le départ entre son mérite personnel
et la bienveillance de Berthelot, Alexis ne fut pas reçu dernier, mais septième sur onze. À l’appel de son nom, il choisit la carrière consulaire plutôt
que diplomatique, la voie la moins politique, suivie par Claudel en son
temps, pour ménager la plus grande disponibilité à ses travaux littéraires.
À l’heure qu’Alexis réclama de son protecteur d’être reversé dans les cadres
diplomatiques, il manifesta qu’il commençait à préférer son métier alimentaire à sa vocation.
La légende du Janus : l’écrivain diplomate, un type de
la IIIe République
Les « lettres de jeunesse » à ses amis littéraires, publiées dans la Pléiade,
s’arrêtent brutalement au seuil de la vie diplomatique qu’Alexis s’était choisie. Si l’on en croit Saint-John Perse, le nouveau diplomate n’écrivit plus,
après 1914, à Gide, ni à Claudel. Depuis 1912, sa correspondance était
close avec Jammes et Alain-Fournier. Dans son recueil d’hommages, Honneur à Saint-John Perse, publié en 1965, Alexis a regroupé la correspondance de cette période sous le titre « Congé aux amitiés littéraires ».
Rien n’est plus factice que cette partition rétrospective. La première
affectation d’Alexis, véritable repaire de la bohème littéraire et artistique,
prolongea au contraire ces amitiés. Avatar du Bureau des communications
créé par Berthelot, le Service des communications du Quai d’Orsay où
travaillait Alexis devint Bureau de presse une fois la guerre déclarée, dans
le but de propager la propagande française à l’étranger. L’équipe de diplomates professionnels dirigés par Henri Ponsot, bientôt renforcée d’écrivains
de tout poil, rassemblait des jeunes gens particulièrement sensibles à la
chose littéraire. En août 1914, Henri Hoppenot fit son entrée dans le
service, où il fut présenté à Alexis. Ce bon bourgeois parisien, cousin de
Charles Corbin, qui l’avait devancé dans la Carrière, dissimulait une vocation rentrée de poète. Il devint naturellement l’un des plus grands admirateurs de Saint-John Perse, son fidèle collaborateur au Quai d’Orsay, et son
ami le plus durablement dévoué. À l’occasion du prix Nobel, qui couronna
la personnalité littéraire de son grand homme, il a rédigé une petite plaquette de souvenirs pour faire revivre cette période : « Chargé plus spécialement des rapports avec les correspondants de guerre, Léger apportait à
l’organisation de leurs tournées au front la même conscience, le même soin
méticuleux qu’il appliquera plus tard aux grandeurs des affaires de l’État. »
Quelques menues traces demeurent du travail d’Alexis ; certaine lettre à
André Chevrillon, neveu de Taine et ami de Berthelot, futur académicien,
qu’Alexis contacta pour organiser une visite du front ; certain témoignage
drolatique de Morand, du temps de la Maison de la presse : « Vu Hilaire
Belloc, avec sa figure rosée de gros capucin. Des habits ecclésiastiques, d’un
vieux noir tirant sur le roux. Cet ancien maréchal des logis d’artillerie de
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Tours est devenu le plus grand critique militaire anglais, après cette vieille
bête de Repington. Belloc ne dessaoule pas. Allant avec Alexis Léger, dans
le centre de la France, visiter des usines de munitions, il achète un litre de
fine à la gare et boit pendant tout le trajet, à même la bouteille. Il y avait
dans le train un général qui allait à Vichy. “Vive la France, mon général !”
crie Belloc en lui tendant la bouteille. “À votre santé, mon général !” et le
pauvre militaire, qui allait à Vichy se soigner, devait s’exécuter, malgré son
foie malade » 18.
Un mois après sa création, le 4 septembre 1914, le Bureau de presse
suivit la retraite du gouvernement à Bordeaux. Dans le train qui les
éloignait de la menace allemande, Alexis présenta Paul Claudel à Henri
Hoppenot. La littérature conservait ses droits : « À Bordeaux, se souvenait Hoppenot, Claudel venait fréquemment retrouver Léger au service de
la presse. Il achevait Le Pain dur, dont Léger fut le premier lecteur et dont
il égara même le manuscrit. Nous mı̂mes plusieurs jours à la retrouver,
enfoui sous des piles de paperasses officielles 19. » Bel acte manqué. Entre
Claudel et Berthelot, Alexis faisait d’emblée figure d’écrivain diplomate,
qui surplombait ses camarades du poids de ses relations. Hoppenot admirait le débutant, qui « traitait déjà d’égal à égal avec Claudel, avec Berthelot » ; Morand était « émerveillé » par « ses relations littéraires ».
En 1915, de retour à Paris, le Bureau de Presse devint Maison de la
presse, « singulière fourmilière, peuplée de quelques fonctionnaires du
Quai et de tous les amis de Berthelot dont l’âge ou l’état physique pouvait
justifier l’éloignement du théâtre des opérations ». S’y mêlaient, aux artistes
et savants que Berthelot protégeait du feu les jeunes diplomates qui constituaient son écurie. D’un côté les Jaloux, Miomandre, Darius Milhaud ou
Massignon ; de l’autre les Ponsot, Pila, Labonne ; à l’intersection, Alexis
n’était pas seul, avec Giraudoux, Morand et Claudel, à incarner la figure
de l’écrivain diplomate. Ces jeunes gens de l’écurie Berthelot étaient catalogués à gauche. Sinon progressistes, ils étaient jeunes, littéraires, un rien
bohèmes, et contrastaient avec la vieille diplomatie que Proust se régalait
à évoquer avec Morand. Alexis savait que cette image plaisait à Philippe.
Quelques années plus tard, en Chine, il lui recommanda un ami pour sa
manière d’être de son temps, en dépit du poids de son héritage : « Jacques
Raindre est le fils d’un de nos anciens directeurs politiques au Quai d’Orsay,
mais il se rattache à tout ce qu’il y a de jeune, de vivant et d’audacieux à son
époque, et sait ce que le nom de Philippe Berthelot y signifie d’encourageant. »
En entrant dans l’écurie de Berthelot, Alexis savait appartenir à la relève
du Quai d’Orsay, préparée par son chef pour « renouveler le personnel
diplomatique qu’il jugeait désuet 20 ».
Les menues occupations de la Maison de la presse ne privaient pas Alexis
de fréquenter ses amis. Contrairement à ce que laisse croire la Pléiade, où
sa correspondance de l’époque est antidatée, et les allusions au Quai d’Orsay sont caviardées, Alexis demeurait en relation avec Valery Larbaud 21.
Ses lettres à Gide, soustraites à ses Œuvres complètes après 1914, montrent
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Alexis occupé de mettre en relation le contemporain capital avec des écrivains étrangers rencontrés Dieu sait comment, demeurant attentif à l’actualité éditoriale 22. Du reste, Alexis n’avait guère besoin de se démultiplier
pour faire coexister le poète et le diplomate. La Maison de la presse fusionnait certaines amitiés des deux versants politique et littéraire, au souvenir
de Darius Milhaud, qui s’était lié aux « jeunes diplomates ». Alexis fréquentait d’autres musiciens que Milhaud, qu’il avait rencontré en poète, avant
de le côtoyer, comme diplomate, à la Maison de la presse : Stravinsky et,
chez les Godebski, Ravel et Satie. Il était familier de nombreux salons.
Celui de Berthe Lemarié, où il retrouvait la compagnie de Hoppenot,
« dans son petit salon décoré par Francis Jourdain, avec Gaston Gallimard,
Larbaud [...], Ricardo Viñes et, naturellement, Fargue 23 ». Celui d’Arthur
Fontaine, dont il était l’un des plus fidèles convives, renouant avec
Jammes.
Enfin, lorsque le diplomate obligea le poète à une plus profonde hibernation, l’excellence de la composition de son personnage, mystérieusement
doué pour l’art comme pour l’action, lui permit de conserver une existence
littéraire, en forçant l’imaginaire de ses contemporains. Déguisé, il inspirait
un personnage à Morand (L’Homme pressé) et entrait dans la composition
de ceux d’Aragon (Les Voyageurs de l’Impériale). Le comble du chic, pour
un écrivain diplomate, c’était de se glisser dans l’œuvre du créateur de
Monsieur de Norpois. Morand fut témoin de la fécondation d’une page
de la Recherche par les poèmes d’Alexis : « Céleste dit des vers de Léger
que “ce sont plutôt des devinettes que des vers”. Proust rit aux éclats de
cette formule, en montrant ses superbes dents. » Proust transposa la scène,
au grand plaisir d’Alexis, qui enregistra l’hommage dans le recueil consacré
à Saint-John Perse, en 1965 : « Elles ne lisaient jamais rien, pas même un
journal. Un jour pourtant, elles trouvèrent sur mon lit un volume.
C’étaient des poèmes admirables mais obscurs de Saint-Leger Leger.
Céleste lut quelques pages et me dit : “Mais êtes-vous bien sûr que ce sont
des vers, est-ce que ce ne serait pas plutôt des devinettes ?” Évidemment,
pour une personne qui avait appris dans son enfance une seule poésie :
Ici-bas tous les lilas meurent, il y avait manque de transition 24. »
Bref, Alexis diplomate et écrivain se régalait de l’honorabilité propre à
chaque sphère, non sans soigner sa pureté en chacune.
En construisant sa légende poétique, selon l’évangile proustien du moi
créateur indéchiffrable au regard social, Alexis ne desservait pas la carrièremécène qu’il s’était choisie. Il accentuait l’étrangeté de son personnage
venu d’ailleurs (les Antilles, la province, la littérature), en jouant l’indifférence aux enjeux bureaucratiques, poète pour qui la réalité était ailleurs,
dans l’activité gratuite de l’esprit. Mais l’activité alimentaire avait des exigences croissantes pour les écrivains du Quai d’Orsay, voués à des fonctions qui se professionnalisaient à vive allure. À moins de s’absenter pour
de longues mises en disponibilité, comme Morand, ou d’obtenir des missions que l’on jugeait aujourd’hui jugées fictives, telle l’inspection des
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postes pratiquée à la mode Giraudoux, l’activité littéraire pâtissait des fonctions chronophages du Département.
La convergence des deux activités les exposait à se concurrencer ; elle
favorisait aussi une forme de fusion heureuse. La figure de l’écrivain diplomate s’installait dans les pays des élites républicaines, cumulant la distinction spirituelle de la littérature et la distinction sociale de la Carrière.
Typiquement français, ce modèle rayonnait dans le monde, attirant à Paris
les diplomates les plus littéraires des nations fascinées par le modèle culturel de la République. À côté de ceux dont la postérité a ratifié l’œuvre,
pour préférer s’en souvenir comme écrivain plutôt que diplomate, d’autres
littérateurs, tombés dans l’oubli, passaient alors aux yeux des échotiers pour
émarger au même inventaire des écrivains du Quai d’Orsay. On se souvient
encore de Benjamin Crémieux ; Georges Girard, historien de Lazare
Hoche, et Maurice Martin, romancier sous le nom de Martin Maurice,
relèvent de l’érudition. Ils collaboraient tous trois au service de la presse.
Au protocole, Jean Bascle de la Grèze écrivait Claire au bord de la nuit
entre deux plans de table. Jules Laroche publiait des vers sous le nom de
Jacques Sermaize 25. Pour Hoppenot, Chauvel ou Sainte-Suzanne, la vraie
vie était moins dans leur bureau que dans les livres qu’ils n’écrivaient pas.
De l’étranger, Paris attirait les Grecs Politis ou Séféris, Milosz le Lituanien,
« Larreta, le ministre d’Argentine, dont tout le monde a lu La Gloire de
don Ramire qui a paru au Mercure », au témoignage de Morand, et encore
Reyes le Mexicain, Zaldumbide l’Équatorien, Ventura Garcı́a Calderón,
José Gervaisio Antuña ou Jaime Torres Bodet, qui connaissaient tous
Alexis à des degrés divers, mais toujours sous ses deux espèces, sainte et
profane, de poète et de diplomate. En 1936, Les Nouvelles littéraires
commentèrent ces accointances des lettres et de la diplomatie, depuis
Gobineau et Chateaubriand : « Cela est vrai en France, où M. Alexis Léger,
sous le nom de Saint-John Perse, a publié des poèmes très mallarméens,
et cela est vrai aussi en Angleterre, où sir Robert Vansittart aurait pu faire,
loin du Foreign Office, une belle carrière d’auteur dramatique. » Mais s’il
participait d’un type, Alexis entendait demeurer singulier dans ses façons
d’écrivain et de diplomate, en excellant dans chacun de ces domaines,
premier des diplomates et néanmoins plus pur des poètes.
Il n’avait pas d’emblée trouvé son aise comme écrivain diplomate ; le
fonctionnaire était un peu raide, et le poète farouche. Comme au temps
où il pénétrait le cercle de la Nrf, il demeurait sur la défensive, insolent à
plaisir. « Henri me disait qu’en ce temps-là, notait Hélène Hoppenot, il
aimait à étonner ceux qui l’entouraient : invité dans une réunion où il
s’était ennuyé et n’avait pas desserré les lèvres, il s’apprêtait à prendre congé
quand, apercevant un des candélabres en bronze d’une forme compliquée,
il le montra du doigt et dit – Laid ! laid 26 ! »
La pratique de l’urbanité diplomatique et les premières conquêtes féminines détendirent le jeune homme crispé sur ses souvenirs de la grandeur
familiale, démonétisée en France. Avec ses premiers succès professionnels,
il relâcha sa composition d’aristocrate. Mais le diplomate débutant était
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encore atteint par des accès de snobisme. Il envoyait sa correspondance
depuis un château familial, qui valait lettres de noblesse ; il avait peu de
linge, mais de première qualité ; pas de meubles, mais une malle prête à
tous les voyages ; pas d’argent, mais de riches amis ; peu d’amis, mais de
première qualité et, sans être mondain, il cultivait les relations les plus
chics, de Larbaud, à Londres, ou de Claudel, à Paris.
Ses lettres à Hoppenot, son adjoint à la Maison de la presse, laissent
imaginer la composition de son personnage de dandy, voluptueusement
diplomate et poète génial. Devant son collègue ébloui, Alexis prenait ses
distances avec les attributs de l’aristocrate, pour mieux les surclasser, depuis
le château tourangeau qui ornait son papier à lettres : « Pays français jusqu’au ridicule : le premier garçon de ferme auquel je demande son nom me
répond froidement : Balzac. Mes arrière-grands-parents antillais qui ont planté
ce vieux domaine ont oublié d’y planter quelques négresses. Domaine saugrenu
de voyageurs et de marins, gagnés comme vous du mal de “posséder”, premier
symptôme de l’artériosclérose. »
Il prenait soin d’épicer son personnage de mousquetaire moderne d’un
peu d’exotisme ; son Planchet était noir et apparenté à Samory, le seigneur
de guerre africain 27. S’il ne publiait plus guère, il prolongeait son existence d’écrivain par ses amitiés littéraires. Malade, il écrivait à Hoppenot :
« Prenez tous mes crayons bleus, et les mangez : je vous les donne. Prenez toutes
mes maı̂tresses, et vous les partagez avec Barbier : je vous en prie. Prenez
tous mes papiers en panne, et faites-leur un sort : je vous en prie également.
Prenez Alexandre Cohen, prenez Fargue 28. »
Le jouisseur de guerre
Associé de loin à la naissance de la diplomatie culturelle, qui prenait la
forme d’un Service des Œuvres, affecté pour son premier poste à la première institution explicitement dévouée à la propagande, Alexis demeura
largement indifférent à ces nouveaux champs d’action de la diplomatie
lorsqu’il prit la tête du Département. Ces champs neufs, connus dans sa
jeunesse, ne lui semblèrent jamais dignes de l’intérêt qu’il portait à la
grande politique. Il se souvenait de la légèreté avec laquelle l’équipe de
jeunes diplomates traitait les affaires de propagande. L’esprit de sérieux y
était banni, en dépit de la guerre. Cette atmosphère de kermesse n’échappait pas aux journalistes qui, par définition, côtoyaient la Maison de la
presse ; l’institution fit bientôt scandale. Dans son Journal d’un attaché
d’ambassade, Morand enregistrait drôlement la réputation scandaleuse de
la Maison de la presse, comme le prix qu’elle donnait à l’amitié de Philippe
Berthelot, assailli à une « matinée Claudel » au Théâtre du Gymnase,
comme s’il en était l’auteur. « C’est qu’il est l’auteur de la Maison de la
presse ; les amateurs de sursis de l’oublient pas ». Ce parfum de scandale
déplaisait peut-être à Alexis, organisateur zélé de visites au front ; il se
lassait surtout du climat parisien et de la médiocrité de son existence.
Giraudoux, qui ne l’aimait guère, témoignait le dépaysement de l’oiseau
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
des ı̂les : « Vu Léger, de temps en temps, que la pluie abı̂me. » Alexis
commençait d’évoquer son départ ; du Portugal, en août 1916, Giraudoux
demanda à Morand : « Léger est-il parti 29 ? » Puis, en septembre : « Quand
part Léger ? » Le jeune diplomate était aussi pressé de partir que Giraudoux
de s’en débarrasser.
Sa vie amoureuse devenait tumultueuse. C’est à la Maison de la presse
qu’il avait rencontré Karen Bramson, une Danoise, écrivain médiocre mais
jolie femme, agent bénévole de la cause alliée, qui rédigeait brochures et
articles pour éclairer le public scandinave soumis à la propagande allemande. Sa correspondance la montre naı̈ve, coquette, et, en un mot, si
vaine, qu’elle nous en apprend moins sur les sentiments d’Alexis que sur
sa vulnérabilité aux procédés de séduction les plus grossiers : « C’était lui
qui s’approchait de moi, troublé, jeune, arrivant pour la première fois, profondément ému, et cela éveillait chez moi un sentiment aussi profond, surpris de
lui-même et aussi entier que le sien 30. » Aussi bien, cette description d’un
jeune homme vierge de toute expérience amoureuse ne correspond pas aux
récits bravaches de Saint-John Perse, qui se vantait devant Pierre Guerre
d’avoir « beaucoup vécu passionnellement à Londres », avant de passer le
concours des Affaires étrangères. Le vieillard exagérait sans doute ses
conquêtes londoniennes, comme il inventait de toutes pièces l’aventure
paloise qui l’aurait lié à une improbable Zoé, comédienne passionnée. À
l’inverse, Saint-John Perse sous-estimait ses conquêtes parisiennes, aussi
notoires que déniées : « Il a horreur des racontars de salons parisiens et des
chroniques mondaines des liaisons. Il a, avec une cruauté implacable, toujours évité, autant que possible, les Françaises. » La Maison de la presse et
ses parages mondains offraient des proies faciles pour un jeune diplomate ;
c’est probablement chez les Berthelot qu’Alexis avait rencontré Mélanie
de Vilmorin, qui devint sa maı̂tresse, après guerre. Mélanie était proche de
Karen, avec qui elle était partie visiter le Danemark, en juin 1914. Plus
tard, Karen dénonça cette amitié : « Ce n’est que la surface qui est gentille
toujours chez Mel. Dessous elle ment et elle trahit – sans méchanceté mais pour
se rendre intéressante. Je n’ai aucune confiance en elle 31. » Mais ni Karen ni
Mélanie n’étaient de ces femmes fatales et impossibles à faire fuir Alexis
jusqu’en Chine.
Karen n’était peut-être pas une amoureuse très éclairée, ni un écrivain
touché par la grâce, mais elle était bien placée. Le portrait qu’elle dressa
de son jeune amant, par le biais d’une fiction, vaut de n’être contaminé
par aucun anachronisme, et d’offrir une vue sur l’intimité d’un homme
qui ne se dévoilait pas facilement. Alexis, qui s’appelait Erik dans le
roman qu’elle consacra à leur aventure, n’était guère idéalisé, peint au
lendemain de la passion : « Au moral comme au physique, il était un
“mélange”. La sentimentalité et l’égoı̈sme, la raison froide et une tendance
à la rêverie mystique s’amalgamaient en lui avec une joie intense de vivre
et un profond dégoût pour les bassesses humaines. Il aimait tellement la
vie qu’il en était amoureux. Comme un amant regarde passionnément
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Le Quai d’Orsay, trottoir de la poésie ?
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la femme dont il est épris, il observait avec une curiosité attendrie toutes
les manifestations de la Nature 32. »
Rédigé en 1926, au seuil des premiers succès politiques d’Alexis, ce
portrait révélait un jeune homme déjà mordu par l’ambition, et incapable
de lui préférer une femme : « Elle savait tout ce qui se passait dans l’âme
d’Erik, malgré son silence. L’ambition le brûlait. Pour ne pas lui faire de
peine, à elle, il luttait encore contre la tentation. Mais saurait-il résister
longtemps ? »
Que l’on puisse tracer le portait d’Alexis à la veille de son départ en
Chine en puisant dans la littérature démontre qu’il commençait à entrer
dans l’aventure collective de son temps, quoiqu’il en eût, qui se représentait
en ascétique grammairien et en aventurier solitaire. Il était devenu un
poète apprécié d’une étroite élite parisienne, sélectivement mondain, mais
toujours farouche, et un fonctionnaire à l’ambition dissimulée par la liberté
de son désir, qui l’envoyait en Chine.
La fuite s’offrait comme la meilleure solution, pour l’écrivain, dont la
position s’affaiblissait ; depuis cinq ans Alexis n’avait rien publié. Il ne pouvait pas éternellement justifier son abstention par une sorte de radicalisation de sa position de pur poète, qui écrivait mais ne publiait pas, fiction
qu’il opposa toujours, dans ses périodes de grandes occupations profanes,
au soupçon de stérilité littéraire.
En partant pour la Chine, Alexis espérait une dernière fois pouvoir
« tout concilier » et, servant l’État et la Poésie, satisfaire son fantasme, qui
était celui d’une génération, de devenir un homme total, « de songe et
d’action ».
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VI
Une plume au service d’une ambition
Fuite chinoise : entrer dans le clan des Chinois
À l’abri de la guerre, Alexis guettait pourtant la première occasion de
filer. En février 1916, il annonça à ses amis qu’il allait « partir pour le
Siam ». Claudel approuvait : « Il a bien raison de se donner un peu d’air
pendant qu’il est jeune 1. » Les persiens ont vu dans son désir de fuite la
vertu d’un jeune homme qui ne voulait « pas rester indéfiniment “planqué”
quand presque toute sa génération se trouvait éloignée et courait d’extrêmes dangers 2 ». Voir ! Alexis a toujours manifesté une crainte panique
de la guerre et de ses périls aléatoires ; en 1940, il n’a pas fui le régime de
Vichy, mais l’invasion allemande, dont la menace le fit très vite passer
d’Angleterre en Amérique. Plus pressant que le désir de s’exposer en Chine
ou ailleurs, il y avait l’embarras de demeurer à Paris. L’ambiance se dégradait autour de la Maison de la presse. La presse pilonnait « l’asile d’embusqués ». En novembre 1915, Briand, qui sentait que l’affaire le plombait,
exigea de Berthelot un remaniement. Paul Morand, impavide, enregistrait
les mésaventures drolatiques des protégés de Berthelot, qui enduraient la
fureur patriotique du petit peuple parisien. Soutien de famille, Alexis
n’avait rien à gagner en se mêlant à la bohème embusquée. En termes
choisis, il expliquait à une amie : « J’ai épuisé tout l’intérêt professionnel
du service qui m’avait été confié [...]. On ne pouvait plus m’offrir, à Paris,
rien de plus intéressant. » Ses amis, mais surtout ses adversaires, ont beaucoup glosé sur le pacifisme mondain du chef de cabinet de Briand, puis le
bellicisme abstrait du secrétaire général qui n’avait pas connu les tranchées.
Sauvé de l’expérience capitale de sa génération, il aurait été mal armé pour
comprendre son empreinte dans la société française et chez les décideurs
étrangers, Adolf Hitler au premier chef.
Avec la guerre, ce fut la paix qu’Alexis manqua. Il regretta ouvertement
de ne pas prendre part aux conférences qui redessinaient l’Europe. C’était
un rôle à la mesure de son ambition. Claudel ne pensait pas différemment,
qui réclama, à la fin de l’année 1917, que Berthelot le rappelât de Rio
pour « jouer un rôle à la paix », qu’il croyait proche. En décembre 1919,
à Pékin, Alexis écrivit au Quai d’Orsay, sous l’autorité de la signature de
son ministre, le très falot Alexandre Boppe, ses regrets que personne
n’eût songé à lui demander de repenser le destin de l’Europe : « À voir la
confiance qu’il s’est acquise dans les milieux politiques chinois, [...] l’autorité avec laquelle il remplit ses fonctions de secrétaire du corps diplomatique, on peut se rendre compte du rôle qu’il aurait pu jouer si les
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Une plume au service d’une ambition
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circonstances l’avaient appelé à faire partie du secrétariat de la conférence
de la Paix 3. »
La forme que prenait une flatterie d’Alexis à Arthur Fontaine, avec qui
il reprit contact, à la veille de son retour en Europe, confirma cette frustration : « Je crois que si j’avais été en France au moment du congrès, j’aurais
essayé de me faire détacher auprès de vous. » Cette occasion manquée favorisa
Alexis dans sa conquête de Briand. À la différence de Berthelot, le jeune diplomate n’avait pas été mêlé à l’ordre versaillais que l’apôtre de la paix défit
au bénéfice du rapprochement franco-allemand. Quand Berthelot, défendit son œuvre, fidèle à l’esprit de 1919, Alexis adhéra d’autant plus facilement à l’ordre de Locarno qu’il était libéré de toute fierté de créateur,
n’ayant pas organisé la paix. Pour l’heure, en 1916, Berthelot comprenait
mal son envie pressante de départ, à peine révolue la période de deux
années parisiennes que l’usage imposait aux nouvelles recrues. Par faveur,
il avait placé le jeune homme dans le milieu le mieux à même de plaire à
un écrivain diplomate, parmi ses pairs, au cœur des événements, mais
protégé, comme sur un balcon surplombant la bataille. Alexis le remercia
cyniquement de lui « avoir donné cette guerre », comme il aurait donné
un bal. Mais il partit. De dépit, Berthelot lâcha devant Morand : « Léger
a voulu partir pour la Chine : eh bien, il y restera dix ans. »
Alexis n’avait pas donné ses raisons. En grand seigneur de la République,
Berthelot évoluait au milieu d’une cour ; Alexis avait plus d’occasions de
le déchiffrer que d’en être connu. Arrivé à Shanghai, première étape de sa
mission, le jeune diplomate remercia son protecteur de lui avoir « donné
la Chine » : « Je vous en suis tout reconnaissant. Je ne vous ai jamais vu assez
seul pour vous le dire simplement. » Alexis leva un voile sur ses motifs :
« Je ne pouvais vous expliquer à travers Ponsot que des raisons d’ordre privé
m’obligeaient à quitter Paris. » Avant de partir pour la Chine, Alexis fuyait
Paris, et les liens qui l’y obligeaient : l’affection de sa mère et l’admiration
d’Éliane, sa sœur aı̂née, pour qui il demeurait le seul homme de la famille.
Son soulagement ne lui est pas entièrement pardonné aujourd’hui, dans
les branches collatérales : « En famille, on lui reproche son voyage en Chine
alors que sa mère n’était pas dans l’opulence. » Renée était moins gênée par
les difficultés matérielles que par le silence de son fils, qui la laissait dans
une complète ignorance de sa vie chinoise, comme de la date de son retour.
Les « lettres d’Asie », écrites pour la Pléiade, réparent ce silence à grand
renfort d’anachronismes. Sur le vif, Renée confessait à ses amis ignorer
« s’il était question de retour en France pour Alexis ». Affamée de nouvelles,
mais toute dévouée à la carrière de son fils, elle n’osait « faire aucune
démarche au ministère, de crainte de commettre quelque maladresse pouvant
[lui] faire du tort ». Elle sollicita la fille de Léon Hennique, proche d’un
consul fraı̂chement rentré de Chine : « Ce soir j’ai eu votre petit mot. Je ne
sais comment vous remercier, ma bonne petite Nicolette, de m’avoir mis du
baume sur le cœur, alors que j’étais si angoissée. Oui, je respire plus librement
de savoir au moins que ce n’est pas la maladie qui me prive des lettres
d’Alexis. » Cela n’expliquait pas son silence : « Je m’étonne cependant que
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
d’autres en reçoivent et régulièrement comme la banque de... je ne me souviens
plus laquelle. J’ai aussi une petite cousine qui a assez souvent des nouvelles de
son fiancé de Chine. Enfin ! J’aurai maintenant plus de patience pour attendre
le temps que Dieu voudra. Merci encore, ma petite amie. »
Comment Alexis justifia-t-il ce silence, sur le vif ? Ses lettres fictives, à
cinquante ans de distance, laissent deviner la tristesse maternelle : « Tout
ce que vous me dites du long silence établi entre nous est bien décourageant. » Ses explications embarrassées le montrent en fils enivré de liberté
et heureux, peut-être, d’éprouver l’affection de sa mère : « Il aura fallu plus
que la fin de la guerre, l’abolition récente de la censure interalliée en
Extrême-Orient et la révélation tardive d’un scandale postal au Japon, pour
nous éclairer bien des aspects inattendus dans toute cette question. Inutile
de vous en dire plus long. Maintenant c’est fini 4. »
Alexis ne fut pas moins cruel avec Karen, qui devenait encombrante. Le
« fils exemplaire », selon le mot de Louise Weiss, n’avait pas le mauvais
goût d’imputer son départ à sa charge de famille qui, après tout, justifiait
qu’il ne fı̂t pas la guerre. Il était de meilleur ton de fuir une maı̂tresse. Il
s’en vantait devant Misia Sert, qu’il aimait et admirait : « Et puis je pars
pour autre chose, Misia, dont je ne peux pas parler : une trop longue et trop
farouche histoire, trop dévorante histoire, où je n’avais plus le choix qu’entre
le mensonge et la cruauté 5. » Aucun portrait de Misia ne vaudra jamais
celui de Morand, sensible comme tous les hommes de sa génération à
l’égérie de la Revue blanche, au modèle des meilleurs peintres, et à la muse
des plus fins écrivains de son temps, qu’Alexis connut dans la splendeur
de sa quarantaine : « Effervescente de joie ou de fureur, originale et
emprunteuse, récolteuse de génies, tous amoureux d’elle : Vuillard,
Bonnard, Renoir, Stravinsky, Picasso... collectionneuse de cœurs et
d’arbres Ming en quartz rose ; lançant ses lubies, devenues des modes aussitôt reçues par tous les suiveurs, exploitées par les décorateurs, reprises par
les journalistes, imitées de femmes du monde à la tête vide. [...] Misia,
forte comme la vie chevillée en elle, avare, généreuse, mangeuse de millions, enjôleuse, brigande, subtile, commerçante, plus Mme Verdurin que
la vraie, prisant et méprisant hommes et femmes, du premier coup d’œil. »
Misia se croyait aimée d’Alexis ; elle avait trop de succès pour perdre
son temps à en inventer. On croit volontiers ses confidences à Hélène
Berthelot : « Il m’embrassait les bras, et, à la veille d’un voyage en Espagne,
n’a pas voulu partir. » Elle imaginait de vivre l’impossible liaison par le
truchement de sa nièce, Mimi Godebska : « Cocteau dit que Misia aurait
voulu marier Mimi à Alexis Léger. » Alexis dissimula à peine son amour
dans la lettre d’adieu qu’il lui écrivit, et ne publia pas dans ses Œuvres
complètes : « Chère Amie que j’aime tant, et que je ne reverrai plus avant si
longtemps, pourquoi n’ai-je pu partir avec vous sur les routes de France ! [...]
Misia, toute l’infinie douceur qu’il y a en moi pour vous m’apprend, si simplement, l’extrême vieillesse de mon affection. [...] C’est vrai que je pars, dans
huit jours, pour Pékin, où je vais prendre les fonctions de 2e Secrétaire, à la
légation. Je pars parce que je ne suis pas encore en paix avec l’odeur sauvage
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Une plume au service d’une ambition
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de ce monde, qui est une si grande et vieille et sombre chose. [...] Dites, Misia,
que vous viendrez un jour à Pékin, et nous irons au cinéma avec JacquesÉmile Blanche, avec Jean Cocteau, avec Guillaume Apollinaire, avec Bloy,
avec tous ceux que vous voudrez, pourvu que vous soyez là, Misia, qui n’êtes
d’aucun point du monde. »
Alexis ajoutait à cette déclaration impossible, bordée de nombreuses
références au mari de Misia et, par association d’idées, aux « hommes embêtants », une pointe de coquetterie littéraire, sous son voile habituel d’antiintellectualisme vitaliste : « Vous aussi voici que vous me demandez ce petit
livre depuis longtemps épuisé. Et j’avais tant espéré que vous ne le feriez
jamais ! Voulez-vous donc qu’il ne me reste personne en Europe ? Le voici.
C’est mon dernier exemplaire que j’avais eu le tort de garder. Je n’en ai plus.
Merci. » Il préféra à cette lettre d’amour dissimulée son antidote, la missive
cavalière et toute virile qu’il réussit à lui écrire après quatre années de cure
chinoise, ou plus probablement, à cinquante ans de distance, à partir du
matériau de sa lettre d’adieu, pour la correspondance fictive dont il garnit
la Pléiade. Il frôlait la goujaterie, de dépit de n’avoir pas possédé cette
femme tant convoitée : « Non chère Amie, il ne faut pas venir ici. Très
peu pour vous. [...] La Chine est sans bienveillance pour la beauté des
femmes d’Europe : elles vieillissent, sous nos yeux, de dix ans en un an, et
le “vent jaune” s’entend à leur flétrir la peau, pour la plus grande joie des
dames chinoises. »
Si Alexis fuyait une femme qui le faisait souffrir, il s’agissait de Misia
plutôt que de Karen ; mais c’est de Karen qu’il préférait parler, depuis sa
position dominante. À Philippe Berthelot, les choses étaient dites à l’économie, comme il convient d’homme à homme. Pour Hélène Berthelot,
intime de Karen, Alexis se lançait dans des explications brumeuses. Devant
sa maı̂tresse, il avait représenté son départ, et leur éloignement, comme
une nécessité provisoire ; en décembre 1916, Karen confia sa déception à
Hélène Berthelot : « Il demande à Philippe de ne pas être envoyé ailleurs ! !
– donc le contraire de ce qui était convenu entre nous. » Arrivé en Chine, il
n’écrit pas. Karen s’en inquiète, s’en agace (« Je suis stupéfiée. Pas un
mot ») : n’a-t-elle pas, pour Alexis, sacrifié un amant qui, de dépit, s’est
tué ? C’est peut-être ce qui retient Alexis de délier Karen ; il préfère, même
de loin, le mensonge à la cruauté. Pour ne pas être en reste, il s’invente
une histoire symétrique, qu’il confie à Hélène Berthelot : son départ l’aurait délivré d’une liaison avec une jeune Anglaise de bonne famille qui, de
désespoir, se serait suicidée en juin 1917. Karen se lasse, se laisse approcher
par un jeune Rothschild. Elle écrit moins sans doute, se vante peut-être de
son flirt ; bref, Alexis redonne des nouvelles, au début de l’année 1917, et
rejette la faute de son silence sur celui de Karen. Ses lettres, envoyées par
la valise ne lui seraient parvenues que le 20 décembre, bien après son
arrivée : « Le pauvre garçon a été hors de lui. Il y avait des lettres de tout le
monde (par la voie ordinaire – le transsibérien) mais rien de moi. »
Alexis se peignait en victime pour reproduire à nouveau le schéma suicidaire dont il était responsable, et qui le taraudait peut-être : « Il a pour
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moi un amour si profond que cela m’effraye. [...] il m’a écrit quatre lettres en
route – toutes torpillées alors ! Mais il me parle dans des termes qui m’effrayent.
Il s’accroche déjà à cet amour pour moi comme un désespéré, et il dit que s’il
me perd il ne veut continuer à vivre. » Au moment où Hélène recevait de
Karen l’aveu de sa confiance retrouvée, la compagne de Philippe savait
déjà d’Alexis, sommé par le ménage de rendre des comptes, que l’histoire
était finie : « Polignac m’a porté une lettre de Karen sous une enveloppe adressée par votre mari. J’ai cessé de répondre aux lettres de notre amie un soir que
j’ai compris, dans l’aridité de mon cœur, que j’étais infiniment indigne de son
affection. Il y a en Karen un souffle, si généreux, une telle source de vie et une
telle netteté que le seul souvenir de cette loyauté suffirait à m’affermir dans la
haine du mensonge. »
La facilité avec laquelle il avait étourdi Karen de vaines tromperies avait
grisé le jeune homme, qui s’était enfermé dans des mensonges pitoyables.
Devant Philippe il confessa crûment que la liaison était pour lui rompue
depuis qu’il n’y trouvait plus de satisfaction immédiate : « La vie physique
d’un homme est une sinistre servitude et du fond de toute l’ombre où je me
suis tu, je ne réclame aucune indulgence. » Fin des confidences, concédées à
la convocation de Philippe ; qu’on ne lui en parle plus désormais, pas
même la femme de son protecteur : « Si je prononce ici son nom, c’est que
je me suis cru tenu de le faire après avoir reçu une lettre d’elle sous enveloppe
de votre mari. »
Alexis avait quelques raisons de fuir Paris ; il en trouvait d’aller d’aller
en Chine. Les postes à l’étranger étaient en général mieux payés qu’au
Département. Alexis avait embrassé la Carrière pour y gagner, au meilleur
prix, en termes de temps perdu, son indépendance matérielle. Avec des
revenus qui tenaient plus de l’argent de poche que d’un salaire bourgeois,
il y avait de quoi regretter le riche mariage qui l’aurait uni à l’Anglaise
fictive ou réelle, ou toute autre héritière : « Cette fortune même qui irritait
si puérilement mon orgueil et l’élevait contre l’idée de mariage, au risque de
blesser un cœur mieux né que le mien, eût fait précisément la force et l’indépendance de ma vie d’homme, en l’affranchissant un jour des médiocres calculs et
des servitudes de la maturité. »
Aller en Chine c’était continuer de marcher sur les traces de Claudel.
Le vieil empire avait inspiré au poète Connaissance de l’Est (1907) ; c’était
le théâtre de sa grande passion amoureuse, mise en scène dans Partage de
Midi (1906), et le terrain d’aventure où s’était forgée son amitié avec
Philippe Berthelot. La préface du livre que les deux compères avaient eu
en projet pour redresser les idées fausses de l’Occident sur ce pays qu’ils
avaient « beaucoup pratiqué », les chinoiseries dont Philippe avait meublé
son appartement du boulevard Montparnasse, les récits qu’Hélène y faisait
de sa Chine aventureuse, tout cela peuplait l’imaginaire d’Alexis.
À Paris, celui qui revenait de Chine, cette pure altérité de l’Occident,
pouvait poser à l’aventurier. Dans les salons, il était celui qui connaissait
l’autre côté du monde ; au ministère, il se distinguait comme expert d’un
pays qui, hors du corps des interprètes, ne possédait pas de spécialistes.
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Les « Chinois » avaient droit à des égards, au Quai d’Orsay : ils s’étaient
exposés aux désagréments de l’éloignement, au climat jugé néfaste et à
l’instabilité politique. Les années chinoises d’Alexis occupèrent une bonne
place dans l’exposé des motifs qui justifièrent sa rosette, en 1924. Berthelot
avait profité du charme mystérieux de la Chine pour asseoir sa réputation
de diplomate rénovateur, formé sur le terrain ; Alexis captait son charisme
en y partant à son tour. La Chine faisait-elle la fortune de l’agent qu’on y
avait envoyé ? Avant Berthelot, les ministres qui y étaient passés avaient
joliment fini leur carrière, Pichon, dans le fauteuil de Vergennes, Margerie
à la direction politique puis à l’ambassade de France à Berlin. Berthelot,
au faı̂te de sa puissance, y envoya Fleuriau, un protégé, qu’il poursuivit de
sa faveur jusqu’à Londres. Un cliché, propagé par ses ennemis, voulait que
la bienveillance de Berthelot allât de préférence aux agents passés par la
Chine, où avait éclos son génie diplomatique. À la suite de son long voyage
à travers le pays, en 1903, il avait revalorisé le poste de Pékin et réorganisé
la présence française en Extrême-Orient. Pour la droite antirépublicaine,
irritée par la toute-puissance monarchique de cet héritier de la République,
son intérêt pour la Chine tenait du fait du prince. À la nomination d’Alexis
au secrétariat général, Je suis partout soulignait l’étape chinoise sur le
chemin qui l’avait mené au sommet de la Carrière, et son importance dans
sa composition de dandy aventurier : « Il est singulier de voir le rôle qu’a
joué la Chine dans l’avancement de notre haut personnel diplomatique.
M. Berthelot [...] suivait particulièrement nos représentants asiatiques.
Collectionneur, il était sensible aux potiches, aux laques et aux menus
objets qu’ils savaient lui dénicher là-bas et, à l’occasion, lui offrir. »
Aux Écoutes, le très droitier journal satirique de l’entre-deux-guerres, au
lendemain de la mort de Berthelot, reprenait l’antienne : « Il avait ses
préférés. C’étaient les Chinois, c’est-à-dire tous ceux qui avaient été en
poste en Extrême-Orient et spécialement en Chine, les Claudel, les Léger,
les Naggiar et bien d’autres. Ceux là bénéficiaient d’un traitement de
faveur. » Pour Claudel, l’accélération de sa carrière devait moins à sa
communauté d’expérience chinoise avec Berthelot, qu’à la profonde amitié
qui s’était nouée là, au grand dépit de Charles Benoist : « La fortune de
M. Philippe Berthelot s’est, comme le soleil, levée à l’Orient. Tous ceux
qui ont été les témoins de cette aurore, et qui se sont suspendus à un rayon
de l’astre, ont fait carrière. M. Claudel en est aujourd’hui à sa troisième
ambassade. » Il faut admettre que le cas d’Émile Naggiar, le génie poétique
mis à part, s’apparente à celui de Claudel. L’examen de son dossier personnel, au Quai d’Orsay, révèle une très nette accélération de sa carrière après
son passage au consulat de Shanghai, sous l’œil protecteur de Martel
(proche de Berthelot), qui contrastait avec les brimades reçues de Seydoux,
au Département. Alphonse Bodard, qui avait participé à la grande tournée
de Berthelot, au début du siècle, parti du plus bas de l’échelle, était parvenu
aux sommets de la carrière consulaire. Son fils expliquait cette ascension
par son appartenance au « groupe “chinois” des A. E. » : « C’est à [Philippe
Berthelot] que mon père s’adresse par lettre ou télégramme, lorsqu’il veut
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
obtenir quelque chose de particulier. Et il l’obtient toujours 6. » On pourrait appliquer mot pour mot ce constat aux années chinoises de Léger. De
fait, Berthelot considérait que la Chine offrait une occasion précoce, pour
les jeunes agents, de se frotter aux représentants de toutes les nations, dans
un poste excentré. Les liens s’y nouaient pour longtemps et les affaires s’y
traitaient en relative indépendance. L’attachement de Berthelot pour Pékin
était tel, et si connu, qu’il y accouplait toute ville où il envoyait un agent,
pour en relever le prestige. À Roland de Margerie, qui partait pour l’Angleterre, il affirmait : « Londres et Pékin, voilà les postes où l’on complète sa
formation ! » À Léon Noël qui partait, en 1926, à Coblence, il disait aussi
bien : « Il n’y a pas de meilleure école que les deux postes de Coblence et
de Pékin, où on est en contact direct avec des représentants de plusieurs
nations. C’est pour cela que j’ai envoyé Léger, pendant cinq ans, à
Pékin 7. »
En réalité, au témoignage de Morand, Alexis avait obtenu la Chine
contre l’avis de Berthelot, si le protecteur, menacé par son poulain, affecta
le contraire, quelques années plus tard. S’agaçait-il du mimétisme ? Sa protection n’était pas gratuite. « Je serai toujours prêt à vous rendre des comptes,
à mon heure, de l’emploi que j’aurai fait de votre aide », lui promettait Alexis.
Il s’agissait, bien entendu, d’une monnaie littéraire. Avant d’écrire Anabase,
le jeune secrétaire d’ambassade envoya à Berthelot des lettres somptueuses
et grinçantes, écrites à la mesure du cynisme de son protecteur : « Pékin est
une ville qui devient de plus en plus belge : des couples qui ne s’étreignent
pas, des aventuriers qui ne s’aventurent pas, et des gens du monde qui
croient au monde. Il y a ici une délicieuse immoralité dont on ne fait
rien ; alors qu’il est si amusant partout ailleurs, en Europe surtout, de voir
les gens lutter désespérément contre leur moralité foncière pour réaliser
malgré tout un peu de vie, il est encore plus amusant de voir ici les gens,
avec toute leur foncière immoralité, ne réaliser rien. »
Berthelot s’estimait payé de la protection offerte à son courtisan, et se
régalait à faire lire sa lettre ; c’est ainsi qu’elle a survécu pour partie, recopiée par Morand dans son Journal d’un attaché d’ambassade. Trente ans
plus tard Miomandre s’en souvenait : « Je n’ai jamais oublié le jour où
Berthelot, dans son salon du boulevard Montparnasse, montrait à des
intimes la première lettre qu’il avait reçue de vous, en disant (avec cette
étonnante clarté d’intuition et de certitude qu’il avait dans le regard) que
vous étiez quelqu’un et que vous iriez loin. Vous étiez alors un très jeune
homme, et tout à fait inconnu. »
Quelle Chine ?
La Chine des seigneurs de la guerre ne délivrait pas au regard immédiat
des diplomates l’intelligibilité offerte au savoir rétrospectif des historiens.
Ceux-là étaient fascinés par un objet d’une étrangeté perpétuelle ; ceux-ci
devinent dans le chaos obscur et répétitif de la fin de l’empire la naissance
d’une Chine nouvelle, nationale puis communiste.
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Les diplomates s’employaient à sauver de mille contestations continuelles le fruit d’une colonisation qui ne disait pas son nom. Les historiens,
qui savent que cette mise en coupe n’aurait qu’un temps, débusquent les
signes précurseurs de l’émancipation chinoise ; ils s’intéressent à des acteurs
que les diplomates ignorent : les intellectuels, peu accessibles aux Occidentaux depuis qu’ils s’exprimaient en langue vernaculaire, pour élargir leur
audience aux nouvelles couches moyennes. Iconoclastes, rejetant le confucianisme, ils inspirèrent le mouvement du 4 mai 1919, né du refus de la
paix concoctée à Versailles. Ils sont pour les historiens les acteurs d’une
inflexion invisible aux diplomates. Les chancelleries ne s’inquiétaient pas
d’un mouvement apparemment modernisateur, qui les menaçait pourtant ;
en reniant ses fondements culturels, cette Chine s’ouvrait à l’étranger pour
l’imiter, et mieux le rejeter. La pensée locale était abjurée pour son incapacité à se défendre : l’idéologie nationale ou communiste n’était pas épousée
pour ressembler à l’Occident mais pour s’en défendre.
Les diplomates suivaient la chronique des cabinets. En 1911, la Chine
était devenue républicaine. On s’amusait de cette République. Yuan Shikai,
son homme fort, interdit le Guomindang nationaliste et républicain de
Sun Yat Sen, dissout le parlement de Pékin et composa avec son impuissance face aux humiliantes vingt et une demandes japonaises de janvier 1915, en se faisant « élire » empereur. On plaignait un peu et on
convoitait beaucoup cet empire qui s’émiettait. En gagnant la république,
la Chine avait perdu la Mongolie et le Tibet, au bénéfice de la Russie et
de la Grande-Bretagne. Yuan Shikai en perdait la face, et la confiance des
provinces. Les historiens parlent joliment de la « Chine des seigneurs de la
guerre » pour désigner le continent où arrivait Alexis. Le morcellement de
la Chine était patent, l’émancipation de ses élites était moins intelligible.
Quant à la politique de la France elle ne semblait pas plus lisible à ses
propres administrateurs.
Pour les historiens, il est établi que le groupe d’Anfu, qui contrôlait
Pékin, était lui-même sous l’influence de Tokyo. Au sud, à Canton, les
militaires chihli et les partisans du Guomindang, nationalistes groupés
autour de Sun Yat Sun, étaient indifféremment soutenus par les AngloSaxons. La position française est moins nettement identifiée par les historiens. Les diplomates n’y voyaient pas plus clair. Aucune stratégie ne prévalait au Quai d’Orsay, malgré l’évidence géographique de leurs intérêts.
L’influence française avait progressé par le sud, suite au traité inégal signé
en 1844, dans la foulée de ceux que la Grande-Bretagne et les États-Unis
avaient imposés à l’empire, pour forcer ses barrières commerciales. Les
ports méridionaux s’étaient ouverts. À Macao (1843), Canton (1845) et
Shanghai (1848), la France avait ouvert des consulats pour soutenir l’activité de ses nationaux, dans la proximité de l’Indochine, où leur influence
croissait. Si l’activité française ne représentait que 5 % du commerce chinois, qui passait à 60 % par des mains anglaises, en 1900, les provinces
méridionales du Guangxi, du Guangdong et du Yunnan étaient largement
mises en valeur par les capitaux français. C’est depuis la concession de
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Shanghai (1849) que rayonnait l’activité française en Chine. Le nationalisme hostile des provinces méridionales, la menace qu’il représentait pour
les intérêts français dans le Shantung et en Indochine, incitait le Quai
d’Orsay à se méfier de la ligne suivie par les anglo-saxons, sans qu’une
politique sanctionnât clairement ces sentiments.
Pour éviter le sort de l’Inde, la Chine s’était fermée à l’Occident.
Ouverte de force au commerce étranger, elle demeurait formellement souveraine, hors des concessions étrangères. Dans les faits, elle était déchirée
par les intérêts concurrents des Occidentaux ; sa souveraineté souffrait l’ingérence des puissances dans les affaires religieuses. Le catholicisme local,
introduit par les jésuites au XVII e siècle, largement acculturé, avait provoqué
au siècle suivant la condamnation papale des « rites chinois ». Rétabli dans
sa pureté, le catholicisme fut à nouveau persécuté, jusqu’aux premiers
traités inégaux qui ouvrirent les ports aux religions étrangères. Les missionnaires et les marchands s’étaient entendus à pénétrer plus avant le pays, au
bénéfice de leur chapelle respective. Des incidents sur les deux fronts,
commerciaux et religieux, avaient entraı̂né, au terme d’une deuxième
guerre d’opium, une nouvelle série de traités, qui avait ouvert l’ensemble
de la Chine aux activités missionnaires. Grosso modo, le protestantisme
s’épanouissait dans les ports et les villes, tandis que le catholicisme défrichait les campagnes. La France, principale puissance catholique en Chine,
y avait six cents missionnaires en 1885. Son gouvernement gagna le droit
d’y protéger les catholiques. Ni les Espagnols, ni les Italiens, ni même le
père Combes n’y purent rien : la France conserva son privilège, qui lui
conférait un formidable vecteur d’influence moral et politique, et ouvrait
la voie à une expansion matérielle. Un incident d’apparence anodine remit
tout en cause. Signe avant-coureur du nationalisme chinois pour les historiens, « crise d’hystérie chinoise » pour les diplomates (Alexis employait
cette expression dans les années 1960, encore imprégné de morgue colonialiste), bien plus inquiets des intrigues vaticanes que de l’éveil des forces
profondes chinoises, l’affaire justifia la mission d’Alexis.
Mgr Dumond, l’évêque de Tien-Tsin, où la France tenait une concession, au sud-est de Pékin, avait acquis un terrain, dit Lao Si Kaı̈, pour y
ériger une cathédrale. Le surplus avait été revendu à des familles chinoises.
Alexandre Conty, le ministre de France, avait obtenu du gouvernement
chinois la promesse que le quartier rejoindrait la concession française, selon
un procédé qui avait déjà avantagé les concessions anglaises. À Tien-Tsin,
la prétention française n’alla pas de soi. On s’émut du projet. Résider sur
une concession française, c’était s’y acquitter des taxes particulières. Les
diplomates français s’inquiétaient peu du mécontentement de la masse
chinoise ; ils s’agaçaient qu’il fût encadré, alimenté et relayé par des missionnaires du vicariat lazariste de Tien-Tsin. De l’aveu du visiteur lazariste
envoyé par la maison mère, « deux partis dont les idées étaient diamétralement opposées » y coexistaient. Aux gallicans qui suivaient Mgr Dumond,
l’évêque français, s’opposait un tandem, faut-il l’appeler ultramontain ou
anticolonialiste, qui appelait de ses vœux une Église nationale chinoise. Ces
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deux lazaristes, les pères Vincent Lebbe et Antoine Cotta, encourageaient la
fronde. Ils déploraient que leur effort apostolique se heurtât à des intérêts
nationaux ; ils regrettaient que l’universalité du catholicisme fût célébrée
par des étrangers, qui refusaient de constituer un clergé national ; ils expliquaient par là l’insuffisance des conversions, et concluaient que le protectorat français s’interposait entre la Chine et la diffusion du christianisme.
En juin 1916, Lebbe attaqua Bourgeois, le consul de France à TienTsin, dans son journal en langue chinoise, l’I Che Pao, provoquant la
fureur de Conty, le ministre de France à Pékin. L’évêché eut beau éloigner
Lebbe, l’agitation qu’il avait soulevée, et qu’il entretint à distance, ne
retomba plus. L’I Che Pao ne cessait de militer contre la cession du territoire litigieux à la France. Mgr Dumond, trop gallican et conservateur
pour souffrir les conceptions de Lebbe, suspendit toutefois sa pénitence à
l’occasion du congé de Conty. C’était mal connaı̂tre Damien de Martel,
chargé d’affaires à Pékin, seul ou presque à la légation. Le 19 octobre
1916, las de l’agitation, il décida avec le consul Bourgeois d’occuper par
la force le quartier du Lao Si Kaı̈. Alexis arriva moins d’un mois plus tard
à Pékin, dans une légation toute mobilisée par l’affaire. La population
chinoise inaugurait les armes qu’elle utilisa au long de l’entre-deuxguerres : grève générale et boycott des produits français. Martel réclamait
à Paris le rapatriement d’urgence des pères Lebbe et Cotta ; le renfort d’un
agent était bienvenu.
En rédigeant ses Lettres d’Asie, dans les années 1960, une œuvre en prose
qui balançait entre fiction inavouée et autobiographie romancée, SaintJohn Perse n’a pas résisté à la tentation de forcer ses talents de prophète.
À la parution de la Pléiade, des commentateurs, journaliste avisé de l’Express ou vieil ennemi de la Carrière, ne dissimulèrent pas leur étonnement
qu’Alexis eût pu prévoir, en 1917, l’évolution communiste de la Chine,
avec des mots qui n’existaient pas encore. La Chine de Saint-John Perse,
toute rétrospective, permettait de prouver les pouvoirs visionnaires du
poète versé dans l’action politique, malgré sa pente anhistorique : « Rien
ne change peut-être dans le tréfonds de l’être humain qu’est un Chinois. »
Rattachée au lointain de son enfance antillaise, la Chine devenait une terre
d’élection pour celui qui avait connu un temps la séduction « du fakirisme,
ou du nihilisme oriental », à travers « les souvenirs d’une Asiatique penchée
sur [son] enfance aux Îles ». Une Chine créole, soustraite au modèle claudélien, soudée à ses pouvoirs magnétiques de primitif et à son origine de
prince exotique. Saint-John Perse et Alexis Léger, dans leurs sphères respectives, se drapaient dans le mystère asiatique, jusqu’à agacer l’auditoire le
plus bienveillant. Roland de Margerie, sur le chemin de la Chine justement, croisa Alexis Léger à New York, en septembre 1940 : « Il m’a dit
une fois de plus qu’on connaissait bien mal son étoile, que je comprendrais
mieux cette réflexion après un séjour en Chine. »
Pour autant, le long portrait que le poète hanté d’immortalité lui consacrait en creux, dans ses Lettres d’Asie, demeurait la Chine anecdotique des
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quartiers diplomatiques. Le passé qu’il s’amusait à éclairer de sa connaissance de l’avenir, par-delà quelques prophéties faciles, demeurait dans les
années 1960 une vision arrêtée en 1921, figée par les limites de la documentation assemblée à cette époque, et par l’éblouissement définitif de la
rencontre initiale. Dans les années 1950, préparant sa fiction épistolaire,
Saint-John Perse prenait force notes sur la collection presque complète de
la Politique de Pékin qu’il avait rapportée de Chine, la médiocre feuille
de la communauté française. Il s’amusait d’un exotisme de dépliant touristique, annotant les articles sur le musc ou les nids d’hirondelle, toute une
Chine de carte postale. Ses notes d’époque, sur le vif, couchées sur papier
de la légation de France à Pékin, puisées dans des récits de voyage, manifestaient une curiosité plus large, d’anthropologue curieux des rites et des
divinités décrits dans le récit du voyage en Mongolie de Victor Maignan,
en 1876, ou bien de la Chine géographique et pratique, d’après le récit de
Sven Hedin, Trois ans de luttes aux déserts d’Asie, en 1899. Ce matériau
avait trouvé son usage dans la conception d’Anabase ; il était épuisé à
l’heure de forger la part romanesque des Œuvres complètes, qui montrent
une Chine pittoresque, plus touristique que savante.
L’absence
Pris sur le vif, le dı̂ner d’adieu offert à Alexis, chez Larue, restaurant
proustien de la place de la Madeleine, montre le jeune diplomate entouré
de demi-célébrités de l’époque, dont nous ne savons plus rien. Alexis n’était
pas encore parti, qu’il enchantait déjà les convives de ses récits de voyage ;
Morand confia à son journal sa pudique tristesse de perdre un ami :
Il y a là le commandant Lecerf, qui arrive du Havre, la princesse Rospigliosi et Yvonne Sabini, femme de l’attaché commercial italien, qui sous le
nom d’Yvonne Vernon a écrit de jolis vers saphiques. Léger n’apprendra pas
le chinois, nous dit-il. “La vie est courte, laissez-moi être dupe de mes travaux et de mes plaisirs.” [...] Il parle aussi du rhum, de la forme et du
gréement des yachts, de la supériorité de la goélette, des fourmis du Gabon,
de Claudel. [...] Une immense envie de voyage prend tous les convives. Moi,
je soulève le rideau du cabinet particulier, j’aperçois la Madeleine dans la
brume, ses colonnes mal éclairées par les becs de gaz ; ce paysage parisien
me réchauffe, m’enchante. [...] Je rentre à pied chez moi, très triste de perdre
Léger, mon camarade du concours de 1913, que j’admire ; je porte sur moi,
comme un talisman, un poème de lui [...]. Ce précoce créole est déjà un
esprit complètement formé ; il parle de Gide et de Claudel comme d’égaux ;
j’admire sa pudeur, les longues perspectives de son esprit, sa pensée élevée
et tendue, son imagination joueuse et sa sagesse de vieillard, son désintéressement, sa vie secrète, ses appartements sans meuble, avec des malles, son
enfance nomade. Faut-il laisser partir ceux qu’on aime sans leur avoir jamais
rien dit de ce qu’on ressent pour eux ? »
Il y a loin entre l’anonymat de ces convives et les amitiés sélectives
retenues par l’éditeur des Œuvres complètes. Vingt ans plus tard, le secrétaire général ne voulait plus se souvenir de ces convives ordinaires, quand
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il racontait son dı̂ner d’adieu : « Léger. Dit qu’à la veille de son départ
pour la Chine il avait été invité par des amis dans un restaurant de l’avenue
des Champs-Élysées et qu’en sortant il aperçut une silhouette familière :
Paul Valéry, seul, assis sur un banc, paraissant séparé du reste du monde.
Il rêvait, et sourit quand Léger se dressa devant lui : – Vous allez me
mépriser dit Valéry, mais je viens de me décider à publier un livre (La
Jeune Parque) et à vous, à vous seul, j’en donnerai la raison : je vais avoir
bientôt un enfant. – Mais je n’aperçois aucune relation entre deux événements heureux. – C’est parce que si j’ai un fils, je veux qu’il soit fier de
son père ; jusqu’ici, je n’ai pas été grand chose mais je veux, pour lui,
devenir un grand poète. »
L’anecdote valait parabole ; c’est comme telle qu’elle trouva sa place,
trente années ayant encore passé, dans la notice biographique des Œuvres
complètes : « Peu avant son départ de Paris, longue conversation avec
Valéry, qui lui avoue les raisons d’ordre humain (il attend un enfant)
l’incitant à reprendre la plume et à se faire une place dans la littérature
(indications fournies, à cette occasion, sur l’évolution de La Jeune Parque). » Saint-John Perse se démarquait de telles préoccupations, lui dont
l’existence sociale n’avait jamais conditionné la création poétique ; c’est ce
dont voulait convaincre l’ancien diplomate, dont la carrière avait dévoré
le poète dans l’entre-deux-guerres. Si Valéry s’était confié au secrétaire
d’ambassade en partance, c’est précisément parce qu’il avait reconnu chez
le jeune voyageur le principe de liberté qu’il trahissait en s’établissant père
de famille, nécessiteux de gloire. Devant ses amis, Alexis se disait « touché
par ce qu’il y avait d’humain dans ce désir, ayant toujours considéré Valéry
comme un être purement abstrait » : « Me faisait-il ces graves confidences
parce que son cœur débordait ou parce que le voyageur que j’étais et qu’il
ne reverrait de longtemps allait le décharger de tout ce poids et aussi d’une
présence qui eût pu lui rappeler quelques instants de faiblesse ? » Alexis,
fallait-il comprendre, n’avait jamais souhaité devenir un « grand poète » :
il se contentait de vivre, et vivre c’était s’en aller.
Cette liberté s’accommodait mal des hommes enchaı̂nés que le jeune
diplomate rencontrait de poste en poste, sur la longue route maritime qui
le conduisait à Pékin. Première escale, familiale, en Égypte, où travaillait
l’oncle Æmilio, à la compagnie du canal de Suez. C’était une revanche sur
un projet de voyage égyptien empêché par la longue maladie de 1908,
après la mort d’Amédée. En 1916, le jeune homme fit le plein d’impressions, qui fournirent la matière d’une lettre fictive à André Gide, datée de
1913, alors qu’Alexis n’avait jamais mis les pieds hors d’Europe depuis son
arrivée en métropole : « À Port-Saı̈d, si tout cela n’est pas trop changé,
allez traı̂ner une heure au Capharnaüm de Mme Fioraventi ; tout le monde
vous l’indiquera à la terrasse de l’Eastern. [...] Allez surtout passer une nuit
dans cet extraordinaire Ismaı̈lia (prodige de fixité), – 1h de chemin de fer,
ou 1h de pétrolette par le lac Timsah. – De bon matin, les flaques d’oiseaux d’eau, et tout le dévergondage déjà des singuliers poissons qu’on
pêche à Port-Tewfick, à l’entrée de la mer Rouge. – Puis retournez au soir
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dans l’effroyable, incomparable et nourrissante ville : Port-Saı̈d ». Ensuite ?
À peine sorti de la cour de Berthelot, et des cénacles parisiens, qu’il tenait
pour négligeables, Alexis mordit dans le fruit du dégoût et de l’ambition :
« J’ai vu tous nos consulats, depuis Port-Saı̈d jusqu’à Shanghai. Ah ! Trop
sinistre ! Je ne pourrai jamais ! Les hommes sont vraiment au-dessous de toute
injure pour prendre si facilement le parti d’être satisfaits. L’horreur de tout ce
que j’ai entrevu (hommes et papiers) suffirait à me rendre désespérément ambitieux si je ne l’étais déjà logiquement. Une vie d’homme est chose brève, saisissable, irremplaçable, et il importe seulement de ne s’y pas tromper. » *
Comment résister à la tentation de supplanter qui méritait si peu de dominer : « Shanghai, où j’ai passé huit jours, m’a laissé une impression écœurante : travail de secrétariat, tribunal et bordel, trop de choses trop
intelligentes pour moi. [...] Quant à Naggiar, il est remarquable, tout à
fait remarquable, sinistrement remarquable, et je suis prêt à prendre un
paquebot pour porter témoignage en sa faveur, si son œuvre ne suffit
pas... » **
Effaré par la médiocrité de ces consuls (Émile Naggiar, alors en poste à
Shanghai, devient pourtant l’un de ses fidèles), Alexis réclamait à Berthelot
l’assurance de conserver des fonctions politiques, semblables à celles qui
l’appelaient à la légation de Pékin. Il désertait la carrière consulaire qu’il
avait choisie au nom de sa vocation poétique : « Aidez-moi à me maintenir
à notre légation, dans mon intérim, aussi longtemps que j’aurai à demeurer
en Chine. Après quoi, s’il n’y a point de place pour moi dans votre entourage,
faites-moi charger encore des fonctions de secrétaire dans quelque légation. »
Le Quai d’Orsay n’était déjà plus le trottoir de la poésie, Alexis commençait de l’arpenter pour lui-même. À un oncle, dans une lettre fictive datée
de novembre 1917, Alexis faisait cet aveu paradoxal : « Ma vie est désormais celle du voyageur et de l’absent. » Il intitulait le chapitre chinois de
sa première ébauche d’autobiographie, enserrée dans un volume d’hommage, en 1965, « L’absence en Chine ». Devant Berthelot, il se félicitait
de son inaccessibilité : « Et puis ne m’avez-vous pas donné, en ce monde, le
plus lointain royaume d’où l’on ait à répondre, la Chine ? »
Établi en Chine, il se définissait comme absent de France ; absent de
France, c’est là qu’il s’imaginait, reflété dans le regard de ses proches,
attendu et espéré. Ravi par son exil, qui mimait son sentiment ontologique
d’homme excentré, et l’obligeait à l’excentricité, il habitait cette distance,
qu’il avait toujours ressentie, et le maintenait à l’écart. « Ne sommes-nous
pas ici habitants de la Lune ? » Distant à demeure, il se défendait de se
siniser, à la différence de ses amis orientalistes. De son ami d’Hormon,
qu’il recommandait tièdement à Berthelot, il écrivait : « Il a longuement
vécu mêlé aux Chinois, dont il parle couramment la langue. Il a été, pour les
comprendre, jusqu’à du mimétisme [...], grave erreur de méthode. »
* APLB, lettre à Philippe Berthelot, Shanghaı̈, le 13 novembre 1916.
** Lettre à Philippe Berthelot, citée par Paul Morand, Journal d’un attaché d’ambassade,
op. cit., le 19 mars 1917.
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Déraciné de souche, étranger au « mystère chinois » qu’il érigeait en
altérité absolue, ce qui n’avait guère de sens s’il n’était de nulle part,
« étranger, qui passait », Alexis s’étonnait benoı̂tement que les Chinois ne
s’étonnassent pas d’habiter la Chine, plus candide qu’un Persan de
Montesquieu. Vingt ans après son séjour, il évoquait sa maı̂tresse mandchoue devant Hélène Hoppenot ; il ne comprenait pas qu’elle s’intéressât
davantage aux frivolités de Paris qu’aux splendeurs disparues de la cour
impériale. Hélène Hoppenot s’amusait de l’impossible relativisme culturel du prétendu nomade incapable de se représenter l’exotisme de la France
pour une Chinoise.
Plus soucieux d’exotisme que de Chine, c’est-à-dire de soi que des
autres, et de France, où faire sensation, que de nulle autre part, Alexis était
enchanté de son absence qu’il pouvait dédier à son ambition, mais coupable d’être si lointaine.
Une plume au service d’une ambition
Au nom de sa distinction poétique, Alexis avait tout reçu sans effort
apparent : la protection des puissants du Quai d’Orsay, le concours des
Affaires étrangères et le poste qu’il convoitait. En quatre ans de séjour
chinois, grâce à ses talents d’écrivains encore, il s’imposa comme le principal rédacteur de la légation de France à Pékin, et l’inspirateur de la politique chinoise du ministère.
Alexis se prouvait ses capacités, qui s’exprimaient plus librement en
Chine que dans l’écurie parisienne, où les poulains étaient mis en compétition. Alexis jouissait du pouvoir qu’un diplomate occidental ressentait dans
la Chine des concessions, sans mesure avec les tâches de secrétariat assurées
à la Maison de la presse. Claudel en était encore enivré lorsqu’il se représentait dans Partage de Midi en consul de la Chine méridionale : « C’est
le conseiller des vice-rois du Sud. C’est lui qui peut le plus en ces lieux. »
Alexis savait ce qu’il devait à Berthelot, en arrivant à Chine. Il reconnaissait sa dette devant Arthur Fontaine : « Je m’embarque dans trois semaines
pour Pékin. Notre ministre rentre, le 1er secrétaire reste seul à la légation,
chargé d’affaires, et l’on m’y charge des fonctions de 2e secrétaire. C’est Berthelot
qui m’a taillé cette situation au-dessus de mon grade et elle m’intéresse au plus
haut point, malgré le regret de quitter Paris en ce moment. » Devant Berthelot, Alexis y trouvait une raison supplémentaire d’échapper à la médiocre
comédie consulaire : « Vous m’avez fait ici une situation privilégiée, indépendante de mon grade et supérieure, même matériellement, à celle que j’aurais
eu à mon poste consulaire de Shanghaı̈. » Il s’employa à faire fructifier ce
capital ; il avait reçu un poste supérieur à ses titres, il s’offrit un rôle
supérieur à son poste.
Les premiers succès d’Alexis en Chine furent l’effet de sa séduction
personnelle. Le jeune diplomate y connut trois chefs de poste, il s’en fit
trois alliés. À son arrivée, Alexandre Conty, le ministre de France, était en
congé, le jeune secrétaire débuta sous les ordres du chargé d’affaires,
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
Damien de Martel, avant l’éphémère retour de Conty, puis l’arrivée d’un
ministre falot, Auguste Boppe.
Au physique, Damien de Martel était une force de la nature, « carré
comme un boucher de la rue Sans Joie, embarrassé par des mains énormes
aux pouces d’étrangleur ». Il avait l’appétit de son physique et dévorait
goulûment la fortune de sa femme, Margueritte Bardac, héritière de la
banque juive, comme l’on disait alors. Il lui fit payer sa mésalliance et les
demi-revers de leur fortune, comme sa vie aussi dissolue que la sienne, par
une froide indifférence conjugale. Mais le comte Damien de Martel n’était
pas seulement embarrassé d’un physique de brute, d’une épouse scandaleuse et d’une sensualité vorace, qui faisait jaser ; il était aussi doué d’un
esprit très fin, auquel Alexis fut assez sensible pour ménager ce protégé de
Berthelot, une fois parvenu au sommet de la hiérarchie diplomatique. On
admirait en général ses qualités professionnelles, quand on voulait bien
passer sur sa réputation sulfureuse de « prévaricateur, concussionnaire, avaricieux, trafiquant en Chine de ses fonctions et des services qu’il pouvait
rendre », selon les termes du ménage Hoppenot qui lui succéda à la légation, quelques années plus tard. Pour Louise Weiss, qui l’avait rencontré
après son premier départ de Chine, en 1920, en Sibérie blanche, où il
reculait à mesure que les rouges avançaient, « il était la finesse même ». Le
portrait dessiné par le diplomate Armand Bérard, admiratif de « sa liberté
d’allure », de son « tempérament sceptique non exempt de cynisme », est
très proche de celui que Saint-John Perse lui a consacré dans ses pseudolettres d’Asie : « Égoı̈ste et sceptique, un peu cynique à l’occasion, mais
d’esprit très libéral et fort ouvert, il savait se montrer assez accommodant
en tout ». Il manifesta ce libéralisme dans la Syrie des années 1930, où il
mena une politique attentive aux velléités d’émancipation nationale. De ce
chef, Alexis n’avait pas eu besoin de conquérir la bienveillance ; il l’avait
reçue spontanément : « J’ai toujours, de son propre fait, partagé avec lui
une franche, très libre et très cordiale camaraderie. » Alexis s’en attribuait
toutefois le mérite, en soulignant l’isolement du chargé d’affaires : « Peu
aimé d’ordinaire, il a toujours été pour moi extrêmement attentionné et
délicat, d’une parfaite discrétion dans sa solidarité. » S’il s’en vantait, il
n’exagérait pas la confiance que lui avait témoigné son chef : « Chaque fois
qu’il s’est trouvé ici chargé d’affaires, il me laissait une part telle dans
l’initiative et la conception de son action diplomatique, que j’avais fini par
m’y intéresser personnellement comme à une chose un peu mienne. » Les
archives de la légation et le dossier personnel d’Alexis au Quai d’Orsay,
prouvent que le jeune agent jouissait réellement de l’estime de Martel.
Dans sa notation pour l’année 1917, il reçut ce jugement particulièrement
élogieux : « D’une grande maturité d’esprit, ayant une culture générale
très étendue, pourvu d’un jugement très sûr, ayant de l’esprit de décision,
M. Léger, bien qu’encore très jeune dans le service, possède les qualités
primordiales qui feront toujours de lui un excellent agent et m’ont en tout
cas fait hautement apprécier sa collaboration. Ayant rapidement acquis la
technique du métier, cet agent a vite participé d’une manière effective à
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l’activité professionnelle du poste. Par ses relations étendues dans les
milieux chinois, qui ne l’ont toutefois pas empêché de maintenir le contact
avec ses collègues étrangers, M. Léger est un agent d’information très utile
et très sûr 8. » La complicité d’Alexis avec son chef était si grande, qu’il
gagna son soutien pour être reversé dans la carrière diplomatique : « Sa
tournure d’esprit comme ses goûts le rendent plus apte à remplir un emploi
de secrétaire dans une légation qu’à être utilisé dans le service consulaire
par un travail ayant surtout un caractère administratif. »
En l’absence d’Alexandre Conty, depuis septembre 1916, Martel était
chargé d’affaires ; Alexis, qui avait pris ses fonctions le 16 novembre,
demeura en tête à tête avec lui. Troisième secrétaire employé dans les
fonctions de deuxième, il faisait office, en réalité, de premier secrétaire. Il
en fut de même lorsque Conty revint de congé, en février 1917, puisque
Martel partit aussitôt se reposer jusqu’à la fin du mois d’avril. Pendant
trois mois, Alexis et le ministre de France demeurèrent seuls à la légation
pour traiter les affaires politiques, avant le retour de Martel en mai, et le
départ définitif de Conty, à la mi-septembre 1917.
Alexis eut les coudées franches pour séduire ce nouveau chef. Les Hoppenot, qui servirent à Rio sous ses ordres, au milieu des années 1920, le
représentaient en aimable bourru : « Il a une soixantaine d’années, des yeux
vifs très noirs, des sourcils touffus embroussaillés s’emmêlant avec les cils
[...]. Si l’homme est violent, son sourire est bon ; il sait aussi être aimable,
mais la tête enfoncée dans les épaules lui donne l’apparence d’un buffle
prêt à charger. » Du reste, Conty avait laissé en Chine le souvenir de
colères terribles. La femme d’un diplomate portugais se souvenait qu’« un
jour qu’il ne pouvait arriver à convaincre le président du Conseil il frappa
violemment sur la table. “Monsieur le Ministre, lui dit en souriant le
Chinois, ma table est plus solide que vos arguments !” À la fin de son
séjour, il était constamment sous pression et lorsque l’on entendait au
ministère des Affaires étrangères un fracas de portes heurtées, personne
n’ignorait plus le nom du visiteur. »
Le magnétisme d’Alexis trouva à s’employer. Leur différence de tempérament devint une ressource pour le charme du jeune diplomate. Agent
vieille carrière, arrivé premier du concours l’année où Berthelot avait été
recalé, très conventionnel, beau-père du jeune Hauteclocque, qui devint le
maréchal Leclerc : nul n’était plus dissemblable d’Alexis. Le cadet était
sévère jusqu’à l’injustice lorsque, parvenu au sommet de la carrière, il jugea
son ancien chef « aussi imperméable qu’on peut l’être à la compréhension
de l’âme et de la politique chinoise ». Une ombre jetée pour mieux mettre
en lumière sa propre science de la Chine. Sur le vif, Conty était pourtant
le seul diplomate qu’Alexis épargnait dans sa correspondance avec Berthelot,
qui prenait parfois le tour déplaisant de la délation : « Sauf sous Conty, qui
pouvait se suffire à lui-même, reconnaissait-il, ma vie a été assez lourde dans
ce poste dépourvu de personnel. » À la veille du départ de son chef, Alexis
avait même renoué avec l’art de l’éloge : « Un très brave homme, sous
l’égoı̈sme du père de famille – maladroit à plaisir avec les hommes (par manque
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de maı̂trise autant que de psychologie) mais tout à fait remarquable en affaires
et possédant à fond son métier. » Sa bienveillance n’était pas moins intéressée
que ses coups de griffe. En louant celui qui était victime d’une disgrâce,
malgré la protection de Berthelot, Alexis critiquait les adversaires parisiens
de son protecteur : « Il est surtout victime, j’imagine, de l’inimitié d’un
Cambon et de la faiblesse d’un Ribot qui le sacrifient sans dignité, sans réciprocité, aux vœux du gouvernement américain. » Il souhaitait un cabinet plus
favorable à Berthelot, et prévoyait avec une étonnante clairvoyance (« Ce
ministère n’est viable qu’aux yeux de l’étranger et Conty obtiendra réparation
sur ses ruines »), ce qu’il eut moins de mal à annoncer dans l’une de ses
lettres fictives où l’avenir se lisait dans le passé : « Il semble en tout cas
victime, sous le ministère Ribot, d’une de ces inimitiés de coulisse qui sont
si fréquentes dans cette carrière à chausse-trapes. Fort heureusement pour
lui, il aura trouvé, en arrivant à Paris, un nouveau ministère, qui s’attachera
à dédommager la victime de son prédécesseur : Pichon a été lui-même
ministre en Chine et connaı̂t bien la règle du jeu. » Cette lettre fictive à
sa mère épousait exactement le jugement qu’il avait prononcé cinquante
ans plus tôt, dans une lettre à Hélène Berthelot, dans un étonnant palimpseste. Signe d’une pensée arrêtée ou d’une mémoire infaillible ? À cinquante ans d’intervalle Saint-John Perse retrouvait mot pour mot les
expressions d’Alexis Léger et redisait avoir été très bien traité par Conty
(« Pour moi, d’ailleurs, il a toujours été très gentil »), malgré son « égoı̈sme »
de « père de famille » et sa « maladresse envers les hommes ». Bienveillance
gagnée malgré des difficultés initiales. « Leurs relations avaient été
contraintes au début », reconnaissait Alexis devant Hélène Hoppenot.
Toutefois, « Léger avait vite découvert le défaut de la cuirasse : un ardent
besoin de paternité uni à l’instinct de la protection ». D’une banale
intoxication alimentaire, concomitante avec le renvoi d’un cuisinier, Conty
avait déduit une possibilité d’empoisonnement :
Dès lors le ministre venait d’inventer le scénario dont il allait être, sans le
vouloir ni le savoir, le principal acteur : Léger, nonchalamment, laissait
entendre que l’état de sa santé ne s’améliorait pas. Un matin, après une nuit
tumultueuse avec une maı̂tresse, il entra dans le grand bureau de son chef,
les traits défaits, l’allure lasse :
— Je ne sais pas ce qu’il y a, dit-il, mais cette nuit j’ai encore eu des
douleurs atroces !
Sérieusement inquiet par ces crises, le bon Conty l’invita à prendre tous
ses repas chez lui :
— Là, vous ne risquerez plus rien. Vous devez avoir un ennemi parmi ces
Jaunes.
Morale de l’histoire : « En raison des inquiétudes éprouvées, Conty
commençait à aimer son secrétaire. » Alexis s’amusait à accréditer le péril
jusqu’à Paris, en confiant à Hélène Berthelot que Conty lui avait « sauvé
la vie en démasquant à temps un général chinois qui [le] faisait empoisonner ».
L’histoire des relations entre le jeune écrivain diplomate et le chef vieille
carrière trouva son épilogue à quelques années de là. Au Brésil, Henri
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Hoppenot fit découvrir la personnalité littéraire d’Alexis à Alexandre
Conty en lui offrant Anabase : « Le résultat ne tarda pas à se produire : il
arriva en coup de vent, le visage rouge, les cheveux ébouriffés, jeta le livre
– une édition originale – sur la table, l’ébranla de son poing et cria : “Dire
que pendant un an et demi, j’ai eu ce garçon-là à ma table... Si j’avais su
ça !...” » Il s’en vengea par un commentaire grinçant du discours que
Briand prononça pour célébrer la signature du pacte de renonciation à la
guerre, en 1928. Personne n’ignorait, dans le corps diplomatique, que
l’auteur en était l’écrivain diplomate chéri par Briand. Dans l’immense élan
pacifiste qui unit tous les Français en cette occasion, Conty fut presque le
seul à glisser un venin que même L’Action française retenait : « Le discours
qu’a prononcé le 27 août M. Briand, devant les plénipotentiaires qui ont
signé le pacte Kellogg, mérite, il est vrai, tous les suffrages, et on peut en
dire, comme de la calomnie, qu’il en restera toujours quelque chose 9. »
Auguste Boppe n’avait pas le caractère de Conty ; Alexis régna sans
partage sur cet homme qu’il avait circonscrit une fois pour toutes en une
formule cruelle : « Sa nuque est pauvre et son épaule triste. » Les photos
parues dans le périodique de la communauté française montrent un
homme long et maigre, le front haut, les oreilles décollées, les yeux
enfoncés. Alexis servait à Berthelot le portrait qu’il en attendait : « Je n’ai
pas eu de peine à suivre votre conseil en ce qui concerne mon nouveau chef :
il y a peu d’hommes au monde avec qui il vaille de ne s’entendre point et
Boppe n’est certainement pas de ceux-là. Je m’entends avec lui, je ne m’entends
que trop bien avec lui, au point de n’en pouvoir parler un peu sincèrement
sans traı̂trise. Mais c’est à vous que j’en parle. » Otage du jugement de Berthelot, Alexis devenait prisonnier de lui-même. Il ne trouva pas d’autre
formule, à cinquante ans d’intervalle, pour décrire Boppe dans l’une de ses
lettres de mémorialiste, fictivement datée de l’année 1917 : « Je ne connais
pas personnellement M. Boppe et je ne sais pas grand-chose de lui. Je crains
que ce ne soit un pauvre homme et de nuque assez creuse. » Alexis était pourtant assez souple, et habile, pour peindre à l’acide un portrait accablant de
son chef qui ne fût pas absolument contradictoire avec celui qu’il dessinait
poliment dans sa correspondance avec Mme Boppe. Dans ses lettres à
Berthelot, il n’a pas de mot assez dur pour son chef, « qui n’est qu’un demi
pince-nez laissé sur une table », qui donne « la meilleure preuve de l’incohérence de cette vie, qui peut produire, en même temps, des hommes comme
Boppe et des femmes comme Misia... Stérile odeur de la mort. » Alexis ne
croyait pas si bien dire : Auguste Boppe mourut le 14 mai 1921. Le
prophète le pleura avec une apparente hypocrisie devant la jeune veuve,
qu’il affectionnait : « Vous pouvez élever Roger dans le respect et l’amour de
cette pure mémoire : il y trouvera de hautes traditions morales et le meilleur
exemple de la dignité à laquelle atteint une vie d’homme d’honneur, par l’élévation de l’esprit et du cœur, par l’abnégation personnelle et par la netteté de
la conscience. » Il n’y avait pas plus loin, entre ces deux portraits, qu’entre
les deux faces d’une même pièce, qui ne regardent pas du même côté.
Quand il s’adressait à Philippe Berthelot, Alexis tournait les yeux vers ses
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valeurs : cynisme, détachement, vitalité ; des qualités qu’il n’avait pas de
peine à acclimater à son tempérament, tendu vers l’accomplissement
joyeux de soi. « Boppe est classique et bien-pensant à vous donner envie
d’écrire une vie de Joseph Fouché. » L’« abnégation personnelle » et la « netteté de conscience », belles qualités françaises, étaient ruinées sous le ciel
de Pékin, réduites à « la peur et l’entêtement désespéré à voir toute chose sous
son aspect négatif ». Mais, au fond, Alexis reconnaissait devant Berthelot
que la pièce était faite d’un seul métal, sans défaut dans sa fragilité : « Il est
sensible, consciencieux, équitable et scrupuleusement délicat, d’une délicatesse
foncière et plus attentive que la simple courtoisie. »
Alexis n’eut pas de peine à se faire un allié d’un tel homme. Comme
avec Conty, les débuts furent difficiles. Fort de sa réussite, Alexis put se
flatter, devant Berthelot, que Boppe était « arrivé ici tendu contre [lui] ».
C’est pourtant sous son règne qu’Alexis devint le véritable régent de la
légation, dont la légende rayonna jusqu’à Paris. Mettant ses pas dans les
traces du jeune secrétaire à Pékin, Jean Chauvel, qui n’avait pas de sympathie exagérée pour le personnage, découvrit que « son souvenir était encore
frais : on me dit l’influence exclusive qu’il s’était acquise sur l’esprit de son
chef, M. Boppe. On me signala la valeur des rapports qu’il rédigeait, qui
étaient toute la correspondance politique de l’ambassade ». Son influence
était si grande, qu’Alexis dicta à son chef l’appréciation de sa fiche annuelle
de notation : « Par mes télégrammes [...] j’ai dit au Département ce que
je pensais de M. Leger qui est certainement l’un des agents les plus remarquables de la jeune carrière. M. Leger est un agent hors de pair, à qui les
missions les plus importantes et les plus délicates peuvent être confiées. Le
Département aurait intérêt à le mettre en valeur et à lui faire franchir le
plus rapidement possible les premiers grades de la carrière. »
S’il entrait quelque commisération dans l’affection qu’Alexis portait à
Boppe, qui devenait du mépris devant Berthelot, une complicité le lia plus
sincèrement à son chef que le respect protocolaire qui avait réglé ses rapports avec Conty. Alexis n’eut pas à contrefaire sa personnalité littéraire
devant Boppe, comme il l’avait fait devant le brave Conty, « nourri de
classiques ». Il s’en prévalut au contraire, avec assez de détachement pour
ne diminuer en rien son crédit professionnel, mais aussi avec assez de
mystère pour renforcer l’admiration du ministre envers son subordonné
qui répondait avec tant de désinvolture à un télégramme personnel du
Département : « Paris n’est pas sérieux. [...] Bien que cette correspondance
personnelle et imprévue par le canal du Quai d’Orsay soit fort peu de mon
goût, puis-je me permettre de vous demander, par politesse envers Berthelot, de vouloir bien faire répondre comme suit : “Pour M. Berthelot.
M. Leger refuse réimpression 10.” » Boppe connaissait la teneur du message
qu’il avait fait porter à son secrétaire, retiré dans un temple ruiné, aux
environs de Pékin : « de la part de M. Berthelot : M. Gallimard demande
à M. Léger s’il peut réimprimer Éloges sans envoyer les épreuves ». Boppe
n’ignorait pas Gaston Gallimard, qui n’était plus l’éditeur confidentiel des
débuts de la Nrf ; il venait de rafler le prix Goncourt grâce aux Jeunes filles
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en fleurs de Proust, ravi à Grasset. Alexis laissa entendre à Boppe que sa
réponse négative pourrait passer, au Département, pour un désaveu de
sa carrière diplomatique : « Si Jacques Lemonnier [le chef du personnel]
voit passer ce télégramme, il croira à du langage conventionnel et l’interprétera
peut-être comme la résiliation anticipée de mon bail avec les Affaires étrangères. » Sa réponse signifiait au contraire sa crainte que son personnage
de poète nuisı̂t à sa trajectoire professionnelle ; sa muse lui permettait de
paraı̂tre moins ambitieux, auprès de Boppe, et de le subjuguer, en lui
laissant voir la variété de ses dons. Quant à Berthelot, pour cette « pensée
qui n’avait plus pour lien le Quai d’Orsay : transmission d’un télégramme de
Gallimard », Alexis doublait ses obligations à son égard, en remettant son
sort littéraire entre ses mains : « Je ne lui ai point écrit. Il n’y a rien à
expliquer en ce monde. Dites-lui pourtant, ou dites à Gide, que je leur réserverai tout ce que j’ai à publier, si les circonstances, avec votre aide, me mettent
bientôt en état et au goût de le faire. Le tout ou rien est encore la seule hygiène
possible. »
« Gaston Maugras me hait, simple petit fait dont je suis bien obligé de tenir
compte 11. » Alexis avait-il économisé ses effets envers un chef subalterne,
ou bien la réaction chimique n’avait-t-elle pas précipité comme attendu ?
Curieusement, comme pour mieux dégager sa responsabilité dans ce désamour, Alexis l’anticipait dans une lettre à sa mère, qui trahissait sa rédaction anachronique : « J’apprends l’arrivée prochaine d’un nouveau premier
secrétaire appelé à remplacer Martel. Je sais de qui il s’agit : un agent
“vieille carrière” qui n’a qu’antipathie naturelle pour moi. »
Le style mondain et littéraire des frères Maugras laisse imaginer
qu’Alexis et Gaston avaient déjà eu l’occasion de ne pas s’aimer. Roger,
son frère, était du voyage danois où Karen avait emmené Mélanie de
Vilmorin ; la conduite d’Alexis avec la romancière danoise avait pu défavorablement les impressionner. Les Maugras étaient cousins d’Audrey Parr,
la confidente de Claudel, qui lui vouait une amoureuse amitié. Étaient-ils
jaloux de l’intimité d’Alexis avec le grand poète, ou bien meurtris par ses
succès littéraires ? Dans sa correspondance avec Hélène Berthelot, qui lui
servait à sonder indirectement Philippe, Alexis se montrait moins prémonitoire : « Nous avons appris ici, indirectement, l’arrivée d’un jeune secrétaire
avec Boppe (c’est Maugras, nous dit-on). Je ne sais ce que cela peut signifier
pour moi. » On ne connaı̂t des sentiments de cet adversaire que ce qu’en
disait Alexis lui-même, qui n’était pas tiède : « Ce long garçon ankylosé,
nourri de vermifuges et de préjugés, et dont l’étroitesse d’esprit ressemble à une
arthrite, s’est déjà exprimé fielleusement au sujet du projet qui me retient ici
[un poste de conseiller privé du gouvernement chinois]. En le regardant
chaque matin au visage, je sens croı̂tre la haine sous son esprit hargneux de
collégien onaniste. Son hostilité ne me gêne pas jusqu’ici et c’est lui-même
qu’elle empoisonne. »
À peine retrouve-t-on la trace, bien plus tard, l’expression d’une agressivité peu conventionnelle aux étages nobles du Quai d’Orsay, de Gaston
Maugras, devenu ministre de France en Grèce, dans une lettre à Hoppenot,
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en mars 1940 : « Léger m’a parlé de choses que les Turcs auraient vainement demandé pour nous. Que n’essayons-nous de les obtenir nousmêmes ? ». En 1938, Alexis expliquait à Hoppenot le refus de Maugras de
prendre la tête de la légation de France à Pékin par sa résolution à ne rien
accepter de lui : « Il a toujours éprouvé à mon égard une antipathie physique et, à Pékin, s’il fuyait la légation, c’est parce que nous partagions le
même bureau. » C’est ce qu’il disait déjà à Berthelot, sur le vif : « Maugras
boude pour l’instant, réfugié dans la ville chinoise. Il se proclame “le coolie”
de la légation et refuse obstinément de s’occuper de rien d’autre que du classement, même quand Boppe est absent. Cela dure depuis huit mois qu’il est ici. »
Si Maugras ne trouvait pas sa place, c’est aussi qu’Alexis ne savait pas
partager : « J’ai tout fait pour m’effacer, lui passer tout, le plus rapidement
possible : par goût de la paresse, par goût de bien des choses vivantes en dehors
de la légation, et par dégoût certain d’y faire le nègre en second. » Alexis ne
savait travailler qu’au singulier, dépité de revenir à une position de
deuxième secrétaire, sous les ordres d’un agent âgé seulement de trois
années de plus que lui. Il imitait en cela l’exemple de Martel qui, au retour
de Conty, s’était éclipsé pour ne pas redevenir le numéro deux après avoir
assumé la gérance du poste ; à l’arrivée de Boppe, encore, il avait « préféré
s’éliminer ». Suivant ce modèle, Alexis expliqua à Berthelot s’être « en vain
absenté deux fois ». Il partait pour son temple. L’année suivante, en 1920,
il organisa ses congés de façon à éviter autant que possible la cohabitation
avec Maugras. Pendant ses derniers mois chinois, qui étaient les premiers
mois de l’année 1921, Alexis s’effaça, désintéressé des affaires par l’échec
de sa candidature à un poste de conseiller privé du gouvernement chinois.
Maugras s’imposait désormais comme le principal rédacteur de la légation.
Leur inimitié devenait légendaire ; au retour d’Alexis, Adrienne Monnier
la chanta dans la manière épique de Saint-John Perse :
Il n’eut pour confident autrefois qu’un cheval,
Quand il feignait l’exil pour calmer la colère
D’un conquérant instruit de la faveur royale.
L’agitation provoquée par l’agrandissement de la concession française de
Tien-Tsin avait justifié l’envoi d’Alexis en Chine et satisfait son vœu
d’exercer son ambition à des tâches politiques plutôt que consulaires. Il lui
restait à faire ses preuves dans cette affaire qui prenait des proportions
inattendues.
Martel, qui gérait seul la crise depuis plusieurs semaines, plongea d’emblée Alexis au cœur de la mêlée. De facto, le jeune diplomate, dont la
carrière était vieille de deux années seulement, assuma les fonctions de
premier secrétaire. Le ministre des Affaires étrangères, le Dr Wou Ting
Fang, villégiaturait à Shanghai où, en chemin, Alexis lui avait été présenté.
Son absence avait confiné la négociation avec le Waı̈ Kiao Pou (le ministère
des Affaires étrangères chinois) à des propositions officieuses. Alexis se
familiarisa avec le dossier et rédigea ses premiers télégrammes, parfois
cocasses, lorsqu’il devait démentir la rumeur incongrue d’une déclaration
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de guerre franco-chinoise. Gêné par la généralisation de la grève dans les
concessions étrangères de Tien-Tsin, le ministre anglais, sir John Jordan,
offrit sa médiation. Il suggéra en Salomon que la France et la Chine s’entendissent pour administrer en commun le quartier litigieux. La contreproposition chinoise, très en retrait du compromis anglais, fut jugée inacceptable par Paris, qui n’entendait pas exprimer les « regrets » souhaités
par Pékin. Alexis fut pris dans un tourbillon : à peine une légation se
trouvait-elle en position de faiblesse qu’elle devenait la cible de toutes les
rancœurs accumulées. Pas un jour sans qu’il fallût, en concertation avec le
consulat de Tien-Tsin, apporter un démenti aux accusations qui pleuvaient
sur les autorités françaises. Sans compter l’inquiétude des Français, qu’il
fallait réunir pour les rassurer ; autant de menues occupations et de paperasserie que le jeune diplomate gérait dans l’estime de son chef.
En janvier, Martel obtint une action concertée des ministres alliés,
inquiets des proportions prises par le boycott et la grève qui compromettaient l’envoi des coolies sur le front européen. Wou Ting Fang n’apprécia
pas cette « intrusion des trois légations alliées dans le règlement d’une
affaire purement chinoise ». Le retour précipité de Conty referma la crise.
Le ministre usa de son expérience autant que de son caractère. Il minimisa ;
il temporisa ; il égratigna doucement son second qui avait imprudemment
aggravé le conflit en l’élargissant : « Je m’efforce, télégraphiait-il, de réduire
les incidents de Tien-Tsin à la juste proportion d’une petite affaire purement franco-chinoise 12. »
Ce fut une expérience décisive pour Alexis, qui servait pour la première
et dernière fois à l’étranger. L’heureuse passivité de Conty, sa maı̂trise,
fondée sur son sentiment de la puissance française, étaient de bonne
méthode, alors ; elles n’offraient pas un bon exemple pour le responsable
parisien de l’entre-deux-guerres qui fut toujours trop enclin à croire que
l’inertie constituait la meilleure politique à opposer aux revendications
adverses.
Conty affectait la bonhomie, et rassurait ses troupes ; il télégraphiait à
Bourgeois, le consul de Tien-Tsin : « Le ministre des Affaires étrangères
souffre d’une maladie des oreilles. Tant qu’il sera sourd je serai muet. Le
temps passe. » Mais il ne ménageait pas ses efforts, ni n’économisait son
tempérament. Le 17 février 1917, il réclama des sanctions au père
Guilloux, le visiteur envoyé par la maison mère lazariste, faute de quoi il
les obtiendrait de Paris. De fait, un mois plus tard, pressée aussi bien
par le Quai d’Orsay, la maison mère télégraphia à sa mission son vœu que
Lebbe et Cotta se retirassent respectivement au vicariat de Ning-Po et à la
mission de Quito, en Équateur. L’affaire se tassait, et paraissait donner
raison à la méthode de Conty. Sa politique du fait accompli spéculait sur
l’usure du mouvement chinois. Le 8 mai 1917, Bourgeois annonça que le
comité de grève, ruiné, se débarrassait des derniers grévistes en les gratifiant
d’une prime de deux mois de salaire. Conty avait le triomphe modeste ; il
se borna à constater que les ministres chinois s’étaient trouvés embarrassés
par son retour, qui leur rappelait les engagements conclus avec lui en 1915.
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
Aux yeux des diplomates français, l’affaire se concluait heureusement. La
disgrâce de Lebbe et de Cotta dissimulait pourtant une autre perspective
de conflit ; le procès dont ils furent l’objet ouvrit un nouveau front, dont
l’enjeu dépassa largement la concession de Tien-Tsin, en contestant le
protectorat religieux de la France en Chine.
Alexis avait essuyé avec assez de sang-froid son baptême du feu pour se
faire apprécier de Martel comme de Conty, ce qui lui permit, avec l’appui
de Berthelot, de prolonger son bail chinois. Boppe, quatre mois après son
arrivée, avalisa ce souhait d’une fervente bénédiction, probablement rédigée par Alexis lui-même : « Il y aurait les plus sérieux inconvénients à ce
qu’un agent qui s’est mis si remarquablement au courant, non seulement
de la politique intérieure de la Chine, mais encore de la situation financière
et industrielle de ce grand pays, qui apporte à sa lourde tâche une telle
maı̂trise et qui possède un maniement si précis de la presse internationale
fût déplacé dans les graves circonstances actuelles. Pour marquer tout l’intérêt que j’attache à voir cette légation conserver M. Léger, je prie instamment Votre Excellence d’y stabiliser la situation de cet agent par une
mesure administrative qui pourrait être sa titularisation pour la durée de la
guerre dans les fonctions de deuxième secrétaire qu’il occupe depuis près
de deux ans 13. »
La France avait triomphé de l’agitation chinoise en agissant sur les inspirateurs du mouvement, les pères lazaristes ; par là, elle avait porté atteinte
au crédit dont elle jouissait comme protectrice de l’Église en Chine depuis
le traité de Tien-Tsin de 1858. En 1860, une convention avait confirmé
que les missionnaires de toutes nations seraient porteurs d’un passeport
diplomatique délivré par la France. Le Saint-Siège avait avalisé ce protectorat religieux, au grand dépit des autres nations catholiques. C’est ce droit
qu’Alexis eut à défendre, seul avec Boppe, à compter d’août 1918.
Les pères lazaristes frappés par les mesures disciplinaires de mars 1917,
avaient réagi selon leurs tempéraments respectifs. Lebbe, indigné mais soumis, s’était retiré dans le sud de la Chine ; Cotta, inébranlable et insolent,
s’était attiré une suspense pour avoir « exercé les fonctions sacerdotales
quoique privé de juridiction ». Alexis, plus Fouché que Talleyrand, suivait
de près les menées des lazaristes, qui continuaient d’exciter le nationalisme
chinois dans l’I Che Pao. Au début du mois de juin 1918, il informe Paris
que « Cotta demeure à Tien-Tsin, continue d’y entretenir une agitation
antifrançaise, et qu’il a noué des intrigues à Rome [...] ». Son correspondant [y] est Monseigneur de Vannefville, chanoine de Saint-Jean-deLatran ». Mais Alexis ne vit pas que ces intrigues, mêlant l’ultramontanisme au nationalisme chinois, travaillaient à priver la France de son protectorat religieux, au bénéfice du Vatican, qui souhaitait nouer des
relations diplomatiques avec la Chine et y établir un nonce.
Après avoir démêlé l’intrigue, grâce aux informations venues de Rome,
et laissé la légation s’empêtrer dans une réaction impuissante, Berthelot
sonna la révolte. Affermi par des signes encourageants venus de Rome, et
des instructions parisiennes moins timides, Boppe haussa le ton face au
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vice-ministre des Affaires étrangères chinois, le ministre se trouvant opportunément hors de Pékin. Le diplomate français n’essuya d’abord que rebuffades : le Waı̈ Kiao Pou répondit sèchement à son aide-mémoire du
31 juillet. La présidence du Conseil, à qui il demanda raison de cette
insolence, l’invita à « traiter directement avec le Waı̈ Kiao Pou ». Au début
du moins d’août 1918, une issue heureuse n’apparaissait plus possible.
Dans la presse chinoise « des communiqués d’allure officieuse » affirmaient
froidement « l’impossibilité où se trouverait le gouvernement chinois de
revenir sur sa décision de principe dans la prestation d’un échange de
représentants diplomatiques ». À Paris, Berthelot s’impatientait, imputant
à Boppe l’échec des pressions. Quel rôle Alexis jouait-il dans cette négociation ? A posteriori, un an plus tard, devant Berthelot, il endossa la responsabilité des premières rebuffades que la légation avait subies du fait de sa
stratégie d’opposition frontale : « Au cours d’une laborieuse affaire où mon
chef, en désaccord secret avec moi, m’a laissé me dépêtrer seul (affaire des
relations diplomatiques de la Chine avec la Vatican), [j’ai] poussé les choses
jusqu’à rupture complète avec le Waı̈ Kiao Pou. »
Aurait-il revendiqué la même intransigeance, si l’issue n’avait pas été
favorable, ou s’il avait seulement connu le jugement de Berthelot, très
agacé sur le vif par la gestion de l’affaire et la réponse cinglante du Waı̈
Kiao Pou à l’aide-mémoire français, le 6 août 1918 : « à aucun moment
le gouvernement chinois n’a eu le désir de renoncer, par égard pour une
tierce puissance, à son droit d’entrer en relation diplomatique avec une
puissance déterminée ».
La rédaction des télégrammes et des aide-mémoire signés par Boppe
revient sans conteste à Alexis ; quand la calligraphie ne fait pas preuve, le
style y supplée. Il ne fait aucun doute que la réaction de la légation, à
compter du 11 août, fut son œuvre, et une œuvre énergiquement menée.
Le long télégramme qui analyse la situation avec sang-froid, le 11 août,
signé par Boppe, est rédigé dans un style qui en trahit l’auteur : « le signe
le plus sérieux en ce moment, résulte de la difficulté d’atteindre personnellement le maréchal Toan, accaparé par les préoccupations immédiates
de la politique intérieure, et dupe des manœuvres de son entourage qui
s’emploie pour sauvegarder la situation personnelle du vice-ministre des
Affaires Étrangères à émousser ou fausser la portée de nos communications ». Contre-preuve à l’origine du message, l’analyse correspondait exactement à celle qu’Alexis exposa à Philippe Berthelot, a posteriori, dans une
lettre personnelle : « J’ai eu, à un moment précis, à rechercher un intermédiaire privé pour faire passer une note au président du Conseil (c’était alors
Toan, un ami, mais complètement investi par ses secrétaires généraux qui
interceptaient tous [les] messages). » Telle fut l’initiative qu’assuma l’auteur
du télégramme informant le Département le 11 août : « je me réserve de
recourir à un intermédiaire privé pour appeler toute l’attention du maréchal Toan sur le caractère de la note qui sera remise à son adresse au Waı̈
Kiao Pou ». Ce fut Alexis, encore, qui insista pour que le Quai d’Orsay
exerçât une pression simultanée sur le ministre de Chine en France : « Il
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est important que les représentations faites à Paris au ministre de Chine
ouvrissent les yeux du gouvernement chinois sur la gravité de la question
engagée aux yeux du gouvernement français. » Isolé parmi les puissances
occidentales, sans expérience, peu rassuré par son chef, Alexis avait plaidé
pour que Paris fı̂t sentir au gouvernement chinois que la légation ne s’entêtait pas de son propre chef. Ce recours à Paris s’ajoutait à une autre faiblesse, confessée a posteriori : s’être fié à la « loyauté en pareille circonstance »
du baron Hayashi, le ministre du Japon, dont Alexis avait demandé l’appui. À Paris, Philippe Berthelot, personnellement intéressé à la chose asiatique, reprit toute la série des télégrammes signés par Boppe au sujet de la
nonciature, et rédigea une note assassine, sans savoir que les coups qu’il
portait au ministre de France atteignaient son protégé : « Les fautes
commises (en parler au Japon ! Deux rebuffades ! [...] nous demander de l’appuyer auprès du ministre de Chine à Paris ! de lui fournir des arguments !...
S’il échoue ainsi il ne pourra pas rester [de] démarche [possible] auprès [du]
ministre de Chine = en parler. »
Inspiré par Berthelot, Pichon adressa à Boppe un télégramme dans le
même ton, adouci cependant en deuxième lecture : « je ne puis m’empêcher d’être frappé des conditions tout à fait inhabituelles dans lesquelles se
présente la négociation que vous menez à Pékin, de l’attitude du ton
employé vis-à-vis de vous, et du peu de succès des vos premières démarches ». Modèle de palimpseste diplomatique ! Gout, le directeur d’Asie,
plus indulgent, ou plus directement concerné par ces rebuffades, également
imputables au Département, estima souhaitable de faire « venir monsieur
Hou, le ministre de Chine, pour lui dire que monsieur Boppe est approuvé ». Gout reçut lui-même le diplomate chinois pour lui représenter l’unité
de vue du Département et de la légation. Le ministre de Chine redonna de
l’espoir au Quai d’Orsay : à titre personnel il confia que « le gouvernement
chinois paraissait disposé à refuser le cadeau d’un nonce ». En l’absence du
ministre Lou, son vice-ministre, par passion ou inexpérience, s’était engagé
trop loin, et couvrait artificiellement sa position en essayant de couper
la légation des plus hautes sphères de l’État chinois. Inexpérience contre
inexpérience, l’intransigeance d’Alexis eut raison de celle du vice-ministre,
dont le bluff reposait sur des cartes moins fortes.
Le salut vint de Washington. Le 22 août, le gouvernement américain
demande à son représentant à Pékin de faire connaı̂tre au gouvernement
chinois son souhait qu’il « ne reçoive aucun nonce ni délégué du SaintSiège et qu’il se déclare pour le maintien du statu quo ». La France était
tirée de son isolement et de son embarras. Le gouvernement chinois reculait. Le 23 août, puis le 10 septembre, le ministre des Affaires étrangères
chinois confirma au chargé d’affaires américain « l’abandon jusqu’à la fin
de la guerre de la question ».
Le rôle des États-Unis avait été décisif ; la France avait également trouvé
de précieux renforts au cœur de l’institution catholique. La position des
ecclésiastiques était largement déterminée par leur dépendance de fait
envers le gouvernement français. Par gallicanisme, dans le contexte de la
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guerre qui avivait leur patriotisme ou par simple réflexe conservateur, le
Pétang, c’est-à-dire l’Église du nord de la Chine, tenue par des Français,
sise dans le riche complexe lazariste de Pékin, avait supporté avec zèle la
légation.
Malgré cette défaite, le cardinal Gaspari, secrétaire d’État au Saint-Siège
ne s’avoua pas vaincu ; il le confia au père Lebbe, en décembre 1920 :
« C’est la Chine, forcée évidemment, qui a lâché, nous n’avons pas, nous
n’aurions pas lâché. Mais cela se fera. » De fait, Alexis suivit les premières
fissures du protectorat français, de retour à Paris, à la sous-direction d’Asie.
Le pape dénonçait toujours plus haut le caractère national que les missionnaires français imprimaient à leur action. En dépit des oppositions françaises, Mussolini obtint en 1925 que l’Italie protégeât elle-même ses
missionnaires, forte d’un corps d’occupation. La même année Alexis dut
se résoudre à refuser au ministre de Suisse à Paris, qui les lui réclamait, les
privilèges de la protection française aux ressortissants suisses : « M. Léger
a été tout à fait catégorique : la France peut prêter ses bons offices pour
rendre tel ou tel service à Pékin, mais elle ne saurait, comme naguère,
prendre sous sa protection complète (y compris la juridiction) des ressortissants étrangers 14. »
Les fiançailles du diplomate et du poète
Premier succès d’Alexis, au terme de la crise de nationalisme chinois,
dont la religion avait été le prétexte avoir gagné l’admiration de ses chefs
par ses qualités inégalables de styliste. Il y a un art du bien écrire au Quai
d’Orsay ; on collectionne, de génération en génération, certains morceaux
de bravoure, drôles, insolents ou solennels. Ils valent en général par la
personnalité de leur auteur, et par l’art d’aborder, dans les règles, des sujets
qui sortent du champ politique, tel ce ministre qui évoquait la maladie
d’un agent, touché à un organe caudal plaisamment défini comme n’étant
pas, à la différence du poisson, de nature « natatoire ». Alexis entra dans
cette tradition en rédigeant une « relation respectueuse » du coup d’État
dont il fut le témoin (une éphémère tentative de restauration impériale,
en 1917), pastiche drolatique de l’art épistolaire chinois. Dans sa correspondance diplomatique, Alexis s’exprimait dans un style rigoureusement
impersonnel, mais qui l’identifiait entre tous. Une forme de perfection
dans le conformisme qui lui conférait l’autorité de la tradition et l’apparence d’une vieille sagesse. Ce n’était pas l’expression personnelle et tranchée d’un point de vue qui l’identifiait, à la façon de Claudel, qui ne
craignait pas d’engager son jugement sans façon, mais la splendeur formelle
d’une logique qui conférait à des considérations générales l’apparence
d’une vision objectivement incontestable. C’est la pure rationalité politique
qu’il entendait incarner, se coulant si bien dans le moule qu’il en devenait
le modèle type, avant de prendre la tête de l’administration, a notoirement
identifié à l’anonyme « diplomatie » qui paraphaient les télégrammes d’instructions au départ du Quai d’Orsay.
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Alexis excellait dans cet art administratif ; fut-il sans influence sur l’évolution de son art poétique vers le lyrisme impersonnel d’Anabase, le poème
rapporté de Chine ?
Après le départ de Conty et l’intérim de Martel, Boppe prit possession
de son poste au printemps 1918. Il revint à Alexis d’affranchir le nouveau
venu des apparences constitutionnelles et de l’initier aux combinaisons
occultes où se ventilaient les réalités du pouvoir. Boppe fut assez éclairé
par son rapport qui résumait les relations entre les factions du Nord et du
Sud, sur le plan politique et militaire, pour en faire bénéficier le Département. Les conceptions qu’Alexis y exprima ne furent pas sans influence
sur la politique du Département.
À la mort de Yuan Shikai, le vice-président, Li Yuanhong, lui avait
formellement succédé ; les chefs militaires se disputaient la réalité de son
héritage. L’éphémère tentative de restauration impériale du jeune Pou Yi
précipita la chute de Li Yuanhong, à qui le maréchal Toan ravit le titre présidentiel. Le mémoire de dix-neuf pages daté par Alexis du 9 mai 1918,
relatait les soubresauts de la politique intérieure depuis la tentative de restauration impériale, au début du mois de juillet 1917, jusqu’aux plus
récents épisodes. Sa période classiquement ternaire introduisait son exposé
sur le ton las des Européens qui méprisaient l’immaturité politique des
Asiatiques ; leur archaı̈sme tenait les Chinois au seuil de l’Histoire, quoiqu’ils habillassent d’idéologies occidentales leurs immuables habitudes
querelleuses : « En dépit de la gravité des problèmes politiques qui pourraient requérir d’une façon immédiate l’attention du pays, en dépit de
l’incertitude des résultats obtenus de part et d’autre, de l’épuisement des
ressources matérielles et de la lassitude générale qui se manifeste dans les
deux camps, la lutte entre le Nord et le Sud se poursuit avec une si régulière monotonie qu’il semble qu’on la doive expliquer par des causes permanentes, d’ordre géographique, économique ou ethnique, tout autant
que par l’opposition formelle des doctrines. »
Il n’est pas nécessaire de suivre dans tous ses méandres le cours des
événements politico-militaires pour comprendre le parti pris de l’auteur.
Alexis opposait le Nord, soucieux d’ordre, au Sud, prétendant à la « légalité ». Il ne croyait pas à la « thèse absolue » des nationalistes du sud, qui
lui semblait un paravent pour les « ambitions politiques de quelques chefs
militaires ». D’une façon générale, toute sa correspondance révélait son
scepticisme à l’égard du sentiment « libéral » et « nationaliste » du gouvernement de Canton. Le nom même de Sun Yat Sen n’apparaı̂t guère dans
les archives de la légation. Jamais un diplomate français n’éprouva la nécessité, pendant les années chinoises d’Alexis, d’établir ou de réclamer un
portrait du révolutionnaire. Le moindre maréchal nordiste, parce qu’il
accéderait un jour à la présidence du Conseil, à Pékin, se trouvait mieux
loti.
Le déséquilibre du jugement d’Alexis procédait de sa familiarité avec les
grands féodaux du Nord, réunis sous l’autorité du maréchal Toan. Dans
sa correspondance privée avec Philippe Berthelot, le secrétaire d’ambassade
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se vantait de s’en être fait « un ami personnel ». Il manquait à la prudence
lorsqu’il assurait Paris que le régime républicain serait sous bonne garde
aussi longtemps que Toan en serait le garant. Le maréchal, militariste autoritaire, s’employait surtout à conforter sa position au sein du Beiyang,
l’institution qui coiffait les armées nordistes, avec l’aide du Japon et pour
son bénéfice particulier. Alexis n’ignorait pas les interventions de Tokyo ;
mais avec une prudente pudeur, il n’évaluait pas ni ne mentionnait explicitement cette influence, noyée dans une généralité : « La supériorité de l’un
ou l’autre parti demeure étroitement subordonnée au concours qui pourra
être fourni de l’étranger. » « L’impérialisme japonais », à ses yeux, n’était
qu’une formule artificielle au service de la mauvaise foi des partis sudistes,
enclins, s’ils l’avaient pu, à jouir des mêmes largesses.
La partialité d’Alexis l’obligeait à la caricature ; il ne faisait pas droit à
la sincérité des aspirations « libérales » du Sud, ni même à son nationalisme. Faute d’analyse idéologique, culturelle ou seulement stratégique,
Alexis expliquait l’opposition Nord-Sud par un clivage purement géographique. Ce schématisme n’était pas un goût pour la simplification ; son
rapport démontrait assez sa jouissance intellectuelle à jouer de la
complexité, mêlée à un rien d’esbroufe. La pensée d’Alexis était claire, mais
ses attendus altéraient son jugement. Après avoir identifié l’ordre comme
la valeur la plus rare, et la plus nécessaire aux intérêts français dans la
Chine de 1918, Alexis inféodait le réel à ses désirs. À son bureau comme
dans sa vie privée ou littéraire, ses capacités affabulatoires s’épanouissaient
avec la nécessité de nier ce qui le gênait.
Au terme de la narration, qui amenait le lecteur au printemps 1918,
l’auteur du rapport laissait entrevoir, non sans raison, les signes d’une
conciliation entre les factions rivales. En dépit de la sous-évaluation de la
capacité de nuisance du Japon et du déni de la sincérité du nationalisme
sudiste, le tableau d’Alexis constituait une source d’information assez documentée pour être distingué par le Département. Berthelot, au nom du
ministre, en accusa réception en des termes élogieux : « Je vous prie d’exprimer à M. Léger ma satisfaction pour ce travail consciencieux dont j’ai
pris connaissance avec beaucoup d’intérêt. » Ce fut le dernier compliment
officiel qu’Alexis reçut pour ses qualités de rédacteur, puisque ce rapport
fut le seul qui arriva à Paris sous sa signature. Désormais, le jeune agent,
qui avait favorablement impressionné Boppe, rédigea la quasi-totalité de la
correspondance de l’ambassade, que son chef prenait seulement soin de
signer.
Les éloges de Berthelot n’étaient pas de circonstance. Le rapport d’Alexis
fut lu, apprécié et suivi d’effets. Alors que Sun Yat Sen cherchait des appuis
auprès des puissances étrangères, ce sombre tableau marqua les esprits au
Département. Il est difficile d’apprécier dans quelle mesure, connaissant
les a priori de Paris, Alexis s’y était conformé. Des indices donnent à penser
que le jeune diplomate influença le Département davantage qu’il n’en
reçut l’influence : l’antériorité de sa prise de position sur l’évolution de la
politique française et la source presque exclusive qu’il constituait, avec
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la correspondance consulaire (qu’il avait assimilée dans son rapport), et le
lobbying convergent des représentants de la Chine du Nord, à Paris. Gout
reprit l’opinion d’Alexis, presque terme pour terme, opposant « le gouvernement central et sa loyale collaboration avec les alliés » au « mouvement
sudiste appuyé par les intrigues ennemies ». Quelques mois plus tard, en
décembre 1918, la sous-directeur d’Asie s’efforça de promouvoir cette
conception au rang de position officielle du gouvernement français. :
« Faire une petite note sur le vrai caractère des gens de Canton qui sont
tout aussi militaristes que ceux du Nord et qui en plus ont été, sont bochophiles. [...] Communiquer cette note à monsieur Deschanel et en outre à
Londres et à Washington en faisant observer qu’il serait dangereux de
nourrir par des négociations aventureuses prolongées les espoirs des nationalistes de Canton ». Ainsi, au moment que les puissances conféraient à
Shanghai dans le but de réconcilier les factions rivales, le gouvernement
français donnait à sa légation de Pékin les instructions qu’Alexis avait
inspirées.
L’influence de son rapport est d’autant mieux mesurable que ses effets
furent circonstanciels. Au début de l’année 1919, le Département
déchanta. À laisser le Japon faire et défaire la politique nordiste, Paris
n’obtenait pas la stabilité souhaitée en Chine, mais favorisait la ligne la
plus dure au sein du cabinet de Tokyo. Alexis lui-même laissa entendre
que la politique japonaise attisait la discorde entre les factions rivales ; mais
il se garda bien de rapporter cette opinion au nom de la légation, ou de
condamner cette politique, en usant du biais britannique. Il relatait seulement « l’opposition croissante des vues politiques anglaises et japonaises »
et l’agacement du ministre britannique face à la « politique déloyale du
Japon ».
Londres réclama à Paris et Washington l’envoi de forces navales pour
dissuader le Japon de poursuivre ses manœuvres belliqueuses en Chine.
Les États-Unis donnèrent satisfaction ; Alexis suivit, et incita Paris à faire
de même. Mais le Quai d’Orsay s’éloignait du Japon sans véritablement
concurrencer l’Angleterre dans sa politique sudiste. La France, qui se
contentait de la présence symbolique de son pavillon, comme garant de la
trêve, pendant que les factions rivales discutaient à Shanghai, se confinait
aux entre-deux timides. La réserve qu’elle s’imposait, face aux doléances
du parti sudiste, qui invitait les Occidentaux à contrebalancer l’influence
japonaise, la condamnait à ne pas rattraper son retard sur la GrandeBretagne, et à l’aggraver face à la politique partiale et résolue de Tokyo.
Averti des ambitions japonaises et de la menace qu’elles faisaient peser
sur les intérêts français, Alexis mettait beaucoup d’énergie à obtenir des
informations dont il ne tirait pas de grandes conséquences. Attentif aux
moyens de l’activité japonaise, y compris l’achat de la presse et des politiciens, il ne les retenait pas pour le compte de la France, faute d’une stratégie qui ne fût pas seulement attentiste. La légation avait seulement envisagé
de provisionner des fonds spéciaux en vue d’orchestrer une campagne de
presse, aux pires heures de l’affaire du Lao Si Kaı̈.
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L’éclipse de la puissance russe, qui n’avait plus les moyens de faire valoir
ses droits en Mongolie, incitait la Chine à goûter à son tour aux saveurs
de l’impérialisme ; impérialisme au deuxième degré, si les Japonais, qui
tiraient les ficelles du pouvoir nordiste, entendaient profiter au premier
chef de l’expansion chinoise en Asie centrale. Otage de ses informateurs
privilégiés à Pékin, Chinois du Nord et Japonais, Alexis salua en novembre
1919 le coup de force qui contraint les Mongols à faire « abandon de
tous les droits de souveraineté intérieure et extérieure ». Dédaigneux des
instructions du Département qui, depuis le printemps 1919, invitait la
légation à rappeler le gouvernement chinois à ses obligations contractuelles
envers la Russie, ignorant les dépêches de Maugras qui, de Sibérie, en
novembre 1919, appelait à une réaction de solidarité avec la Russie, Alexis
sympathisait à loisir avec les autorités qui l’accréditaient et croyait bon de
ne pas gêner l’aventure mongole des seigneurs de la guerre : « Il ne m’a
pas paru que j’eusse à l’heure actuelle, aucune initiative à prendre dans
cette question. » Le conquérant d’Anabase n’aurait pas justifié les droits de
la puissance japonaise avec un esprit moins nietzschéen que ne le fı̂t Alexis
dans une longue dépêche datée du 3 janvier 1920 : « La Mongolie, sous
l’autorité chinoise, réserve au Japon un champ d’action beaucoup plus
vaste et plus fécond que sous la domination sans lendemain d’un aventurier
cosaque. » Il ajoutait sans rire, sous l’influence de ses informateurs chinois :
« Quant aux Mongols eux-mêmes, on ne peut nier qu’ils aient accepté fort
passivement le fait accompli de la perte de leur autonomie. [...] Il semble
peu probable que rien les puisse sortir de leur indifférence actuelle. »
Lorsque les événements eurent bien détrompé l’auteur du rapport,
Maugras exhuma avec un malin plaisir les prophéties erronées du poète de
la légation : « un an exactement s’est écoulé (voir la dépêche du 3 janvier
[1920]), depuis que les articles grandiloquents de la presse officieuse ont
annoncé au monde que la Mongolie libérée de la contrainte que faisait
peser sur elle les Russes, reprenait avec bonheur sa place au sein de la
famille chinoise et déjà les événements se chargent de démasquer les acteurs
de cette comédie. Un mouvement d’indépendance nationale a éclaté en
Mongolie ». Cruellement démenti par les événements, le rapport d’Alexis
avait en son temps recueilli les éloges de Berthelot, « vivement intéressé »
par sa lecture. Les talents du rédacteur diplomatique s’y épanouissaient,
moins contraints que dans ses premières notes ; Alexis s’abandonnait à
parler la langue de Saint-John Perse : « Du côté mongol, les façons impérieuses du général... » Il usait de sa rhétorique, comme ce léger déplacement de l’emploi usuel d’une métaphore, pour en remotiver le sens : « Ce
chef de parti qui se taille, à grands coups d’audace. » Après le départ
d’Alexis, le contraste fut saisissant entre l’aisance et l’humour du poète,
qui avait conté l’épopée postiche du réveil national mongol (« Parti de la
Transbaı̈kalie, point de fusion ethnique entre les races Kalkas et Bouriates,
ce mouvement avait emprunté très vite, dans l’imagination de quelques
aventuriers, les proportions d’un véritable mouvement nationaliste, alors
qu’il ne dépassait pas en réalité les ambitions personnelles d’un officier de
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Cosaques »), et la maladresse de Boppe, qui reprenait la plume avec son
gros bon sens : « Il n’est pas sans intérêt de rappeler que ces abus de force
dont [les Chinois] nous accusent, ils les commettent en tout cas euxmêmes à l’égard de peuples comme les Mongols ou les Tibétains. »
Unique rédacteur de la légation, sous Boppe, Alexis tirait une sorte de
griserie à se sentir l’un des quelques Occidentaux capables de tenir la chronique de ce gigantesque morceau d’Asie, tiraillé entre les puissances impériales. L’épopée d’Anabase rend bien compte de ce qui faisait l’intérêt d’un
poste où les événements politiques prenaient une dimension continentale.
Pour autant, la participation de la Chine au premier conflit mondial fit
sentir à Alexis que son pays de résidence, microcosme de la politique internationale, demeurait en marge des événements du siècle, y compris lorsque
les décisions le concernaient.
Les alliés n’avaient aucune raison stratégique de solliciter l’engagement
de Pékin à leur côté. D’un point de vue politique, malgré leur rude concurrence en Asie, la Grande-Bretagne et le Japon demeuraient liés par un
traité qui n’en faisait pas des alliés circonstanciels, le temps de la guerre.
L’intérêt économique d’une participation chinoise au conflit, par l’apport
de la force de travail de ses coolies, ou le dépeçage des concessions allemandes, justifiait-il de convier au règlement de la paix deux voisins aux
intérêts aussi divergents ? Les milieux d’affaires français n’en doutaient pas.
La Banque d’Indochine suggéra au Quai d’Orsay de « faire entrer la Chine
dans la guerre, non comme belligérante mais comme alliée ». L’alliance
chinoise permettrait « l’internement ou l’exploitation sous séquestre » des
biens allemands et « de leurs maisons de commerce ». Pour la Banque
française, installée huit ans après la Deutsch-Asiatische Bank en Chine, la
guerre offrait l’occasion de rattraper son retard initial.
Pour diverses raisons, Berthelot milita dans le même sens, sans épargner
ses efforts pour rassurer les Japonais auxquels, il promit le soutien de la
France pour faire admettre les cinq articles que la Chine continuait de
refuser parmi les vingt et une demandes nippones. En février 1917, Tokyo
obtint la promesse franco-anglaise d’obtenir à l’issue de la guerre « la cession des droits territoriaux et des intérêts spéciaux que l’Allemagne possédait avant la guerre à Shantong et dans les ı̂les lui appartenant, situées au
nord de l’Équateur dans l’océan Pacifique ». Autant dire que les Alliés
n’avaient plus rien à promettre à la Chine, avant même d’avoir obtenu son
ralliement. Les décisions se prenaient à Paris, mais il revient à Alexandre
Conty, avec l’aide d’Alexis, de négocier ce marché de dupes à Pékin. Les
diplomates français s’entrouvèrent d’autant plus à l’aise qu’ils ignorèrent
jusqu’au mois de juin 1917 l’arrangement avec Tokyo.
De la volonté très pressante du Quai d’Orsay d’obtenir l’entrée en guerre
de la Chine, découlait une raisons supplémentaire, pour Alexis, de se
méfier de la Chine méridionale, qui y était défavorable. De là, encore, sa
dilection pour le maréchal Toan, promoteur du ralliement à l’Entente, et
pour ses affidés. Le travail de persuasion du jeune diplomate auprès des
élites chinoises, invisible dans les archives françaises, se lit en creux dans
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sa correspondance privée. Quelques jours après l’armistice, Alexis recommanda à Arthur Fontaine le ministre de la Justice de Toan, un certain
Liang Chi Chao : « Polémiste, orateur célèbre, fondateur en Chine de la
grande presse moderne, organisateur d’un des partis progressistes les plus importants, il demeure toujours pour nous celui qui a préparé l’opinion publique à
l’entrée en guerre de la Chine et qui a, comme publiciste aussi bien que comme
homme politique, aidé le maréchal Toan à la réalisation de ce programme. »
Le 14 août 1917, le gouvernement chinois déclara la guerre à l’Allemagne. Ce fut le dernier succès de Conty, quelques semaines avant son
départ. Relégué au deuxième plan pendant la négociation, Alexis revint en
première ligne pour exploiter tous les avantages de ce ralliement. En
mai 1918, il se félicita que le gouvernement chinois eût satisfait « un des
vœux exprimés par les gouvernements alliés », en interdisant « tout
commerce avec l’ennemi ». Boppe se laissait d’autant plus volontiers supplanter que son collaborateur siégeait depuis 1917 à la conférence des
ministres alliés, en qualité de secrétaire, dominant les affaires internationales avec la même aisance que la politique intérieure chinoise. En octobre
1918, il informa Paris de nouvelles exigences des Alliés envers l’un des
leurs ; la principale consistait dans « la séquestration des propriétés ennemies ». Dressant le bilan de l’alliance avec la Chine, Alexis trouvait un
solde largement positif. Au débit, il regrettait seulement l’indulgence chinoise à l’égard des « sujets ennemis » ; au crédit, il comptait le recrutement
des coolies, employés sur les chantiers navals, et la saisie de navires ennemis. Sur le plan politique, enfin, il attribuait « la bonne volonté du gouvernement central », lorsqu’il fut « saisi d’une demande tendant à faire
supprimer indirectement notre protectorat religieux », à l’engagement de
la Chine aux côtés des Alliés.
Brillant rédacteur, habile négociateur, Alexis ne possédait que des qualités devant ses chefs. Il est aisé à l’historien de lui reprocher sa vision
tronquée de la Chine. Faute de rapporter l’agitation sudiste à des motivations sensées, sinon justifiées, l’affrontement entre le Nord et le Sud semblait participer d’une anarchie fatale dans sa correspondance officielle. La
frustration des aspirations nationales, qui avaient justifié l’entrée en guerre,
et qu’avaient alimentées les promesses occidentales, n’y était pas décrite, et
la curiosité même à l’égard de la pensée occidentale n’était guère prise au
sérieux. Comment Alexis aurait-il pu pressentir l’émergence des idéologies
fédératrices, nationalistes ou communistes, dans ce relativisme général ?
La Chine méconnue du nationalisme et du communisme
Avec le recul, l’agitation étudiante et la grève générale de mai 1919
marquent la naissance d’une opinion nationaliste et l’émergence d’un mouvement communiste, inspiré par l’exemple soviétique. À cette date, ces
deux tendances luttaient conjointement contre l’impérialisme et la tutelle
des puissances étrangères. À l’échelle du séjour d’Alexis, cette « révolution »
marque une césure décisive. Pris dans le flux des événements, le jeune
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
agent qui rédigeait alors la quasi-totalité de la correspondance politique de
la légation n’y vit qu’un retour de flamme épisodique d’une opinion chinoise excédée par l’ingérence japonaise. Depuis la fin de l’année 1918,
Alexis enregistrait le rejet croissant de l’impérialisme nippon ; mais il confinait son analyse au microcosme des milieux officiels, et rechignait à jouer
les mauvais augures en liant l’agitation antijaponaise à la frustration nationale, exacerbée par le règlement de la paix.
Or la flambée nationaliste procédait du jeu de dupes dont la Chine avait
été victime à la conférence de la Paix ; le ressentiment se cristallisait autour
du Japon, qui en avait tiré profit, mais n’épargnait pas les puissances occidentales. Au début de l’année 1918, Alexis annonça le retour de Lou
Tsen Tsiang aux affaires étrangères afin de « représenter la Chine comme
envoyé extraordinaire aux grandes conférences internationales qui se tiendraient à la fin de [la] guerre ». Alexis appréciait ce diplomate de carrière
qui avait dénoué l’affaire du nonce pour ne pas sacrifier les négociations
de la paix à l’abolition du protectorat religieux français. La France et la
Grande-Bretagne, liées par leurs engagements envers le Japon, déçurent
cruellement ses espérances. Berthelot prit seulement la peine de défendre
la délégation chinoise des visées italiennes sur les concessions austrohongroises. Dès le mois de mai 1919, Pichon demanda à la légation française de prévenir toute illusion à Pékin : « Ne laissez pas ignorer aux
personnalités chinoises [...] qu’il était impossible, quelque sympathie
qu’éveillât la cause chinoise, de réviser les engagements pris. » Lou ne
trouva pas de meilleur appui auprès de Wilson, qui craignait de compromettre l’avenir incertain de la Société des Nations. Devenu père célestin,
le ministre chinois a raconté dans ses mémoires son refus de parapher cette
paix inique, en dépit des premières instructions reçues de son gouvernement. Le gouvernement chinois se rallia finalement au refus de la délégation, qui conféra un immense prestige personnel au ministre des Affaires
étrangères : « Lors de ma rentrée en Chine, vers la fin de 1919, à Shanghai,
à la descente du bateau, et dans toutes les gares où mon train devait s’arrêter, de vastes manifestations populaires, ovationnant celui qui avait refusé
de signer, témoignaient au gouvernement chinois et aux gouvernements
étrangers que j’avais interprété avec discernement les vues du pays qui,
tout entier, se déclarait avec moi. »
Alexis trouvait moins embarrassant de lier l’exaspération du sentiment
national chinois à l’humiliation reçue du Japon. Aussi bien, par un subtil
renversement de perspective, dissocié des puissances occidentales, le Japon
devenait la cause d’une révolution qui ne lui apparaissait pas comme telle.
Indépendamment de sa tendance à toujours défausser la responsabilité de
son gouvernement (ou de ses propres analyses) sur des tiers (le gouvernement de Pékin ou l’impérialisme japonais), l’interprétation du mouvement
du 4 mai 1919 délivrée par Alexis frappe surtout par son absence de curiosité pour les milieux intellectuels et leurs idées progressistes ou simplement
nouvelles.
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Il évoquait les figures intellectuelles ou les mouvements d’opinion dans
sa seule correspondance privée. Ses correspondants, plus que sa propre
curiosité, justifiaient cet intérêt. Homme de réseau, toujours, et de recommandations, Alexis présentait à Arthur Fontaine un intellectuel francophile
sous le jour le mieux capable de le valoriser : « Républicain avancé, il est
demeuré en relations personnelles avec les chefs les plus sincères des groupements
radicaux du Sud, mais à la politique militante il a toujours préféré la propagande par l’éducation. » Les réserves pointaient sous les restrictions ; même
devant Arthur Fontaine, au début de l’année 1919, Alexis ne dissimulait
pas sa prudence envers les milieux « avancés ». Un an plus tard, plusieurs
mois après la révolution de mai 1919, les « intellectuels » qu’il lui recommandait n’étaient jamais disjoints de la vie gouvernementale chinoise, par
où il les connaissait : « Ancien ministre de la Justice, publiciste célèbre et l’un
des membres les plus influents du parti progressiste qui vient de se dissoudre,
M. Lin a joué un rôle important dans l’histoire des idées au cours de ces deux
dernières années en Chine. C’est le guide le plus éclairé et le plus ardent de
l’opinion libérale au nord du Yang Tsé et son autorité est reconnue par tous
les groupements nationalistes. »
L’intérêt qu’Alexis manifestait devant Arthur Fontaine pour l’émergence
d’une opinion nationale, guidée par des intellectuels « libéraux », n’était
peut-être pas joué, mais le diplomate ne le manifesta jamais dans sa correspondance officielle. Le contraste est particulièrement sensible, en octobre
1919, lorsque Alexis recommande le même personnage à Fontaine, son
protecteur idéaliste, et à Berthelot, son chef froidement réaliste. André
d’Hormon, fils naturel d’un écrivain fameux, ce qui, disait-on, lui avait
barré l’accès du Quai d’Orsay, était un orientaliste pittoresque, enseignant
nonchalant de l’université de Pékin, homosexuel entouré de mignons, ce
qui incita les adversaires d’Alexis à en faire un compagnon de débauche.
Cet ami, sésame idéal pour s’ouvrir les milieux intellectuels, était confiné
devant Berthelot à de strictes qualités linguistiques, sans compétence politique : « Ramené peu à peu, au cours de cette guerre, dans notre champ
d’action, il a été plus ou moins bien utilisé selon les régimes qui se sont succédés
à la légation. Il est bien un peu ce que Bolingbroke appelait “un marchand
de mystères”, mais c’est en somme un bon démarcheur et un interprète de
premier ordre. » Devant Fontaine, ce libéral était pris au sérieux, et offrait
l’occasion d’un exposé politique dont le prophétisme devait surtout à la
complaisance d’Alexis envers des idées qui n’étaient pas tout à fait les
siennes, ou qu’il n’endossait jamais en sa qualité de diplomate :
Nous avons toujours travaillé en contact. Nous sommes pleinement d’accord
sur l’orientation libérale qui doit être délibérément imprimée à la politique
française en Chine, surtout après la fin de la guerre et de la solidarité interalliée
avec le cabinet militariste de Pékin. L’éveil des forces démocratiques dans toute
la Chine, la formation d’une opinion publique et, d’une façon générale, l’aspiration à la réalité d’un régime parlementaire – la coı̈ncidence enfin d’un réveil du
nationalisme antijaponais, et partant antimilitariste en Chine –, autant de faits
que l’on ne peut plus méconnaı̂tre sans sacrifier gravement l’avenir à l’immédiat.
L’erreur serait particulièrement grave de notre part, en raison de notre situation
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spéciale de voisins dans le Sud, mais, plus généralement, de l’influence morale
dont nous recueillons le bénéfice gratuit parmi les libéraux maı̂tres de l’avenir.
Alexis, qui pouvait défendre toutes les idées, s’employait surtout à empêcher que la France n’offrı̂t prise au mécontentement immédiat. « La révélation des accords secrets de février-mars 1917, dont le Département vient
de nous confirmer l’existence par son télégramme 189, écrivait-il le 24 mai
1919, avait déjà créé dans toute la Chine un malaise que les Japonais
s’efforcent d’exploiter au mieux de leurs intérêts en détournant contre les
Occidentaux une partie du ressentiment populaire chinois. » Avec ces
lignes s’arrêtaient son analyse du mouvement du 4 mai. Au mois de juin,
sa très riche correspondance reprit son cours habituel, chronique de la
politique intérieure chinoise, bruissant seulement des échos de la « réorganisation du cabinet », des tiraillements entre le Nord et le Sud, et, au sein
du parti nordiste, de la confrontation des modérés et des radicaux.
Après avoir longtemps suivi la politique anglaise, la France enregistra le
nouveau leadership japonais avec une lucidité impuissante, sans faire fond
sur le nationalisme antijaponais ni même soupçonner l’émergence d’un
communisme chinois, anti-impérialiste par essence. Le 19 mai, Alexis rédigea pour le Département un compte-rendu de l’entretien de son chef avec
le vice-ministre des Affaires étrangères chinois : « La décision de la conférence de Paris, m’a déclaré M. Tcheng Loh, nous jette dans les bras du
Japon en nous laissant à la merci de sa seule générosité 15. »
A posteriori, Alexis fut mieux à l’aise avec ces mouvements qu’il n’avait
pas deviné sur le vif ; datant de janvier 1917 une lettre rédigée dans les
années 1960, il prophétisait devant Berthelot qu’une déception des espoirs
chinois sur le Shantong profiterait au communisme soviétique. À la publication de la Pléiade de Saint-John Perse, quelques journalistes avisés s’émurent de cette lettre à Berthelot, qui annonçait, dès janvier 1917, « la marche
finale de la communauté chinoise vers un collectivisme proche du communisme léniniste le plus orthodoxe ». Lénine n’était alors qu’un obscur exilé
politique en Suisse, dont la pensée était loin d’être assez connue pour avoir
déjà justifié la création du terme « léninisme ». Spéculant sur « l’orientation
massive du tout asiatique dans un sens ou dans l’autre de la géopolitique
future », le faux prophète commettait un nouvel anachronisme, employant
un terme qui n’apparaı̂trait que sept ou huit ans plus tard.
Alexis était le premier conscient de sa cécité de jeune diplomate ; les
critiques qu’il adressait, un demi-siècle plus tard, à la communauté à
laquelle il avait appartenu (malgré le soin qu’il prenait pour s’en démarquer), sonnaient comme une forme de secrète autocritique : « C’est à hauteur d’horizon qu’il faut dès maintenant tenir le regard, sans trop d’égards
pour le passé ni même le présent. C’est en tout cas bien au-dessus de la
vision de ce corps diplomatique de Pékin, qui s’est forgé depuis quinze
ans, dans les limites du quartier diplomatique, un mode de vie propre et
très particulier [...]. D’où l’isolement, l’inattention et la paresse d’esprit
des plus vieux chefs de mission étrangers à qui leur corps d’interprètes ne
sert à rien politiquement : ils seront toujours surpris par l’événement,
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tournés qu’ils sont, en dilettantes, vers une Chine antique, dont les assises
leur semblent immuables. Je les entends toujours spéculer sur la formation
rurale du peuple chinois comme une garantie de stabilité sociale contre
toute évolution future. »
Dans l’action, il avait trouvé un censeur non moins sévère en la personne de Gaston Maugras. À la légation de Pékin, Alexis ne soupçonnait
pas davantage la naissance du communisme chinois qu’il ne prêtait attention au libéralisme nationaliste. Il est vrai que deux fois infidèle au prophétisme marxiste, le communisme chinois qui émergeait avec le mouvement
du 4 mai, naissait dans un pays rural, accouché par de jeunes intellectuels
bourgeois, au terme d’une lutte plus nationale que sociale. Depuis longtemps, la revue fondée par l’universitaire Chen Duxiu, Xin Qingnian, au
sous-titre français, La Jeunesse, appelait pourtant les étudiants à renverser
les traditions qui empêchaient le pays de se régénérer. Mais Alexis n’avait
jamais trouvé le temps d’évoquer cette revue, qui exerçait une profonde
influence sur la jeunesse chinoise. Ne croyant pas en l’efficace de l’agitation intellectuelle, son scepticisme était si grand qu’il ne prenait pas la
peine de l’exprimer ; il se lit seulement dans le cruel négatif offert par
la correspondance de Maugras, qui prenait un malin plaisir à contredire
son rival.
Aussi bien, prenant pied à la légation, alors qu’Alexis la désertait, dans
les premiers mois de l’année 1921, Gaston Maugras abreuvait le Département de télégrammes à propos des thèses « anarchistes chinoises ». Il y
avait là un fait exprès : cultiver un champ que le talent d’écrivain
d’Alexis avait laissé en friches. Affectant d’opposer sur le terrain neutre de
la rhétorique deux visions de l’effervescence intellectuelle, Maugras démolissait méthodiquement la thèse de son rival. La dispute offrait au moins
l’avantage, pour le Département, de recevoir la première analyse du mouvement du 4 mai, dix-huit mois après les événements ! Témoin horrifié de
la révolution russe, en Sibérie, Maugras considérait la question communiste avec grand soin : « À côté de [la] contagion des idées russes, il semble
qu’il y ait aussi une sorte de génération spontanée des doctrines anarchiques parmi les jeunes générations ! [...] Les universités, les écoles, sont
devenues comme naguère en Russie des foyers d’idées subversives fumeuses
où se mêlent le communisme et l’anarchisme. Il s’y mêle aussi une dose
de xénophobie encore discrète mais qui pourrait facilement s’accroı̂tre car
à des esprits simplistes des États étrangers apparaissent volontiers comme
des exploiteurs de la Chine 16. »
Pressentant l’espoir d’« un bouleversement total d’où ait chance de sortir
un ordre nouveau », Maugras donnait la parole à son contradicteur
détesté pour mieux démonter ses arguments : « d’aucuns prétendent que
cette fermentation ne mérite pas qu’on lui attribue d’importance parce
qu’elle n’atteint pas les campagnes et que le monde rural c’est presque
toute la Chine ». On jurerait qu’il avait entendu cette objection dans la
bouche de son rival, qui y répondit à cinquante ans de distance, pour
mieux s’en absoudre dans sa correspondance fictive avec Philippe Berthelot :
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« le cliché de la formation rurale chinoise ne tient pas : c’est une préparation comme une autre au grand collectivisme social et le peuple chinois
est bien celui qui porte en lui, par nature, le plus vieux sens de la mutualité ». Plus clairvoyant que le poète, Maugras avait terminé son télégramme
par sa propre vision, antithèse de celle d’Alexis, et représentait la Chine
en pleine parousie révolutionnaire : « d’autres soutiennent qu’en fait de
mouvements sociaux les campagnes ne comptent pas, les villes seules
importent. Ils montrent la propagande subversive exercée par les étudiants
sur les ouvriers et les soldats et ils prétendent que ce mouvement, tout
inorganisé qu’il soit, tout dépourvu de chef, tout dénué de moyens, pourrait bien un jour ou l’autre provoquer quelque secousse alarmante dans le
pays ».
Pour autant, la cécité d’Alexis n’était pas complète ; en août 1919, il
avait annoncé à Berthelot de proches bouleversements, pour mieux justifier
son maintien en Chine : « J’aime aujourd’hui ce pays, et s’il me fallait vraiment le quitter maintenant, je regretterais infiniment d’y être venu deux ans
trop tôt, tant je suis persuadé que les deux années à venir vont être décisives
pour la Chine. »
Alexis attendait des événements qui étaient déjà advenus mais qu’il ne
savait pas voir, faute d’élargir le champ de sa curiosité à l’émergence d’une
opinion publique, dont il apprendrait l’importance auprès de Briand. Avec
quelle fierté, pourtant, Alexis ne se représentait-il pas en explorateur initié
des mystères chinois !
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VII
Tout concilier dans la coulisse chinoise
« Son double destin d’homme de songe et d’action »
Alexis posait volontiers au mage initié aux mystères chinois. Mais en
guise de coulisses, il fréquentait surtout celles du quartier diplomatique et
des milieux officiels, introduit par sa maı̂tresse mandchoue. Venu pour
écrire, il rédigeait des rapports en se délectant des subtilités de la vie politique chinoise. Il avait en vue une combinaison pour tout concilier, volupté
de puissance et disponibilité de poète. L’échec de sa nomination au poste
de conseiller privé du gouvernement chinois précipita son départ.
Pénétrer la coulisse chinoise
L’isolement des concessions étrangères n’aidait pas à se représenter la
réalité chinoise ; le péril, pour les diplomates, tenait dans l’illusion d’avoir
percé le mystère.
Raide, encore, à Paris, Alexis s’assouplissait aux rites du corps diplomatique, dans des fonctions de représentation qu’il affectait de dédaigner.
« Les obligations mondaines sont précisément ce dont je m’acquitte, dans le
cadre diplomatique, avec le plus d’automatisme et d’ennui », confiait-il à
Berthelot. Il multipliait pourtant les occasions d’être reçu en additionnant
à ses fonctions de secrétaire d’ambassade celles de secrétaire du corps diplomatique, de la conférence des ministres alliés et des réunions secrètes des
représentants des six grandes puissances. Alexis moquait ces charges, qui
lui valaient de fréquenter le gratin diplomatique, mais il les signalait volontiers ; à son départ, il recopia avec une satisfaction d’écolier les éloges reçus
du doyen du corps diplomatique, pour les communiquer à Paris. Devant
Berthelot, Alexis en parlait plus crûment : « J’attends donc, en continuant à
faire la cuisine insipide d’un Doyen amnésique et aboulique. »
Il faut encore descendre d’un degré dans l’échelle de l’intérêt politique
pour évoquer les fonctions d’Alexis en qualité de membre, puis de président de la commission administrative du quartier diplomatique de 1918 à
1921. Dans ces fonctions de syndic, consistant à présider « de minutieuses
petites commissions administratives », il prit la succession d’un diplomate
italien, qui l’a croqué dans ses mémoires. Daniele Varè, dont Alexis s’amusait de la paresse, était surtout reconnaissant au jeune Français d’adoucir
ses relations avec le tumultueux Alexandre Conty. L’Italien se souvenait
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
d’un jeune diplomate à la fois distingué et excentrique, qui le frappait par
sa philosophie et sa maturité. Son aspect juvénile contrastait singulièrement avec le sérieux de sa mise et de ses propos, quand il évoquait l’élan
patriotique du peuple français à l’heure de la mobilisation générale. S’il
ne détestait pas étonner par une forme d’anticonformisme dandy, Alexis ne
transigeait jamais avec les conventions vestimentaires, préférant la surenchère au risque d’être snobé. Les photos de ses années chinoises montrent
un jeune homme à la mine toujours compassée, dont la longueur élégante
du pantalon méprisait la poussière de Pékin, arborant des guêtres claires
dont l’usage tombait en désuétude.
À défaut d’envergure politique, le poste de syndic offrait à Alexis un
point de vue supplémentaire sur le monde des expatriés, qui lui était plus
familier que celui des classes moyennes chinoises. Tout cela serait parfaitement anecdotique si Alexis ne s’y mesurait pas une fois encore contradictoire. Parti en Chine pour sauver en lui le poète, il s’accablait de tâches
chronophages, qu’il isolât d’un cordon sanitaire le quartier diplomatique
menacé par une épidémie de peste ou qu’il y interdı̂t les fumeries d’opium.
Il ajoutait à ces emplois celui de nègre de la légation, à qui incombait la
rédaction des principaux discours du ministre de France. Dans une lettre
fictive à sa mère, Saint-John Perse se souvenait d’« un grand discours
patriotique, morceau d’éloquence officiel et de littérature d’apparat à faire
pleurer tous les pompiers du monde dans leur casques – œuvre naturellement du premier secrétaire, pour mon malheur personnel cette année ! ».
Il feignait la crainte d’être découvert « (Si mes amis littéraires de Paris ou
d’ailleurs entendaient jamais cela !) », mais, scrupuleusement attaché aux
textes, même secrètement parodiques, dont il était l’auteur, il avait
conservé des extraits du discours rédigé pour le 14 juillet 1918 : « le culte
même de nos morts ne nous saurait distraire des vivants, ni nous faire oublier
le tribut de gratitude que nous devons à ceux qui combattent. »
Très introduit dans le milieu expatrié, Alexis cultivait spécifiquement
quelques relations françaises qui lui décryptaient la Chine à bon compte :
Toussaint, magistrat colonial, conseiller juridique auprès de la légation de
France « avec compétence de grand juge consulaire sur tout le ressort judiciaire de nos consulats en Chine avant l’abolition du régime des Capitulations » et traducteur du Décret de Padma tibétain ; Staël-Holstein, Pelliot et
Bacot, orientalistes de premier rang ; ou d’Hormon, moins réputé, moins
scientifique, mais médiateur incomparable. Ce personnage de la communauté française en incarnait la mémoire ; il demeurait quand les diplomates
passaient. Les communistes finirent par l’expulser ; il termina sa vie à l’abbaye de Royaumont. Mais il était encore à Pékin, vingt ans après le séjour
d’Alexis, lorsque les Hoppenot recueillirent son témoignage sur cette
période, fameuse pour son atmosphère de dépravation : « D’Hormon parle
de la “grande époque” celle où les étrangers, en poste à Pékin, dépensaient
sans compter à l’exception des diplomates français dont les traitements ne
comportaient aucune perte au change, où le directeur de la Banque Industrielle de Chine remplissait de champagne le bassin de sa maison et priait
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Tout concilier dans la coulisse chinoise
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ses invités de s’y désaltérer comme à une source ; une époque où un de
Hoyer se faisait servir par des éphèbes nus où Mmes de *** se rendaient
dans une maison réservée de Tien Men, où, un jour, à court d’amusements
elles sortirent dans la rue, racolant les passants, conservant le gibier le
moins sordide pour des fins que l’on devine. Ainsi les Européens libéraient
leurs instincts les plus bestiaux, en répudiant, sous les yeux des Chinois,
toutes les conventions ».
Devant Berthelot, Alexis se montrait blasé, mais il n’approchait pas sans
prudence les milieux décadents qui prospéraient à la soudure des élites
européennes et chinoises. À lire sa correspondance avec d’Hormon, Alexis
se méfiait de ses talents d’entremetteur. L’homosexuel raffiné n’était pas
pour rien dans sa liaison avec la princesse mandchoue : « Il nous faut
annuler notre soirée de samedi, et il faut surtout m’excuser : j’avais complètement perdu mémoire, hier, d’un engagement antérieur. Aussi bien cela vautil mieux, pour l’instant, car vos airs énigmatiques m’ont salement impressionné
et vous auriez bien été capable, avec vos goûts de magicien et votre machiavélisme sentimental de metteur en scène, avec votre obstination surtout, de me
servir Wou-Yé au dessert comme une agréable surprise de cotillon. » Une certaine tradition orale veut qu’Alexis accompagnait d’Hormon dans les
bordels masculins, sinon par goût, au moins par curiosité pour la sophistication de la culture érotique chinoise. Il est vrai qu’en s’entourant de
mystère, en attribuant le rôle le plus cyniquement utilitaire à ses conquêtes
féminines, Alexis prêtait le flanc aux rumeurs. L’Étranger d’Anabase, à qui
l’on apporte des femmes stériles (bréhaignes, dit le poète), provoque cette
interrogation ambiguë : « Et peut-être aussi de moi tirera-t-il son plaisir. (Je
ne sais quelles sont ses façons d’être avec les femmes.) » Le jeune secrétaire
d’ambassade, devenu le tout-puissant secrétaire général du Quai d’Orsay
sans avoir pris femme, déroutait l’ancien représentant du Japon en Chine,
retrouvé à Paris : « Sugimura, fort intriqué par le fait que Léger soit resté
célibataire, lui en a demandé la raison (mariages et ascendances étant à la
base des préoccupations extrême-orientales), il n’en a reçu que cette
réponse : “Ma mère interroge le Seigneur et brûle des cierges pour qu’il
exauce son vœu... la pauvre femme !” » De fait, Alexis ne se maria qu’en
1958, dix ans après la mort de sa mère...
Épris de normalité, conventionnel jusque dans sa volonté de surprendre,
Alexis proclamait se méfier des invertis dans les postes à responsabilité,
« disant qu’ils n’avaient pas les nerfs agencés normalement et qu’on ne
pouvait se fier à leur solidité en cas de crises graves ». Il entrait dans la
rumeur de son homosexualité, née à l’époque de son règne au Quai d’Orsay, une évidente volonté de nuire.
Alexis ne craignait pas le scandale, si l’époque y tendait. Dans le milieu
faisandé du corps diplomatique, il remportait un franc succès avec ses
numéros de spiritisme, qu’il pratiquait depuis le temps de son adolescence,
où il était en vogue. Plus tard, à Paris, il se vanta plaisamment de l’usage
politique qu’il avait tiré de ces pratiques : « Il faisait tourner les tables
devant les membres du gouvernement chinois et orientait par ses réponses
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– ou du moins le prétendait-il, la politique du cabinet. » L’usage
surtout mondain, au sein de la communauté des expatriés ; il avait
gagné à ces pratiques le très pieux ministre de France, s’attirant
remontrances faites en chaire » du curé de la paroisse, au dire de
Chauvel.
était
ainsi
« les
Jean
Avec les femmes, comme avec ses chefs, Alexis essayait ses pouvoirs de
séduction. On connaissait son regard, sa fixité naturelle, l’usage qu’il en
faisait. Au témoignage de la femme du ministre du Portugal à Pékin, « les
dames nouvellement arrivées redoutaient son regard lourd, gênant, insistant ». Il emporta au moins un succès avec la fameuse Wou-Yé, la femme
du général Dan Pao-Tchao ; l’usage moins sentimental que politique de
ce trophée mandchou n’échappait à personne, pas même à la principale
intéressée. Elle se confia quelques années plus tard à Hélène Hoppenot :
« Il ne m’a jamais aimée, mais je lui ai été utile, parlant devant lui sans
me méfier : il apprenait ainsi tout ce qui se passait dans les milieux chinois. » Saint-John Perse ne présentait pas sous ce jour utilitaire une liaison
qui tenait selon lui du conte oriental. Devant Pierre Guerre, la générale
Dan était « une princesse mandchoue » : un jour, étendue, elle s’est assoupie. Alors Saint-John Perse a pris une plume et l’a dessinée. [...] Autrement, si elle n’avait pas été endormie elle n’aurait pas voulu. Alors elle a
fait un poème amoureux sur leur nuit et l’a inscrit sur le dessin. » Ce
dessin ornait les murs de sa résidence varoise, à la fin de sa vie.
Le portrait dessiné dans une lettre fictive à sa mère relève encore du
merveilleux oriental, s’il est plus précis ; on y apprend que la générale était
d’« une grande et vieille famille mandchoue [...]. Son père, haut dignitaire
de la Cour impériale, était, en 1900, ambassadeur en Chine à Paris, au
moment de l’affaire des Boxers ». À Pékin, figure incontournable, elle était
devenue, « dame d’honneur de l’impératrice mandchoue Tseu-hi, maı̂tresse des cérémonies de la présidence de la République ». À l’avènement
de la république, en 1911, elle avait trouvé son « salut de mandchoue en
acceptant, finalement, d’épouser un Chinois, un jeune officier de l’armée
sudiste ». Devenu général, Dan, que ses compatriotes avaient « surnommé
“l’homme le plus bête de Pékin” », selon Hélène Hoppenot, donnait un
tour vaudevillesque au conte oriental : « D’Hormon m’a souvent parlé de
Léger qu’il a beaucoup fréquenté pendant son séjour en Chine ; ils allaient
dı̂ner chez les Dan-Pao Tchao, dans l’intimité, faisant la partie du général.
De fréquentes migraines forçaient Madame à se retirer dans sa chambre.
Léger, impassible, continuait à jouer puis, se souvenant brusquement de
ses études de carabin, demandait au mari l’autorisation d’aller voir la
malade. Il passait alors ses cartes ou ses pions à d’Hormon qui n’osait
rien dire. Enfin ils revenaient ensemble et elle disait – “Je me sens mieux
maintenant... ” »
Parfois la pièce s’emballait, et Alexis n’y comprenait plus rien ; en
témoigne cette lettre à d’Hormon : « J’ai reçu une visite étrange et gauche
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de Dan Pao-Tchao qui ne m’a parlé que de la santé de sa femme. Cet état de
santé (crises nerveuses, dit-il, et je ne sais quoi d’autre dont je n’ai pu me
rendre compte) l’aurait décidé à faire appeler aujourd’hui même Dipper. Je ne
puis donc plus envoyer Bussières [le médecin de la légation] même en ami.
Voulez-vous me rendre le service de passer à la fin de l’après-midi chez WouYé et me dire sincèrement ce qu’il y a derrière cette comédie ? »
Jamais le mari ne justifia les craintes d’empoisonnement que nourrissait
Conty ; à Lilita, maı̂tresse autrement envoûtante, Alexis raconta qu’il recevait impunément la femme mariée « à la légation de Pékin, et un rare jour
de pluie d’été, on put voir son mari le général, attendant près de la porte
abrité par un large parapluie de papier huilé, que sa femme voulût bien
sortir de chez son amant ». Il est certain qu’Alexis profita de cette liaison
pour « connaı̂tre un monde où il brûlait de pénétrer, ne pouvant gaspiller
son temps à étudier la langue chinoise ». Si la générale était pour le diplomate « une collaboratrice, un intermédiaire et même une traductrice précieuse », la mondaine et coquette en profitait réciproquement pour
recueillir de son amant tous les potins qui agitent le monde des légations.
Elle fut surtout utile à Alexis en le mettant « en rapport avec les personnages influents du régime ainsi qu’avec les membres de l’opposition et,
seul Européen, il fut averti quinze jours avant du coup d’État qui se tramait
contre le président Li ». Ce fut l’heure de gloire d’Alexis.
La seule missive des Lettres d’Asie, avec la lettre à Gide (celle à Monod
est antidatée de quatre ans), à n’avoir pas été remodelée ou entièrement
écrite pour les besoins de l’édition de la Pléiade, se trouve être une farce,
pastiche de dépêche diplomatique chinoise. Cette « relation respectueuse »,
exhumée des archives de la légation par Hoppenot, quelques années plus
tard, partage, avec le fameux mémorandum européen, le rare privilège,
pour un document diplomatique, de prendre place dans la Pléiade. C’est
assez dire qu’Alexis était capable de facétie et de drôlerie, autant que de
sérieux et de manipulation. L’insolence de l’écrivain était serviable au
diplomate, dont on aimait qu’il fût détaché et souriant.
Il est vrai que le pastiche, saturé de figures de style, possédait assez de
qualités littéraires pour justifier son entrée dans la Pléiade. Le zeugme y
tenait une place de choix : « Les meubles étaient de reps et la pendule de
Bavière. » Au terme d’une interminable accumulation, mimant la vie et le
désordre de la scène chinoise, Alexis autorisait Saint-John Perse à user
d’une métonymie pleine de grâce : « À l’arrière-plan le chœur des figurants,
et, parmi le vacarme des cigales, des choucas, des pintades et des pies, le
croassement des corbeaux, l’aboiement des chiens de race, les murmures
d’un grand arbre chargé de voisins. »
Le texte n’en demeurait pas moins politique, qui ne témoignait pas
seulement d’un épisode de l’histoire chinoise (l’éphémère restauration
impériale de Pou Yi, le « dernier empereur »), mais aussi de la façon subtile
dont Alexis désarma la fureur de son chef, en dédramatisant son rôle dans
l’affaire. Si l’on suit le récit mondain dont il amusa ses amis, vingt ans
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plus tard, en organisant la fuite de la famille que le président destitué avait
abandonnée derrière lui, le jeune diplomate n’avait pas obéi aux ordres de
son chef, comme veut le faire croire la « relation respectueuse ». Il aurait
agi de sa propre initiative, surpris par le coup d’État dans la ville tartare,
comme la femme et les concubines du président. Plus exactement, c’est
mandaté par la générale Dan, et aidé par elle, qu’Alexis aurait réussi l’exfiltration de la famille présidentielle jusqu’au quartier des légations, provoquant la fureur d’Alexandre Conty, qui refusa d’héberger les femmes à la
légation, obligeant son subordonné à leur céder sa maison : « Il retourna
chez Conty et supplia : “Logez-moi sous votre toit. Il ne faut pas maintenant que l’on m’accuse de coucher avec elles !” Quand l’ex-président Li
fut averti de l’arrivée de sa famille, il consentit à héberger les deux concubines mais non point l’épouse légitime et les enfants qui restèrent pendant
un mois dans la maison du pauvre Léger. Il dut même prélever sur son
traitement la note de leurs frais de séjour. Quand Li revint au pouvoir “la
France eut une face magnifique” mais les réfugiés ne se montrèrent pas
généreux. En tout et pour tout, Léger reçut la photo du président dans un
cadre d’argent ! » Au reste, Li ne résista pas à l’épisode, et fut bientôt
remplacé. Quant à savoir laquelle des deux versions, écrite pour Conty ou
racontée à ses amis, est la moins fabulée...
En somme, la Chine interdite aux Occidentaux qu’Alexis se flattait de
connaı̂tre ne lui était accessible qu’à travers le filtre d’autres Européens, ou
des personnages évoluant à la lisière des deux mondes, à l’image de WouYé, dont les relations se confinaient à un étroit milieu officiel que l’Histoire
était sur le point de balayer. Que dire de sa familiarité avec les marges
désertiques de l’empire ? La traversée du Gobi fondait le mythe du poète
des grands espaces vierges ; elle entrait dans la composition du personnage de diplomate aventureux, qui fascinait les journalistes du récit de ses
voyages périlleux, sauf ceux de Je suis partout : « M. Léger aime à narrer
ses voyages d’esthète à travers la Chine. Il raconte comment il a parcouru
le désert du Gobi et comment il y fut initié aux rites de la magie tibétaine. » L’épopée alimentait la discussion du séducteur mondain, enfin, à
qui la princesse Bibesco écrivait, enamourée, quelques années après son
retour de Chine : « J’ai regretté votre absence au bal Beaumont – non pas en
tant que Sagittaire –, mes flèches sont demeurées sagement dans leur carquois.
Mais pour le plaisir de vous entendre me parler du désert de Gobi, dans ce
lieu qui n’avait rien du désert et pas même les mirages ? »
Henri Hoppenot, qui dégonfla quelques légendes persiennes pour le
critique Maurice Saillet, ramenait l’épopée mongole à ses réelles proportions : « Alexis Léger a traversé, une fois, en auto, le désert de Gobi, se rendant
de Pékin à Ourga avec deux amis français qui furent les miens, quinze ans
plus tard. L’expédition ne dura qu’une dizaine de jours. Les périples dans les
mers de Chine ou la Polynésie ne sont pas moins imaginaires 1. »
La sensibilité d’Alexis était assez impressionnable pour que quelques
jours de désert suffissent à féconder une œuvre aussi monumentale qu’Anabase. La Politique de Pékin, d’assez pauvre inspiration pour consigner le
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moindre événement survenu dans le microcosme des expatriés, rapetissait
les dimensions de l’épopée en la rangeant cruellement dans la rubrique
« excursions » : « le 10 mai [1920], un groupe de Français comprenant
MM. le président Toussaint, Léger, Docteur Bussière, et Picard-Deslete
partira en excursion pour Urga. Son absence sera d’environ dix jours. » Le
23 mai 1920, au retour des Français, le lecteur de La Politique de Pékin
apprenait que les voyageurs avaient « fait route en même temps que le
général Hsu Chou Tchang dont l’escorte n’occupait pas moins de dix
automobiles marchant de front »...
La Chine d’Alexis demeurait celle de ses contemporains, fascinés par ce
miroir où redéfinir l’identité de l’Europe, abı̂mée dans la guerre ; Malraux
ne faisait pas différemment en rapportant de Chine, en 1926, une narcissique Tentation de l’Occident, si critique fût-elle. Sur le motif, l’ancien
président du Conseil Paul Painlevé, dont Alexis guidait la mission en
faveur des relations franco-chinoises, ne parlait-il pas de « si lointaine
Chine » et de « Chines mystérieuses », s’adressant aux Chinois eux-mêmes ?
Tout concilier
« Quitte finalement la Chine après avoir décliné l’offre d’une situation
de conseiller diplomatique auprès du gouvernement chinois » : c’est ainsi
que la biographie de la Pléiade clôt les années chinoises. La vérité est
exactement inverse. Pourquoi s’être complu à un mensonge inutile en
apparence ; qui aurait pu reprocher à Alexis d’avoir guigné ce poste ? Il y
allait d’un réflexe psychologique : nier, jusqu’à l’absurde, ce qui le contrariait. Sa dénégation montre le prix que le jeune diplomate attachait à ce
projet, pour tout concilier, la vie politique qu’il goûtait passionnément, et
la poésie qu’il révérait pieusement. Le mensonge défendait l’image du
Janus revendiquée par Alexis à mesure que croissaient ses responsabilités
administratives. Le diplomate dévoué à sa tâche, pas plus que le pur poète,
ne souffraient le soupçon de dilettantisme ; Alexis démentait avoir jamais
voulu concilier ses deux visages dans une vie totale, en Chine. C’est pourtant le dessein qu’il avait poursuivi, usant de toutes les ficelles pour obtenir
le poste de conseiller privé du gouvernement chinois qu’un certain Padoux
occupait à Pékin.
Le coq avait déjà deux fois chanté sur le reniement de la littérature pure,
lorsque Alexis avait marqué sa préférence pour une carrière politique plutôt
que consulaire. À dire vrai, le coq s’égosillait. En février 1918, Alexis
réclama longuement à Hélène Berthelot ce que son mari ne paraissait pas
pressé de lui obtenir, non sans un peu de chantage, pour forcer son aide :
« J’ai fait entièrement remise de ma carrière entre les mains de votre mari.
Pour suivre un conseil qu’il m’avait donné lui-même jadis, que Claudel n’a
cessé de me répéter, et que j’ai beaucoup regretté de n’avoir pas suivi, je lui ai
demandé de me faire titulariser dans le cadre diplomatique, comme secrétaire
de troisième classe, avec ceux de ma promotion. [...] Les combinaisons sont
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assez nombreuses pour qu’on y puisse trouver satisfaction pour tous et il n’y a
aucun intérêt à utiliser les agents contre leurs goûts. Le mien est très net : le
service diplomatique. Seul un séjour en poste pouvait m’éclairer sur ce sujet.
C’est fait. »
Berthelot ne prit qu’une demi-mesure, en transformant son intérim à la
légation de Pékin en titularisation pour la durée de la guerre, dans les
fonctions de deuxième secrétaire ; « Vous m’avez affranchi de l’instabilité. Je
vous en remercie », lui écrivit Alexis. Mais il revint à la charge, la guerre
terminée, au début de l’année 1919 : « Vous m’avez écrit il y a un an de
patienter pour mon passage dans le cadre diplomatique jusqu’à ce que vous
soyez en situation de le faire admettre. Mon goût n’a point changé, non plus
que ma décision de m’en remettre à votre appréciation finale. [...] J’avoue
aussi avoir été influencé surtout par l’insistance de Claudel qui a tout fait à
plusieurs reprises pour me détourner à temps du cadre consulaire et a tenté
résolument de vaincre mes appréhensions au point de vue fortune en exprimant
ses regrets personnels de n’avoir pas su envisager une carrière à la Saint-Aulaire,
au prix de gérances en Amérique du Sud. » La figure de Claudel était convoquée à chacune de ces plaidoiries : elle attestait de la possibilité de mener
une vie de poète sans renoncer à une carrière proprement diplomatique.
Seulement, ce choix n’allait pas sans problème : il n’enrichissait guère
le poète, ni le lui laissait le loisir d’écrire à sa guise. D’un point de vue
financier, Alexis n’avait pas mal calculé son affaire en partant à Pékin,
poste largement plus rémunéré que n’importe quelle fonction parisienne à
sa portée. Seulement la dépréciation du franc ruinait ses revenus, dans un
pays où le coût de la vie dépendait du dollar. Le franc 1914, qui valait
près de dix-huit francs 2001, était tombé à onze de ces francs, en 1917, et
ne cessa sa dégringolade qu’au terme des années chinoises d’Alexis, à cinq
francs, en 1920. C’était une fameuse décote, laissant le franc à 28 % de sa
valeur d’avant guerre ; Alexis en représentait les effets, sans fausse pudeur,
devant son protecteur, qu’il égratignait de son ironie amère, dans les derniers jours de l’année 1919 : « Il n’y a plus à parler de change. Après que
vous vous soyez vous-même intéressé à cette question, tout ce qui pouvait être
obtenu a été obtenu, et si nous ne pouvons avoir le change fixe comme tous
nos collègues étrangers et comme les fonctionnaires de la guerre et des colonies,
c’est évidemment qu’il y a là quelque difficulté budgétaire insurmontable. [...]
En un mot, si je supporte cette année une trentaine de mille francs, ce sont là
des rentes d’un million de capital liquide – que je n’ai pas. J’ai dû déjà
vendre des terres aux Antilles, et une petite ı̂le, où je pensais bien finir un
jour. »
Cette ultime plainte, qui prenait la forme d’un chantage sentimental,
n’était pas gratuite ; elle venait à l’appui de sa requête, qui devait régler ses
problèmes financiers : obtenir un poste de conseiller politique du gouvernement chinois. Un an plus tôt, en janvier 1919, c’est par ce biais qu’il
avait introduit son projet de détachement qui lui aurait permis de demeurer en Chine sans s’appauvrir, goûtant aux délices de la politique sans
renoncer à la poésie : « Je viens de supporter, comme tout le monde en Chine,
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deux années de sacrifices pécuniaires assez lourds, accrus encore de 50 % de
perte de change. Je ne puis compter sur les indemnisations dérisoires du Département, et j’ai dû d’autre part renoncer ces jours-ci même à la presque totalité
de mes ressources personnelles au profit de deux de mes sœurs, pour aider ma
mère à surmonter les embarras que lui a créés cette guerre. »
En août 1919, Alexis évoqua encore ses difficultés financières, laissant
entendre à son protecteur, qui était avant tout son mécène, ses raisons
impérieuses, c’est-à-dire littéraires, de demeurer en Chine : « Je ne peux
[...] plus tenir matériellement. [...] Je ne peux pas. Simple fait. C’est la faillite
et c’est folie de s’y enfoncer davantage. Je veux pourtant m’attarder encore en
Chine et j’en ai besoin. »
Alexis avait d’abord recherché diverses prébendes pour compenser les
aides insuffisantes du Quai d’Orsay. Pendant un an et demi, depuis le
milieu de l’année 1917, il s’était démené pour obtenir une indemnité de
cinq cents francs mensuels (environ cinq mille cinq cents francs 2001), du
gouvernement général de l’Indochine, au titre d’une collaboration à son
information politique. Conty s’était paternellement penché sur l’affaire, dont Martel avait eu l’idée à la suite d’un voyage d’étude sur place 2.
L’affaire transita dans les bureaux de l’administration coloniale à Hanoi ;
le directeur des affaires politiques était favorable au principe, le directeur
des finances n’y était pas opposé, mais rien n’advenait. Martel, à son tour,
soutint les espoirs d’Alexis. Ses interlocuteurs n’étaient plus dans les mêmes
dispositions ; la langueur de l’administration coloniale laissait place à une
hostilité de principe, qu’une note interne donne à voir comme largement
corporatiste : « Il y a ici des fonctionnaires qui pour la même solde dont le
travail qu’on leur demande faire ou qui leur incombe naturellement. J’ai
toujours estimé inopportun le don gratuit d’une allocation de six mille francs
[annuels] à M. Léger, lequel n’aura avec le gouvernement de la colonie dont
il ne doit dépendre en aucune manière que les rapports qu’il voudra bien
avoir. C’est une prébende pour secrétaire d’ambassade et pas autre chose. Si
l’Indochine estime nécessaire la présence d’un de ses agents à Pékin, c’est un
Indochinois qu’elle devra y envoyer. »
Pékin obtint finalement gain de cause, en octobre 1918, mais Alexis
n’en profita pas, l’allocation revenant à l’interprète de la légation, à charge
de traduire les articles de la presse chinoise traitant des affaires annamites.
Boppe reprit l’affaire à son compte, en faveur de l’agent à qui allait sa
préférence, mais ses efforts demeurèrent vains. Le problème financier restait entier pour Alexis. Pour forcer une solution, du côté de son protecteur
parisien, il agita la menace d’une sortie prématurée de la Carrière, fort des
offres bancaires qu’il recevait de différents côtés. En août 1919, il se flatta
d’être désiré par la Banque russo-asiatique, aussi bien que par la Banque de
l’Indochine : « Ce qui me fait le plus hésiter, ce n’est pas tant le changement
complet de métier que la nécessité de rompre complètement avec les Affaires
étrangères. Ce ne serait plus une étape, mais une fin. Et cela me semblerait
presque, si les mots ne me trompent, une défection personnelle envers vous. Je
vous dois tout aux Affaires étrangères, et vous y constituez pour moi, tant
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que vous y êtes, la vraie force morale qui puisse me donner goût à ma vie
professionnelle. Je ne vous demande votre aide de ce côté-là qu’en tout désespoir
de cause. »
Sans attendre la réponse aléatoire à sa lettre, que les torpilles allemandes
avaient pu arrêter, Alexis avait sollicité l’avis immédiat de son protecteur
par un télégramme ; sans surprise, Berthelot déconseilla la carrière bancaire. Alexis se félicita d’avoir vérifié la solidité de son attachement, et
embraya sur le poste de conseiller privé qui aurait tout arrangé : « Il faut
m’excuser, je vous prie, de m’être ainsi laissé aller à vous faire juge d’une
décision que j’avais à prendre seul. L’offre de la Banque russo-asiatique,
complètement inattendue pour moi, aurait pu répondre à mon insu à quelque
suggestion d’ordre général du Quai d’Orsay et Bénac avait pu avoir l’occasion
de vous en parler. Il me répugnait, d’autre part, tout acculé que je fusse par
une situation pécuniaire, de faire peut-être figure de transfuge à vos yeux, en
me décidant à votre insu. Plus simplement, la chose a été pour moi instinctive.
Je me félicite aujourd’hui de cette correspondance : elle m’a fourni un élément
suffisant de décision en me fournissant l’amorce du nouveau projet que vous
voulez bien m’aider à mettre officiellement sur pied.
En suivant son conseil, Alexis avait pris des droits sur son protecteur. Il
la faisait valoir, tout en subtiles dénégations :
Entre l’offre immédiate de cette situation bancaire et l’espoir d’une situation
de Conseiller chinois qui me permettait de demeurer au service des Affaires
étrangères, je n’ai pas hésité. Si j’ai lâché la proie pour l’ombre, croyez que je ne
m’attarderai pas à la stérilité du regret et que je vous demeurerai simplement
reconnaissant d’avoir fait plus étroit et vivant le lien qui m’attache à vous, en
vous occupant de mon sort comme vous l’avez fait. »
Alexis avait goûté aux joies de l’action politique, dans des fonctions
auxquelles l’éloignement de Paris conférait une autonomie et une importance sans égales. L’ampleur de sa tâche, due au manque de personnel et
à la confiance de ses chefs, l’avait tôt happé dans un rythme qui laissait
peu de temps à l’écriture ; or Alexis n’avait pas renoncé à œuvrer sur le
motif.
En partant en Chine, Alexis n’avait pas plus rompu avec le milieu littéraire qu’il ne l’avait fait en entrant dans la Carrière. Il avait laissé sur leur
faim ses admirateurs, mais il leur écrivit pour leur annoncer son retour. Il
savait que Berthelot alimentait la chronique parisienne d’échos chinois où
son nom revenait, auréolé de ses exploits politiques et aventureux, serviables à sa figure du poète des lointains. Alexis ne manquait pas, d’ailleurs,
de faire sa propre publicité littéraire devant son protecteur : « Je vois parfois
mon nom sur des feuilles de garde de revues jeunes qui se frayent leur route
jusqu’ici, mais je n’y suis pour rien. Et cela ne m’irrite même pas. Car je n’ai
plus l’âge des grandes répugnances, qui nous asservissent au fond à ce qui nous
répugne. »
Sur place, Alexis cultivait d’ailleurs une nouvelle relation littéraire,
Segalen, qu’il avait rencontré à Bordeaux en 1914, avec Claudel. Devant
Alain Bosquet, après avoir prétendu pendant quinze ans ne pas l’avoir
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croisé en Chine, Alexis finit par admettre l’avoir fréquenté, mais en sa
qualité d’archéologue, sans avoir jamais rien partagé de littéraire avec un
poète dont il considérait sévèrement l’œuvre de pure « culture ».
La relation privilégiée qu’Alexis entretenait avec Philippe Berthelot et
les bénéfices administratifs qu’il en tirait se justifiaient par l’œuvre littéraire
que le jeune homme portait en lui et qu’il devait produire à son retour. Il
le disait explicitement à Hélène, sur le mode coutumier de la négation :
« Je publierai après cette guerre deux œuvres étranges et sombres qui décevront
l’attente de mes amis. » « Étranges » et « sombres » : il n’y avait rien là qui
pût mieux satisfaire aux exigences de singularité et d’indifférence aux succès
immédiats qui fondaient la légitimité du pur poète. Avec Philippe, il était
plus allusif, stimulant sa curiosité, sans se lier : « Si mon affaire [...] réussit,
je suis prêt à passer encore trois ans ici après congé en France. Solidement
établi dans cette capitale astronomique du monde qui est Pékin, avec l’Asie
centrale à ma gauche et la mer Pacifique à ma droite, ah ! certes je puis durer,
sans plus jamais vous ennuyer – m’ensevelir un moment dans tout ce Loess de
Chine pour essayer d’y faire quelque chose de français, c’est-à-dire d’amusant. »
La première fois qu’Alexis avait proposé ce marché à son protecteur, qui
devait lui permettre de ne pas gaspiller son capital chinois, et le valoriser
sur ses deux versants, par un poème qui célébrât l’Asie et un métier qui
lui permı̂t d’exploiter sa familiarité des milieux politiques, il avait préféré
une sincérité immédiate à des aveux contournés : « [cette situation], peutêtre moins intéressante professionnellement, me fournira du moins le minimum
de loisir que je n’ai jamais pu trouver depuis deux ans et que j’emploierai à
m’acquitter littérairement de ce dont j’ai à m’acquitter et qu’il m’a fallu
jusqu’ici réserver ». On imagine la gêne d’Alexis à cette confession transparente. Aussi bien, par la suite, à chacune de ses nombreuses relances, il
préféra des allusions moins engageantes. Pour obtenir de son mécène la
position enviée, il apaisait sa frustration de n’être pas poète, don qui manquait à la riche panoplie de ses talents, en feignant de croire qu’il pouvait
aussi bien s’exprimer dans l’action publique que dans les livres, flattant les
« signes certains d’une force croissante entre [ses] mains » : « Je sais que l’emploi de cette force anime tout ce qui vous entoure et tient de vous, qu’elle porte
équitablement hommes et choses à plus d’audace, de sélection et de bonheur
d’expression. Exigences, comme un Art. »
Ponsot, auréolé par son prestige de premier chef, au service de la presse,
avait probablement inspiré le projet d’un détachement auprès d’un gouvernement étranger, qu’Alexis caressait probablement dès son départ de Paris.
« Pas d’autre moyen, écrivait-il à Berthelot, que de me faire mettre en marge
pendant quelque temps. Ponsot a connu ça au début de sa carrière. Toute autre
perspective m’acculerait bientôt à la nécessité de quitter les Affaires étrangères
pour entamer résolument une vie d’affaires. » En effet, lorsqu’ils s’étaient rencontrés, en 1914, Ponsot n’était parisien que depuis deux ans, après avoir été
détaché sept ans auprès du gouvernement siamois. Prémédité, exposé à son
protecteur après deux années de séjour, en janvier 1919, le projet d’Alexis ne
cessa de l’occuper pendant ses deux dernières années chinoises. À peine assuré
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de l’échec de la combinaison, il rompit avec la Chine, rentra à Paris, et se livra
sans réserve à la conquête des plus hautes responsabilités.
Dans sa longue lettre de janvier 1919, Alexis laissa entendre à Berthelot
que « le poste de conseiller de Padoux » était susceptible de se libérer « d’un
moment à l’autre » s’il pouvait obtenir « une situation équivalente en Turquie
ou dans tout autre pays méditerranée ». La suite des événements révéla que
ces velléités de départ avaient été grossies par Alexis ; il le laissa d’ailleurs
un peu entendre à son chef, en lui demandant de saisir « la première
occasion » ou de la « faire naı̂tre » au besoin. Il évoquait encore la possibilité que la Chine engageât « de nouveaux conseillers étrangers pour la création
d’organismes administratifs nouveaux ». Alexis songeait enfin aux « organismes internationaux » qui naı̂traient de la conférence de la Paix. Berthelot
fit au plus simple, et sonda la position de Padoux en télégraphiant à
Boppe : « Certaines indications venues de source chinoise autorisent à
représenter la situation de M. Padoux comme médiocre auprès du gouvernement chinois, et son autorité par rapport au service qu’il serait susceptible de rendre à l’influence française comme très réduite. » Il ajouta que
« le nom de M. Léger, secrétaire de la légation, [avait] été suggéré comme
particulièrement sympathique ». Las ! Boppe ne confirma pas les informations d’Alexis, qui exhortait Berthelot à n’avoir « aucun scrupule envers un
homme aussi antipathique que l’intéressé, être égoı̈ste et parfaitement stérile,
d’une sécheresse d’esprit qui ne le cède qu’à la sécheresse de cœur ». Au
contraire, le ministre de France répondit au télégramme de Berthelot par
l’éloge le plus vif de Padoux : « Il ne m’a jamais paru que la situation
de M. Padoux auprès du gouvernement chinois fût diminuée ni que son
remplacement fût désiré et je ne verrais qu’avantage à ce qu’il pût continuer à séjourner à Pékin et à y rendre service à l’influence française. »
Alexis s’empressa de télégraphier à Berthelot, puis de lui adresser une
longue lettre, pour expliquer cette distorsion : « Le discrédit où [Padoux]
est tombé ici à force d’inutilité et de sclérose est chose assez publique pour que
Boppe s’imagine avoir rédigé à son sujet un télégramme ostensiblement ironique. Cette réaction, hypocritement favorable à Padoux, n’en est pas moins
très regrettable pour moi, et le mal est peut-être irréparable. C’était en tout
cas une lâcheté de vieil agent de répondre ainsi, quand on pense tout le mal
que Boppe pense de la situation de Padoux en Chine. »
Le prix littéraire qu’il attachait au projet justifiait pour Alexis toutes les
manipulations, jusqu’à la diffamation. Le jugement intime qu’il attribuait
à Boppe n’était pas vérifiable (il avait pris soin, de surcroı̂t, de porter ses
coups en l’absence de l’intéressé, évitant une possible contre-attaque), pas
plus que cette explication : « Boppe a cru flairer là un piège à son endroit
personnel, tendu par les amis de Padoux, qu’il tient pour son successeur désigné
dans l’esprit du ministère. Il le croyait encore à Paris et a rédigé un télégramme
avec la certitude qu’il lui serait communiqué. Même s’il l’avait su déjà en
mer, il aurait craint encore à Paris ses amis supposés, c’est-à-dire tous les
anciens tunisiens, dont Pichon lui-même. » Alexis attribuait enfin la péroraison du télégramme à l’influence de Maugras, qui avait profité de son
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absence de Pékin pour « affoler l’imagination débile de Boppe, le persuader
de remanier son télégramme et lui ajouter notamment une phrase finale décisive en faveur de Padoux ». Laquelle constituait un verdict de Salomon :
« Il serait certainement très important pour le Département et pour la
légation que le gouvernement chinois demandât la collaboration de
M. Léger, mais pour d’autres fonctions que celles que remplit actuellement
et si utilement M. Padoux. »
Même à trouver une belle « monnaie d’échange », pour « dédommager
l’intéressé », selon le vœu d’Alexis, l’option semblait compromise. Pour la
forme, Alexis continua d’accabler le titulaire du poste qu’il convoitait. Afin
d’exciter l’ardeur de son protecteur, il le représentait assez grossièrement
en adversaire aussi opiniâtre que médiocre, s’employant à le rendre détestable à Berthelot : « Reuters présente parfois votre nom accolé à celui de
Clemenceau. Les Chinois s’en étonnent. Padoux s’était acharné, avec son petit
ton péremptoire, à vous présenter ici comme annihilé, rayé d’un trait de plume
par Clemenceau : le grand homme vous écartait de tout, s’était même opposé
à votre titularisation à la Direction Politique, etc. Padoux était vraiment
beau à voir quand il parlait de votre assouplissement. »
Plaisir gratuit : Alexis n’espérait plus supplanter Padoux, à la fin de l’année
1919, s’il envisageait encore la création d’un poste sur mesure : « Si mon sort
ne se règle pas à l’arrivée de Lou Tseng Hsiang, je ne sais plus qu’attendre ici. Une
succession de Padoux apparaı̂t désormais trop problématique et trop lointaine :
Padoux met du vin en cave, place son argent, range ses livres érotiques et paye un
chauffeur nègre à sa femme après lui avoir fait un enfant. Tout cela sent bien le
parti pris de Pékin. » Entre-temps, Alexis avait obtenu de Boppe qu’il se rattrapât de sa prudente et fatale neutralité du mois d’août. En octobre, le
ministre de France avait bien voulu signer un télégramme pour Paris, largement inspiré par son adjoint. À défaut du poste de Padoux, aux Affaires
étrangères, Alexis guignait la création d’un poste équivalent à la présidence
de la République. En raison de la présence de Lou à la conférence de la Paix,
Boppe suggérait une intervention directe du Quai d’Orsay, à Paris : « Le nom
du candidat devrait être aussitôt prononcé. Ce vœu, transmis directement de
Paris par M. Lou Tseng Hsiang, ne manquerait pas de retenir l’attention du
président Hsu, personnellement soucieux en ce moment de s’assurer les
bonnes grâces des gouvernements occidentaux. Il m’appartiendrait ici de
poursuivre l’affaire ainsi amorcée, l’initiative ne pouvant être prise à Pékin
sans discréditer l’intéressé. »
Berthelot s’exécuta de bonne grâce, usant des arguments soufflés par
Alexis. La machine à négocier démarra, les Chinois exigeant une contrepartie
à la satisfaction de cette requête : « M. Lou m’a promis, dès son arrivée à
Pékin, de faire la proposition au président ; il m’a dit qu’il croyait pouvoir
compter sur son acceptation. Et il a ajouté que la personnalité de M. Léger
était particulièrement sympathique. En même temps il a rappelé combien le
gouvernement chinois attacherait d’importance à avoir un consul en Indochine, en raison de ses intérêts et du nombre de ses nationaux. Je lui ai promis
de saisir de nouveau de la question le gouvernement général de l’Indochine. »
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Boppe trouva dans les jours suivants mille bonnes raisons d’obtenir des colonies « la satisfaction depuis longtemps réclamée par la Chine ». Alexis ne s’en
portait pas satisfait pour autant : « Toute mon appréhension porte maintenant
sur la maladresse, la passivité et l’extrême timidité de Boppe, qui limiteront son
action au simple balbutiement d’un vœu. [...] Formuler une demande, c’est pour
lui l’abandonner à sa vertu germinatrice. » Sans illusion sur son chef, et se
méfiant de la mainmise de Maugras sur la légation, en cas de brusque dégradation de la santé de Boppe, Alexis conjuguait joliment ses regrets : « Conty
eût transfiguré le vœu de Paris, Martel l’eût marchandé, Boppe le transmettra,
Maugréas l’escamoterait ou le déformerait. »
Boppe n’épargna pourtant pas sa peine, fortement pressé, il est vrai, par
un télégramme de Berthelot, inspiré par Alexis... Il fit lui-même acte de
candidature, bluffant à plaisir devant le ministre chinois : « M. Boppe me
dit qu’il vous a écrit en ce qui concerne la question de la nomination d’un
conseiller politique français à la présidence de la République. Cette question
s’est posée à l’heure même où je m’apprêtais à regagner d’urgence Paris pour y
assumer des fonctions qui m’y étaient réservées. Les télégrammes privés que j’ai
reçus sous le ministère Pichon et qui viennent d’être renouvelés par M. Millerand m’ont décidé à sacrifier tous avantages professionnels dans ma carrière
diplomatique française pour me tenir à la disposition de Son Excellence M. le
Président Hsu Che Tchang 3. »
La démission fracassante de Lou rendit un peu de sa fierté à la Chine
mais ruina le projet d’Alexis : le ministre transmit le dossier à ses services,
sans plus s’en occuper. En février 1921, Berthelot espérait encore obtenir
gain de cause contre la promesse d’un consulat chinois en Indochine. Mais
Maugras, le nouveau maı̂tre de la légation, suite au déclin physique de
Boppe eut beau jeu de faire valoir au Département l’inégalité de l’échange :
« Je me demande s’il ne conviendrait pas, en échange de la création à
laquelle le gouvernement chinois attache tant d’importance de Consulat
chinois en Indochine, de chercher à obtenir de lui quelque avantage qui
fût d’une réelle utilité pour l’Indochine. » Insolent à loisir, il porta le coup
de grâce en réclamant l’arbitrage des colonies, dont il n’ignorait pas l’hostilité de principe.
Alexis n’avait plus qu’à partir.
Autoportrait d’Alexis en Chine
Devant Hélène Berthelot, à la fin de son séjour, Alexis se peignit en
homme endurci par ses années chinoises, renforcé dans son égoı̈sme, moins
dupe, plus solitaire. Il était parti écœuré par la médiocrité des hommes, il
en revenait amusé : « Chère Amie, est-il vrai que je revienne de si loin ?...
Peau tannée, cœur brûlé et beaucoup de bonne humeur [...]. Par ailleurs, la
vie m’a durci contre les hommes : puissé-je un jour trouver l’emploi de cette
dureté contre ceux qui m’écœureront trop. » Affranchi d’une livraison insupportable à sa liberté, il clôturait l’âge sentimental et affichait son appétit
de pouvoir devant Philippe Berthelot : « C’est une belle vie, nous dit Pascal
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dans son Discours sur les passions, que celle qui commence par l’amour et
finit par l’ambition. » Un homme part, un autre revient. Alexis admettait
ce truisme en écrivant à Hélène Berthelot, Saint-John Perse le contestait,
qui se voulait immarcescible. Il reforgeait la lettre qu’il avait adressée à
Misia Sert, en septembre 1916, pour la publier comme une lettre d’adieu
à la Chine, datée de 1921. Cette inversion laissait entendre qu’il ne s’était
rien passé en plus de quatre années de Chine : « Je pars parce que je ne
suis pas encore en paix avec l’odeur sauvage de ce monde, qui est une
grande et sombre et forte chose. Je pars aussi parce que j’ai épuisé l’intérêt
professionnel du poste qui m’avait été confié 4. »
Son meilleur autoportrait ne fut pas dessiné sur le motif, mais à un
demi-siècle de distance, dans une lettre fictive à sa mère : « Je ne sais quelle
vie m’attend à Paris. J’aurai peut-être à y combattre. J’y lutterai avec les
armes que j’ai et saurai suppléer à celles que je n’ai pas. Je connais maintenant le marché des hommes et la vie m’a durci. Ma plus grande force,
personne ne s’en doute, est d’ailleurs dans mon détachement secret et dans
mon manque total d’ambition – contrairement à tout ce que l’on pense et
que l’on pensera toujours de moi. » Le vieillard ressuscitait sans peine,
pour ne s’en être jamais libéré, sa hantise de virilité qui l’habitait depuis
sa jeunesse : « Que mon beau-frère vienne seul à la gare m’embrasser et
me donner, d’homme à homme, de vos premières nouvelles à tous. »
Rétrospectivement, dans une lettre fictive à son oncle Jules Damour,
Alexis prenait la mesure de l’occasion manquée de « tout concilier » en
Chine, en évoquant très indirectement le projet qu’il avait abandonné en
mordant à l’ambition politique : « J’aurai bien d’autres occasions de penser
ici à Alexis Damour, qui abandonna la diplomatie pour se consacrer scientifiquement à ses recherches de minéralogiste. » Il confessait par là le sens
de sa fuite chinoise, qui aurait dû lui permettre, loin des siens, de leurs
désirs et de leurs ambitions, seul devant sa vocation et ses plaisirs, de tout
concilier de ses rêves de puissance immédiate et de sa quête de vérité
poétique. L’échec de la combinaison idéale de conseiller du gouvernement
chinois le ramenait en France avec le matériau d’Anabase, mais aussi avec
une ambition politique trempée dans la certitude de ses talents et de ses
pouvoirs de jeune diplomate. Moins fidèle à lui-même qu’il voulait le
croire, il était parti en Chine avec un projet, il en revenait avec un autre.
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II
LE MAGE DE LA RÉPUBLIQUE (1921-1940)
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VIII
La volonté de puissance
La rencontre avec Briand
À quoi songe Alexis sur le chemin du retour ? Fidèle à sa philosophie
de pionnier, il rentre sans revenir sur ses traces : il boucle un tour du
monde en traversant le Pacifique, via Honolulu, sous le vague prétexte
d’encombrement de ligne sur la route de Suez et de problèmes de santé,
avec la double bénédiction de Boppe et du médecin de la légation. Entre
New York et Le Havre, il fête ses trente-quatre ans. À quoi pense-t-il ?
Deux mois de voyage, c’est assez pour faire défiler un peu plus de quatre
années de souvenirs ; il reste encore du temps pour songer à l’avenir. Durci,
il a trouvé dans l’insuffisance des autres les raisons de nourrir assez d’ambition pour vouloir basculer dans les cadres diplomatiques et mener une
carrière politique. Mais il est trop orgueilleux pour n’être qu’ambitieux.
Pourquoi désirer quelque chose quand on peut tout avoir ? Ce sont les
circonstances qui lui offrent Briand, puis le lui dérobent ; c’est son talent
de se l’attacher durablement, comme il a apprivoisé Poincaré et Herriot.
Le 6 juin 1921, Alexis touche terre française pour la première fois depuis
plus de quatre ans, si l’on refuse de croire, comme les archives nous y
obligent, à ses errances en Polynésie. Les bons sauvages de la nouvelle
Cythère, récitant, sans le comprendre, le pur français de Racine, composaient l’un des tableaux obligés de ses récits de voyage. L’image servait la
grandeur du diplomate, honoré comme un vice-roi des Indes dans ces ı̂les
lointaines ; elle illustrait l’art du poète, qui goûtait le mélange adéquat de
sophistication culturelle et de primitivisme insulaire. Il se trouva certaine
presse complaisante, à la nomination d’Alexis au secrétariat général, pour
déduire de cet improbable séjour une expertise politique de l’Océanie...
Extrapolations rêvées à Honolulu, peut-être : à cette pointe du triangle
polynésien, une grève eut le bon dos d’immobiliser le voyageur pendant
trois semaines ; il les consacra à la cueillette de quelques savoureuses anecdotes océaniennes. Du même acabit, la fureur de l’ambassadeur Jusserand,
soi-disant essuyée à Washington. La vieille carrière s’indigna peut-être des
vagabondages du jeune diplomate nonchalant, elle ne lui fit pas l’honneur
de le lui dire en face, puisque Alexis traversa le continent de San Francisco
à New York, puis l’océan de New York au Havre, sans jamais passer par
Washington. Il arriva à Paris début juin, pour quelques mois de congé.
Alexis embrasse sa mère et ses sœurs parisiennes, il se repose à Vernon,
dans la vallée de la Seine, il séjourne en Italie où s’est mariée Paulette.
Fut-il chargé par l’ambassade de France à Rome d’acheter des journalistes
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
italiens, dont un certain Benito Mussolini ? C’est le récit improbable
qu’Alexis offrit cinquante ans plus tard à sa femme ; sans doute le nom de
Mussolini, et peut-être son achat, avait-il été évoqué devant le jeune diplomate, au cours d’une visite à l’ambassade romaine, quelques mois avant
la marche triomphale du dictateur.
Frustré d’avoir raté la conférence de Versailles, Alexis glissa devant la
veuve Boppe, à qui il continuait d’écrire des lettres charmantes, qu’on le
pressait de bien vouloir participer à celle de Washington. Il prétendit plus
tard que la conférence l’avait surpris en Amérique, au hasard de son retour
de Chine. En réalité, il reçut probablement de Berthelot le même conseil
que Pousot, qui revenait comme lui de l’étranger : « N’y retournez pas,
partez avec Briand aux États-Unis. Il ne vous connaı̂t pas et ce sera mieux
ainsi. » Berthelot fortifiait son équipe en l’imposant à Briand ; Alexis voulait monter ; tout s’accordait pour associer le jeune homme à la conférence
pour la limitation des armements.
Happé par l’ambition professionnelle, Alexis n’oubliait pas ses amis littéraires. De Chine, au début de l’année 1921, il avait annoncé son retour,
gommant son éclipse et son silence d’une formule commode. Il l’avait mise
au point en janvier, pour Arthur Fontaine, qui se situait au carrefour de
ses amitiés politiques et littéraires : « Je ne crains pas de vous que vous vous
mépreniez sur mon silence : l’année asiatique est faite d’une seule journée et le
silence y peut ressembler fort à une veille. » En février, à l’usage de Rivière,
il avait perfectionné l’image qui soustrayait le poète cosmique à la
commune mesure du temps : « L’année est faite d’une seule journée, la vie
est faite d’une seule année. » Puis : « C’est hier que je m’entretenais avec
vous au meilleur de l’amitié. Je vais rentrer. Je vous verrai. » Il avait trouvé
la formule magique qui lui fit pardonner ses éclipses et réapparitions, au
gré de ses envies et de ses besoins : « J’ai grandement honte de mon silence.
Ne doutez point de mon affection : j’en aurais simplement de la peine. J’ai eu
votre lettre de Suisse. Je me suis tu. » Alexis renversait son sentiment de
culpabilité à la charge de son débiteur. Rivière ne lui en tint pas rigueur.
Il aurait pourtant pu se plaindre d’apprendre son retour par un tiers :
« Mon cher ami, Gallimard me prévient que vous êtes à Paris. C’est une
grande joie ! [...] Comment allez-vous ? Je me réjouis de tout mon cœur de
vous revoir. » Entre-temps, Gide avait reçu le même service, d’Honolulu :
« Je sais que vous n’êtes pas homme à vous méprendre sur mon silence. La vie
est faite d’une seule journée. »
Alexis revoit Gaston Gallimard, il dı̂ne avec Paul Claudel, dans les derniers jours d’août, avant l’embarquement du glorieux aı̂né pour le Japon.
Valery Larbaud est contacté, et revu, avant qu’Alexis ne reparte pour la
conférence de Washington, à l’automne. Son plus fidèle admirateur lui
présente une dame, « qui désire [le] connaı̂tre », Marie Laurencin peut-être.
Le charisme chinois du poète, et le long jeûne qu’il a imposé à ses amis,
le font apprécier sur le marché littéraire et mondain. Son crédit poétique
et le prix de son amitié se mesurent aux lettres d’introduction dont
Morand le gratifie, à la veille de son départ pour Washington. Encore une
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fois un ami l’offrait à une dame, enchâssé dans les plus galantes épithètes :
« Si vous êtes assez bonne pour lui faire l’honneur de le recevoir, vous goûterez
le raffinement de son esprit et son charme, j’en suis sûr. Léger ne vous parlera
que des pays lointains où il a toujours vécu ; ou de l’Europe seulement pour
vous dire combien vous êtes regrettée et attendue. » Morand l’introduisait
aussi auprès d’un certain « Antoine ». Il s’agissait peut-être du prince
Bibesco, qui raconta avoir goûté Éloges quand le diplomate « écrivait sous
le nom de Saintléger Leger à la Nrf » ; Morand lui demandait de le recevoir
comme « un atlas poétique et un être exquis, et vivant, en notre époque de
funérailles et sépultures 1 ».
C’est sous ce signe de vitalité, teinté d’anti-intellectualisme, qu’Alexis
conquit Briand et relança sa carrière. Aucun historien de la conférence de
Washington n’y a observé le rôle, même latéral, d’Alexis. Les mémorialistes
ont entériné, en revanche, la légende de sa rencontre avec Briand, sur le
Potomac, rencontre qu’Étienne de Crouy-Chanel, son fidèle adjoint dans
les années 1930, comparait sérieusement à « une sorte de chemin de
Damas ». Alexis se serait « rendu compte qu’il pouvait jouer un rôle, et un
rôle de premier plan, dans la vie politique et diplomatique de son pays ».
Le jeune diplomate n’était pourtant pas mandaté pour jouer un rôle politique à cette conférence sur le désarmement ; il avait été intégré à la délégation française comme simple expert de la chose asiatique, utile pour
discuter des prétentions navales du Japon. Alexis venait surtout en qualité
de protégé de Berthelot ; c’est ainsi qu’il apparaissait probablement à
Briand, qui savait le goût pour la Chine et la littérature moderne de son
ancien directeur de cabinet, nommé secrétaire général du Quai d’Orsay
quelques mois plutôt. Le progressisme de Briand s’amusait du modernisme
de Berthelot, qui aimait provoquer la vieille carrière en protégeant les
artistes et littérateurs d’avant-garde.
Il n’est pas saugrenu de se demander le regard qu’Alexis portait sur
Briand, en 1921. On aurait tort de se représenter le président du Conseil
d’alors comme l’apôtre de la paix dont on se souvient aujourd’hui, artisan
du rapprochement franco-allemand, à Locarno, en 1925, instigateur du
traité de renonciation à la guerre, à Paris, en 1928, et inspirateur trop
précoce d’une Europe unie, à Genève, en 1929. Aurait-il été, en 1921, ce
doux pacifiste arpentant l’Europe, il n’est pas sûr qu’il aurait séduit
Alexis, dont rien n’indique qu’il échappait à l’esprit chauvin de l’époque.
Mais l’ancien avocat bohème, antimilitariste et anarchisant, puis guesdiste,
jaurésien enfin, avait présidé le gouvernement de la France de Verdun et,
rappelé par Millerand, au début de l’année 1921, préconisé l’application
sans faille du traité de Versailles. D’accord avec Lloyd George, il avait
fait saisir les trois villes clés du bassin de la Ruhr, Düsseldorf, Ruhrort et
Duisburg, et s’en était justifié sans complexes devant la Chambre, en mars
1921. S’il le fallait, il abattrait « une main ferme sur le collet de l’Allemagne ». Ce n’est qu’à la veille de s’embarquer pour Washington que Briand
avait infléchi son discours. Le gouvernement allemand l’y inclinait, qui
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cédait sur le principe des réparations, et ouvrait des négociations économiques avec la France. Mais la raison principale de ce changement de ton,
dont on ne pouvait prévoir qu’il serait durable, tenait à l’invitation du
président Harding à conférer du désarmement, à Washington, au mois de
novembre 1921. Briand avait décidé de prendre la tête de la délégation
française pour intéresser le président américain aux affaires européennes,
et sensibiliser la nation qui s’était détournée de la SDN à la sécurité de la
France. Privée de la garantie anglo-saxonne prévue par le traité de Versailles, que Wilson n’avait su faire ratifier par le Sénat américain, la France,
première puissance militaire d’Europe, passait dans l’opinion américaine
pour une nation au bellicisme intempestif, exploitant abusivement les
clauses d’un traité de paix trop sévère à l’égard de l’Allemagne. On n’attrape pas les mouches avec du vinaigre. Le 9 octobre 1921, Briand prononça dans sa circonscription de Saint-Nazaire un discours aux accents
pacifistes : « Aucun pays n’a plus que le nôtre le désir de limiter ses charges
militaires. » Il enfonçait un coin dans la majorité du Bloc national, en
démontrant l’ineptie d’une politique de coercition qui, sans procurer à la
France le paiement des réparations dues par l’Allemagne, lui coûterait pour
rien la solidarité anglo-saxonne.
Impossible de savoir comment Alexis appréciait l’évolution de Briand.
Il était sensible, sans doute, à son charme personnel. Nullement poseur,
ni autoritaire, le président du Conseil avait les yeux bons et rieurs, les
bacchantes affables, un éternel mégot se consumant à ses belles mains ; son
costume mal coupé et son air négligé inspiraient ce mot à Anna de
Noailles, qui participait à la transhumance des mondaines, à chaque session
genevoise, et se mêlait à la délégation française à l’hôtel des Bergues : « Si
ce n’est pas le ministre, c’est un cambrioleur ! »
Pour mesurer l’écart entre le Briand qu’Alexis aborda en 1921 et celui
qu’il servit de 1925 à 1932, il suffit de brasser son courrier de ces périodes
respectives. Gilbert Peycelon, son tout dévoué secrétaire particulier depuis
1906, à qui Morand trouvait « l’air d’un patron de bistrot », s’occupait de
sa correspondance avant sa rencontre avec Alexis. Elle bruissait de mille
rumeurs de complots ourdis par l’Église, l’Action française ou les puissances de l’argent. Après 1925, le courrier de l’inamovible ministre des
Affaires étrangères, généralement dévolu à son directeur de cabinet, rendait
un son plus moelleux. Un Briand non pas embourgeoisé, puisque le
ministre résista jusqu’à sa mort aux séductions du confort matériel, mais à
la carrière faite, affranchi des questions intérieures, tout entier dévoué à son
combat pour que la paix européenne devienne la meilleure garantie de
sécurité pour la France. Avant qu’Alexis fût pour quelque chose dans cette
évolution, il lui fallut approcher le président de la délégation française.
Emmanuel Berl a livré douze ans plus tard le récit le plus fameux de
la rencontre entre le ministre et l’agent anonyme, dans un article de
Marianne publié à l’occasion de la nomination d’Alexis au secrétariat général, le plus haut poste du ministère. Berl y racontait comment deux mots
du ministre avaient séduit le jeune homme. « D’abord par une phrase sur
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la liberté qu’il convenait de laisser à l’indigène. Ce besoin physique de
liberté, même chez autrui, liait du premier coup Léger à Briand. Deuxième
moment, plus décisif encore. Briand contait des anecdotes. Les personnages de sa suite disaient : “Monsieur le Président, il faut écrire tout cela,
ou le dicter...” Briand n’écoutait déjà plus. Il regardait un arbre et rêvait. »
La suite de la scène a été réinventée par Alexis lorsqu’il joignit l’article de
Berl à l’hommage à Saint-John Perse dont il organisa la publication. Honneur à Saint-John Perse, en 1965, laissait voir une version postdatée et
remaniée de l’article. Là où Berl prêtait à Briand le mot, le poète vitaliste
se l’appropriait : « Leger dit : “Allons donc ! Un livre, c’est la mort d’un
arbre.” L’amitié de Léger et Briand était scellée. Briand, rentrant en France,
ne le ramena point, il l’enleva. »
La légende prospéra ; dans l’entre-deux-guerres, déjà, Alexis s’appropriait une formule, que les proches de Briand avaient pourtant entendue
dans la bouche du ministre. Daniélou rapporte, dans un portrait publié en
1935, qu’à « celui qui lui demandait un jour en [sa] présence s’il écrirait
ses mémoires, Aristide Briand répondait : “Je ne voudrais pas que les feuillets qui seraient nécessaires pour imprimer mes mémoires pussent coûter la
vie à un seul arbre de nos si belles forêts.” » À l’inverse, Georges Bonnet,
qui posait en héritier de Briand, prétendait tenir du ministre lui-même la
version arrangée par Alexis : « Aristide Briand nous avait raconté comment,
pendant la conférence du désarmement, à l’occasion d’un voyage en bateau
sur le Potomac, il avait découvert Alexis Léger : le bateau glissait entre des
rives couvertes d’érables rouges. Briand contait des anecdotes. Les personnages de sa suite disaient : “Monsieur le Président, il faut écrire tout cela
ou le dicter.” Briand dit au jeune secrétaire accoudé au bastingage : “Vous
entendez. Dois-je écrire mes mémoires ? ” Et Léger répondit : “Un livre,
c’est la mort d’un arbre.” Le mot, merveilleux raccourci, séduisit Briand.
Et quand Léger vint lui faire ses adieux sur le navire qui ramenait Briand à
Paris, il lui dit : “Je vous garde, vous venez avec moi.” Et il resta auprès
de Briand pendant sept ans. » Pour finir d’embrouiller l’affaire, Alexis, à
la fin de sa vie, a lui-même raconté à sa femme la version « authentique »
du récit de Berl : « Briand voulait qu’il se joigne à lui et poursuive son activité
dans la diplomatie et les Affaires étrangères. Léger déclina à plusieurs reprises,
parce qu’il voulait être libre de voyager et d’écrire. En 1922, alors que Briand
et Léger collaboraient à la conférence de la Paix, ils étaient sur le Potomac sur
un yacht, Briand essaya encore de persuader Léger. Cette fois-ci il y parvint.
Il pointa du doigt un bel arbre sur la rive et dit : souvenez-vous, “un livre,
c’est la mort d’un arbre”. »
Aussi bien l’histoire est réversible, comme dans toute affaire de séduction, où le séducteur ne renvoie jamais à sa proie que l’image de sa propre
attirance. Peu importe la paternité du mot : que les deux aient pu le
prononcer suffisait à les lier. Briand, qui préférait œuvrer à même la vie,
séduisait le poète qui ne voulait plus se dévouer aux seuls pouvoirs de la
littérature. De son côté, le poète séduisait l’homme politique par son
cynisme, qui lui permettait de renier son art en souriant. Le détachement
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dédaigneux du jeune homme flattait son scepticisme. Il était trop facile au
pur poète, après avoir dédaigné la littérature, d’affecter mépriser plus
encore une Carrière qui n’était que sa courtisane.
Le coup de foudre n’était pas une légende ; le retour précipité d’Alexis
avec Briand en témoigne. La certitude acquise que le désarmement terrestre
ne serait pas discuté et que le désarmement naval se négocierait à la défaveur de la France, Briand abandonna la présidence de la délégation à Albert
Sarraut, et rentra à Paris. Mieux valait s’éloigner. Mais pourquoi ramener
Alexis, au premier jour des discussions sur le Pacifique, qui justifiaient sa
présence à Washington, sinon par le fait du prince qui ne voulait plus se
séparer d’un nouveau commensal ? Le député Léon Archimbaud, qui écrivit l’histoire immédiate de la conférence, s’en étonna : « MM. Berthelot et
Léger, dont la compétence dans les questions d’Extrême-Orient est reconnue, quittaient la conférence au moment précis où l’on commençait à les
aborder. » C’est ainsi qu’Alexis ne fit rien pour éviter que le Japon ne lésât
les intérêts chinois. Sur le chemin du retour, il était déjà assez proche du
président pour mettre son nez dans ses affaires, autrement excitantes.
La carrière d’Alexis était lancée, nous dit-on rétrospectivement. Le jeune
ambitieux était trop prudent pour le croire ; il se souvenait probablement
du mot de Berthelot, quelques années plus tôt, fort de la confiance de
Clemenceau, qu’il avait acquise après le départ de Briand, en 1917 : « Je
suis là pour dix ans. » Depuis, Briand avait remplacé Clemenceau et, en
cette fin d’année 1921, Berthelot et Briand n’étaient qu’à quelques
semaines de leur chute.
Le scandale de la BIC : la chute de Berthelot et de Briand
L’affaire de la Banque industrielle de Chine a fait marcher les imaginations, parce qu’elle participa à l’échec de Briand, permit le retour de
Poincaré aux affaires, et éclaboussa la figure éblouissante de Berthelot.
Mme Poincaré, la femme de son meilleur ennemi, ne considérait-elle pas
le secrétaire général comme « le roi de France quant à la politique
extérieure » ?
L’affaire s’insère dans la série de scandales politico-financiers qui, de
Panama à Stavisky, fragilisèrent la IIIe République. Elle n’obligea pas seulement Alexis à se trouver de nouveaux protecteurs ; elle le fit réfléchir. C’est
une leçon qu’il n’oublia jamais, qu’en politique, et même dans la frange
indécise où se situait le secrétaire général du Quai d’Orsay, entre le
ministre et son administration, il était nécessaire pour durer de figurer une
parfaite intégrité. Alexis préféra la discrétion à la flamboyance de Berthelot,
pour ne pas s’offrir à la jalousie d’un rival. Dans l’affaire de la BIC,
Berthelot s’attirait les foudres des ennemis de Briand, qui était visé à travers
lui, mais il payait aussi son insolence envers Poincaré, dont il s’était moqué
pendant la guerre, tenant le président de la République à l’écart des grandes
décisions.
De quoi s’agissait-il ? Si l’on gratte le palimpseste, le récit le plus récent,
riche de tous les autres, est celui de l’historien. L’affaire a trouvé le sien en
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la personne de Jean-Noël Jeanneney, qui relaya l’œuvre de son grand-père,
Jules Jeanneney, rapporteur de la loi de sauvetage de la Banque devant le
Sénat 2. Affaires de dynasties républicaines montées les unes contre les
autres. Car, au même titre que la synthèse de l’acétylène, la Banque industrielle de Chine était une invention « Berthelot ».
En 1913, l’expertise chinoise de Philippe et le génie des affaires de son
frère André, membre d’une trentaine de conseils d’administration, s’allièrent
pour donner naissance à une banque d’affaires en Chine. Le président
Yuan Shi Kaı̈ fit le meilleur accueil à une institution financière qui brisait
le monopole du consortium bancaire international. La Chine souscrivit un
tiers du capital de la nouvelle banque, qui décrocha le financement de la
construction du port de Pou-keou. Elle leva à cette fin un emprunt de
cent millions de francs or à 5 % sur le marché français, garanti sur deux
monopoles d’État que la Chine n’avait pas encore concédés : le tabac et
l’alcool. D’emblée, la BIC se heurta à la puissante Banque d’Indochine,
qui participait au consortium international, et ne voyait pas d’un bon œil
la création d’une rivale, soutenue par la perspicacité et l’activité inlassable
de Philippe Berthelot.
Avec trois mille clients et un milliard de francs de dépôt en 1920, André
Berthelot annonça un dividende de 14 % à ses actionnaires. Succès en
trompe l’œil, gagé sur les intérêts trop généreux offerts aux clients, supérieurs de deux points à la concurrence. En refusant de participer au consortium international, reconstitué au lendemain de la guerre, en disputant à
sa rivale française le marché indochinois, en débauchant Pernotte, l’un de
ses dirigeants, pour prendre la tête des opérations en Chine, la BIC jouait
les francs-tireurs et s’attirait l’hostilité durable de la Banque d’Indochine,
forte de puissants relais au ministère des Finances.
Au début de l’année 1921, la Banque de France s’inquiéta de la trésorerie de la BIC et invoqua la solidarité bancaire de la place de Paris. Horace
Finaly, le directeur de la banque de Paribas, qui a inspiré le Moı̈se de
Giraudoux et le Bloch de Proust, proche des milieux de centre gauche (il
avait financé la tournée asiatique de Painlevé), fut sollicité pour aider
Robineau, le directeur de la Banque de France, à sauver la BIC. Philippe
Berthelot s’employa sur tous les fronts en activant les amis politiques de
Briand. Paul Doumer, le ministre des Finances, et Poincaré, en embuscade,
étaient trop contents de profiter de l’affaire pour atteindre l’ensemble d’un
clan.
Jean-Noël Jeanneney n’a pas eu de peine à démontrer que les audaces
de Berthelot s’étaient affranchies des usages et des règles. En amont de
l’affaire, pour circonscrire les rumeurs de banqueroute, il avait usé de la
signature de Briand, à son insu. C’est ce qui causa sa perte, lorsque cette
incorrection fut révélée à la Chambre. Au cœur de la crise, Berthelot
n’avait pas agi plus délicatement : il avait mobilisé l’argent public pour
renflouer la Banque en arguant du prestige français, mais en dissimulant
l’ampleur des besoins ; une fois la pompe amorcée, il en avait réclamé
davantage, pour ne pas perdre la mise initiale.
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Si l’on gratte ce récit, on trouve celui des romanciers. Chez Malraux et
Giraudoux, Berthelot, en accédant à la dignité de personnage romanesque,
prouvait sa supériorité sur ses adversaires. Chez l’un comme chez l’autre,
la BIC n’était plus une affaire d’argent, mais une question de style.
Cocteau n’était pas en reste de coquetterie littéraire, qui écrivit à Berthelot,
déchu du secrétariat général : « Vous voilà comme nous, les poètes ; recevoir des pierres est encore la meilleure façon d’avoir son buste. Ce qu’ils
cherchent à travers vous, c’est ce mystérieux principe, cette élégance profonde qui fait que vous êtes notre ami, que vous êtes des nôtres. » Chez
Malraux, dans La Condition humaine, Berthelot s’appelait Ferral ; il se
heurtait à la mauvaise volonté des banquiers : « Ils ne paieraient pas, sauf
si le ministre intervenait formellement parce que Ferral n’était pas des
leurs. Pas marié : histoire de femmes. Soupçonné de fumer l’opium. Il
avait dédaigné la Légion d’honneur. Trop d’orgueil pour être, soit conformiste, soit hypocrite. » Bref, sa défaite était une victoire d’un personnage
sur la bureaucratie, d’un vivant sur les assis, et de la littérature sur les
affaires. Chez Giraudoux, en service commandé, Philippe Berthelot s’appelait René Dubardeau et Poincaré devenait Rebendart. Ce revanchard n’aimait pas les Dubardeau, ces « féodaux du régime » et « de malhonnêtes
personnes. L’honnêteté ne consiste pas à refuser de recevoir les parlementaires et à aimer les cubistes ». D’une phrase, l’auteur de Bella amnistiait
le créateur de la BIC, « fécondant un continent pas un système bancaire
trop altruiste ».
Impossible de lire la version des diplomates que Poincaré réunit en
conseil de discipline, après la démission du secrétaire général. Peretti de la
Roca détestait le flamboyant Berthelot, qui ne lui cachait pas son dédain ;
Camille Barrère, ambassadeur à Rome, ne l’aimait guère. Leurs délibérations sont toujours interdites de consultation ; on connaı̂t seulement le
verdict de non-activité prononcé pour une période de dix ans, juste assez
pour amener le fonctionnaire à l’âge de la retraite. Il faut gratter encore,
et faire parler les parlementaires, pour connaı̂tre ce que les suites judiciaires
de l’affaire ne purent dévoiler, puisque Philippe ne fut pas poursuivi.
Pernotte écopa de six mois de prison, en août 1923 ; André Berthelot en
fut quitte pour trois mille francs d’amende. La sentence fut l’occasion
d’une nouvelle passe d’armes entre Briand et Poincaré. Le premier prétendit que le second appliquait finalement sa politique en adoubant son projet
de renflouement. Poincaré réfuta, et conclut sa réplique par ces mots
empoisonnés, qui enflammèrent la droite de l’hémicycle : « Si monsieur
Briand avait appris au ministère des Affaires étrangères ce que j’y ai appris
moi-même quand j’y suis arrivé, il aurait pris les mesures que j’ai prises. Il
ne pouvait les prendre quand il y était, car le fait que monsieur Philippe
Berthelot avait touché la somme que l’on a indiquée était inconnu. » Les
officines policières enregistrèrent les interprétations qui coururent les couloirs de l’Assemblée au sujet des « trois millions en billets de banque
trouvés en sa possession ». Les adversaires de Briand suggéraient « une
explication qui comportait une accusation tout aussi grave : cette somme
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énorme aurait été prélevée sur les nombreux millions – dix, disent les uns,
vingt-cinq d’après les autres, mis pendant la guerre par Basil Zaharoff [le
richissime marchand d’armes] à la disposition du ministre des Affaires
étrangères pour aider à la propagande ». Cette explication était « loin de
laisser indifférents bon nombre de parlementaires à qui on la donnait 3 ».
Quelle que fût l’ampleur des irrégularités commises par Philippe
Berthelot, ses protégés pâtirent de l’affaire. Morand se souvenait d’un
déjeuner, à cette époque, chez Eirik Labonne : « Quatre jeunes agents des
Affaires étrangères, camarades de concours (bien qu’issus de trois concours
différents de date) : Giraudoux, quarante-quatre ans, Alexis Léger (SaintJohn Perse), Eirik Labonne et moi, trente-cinq ans. Philippe Berthelot,
notre maı̂tre, notre chef, notre ami, venait de connaı̂tre une de ces éclipses
effrayantes qui ruinèrent la fin de sa vie. » Chacun révéla son tempérament
et ses ambitions à ce coup du sort. Des quatre orphelins de Berthelot, deux
préférèrent leurs ambitions littéraires à la Carrière ; Morand parlait aussi
bien pour Giraudoux que pour lui : « Je compris qu’on ne peut pas servir
l’État, et d’autres maı̂tres. Il n’y a pas de second métier. L’État veut être
aimé exclusivement. Il fallait choisir : j’optai pour le bonheur, pour la
roue libre, pour le temps perdu, c’est-à-dire gagné. Je repris le chemin de
Venise. » Plus tard, il expliqua à Pierre de Boisdeffre, l’un des innombrables avatars de la figure de l’écrivain diplomate, qu’il « prenait la vie
diplomatique pour un passeport vers les amours et la mondanité », tandis
que « le jeune Alexis Saint-Léger Léger y voyait tout autre chose : la forme
moderne de la puissance, un accès aux secrets de la République, le début
d’une carrière qui devait le conduire aux sommets ».
Si aucun des quatre diplomates littéraires n’était indifférent au sort de
Berthelot, Alexis et Eirik Labonne n’y étaient pas étrangers. Alexis avait
été mêlé aux prémices de l’affaire. L’extrême pointe de son séjour chinois
avait coı̈ncidé avec les débuts des efforts contre-productifs de Philippe pour
préserver la réputation de la Banque. À cette date, Alexis avait déjà
renoncé, avec le poste convoité de conseiller privé, à s’occuper des affaires
courantes de la légation. Il revint à Maugras de répondre au fameux télégramme du 13 janvier, abusivement signé par Berthelot du nom de son
ministre 4. C’est aussi Maugras qui s’employa à sauver ce qui pouvait l’être,
sur place, aidé de l’autre adversaire d’Alexis, le très jalousé conseiller
Padoux. Alexis agit peut-être en sous-main, en relation avec Mgr Guébriant et
le fameux père Robert. Il se trouva des députés à la Chambre pour reprocher à Berthelot d’avoir indûment mêlé ces hommes d’Église à l’affaire,
sans pouvoir le prouver, faute de traces. Quel que fût son rôle occulte, à
Pékin, Alexis était l’un des rares agents, à Paris, à maı̂triser le dossier. Après
la chute de Briand, il continua de s’en occuper, avec Eirik Labonne, que
Berthelot avait chargé de surveiller l’affaire pendant son séjour à Washington. Ce protestant original et brillant s’était efforcé de contenir le désastre,
depuis Paris ; le scandale ayant éclaté, il fut commis avec Alexis à la reconstruction de la BIC. Au soir de sa vie, il se retourna vers cette période
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
héroı̈que, dans une longue lettre émue à Saint-John Perse ; Labonne multipliait les allusions, laissant entendre que Berthelot n’était pas vierge de tout
reproche aux yeux de ses protégés : « À bout de bras et avec tant de peine
nous avons, ensemble, radoubé le bateau vermoulu ou putréfié de la “BIC”.
De ce sauvetage, nous avons été drôlement payés. Pauvre Philippe ! Et ses trente
deniers ! Un strapontin au conseil d’une des sociétés du sieur Épinat. Celui
même qui avait été chargé, par d’autres dans l’ombre, de mener l’assaut pour
m’expulser du Maroc. » Alexis n’avait pas attendu de récompense de son
protecteur en poursuivant son œuvre ; il s’était payé lui-même en s’offrant
à celui qui l’avait fait tomber. En apportant son expertise dans la reconstruction de la BIC, il travaillait encore avec Berthelot qu’il œuvrait déjà
pour Briand ; et il travaillait encore pour ce dernier qu’il servait déjà
Poincaré.
Briand était rentré de Washington sur un échec ; il ne doutait pas que
le premier prétexte suffirait à le faire tomber. L’insistance du Quai d’Orsay
à sauver une banque qui intéressait personnellement le secrétaire général
constitua une fameuse occasion pour ses adversaires. Il fallait à Briand des
munitions pour répondre, devant les Chambres, de son secrétaire général
puis, après sa démission, de l’ensemble de ses services. C’est Alexis, parti
avec Berthelot, rentré dans les bagages de Briand, qui s’y colla. Il connaissait la Chine, les déboires de la BIC, et s’était déjà employé, à Pékin, à
démêler des intrigues financières, en faveur de la Banque russo-asiatique.
Les archives Peycelon conservent un indice ténu de l’implication d’Alexis
auprès de Briand : l’ancien attaché à la légation de Pékin décrypta et
commenta pour lui un télégramme du ministre de France en Chine, daté
du 3 décembre 1921, qui évoquait les mesures à prendre pour sauver la
Banque 5. Alexis travaillait-il déjà contre Berthelot en aidant Briand ? Il
était difficile de résister à la tentation d’égratigner son protecteur en jetant
un jour subtil sur ses imprudences. C’était se rehausser aux dépens de
l’imprudent et aggraver le ressentiment de Briand. Des signes subtils
laissent penser que Berthelot se sentit trahi par son protégé. À peine avaitil démissionné qu’il festoyait chez Coco Chanel. Tous ses amis, qui étaient
aussi ceux d’Alexis, participaient au réveillon. Morand, les Sert, Milhaud,
Cocteau, Fargue, Stravinsky, ils étaient une trentaine à entourer chaleureusement l’ami des arts et des lettres, mais Alexis n’était pas là. Ce qui ne
donne pas forcément raison à Morand, lorsqu’il prétend avoir été le seul
écrivain du Quai d’Orsay à ne pas négliger leur protecteur dans sa
disgrâce : « Giraudoux, Léger, Claudel, moi. Tous jaloux de l’amitié de
Philippe Berthelot. En tout cas, j’ai été le seul à continuer à le voir, à
donner un grand déjeuner pour lui, avenue Charles-Floquet, au lendemain
de sa disgrâce, quand le Tout-Paris qui l’avait adulé lui tournait le dos. »
Loin de prendre ses distances avec Berthelot, Giraudoux fit un livre de
sa fidélité. Avec Bella, il vengea son protecteur des Judas qui lui tournaient
le dos. Alexis n’est pas reconnaissable dans ces portraits à peine voilés, mais
la simple existence de ce roman d’actualité suffit pour accroı̂tre la sourde
inimitié qui prospérait entre les deux protégés du secretaire général déchu.
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Tout, dans Bella, laisse entendre que Giraudoux reprochait à Léger une
forme d’ingratitude, qui devint patente après la chute de Briand, lorsque
le jeune ambitieux se mit au service de Poincaré. Pour autant, la meilleure
cordialité présidait aux relations entre Alexis et Jean ; tel demeura le ton
de leur correspondance, bien après l’affaire de la BIC, lorsque Alexis devint
à son tour secrétaire général. Discret, respectueux et amical, Giraudoux
laissait des petits mots devant la porte close de son chef (« Cher ami, on
me dit que tu as quelqu’un et je ne veux pas te déranger. J’aimerais bien
pourtant te voir une minute, car j’ai à te demander ton avis pour l’emploi de
certains fonds de la commission. Veux-tu me dire une heure où je te trouverai
plus libre ? ») ; il mêlait à ses rapports d’inspecteur (fantaisiste) des postes
quelques courriers amicaux, aussi creux que leur amitié. Du MoyenOrient, en 1935 : « J’ai beaucoup regretté de ne pouvoir te dire adieu, et je
t’envoie d’ici mille amitiés avant de plonger dans l’Iran. [...] Il fait chaud et
beau, et mon adjoint est un adjoint de toute confiance et un camarade très
utile. » Comprendre irremplaçable, qui abattait le travail du tout virtuel
inspecteur des postes. Giraudoux indiquait au secrétaire général son itinéraire : « au cas où tu voudrais me joindre et pour te faire signe ». Tout sonnait
faux dans ces lettres, et tout était faussé par une inaptitude initiale à s’entendre, qui prenait un tour parfois comique, tant leurs goûts s’opposaient :
« Bien cher Alexis, écrivait Giraudoux de Singapour, j’arrive, cette fois encore,
à éviter la Chine. L’appréhension que j’ai du voyage dans ce pays qui ne
m’attire que pour des séjours de mille ans m’a fait trouver jusqu’ici les combinaisons les plus ingénieuses pour passer au large. Mais cette fois c’est tout
juste. » Sous l’apparente cordialité, Jean Mistler, qui arriva au Département
au début des années 1930, devina la sourde rivalité : « Il y avait à cette
époque, au Quai d’Orsay, presque autant de clans que de services, et certaines antipathies, comme celle qui opposait Giraudoux et Léger, étaient à
peine masquées par les traditions de courtoisie de la maison. Comment
ces deux hommes, également intelligents, mais totalement opposés par leur
tempérament, auraient-ils pu s’entendre ? Jean Giraudoux était jaloux de l’influence politique de Léger, et Alexis Léger était jaloux des succès littéraires de
Giraudoux. » Morand était assez bien situé, à équidistance des deux
hommes, pour que l’on fı̂t foi à son jugement abrupt : « Giraudoux détestait Léger, qui le lui rendait. »
La concurrence initiale pour entrer dans les faveurs de Berthelot n’expliquait pas tout. Certes, Giraudoux trônait à la première place (« Vous êtes
celui qui écrivez le mieux le français à l’heure actuelle », lui disait Berthelot) ;
mais il ne réclamait rien de son protecteur que le loisir d’écrire. La raison
profonde de leur hostilité tenait à leur façon divergente d’organiser la dualité de leur existence. Giraudoux, détaché de la Carrière, vivait en écrivain
son métier de diplomate. Légèreté qu’Alexis, qui voulait tout, ne pouvait
souffrir. L’affaire Bella précipita le divorce ; en condamnant implicitement
l’ingratitude d’Alexis, l’auteur obligea l’ambitieux à raidir sa doctrine d’hétérogénéité. Sa condamnation de ce mélange des genres, qui ne faisait
honneur ni à la littérature, ni à la politique, était notoire au Quai d’Orsay.
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
Certaine allusion semblerait transparente si l’on était assuré qu’Alexis
connaissait déjà le projet Bella lorsqu’il félicita Rivière, le jeune directeur
de la Nrf, pour un article critiquant la politique allemande de Poincaré :
« L’esprit grammatical d’un Poincaré, mauvais “poète”, n’est pas moins
éloigné du cours mystérieux de la vie que l’esprit politicien de tel écrivain,
mauvais “homme d’État” dans son domaine. La mastication la plus parfaite
d’un dentier diffère toujours de la mastication naturelle. »
Servir Poincaré, dissimuler Saint-John Perse
À son retour de Chine, Alexis était parfaitement disponible. Rien ne le
disposait à s’offrir à Briand, que l’occasion. Berthelot avait servi aussi bien
Clemenceau que Briand, deux adversaires irréconciliables, Alexis pouvait
bien passer de Briand à Poincaré, qu’une même rivalité dressait l’un contre
l’autre.
Disponible avant sa rencontre avec Briand, il le demeurait après sa
chute, le 12 janvier 1922, précipitée par l’échec de la conférence de
Cannes, qui n’avait pas rétabli l’alliance anglaise, perdue pour la France
lorsque le Sénat américain avait refusé de ratifier le traité de Versailles
et, avec ce texte, la garantie anglo-saxonne promise à la frontière francoallemande. Alexis s’était trop peu engagé avec Briand, ou trop peu longtemps, pour se voir reprocher un renversement d’alliances ; suffisamment
toutefois pour signaler l’impatience de son ambition. Les quelques journées
de la conférence passées dans la familiarité de Briand, puis les quelques
semaines passées à travailler dans son cercle rapproché, lui avaient montré
les chemins qu’un jeune agent devait prendre pour accélérer sa carrière et
la rendre plus piquante. Sans soutien politique, le mérite ne suffisait pas à
affranchir le fonctionnaire de la lenteur mécanique des promotions. Abandonné de Briand et de Berthelot, Alexis chercha un nouveau protecteur.
Rien de scandaleux dans l’opportunisme de cette volte de 1922, si l’on
veut bien adopter la perspective qui s’offrait à lui à cette date et oublier
l’illusoire facilité que Saint-John Perse a conférée rétrospectivement à sa
carrière diplomatique, en l’expliquant par la fatalité de son talent. À cette
date, Raymond Poincaré incarnait le patriotisme légitime d’une France
épuisée par sa victoire. Le Lorrain rigoureux, travailleur acharné, animé
d’un farouche patriotisme de frontière, qui confinait parfois à la germanophobie, incarnait une droite raisonnée et compétente. Poincaré n’était pas
encore celui qui, en se saisissant de la Ruhr, au mépris des Anglais, prolongerait l’atmosphère de la guerre, en dépit du pacifisme des Français. Il
incarnait la France de l’Union sacrée, dont il avait été le président de la
République, avant de ravir la présidence du Conseil à Briand.
Le passage d’Alexis au cabinet Poincaré, favorisé peut-être par l’intermédiaire du journaliste Jean Herbette, qui avait patronné sa candidature au
concours de 1913, et comptait parmi les proches du nouvel homme fort,
n’a pas laissé de traces très signifiantes. Les archives des cabinets ministériels ne laissent même pas voir le nom de Léger dans la liste des collaborateurs officiels. Mais elles sont trop lacunaires pour que l’absence de preuve
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y vaille preuve de l’absence. Un certain Victor Paraf, vingt ans plus tard,
cherchant l’adresse d’Alexis pour solliciter ses souvenirs, indiquait l’avoir
rencontré en 1923, alors qu’il était « directeur du cabinet de M. Poincaré »,
ce qui était au moins exagéré. Mais il est certain qu’Alexis travaillait dans
l’orbite du ministre ; il faisait le courrier de Mme Poincaré, et recevait des
petits mots manuscrits du président du Conseil, qui lui rappelait telle
échéance dans l’entreprise de renflouement de la BIC. C’était encore de
cette affaire que l’ancien Chinois tenait l’opportunité d’approcher le pouvoir en place.
Alexis, qui a probablement vécu ce transfuge avec mauvaise conscience,
en a laissé la trace la plus visible, par un démenti maladroit, à cinquante
ans d’écart, dans la notice biographique de sa Pléiade. « L’affaire de la
Banque industrielle de Chine, indiquait-il, a amené la démission, puis
la révocation, de Philippe Berthelot, secrétaire général du ministère des
Affaires étrangères. Alexis Leger, qui a porté témoignage en faveur de l’action diplomatique de Berthelot dans cette affaire, tient lui-même le dossier
pour la documentation personnelle du ministre (Poincaré) et pour la discussion devant les Chambres. » En se disculpant, Alexis inversait son rôle :
il semble qu’il remplit son office avec complaisance, pour autant que l’on
puisse interpréter les archives dans cette affaire délicate. C’est lui qui
fignola la documentation pour la commission d’enquête dressée contre
Berthelot. Il avait soigneusement établi plusieurs dossiers, gros de centaines
de documents, retraçant toute l’affaire. Sous l’apparence d’une irréprochable neutralité, son travail de compilation avait-il outrepassé l’organisation strictement chronologique des pièces ? Il faudrait une connaissance
absolue de l’ensemble du dossier pour assurer avec certitude que la petite
main classa sans malice, sous sa belle écriture, les grands actes de l’affaire,
ou pour prouver, à l’inverse, qu’il escamota les traces les plus compromettantes des interventions de Berthelot. De menus indices laissent penser
qu’il constitua un dossier, sinon à charge (ce n’était pas nécessaire), du
moins assez scrupuleux pour s’assurer que son premier protecteur ne s’en
relèverait pas. Alexis fournit par exemple une pièce du 23 novembre 1920,
sous une forme dactylographiée, à la commission d’enquête, avec cette
précision fielleuse : « La pièce originale, qui est au ministère des Finances,
est écrite à la plume par le ministre M. Berthelot. Elle est sur papier officiel
avec en-tête : Cabinet du président du Conseil — ministre des Affaires
étrangères. » Alexis se drapait dans ses fonctions de secrétaire impartial et
offrait gratis ses services d’expert graphologue, mais il enfonçait complètement Berthelot en lui attribuant cette note, adressée au ministère des
Finances afin qu’il pressât le gouverneur de la Banque de France d’offrir
des facilités à « sa » Banque : « la BIC a pris en Extrême-Orient une très
grande situation et est devenue l’instrument de la coopération économique
de la France et de l’Asie. La participation du gouvernement chinois à la
Banque industrielle est un des éléments de sa valeur pour les affaires françaises. [...] En raison des services rendus par la Banque en Chine, par
l’appui prêté à nos commerçants et industriels de la manière la plus large,
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et pour lui permettre de continuer en toute sécurité ses initiatives, il est
désirable que le gouverneur de la Banque de France augmente les facilités
données en fin de mois à la Banque industrielle. Le ministre des Finances
a qualité pour le lui recommander 6. »
Auparavant, dans la période de latence qui courut de la chute de Briand
au projet alternatif de Poincaré, le protégé de Berthelot ne s’était pas
montré acharné à le venger en sauvant son œuvre. Avant de servir diligemment le plan de relance voulu par Poincaré, fondé (comme celui de
Berthelot, d’ailleurs) sur l’indemnité que la Chine payait aux puissances
occidentales depuis la révolte des Boxers, Alexis avait fait très bon accueil
aux concurrents de la BIC, l’Anglo-french China Co, qui offraient leurs
services de charognards, en mars 1922. Enfin, lorsqu’il s’attela à concevoir
et à appliquer le plan de renflouement voulu par Poincaré, en 1923, Alexis
ne résista pas à la tentation naturelle de rejeter la responsabilité des difficultés qu’il rencontrait sur la gestion passée de la BIC, en expliquant volontiers les limites de son action présente par les fautes passées de Berthelot 7.
En travaillant auprès de Poincaré, Alexis éprouva, comme auprès de
Conty, la nécessité de pouvoir se déjuger comme écrivain, pour ne pas
freiner son ascension au Quai d’Orsay. Alexis raconta à Adrienne Monnier
le coût d’une existence poétique pour un diplomate au service d’un tel
ministre : « Raymond Poincaré, méticuleux et tatillon, prenait des renseignements sur les habitudes et les goûts des fonctionnaires du Quai d’Orsay,
et, ayant appris que Léger était poète, il lui dit : “Ainsi, monsieur, vous
taquinez les Muses ?” “C’est seulement par amusement, répondit Léger le
regard soutenu et brillant, j’ai voulu montrer à ces jeunes gens qu’il est
aisé de les plagier : on ouvre un dictionnaire et l’on écrit des mots sans
suite.” Poincaré fut rassuré. »
L’anecdote paraı̂t trop belle pour être vraie ; elle devient vraisemblable
à lire les souvenirs de Louis de Robien : « Le futurisme du Quai d’Orsay
eut pour conséquence chez ses agents une étrange vocation de la littérature. [...]
En dehors de Giraudoux, de Morand et de Peyrefitte dans le domaine de la
fantaisie, de Fouques Duparc et de Pingaud dans celui de l’histoire, leurs
élucubrations sont d’une médiocrité navrante. Je ne parle pas des fumisteries à
la Claudel ou des canulars surréalistes comme l’Anabase que Leger signait du
moins d’un pseudonyme. Je ne serais pas étonné qu’il eût écrit cette farce de
carabin – il a dans sa jeunesse été étudiant en médecine – que pour plaire à
Berthelot, dont il flatta les manies jusqu’à ce qu’il se sentı̂t assez fort pour
l’abattre. »
La prudence du jeune diplomate à l’égard de sa personnalité littéraire
procédait d’une juste intuition : ce qui était accolé du signe plus, auprès
de ses premiers protecteurs, l’était du signe moins auprès d’autres serviteurs de l’État, parfaitement hermétiques à la littérature désintéressée de
leur temps, qu’ils regroupaient sous le vocable péjoratif de « futurisme »
ou de « cubisme » pour mieux en dénoncer le charlatanisme. Le haut fonctionnaire qui s’y complaisait ne faisait pas seulement une faute de goût ; il
ne prouvait pas seulement son peu de sérieux ; il démontrait par là une
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sensibilité à la mode et aux avant-gardes qui n’augurait pas favorablement
de ses opinions politiques, ni de ses sentiments patriotiques, si l’on suit le
raisonnement de Robien : « Si, pour céder à mon tour à la manie de la
littérature, il me fallait caractériser en quelques traits les diplomates qui furent
mes contemporains en flattant aussi leurs péchés mignons, je dirais qu’il étaient
bourgeois, snobs, décadents et anglophiles, en un mot “proustiens”. Pour ressembler entièrement à leur modèle, il ne manquait à la plupart d’entre eux – mais
à la plupart seulement – que d’être pédérastes et juifs. C’est dire combien ils
sont artificiels et éloignés de la terre – la seule réalité française qui compte.
Selon la belle expression de Caillaux, bien peu parmi eux ont “de la terre de
nos champs à la semelle de leurs souliers”. »
Alexis sentit aussi souvent les inconvénients que les avantages d’être
poète dans les milieux politiques qu’il fréquentait. Tout dépendait de ses
ministres. Avec Laval, Anabase n’était pas le fait d’un écrivain prodigieux,
mais d’un charlatan de la foire de Châteldon : « Laval m’a dit un jour,
Léger c’est un cubiste en politique », se souvenait Léon Noël. Morand,
dans son Journal inutile, s’exagérait peut-être l’inconvénient du succès littéraire, pour un diplomate : « Giraudoux, mal vu [au ministère] comme
normalien. Léger, comme poète (Poincaré). Le Quai déteste la gloire extérieure aux bureaux. » Je suis partout, en avril 1933, sonna la naissance du
nouveau secrétaire général des cloches d’une mauvaise renommée littéraire : « Briand trouva en lui un frère de sa jeunesse trouble admirablement
adapté à l’époque moderne du jazz et de l’art nègre. Léger lui plut. À partir
de ce moment commence une carrière étourdissante, funambulesque et
scandaleuse, comparable à celle des grands bateleurs du XVIIIe siècle, SaintGermain ou Cagliostro. » Le portrait plutôt bienveillant de Jean Lebreau
dans L’Éclair du 6 avril 1936, qui exhumait une critique d’Alexis, publiée
jadis dans Pau-Gazette, d’un concert de D’Indy, rédigée dans une langue
encore un peu congestionnée, se terminait par ce jugement ambigu :
« Comment, s’écriera-t-on en levant les bras, c’est à de tels esprits qu’on a
recours pour diriger clairement les affaires extérieures de la France ? ! À
quoi l’on peut répondre que le langage diplomatique gagne parfois à ne
pas être trop clair. »
En défendant l’hétérogénéité de ses deux versants, Alexis obéissait aux
circonstances plutôt qu’à une règle absolue. Le printemps 1924 ramena,
avec la gauche, le goût des poètes d’avant-garde. Édouard Herriot prit les
Affaires étrangères. Dans sa notice biographique, Saint-John Perse affirme
qu’en cette circonstance, le plus lettré des radicaux lui « témoigne sa
confiance et son amitié ». Il n’explique pas ce prodige d’avoir su s’entendre
personnellement, avec trois ministres des Affaires étrangères aussi différents, Briand, Poincaré et Herriot ; l’admiration pour l’auteur d’Éloges,
dissimulée sous Poincaré, n’était peut-être pas pour rien dans l’estime
qu’Herriot portait au jeune diplomate.
Aussi bien, des signes menus permettent d’assurer qu’Alexis fut du cabinet Herriot comme de celui de Poincaré. Lorsque, entre deux postes, Émile
Naggiar réclama qu’on le dédommageât sur les fonds spéciaux de sa brutale
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chute de revenus, c’est un Alexis plein de morgue et d’ironie qui lui répondit sur papier à en-tête du cabinet, le 22 décembre 1924, en plein ministère
Herriot : « Votre complainte du 20 décembre, pour être une mélodie ancienne
et connue, semble tout de même juste ; mais pour obtenir de la caisse du
cabinet quelque chose, il faudra, d’accord avec la comptabilité, établir rigoureusement les faits 8. » La réponse du service du personnel fut adressée au
cabinet du ministre, et c’est Alexis qui l’annota de sa main : « La requête/
réclamation de Naggiar est justifiée. L[éger]. » Sans apparaı̂tre sur la liste des
collaborateurs officiels d’Herriot, il en était assez proche pour agir en qualité de membre de son cabinet. En septembre 1924, il se flattait d’être
dans la confidence du ministre. Trop content de renverser leurs positions
initiales, il en informa « à titre privé » Arthur Fontaine : « Le mouvement
diplomatique en préparation cristallisera aussitôt après le retour du ministre à
Paris. Tout ce qui a été publié jusqu’ici dans les journaux est fantaisiste. » Au
reste, on trouve aussi bien dans ses archives personnelles des notes de cabinet
des ministères Poincaré et Herriot ». Au reste, on trouve aussi bien dans
ses archives personnelles des notes du cabinet des ministères Poincaré et
Herriot 9.
Le passage de Berthelot à Poincaré, via Briand, avait été un tour de
force, mais le retour à Briand, après l’épisode Herriot, n’étonnait pas moins
les contemporains d’Alexis. À l’occasion de sa nomination au secrétariat
général, Je suis partout rappelait les transgressions qui avaient marqué le
début de la carrière d’Alexis. L’hebdomadaire ne voyait pas d’autre explication à son transfuge de l’équipe d’Herriot à celle de Briand, en 1925,
qu’une forme d’espionnage ou d’entrisme que le jeune agent aurait pratiqué au profit de son protecteur de la fin de l’année 1921 : « En 1924,
attaché au cabinet de Herriot, il s’y faisait l’œil de Briand qui, suivant sa
manière habituelle, torpillait adroitement le ministère. En 1925, il devenait
chef de cabinet de Briand et, de consul de deuxième classe, passait instantanément secrétaire d’ambassade de première classe. »
Alexis avait rencontré en Briand un protecteur à la hauteur de son ambition ; il ne renonçait pourtant pas à une existence littéraire, prudemment
dissimulée par le pseudonyme conçu dix ans plus tôt, dont une œuvre
nouvelle, fécondée en Chine, avait rendu la délivrance nécessaire.
Anabase : naissance et éclipse de Saint-John Perse
(une gloire confidentielle)
Depuis Images à Crusoé, l’une de ses premières publications, parue parmi
les premiers numéros de la Nrf, jusqu’à la béatification de la Pléiade, qui
accueillit ses Œuvres complètes, trois ans avant sa mort et celle de Gaston
Gallimard, la vie poétique d’Alexis est étroitement liée à celle de la plus
fameuse aventure éditoriale du siècle. Cette longue fidélité réciproque, en
dépit des vicissitudes de l’histoire littéraire et politique, donne à penser que
l’attelage entre la revue et la librairie convenait parfaitement à la double vie
de l’écrivain diplomate. L’autorité des revues littéraires, qui n’était certes
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pas proportionnée à leur audience, conférait la légitimité qu’Alexis attendait de ses pairs, sans l’exposer aux désagréments d’une publicité intempestive ; la pérennité des éditions en volume, le très large prestige de la
Bibliothèque de la Pléiade, assirent durablement la gloire de Saint-John
Perse, lorsqu’elle ne menaça plus l’autorité du diplomate.
Sur le vif, le poète privilégiait la revue à la librairie. Gallimard réunissait
en volumes des poèmes qu’Alexis avait d’abord donnés à la Nrf et à des
revues rivales. Ces dernières multipliaient la présence du poète dans autant
de milieux différents, l’affranchissaient d’une trop étroite dépendance, et
appréciaient sa collaboration à la revue de ses débuts, où il ne s’était pas
toujours senti assez désiré.
Le 9 janvier 1922, quelques jours avant la chute de Briand, Jacques
Rivière, ayant eu vent d’un « poème extraordinaire », « écrit pour Marie
Laurencin », le réclama au bénéfice de la Nrf, dont il était devenu le directeur respecté : « Je me jette dessus, et persuadez-vous bien qu’il vous est impossible de me le disputer. » Ce poème devait ouvrir, deux ans plus tard, le
recueil paru chez Gallimard sous le titre d’Anabase. Le 1er avril 1922, Alexis
n’ayant pas encore organisé les conditions de sa semi-clandestinité littéraire, la Nrf livra sans signature, sous le titre très sobre de Poème ce qui
devint la Chanson liminaire du recueil. Cette prudente discrétion n’empêcha pas Alexis de multiplier les publications en revue. Il avait été sollicité
par le jeune Pierre-André May, qui, avec l’argent de son père et l’aide
d’Adrienne Monnier, avait lancé Intentions, l’une des revues brillantes et
éphémères qui firent le sel de la vie littéraire de l’entre-deux-guerres. Alexis
donna, à l’automne 1922, un « Poème pour Valery Larbaud », en guise de
contribution au numéro d’hommage offert à son ami, mais il n’offrit pas
d’autre paternité que son style à cette aimable ritournelle. Ce fut assez
pour qu’Arthur Fontaine reconnût et saluât son ancien protégé derrière
les trois étoiles qui stylisaient son anonymat. Relégué dans la section des
« Hommages » des Œuvres complètes, le poème y est présenté par SaintJohn Perse comme un élément distrait d’une suite, « Jadis Londres », dont on
ignore si elle a jamais existé. Le poème avait plu à Larbaud lorsque Alexis
le lui avait montré, en 1912, au cours de leur séjour anglais. Il était bien
dans la manière du jeune poète, héritée de Rimbaud, et de Laforgue surtout, avec son refrain entêtant : « ... Roses, rosemaries, marigold leaves
and daisies... » Un Laforgue acclimaté aux manières d’un créole bien né :
« Servante, l’homme bâille. J’appelle ! ». Alexis renoua avec cette morgue
aristocratique, tempérée par la facilité d’une chanson populaire, dans les
poulets galants qui firent sa fortune de séducteur. De la conférence de
Londres, en 1930, il envoya ces trois jolis couplets à Minou Bonnardel,
qu’il disputait à René Massigli, rival en galanterie comme en diplomatie :
Madame, ayez grand soin de mon duché, car c’est miracle, en vérité, qu’il
soit encore au monde possibilité de tel royaume ; et j’en ai fait remise aux plus
fines mains qui soient, puisque ce sont celles de Minou, de Marthe et d’Ophelia.
Madame, ayez grand soin que toute chose veille et soit heureuse en mon
duché : le poulain sur le pré, la chouette aux pommiers, et sur la pierre de l’âtre
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cette grande flamme qui m’éclaire trois faces aussi sûres, puisque ce sont celles
d’Ophélia, de Marthe et de Minou.
Madame, le temps fuit comme un marraud [sic] et c’est chose bien vaine, pour
une âme ducale, de s’attarder parmi les hommes : je reviendrai dans mon
duché un soir de grande lassitude, et vous m’en remettrez la clé... En attendant
souffrez que je porte à mes lèvres trois mains étroitement liées, puisque ce sont
celles de Marthe, de Minou et d’Ophélia 10.
En 1923, Alexis s’employa à faire publier à la Nrf un ensemble de
poèmes qui constituent l’essentiel du volume d’Anabase tel que nous le
connaissons aujourd’hui. Mais il lui fallut se sentir désiré. Le jeune diplomate évoqua devant ses amis littéraires les manuscrits qu’il avait rapportés
de Chine. Au cours d’un dı̂ner chez Arthur Fontaine, à la jonction de
ses deux personnalités, il subit l’amicale pression de Larbaud, qui le pria,
avec Fargue, de donner lecture de ses poèmes. Adrienne Monnier, rencontrée chez le même Fontaine au début de l’année, et fervente admiratrice
(elle comptait scrupuleusement ses rencontres avec cette « manière de
petite perfection »), offrit l’hospitalité de la Maison des livres, sa librairie
de la rue de l’Odéon. Alexis se déroba, comme il déclinait la plupart des
invitations de cette fervente admiratrice, flattant, fût-ce pour s’en défendre
(« Ne me prêtez pas les arrière-pensées qu’on a coutume de me prêter »), sa
réputation de sauvagerie, où se confondaient ses préventions contre les
mondanités, la ville de Paris et les vanités stériles des littérateurs. Devant
ses amis, il avait prétexté l’éloignement de ses manuscrits, demeurés en
Touraine, auprès de sa mère, loin de son existence de diplomate parisien.
Mais il avait promis, l’été venu, d’aller les y chercher. En septembre 1923,
il adressa un jeu de manuscrits à Larbaud : « Je tiens ma promesse : à la
date indiquée. L’amitié ne délie point des dettes de jeu. » Il avait fallu
donner une cohérence à différentes pièces, probablement esquissées en
Chine, pour donner « l’impression d’un poème d’une seule venue » au
témoignage de Maurice Saillet, qui tenait ses confidences d’Adrienne
Monnier et de Valery Larbaud. Alexis laissait lui-même entendre qu’il
n’avait pas seulement recopié un ensemble déjà composé : « Mais quel
métier, un jour, que l’établissement d’un manuscrit ! »
Le poète continuait de combiner une forme d’indifférence hautaine
envers sa destinée littéraire avec la hantise de ne pas l’accomplir. Il usa de
Valery Larbaud comme jadis de Gabriel Frizeau ; il lui fallait un intermédiaire pour atteindre son éditeur, fût-il son ami Jacques Rivière. SaintJohn Perse a supprimé de la Pléiade l’expression de ces pudeurs : « Si vous
faites d’abord l’offre à la Nrf, j’aime autant que vous la fassiez en votre nom,
pour mettre Rivière plus à l’aise. Je connais ses scrupules en amitié – et je
trouverais d’autre part tout à fait naturel qu’une publication de ce genre ne
répondı̂t plus aux convenances de sa revue. » Larbaud, qui ne doutait pas de
l’accueil de Rivière, s’étonna devant Adrienne Monnier de cette timidité :
« Voici le poème de Léger. Il me l’a donné pour que je le remette à Rivière,
mais il a défendu de le montrer à d’autres. Il craint que Rivière n’en veuille
pas ; mais Rivière n’est pas fou. » Sa modestie se résumait-elle à la crainte
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de ne pas voir reconnue la haute idée qu’il se faisait de son œuvre ? Son
inquiétude tenait surtout au plan très arrêté qu’il avait conçu pour faire
publier l’intégralité de ses poèmes inspirés par la Chine, selon des conditions définies par lui, loin de la légende d’une sélection hasardeuse, au
détriment d’autres fragments : « Le manuscrit d’Anabase, indique SaintJohn Perse dans la Pléiade, avait été prélevé, pour quelques amis, sur un
lots d’œuvres inédites, rapportées d’Extrême-Orient » ; ailleurs, il peignit
la scène improbable d’un Larbaud puisant à pleine main dans une cantine
de manuscrits, et s’écriant joyeusement : « What a bunch ! » – quelle prise !
Sans surprise, le 13 octobre 1923, Rivière manifesta son enthousiasme
habituel, à peine fut-il assuré de l’accord d’Alexis pour une publication à
la Nrf : « Hier encore je ne savais pas si c’était avec votre assentiment que
Larbaud m’avait communiqué votre poème. (Il a été malade, nous nous étions
insuffisamment expliqués.) Aussi n’osais-je souffler mot et pensais-je à des ruses
pour vous arracher ces pages étonnantes. Mais puisque vous me les livrez de
bon gré, comme je suis content ! Vous n’avez pas douté, je pense, de l’impression
profonde que votre poème devait produire sur moi – “cette mer agile et forte
sous la vocation de l’éloquence”. Je le trouve très beau et je le publierai avec
joie. » Alexis ne devait cette réponse tardive qu’à ses propres pudeurs, qui
avaient embrouillé la situation. Le matin même, il avait relancé Larbaud,
pour en avoir le cœur net : « Gallimard m’a bien écrit, mais à la revue je
ne sais rien des intentions de Rivière. [...] Si la longueur, ou la nature de ces
poèmes, l’embarrasse, vous pouvez lui dire, à l’occasion, qu’il peut en réserver
quelques-uns au profit de l’éditeur, quelque restreint que doive être le tirage
de ce dernier 11. » Anabase parut finalement d’un jet, dans le premier
numéro de l’année 1924.
Alexis trouvait des occasions de se rassurer et d’exister en-dehors de la
Nrf. En mars 1924, Pierre-André May sollicita un texte pour Intentions,
par l’intermédiaire de Larbaud, qui se démenait, avec Adrienne Monnier,
pour sauver la revue. Alexis y donna anonymement la Chanson finale
d’Anabase, un poème sophistiqué, riche en effets sonores ; l’allitération
imitative « je siffle un sifflement si pur » se transforme par une sorte de
progression chromatique en « je siffle un sifflement plus pur ». Ses images se
souviennent du premier Rimbaud, au risque de la mièvrerie, mais la Chanson est griffée par le lexique du poète (le vieux sens du mot « commerce »),
adossé à son dictionnaire, qui lui enseignait l’étymologie de « prudence »,
la sagesse de celui qui voit à l’avance : « Et ce n’est point qu’un homme ne
soit triste, mais se levant avant le jour et se tenant avec prudence dans le
commerce d’un vieil arbre, appuyé du menton à la dernière étoile, il voit au
fond du ciel à jeun de grandes choses pures qui tournent au plaisir. » Ce
poème clôturait l’ultime recueil de Saint-John Perse avant son éclipse, et
prolongeait, mélancolique, l’union finissante de ses vies d’homme de songe
et d’action : « Mais de mon frère le poète on a eu des nouvelles. Il a écrit
encore une chose très douce. Et quelques-uns en eurent connaissance... »
Larbaud, qui souhaitait multiplier ces « quelques-uns », justifia la publication en revue de cette Chanson en termes de diffusion : « Cela mettrait
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
le poème sous les yeux de bien des jeunes gens qui n’ont pas le moyen
d’acheter le livre. » De fait, l’édition d’Anabase, sortie en librairie en
1924 dans une édition « semi-luxueuse », n’était pas à la portée du premier
venu. L’année suivante, Alexis obtint de Gaston Gallimard une édition
d’un niveau encore supérieur, « grand luxe, de très grand format, grand
in-4°, et de très grande typographie ». Par une heureuse complémentarité
stratégique, la publication dans les jeunes revues concurrentes, qui lui procuraient un lectorat jeune et désargenté, lui permit d’obtenir de son éditeur
habituel l’écrin désiré pour son poème. La concurrence d’Intentions ne
gênait guère la maison Gallimard ; la revue donna d’ailleurs son ultime
livraison en décembre 1924. Mais Gaston craignait de perdre l’exclusivité,
en librairie, d’un poète dont le prix tenait à la rareté. Alexis entretenait sa
prévenance à l’égard de ses productions du jour en refusant la réédition
d’Éloges, sollicitée depuis des années que le poème était épuisé.
Alexis commit sa première infidélité à Gallimard en prolongeant en
librairie l’aventure de la revue Commerce, dont il se mêla avec la discrétion
et l’exigence d’une éminence grise. En 1921, il avait décliné l’offre du
critique Maurice Martin du Gard, cousin de l’auteur Nrf, de collaborer à
Écrits nouveaux, une revue dont il prenait la direction. Il fut plus sensible
à l’offre de Margaret Van Auken, une riche américaine, devenue princesse
Bassiano par son mariage avec Roffredo Caetani, un aristocrate italien.
Fargue avait introduit Alexis dans le cercle de cette mécène des arts et des
lettres, qui réunissait à déjeuner, en sa « villa romaine » de Versailles, les
meilleurs écrivains du Paris des Années folles, mais aussi des peintres et
des musiciens. On y croisait aussi bien James Joyce que Segonzac, Marie
Laurencin ou Erik Satie. Un certain samedi, en 1923, Fargue y avait
convoqué Alexis d’un pneumatique comminatoire : « La princesse Bassiano,
avec qui je parle souvent de vous et qui est une amie de Larbaud, de Valéry,
de Vinès, est très impatiente de vous connaı̂tre. Elle me charge de vous amener demain dimanche, pour le déjeuner, à Versailles. Venez, je vous en prie,
vous nous ferez un immense plaisir. [...] Vous trouverez chez elle ses amis. Elle
insiste beaucoup, moi aussi. »
En semaine, quelques intimes prolongeaient ces réunions dominicales
par un déjeuner dans un bistrot parisien que Fargue avait préalablement
repéré. Avec Valery Larbaud, Adrienne Monnier, Paul Valéry et Jean Paulhan, Alexis était de ces agapes. La princesse a raconté comment Paul Valéry
avait proposé de prolonger ces réunions amicales par l’aventure d’une revue
qu’il baptisa Commerce, comme commerce des idées. Alexis, qui cultivait
une dilection particulière pour ce mot, dont il réinvestissait dans ses
poèmes l’acception mercantiliste d’une signification spirituelle, a plus tard
revendiqué la paternité du titre, comme il laissa entendre qu’il en assuma
la direction réelle, de sa naissance, en 1924, à sa mort, en 1932. La responsabilité officielle de ces cahiers trimestriels revint au trio Larbaud-FargueValéry, qui bénéficia de l’aide occulte de Paulhan, à l’ombre bienveillante
de la Nrf. À ses débuts, l’entreprise fut surtout redevable à la diligence
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d’Adrienne Monnier, avant que la voluptueuse fainéantise et les procrastinations de Fargue n’eussent amené la gérante en titre à quitter ses fonctions
pour armer son propre Navire d’argent – revue où elle engloutit ses dernières économies, et qu’elle liquida finalement après avoir dû vendre sa
bibliothèque et ses autographes, dont le manuscrit d’Anabase qu’Alexis lui
avait offert.
Quant à l’influence d’Alexis sur la composition des sommaires, elle était
essentiellement négative. Il avait insisté pour écarter du projet les trois
auteurs en vogue du moment, Cocteau, Morand et Giraudoux. Il entrait
sans doute une pointe de jalousie dans son souci de préserver la revue
de noms fatalement corrompus par les succès publics et commerciaux.
L’intransigeance d’Alexis n’était pas trop inconfortable, depuis sa position
de conseiller occulte. Mais par son insistance à écarter des poèmes
d’Henri de Régnier, vieille gloire du symbolisme devenu académicien, il
jeta une ombre sur l’amitié qui liait la princesse à Paul Valéry, qui demeurait en première ligne : « Le refus me place dans une situation assez délicate.
Régnier digérera difficilement qu’une revue qui a pour directeurs trois confrères
dont il est plus ou moins l’ami le traite comme un débutant ! » Dans Honneur
à Saint-John Perse, Alexis a usurpé la destination de cette lettre, envoyée à
la princesse. L’adresse originale, « Chère princesse », et la formule galante,
« je vous baise bien affectueusement les mains », trafiquées par Alexis, permettaient de faire paraı̂tre en plein jour son éthique intransigeante, qu’il avait
prudemment défendue, sur le vif, par le truchement de la princesse. Transformée par ses soins, la lettre de Valéry commençait par un viril « Cher
ami » et finissait par cette formule, composée de collages d’autres lettres
qui lui avaient été réellement adressées : « Mais comment vous parler ?
Vous êtes invisible 12 !... » L’affaire s’arrangea, arbitrée en faveur de Valéry,
mais Alexis continua de défendre la pureté de la revue depuis son bureau
du Quai d’Orsay, en usant de son ascendant sur la princesse. La bienfaitrice, rédactrice en chef, ne prenait pas de décision sans le consulter ; elle
lui ouvrait sans réserve son courrier littéraire, au point de lui abandonner
une partie de sa correspondance avec Larbaud, Fargue et Valéry, mais aussi
Suarès, T. S. Eliot ou Rilke. Pour le reste, Alexis dédaignait les tâches
ordinaires, assumées par la princesse ou les directeurs en titre. Préparant
le quatrième numéro de la revue, Paul Valéry n’arriva pas seulement à le
consulter, alors qu’il hésitait sur le sort de textes soumis par Jean Royère :
« Si je pouvais saisir Léger je lui demanderais son avis sur ces petites proses,
mais Léger est invisible, insaisissable désormais. Il faut l’en féliciter et nous
plaindre. »
À plus forte raison, Alexis n’exerça plus qu’un rôle de censeur, à compter
d’avril 1925, lorsqu’il prit la tête du cabinet de Briand. Valery Larbaud
était trop admiratif pour lui en vouloir : « Il a entre les mains une partie
des affaires de la République française, soit en tant que chef de cabinet de
Briand, soit comme sous-directeur des affaires asiatiques. En fait, il est
devenu l’une des grandes puissances occultes du monde politique. » « Inabordable », Alexis laissait Larbaud se dépêtrer avec Claudel, qu’il ne
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connaissait pas personnellement ; il n’aurait pourtant pas été difficile au
directeur de cabinet de Briand de solliciter son collègue. Depuis son
ambassade japonaise, Claudel avait déjà donné des poèmes originaux pour
le quatrième numéro de la revue. « Le vieillard sur le mont Omi » s’offrait
comme un texte singulier, dans un vaste format, et selon un étrange pliage.
Au premier regard, le poème n’aurait pas déparé dans une revue surréaliste.
Précisément, le deuxième numéro de Commerce avait donné à lire un texte
d’Aragon ; Breton et Vitrac étaient du troisième numéro. Le quatrième
numéro, auquel Claudel avait contribué, datait du printemps 1925 ;
quelques semaines plus tard, la polémique explosa sous la forme de la lettre
ouverte du mois de juillet : « On ne peut pas être ambassadeur de France
et poète. » Le voisinage devenait délicat et la tâche de Larbaud ardue. Sa
requête, à la fin de l’année 1926, reçut cette réponse bourrue du nouvel
ambassadeur de France à Washington : « Je n’ai nullement envie d’être le
collaborateur même occasionnel d’une revue surréaliste et de voir mon
nom accompagné de ceux de MM. André Breton et Benjamin Péret. »
Seul Alexis tira son épingle de ce jeu politico-littéraire, qui ne se brouilla
pas avec Claudel, puisqu’il n’endossait pas la responsabilité des choix éditoriaux de la revue, et se lia suffisamment avec les surréalistes pour leur
apparaı̂tre comme une puissance occulte mais bienveillante, dans le champ
littéraire comme au Quai d’Orsay, d’où il facilitait volontiers leurs relations
avec les autorités policières. Il était adoubé, sur un malentendu littéraire
peut-être – d’un point de vue esthétique, son Anabase s’apparentait moins
aux avant-gardes qu’au classicisme moderne de Fargue et de Claudel –
mais pour le plus grand bénéfice de la réception de son œuvre. Son activité,
moins voyante que celle de Claudel à l’ambassade de Washington, était en
réalité plus prenante ; elle stérilisait le poète, qui n’avait plus le loisir
d’écrire, mais faisait gambader l’imagination surréaliste. En 1924, Aragon
fit de Saint-John Perse l’un des présidents de la République du rêve, terminologie qui avouait suffisamment la dimension éthico-politique des surréalistes, à mille lieux de l’idéal de la littérature pure qui avait constitué
l’horizon d’Alexis au début du siècle.
La participation d’Alexis à Commerce ne se bornait pas à la définition
de la bonne et de la mauvaise littérature de son temps. Dès le premier
numéro, à l’été 1924, qui honorait Joyce, dont on livrait les premiers
fragments d’Ulysse, Alexis avait donné Amitié du prince, ce qui aurait
constitué une sorte d’infidélité à la Nrf si les revues n’étaient pas aussi
étroitement liées, la plus jeune prospérant à l’ombre de son aı̂née, en
visant étroit milieu littéraire et fortuné (Commerce tirait à mille six cents
exemplaires). Ce poème du pouvoir et du savoir, balancé entre les figures
du roi et du savant, conquérants du siècle et de l’esprit, constituait une
sorte de pendant de l’Anabase paru à la Nrf au début de l’année. Nettement
plus court, il ne connut pas la même fortune. La publication d’Amitié du
prince dans une revue amie n’était pas gênante pour Jacques Rivière qui,
en prenant ce texte, aurait donné l’impression de consacrer la Nrf à la
publication des Œuvres complètes de Saint-John Perse mais son édition en
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un très mince volume, chez Ronald Davis, constitua une sorte de défi pour
Gaston Gallimard.
Depuis le deuxième numéro de Commerce, à l’automne 1924, Ronald
Davis avait remplacé Adrienne Monnier à la gérance de la revue. Ce jeune
Juif anglais, amateur de poésie française, était resté sur le continent après
s’être battu sur le front occidental. Bibliophile, libraire et éditeur, agent et
protégé de Miriam de Rothschild, il publiait des ouvrages à tirages limités
de Rimbaud, Claudel ou Valéry. L’édition de luxe de Ronald Davis, probablement subventionnée par la princesse de Bassiano, offrit une satisfaction
esthétique au poète, dont le manuscrit d’Amitié du prince était reproduit
en fac-similé ; elle relança de surcroı̂t la prévenance de Gaston Gallimard,
aussitôt sensibilisé aux exigences d’Alexis. Il lui offrit une nouvelle édition
d’Anabase, composée pour lui plaire dans le même caractère que les Odes
de Valéry. Pressé par moult relances, qu’il laissait sans réponses, aguiché
par la promesse « d’avance de droits d’auteur importante », Alexis consentit
en retour à la réédition d’Éloges, avec l’ensemble des poèmes parus depuis
la guerre, y compris Amitié du prince, dans les premiers jours de l’année 1925, au grand soulagement de Gaston Gallimard : « Merci pour Amitié du Prince et merci pour l’amitié de St J. Perse à laquelle je tiens. »
Le poète avait parfaitement exécuté le plan qu’il avait conçu et exposé en
octobre 1923 à Valery Larbaud, en sollicitant sa médiation pour l’édition
d’Anabase à la Nrf : « Avant d’examiner aucun projet de réédition
[d’Éloges], j’entends, en tout cas, du moment qu’Anabase doit être publié,
en disposer le plus rapidement possible pour une édition indépendante,
avec addition de quatre poèmes de même série, dont trois inédits. Si Gallimard peut m’offrir une bonne édition de grand format, avec une belle et
pleine italique, je lui réserverai cette publication en librairie. Mais je voudrais, sur ce point, déblayer tout de suite le terrain ; et c’est pourquoi je
voudrais être fixé sur les dispositions de Rivière, la publication en librairie
devant suivre la publication en revue. »
Entre 1925 et la défaite de la France, au début de la Seconde Guerre
mondiale, Alexis cessa de publier, et sans doute d’écrire, happé par son
ambition politique. Pour autant, le diplomate ne négligeait pas le destin
de son œuvre poétique, dont il orchestrait savamment la réception. Pendant cette longue période de silence, la subtile et précieuse notoriété littéraire de Saint-John Perse vécut principalement de la fortune d’Anabase. La
réception immédiate du poème, dans le champ littéraire français, n’y fut
pas pour rien, mais l’autorité conférée par les traductions des plus prestigieux poètes de son temps joua un rôle plus important encore. La grandeur
d’Anabase était célébrée par son temps.
Le poème lui-même, sous l’apparence d’une épopée universelle, émancipé de toute époque et localisation n’échappe pas à une lecture historicisante ; son motif correspond à des lieux familiers (la Chine, la Judée
biblique) ; sa matière procède d’épopées historiques (celles d’Alexandre le
Grand ou de Gengis Khān), de textes sacrés (la Bible, le Livre des Rois),
de classiques (Chateaubriand, Nietzsche, Whitman, Claudel) et de lectures
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documentaires (Le Tibet révolté de l’orientaliste Bacot, qu’Alexis faisait
lire à la princesse Bassiano, des ouvrages de Victor Maignan et même
Victor Segalen) ; son éthique de l’esprit aventureux, enfin, n’est pas séparable d’une ambition bien de son temps, que l’on invoque la vogue de la
pensée nietzschéenne ou l’idéologie impériale de la IIIe République. Le
poème peut se lire à l’instar d’un roman à clés, comme une série de devinettes parfois farceuses, qui codent en images somptueuses l’actualité la
plus immédiate. L’homme qui s’avance « à l’entrée du désert » est identifiable par « la profession de son père : marchand de flacons » – comprendre
chimiste. Philippe, le fils de Marcellin Berthelot, déchu du secrétariat général, se reconnaissait-il en celui qui commençait sa traversée du désert ?
L’ambition universalisante du poème apparaı̂t au lecteur contemporain
comme un reflet daté d’une France victorieuse, fièrement impériale, qui
envoyait ses diplomates porter par-delà les océans la bonne parole de la
République. Hugo von Hofmannsthal, en 1929, identifiait déjà Anabase
comme une œuvre de « l’esprit héroı̈que et tendre de cette France qui
engendre des saints nouveaux, et fonde un empire colonial devant ses
portes méridionales ». Dans les années 1970, Gracq moqua en Saint-John
Perse un Kipling frustré, établissant un parallèle entre l’idéologie coloniale
républicaine et l’impérialisme britannique : « Il imagine l’Anabase faute de
s’être pu voir commander le Recessional 13. » Aussi bien, un lecteur né dans
une époque postcoloniale mesure le vieillissement des valeurs de ce poème
imaginé dans la Chine des concessions, livrée aux appétits rivaux des
grandes puissances impériales : « Certes ! une histoire pour les hommes, un
chant de force pour les hommes comme un frémissement du large dans un arbre
de fer !... lois données sur d’autres rives, et les alliances par les femmes au
sein des peuples dissolus ; de grands pays vendus à la criée sous l’inflation
solaire, les hauts plateaux pacifiés et les provinces mises à prix dans l’odeur
solennelle des roses... »
Le voile de légende qui entoure le poème empêche d’imaginer l’accueil
qu’il reçut réellement. Si l’on suit Saint-John Perse, le manuscrit d’Anabase
lui avait été presque arraché par Larbaud et Adrienne Monnier ; l’adoration
paı̈enne de ces premiers lecteurs (« J’idolâtre ce poème », confessait la
libraire dévote) déclencha, par une chaı̂ne de réactions qui ne devait plus
s’arrêter, l’admiration toujours plus étendue, dans l’espace et le temps, des
lecteurs avertis. Les béotiens ou les incertains n’avaient qu’à suivre ces
premiers apôtres. Adrienne Monnier évangélisait ses proches ; elle lut le
manuscrit à Sylvia Beach, sa consœur de la librairie Shakespeare & Co :
« Elle l’adore, mais elle n’est pas, elle ne peut pas être à mon degré. » Elle
n’enrégimenta pas seulement, elle enregistra les ralliements comme autant
de victoires, qu’elle déposait aux pieds du poète : « Claudel nous a fait
visite hier ; nous avons parlé d’Anabase, qu’il admire infiniment. » Le goût
de Valery Larbaud était assez sûr pour ne pas obliger Alexis à retoucher
son éloge lorsqu’il publia en 1965 le volume d’hommages qui consacrait
le poète nobélisé ; Larbaud se disait « heureux et fier d’avoir été le premier
à lire ce grand poème » qui lui avait procuré « un des plus grands plaisirs
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éprouvés dans ces dernières années ». Mais le poète ne se tint pas satisfait
de la plupart des témoignages produits par son clan littéraire, à qui l’amitié
commandait pourtant une bienveillance minimale. En les publiant dans
Honneur à Saint-John Perse, il accentua les compliments de Fargue par des
points d’exclamation, et inventa des parenthèses pour diminuer la portée
de ses réserves : « Mais il me semble qu’il y a des détails d’édition qui
laissent à dire. » S’il laissait voir les critiques de Jammes (finalement caviardées dans l’édition de la Pléiade) qui lui conseillait « l’alexandrin selon
Boileau », c’était pour mieux le ridiculiser en publiant le quatrain pompier
qu’il lui donnait en exemple.
Passé ce premier cercle d’amis, comment fut reçu le poème par les pairs
de Saint-John Perse ? Il n’est pas certain que les surréalistes prisèrent
Anabase comme ils avaient aimé Éloges. Aragon, qui évoquait sa découverte
des poèmes créoles, « en troisième au lycée Carnot », ne mentionnait pas
l’épopée spirituelle et coloniale dans sa très laudative nécrologie du poète.
Le capital d’admiration pour Éloges était réactivé par la publication d’Anabase, mais son chef-d’œuvre suscitait moins de sympathie que ses premiers
poèmes. Lorsque Alexis voulut réunir la voix des surréalistes au très polyphonique concert de louanges d’Honneur à Saint-John Perse, il recueillit le
témoignage d’admiration qu’André Breton avait exprimé en faveur
d’Éloges, et notamment de son chant XIII (« La tête de poisson ricane »).
Le pape du surréalisme, qui voulait changer la vie, ne se reconnaissait
probablement pas dans la morale conservatrice d’Anabase : « C’est là le
train du monde et je n’ai que du bien à en dire. » Mais Vitrac et Crevel,
Aragon malgré sa timidité initiale, et Breton lui-même, plus tard, ne
renièrent pas leur admiration pour un « surréaliste à distance », dont ils
usaient de la protection, venue du cœur du pouvoir. Le diplomate était
serviable aux poètes. Les écrivains de tous bords et toutes écoles usaient
largement de leur confrère, si bien qu’Alexis ne s’attirait pas seulement
l’estime ou la sympathie des poètes d’avant-garde. Au milieu des
années 1920, il connaissait à divers titres le romancier conservateur Henry
Bordeaux, l’humaniste tempéré Georges Duhamel (reçu précisément à
l’Académie par Henry Bordeaux) et le poète maurassien Abel Bonnard,
rencontré en Chine, où il était de la mission Painlevé.
Passé le cercle étroit de ses confrères et amis, qui défendaient avec plus
ou moins de passion l’œuvre de leur ami (Adrienne Monnier, en sa librairie, faisait connaı̂tre Anabase, Larbaud, dans ses conférences, lui préférait
Éloges), la réception d’Anabase dépendit de l’accueil critique. Était-il un
moderne, dans le sillage avant-gardiste d’Apollinaire, ou bien un postsymboliste, qui suivait Mallarmé et Claudel, comme Éloges l’avait laissé supposer, ou bien encore, un surréaliste qui rompait avec toute tradition ? Les
quatre auteurs sélectionnés par Alexis dans Honneur à Saint-John Perse, qui
étaient tous, à des degrés divers, en service commandé, ne répondaient pas
à cette question.
Parmi eux, Albert Thibaudet, qui donna à L’Europe nouvelle du 9 août
1924 un article paresseux mais pénétrant, ne s’étendit pas sur la filiation
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du poète ; il se débarrassa prestement de la question, avec une clairvoyance
que le recul ne dément pas : « Si l’on veut absolument des points de
repère qui permettent de classer et de songer à autre chose, on pourra
nommer les Chants de Maldoror ou les Illuminations et Connaissance de
l’Est », tout cela après avoir évoqué des « raffinements » qui « eussent
comblé de joie Mallarmé ». Pour le reste, on sent le critique légèrement
déçu ; il aurait préféré à ce poème chinois le « livre sur la Chine » que
laissaient espérer les récits brillants d’Alexis, distillés pour quelques intimes
dans le salon d’Arthur Fontaine. Thibaudet moquait gentiment l’aura
sacrée dont l’auteur entourait son œuvre : « Il n’y a que le nom de la
librairie qui fasse tache sur ces couvertures bien composées. Éditions de
la Nouvelle Revue française, 5, rue de Grenelle. C’est misérable. Pourquoi
les Éloges ne sont-ils pas édités rue de Liège et l’Anabase rue de Téhéran ? »
L’article de Lucien Fabre, dans le numéro d’août des Nouvelles littéraires,
était tissé dans la même étoffe. Le critique situait Anabase dans une veine
« un peu ésotérique », très « cotée à la bourse aux plaquettes épuisées » ; il
rappelait qu’Éloges était « épuisé et introuvable, même à prix d’or ». Le
poète désintéressé, qui avait interdit toute réimpression, avait organisé sa
rareté ; s’il ne vivait pas de sa plume, ses poèmes étaient finalement jaugés
à leur valeur commerciale, comme n’importe quel best-seller de Paul
d’Ivoi. Pour le reste, ce camarade qu’Alexis croisait chez la princesse
Bassiano, et qui tenait sans doute à ses déjeuners versaillais, mettait plus
d’ardeur et de sérieux que Thibaudet à louer le poète, en exposant le plan
du poème, chuchoté par l’auteur peut-être, et repris tel quel, depuis, par
la plupart des universitaires. Pour le reste, Fabre imitait les procédés elliptiques du poète, et persuadait le philistin d’admirer à distance un poète
dont l’obscurité s’étendait à ses exégètes.
Quand les salons d’Arthur Fontaine et de la princesse Bassiano eurent
fini de lui envoyer leurs critiques, Adrienne Monnier adressa au poète
adulé sa plus jolie plénipotentiaire : Marcelle Auclair, tout juste rentrée
d’Amérique latine, où elle avait passé son enfance. Dans le dernier numéro
de la revue Intentions, la jeune épouse de Jean Prévost consacra au poème
un article inspiré par une admiration fervente : « J’ai peur de parler d’Anabase ; j’ai peur car il faudrait employer de ces mots graves, éclatants, terribles, dont les Français se défendent avec un sourire. » Marcelle Auclair
entrait non sans finesse dans l’œuvre de Saint-John Perse, mais aussi dans
la composition de son personnage de poète prophétique : « La poésie de
St-J. Perse, poésie pure, non transposée, est une suite d’illuminations,
visions fulgurantes, comparables seulement à celles que projettent les prophètes, et, dans l’Apocalypse, saint Jean. » Par là, elle n’aidait certes pas à
le situer dans le champ littéraire, tout attachée à démontrer la singularité de
l’œuvre : « Elle nous donne la sensation du jamais lu. » En 1965, Alexis
ne reproduisit pas cet article dans Honneur à Saint-John Perse ; fondatrice
de Marie Claire, auteur d’ouvrages de psychologie et de piété, Marcelle
Auclair avait perdu son statut de critique littéraire qui l’aurait qualifiée à
entrer dans le volume d’hommage. Sur le vif, Alexis avait apprécié les
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éloges, venus d’une jolie femme ; il l’en remercia, non sans limiter son
œuvre de critique à une forme de discours sur soi, face au miroir du
poème : « Je pense à tout ce dont témoignent de vous-même ces très belles
pages. » Il admettait cependant une forme de parenté entre eux, en louant
à son tour « la noblesse » avec laquelle s’exprimait sa « sympathie ». Ravie,
Marcelle Auclair se proposa pour « la traduction espagnole de quelques morceaux choisis dans Éloges ».
C’était la première offre de traduction qu’Alexis recevait spontanément.
De 1925 à la guerre, c’est au nombre et à la qualité de ses interprètes
étrangers que le poète voué au silence dut d’élargir et de prolonger son existence. À la veille de s’asseoir dans le fauteuil de Philippe Berthelot, en
1933, Alexis pouvait se prévaloir de cinq traductions d’Anabase. En russe,
à Paris, en 1926 ; en anglais, par T. S. Eliot, en 1930 ; en italien, par
Giuseppe Ungaretti, en 1931 ; en espagnol, dans une revue mexicaine, en
1931 ; en roumain enfin, par Ion Pillat, en 1932. Ce prestige rejaillissait
en France, et rehaussait l’œuvre de Saint-John Perse dans le champ littéraire, qu’il continuait ainsi d’habiter malgré sa disparition. Comment
expliquer cette rencontre entre les meilleurs traducteurs internationaux et
une poésie qui était jugée difficile par ses compatriotes ? En dehors des
milieux les mieux disposés, la grande presse rangeait Saint-John Perse
parmi les mystificateurs modernes, n’ayant « rien à dire » – c’était l’opinion
que professait par exemple Paris-Journal en 1924.
La fortune d’Anabase à l’étranger n’est pas séparable de la situation de
la France dans le monde. Le Paris des Années folles était la capitale mondiale des arts et des lettres en même temps que l’un des principaux centres
de la vie politique internationale. Le poème profitait de cette conjonction
historique d’une France victorieuse, qui dominait l’Europe, et faisait rayonner sa culture dans le monde entier, qui la guerre avait contribué à unifier.
L’imaginaire colonial du créole prospérait dans la France impériale ; une
atmosphère épique flottait dans l’air du temps, et rencontrait l’univers
mental du nouveau monde, où les valeurs aventureuses demeuraient
consubstantielles à l’imaginaire collectif. Les commentateurs du poète
mexicain Alfonso Reyes ont longtemps souligné l’influence de Saint-John
Perse sur sa Visión de Anáhuac, avant d’établir que l’influence avait fonctionné à rebours, relayée par une admiration commune pour les récits de
voyage du baron Humboldt dans le nouveau monde et en Asie centrale 14.
La prosodie Anabase favorisait sa rencontre avec la fine fleur des poètes
étrangers. Michel Murat a justement souligné qu’en adoptant « le vers libre
de type whitmanien, découpé en unités longues », forme internationale de
la poésie moderne (celle de Maeterlinck, de Claudel aussi bien que des
futuristes italiens), Alexis avait rendu « possible la traduction d’Anabase par
des poètes modernistes » qui écrivaient « dans une forme semblable : on
peut penser qu’Eliot, Ungaretti ne l’auraient pas entreprise si le poème
avait été composé en vers réguliers, comme La Jeune Parque ». Le verset
persien conservait pourtant « la tradition métrique du vers français, son
syllabisme et la diction du e atone propre à la langue des vers ». « À la
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différence de Valéry, conclut Murat, Perse écrit une poésie française dans
un espace occidental ; il apporte ainsi une réponse concrète à la visée universaliste de la littérature française 15. »
La mise en scène de l’éthos du poète, enfin, participait d’une opération
publicitaire d’autant plus efficace qu’elle était dissimulée. La stratégie
d’Alexis pour organiser la réception à l’étranger d’Anabase combinait la
parfaite maı̂trise de l’éthique de la littérature désintéressée, qui le faisait
estimable, avec un très subtil usage, gagé sur son charme personnel, de
personnalités aussi influentes que discrètes. À cet égard, l’histoire de la
traduction anglaise d’Anabase répète celle de toutes les publications du
jeune poète, balancé entre la proclamation de son désintérêt littéraire et
son violent désir de prouver son génie. L’initiative de la traduction par
T. S. Eliot revient ainsi à la pression amicale de la princesse Bassiano, qui
était familière du poète, déjà célèbre. L’Américain, en voie de se faire
naturaliser britannique, remplit sa part de contrat et envoya sa copie, en
janvier 1927. Mais l’édition fut retardée par l’exigence de contrôle d’Alexis,
assortie de son inertie. Eliot avait accompagné son texte de notes qui
étaient autant de questions posées à l’auteur d’Anabase ; il espérait une
réponse assez rapide pour publier sa traduction au printemps. Ce n’est
qu’en août 1929, depuis la conférence de La Haye, qu’Alexis fournit finalement à Eliot une liste impressionnante de corrections en guise de réponse.
Grand seigneur, il laissait à son traducteur le loisir d’en user librement :
« Je veux que vous sachiez de moi-même que vous n’avez pas à me renvoyer
votre traduction révisée, ni même à vous astreindre en rien à mes indications. »
Son orgueil était assez subtil pour faire une obligation de cette liberté
concédée à son traducteur : « Je vous demande même instamment, quels que
puissent être vos scrupules envers moi, de ne jamais perdre de vue cette obligation de liberté que je vous fais sincèrement. » Le poète anglais prit en compte
la plupart des remarques, ce qui offrit à Alexis, en 1930, une traduction
bénéficiant du prestige de la signature d’Eliot, non sans demeurer, dans sa
transposition, du pur Saint-John Perse. Alexis avait obtenu de Faber and
Faber, l’éditeur d’Eliot, que son texte original fût publié en regard de la
traduction. Il ajouta au contrat l’interdiction de reproduction hors des pays
anglo-saxons. Ainsi, pendant qu’il refusait à Gallimard, comme il l’avait
fait de Chine, la réimpression d’Anabase et même d’Éloges, après l’édition
de 1925, l’édition bilingue franco-anglaise lui permit d’être lu par la quasitotalité du public lettré mondial, sans l’exposer sur le sol national.
Alexis s’en expliqua devant Eliot, en 1937, à l’occasion d’un nouveau
tirage de cette édition bilingue : « J’ai, jusqu’ici, envers et contre tout, rigoureusement maintenu, et continuerai de maintenir mon interdiction de réimprimer aucune ligne de moi en France, mais mes raisons ne valent pas pour
l’étranger. Votre nouvelle édition bilingue assurera en fait la seule survivance
du texte français. Mon éditeur peut me le reprocher amicalement, mais en
droit je suis entièrement libre et, à titre privé, je n’aurai aucune peine à le lui
faire comprendre. » En organisant la rareté de son œuvre, et en protégeant
sa personnalité diplomatique, Alexis élisait le public digne de sa poésie. À
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un déjeuner que donnait l’ambassadeur de Belgique à Londres, en 1937,
Daniele Vare, fasciné par Alexis depuis leur rencontre chinoise, entendit
la femme de Vansittart, l’opposite number du secrétaire général français,
évoquer ses poèmes « traduits en anglais par T. S. Elliot ». De Belgique,
Louis Carette, qui ne signait pas encore Félicien Marceau, exprimait son
admiration pour Anabase, qu’il avait lu dans l’édition anglaise. L’écran du
pseudonyme fonctionnait (« Saint-John Perse est sans doute un pseudonyme
mais comme j’ignore votre vrai nom, je suis forcé de vous écrire par le truchement des Nouvelles littéraires »), ainsi que l’interdiction de publication en
France (« C’est en vain que j’ai cherché dans les librairies votre poème. Partout
on me dit qu’il est épuisé ») ; ces précautions, qui ménageaient l’ambition
du diplomate, n’empêchaient pas les meilleurs lecteurs, dignes de la poésie
de Saint-John Perse, de la lire.
Le parrainage prestigieux de T. S. Eliot suscita d’autres vocations, quand
la princesse Bassiano ne les inspira pas directement. En racontant les circonstances de la traduction d’Anabase en italien, par Giuseppe Ungaretti,
un collaborateur régulier de Commerce, Alexis a inversé sans vergogne cette
logique de commanditaire dont il bénéficiait avant de renier sa collaboration à ces entreprises.
La première traduction disponible d’Anabase avait été la version russe,
livrée en 1926 par Georges Adamovitch et Georges Ivanoff, deux jeunes
figures de l’émigration russe. La princesse avait-elle été à l’initiative de
cette traduction parisienne, publiée à un millier d’exemplaires ? C’est elle,
en tout cas, qui demanda à Valery Larbaud de la préfacer, pour présenter
l’auteur au public russophone. Le généreux amateur demeurait le premier
relais de Saint-John Perse à l’étranger. Il l’évoquait chaleureusement devant
la pléiade d’auteurs sud-américains qui venaient à lui, quand les Affaires
étrangères ne les amenaient pas directement à Alexis Léger : Alfonso Reyes
représenta le Mexique à Paris, de 1924 à 1927 ; à la même époque, le
Pérou envoya Ventura Garcı́a Calderón en France, en Suisse et en
Belgique, et l’Équateur offrit à Paris Gonzalo Zaldumbide, son plus
fameux écrivain, de 1923 à 1928. Valery Larbaud n’était pas le seul à
porter la bonne parole hors de France, fort de son autorité cosmopolite.
Les cautions les plus prestigieuses qu’Alexis reçut face au public allemand,
celles de Rainer Maria Rilke et de Hugo von Hofmannsthal, dépassaient
largement le public germanophone. Rilke était peut-être le plus universellement admiré des poètes de sa génération. Saint-John Perse profita à peu
de frais de son prestige, si sa traduction d’Images à Crusoé, entreprise pour
complaire à la princesse de Bassiano, fut « imprimée, à titre privé, en plaquette hors commerce tirée à six exemplaires » ! Rilke ne diffusa pas plus
avant l’œuvre de Perse en allemand, puisqu’il cana sur la traduction d’Anabase que la princesse lui avait commandée, en même temps qu’à Eliot
et Ungaretti, mais il lui conféra l’autorité de son nom devant le public
international. Saint-John Perse a d’ailleurs largement exagéré cette sympathie, comme il le fit de la plupart de ses cautions françaises. Il poussa le
travestissement jusqu’à se glisser dans la peau de la princesse Bassiano pour
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
s’attribuer dans le volume d’Honneur à Saint-John Perse la destination de
lettres que sa protectrice avait reçues de Rilke. Dans la Pléiade, il censura
le passage d’une lettre où le poète autrichien expliquait son manque d’empathie pour Anabase : « La suite de ces images me dicte une obéissance,
sans me faire la moindre confidence. » Rilke demandait qu’on ne lui en
veuille pas de laisser à Walter Benjamin et Bernard Groethuysen le soin
de traduire Anabase. Cette dernière entreprise n’aboutit pas davantage. De
ce projet avorté, seule demeura la préface qu’Hofmannsthal avait été chargé
de rédiger, et qui fut publiée dans la Neue Scheizer Rundschau de Zurich en
mai 1929. Commerce reprit la prestigieuse présentation dans son numéro
d’été 1929, sous le titre « Émancipation du lyrisme français ».
En France, sans s’exposer, Alexis jouissait de la rare et précieuse notoriété littéraire de Saint-John Perse, que renforçaient ces cautions internationales. Au Quai d’Orsay, la connaissance de la personnalité littéraire du
diplomate était largement répandue, mais chacun affectait d’être le seul à
connaı̂tre le secret, pour partager une forme de complicité avec le poète.
André d’Ormesson, ministre de France en Roumanie, se croisait fatalement
avec Ion Pillat ; il s’empressa de cligner de l’œil dans une lettre personnelle
au secrétaire général : « J’ai déjeuné avant-hier chez l’écrivain Ion Pillat,
neveu des Bratians, et traducteur de St-John Perse : nous avons parlé de vous
ensemble ! » Alexis appréciait sans doute, mais n’étalait pas la confidence,
supprimée dans la version dactylographiée du courrier, à destination de ses
services. De cet exemple, on déduira les nombreuses occasions que SaintJohn Perse avait de rencontrer Alexis Léger, et le discret prestige que celuici tirait de celui-là. Arthur Fontaine avouait avec candeur sa crainte de ne
pas savoir s’élever à la hauteur du poème : « Anabase est un livre précieux,
dont je relis les poèmes à voix haute, inquiet parfois ou anxieux de les mieux
comprendre et de les mieux goûter, leur trouvant toujours un grand charme et
un sens plein de richesses à découvrir. » Dans les années 1930, le secrétaire
d’Alexis, Raymond de Sainte-Suzanne, expliquait la loyauté sans faille qui
attachait Henri Hoppenot au secrétaire général, par l’admiration qu’il
vouait à Saint-John Perse. Hoppenot goûtait Anabase comme il avait aimé
Éloges, ignorant que son protecteur lui barrait l’accès à Commerce, tout en
favorisant sa carrière au Quai d’Orsay. Jean Chauvel, qui marchait sur les
pas d’Alexis, en Chine, puis à la direction d’Asie, l’aborda pour la première
fois, peu avant la publication d’Anabase, avec l’envieuse admiration d’un
écrivain rentré pour un poète discrètement accompli : « Il était l’auteur de
poèmes connus de peu, dont Proust avait écrit qu’ils étaient beaux, mais
trop hermétiques. Tout cela lui valait une manière de prestige. » Pierre
Viénot, qui œuvrait au rapprochement franco-allemand, dans la mouvance
de Briand, lisait Saint-John Perse, en même temps qu’il relayait les
consignes d’Alexis Léger à Berlin. En 1928, James T. Shotwell, l’universitaire américain à l’initiative du pacte Briand-Kellogg de renonciation à la
guerre, s’entremit avec l’éditeur américain qui voulait publier une autobiographie de Briand. Il suggéra le nom de Léger comme nègre idéal à cause
de son « intime connaissance de la vie et du tempérament de Briand ».
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Mais il voyait dans « son style littéraire » une raison supplémentaire de lui
confier le projet. Barthou le bibliophile, Blum, l’écrivain versé dans la
politique, ou Herriot, subtilement lettré, avaient admiré Saint-John Perse
avant de travailler avec Alexis Léger.
Paradoxalement, alors que le poète s’était tu, et que le diplomate
commençait son ascension, l’hétérogénéité des deux personnalités n’était
pas absolument préservée devant le grand public. Le poète n’était pas toujours convoqué à crédit par la presse politique. En 1927, un journal nationaliste jugeait des paroles ironiques prêtées au diplomate avec d’autant plus
de sévérité qu’il était poète : « Pour un lettré aussi délicat que celui qui
signe Saint Léger-Léger, les mots ont une valeur. Il faudrait que Léger
changeât de langage... » La même année, dans L’Action française, Léon
Daudet dévoilait à demi-mot la personnalité littéraire d’Alexis en révélant
qu’il était « couramment appelé, au Quai d’Orsay, “le Claudel no 2” »,
attendu qu’il était, comme lui, « un féal du seigneur Philippe Berthelot que
certain trait de ses habitudes divertit, paraı̂t-il, énormément ». Les initiés
comprenaient qu’Alexis devait sa protection aux caprices littéraires de
Berthelot. En 1929, un portrait du nouveau directeur politique, probablement de commande cette fois, trouva l’hospitalité de plusieurs titres, sous
différentes signatures. « Les initiés savent que Léger trouve, malgré sa tâche
écrasante, le moyen d’écrire », révélait-on au grand public ; assertion d’ailleurs anachronique, qui montre assez que la renonciation à la poésie n’était
pas indolore au diplomate. Complaisant, mais dépourvu de moyens pour
évaluer Saint-John Perse, le journaliste en faisait l’un « des plus délicats
poètes de notre époque ». Subtile satisfaction pour Alexis, qui s’entendait
louer comme écrivain, sans se voir reprocher de manquer à ses devoirs de
commis de l’État : « Il a publié ses premières œuvres sous un pseudonyme
transparent ; mais quand son incognito a été percé à jour, il a pris un autre
nom sous lequel nul ne peut le deviner. » Le diplomate cherchait moins des
lecteurs dans le grand public que l’estime due à un pur poète. Il suffisait de
savoir que « ses œuvres lui avaient valu des admirations enthousiastes » ;
c’était de son fait si on ne le connaissait guère : « Il n’a jamais voulu être
analysé par la critique. Il dit : “Je me prête, mais je ne me donne pas.” »
Un autre journaliste, en 1929, le rapprochait « des Claudel, Giraudoux,
Morand ». Bref, il fallait toute la mauvaise foi rétrospective de Saint-John
Perse pour exhumer dans son volume d’hommages littéraires, comme
unique témoignage à la soudure de ses deux personnalités, une lettre de
Paul-Boncour qui s’étonnait, après guerre, de le découvrir poète !
Snob et farouche à la fois, Alexis voulait être admis partout, pour n’aller
jamais nulle part. La plupart des salons de la Belle Époque chers à Marcel
Proust avaient vécu ; Alexis investissait ceux des Années folles. Investissement fugace, pour mieux s’assurer de leur vanité. Il était le plus régulier
au salon de Berthe Lemarié, qu’il fréquentait déjà au début de la guerre,
avant son départ pour la Chine. Il passait chez Nathalie Clifford Barney,
on le croisait chez les Godebski, où la musique avait la meilleure part avec
Ravel, Satie et Milhaud. Moins musical, aux confins de la littérature et de
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
la politique, Arthur Fontaine tenait table ouverte le jeudi. Alexis s’y rendait
volontiers, sûr de l’admiration de son hôte, qui était toujours disposé à
soutenir sa carrière diplomatique et à favoriser son renom littéraire. Il s’y
était lié avec le critique Thibaudet ou le peintre mondain Jacques-Émile
Blanche, impressionné par la fixité de ses « yeux effrayants ». Alexis honorait
les goûters d’Abel Bonnard, qui prolongeaient leur rencontre chinoise. Il
allait moins souvent chez les Berthelot, qui ne le comptèrent pas parmi
leurs « amis éprouvés », seul exclu du quatuor des protégés de 1921, reconstitué dix ans plus tard dans cette invitation à Giraudoux : « J’ai téléphoné
à votre femme de chambre de nous faire tous deux le plaisir de venir déjeuner à la maison le mardi 9 décembre à une heure avec les Morand, Labonne
et sa fiancée 16. »
Le déclin des salons coı̈ncidait avec l’essor des lieux de réunion publics.
Alexis y passait sans s’y arrêter. Milhaud le croise au « Bœuf sur le toit »,
Cocteau partage une pipe d’opium avec le jeune Chinois, Jean-Aubry
arpente avec lui l’avenue de l’Opéra en dissertant sur Saint-Évremond,
Morand l’admire chez les Godebski ; il déjeune parfois chez Léon Werth,
le dédicataire du Petit Prince, avec Valery Larbaud, Léon-Paul Fargue et
Royère, de La Phalange ; ces itinéraires dressent une carte brouillonne de
la géographie littéraire de Saint-John Perse. Le poète est partout et nulle
part ; il papillonne et ne remet pas les pieds dans ses traces. Alexis n’honorait pas d’autre sanctuaire littéraire que la Maison des livres de la rue de
l’Odéon. Adrienne Monnier, en lui consacrant les indemnités que son père
avait reçues après un accident du travail, en avait fait bien plus qu’une
librairie, un temple où communiaient les desservants d’un culte, dont la
grande prêtresse apparaissait à Jean Mistler vêtue d’« une robe grise de
carmélite ». Alexis y sacrifiait à son adulation, mais il se tenait loin des cafés
à surréalistes, dédaignait les salles de conférence pour auteurs à succès
(Maurois) ou écrivains altruistes (Larbaud), et ne fréquentait pas de bibliothèque borgésienne.
Happé par la Carrière, Alexis se gardait de suivre l’exemple de Berthelot,
qui sacrifiait à la gourmandise mondaine d’Hélène. La presse soulignait ici
et là que le jeune directeur de cabinet de Briand sortait peu, absorbé par
son travail ou ses loisirs solitaires de marin. Robien confirmait qu’on ne
l’avait guère vu dans le monde avant que ses maı̂tresses ne l’y entraı̂nassent,
en cultivant son « complexe de métis ». Les baromètres mondains que
constituent les journaux intimes de l’abbé Mugnier ou de Wladimir d’Ormesson, indiquent le calme plat de l’existence d’Alexis sur ce chapitre jusqu’à ce que Mélanie de Vilmorin puis Marthe de Fels l’introduisissent
dans le monde.
Si bien qu’au milieu des années 1920, sous l’apparence d’un paradoxe,
le diplomate qui dissimulait sa personnalité poétique sous un pseudonyme,
tenait son véritable foyer littéraire dans son bureau du Quai d’Orsay. SaintJohn Perse usait volontiers de la fascination qu’inspirent les arcanes du
pouvoir pour éblouir ses confrères, justifier ses retards, expliquer son
silence poétique, enfin, qui ne devait pas passer pour de l’impuissance.
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Alexis ne recevait pas chez lui. De très rares intimes étaient admis dans
l’appartement de Passy qu’il habitait avec sa mère et sa sœur Éliane ; ils
n’y étaient pas reçus. Paul Morand, frappé par la nudité des lieux, sans
d’autres meubles que des malles de voyageur, en a laissé l’une des rares
descriptions. Louise Weiss, Hélène Hoppenot et quelques autres femmes
furent invitées à rendre hommage à la mère du poète, plus tard, avenue
Camoens, dans le quartier du Trocadéro. Mais c’est au ministère qu’Alexis
se plaisait à recevoir des confrères comme T. S. Eliot, son patient traducteur : « Voulez-vous me permettre de vous demander simplement, en dépit de
l’inhospitalité de ces lieux, de vouloir bien me faire l’amitié d’y passer m’accorder un moment vers six heures, si vous êtes libre vous-même et que vous n’avez
rien de mieux à faire. J’en serai très heureux et vous n’aurez pas de peine à
faire abstraction d’un si mauvais lieu, car je sais ce que le cerveau d’un poète
de votre race peut faire du pire “wast land”. » Alexis se faisait pardonner de
convoquer Eliot au ministère, un dimanche de surcroı̂t, en faisant allusion
à la traduction qu’il avait donnée, au troisième numéro de Commerce, du
fameux poème qui ouvre The Hollow Men, effort sans pareil de la part d’un
poète servi sans réciprocité par les meilleurs de ses homologues étrangers.
L’asymétrie croissante de leur situation littéraire, à mesure que vieillissait
la dernière publication de Saint-John Perse, rendait Alexis toujours plus
enclin à souligner devant Eliot sa fortune diplomatique. En août 1929, il
s’excusa de ses silences, non sans coquetterie, depuis la conférence de La
Haye où se réglait le sort des relations franco-allemandes, en évoquant la
« corniche diplomatique » où il cheminait « péniblement et sans clair de
lune ». Eliot ne goûtait pas la saveur de ces retards, justifiés par des motifs
politiques, lorsqu’ils menaçaient la primeur de sa traduction d’Anabase.
Un an plus tôt, il avait annoncé à la princesse Bassiano qu’un traducteur
américain se mettait sur les rangs : « C’est de la faute de Léger, ou de Briand,
et c’est ce qui arrive dans une démocratie ; nos hauts fonctionnaires anglais,
eux, ont bien du temps à consacrer à la littérature, et ils ne gèrent pas plus mal,
sinon mieux, les affaires du monde. » À qui pensait-il ? À Robert Vansittart,
peut-être, opposite number d’Alexis au Foreign Office, dans les
années 1930, ce qui ne l’empêchait pas de donner régulièrement des
drames aux théâtres londoniens.
Les poètes français étaient moins regardants sur les obligations qu’Alexis
Léger faisait à Saint-John Perse. Même dans l’émerveillement du jeune
André Beucler rencontrant Saint-John Perse, il entrait un peu du cérémonial orchestré par Alexis Léger au Quai d’Orsay : « En glissant sur la
moquette de l’État comme un phoque de cirque, l’huissier me précéda,
ouvrit une porte, s’inclina, s’effaça. Un trac soudain et galopant me fit
croire à un interminable voyage alors que j’étais bel et bien arrivé. » Le
jeune écrivain était reconnaissant à son confrère de ne pas trop lui faire
sentir leur inégalité dans le siècle, qu’ils affectaient pourtant tous deux de
dédaigner : « Saint-John Perse prit place à son bureau. Sa voix était lente,
peut-être un peu sourde, mais cordiale, et ne révélait pas du tout le haut
fonctionnaire ou le diplomate importuné. »
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
Les femmes de Saint-John Perse
L’apparat diplomatique n’était pas moins utile pour séduire les femmes,
lesquelles pouvaient être serviables à une carrière. Demeurant célibataire,
Alexis croyait se distinguer du lot commun de ses camarades qui « ne
pensaient qu’aux beaux mariages ». Il était trop indépendant pour chercher
à s’enrichir par une telle union, mais il n’était pas moins calculateur dans
ses relations avec les maı̂tresses qui l’aidaient dans son ascension. Tôt
exposé au soupçon d’arrivisme par les femmes, Alexis se fit justice en expliquant ce procès qu’on lui faisait par une anecdote délicieusement invraisemblable : à l’oral du concours, une jarretelle rose abandonnée par une
danseuse l’avait distrait ; il était arrivé devant le jury en la tripotant machinalement. C’était trop peu pour expliquer la réputation qu’on lui prêtait.
Alexis ne songeait peut-être pas toujours à profiter de ses liaisons sur le
plan politique ou littéraire, mais le séducteur ne s’abandonnait jamais.
« Jusque dans ses rapports avec les femmes, il s’est toujours dominé et a
mené le jeu », observait son sécrétaire, Raymond de Sainte-Suzanne. En
rédigeant le récit de son aventure avec Alexis, Marcelle Auclair a laissé un
témoignage sur les procédés du séducteur. La phase d’approche obéissait à
des habiletés éprouvées, dont l’efficacité attristait sans doute Alexis, et l’inclinait à mépriser, peut-être, celles qui lui cédaient trop facilement. Frémissait-il encore à ce jeu, comme il avait frémi devant Misia Sert, à l’heure
de son départ pour la Chine ? Ankylosé dans le confort de ses formules
invariables, ses tours finissaient par être éventés. D’un affabulateur à un
autre, cela agaçait ; le ménage Malraux s’en ouvrit devant les Hoppenot :
Ils connaissent tous ceux que nous connaissons et aiment ceux que nous
aimons, sauf Alexis Léger qui apparaı̂t à Malraux comme « un méchant diable ». Il lui reproche sa façon de vouloir « hypnotiser » les autres.
— Savez-vous, dis-je, que lorsque Léger voit une jolie femme pour la
première fois, il lui dit d’un ton de voyante inspirée : « Madame, je vous
connais déjà... Je vous ai rencontrée il y a deux mille ans. »
Malraux le sait : il n’a pas manqué lorsqu’on l’a présenté à la princesse de
Grèce et, comme elle portait une bague antique à son doigt, après avoir
prononcé la phrase rituelle, Léger ajouta : « Je portais cette bague quand
j’étais pharaon. » La princesse ne comprenant pas les poètes demanda sèchement : « Dois-je vous la rendre ? »
Deviné par ses amis, Alexis continuait à jouer des faiblesses de ses proies.
Le mythe de la réincarnation et celui du coup de foudre flattaient le même
désir d’éternité. Au dire de Marcelle Auclair, les procédés d’Alexis (il lui
disait : « Je te griserai comme personne au monde, je t’emmènerai à bord
d’un voilier, là où la mer est transparente et je m’unirai à toi dans l’eau
ou sur le sable ») ne lui servaient pas à satisfaire d’impérieux besoins sensuels ; à peine conquise, après de longues approches, elle fut délaissée.
Lilita Abreu, la belle Cubaine qui faisait tourner les têtes littéraires, et
dont Giraudoux s’était passionnément épris, confirmait la fugacité de ses
conquêtes : « Rien avec lui ne dure longtemps : trois ou quatre fois – et
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encore. Lui passe mais les malheureuses ne peuvent l’oublier. » Sa liaison avec Alexis échappa à cette brièveté : commencée au début des
années 1930, elle se renoua pendant la guerre, en Amérique.
Désir compulsif de séduire, brièveté des aventures, le goût « des femmes
plus âgées que lui », que lui connaissait Lilita Abreu (Hélène Hoppenot
acquiesçait, songeant à la générale Dan) : un psychanalyste hâtif aurait tôt
fait d’identifier une homosexualité refoulée. Il faut y ajouter le souci de
plaire aux amies de ses amis. Dans les années 1920, Alexis n’eut de cesse
de plaire aux femmes qui avaient séduit Philippe Berthelot. Comme Proust
s’éprenait de Louisa de Mornand, par goût pour Louis d’Albufera, Alexis
poursuivait Philippe de sa passion mimétique à travers les femmes qu’il
avait aimées. Marie Laurencin cumulait tous les charmes, qui avait fait
trembler Hélène Berthelot et qui était de quatre années plus vieille
qu’Alexis. Pour une fois, la conquête se lassa la première, quoique le poète
eût laissé entendre qu’il était à l’initiative de leur rupture. Alexis racontait
à ses amis que le don d’un crâne de cheval, rapporté du désert de Gobi,
avait effrayé sa maı̂tresse, et précipité le terme de leur histoire. Marie
Laurencin, au contraire, expliquait qu’elle avait rendu l’offrande, dont elle
avait goûté l’austère beauté, pour signifier la rupture. Une petite carte de
visite qu’Alexis a laissée chez elle avec ces simples mots, « Solitude 6-7 h. »,
laisse voir qu’Alexis se languissait, avant d’être éconduit. L’aventure se
termina avec l’année 1921.
On ne connaı̂t pas les bonnes fortunes d’Alexis en 1922, mais, à compter de 1923, il forma un couple avec une femme qui avait tout pour lui
plaire : plus âgée d’une dizaine d’années, joliment titrée, bien née, très
brune, aux yeux sombres, Mélanie de Vilmorin n’était pas désargentée, elle
était proche de Philippe Berthelot, dont elle avait été l’égérie ; elle était
surtout passionnément introduite dans les milieux politiques. Mélanie permit à Alexis de se rabibocher avec Berthelot, que Briand allait relancer, en
le rétablissant secrétaire général ; elle l’introduisit auprès des ministres dont
elle était familière. Par elle, il entretint ses bonnes relations avec Briand,
Painlevé ou Germain-Martin et rencontra Barthou, qui devint son ministre
dix ans plus tard.
Ce genre d’élégantes qui gravitaient autour du pouvoir, raffolant des
hochets de la République (elle fut, après la Noailles, la deuxième femme à
devenir commandeur de la Légion d’honneur), avaient le don d’exaspérer
le très classique Louis de Robien. Celle « qu’on a appelée Notre-Dame de la
République » suffisait à ses yeux, « par l’influence qu’elle s’était acquise à
condamner le régime ». C’est elle, à l’en croire, qui avait lancé Alexis « dans
la société parisienne ». Marché froidement conclu en l’absence de tout sentiment ? Les querelles qui agitaient le couple pourraient aussi bien laisser
supposer l’inverse : on se dispute moins en affaires qu’en amour. En septembre 1923, Roger de Vilmorin, le fils de Mélanie, se plaignait à sa sœur
Louise du séjour à Verrières-le-Buisson de Poidsplume, ainsi qu’il appelait
Léger : « Il se chamaille avec maman à journée faite. C’est crevant. » Il est
vrai, ses procédés de séduction se heurtaient avec eux, comme avec tous
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
les enfants et les jeunes gens, à l’agacement de se sentir joué. Cela justifiait
des représailles scatologiques : « Le marquis de St Léger-Léger Touskia de
plulégé est dans nos murs : ce soir au salon il lui prit fantaisie de retirer
brusquement ses souliers. Je proposai aussitôt de transporter le quartier général
sur la terrasse tant était nauséabonde l’odeur que dégageait les ripatons de ce
facteur parvenu. Pour comble de joie, il habite au-dessus de moi et ne cesse de
péter avec une grande violence. » À travers Alexis, c’est sa mère que Roger
visait, ayant constitué avec Louise et ses frères un clan contre la « Patronne ». Veuve depuis 1917, Mélanie leur paraissait plus dévouée à ses amants
qu’à ses enfants. Avant de finir dans l’oubli, minée par les paradis artificiels
et la solitude, Mélanie avait vaillamment résisté au vieillissement. La croisant pour la première fois, en 1927, au bras d’Alexis, Hélène Hoppenot
lui trouva un « visage intéressant mais mûrissant ». Sainte-Suzanne ne la
rangeait pas dans la catégorie des jolies maı̂tresses de son patron mais
parmi celles « moins existantes » qui l’avaient mêlé « à la vie politique par
prétention, goût de l’intrigue, situation de famille (et sur un plan
médiocre) ».
La correspondance d’Alexis et de Philippe, entièrement faussée par la
lutte sourde qui les opposait, passait souvent par Mélanie ; elle aidait à
la comédie de leur amitié. Elle griffonnait, en bas d’une lettre qu’Alexis,
malade, lui avait dictée pour affaires d’État : « On vous aime, lui et moi,
vous deux nos amis. Je vous embrasse en même temps qu’Hélène avec
mon cœur 17. » Comment savoir, après cela, ce qui était sincère dans cette
liaison, si l’on se souvient de ce que Karen Bramson disait de la futilité et
des trahisons légères de Mélanie ? Les amants donnaient l’impression d’être
un peu perdus, aimant la mer, dévoués à leurs ambitions, mais pas dénués
de tendresse l’un pour l’autre, quand on les surprenait dans leur intimité
un peu mièvre : « Alexis n’a pas de veine, écrivait Mélanie à Philippe, mais
je suis heureuse de l’aider à vite aller mieux. Il est trop gentil malade. » À vrai
dire, ils fuyaient cette intimité, si leur association était faite pour les autres.
C’était le cas jusqu’à la caricature, selon Robien, lorsque le couple se donnait en spectacle, les dimanches matin, au jardin des Plantes, « devant la
rotonde des singes où ils gavaient un favori, répondant au nom de Bombay,
qui n’avait pas son pareil pour les obscénités ».
Cette liaison n’était pas exclusive. Alexis goûtait les princesses. Il courtisait Marthe Bibesco, qui multipliait les signes de reconnaissance littéraire :
« Ne viendriez-vous pas mercredi soir, le 8 mars, retrouver chez moi quelques
amis, vers neuf heures quarante ? Nous y serons “les étrangers”, si vous voulez
bien, et nous nous arrêterons un instant à cet entrecroisement des pistes pour
un entretien désintéressé, et pour échanger les vœux d’usage entre voyageurs. »
Le marivaudage fut plus poussé avec une autre princesse, Marguerite Caetani, la mécène de Commerce. Au dire de l’étrange André Ganem, véritable
gazette de la République, la princesse avait été « aussi “loin que l’on peut”
dans le flirt avec Alexis Léger ». Adrienne Monnier s’en souvenait quinze
ans plus tard, regrettant l’époque où Alexis avait encore le temps de conter
fleurette et parler littérature : « Un jour, Adrienne, Larbaud et Fargue
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attendirent pendant trois quarts d’heure, dans un restaurant des Halles,
Léger et la princesse Bassiano. À leur “grande indignation” ils les virent
sortir d’une voiture, la princesse d’un rouge de coquelicot, achevant de
boutonner une blouse qui semblait avoir été ouverte ! » Adrienne Monnier
citait encore Yvonne Gallimard parmi les « belles amies » du poète ; Alexis
pouvait-il résister à la tentation de plaire à la femme de son éditeur au
grand amour de son ami Jacques Rivière ?
D’autres femmes passèrent et le temps de Mélanie fut bientôt révolu. À
la fin de l’année 1927, Alexis commença à prendre ses distances devant
Philippe ; il rendait au ménage Berthelot leur amie devenue encombrante :
« Dites à Hélène, avant que je le lui dise moi-même, combien je pense avec
émotion à tout le bien qu’elle fait à Mel par la seule présence de son affection. »
Pour lui, il restait à distance ; le malade aimait à recevoir des soins, le bienportant n’aimait pas à en donner : « Je suis préoccupé de Mel, dont l’état
commence à me déconcerter. Je ne vois plus clair dans les nouvelles qui me
parviennent, et ce n’est pas le moindre souci qui grève ici ma convalescence. »
Il s’indignait avec componction de la conduite de ses enfants, pour mieux
disculper la sienne, alors qu’il se reposait à Bormes-les-Mimosas, loin du
chevet de sa maı̂tresse : « Pendant que notre pauvre amie [ce n’était plus
proprement la sienne], en proie à la fièvre, endure les heures les plus décourageantes au fond de son lit, ses enfants font les fous à trente kilomètres d’ici, à
Hyères. » Dix ans plus tard, Sainte-Suzanne déduisit la fin de leur aventure
du spectacle habituel offert par son patron : « Il a dû rompre avec une
brutalité froide et polie mais péremptoire avec Mme de Vilmorin qui devenait
collante. »
De onze ans sa cadette, cette fois, une nouvelle égérie prit le relais de
Mélanie, supplanta ses rivales et relança la carrière mondaine d’Alexis.
Marthe de Fels, dont la liaison avec l’écrivain diplomate fut la grande
affaire de sa vie, incarnait une variante de mondaine plus littéraire que
Mélanie et mieux armée qu’elle pour jouer le rôle d’égérie. Née, selon
Robien, dans « une excellente famille angevine, celle des Cumont, qui fut
autorisée jadis à intervertir l’ordre des deux syllabes de son nom, qui permettait
des plaisanteries faciles », elle avait mené avec « sa mère une vie difficile dans
un petit pavillon de la rue de la Tour à Passy ». Pendant la guerre, elle avait
rencontré André de Fels, rejeton d’une famille richissime. Son père,
Edmond Frish, d’origine israélite, avait épousé la fille du grand raffineur
de sucre Lebaudy ; anobli d’un titre pontifical, ce toqué de littérature
s’était offert La Revue de Paris, moyen coûteux mais infaillible de s’introduire dans la meilleure société parisienne. Edmée de Fels, la sœur d’André,
paracheva l’œuvre paternelle en épousant un La Rochefoucauld et une
carrière littéraire. Son salon, où trônait Paul Valéry, fut l’un des derniers
avatars de cette institution bien française, et parmi les plus brillants.
André de Fels ne fit pas moins bien que sa sœur, en épousant Marthe
de Cumont. Elle n’avait pas attendu d’épingler Saint-John Perse pour lancer sa carrière mondaine. Dans les années 1920, elle rivalisait déjà avec le
salon de sa belle-sœur, recevant non seulement des écrivains renommés,
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comme René Boylesve, son amant, mais aussi des hommes de pouvoir,
dont la plupart, Poincaré, Sarraut, Flandin, ou Joffre, se situaient nettement à droite de ceux qu’Alexis avait coutume de rencontrer chez Mélanie
de Vilmorin. Son mari, en dépit de sa jalousie, était également un atout
pour l’écrivain et le diplomate, en disposant de La Revue de Paris. Le
périodique fut serviable au diplomate, qui relaya fidèlement ses vues politiques, pendant les années 1930 ; elle permit de relancer Saint-John Perse,
après la guerre, grâce à un article commandé à Claudel.
Sur les circonstances de la rencontre entre les deux amants, et le rôle de
chacun, les récits divergent, avant de se confondre. Paul Morand croyait
savoir que sa femme Hélène, devenue princesse Soutzo par son premier
mariage, avait joué un rôle déterminant : Marthe de Fels lui avait demandé
d’organiser « un week-end avec Alexis Léger ». Ce qu’elle fit : « Marthe fit
la cour à Alexis Léger qui coucha avec elle le soir même ». Marthe situait
leur rencontre quelques mois avant sa conclusion sensuelle, mais emboı̂tait
la suite de son récit à celui de Morand ; l’honneur était sauf : « Marthe a
rencontré pour la première fois Léger chez Ava Bodley [fille d’un écrivain
francophile et femme du diplomate Ralph Wigram, en poste à Paris]. Elle
hésitait à se rendre à son invitation car elle pleurait la mort de René
Boylesve [en 1926] mais sur l’insistance de son amie, “Venez, vous rencontrerez quelqu’un d’extraordinaire, etc.”, elle accepta et se trouva à la table
placée à côte de lui. “Comme vous êtes silencieuse”, lui dit-il, et elle lui
en dit la raison. Avant de partir, il demanda s’il pourrait la rencontrer de
nouveau, ajoutant : “Je m’en veux de vous distraire de votre douleur.” »
Ce n’est que quelques mois plus tard qu’ils se rencontrèrent à nouveau
chez les Paul Morand, à l’initiative de Marthe de Fels. Coquette, cette
dernière tut ce détail devant Hélène Hoppenot : « Quelques mois plus
tard, nouvelle rencontre chez les Paul Morand. “Vous ne m’avez pas téléphoné, lui dit Léger, pourquoi ?” “Parce que je n’avais rien à vous dire.”
Après cette réponse peu diplomatique, ils parlèrent de Moby Dick, qu’ils
venaient de lire, et que tous deux aimaient. Ils trouvèrent soudainement
des choses à se dire. »
Après des débuts un peu scandaleux, à la fin des années 1920, la liaison
fut admise comme une chose convenue entre toutes les parties. En 1929,
Henri de Régnier s’amusait encore avec le Tout-Paris littéraire et mondain
du nouveau cocufiage d’André de Fels, qui n’était d’ailleurs pas en reste :
« Marthe de F. se compromettant avec Saint-Léger Léger, il y aurait à son
sujet une sorte de conseil de famille, où l’on aurait discuté la conduite à
tenir envers l’imprudente. On aurait décidé de lui donner un “avertissement sérieux” et, au cas où elle n’en tiendrait pas compte, de l’exiler “en
province dans ses terres”. En somme, une lettre de cachet. » Tout l’art
d’Alexis fut, au dire de Sainte-Suzanne, de « la garder tout en ne la laissant
pas tout envahir. Craignant qu’elle ne voulût divorcer pour l’épouser, il
dit au mari : “Vous savez combien j’aime votre ménage. Mais vous savez
combien Paris est prompt dans ses jugements. Déjà on chuchote. Permettez-moi de moins vous voir tous deux pendant quelque temps.” Et le mari
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– depuis fort longtemps au courant et fort résigné, lui-même ayant ses vies
à lui, et flatté de ce que l’amant soit un homme si important – de le dire à
Marthe qui se résigna et l’a gardé. Elle lui laissa sa liberté avec tristesse,
mais il lui laissa et a gardé son amitié entière, je dois le dire, se mêlant à
sa vie et lui facilitant la tâche en organisant des rencontres avec tel ou tel
personnage important ». La liaison était établie, pas claironnée. En 1960,
à l’occasion du prix Nobel, et deux ans après le mariage d’Alexis avec
Dorothy, Paulette s’exaspéra de la reproduction dans la presse d’une innocente photo représentant les couples Hoppenot et Léger, attablés avec
Éliane et Marthe de Fels : « Mais pourquoi donc Hoppenot a-t-il livré ou
publié la photo du déjeuner à Cap Brune avec le nom de Marthe en toutes
lettres. Je ne comprends pas cela. »
Aux yeux de Robien – mais un chef du personnel du Quai d’Orsay
peut-il croire en rien de désintéressé ? – le couple formait un attelage de
même nature que celui qui avait lié Alexis à Mélanie : « Sans avoir d’argent,
car il n’avait pas de besoin pour lui-même, Léger était attiré par ceux qui en
avaient et c’est sans doute ce qui explique le mieux la liaison avec Marthe de
Fels, qui physiquement et moralement semblait être peu faite pour attirer et
retenir. [...] La situation de Léger favorisait les activités politiques de sa maı̂tresse et la position mondaine de celle-ci flattait le snobisme de son amant. Les
deux avaient donc intérêt à cette liaison. Je doute que la passion y fût pour
quelque chose. Elle avait en effet très vite perdu la beauté du diable qui lui
donnait un certain charme dans sa prime jeunesse. » C’est affaire de goût.
Morand, non plus que Sainte-Suzanne, ne la trouvait au leur. Hélène
Hoppenot ne trouvait pas sa beauté flamande déplaisante. Qui saurait dire
celui d’Alexis ? La complémentarité objective de ses ambitions avec celles
de Marthe n’est pas contestable. Faut-il réduire leur couple à cette communauté d’intérêts ? Robien, qui avait la plume cruelle, s’intéressait surtout à
cette dimension de leur relation : « il avait envoûté Mme de Fels. On ne
peut se faire une idée des bassesses que fit celle-ci pour assurer à son amant un
avancement qui favorisait sa propre ascension. Elle frappait à toutes les portes,
même à elle de l’office, recevant parfois certaines rebuffades. C’est ainsi qu’au
temps de Briand elle l’obsédait de ses flagorneries. » Sainte-Suzanne, qui admirait son chef, disait les choses autrement : « Je suis sûr que ce qu’il ressent
pour Marthe et ce qu’il lui inspire lui est une grande force, d’un grand
secours intime, nonobstant la collaboration sur le plan où elle se fait son
intelligente, docile et toute dévouée servante. »
En retour, Alexis offrit sa plume à Marthe qui, non contente de faire
les carrières littéraires, se piquait d’écrire. Le Vauban et le Poussin que
Marthe signa chez Gallimard, en 1932 et 1933, sont de la langue et de la
pensée de Saint-John Perse, au point qu’on pourrait les considérer comme
partie de son œuvre en prose. Alexis participa sans doute au choix des
modèles, qui lui permettaient de parler de lui, suivant la fine intuition de
Hugo von Hofmannsthal, qui retrouvait dans Anabase « la sévère délicatesse de Poussin ». L’artiste et l’architecte étaient de bons Français, comme
Alexis, « bien nés » et de « pur lignage ». Leurs paysages naturels étaient
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
évoqués avec une sensualité patriotique. Le Morvan définissait le tempérament de Vauban : « Dans ce pays avide et sobre, à l’ombre du planteur
d’arbres, un enfant de France va grandir, qui de la terre natale gardera
toujours quelque chose à ses talons. » C’était voisiner avec le Caillaux qu’aimait à citer Robien ou le Pétain qu’inspirerait Emmanuel Berl dans la
débâcle (« la terre, elle, ne ment pas »). On chercherait en vain, dans ces
ouvrages hâtifs et peu documentés, quelque révélation sur ces grands
hommes, mais on y découvre les soucis d’un diplomate dont on comprend,
lorsqu’il évoquait les fortifications de Vauban, qu’il craignait de faire
remise de la sécurité de son pays dans la seule ligne Maginot : « Pour
protéger maintenant le peuple de France et lui assurer les garanties de
sécurité indispensables à la réfection de ses forces, au développement de ses
ressources matérielles et à la poursuite pacifique de ses destinées naturelles,
il ne suffit plus hélas d’une ceinture de pierre, et la grande muraille de
Chine elle-même n’y pourvoirait point. » Anachronique en diable, mais
quel miroir, ce Vauban : « Alors le grand vieillard [...] conçoit dans son
patriotisme, la nécessité de s’élever à un plan de préoccupation supérieur :
celui de la politique internationale. C’est là qu’il faut construire pour la
paix. » Alexis parle depuis son temps, qui devient la matière même du
livre lorsqu’il évoque « les heures de doute et de confusion nationale ».
Vauban et Poussin, l’homme d’État et l’artiste, symbolisaient les passions contradictoires d’Alexis : d’un côté, la passion de servir (« Servir !...
Nous connaissons ce mot d’ordre du XVIIe. Un hobereau comme Vauban,
un seigneur comme le duc de Saint-Simon sont de même religion : celle
du sacrifice personnel au souverain bien de l’État. De cette abnégation
suprême dérive toute conduite de leur vie morale ») ; de l’autre, la vocation artistique (« Son cœur est plein de certitude quand il s’écrie un jour
à peine adolescent : “Et moi aussi je serai peintre” »).
Alexis n’a pas laissé de témoignage plus direct sur cette tension douloureuse qui était la sienne. Ces ouvrages n’étaient pas seulement de lui par
l’aveu qu’il y confessait. La langue, à laquelle il lâchait la bride, sûr de son
anonymat, était sienne. Le lexique est celui de Saint-John Perse : de
Vauban à Poussin il n’est question que d’âme, de race, de souffle et de
« grands quartiers de provinces nouvelles » que pourrait distribuer le souverain d’Anabase. L’emploi rimbaldien du verbe savoir signale encore SaintJohn Perse : « Je sais des femmes de notre race, je sais des hommes de notre
race ». Les énumérations de métiers (« Qu’avez-vous dit au laboureur, au
vigneron, à l’herbager ? Qu’avez-vous dit un soir à l’homme des marais,
au berger, au bûcheron, au faux-saunier sous sa besace, au roulier qui
fait halte au sommet de la côte ? ») entonnent l’air connu d’Anabase :
« L’agriculteur et l’adalingue, l’acupuncteur et le saunier ; le péager, le forgeron [...]. » C’est la voix du poète qui ouvre de larges périodes par d’autoritaires « et voici que », interrompues par de lapidaires définitions, typiques
des changements de rythme persiens : « Probité de Poussin ».
Il est difficile d’apprécier l’empreinte de Mélanie sur Alexis ; celle de
Marthe est considérable parce qu’elle s’exerça continûment, par-delà
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l’éclipse des années américaines, jusqu’à sa mort. Marthe sut entretenir sa
liaison avec un bon sens matronesque, une fois admise la règle de concurrence tempérée. Le 5 janvier 1940, par exemple, Sainte-Suzanne observa
l’entrée d’une nouvelle conquête « dans la vie érotique d’Alexis. Patronnée
par Marthe, fidèle à sa politique : garder son ex-amant sur un plan inaccessible et politique ; le ravitailler en femmes jolies et pas intrigantes, et pas
concurrentes ». Alexis respectait la règle : « Il a su renvoyer Marcelle
Auclair, à qui il tenait pourtant sensuellement, quand celle-ci prétendait
être seule dans sa vie et faire sacrifier Marthe. Que de femmes ont essayé
d’évincer Marthe ! Mme Pierre Fr. par exemple, à qui il avait donné un
bracelet-montre que lui avait donné Marthe et qu’elle exhiba ostensiblement à son poignet chez Marthe, le jour même. Le lendemain Léger récupérait l’objet et se séparait de l’imprudente. » Cantonnée sur ce terrain
plus politique et mondain que sensuel, la liaison durait ; Marthe était
récompensée de sa tolérance par les confessions diplomatiques d’Alexis.
« J’ai remarqué qu’il lui disait tant de choses que je me demande s’il ne
lui dit pas tout », s’inquiétait légèrement Sainte-Suzanne.
Marthe Bibesco de Fels regrettait l’influence de Marthe sur son amant,
qui le séparait de ses amis, au profit de ceux, « beaucoup moins intéressants », qui gravitaient dans son salon. C’est elle, pourtant, qui renoua les
liens distendus avec Gide et Larbaud, en les conviant à déjeuner avec
Alexis. Affichée, la liaison ne séparait pas Marthe d’André. Les Hoppenot
les recevaient ensemble : « Léger raconte d’interminables histoires que le
comte André de Fels écoute sans sympathie, les yeux durs, souriant du
bout des lèvres : sa haine pour le conteur est visible ; sa femme conserve
sur les siennes un sourire satisfait quelque peu matronesque. » Inutile de
s’apitoyer, au vu du portrait moliéresque que Wladimir d’Ormesson a
laissé du cocu à leur première rencontre : « Il est inouı̈ de suffisance et de
vanité ! À la fin de la conversation, ne me dit-il pas : “Voyez-vous, un entretien
comme celui que nous venons d’avoir, Doumic (Revue des Deux-Mondes)
eût été incapable de le soutenir avec vous. Tandis que moi, par suite de mon
expérience, de ma vie passée, etc., je serais en état d’en avoir un semblable avec
un sculpteur sur l’architecture, avec un peintre sur la peinture, avec un historien sur l’histoire...” »
Au final, quelle était la nature de leur attachement ? Alexis dit un jour
de Marthe, à Marcelle Auclair, qu’elle était la femme de sa vie ; il est vrai
que cet aveu était moins l’effet d’une effusion que le moyen d’éloigner une
maı̂tresse dont l’attachement menaçait sa liberté. À l’inverse, au début de
leur aventure, il avait confié à Marcelle Auclair, parlant de son mari :
« C’est si triste pour un homme, quand il se retourne vers la femme qui
vit auprès de lui, de ne sentir en elle qu’un reflet de lui-même, de la sentir
incapable d’exister seule. » Elle en avait déduit qu’Alexis ne se satisfaisait
pas de Marthe de Fels.
Ces liaisons suffisent-elles à clore le débat sur l’homosexualité prêtée à
Alexis ? Elles révèlent au moins l’image qu’il se faisait de sa virilité. Selon
Louise Weiss, « il avait une curieuse vision de lui-même qui ne répondait que
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partiellement à la réalité. Il se croyait suprêmement viril alors que sa nature
psychologique était hermaphrodite ». Il en serait convenu, peut-être ; car si
l’œuvre et l’action appartenaient pour lui au règne masculin, la vie et
l’amour de la vie étaient le propre de la femme ; c’est ce qu’il écrivait
explicitement à ses amies veuves, comme si leurs maris les avait volontairement abandonnées, souvenir peut-être de la mort d’Amédée, qui avait fui
les difficultés morales et matérielles de la famille exilée 18.
Homme à femmes, Alexis se contrôlait jusque dans l’étreinte amoureuse.
Avec Marcelle Auclair, il était demeuré cérémonieux (« Il lui tendit son
bras gauche et lui demanda de détacher son bracelet montre : le temps
n’aurait plus de raison d’exister »), et n’avait jamais abandonné la mise en
scène de lui-même : « Cet amant est un des rares hommes que le désir ne
rend pas hideux, confia Marcelle Auclair. Au contraire, il l’aiguise, le durcit. Son visage, d’ordinaire un peu mou, semble consumé et éclairé du
dedans ; la peau colle aux os, les tempes se creusent et ses yeux sombres
prennent l’éclat doré qu’ont les yeux des bêtes fauves. »
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IX
L’ombre de Briand
À la tête du cabinet de Briand
Alexis avait atteint Briand et entretenu sa faveur par des voies plus littéraires que politiques. Il l’avait rencontré par l’entremise de Berthelot, le
mécène des écrivains ; il avait cultivé sa précieuse bienveillance dans le
salon de Mélanie de Vilmorin, une maı̂tresse qu’il devait à son charisme
de poète ; il avait resserré leurs liens par des lettres où rayonnait son
génie de séduction. Parvenu dans l’intimité de Briand, il avait joué habilement de son prestige d’écrivain raffiné ; le ministre n’y était pas insensible,
derrière son apparence bonhomme. Mais Briand n’aurait pas accordé la
direction de son cabinet diplomatique à Alexis, en avril 1925, si le jeune
diplomate n’avait pas fait valoir auparavant des compétences techniques.
À vrai dire, le choix que Briand fit d’Alexis pour diriger son cabinet
aux Affaires étrangères dans le gouvernement Painlevé qui succéda à celui
d’Herriot, conserve une part de mystère. Alexis a livré sa propre version,
qui n’est pas la moins légendaire. Retranscrit dans le franglais savoureux
de sa veuve, le récit répétait l’inversion des rôles de 1921 et rejouait la
scène du bateau prêt à partir, cette fois sur le quai d’une gare : « Alexis
Léger avait été nommé consul à Constantinople et il était à la gare, prêt à
monter dans le train, quand on est venu le chercher, lui disant que Briand
voulait lui parler. Le train est parti sans lui, et Briand lui a dit qu’il voulait
qu’Alexis become chef de son cabinet, right that minute, et qu’il n’agirait
pas comme administrateur mais comme directeur politique. »
Il fallait comprendre que le poète était un être de rupture, qui se résignait à la grande politique comme à un sacerdoce, quand on aurait pu
croire qu’il désirait violemment arriver, même au prix de tâches obscures.
Pour être digne de le priver de la poésie, la politique devait être une
vocation ; c’est le mot qui lui venait spontanément à la plume, lorsqu’il
rendait compte à Philippe Berthelot de son action dans le cabinet de
Briand.
La thèse généralement admise par les proches de Berthelot, selon
laquelle le nouveau secrétaire général avait donné le jeune Léger à Briand,
pour être plus vraisemblable, n’est pas entièrement satisfaisante. René
Massigli, à la fin de sa vie, attribuait le choix d’Alexis à leur protecteur
commun, « persuadé qu’il s’assurait ainsi un collaborateur de tout repos ».
Jules Laroche, directeur politique du ministère, considérait également la
nomination d’Alexis comme « l’œuvre de Berthelot qui tenait en haute
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
estime les qualités professionnelles de Léger. Mais qui ne se doutait peutêtre pas qu’il se donnait ainsi un futur successeur ». C’était mal le
connaı̂tre. Tout au plus pouvait-il affecter, auprès de Briand, de se réjouir
d’un choix qu’il donnait l’illusion d’inspirer grâce à sa protection passée.
Faut-il aller jusqu’à croire, comme on est enclin à le faire chez les descendants de Berthelot, que ce dernier considérait déjà Alexis, dans les dernières
semaines du cabinet Herriot, comme pire qu’un ingrat, un véritable
traı̂tre ? Était-il ce « loup dans la bergerie » que la correspondance familiale
maudissait, sans le nommer, d’œuvrer dans le cabinet d’Herriot contre la
réintégration administrative du protecteur déchu ? Le brave Herriot songeait en effet à confier à Philippe la rédaction d’un Livre jaune sur les
origines de la guerre ; les diplomates anglais croyaient savoir qu’on lui
proposait également la prestigieuse ambassade de France à Berlin. Si Alexis
manœuvra contre son ancien protecteur, il pesa moins lourd que l’hostilité
de Poincaré et du président Doumergue, qui plaidaient contre la réintégration, sans parler du principal intéressé, qui n’entendait pas être réintégré
dans d’autres fonctions que celles, proprement régaliennes, qu’il avait assumées au sommet de l’administration ministérielle, en qualité de secrétaire
général.
Lorsque Briand réalisa ce vœu, au printemps 1925, la nomination
d’Alexis à la tête de son cabinet lui permit de pondérer l’influence de son
secrétaire général. D’un côté, un grand féal de la République, à la carrière
déjà faite, défaite et refaite, indépendant, et travailleur acharné ; de l’autre,
un fonctionnaire discret, fort de talents littéraires que les initiés tenaient
en haute estime. Il ne devait pas déplaire à Briand, qui relançait Berthelot,
de le border d’un rival moins expérimenté et d’une fidélité plus malléable.
L’expertise asiatique d’Alexis garantissait de surcroı̂t à Briand de ne pas se
laisser embrouiller par Berthelot, dont c’était le domaine réservé. En jouissant d’un autre point de vue, le ministre se libérait de l’emprise exclusive
de celui qui avait précipité sa chute par ses imprudences avec la BIC.
Sérieux, presque compassé, Alexis équilibrait les audaces de Philippe.
Lorsque Poincaré revint aux affaires, en 1926, la présence auprès de Briand
de son ancien expert en mystères chinois rassura sans doute le président
du Conseil. Alexis aida à la compatibilité du couple improbable ; il avait
d’ailleurs assuré la liaison, dès 1925, entre les deux adversaires, dont il
arrangeait les rencontres 1. Au contraire, la brève incursion de Herriot, plus
proche des thèses de Briand, et par là rival plus dangereux, écarta Alexis
du cabinet les quelques heures que dura son gouvernement, paralysé par
la chute du franc, en juillet 1926. Son ami Eirik Labonne prit son bureau
le temps d’entendre les cris de la foule, sous les fenêtres du Quai d’Orsay,
qui appelait à la démission d’Herriot.
Depuis Genève, où Herriot l’avait casé à la tête de la délégation française
de la SDN, au printemps 1924, le ministre avait mûri pour son retour
aux Affaires étrangères une politique moins juridique que morale, moins
matérielle que spirituelle, plus populaire, surtout, devant l’opinion anglosaxonne. Elle convenait à la réalité des forces françaises et exigeait le
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L’ombre de Briand
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concours de serviteurs audacieux et éloquents ; Alexis lui apparaissait
comme tel. Saint-John Perse a conservé un brouillon de la main de Briand
qui définissait ouvertement cette stratégie en vue d’une séance à la
Chambre. Il revenait sur la ruine du pays, « épuisé au point de vue financier,
mais très grandi moralement », et concluait : « Son prestige dans le monde est
immense. C’est une force qu’il convient de mettre en valeur. Elle est très capable
de produire les plus heureux effets, même dans l’ordre matériel des choses. »
Pour lancer ce programme un peu vaporeux, il n’était pas malvenu de
conduire un attelage composé d’un grand travailleur aux idées claires et
d’un jeune écrivain à l’inspiration lyrique. Alexis fut d’emblée préposé aux
affaires littéraires et mit son talent de plume au service des discours de
Briand, pour les célébrations anodines comme pour les grandes occasions,
qui appelaient de formidables morceaux de bravoure.
Aux regards de l’étranger, diplomate encore obscur, Alexis s’offrait vierge
de toute image, alors que Philippe traı̂nait une réputation sulfureuse. Son
rétablissement au secrétariat général signifiait le retour à une étroite défense
des intérêts français, après l’intermède Herriot. C’est ainsi qu’on l’interprétait au Foreign Office : « Berthelot is the personification of xenophobia. He
is anti-everyone except French. His return will be a minor disaster 2. » Le
représentant de la Suisse à Paris se réjouissait autant du retour de Briand
qu’il craignait celui de Berthelot : « Au point de vue de nos relations avec
la France, il ne me déplaı̂t pas de retrouver aux Affaires étrangères Briand,
dont l’attitude conciliante dans la question des zones faisait contraste avec
l’étroite intransigeance de son secrétaire général Berthelot. Mais peut-être
Briand ramènera-t-il Berthelot ? » Au terme de l’ère Briand, Brüning nota
en vue de ses mémoires, où Alexis n’avait pas l’honneur d’une citation,
l’impression que lui causait Berthelot : « Très forte tant par ses qualités
que par son intransigeance vis-à-vis de l’Allemagne 3. »
Reste à comprendre comment Aristide Briand avait seulement pensé à
Alexis. Philippe Berthelot pouvait à la fois craindre et accompagner l’ascension du cadet, dont il appréciait les talents en même temps qu’il les redoutait ; il n’y fut peut-être pas pour rien. Alexis avait encore besoin de
paraı̂tre son protégé ; Philippe ne pouvait déjà plus faire autrement que
de paraı̂tre son protecteur. Une mince anecdote, tenue de Bréal, ami et
biographe de Berthelot, dessine la meilleure parabole de cette rivalité
sourde et souriante : Alexis et Philippe disputent une partie de cartes acharnée. D’équilibré, le jeu tourne en faveur du cadet. Il va gagner, quand il
faut soudain partir, avant d’en avoir fini. Il se lève en souriant : « Dommage, nous se saurons jamais qui aurait gagné. » Quelque fut le rôle de
Berthelot, Alexis fit lui-même le plus gros du travail. Il prit soin d’entretenir le contact avec Briand pendant sa traversée du désert. Il lui écrivit en
mars 1923, au prétexte de la disparition d’une connaissance commune ; il
s’agissait probablement de Léonard Constant, philosophe proche du Sillon,
qu’Alexis avait connu dans l’atelier de son ami Hubert Damelincourt, à
Pau. Pionnier du rapprochement franco-allemand, enseignant à Mayence,
ce martyre du poincarisme, « tué lors des émeutes rhénanes, en se portant
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au secours d’un vieillard maltraité », était bien propre à toucher Briand.
Alexis se situa dans le registre sensible et humaniste propre à le séduire en
brandissant cette amitié comme un talisman : « Monsieur le Président, j’ai
eu tant de peine, je garde tant de peine de la mort de notre bon “docteur”,
que je ne puis m’empêcher de penser à toute la tristesse que vous aura laissée
la perte de cette fidèle affection – profonde et simple comme la vie même et
plus désintéressée qu’elle ne l’est d’ordinaire [...]. Il me parlait simplement de
vous. Il le faisait parfois avec émotion. Je pense à la loyauté de cette franche
nature et garde le souvenir d’un clair regard français. Croyez, Monsieur le
Président, à l’expression de mes sentiments respectueux 4. »
Alexis continuait d’approcher son éphémère protecteur de l’année 1921,
via Painlevé, peut-être, connu en Chine et fréquenté au salon de Mélanie
de Vilmorin, que la rumeur faisait grande prêtresse des carrières républicaines. Louis de Robien n’était pas seul à observer les assauts répétés de la
mondaine auprès de Briand ; quelques années plus tard, le Foreign Office
lui attribua le même rôle dans l’ascension d’Alexis : « Il a conquis l’amitié
de Briand par l’intermédiaire d’une certaine Mme de Vilmorin, qui tenait
à l’époque un salon politique de première importance ; il est généralement
admis qu’il lui doit pour une bonne part d’être devenu le directeur de
cabinet de Briand. » La sagacité de Briand n’était pas dupe de ce genre
de campagnes ; sa nonchalance, de guerre lasse, pouvait lui faire baisser les
bras.
La morale héroı̈que et chevaleresque d’Alexis s’accommodait de cet
usage de l’amour courtois ; elle n’empêchait pas le cynisme nécessaire à la
vie de cabinet, à ses basses œuvres, au spectacle avilissant des satellites
serviles des hommes de pouvoir. Celui qui disait à la femme de l’un des
protégés de Briand, « Vous voyez cette chaussée, là, en face ? Eh bien je
ne la traverserais pas pour sauver l’humanité mais je me jetterais dans le
Rhône pour sauver un ami... », trouvait une forme de complicité avec
le vieux parlementaire désabusé. Il se régalait de l’étendue de ses responsabilités, qui étaient comme l’ombre portée de l’œuvre publique de Briand.
Mais il ne pouvait pas se mêler à cette aventure politique sans ressentir
une forme de dégoût de soi, et de regret intime, au regard de sa vocation
poétique délaissée.
Naissance d’un bureaucrate, mort d’un poète ?
La coı̈ncidence entre la naissance du bureaucrate et la disparition du
poète n’est pas discutable. Cela fait-il une relation de causalité ? N’est-il
pas convenu, au contraire, que les lettres et la diplomatie ont naturellement
tendance à converger, les exemples ne faisant pas défaut d’écrivains qui se
firent diplomates, sans compter les diplomates qui se voulurent écrivains ?
Mais le fonctionnaire des Années folles ne possédait pas la liberté du diplomate du siècle précédent. Alexis, en III e République, était tenu à des
horaires de bureau. Ils étaient souples, mais l’actualité se faisait agitée et
l’urgence impérieuse depuis que le rétrécissement du monde exigeait des
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réactions immédiates. En pleine crise chinoise, lorsqu’une concession française était menacée, les télégrammes arrivaient à toute heure du jour et de
la nuit ; il n’était pas rare qu’Alexis transmı̂t au chiffre de longues instructions passé minuit. Cette servitude du fonctionnaire n’était rien comparée
à l’esclavage d’un directeur de cabinet. À la tête de celui de Briand, Alexis
ne s’appartenait plus.
Reste que le travail d’un diplomate demeure essentiellement littéraire.
Mieux, il opère en pleine fiction ; pour être purement administrative, elle
ne flatte pas moins l’homme d’imagination chez le fonctionnaire. Sans
même évoquer les codes rédactionnels, qui ne sont pas moins conventionnels que ceux qui lient le romancier au lecteur, en obligeant le diplomate
à user de la litote, de l’hyperbole et de la prétérition pour obtenir ce qu’il
désire sans jamais l’exiger, l’ensemble de la correspondance diplomatique
constitue une fiction dont un lecteur profane serait dupe. Il est rare que
l’ambassadeur ait écrit le télégramme qu’il a signé et que le ministre lise la
dépêche qui lui était adressée. Les interlocuteurs ne sont pas seulement
fictifs, leur autorité aussi est toute conventionnelle, qui n’a rien à voir avec
leur qualité. Ils n’ont pas raison selon la nature de leur argumentation ; la
rationalité n’entre pas seule dans l’élection d’une ligne politique. Les diplomates n’écrivent qu’une scène d’un roman, dont l’ensemble leur échappe
et qu’ils doivent imaginer indépendamment de la réalité qu’ils connaissent.
Les convictions de leur ministre, les opinions de ses alliés à la Chambre,
les intérêts de sa clientèle et l’humeur de sa maı̂tresse sont des arguments
puisque le ministre aura raison, si l’on tolère cet abus de langage. La raison
n’y est pour rien ; elle est humiliée dans cette opération où celui qui détient
l’autorité, investi par la délégation du suffrage universel, aura le dernier
mot. Faut-il s’allier contre l’Allemagne avec Barthou, il faut se rapprocher
d’elle avec Laval. Faut-il éviter la guerre à tout prix avec Bonnet, il faut la
vouloir avec Reynaud. L’un n’a pas raison contre l’autre, mais avant ou
après lui. Les ministres changent, les diplomates lui écrivent toujours
comme s’il était le même. Le diplomate qui veut convaincre l’équipe en
place, ministre, cabinet, directeurs du Département, doit maı̂triser à la
perfection les usages ; sa plume est un outil avec lequel il peut se blesser.
En poste à Moscou, Jean Herbette, qui n’est pas du métier, s’emballe au
spectacle des grandes « spoliations » staliniennes. En janvier 1930, il envoie
à Briand une dépêche qu’il titre « Le devoir de réagir » ; il conclut : « Mieux
vaudrait mille fois s’exposer à une rupture qu’à la pire de toutes les contaminations : celle qui naı̂trait d’une complaisance envers le mal. » Briand lui fit
répondre sèchement par Alexis un télégramme à la distribution réservée,
qui proposait à l’ambassadeur de venir s’expliquer oralement, faute d’avoir
su modérer sa plume : « Je ne puis croire que vous considériez comme une
“complaisance envers le mal” le fait que nous entretenions une ambassade
auprès de l’Union des Républiques soviétistes. Je vous laisse, en tout cas, toute
liberté d’apprécier l’opportunité, en ce moment, d’un voyage à Paris, si vous
estimiez préférable de m’exposer vos vues de vive voix, ce à quoi je ne verrais,
pour ma part, qu’avantage. »
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Alexis n’était pas seulement un rédacteur hors pair, il se distinguait par
la parfaite maı̂trise de sa langue orale et le raffinement de ses manières.
Les entretiens enregistrés dans les années 1980 pour les archives du Quai
d’Orsay avec les derniers survivants de sa génération conservent la trace
d’une langue agréable, mais sans affèterie. Alexis en imposait à ses collègues
par la précision de son lexique, qui participait de son « implacable » courtoisie. Lorsqu’il apprenait à un diplomate « sa nouvelle affectation en
termes exquis, et qui fleuraient le bon vieux Quai », il interdisait la contestation sans froisser son interlocuteur : « Quand je vous demande d’aller à
Rome, ce n’est pas un ordre que je vous donne, mais c’est plus que l’expression d’un désir 5. » Ces finesses pouvaient agacer. On remontait sans peine
à la source d’un mot rare, qui se multipliait aux étages nobles du ministère : « L’écho des couloirs relançait ses expressions favorites. Pendant
leur temps de vogue, tous les étages de la maison dictaient, tapaient, télégraphiaient et se téléphonaient tantôt l’image “retour de flamme”, ou l’adjectif « péjoratif », avidement recueillis, directement ou non, des lèvres de
Léger 6. » Aux heures les plus sombres de la campagne de France, Paul
Reynaud s’agaçait du « langage incompréhensible » du secrétaire général.
Ce langage le distinguait, l’élevait, le singularisait. Les adversaires du diplomate ne manquaient pas de railler son personnage ; Je suis partout en fit
la matière d’un article fielleux : « Affectant des allures mystérieuses, la tête
juchée, immobile sur des faux cols élevés, il sortait d’un silence hermétique
pour s’exprimer en un langage sibyllin, prétentieux et désuet. À un agent
obscur, il disait, feignant d’émerger d’une méditation profonde, les yeux
dans les yeux : “Vous arrivez, monsieur, à l’âge où l’on commence à tracer
le thalweg de sa personnalité.” Sur la politique de Briand, il rendait des
oracles obscurs, colportés avec ravissement dans les salons snobs et chez les
précieuses internationales : “On ne peut pas raisonner de la politique de
Briand. Elle a un caractère musical.” »
Tout était bon pour mettre à distance. Alexis n’avait pas le tutoiement
facile. Il vouvoyait ses meilleurs amis littéraires, Jacques Rivière ou Valery
Larbaud, comme ses collaborateurs les plus proches, Étienne de CrouyChanel ou Henri Hoppenot. Il tutoyait seulement ceux qui, comme lui,
étaient voués à la diplomatie et élus par les Muses : Paul Morand et Jean
Giraudoux. C’est assez dire quelle formule idéale lui semblait incarner la
figure de l’écrivain diplomate. Hors de sa famille, personne n’était si privilégié. Ses maı̂tresses n’avaient pas toujours droit à la même familiarité que
Giraudoux, qu’il n’aimait pas, ou que Morand, qu’il jalousait (il vouvoyait
Marthe de Fels, mais tutoyait Lilita Abreu ou Marcelle Auclair). Alexis
aurait aimé être le seul écrivain diplomate dans le sillage de Claudel. Il
connaissait les facilités du poète dans un métier tout littéraire.
Au jour le jour, ses qualités rédactionnelles faisaient la réputation du
jeune diplomate. De retour de Pékin, la légende d’Alexis était faite ; il
n’était qu’à l’entretenir. En janvier 1924, à la tête des quelques rédacteurs
de la section d’Extrême-Orient, il donnait déjà des leçons de style. Affaire
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infime. Le ministère de la Justice renvoyait des pièces intéressant le règlement transactionnel de la BIC ; un rédacteur avait préparé une lettre : « Il
reste entendu que ce dossier pourra vous être communiqué à nouveau dans le
cas où l’autorité judiciaire estimerait utile qu’il fût mis à sa disposition. »
Alexis corrigea, magistral : « Il demeure entendu que ce dossier pourra toujours vous être communiqué chaque fois que vous jugerez nécessaire de le mettre
à la disposition de l’autorité judiciaire. » Ces riens asseyaient la légitimité
des agents, mais aussi celle du Quai d’Orsay ; Alexis haussait toujours
d’un degré le niveau de sa langue lorsqu’il écrivait à un autre ministère. Il
n’était jamais aussi racé que lorsqu’il s’adressait aux épiciers de la rue de
Rivoli.
À considérer ces liens presque incestueux entre le diplomate et l’écrivain,
quel mal Alexis Léger, diplomate, pouvait-il faire à Saint-John Perse, le
poète ? Il chiffonnait ses principes en ne respectant pas la stricte hétérogénéité à laquelle il prétendait, pour l’honneur de la poésie et le sérieux du
fonctionnaire. Les passerelles jetées entre les deux rives étaient innombrables. Alexis fréquentait les milieux où l’écrivain diplomate jouissait d’un
prestige supérieur à la somme de leurs auras respectives, de préférence à
ceux où chaque versant minorait l’autre. Y avait-il davantage d’Herriot, de
Blum ou de Barthou, à vénérer les poètes comme les prophètes de leur
temps, que de Poincaré ou de Robien, qui les prenaient pour des farceurs
ou des charlatans ? Avec les premiers, Alexis doublait l’autorité qu’il tenait
de sa seule légitimité professionnelle avec les seconds. Briand lui-même,
qui préférait les romans policiers à la poésie de Saint-John Perse, ne tenait
pas rigueur à son chef de cabinet de ses obscurités poétiques ; comme de
tout ce qui ne l’attristait pas, il s’en amusait, au dire de Daniélou : « Léger
ayant fait l’hommage à son chef de son dernier livre, Briand m’en lisait un
soir quelques passages quand le diplomate nous rejoignit, apportant les
dépêches de la journée. “Vous arrivez à propos, dit Briand. Nous feuilletions justement un livre fort bien imprimé, mais dont nous ne pouvons
apprécier la juste valeur parce qu’une traduction nous serait nécessaire.”
Et pour justifier son dire, Briand nous lut quelques vers dont son collaborateur n’eut pas de peine à se reconnaı̂tre l’auteur : “Mais, intervint Léger,
il me paraı̂t que rien n’est là de plus intelligible.” “Pour vous peut-être,
qui êtes accoutumé à fréquenter cet auteur”, dit Briand. “Mais puisque tel
est votre sentiment, je souhaiterais de vous, pour la clarté de nos communications avec l’étranger, que vous usassiez d’un style différent dans la rédaction de nos dépêches diplomatiques.” »
C’est dire ce que valait l’assertion persienne, devant Archibald Macleish,
selon laquelle « aucun de ses collègues, même Briand avec lequel il était
intime, ne savait qu’il écrivait ». Ce cloisonnement fictif permettait d’expliquer la non moins invraisemblable coexistence du poète secret avec le
diplomate ambitieux qui prétendait écrire ses poèmes la nuit et les conserver au secret. Au reste, Briand, qui était un formidable lecteur, passait pour
apprécier la prose administrative de son directeur de cabinet. Un journaliste expliquait par là sa nomination à la sous-direction des affaires politiques et commerciales : « Ses rapports, d’une clarté remarquable, sont
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toujours rédigés avec une élégance de style qui fait la joie de Briand, car
on sait que notre ministre des Affaires étrangères, préfère, de beaucoup,
l’art oratoire à l’art épistolaire. » Même, l’expertise littéraire d’Alexis flattait
Briand, qui se réjouissait de dresser son arbitre des élégances littéraires contre les béotiens de la politique ; il s’en amusait devant André
Maurois :
Briand me raconte qu’il est allé chez Doumergue, président de la République, le lendemain du jour où avait été représenté, à l’Élysée, un à-propos
de Claudel pour le centenaire (et le vingtième anniversaire de la mort) de
Marcellin Berthelot. « Eh bien ? dit Doumergue. Tu as lu cette petite
machine de ton ambassadeur qu’on a joué chez moi, hier soir ? » « Non, dit
Briand, mais Léger m’affirme que c’est très bien. » « Peut-être, dit
Doumergue, peut-être... Moi, je n’y ai rien compris... Et je ne suis pas le
seul. Tu vas voir. » Sur quoi il appelle : « Amiral ! » « Mon président ? » dit
le chef de la maison navale. « Vous avez compris quelque chose à ce qu’on a
joué ici hier soir ? » « Pas un mot, mon président. » « Tu vois, dit
Doumergue, et le général, c’est la même chose. » Le lendemain, en ouvrant
la séance du Conseil des ministres : « Messieurs, vous savez qu’on a joué
avant-hier soir, chez moi, un petit drame de Paul Claudel... C’était gentil. »
La porosité des frontières entre le monde politique et le monde littéraire
ne se montre nulle part mieux sensible que dans la correspondance échangée par Alexis et Paul Valéry, le plus mondain des poètes, mais aussi le
plus spirituel des amis. Entre l’éblouissant Latin et le charmeur créole, pas
une lettre gratuite, pas un moment volé en faveur de l’esprit au trafic
d’influences politico-littéraire qui les occupe. C’est médaille contre prix
littéraire, et cela circule dans tous les sens. Un jour c’est un écrivain nantais
auquel Briand s’intéresse, qui est en course pour le grand prix de l’Académie française. Alexis demande à Valéry son appui afin que le Breton ait
« le bénéfice de sa vraie chance ». Un autre jour, c’est un camarade de Paul
Valéry qui guigne une Légion d’honneur. Puis c’est Alexis qui demande
à Valéry de soutenir la demande de rosette d’un peintre de ses amis, auprès
d’Herriot. Nous sommes en 1924. C’est le moyen, pour Alexis, de se
prévaloir auprès du plus littéraire des présidents du Conseil de l’amitié du
plus prestigieux des poètes français. Avec l’arrivée de Briand, Alexis
devient plus riche que son ami. Il lui fait l’offrande d’une audience ou
d’un déjeuner avec son ministre. Dix ans plus tard, à la tête du Département, Alexis lui mit assez maladroitement sous les yeux une lettre du
ministre de France en Suède en l’assurant qu’il avait « recommandé toute
vigilance » en sa faveur « pour l’attribution du prix Nobel », quand la lettre
trahissait au contraire la passivité du secrétaire général 7.
Privé de temps pour écrire, réduit à des missions de fonctionnaire en
terre littéraire (Gaston Gallimard sollicitait parfois un service), Alexis ne
vivait pas sans mauvaise conscience ces transgressions aux principes du pur
poète. C’est pourquoi il ne les admettait pas de ses amis, Morand ou
Giraudoux.
Alexis n’avait pas apprécié Bella. Il se montra aussi peu miséricordieux
pour le cas de Paul Morand, écrivain diplomate à mi-chemin des succès
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politiques du secrétaire général et des nonchalances de Jean Giraudoux.
Depuis 1926, Paul préférait sa carrière d’écrivain à la Carrière. Il écrivait
vite et bien, il vendait beaucoup, il était connu, il était riche. Il veillait
de loin à sa situation administrative. Nommé secrétaire d’ambassade de
première classe en novembre 1925, il fut placé « à la disposition » en 1926,
puis « en disponibilité » de 1927 à 1932, date à laquelle il fut réintégré
pour être aussitôt placé à la disposition du sous-secrétariat au Tourisme
pour six mois. À la disparition de l’organisme, il fut détaché auprès du
ministère des Travaux publics par une sorte de fiction administrative. Au
printemps 1934, il demanda pour prix de son adieu à la Carrière le grade
de conseiller d’ambassade, hors cadres. Le service du personnel fit ses
comptes : Paul n’avait été en activité que quatre mois et six jours depuis
sa dernière promotion. Sa nomination le ferait passer devant six agents
plus anciens que lui dans son grade. Le personnel transmit ses doutes à
Alexis et à son ministre, Louis Barthou. Le second demanda son avis au
premier. À cette date, et depuis longtemps déjà, la fortune diplomatique
d’Alexis avait éclipsé les succès de Saint-John Perse. Face à ses rares semblables écrivains diplomates, le secrétaire général était surtout jaloux de la
singularité de sa trajectoire politique. Il obtint de Barthou la promotion
de Morand, qui l’écartait du ministère, exigeant en retour de son ami
la promesse de ne jamais réintégrer les cadres. Étrange promesse, sans équivalent dans les annales du Quai d’Orsay. Le secrétaire général prenait à
témoin Robien, directeur du personnel : « Léger a reçu la visite de Morand
aujourd’hui 9 août 1934 et lui a fait part de sa nomination au grade de
conseiller hors cadres. Le secrétaire général a demandé à Morand de prendre
l’engagement de ne pas demander sa réintégration dans les cadres. Morand a
promis à Léger de ne pas chercher à rentrer dans les cadres, ni actuellement ni
dans l’avenir. Léger m’a donné l’ordre d’en prendre note et de mettre cette
fiche au dossier de Morand. »
Cette note n’avait guère de valeur juridique, mais elle engageait moralement Paul envers ses collègues. En 1938, lorsqu’il souhaita réintégrer les
Affaires étrangères et obtenir, avec le grade de ministre, une légation, Alexis
donna la plus grande publicité à la promesse de naguère. L’avis négatif
qu’il donna à la réintégration de Paul resta lettre morte, mais il révéla
son désir de demeurer l’unique écrivain diplomate à reproduire le modèle
claudélien qui l’avait happé dans la Carrière. Il commanda au service du
personnel une note « pour montrer que ces prétentions [étaient] injustifiées ».
Les services allèrent dans le sens voulu par le secrétaire général en rappelant
la promesse de 1934. On observa que le conseiller d’ambassade n’avait
« pas effectué un seul jour de service dans un emploi du Département ».
Grâce à la faveur de divers ministres, à commencer par le titulaire des
Affaires étrangères, Georges Bonnet, dont le chef de cabinet, Jules Henry,
était un familier, le sort de Morand ne fut pas arrêté par la manœuvre de
son ami. Bonnet accorda la faveur.
Loin de le soutenir son ami, qui le remercia de lui avoir « ouvert les
digues du Danube » (il avait été affecté à la Commission Internationale du
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Danube) et lui ouvrit « les digues de [son] cœur », Alexis ne s’inclina pas
devant la décision du ministre. Au contraire, il attisa les mécontentements.
Il rappela à Henri Hoppenot la promesse de Morand en 1934, si bien que
le directeur d’Europe accueillit très froidement la manœuvre de l’écrivain
pour l’amadouer. Sa femme n’était pas en reste : « Il m’avait posé cette
question : “Que pense votre mari de mon intention de rentrer au Quai
d’Orsay ?” “Il ne m’en a pas parlé”, avais-je répondu mensongèrement.
Pouvais-je lui décrire l’écœurement de ses anciens collègues, non parce
qu’il cherchait à reprendre son ancien métier mais parce qu’il briguait un
poste de ministre après avoir abandonné formellement la Carrière, promettant qu’il n’y rentrerait jamais et obtenant, de ce fait, le grade de conseiller
auquel il n’avait pas droit ? » Garant de l’équité administrative face à l’arbitraire politique, le secrétaire général fı̂t probablement accueil à la fronde
de l’Association professionnelle des agents des Affaires étrangères contre
la décision ministérielle. Conty menait la contestation ; Alexis n’eut pas de
mal à flatter ses préventions contre les littérateurs du jour.
Conty reprochait à l’auteur à succès de n’avoir pas soumis ses écrits à
l’appréciation du Département. La réponse de Morand à cet « argument
assez étonnant » fournit une pièce significative au procès des écrivains
diplomates ; elle souligne les dangers auxquels Alexis s’était soustrait en
se dissimulant derrière un pseudonyme, qui le confinait à une gloire confidentielle. La défense de Morand épargna le secrétaire général, dont il espérait la protection, non sans candeur ; il mouilla sans retenue ses deux autres
pairs en littérature et diplomatie : « En ne sollicitant pas pareil imprimatur,
Morand ne faisait que se conformer à d’illustres précédents : il ne semble
pas en effet que les premiers poèmes religieux de Paul Claudel, écrits sous
le ministère Combes ou la Bella de Giraudoux, publiée sous le ministère
Poincaré, aient été édités en plein accord avec le Département. [...] Le
souci que Morand a toujours eu de maintenir le contact avec le Département, loin de décourager les jeunes agents, pourrait au contraire leur servir
d’exemple. Conty, lui-même, père d’une honorable et nombreuse famille
et beau-père d’un jeune agent du Département, au lieu d’adopter envers
la carrière administrative de Morand une attitude dont l’histoire littéraire
sourira sans doute un jour, ne pourrait que se réjouir de ce que Morand
mette au service de l’administration les connaissances qu’il a pu acquérir
pendant les années où il s’est trouvé hors cadres. »
Jaloux des succès littéraires de Morand, inquiet de son retour aux
Affaires étrangères, Alexis était entré dans sa personnalité professionnelle
au prix d’un dédoublement qui aggravait le mécanisme de dépersonnalisation à l’œuvre dans toute fonction administrative. Au lieu de vivre l’aventure politique comme une partie d’un tout littéraire et d’une vie globale,
il se partageait de telle sorte qu’il pût ménager à son esprit une aire poétique, contre l’évidence de la prolifération de ses occupations professionnelles, qui finissaient par dévorer tout son temps. Dans ses fonctions
diplomatiques, il ne cessait pas d’écrire, bien entendu, mais il écrivait toujours au nom d’un autre, qui n’était jamais le même. Le lyrisme du jeune
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poète était devenu impersonnel après quatre années de Chine, sous le nom
de Saint-John Perse qui ne devait pas nuire à celui d’Alexis Léger. Les trois
fameuses énigmes de l’œuvre de Perse débusquées par Paulhan, l’épopée
sans héros, la louange sans preuve et la rhétorique sans langage, ne procèdent-elles pas d’une sortie de l’Histoire de la part du poète, au moment
où il entrait au service d’une administration qui s’attachait à l’écrire ? Au
moment où il donnait Anabase, Alexis s’identifiait aux intérêts de la France,
personnalité juridique tragiquement impersonnelle alors que valsaient les
ministères de la IIIe République.
Sa langue administrative, elle-même, perdit peu à peu sa fluidité. L’écart
subtil qu’il imposait jadis à l’oreille en déplaçant l’usage convenu d’une
expression perdit sa fraı̂cheur. Aussi bien reconnaı̂t-on toujours le diplomate à ses tics de langage, qui signent infailliblement les télégrammes anonymes de la fin des années 1930. Mais la langue ardente du jeune homme
qui se débattait contre elle-même, sa sensualité qui débordait la conque
étroite de l’abstraction française, laissa place à une voix domestiquée. En
s’occupant des affaires de la France, Alexis indexait son aventure personnelle sur celle, collective et abstraite, d’une nation conduite par la paperasserie de bureau ; le fonctionnaire qui n’osait pas l’aventure proprement
politique, s’éloignait de la vertu qu’il aimait chez ses devanciers : « Le génie
de Rimbaud, c’est la partialité même et l’intérêt humain qu’il a mis dans
son sort. »
Le déchirement qu’il s’imposait pour vivre successivement la pleine
variété de ses désirs provoquait un tel repentir que seule une réussite sans
pareille, au Quai d’Orsay, pouvait le justifier. Après cinq années au service
de Briand, il voulut convaincre T. S. Eliot qu’il n’avait pas fait taire en lui
le poète, en invoquant le « somnambulisme poussé jusqu’à la perfection » qui
permettait son « dédoublement de personnalité » ; mais il ajoutait aussitôt :
« Vous savez qu’il vaut mieux ne pas rompre le rigoureux équilibre des somnambules », démontrant qu’il n’était pas disposé à rompre avec la Carrière
qui dévorait la réalité de son temps, après cinq années d’abstinence poétique. Le dédoublement profitait surtout au diplomate...
Malgré la médiation de la diplomatie, poésie et politique divergeaient,
cantonnées à ses propres yeux aux pôles opposés du pur et de l’impur ; le
poète hibernait, en l’attente de jours meilleurs. Saint-John Perse corrigea
rétrospectivement cette tension malheureuse, qui l’avait conduit à se
dédoubler ; les grands séismes de l’Histoire l’avaient obligé à réunir l’action
et l’esprit sous la figure unique du poète, à la fois magicien de l’esprit et
acteur de l’Histoire. Le sujet d’Anabase, éclaté sous les masques du
Conquérant et du Conteur, du Prince et du Rhéteur, vaguement rassemblés sous le titre de l’Étranger, fut réunifié par la formule de l’exil.
Comme Dante, Chateaubriand et Hugo, la relation du poète au politique
l’anoblissait s’il en était la victime plutôt que le vainqueur. Exilé par la
vilenie des politiciens, le poète se grandissait en se refusant désormais à
la politique ; sa rectitude demeurait irréductible à un milieu où il s’était
commis, sinon compromis. Son exil était encore un acte politique. Mais
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combien négatif ! L’histoire l’obligeait à une formidable volte, et lui faisait
tourner le dos à sa philosophie intime, faite de force, de joie et de prédation : « Prédateurs, certes ! nous le fûmes ; et de nuls maı̂tres que nous-mêmes
ne tenant nos lettres de franchise. » C’est par le refus, la mise à l’écart et la
privation du monde que le poète synthétisa l’action et la contemplation,
en marge du monde politique. Alors, l’esprit et l’action furent plus près
d’être une seule chose, réconciliés par la pauvreté et l’opprobre : « Nos
pensers courent à l’action sur des pistes osseuses », dit l’exilé. Dans le temps
de l’action, l’entrée en politique valait damnation ; le plaisir qu’il en recevait l’en avertissait.
L’amitié et le service de Briand
« Les deux hommes étaient faits pour s’entendre », si l’on en croit Louis de
Robien : « Tous deux avaient la passion de la mer et de la navigation à la
voile : tous deux surtout étaient des apôtres de la paix. » Prolongeant ses
souvenirs de canotage, en Guadeloupe, Alexis pratiquait la voile depuis des
vacances rochelaises chez sa sœur, au début des années 1910. Il affréta tôt
un petit voilier, avec lequel il naviguait dans le golfe du Morbihan ; à son
retour de Chine, il croisait encore au large de Belle-Île. Plus tard, avec
Mélanie de Vilmorin, il explora les côtes normandes.
Briand préférait les côtes bretonnes ; Alexis l’y suivait parfois. Leur
connivence maritime n’était pas feinte. Alexis avait raconté leur complicité
à Étienne de Crouy-Chanel, le jeune diplomate qu’il s’était adjoint en
prenant le secrétariat général : « Les dimanches et jours de fête, le ministre
et son jeune chef de cabinet partent souvent ensemble pour la Bretagne.
Aristide Briand fait la tournée des ports ou se rend chez une vieille amie
qui possède une maison “dans une ı̂le qui lui appartient”. [...] [Alexis]
retrouve son ministre dans le café d’un des petits ports de la région ou
dans la grande cuisine, toujours entouré des gens du peuple et de la
pêche. » Saint-John Perse s’est abondamment représenté en marin dans
la biographie liminaire de la Pléiade, comme dans sa correspondance,
adressée depuis les océans, via quelques ports, rades et autres ı̂les, à ses
contemporains misérablement sédentaires. Dans l’action, il se faisait plus
modeste. Il a raconté à Pierre Guerre, avec une autodérision qui ne lui
était pas courante, son embarras lorsqu’il dut barrer le yacht où il avait été
convié par un sénateur, le capitaine étant subitement tombé malade au
départ : « On supplie SJP de prendre en main le navire. “Vous connaissez
la mer et la navigation...” (en fait il a toujours été accompagné de marins).
Finalement il cède. On part à minuit. Toute la nuit à la barre, se faisant
du mauvais sang (“Ne vais-je pas rater la Corse ?”) ! Équipage de quelques
marins italiens assez patibulaires, hostiles et ironiques à l’égard de ce capitaine improvisé. À sa stupeur, à l’aube il arrive aux ı̂les Sanguinaires. Alors,
ayant peur de commettre une fausse manœuvre en entrant dans le port
d’Ajaccio, il mouille non loin de Piana, dans une calanque inaccessible par
la terre et où le bateau même est invisible. Il dit que c’est très bien et qu’il
n’y a qu’à rester là, vantant la solitude, etc. »
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En plus de son prestige de pèlerin de la paix, le ministre aurait légué à
Alexis son voilier. C’est du moins ce que l’ancien directeur de cabinet
prétendait devant Hoppenot, en évoquant la mort de Briand : « Il n’avait
pris aucune disposition testamentaire et on ne retrouva que deux petits
papiers : sur l’un le don de son voilier à Léger, son collaborateur préféré,
sur l’autre le legs d’une partie de son domaine de Cocherel à sa maı̂tresse.
Le reste est allé à son neveu. » Peu importe la véracité de l’histoire : elle
signifiait qu’Alexis était lié à Briand par une sorte de filiation. Il l’avait
chèrement payée, de sept années de service, qu’il appelait servitude.
Alexis sut cadenasser son cabinet autour d’une équipe qu’il fidélisa en
reconduisant les titulaires dans leurs fonctions et en les poursuivant de sa
bienveillance lorsqu’ils reprenaient le cours normal de leur carrière. En
1925, il s’était adjoint Suard, qui prit ensuite la tête du cabinet de la
présidence du Conseil, chaque fois que Briand la cumula aux Affaires
étrangères, tandis que Peycelon restait détaché à la tête de son secrétariat
particulier. Lorsque Suard ne pouvait pas le remplacer pendant ses
absences, Alexis demandait à Bargeton de le suppléer – « votre dévoué Paul
Bargeton », se souvenait Eirik Labonne. Amé-Leroy succéda à Suard pour
seconder Alexis au cabinet diplomatique. Récompensé à son tour par le
consulat de Genève à l’automne 1927, Alexis l’obligea à cumuler les fonctions en attendant de verrouiller sa succession, à son retour de maladie.
C’est finalement Émile Charvériat qui fut promu de numéro trois à
numéro deux, sans quitter ses fonctions à la sous-direction d’Asie. Clone
parfait d’Alexis au titre ses opinions et de sa trajectoire professionnelle,
Charvériat s’en démarquait seulement par son absence d’audace et d’ambition, ce qui convenait à merveille au directeur de cabinet. Pour le reste, il
répondait exactement au portrait-robot dessiné par Alexis, qui recherchait
un « véritable adjoint, substantiel et loyal, pris parmi les agents du ministère ».
L’attelage Léger-Charvériat demeura inchangé jusqu’au départ de Briand ;
la stabilité caractérisait également les fonctionnaires subalternes qu’Alexis
poursuivait de sa protection lorsqu’ils sortaient de son orbite.
Alexis dura parce qu’il travailla beaucoup, mais sut aussi s’arrêter lorsque
la rupture menaçait, prudent à l’extrême avec son corps. Pris dans la
contradiction de son principe d’autosuggestion, qui l’amenait à vanter son
« excellente constitution », et de son hypocondrie, lorsqu’il se plaignait d’une
carrière « bien peu compatible avec [sa] santé », il s’agaçait en termes virils,
devant Berthelot, d’une enfantine rougeole qui le terrassait : « Si les défaillances de santé sont admises, les accidents de ce genre sont chose bien plus
intolérable. » Deux mois plus tard, il n’avait pas encore repris sa « vie de
cabinet, peu saine » ; il prolongea son congé, de mal en pis, soignant sa
rougeole, puis l’intoxication alimentaire de Mélanie de Vilmorin, avant de
céder à une grippe, à peine rentré à Paris, qui l’envoya se reposer à Bormesles-Mimosas, à la fois obéissant, honteux et menaçant : « Je fais ce qu’il y
a à faire. Je suivrai cette fois votre conseil jusqu’au bout. Tout plutôt que de
traı̂ner. C’est l’équilibre de plusieurs années que je joue peut-être sur deux
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semaines, et je voudrais entamer avec netteté l’année 1928, car j’en ai sans
doute encore pour longtemps à mener la vie de cabinet 8. »
En réalité, tout juste nommé directeur politique adjoint, Alexis prenait
des forces avant d’affronter Philippe Berthelot. Une défiance réciproque
minait la relation du secrétaire général et de son ministre. Alexis s’apprêtait
à supplanter tout à fait le premier dans l’esprit du second par quelques
coups bas (la fuite Hearst), ou politiques (le pacte Briand-Kellogg) ; il lui
fallait prendre du repos avant l’affrontement. De fait, le travail de cabinet
était astreignant. Nous ne sommes pas obligés de croire, comme les diplomates anglais, qu’Alexis assumait la nuit ses fonctions de directeur d’Asie,
dédiant ses journées au cabinet. Il racontait aussi bien qu’il consacrait ses
nuits à écrire. Hélène Hoppenot en doutait : « “Je ne dors que quatre
heures par nuit”, a-t-il dit. C’est sans doute une image. » D’autant
qu’Alexis lui confessait par ailleurs avoir besoin de ses « huit heures de
sommeil, comme un enfant ». Dans un article d’Europe, Louise Weiss se
montrait plus complaisante : « Jamais carrière plus fulgurante n’a été faite
de tant d’abnégation et de refus. À chaque palier, Léger avait à se faire
violence, à vaincre son goût de la vie errante, de l’indépendance, de la
culture intérieure. C’est auprès de Briand, pendant sept années sans loisirs
ni dimanches, qu’il s’habitua à l’effacement utile, au labeur ingrat et sans
récompense, à l’hostilité des jaloux, mais aussi à la volupté du devoir. »
Dans une autre période de surmenage, en 1939, Alexis se souvint de
cette époque comme d’un « esclavage ». Il est vrai que le travail ne manquait pas. Savoir comment Alexis s’en acquittait est une autre affaire. Pour
s’en faire une idée exacte, il faudrait se représenter tout ce que Briand ne
faisait pas lui-même. On connaı̂t la réputation d’ignorance et de paresse
qui lui était faite, résumée par ce mot de Berthelot : « Poincaré sait tout
mais ne comprend rien, Briand ne sait rien mais comprend tout. » Ses
collaborateurs ne démentaient pas l’impression de nonchalance ; elle
cachait, à les en croire, des facilités exceptionnelles d’intelligence et de
mémoire. Jules Laroche a raconté comment, pendant la guerre, il avait dû
se résoudre à amaigrir toujours davantage, sur les conseils pressants de
Berthelot, le dossier nécessaire à l’intelligence des affaires de Grèce, qui
faisaient l’objet d’une interpellation parlementaire. De centaines de documents, archivés dans plusieurs cartons, Laroche avait extrait une trentaine
de pièces dont Berthelot avait encore écarté la moitié, avant de les soumettre au patron : « J’attendis son retour pour le cas où Briand réclamerait
d’autres documents. Quand il reparut : “Eh bien ?” demandai-je. “Eh bien,
répondit-il en riant, il a feuilleté vos télégrammes d’un doigt, en a retiré
quatre, et déclaré que cela lui suffisait.” Avec ces quatre télégrammes,
Briand pulvérisa ses adversaires. » Cette méthode de travail exigeait des
relations de confiance ; Briand payait cher les erreurs ou les fautes de ses
collaborateurs.
Gilbert Peycelon tenait son secrétariat particulier ; Alexis avait la charge
des correspondants étrangers. Il répondait aux lettres qui affluaient pour
célébrer les succès ou consoler des échecs. D’une façon générale, il tenait
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la plume du ministre, dans les petites choses comme dans les grandes. Ce
que Briand signait, déclarait ou annonçait, Alexis l’avait écrit, sous son
étroit contrôle. Le ministre distribuait, laconique, des instructions que le
directeur de cabinet faisait vivre : un rendez-vous à prendre avec le président de la Chambre, un décret à préparer avec l’Agriculture « pour les blés
marocains », un plan de table dessiné à soumettre au protocole, une revue
militaire à annuler à la Conférence du désarmement, non par pacifisme
mais « à cause de la température ». Le quotidien d’Alexis était fragmenté
par ces menus soucis dont il déchargeait son patron, qu’il fallait encore
défendre des sollicitations extérieures (un rendez-vous prié par un parlementaire), des services à rendre (une Légion d’honneur suppliée pour un
artiste) ou des demandes d’information : « Mon cher Léger, voulez-vous
demander au président Briand s’il compte parler ce soir ? Amitiés. Loucheur. »
Ce travail de va-et-vient exigeait une grande proximité. Elle était même
géographique, Léger et Peycelon se tenant à la porte de leur patron, où
campait toute une tribu briandiste. De 1925 à 1932, Alexis acquit une
influence grandissante sur l’esprit de son ministre ; son rôle dans la définition de la politique française ne cessa de croı̂tre avec le temps. On aurait
pourtant tort de croire que Briand relâchât jamais son contrôle. Malgré
son déclin physique et l’assurance grandissante de son directeur de cabinet,
leur méthode de travail demeura inchangée. Quelques échantillons
retrouvés ici ou là permettent de vérifier l’attention suivie de Briand pour
les détails. En mai 1927, le télégramme qu’Alexis présenta à la signature
du ministre pour féliciter Louis Loucheur de son action à la conférence
économique de Genève reprenait exactement l’annotation que Briand avait
griffonnée à la hâte sur le compte rendu télégraphié qu’ils avaient reçu 9.
Dans les derniers mois de leur collaboration, Alexis répondit pour Briand,
en sa qualité de président du Conseil de la SDN, à une déclaration japonaise du 26 octobre 1931. Le Japon protestait contre une résolution qui
l’invitait à retirer ses troupes lancées à la conquête de la Mandchourie, et
à les confiner à la zone du chemin de fer qui limitait ses intérêts légitimes.
Briand annota le projet de son collaborateur d’une formule qui en modifiait le sens général. Alexis remit l’ouvrage sur son métier, biffa sa conclusion, et lui substitua presque mot pour mot l’annotation gribouillée par
Briand.
Des réseaux pour survivre à Briand
Berthelot réclamait en souriant une dictature qui débarrassât la France
de ses parlementaires. Alexis flattait en privé ce cynisme dédaigneux.
Devant Lilita Abreu, il se représentait en monstre froid de la politique :
« Il n’aime ni n’estime les hommes, les ayant vus agir de trop près. C’est
pourquoi il se sent si seul au milieu de cette marée humaine qu’il faut
diriger et tromper. » Interrogé en sa qualité de secrétaire général par un
journaliste du Petit Parisien, il n’était plus l’interlocuteur sceptique et
dégoûté de Philippe Berthelot ou de Lilita Abreu, mais le serviteur
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dévoué de la France et du régime républicain : « Notre premier devoir est
une absolue loyauté : c’est un principe qui ne souffre aucune restriction
mentale, non seulement à l’égard du ministre, cela va de soi, mais également à l’égard du régime. » Louise Weiss n’était pas dupe de ce brevet de
républicanisme qu’il agitait encore en 1950 pour lui reprocher son inclination gaulliste : « “Et la République ?” me dit Léger en me fixant de son regard
étincelant... La République ! il s’en fout autant que moi... 10 » Mais il fallait
à un agent ambitieux du Quai d’Orsay une large palette de soutiens républicains pour espérer se maintenir sur la crête. L’importance du clavier
parlementaire d’Alexis signalait cette ambition. Dans l’ombre de Briand, il
cultivait son carnet d’adresses.
Son réseau de sympathies correspondait à celles que suscitaient son chef.
Il était en correspondance avec Joseph Paul-Boncour depuis ses années au
cabinet d’Herriot. Il saisissait le moindre prétexte pour écrire à Loucheur ;
il le complimentait par exemple pour un texte qu’il avait sollicité, réutilisant le procédé qui lui avait si bien permis de se lier à Fontaine : « J’ai
aimé cette belle synthèse vivante, très sobre et dépouillée, où il était difficile de
garder tout le mouvement que vous avez su y capter. » Il félicitait Léon Blum
de ses discours flattant l’homme de lettres qui demeurait, chez le leader
socialiste, le point le plus sensible de sa vanité. En 1933, il reçut les félicitations de très nombreux parlementaires. Au nom de la grande famille radicale, Georges Bonnet l’avait congratulé, l’année précédente, à l’occasion de
sa promotion au grade d’officier de la Légion d’honneur, en des termes
très chaleureux qui n’annonçaient pas leurs joutes à venir : « Tous nos amis
se réjouissent et vous complimentent affectueusement. Vous savez que je suis du
nombre. » Alexis avait dû cette promotion à Édouard Herriot, avec qui il
demeurait en correspondance suivie depuis 1924.
À peine nommé secrétaire général, Alexis arrosa complaisamment les
protégés d’Anatole de Monzie de décorations et de promotions : « J’ai vidé,
pour aujourd’hui, ma besace que j’aurais voulu plus pleine. Laissez-moi ajouter
simplement que j’aimerais vous voir plus souvent, parce que je suis et serai
toujours très affectueusement à vous 11. » Depuis 1925, Monzie sollicitait
« son ingéniosité » pour « la réalisation administrative » des faveurs qu’il distribuait. Plus tard, Monzie devint son plus farouche adversaire, sans pouvoir cesser de recourir à ses services. Alexis se délectait de le lui faire sentir :
« Monzie a eu à lui demander son intervention, enregistrait SainteSuzanne. Avec quelle jubilation il a remarqué cette démarche, avec quelle
politesse il a répondu, avec quelle lenteur et quelle mollesse il s’est mis en
mouvement, attendant les rappels de Monzie qui, de fait, se sont produits,
les accueillant avec force excuses et finalement ne bougeant qu’à la dernière
extrémité et avec une modération voulue. Qu’il aimait l’avoir à son hameçon, l’y garder, le lui montrer. »
Briand était devenu incontournable sur l’échiquier parlementaire ; il
participait à suffisamment de combinaisons ministérielles pour mettre
Alexis en relation avec des hommes de droite. Tardieu passait par lui pour
faire intervenir Briand en faveur de Gabriel Puaux, un diplomate qui avait
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été son collaborateur. Lorsque Louis Barthou remplaça Paul-Boncour, dans
le gouvernement droitier qui l’enjoignait de se débarrasser d’un secrétaire
général trop asservi au pacifisme briandien, Alexis avait déjà noué avec lui
des relations personnelles qui rendaient son limogeage moins facile. En
1927, le ministre bibliophile lui avait envoyé « le manuscrit de la conférence » qu’il avait faite « à Rome le 28 avril 1926 » : « Il vous revient de
droit : par le rôle que vous avez joué dans ce voyage politique dont la
littérature fut l’occasion, et par l’amitié que j’ai pour vos qualités d’esprit
et de cœur. » Alexis connaissait de nombreux parlementaires en sa qualité
de collaborateur de Briand, qui le faisait veiller à la Chambre lors des
discussions décisives. Mais il cultivait ces relations au-delà de ce qu’exigeaient ses fonctions pour les colorer d’une chaleur plus amicale que simplement courtoise. Après son limogeage, prenant connaissance des noms
des quatre-vingt-dix-sept députés qui avaient refusé leur suffrage à la résolution donnant tous pouvoirs au gouvernement, pour promulguer une
nouvelle Constitution sous l’autorité du maréchal Pétain (quatre-vingts
opposants et dix-sept abstentionnistes), Alexis en souligna la moitié, qui
lui étaient familiers.
Cette toile patiemment tissée par le diplomate s’étendait au monde de
la presse. Alexis était familier de Geneviève Tabouis, journaliste diplomatique à L’Œuvre, qui faisait grand cas d’être alliée à la famille Cambon ; il
était proche de Louise Weiss, rédactrice à L’Europe nouvelle, intime de
Briand, qui avoua dans ses mémoires un faible pour son directeur de cabinet. Jules Sauerwein, pacifiste, notoirement vénal, à l’instar du Matin où
il écrivait, faisait partie de la famille Briand, comme il fit partie plus tard
de celle de Bonnet. Familier du chef de cabinet, il demeurera proche du
secrétaire général. Au Temps, relais habituel du Quai d’Orsay, Alexis entretenait depuis longtemps des relations cordiales avec André Duboscq, qu’il
connaissait depuis l’époque de la sous-direction d’Asie. Le journaliste ne
manquait jamais de le prévenir lorsqu’il croyait tenir une information intéressant le Quai d’Orsay.
Alexis était assez habile pour ne pas seulement câliner les journalistes de
son camp. À droite, Pertinax, pseudonyme d’André Géraud, figure la plus
fameuse du journalisme diplomatique, ne dissimulait pas son scepticisme
envers la SDN la politique de sécurité collective. Alexis n’eut pourtant
aucun mal à le subordonner à ses desseins. Au secrétariat général, le journaliste lui permit de faire capoter des projets mal venus par des fuites opportunes. Selon le témoignage de Léon Noël, honnête dans sa partialité,
Pertinax tirait en retour un large profit de cette collaboration informelle :
« Il était correspondant d’un journal japonais, il valait cher pour les étrangers puisque Léger n’avait aucun secret pour lui. »
Alexis n’était pas en mauvais termes avec Henry Kérillis, qui menait de
front une carrière de journaliste à L’Écho de Paris et d’homme politique,
incarnant une droite non pacifiste et farouchement patriotique. Il était
notoirement proche d’Élie Joseph Bois, connu pour ses gros besoins d’argent. Ses contacts ne se limitaient pas aux journalistes nationaux. Il recevait
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les correspondants de presse du monde entier, et s’attirait les bons offices
des directeurs des groupes de presse américains.
Mis en orbite par le pouvoir exécutif, Alexis ne soignait pas seulement
les parlementaires et la presse, mais aussi les administrations et le monde
des affaires. Ses rapports étaient plus que cordiaux avec Jean Chiappe. Le
fort réactionnaire préfet de police de Paris lui soumettait volontiers des
informations. Leur intimité, dont témoignent les formules du préfet (« je
vous embrasse de tout cœur »), persista jusqu’à la guerre. Beau-père d’Horace
de Carbuccia, le directeur de Gringoire, il joua peut-être un rôle dans la
retenue de la presse d’extrême droite à l’égard d’Alexis, qui fut nettement
moins attaqué que son prédécesseur au secrétariat général. Alexis rendait
des services en dehors de son administration, aux autres ministères, aux institutions internationales. Ses liens avec Albert Thomas et Arthur Fontaine
fluidifiaient ses relations avec le BIT et la SDN, institutions parfois jalouses
de la prétention universaliste de la politique française.
À l’instar de Philippe Berthelot, introduit par son frère André dans le
monde des affaires, Alexis comptait des hommes d’argent parmi ses familiers. Tel on le verra, dans son exil, fréquenter de riches Américains, et, de
retour en France, de riches Européens, tel on l’observe, directeur de cabinet
ou secrétaire général, côtoyer des millionnaires dont il profite du train de
vie sans compromettre sa réputation de désintéressement matériel. Il aime
croiser sur son petit voilier au large des côtes bretonnes, où il prise les
« trahisons de l’Atlantique » ; il ne dédaigne pas l’invitation de riches amis
à joindre leur yacht qui mouille sur la rive méditerranéenne. Il partage un
appartement modeste avec sa mère et sa sœur Éliane au 26, rue de la Tour,
à Passy, puis, à partir de 1933, vit « dans un appartement triste », « au
sixième étage de l’avenue Camoens dont la vue sur Passy qui l’avait déterminé à le louer a été bouchée par la construction d’un autre immeuble » ; il
passe de fastueux week-ends normands dans le manoir de Minou
Bonnardel, née Élizabeth de Montgomery, voisin de la propriété des Fels,
à Varengeville. Il dı̂ne sobrement chez sa mère ; il déjeune fastueusement
chez Maurice de Rothschild. Il avait été l’ami de Jacques Rivière, d’Hubert
Damelincourt et d’Adrienne Monnier, qui tous tiraient le diable par la
queue ; il devint celui des Fels et des Bassiano, de Calouste Gulbenkian,
qui avait négocié la part des capitaux français dans la Turkish Petroleum,
ou de Marcel Boussac, l’emblématique millionnaire français, magnat du
textile, roi des chevaux de course. Ce dernier avait des intérêts à l’étranger,
en Pologne notamment, qui l’incitaient à soigner ses relations avec les
hommes politiques. En 1933, il versa son écot, parmi bien d’autres félicitations, au nouveau secrétaire général. En 1914, quand Alexis entrait dans
la Carrière, Boussac, de deux ans son cadet, achetait sa première usine
textile dans les Vosges. À trente ans, la guerre ayant dopé ses affaires, il
était aussi riche et célèbre qu’Alexis demeurait pauvre et secret. Il y avait
matière à fascination réciproque.
La presse adouba ce jeune diplomate comme un homme nouveau. Malveillante, elle aurait brocardé l’arriviste ; adoucie par l’argent des fonds
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secrets ou les bons procédés d’Alexis, elle en fit un audacieux : « C’est un
homme très moderne qui a d’excellentes relations dans tous les milieux,
de la littérature au monde des affaires. C’est surtout un self made man. Et
à ce titre il ne peut qu’être sympathique. » C’était à l’occasion de la nomination toute virtuelle d’Alexis à la direction des affaires politiques et
commerciales, en décembre 1929. Mais à cette date, son image n’était plus
si neuve que quelques scandales ne l’avaient éclaboussée.
Coups tordus, image gauchie
Alexis ne répondait pas seulement au courrier des importants et des
ridicules. Il gérait la diplomatie parallèle du ministre ; les fonds secrets, qui
aimantaient la presse de tous les pays ; les parlementaires arrogants ; les
diplomates obséquieux ; les victimes innocentes de la raison d’État qu’il
fallait faire taire. C’est de cette boue, touillée par Alexis, que Briand façonnait la colombe de la paix.
Il suivait la diplomatie parallèle que Briand menait hors des chancelleries, pour forcer le rapprochement franco-allemand, débriefait régulièrement Oswald Hesnard, le poisson pilote du ministre en Allemagne, et
encourageait l’œuvre du comité franco-allemand, animé par Pierre Viénot.
Lorsqu’il était à la tête du cabinet de Briand, pendant la guerre, Berthelot
gérait directement les fonds secrets ; la charge échut-elle à Alexis quand il
prit sa place en 1925 ? Quelques allusions laissent voir les usages qu’il en
faisait pour de menus arrangements administratifs. Mais il laissait généralement Gilbert Peycelon distribuer à la presse les subventions spéciales qui
devaient aider l’opinion à comprendre les bienfaits de la politique de
Briand.
Alexis a toujours considéré que l’argent salissait. Il en craignait les éclaboussures et préférait que ses proches en possédassent pour lui. Il mettait
un point d’honneur à passer pour un homme sobre et de peu de ressources.
En 1926, il lui sembla que l’éloge de son parfait désintéressement pécuniaire était la meilleure façon de rehausser Briand dans l’esprit des Anglais :
« Quand il est devenu ministre, il s’est bien gardé de s’enrichir grâce à ses
fonctions, cessant aussitôt de plaider. Sans fortune, il s’est constitué un
modeste pécule au prix de patientes économies 12. »
Trop orgueilleux pour être vénal, Alexis préférait manipuler les journalistes en usant d’un clavier plus subtil. Les fuites et les manipulations
constituaient ses touches favorites. Ouvrier discret, il n’empêcha pourtant
pas quelques scandales de souiller son profil de parfait fonctionnaire. Il fut
cité dans l’affaire de La Gazette du franc, auquel la justice reprocha les
conseils boursiers opportunément serviables aux opérations financières
d’une société de courtage dont les capitaux ne lui était pas étrangers, et
qui pratiquait de surcroı̂t une forme de cavalerie. Or La Gazette du franc
servait notoirement la propagande de Briand ; devant le juge d’instruction,
Pierre Audibert, son directeur, indiqua le rôle d’Alexis : « Je me suis enquis
au Quai d’Orsay de savoir s’il n’y aurait pas d’inconvénient à faire de la
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propagande pour la paix et pour la boutique de Briand dans un organe
qui avait des services financiers. MM. Léger et Peycelon m’ont répondu
qu’ils n’en voyaient aucun. C’est même Léger qui m’a remis l’autographe
et la photographie de Briand qui devaient être publiés dans notre premier
numéro. » L’Action française s’en donna à cœur joie. Le Figaro n’épargna
pas davantage le directeur de cabinet, soupçonné, dans le meilleur des cas,
d’avoir été le trop prodigue dispensateur du patronage de son ministre, en
publiant l’audition d’Audibert : « Avant de fonder La Gazette des nations,
je me suis adressé au Quai d’Orsay. J’ai exposé mes idées à Léger, chef du
cabinet du ministre. Il les a approuvées. » La mise en cause par le quotidien
de la droite modérée était plus nocive que les attaques polémiques de
L’Action française, qui honoraient Alexis d’un parfait brevet de loyalisme
républicain. L’affaire Audibert conforta sa prudente dilection pour une
carrière de l’ombre. Personne, pourtant, ne lui avait reproché de s’être
enrichi.
Ce ne fut pas davantage l’enjeu de l’affaire Hearst, confinée au registre
politique. En 1928, l’Espagne signa avec l’Italie un accord naval qui bousculait la suprématie française dans la Méditerranée. Paris répliqua en préparant un pacte naval avec l’Angleterre. Hearst, magnat de la presse
américaine (il inspira à Orson Welles le personnage de Citizen Kane), fort
peu francophile, bénéficia d’une fuite au Quai d’Orsay par le biais de
son correspondant diplomatique et révéla le projet de convention francoanglaise. Dans la foulée du pacte Briand-Kellogg, la révélation fut du plus
mauvais effet, alors que l’Amérique plaidait en faveur d’une négociation
globale sur la limitation de l’armement naval.
Qui était responsable de la fuite ? Deux thèses s’affrontaient : celle du
ministère, validée par la police, qui accablait l’un de ses agents, Noblet
d’Anglure, attaché au service de la presse ; celle de ce diplomate, qui soutenait avec la presse nationaliste qu’il n’était qu’un bouc émissaire, victime
d’une machination qui devait exonérer Alexis de sa responsabilité. La dispute finit devant la justice, Noblet contestant les mesures policières et
disciplinaires dont il avait été victime. Sur le fond, il n’est pas facile d’y
voir clair : le dossier personnel de Noblet a été expurgé des archives du
Quai d’Orsay. Un dossier constitué par Alexis lui-même permet de
conclure à sa responsabilité aussi bien dans la fuite que dans le choix du
bouc émissaire, de sensibilité opportunément Action française. Reste à en
expliquer les mobiles. Ils étaient peut-être politiques ; il s’agissait plus sûrement de discréditer Philippe Berthelot aux yeux de Briand. Philippe laissa
savoir à Alexis qu’il n’était pas dupe de sa manœuvre en lui transmettant
une « note de F. Divoire, rédacteur en chef de L’Intransigeant », que lui
avait communiquée Bailby, le directeur de ce journal. Le récit de Noblet,
reçu le 9 avril 1929 par Divoire, donne une idée des procédés tortueux
qu’Alexis était disposé à emprunter pour arriver à ses fins, en utilisant
Joseph T. Horan, le correspondant diplomatique pour le groupe Hearst
en Europe, et l’homme de confiance du magnat : « [Noblet] attribue la
divulgation du document à la rivalité et aux différences de politique entre
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Berthelot, partisan du pacte naval franco-anglais et de l’alliance anglaise,
et Léger, partisan du pacte Kellogg et de l’alliance allemande, ceci étant
résumé grossièrement. [...] Léger aurait fait accuser le service de presse et
en particulier Noblet pour dégager le cabinet du ministre. [...] Noblet fait
remarquer les articles de Pertinax dans L’Écho de Paris, huit jours après le
télégramme Horan, qui faisaient clairement allusion à l’histoire très secrète
des réserves instruites. Pertinax aurait sans doute aussi été renseigné par
Léger. »
Le dossier constitué par Alexis recèle une lettre de Noblet lui-même,
adressée à Briand, pour protester contre la mesure de mise en non-activité
pendant deux ans décidée par le conseil de discipline le 14 novembre 1929,
et l’informer qu’il portait plainte contre le ministère. L’agent démontait la
machination, qu’il attribuait à Alexis ; certains détails, qui recoupent
d’autres sources, donnent du crédit à sa thèse : « Le 10 octobre 1928, j’ai
été gardé au secret pendant dix-sept heures à la police judiciaire. Or, l’action de la police était demandée par le Département : elle s’exerçait sous
son contrôle et sous sa direction. Rappelé par télégramme officiel, j’ai été,
dès mon arrivée, avisé que le chef de cabinet, Léger, chargé de l’enquête,
me priait de me mettre en rapport avec un fonctionnaire de la préfecture
de police en vue de reprendre connaissance de certains renseignements et
de lui indiquer, le cas échéant, toute idée susceptible d’aider les recherches.
Je rencontrai au cabinet du ministre quelqu’un qui me fut présenté comme
étant le secrétaire de M. Chiappe. »
Il s’agissait en réalité de son directeur de cabinet, Lucien Zimmer. Ce
dernier a laissé des mémoires qui, en défendant la version officielle, accréditent involontairement la thèse d’une machination du cabinet de Briand.
Zimmer y confirme en effet avoir arrêté Noblet au Quai d’Orsay, instruit
de sa culpabilité en préalable à toute enquête : « Avant que la presse soit
informée des complicités dont a bénéficié Horan, je suis chargé par Jean
Chiappe d’aller “cueillir” de N... aux Affaires étrangères. Le préfet me
recommande d’opérer sans éclat, afin de ne pas éveiller l’attention des
journalistes qui sont déjà à l’affût aux abords du Quai d’Orsay. Par correction, je me présente à Peycelon, directeur du cabinet d’Aristide Briand et
lui fais part de ma mission. Il me la facilitera d’ailleurs en me faisant
introduire immédiatement auprès du jeune fonctionnaire incriminé. »
Complice innocent ou cynique, Chiappe accéda à la prière d’Alexis ; ici,
le témoignage de Noblet recoupait celui de Zimmer : « Absent de Paris
depuis trois semaines et ignorant tout de l’affaire, je me rendis sans
défiance à la préfecture. Quand je fus arrêté et menacé d’être mis en prison,
je demandai à téléphoner à Léger : il me fut répondu que j’étais détenu
sur son ordre. »
Pour le reste, les affirmations de Noblet sont invérifiables ; elles paraissent
crédibles, à lire le procès-verbal du conseil de discipline, réuni le
14 novembre 1929. Il ne fondait sur aucun fait probant la conviction que
le jeune diplomate était l’auteur de la fuite. On lui reprochait surtout sa
défense, formulant « contre le chef du cabinet du ministre des accusations
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calomnieuses tendant à rejeter sur celui-ci la responsabilité des faits qui lui
étaient à lui-même reprochés. » Noblet, dans sa lettre à Briand, était autrement précis que ses juges, appelés à se prononcer d’après l’enquête instruite
par Alexis lui-même ; il avait de solides arguments pour prétendre qu’en
« rédigeant son rapport, Léger avait en main la preuve de son
inexactitude ».
Quel était le mobile d’Alexis ? Nuire à Berthelot, dont on savait qu’il
avait préconisé de recevoir Hearst : on ne manquerait pas de lui attribuer
la fuite. Quelques années plus tard, Je suis partout reprit l’argumentaire de
Divoire en croyant savoir qu’il s’agissait de saborder une entente francoanglaise, dont Berthelot aurait été partisan, quand Alexis aurait souhaité
une sécurité plus collective et germanophile, celle que la gauche, avec Léon
Blum dans Le Populaire appelait de ses vœux, contre un resserrement de
l’alliance franco-anglaise. Je suis partout faisait peut-être trop d’honneur
aux convictions d’Alexis : « Ne pouvant s’opposer directement au Conseil
des ministres et au président du Conseil Poincaré, Léger, qui dressait le
pacte Kellogg et la mystique locarnienne contre l’entente franco-anglaise,
procéda à une série de manœuvres sournoises, de fuites calculées qui aboutirent à la divulgation des clauses secrètes de l’accord, amenant la chute du
gouvernement conservateur britannique et la rupture franco-anglaise. »
Alexis ne défendait pas seulement la politique de son patron, il s’employait à miner la position de Berthelot, qui renaclait à la servir. Les deux
objectifs furent atteints, la négociation franco-britannique étant paralysée
et le nom de Berthelot durablement attaché au scandale. Il faisait figure
d’accusé, y compris devant son ministre, à qui il écrivit en novembre 1928
sur le ton d’un enfant coupable : « Dans les derniers temps il y a eu plusieurs
affaires malheureuses : les événements se sont entrecroisés de telle sorte que des
conséquences inattendues, peut-être imprévisibles, se sont produites. »
Sur le vif, la manipulation avait pleinement réussi : le nom d’Alexis
n’avait pas été prononcé, et l’on oublia vite le biais de l’affaire, pour se
concentrer sur le fond du problème, l’opposition américaine au projet
franco-anglais. Le Temps, toujours complaisant, accrédita la thèse officielle
en expliquant la fuite par la maladresse d’un agent. Mais Noblet ne s’était
pas laissé faire. Le choix de poursuivre une action judiciaire avait peut-être
été maladroit ; en voulant accabler le jeune agent, Alexis avait provoqué
une réaction d’orgueil, qui finit par un procès, où il se retrouva en première
ligne. À vrai dire, il ne passionna pas les foules. Le Journal, L’Écho de
Paris... la grande presse rendit seulement compte du verdict, qui innocentait Alexis, sans revenir sur le détail du scandale : « Un fonctionnaire du
ministère des Affaires étrangères, de Noblet d’Anglure, déposait, en mars
dernier, une plainte en dénonciation calomnieuse contre Léger du ministère des Affaires étrangères, et en séquestration arbitraire contre Faux-PasBidet, commissaire de police au service des renseignements généraux. Hier,
Brack, juge d’instruction, sur réquisitoire conforme de Pressard, procureur
de la République, a clos son information. Le magistrat a signé une ordonnance de non-lieu en faveur de Léger, qui n’avait déposé sa plainte contre
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de Noblet d’Anglure que sur l’ordre de ses chefs, et s’est déclaré incompétent en ce qui concerne Faux-Pas-Bidet 13. »
Seule la presse d’extrême droite, relayée par Le Figaro, relança la polémique et contesta le verdict, sans bouleverser les foules. À Vichy, Valery
Larbaud prit connaissance de l’affaire en lisant la presse bourbonnaise. Il
s’amusa de tenir des nouvelles de son rare ami « par un journal local, qui
annonçait le jugement rendu dans le procès que lui avait fait un fonctionnaire
du Quai d’Orsay (ce fonctionnaire est originaire du Bourbonnais, ce qui
explique qu’on ait parlé de cela dans ce journal) ». La couverture régionale
du procès ne salissait guère la réputation de l’écrivain diplomate : « J’ignorais tout cela ; mais, sans doute, pratiquement, cela n’avait aucune importance
pour Leger. »
L’expulsion de Hearst, décidée par le gouvernement français, en septembre 1930, relança mollement la polémique. L’Action française prit prétexte des explications fournies par l’hebdomadaire satirique et très droitier
Aux Écoutes sur les circonstances de cette expulsion, pour exhumer le récit
de la mère de Noblet. Le Figaro reprit ce témoignage, dans sa revue de
presse, et incrimina Bargeton et Léger. Les milieux hostiles à Briand
bruissaient de rumeurs sur l’implication de son directeur de cabinet.
Mgr Baudrillart, le recteur de l’Institut catholique de Paris, qui se rencontra avec Olivier Jallu, l’avocat de Noblet, trouvait une nouvelle raison de
se défier de la politique allemande de Briand. Les cervelles allaient bon
train : « Jallu nous raconte avec force détails l’horrible machination montée
contre Noblet pour faire de lui le bouc émissaire d’un acte volontairement commis par Léger, avec l’autorisation de Briand. Ce que dit L’Action
française est l’exacte vérité. Le motif fut d’ameuter les États-Unis pour faire
tomber le traité qui nous rapprochait de l’Angleterre et nous acculer au
rapprochement franco-allemand. » Il concluait : « En somme, le régime est
bien pourri. » Désormais, pour l’extrême droite, Alexis était intimement
lié à la corruption du régime, dont il fourbissait les mauvais coups. Le
diplomate intériorisa cet infléchissement et associa sans réserve son destin
et son image à son ministre.
Reste à comprendre si l’opposition entre Alexis et Philippe, que la presse
de droite expliquait par des divergences de fond, germanophile pacifiste
contre anglophile patriote, ne tenait pas surtout à l’irrésistible passion du
cadet, qui souhaitait littéralement devenir son ancien bienfaiteur en prenant sa place.
L’ascension
L’ascension d’Alexis sur l’échelle des grades et des fonctions est singulière, presque sans comparaison dans sa régularité. Elle s’explique principalement par la faveur de Briand, qui lui permit de rivaliser avec Berthelot.
Aussi bien, en monopolisant les fonctions de directeur du cabinet diplomatique de 1925 à 1932, Alexis interdit la comparaison avec ses collègues qui
firent également du cabinet dans l’entre-deux-guerres. Ils furent soit sous
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ses ordres, auprès de Briand, et profitèrent de cette proximité pour constituer une « équipe Léger » au Département (Charvériat par excellence), soit
à la tête de cabinets d’autres ministres, autrement moins durables que
Briand, dont la bienveillance ne pouvait pas s’exercer aussi continûment.
Alexis était entré au cabinet de Briand en avril 1925, comme secrétaire
de première classe, chef de la section d’Extrême-Orient à la sous-direction
d’Asie. Moins de sept ans plus tard, en janvier 1932, lorsque Briand démissionna du ministère des Affaires étrangères, Alexis en était le directeur
politique, soit le numéro deux de l’administration. Il avait le grade de
ministre plénipotentiaire, et s’était offert le luxe de refuser, avec l’ambassade de Bruxelles, le titre d’ambassadeur, qui n’avait qu’une douzaine de
dignitaires en 1932. Pour autant, l’Asie mise à part, qu’il avait dirigée
opérationnellement pendant deux ans, en 1926-1927, ses fonctions au
Département demeurèrent purement nominales. Il devait toutes ses promotions au versant politique de sa carrière, qui l’occupait prioritairement
à ses fonctions administratives.
Sur l’échelle des grades, son ascension donnait le tournis au service du
personnel, et un mauvais vertige à ses collègues. Par faveur spéciale,
Édouard Herriot l’avait nommé secrétaire d’ambassade de première classe
le 21 novembre 1924 ; il devint conseiller d’ambassade treize mois plus
tard, quand il en fallait usuellement quarante-huit aux plus rapides ! Il
était devenu secrétaire d’ambassade de première classe avec une ancienneté
de trente-cinq mois, quand il en fallait trente-six au minimum, et bien
davantage pour se conformer à la moyenne, comme l’exigeait le ministère
des Finances. Pour ce faire, il avait dû consommer l’un de ses douze
mois de service militaire, qui s’additionnaient à l’ancienneté civile. Promu
conseiller, il réclama son reliquat de onze mois de service militaire, à l’instar d’une réclamation de Maugras. Seulement, son vieux rival avait été
promu conseiller avec soixante et un mois d’ancienneté dans son grade de
secrétaire ! Berteaux, le chef du personnel, était complaisant à souhait avec
l’étoile montante de la « jeune diplomatie » ; il ne pouvait pourtant pas
accéder à une demande aussi extravagante. Dans une « note pour Léger »,
il s’excusa de ne pouvoir satisfaire une audace qu’il souligna courtoisement
en évoquant « les conditions exceptionnelles » de sa promotion au grade
de conseiller. Il fallait se résoudre à considérer qu’elle absorbait « pour le
moins le reliquat d’ancienneté [militaire] dont il était bénéficiaire », quand
Maugras conservait le bénéfice de la sienne.
En avril 1927, Briand fit d’Alexis le plus jeune ministre plénipotentiaire
de France. Il avait fait mieux que rattraper son retard initial, lorsqu’il avait
passé le concours à la limite d’âge (vingt-sept ans). Il ne lui avait pas fallu
treize années pour devenir ministre. L’Europe nouvelle salua la nomination
du « plus jeune ministre de France ». La journaliste (Louise Weiss, sans
doute) rappelait que Louis XIV créait des évêques de trente-cinq ans et
que la Révolution attribuait ses armées à des généraux de vingt-cinq ans.
« Depuis la chute de Napoléon, déplorait l’auteur de l’article, la France n’a
plus guère connu que le gouvernement des anciens et les diplomates à
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barbe blanche. » Il saluait la nomination « d’un diplomate qui a tout juste
quarante ans et en paraı̂t trente-cinq à peine » et annonçait que ce « plus
jeune ministre de France » serait « probablement, dans quelques années, le
plus jeune ambassadeur ». Ses collègues ne se laissaient pas doubler sans
un peu d’aigreur. Le Foreign Office croyait savoir qu’Alexis était « not
popular with his colleagues ». Au soir de sa vie, René Massigli n’avait pas
fini de remâcher son amertume : « Je crois que si l’on prenait la peine de
voir les états de service des uns et des autres, on verrait que Léger a passé
sur le dos – je ne dirais pas sans raison, car il avait plus de mérite que
d’autres – sur beaucoup d’éventuels candidats. » En 1933, Je suis partout
lui fit ce procès en expliquant sa carrière accélérée par sa position avantageuse dans l’ombre de Briand : « En moins de six ans, il devait arriver
ambassadeur et secrétaire général ! Il fallut pour y réussir une série de
décrets illégaux, prévoyant un avancement exceptionnel, contrairement aux
règlements qui exigeaient un minimum de quatre ans dans chaque grade.
Ces décrets, soigneusement rédigés par l’intéressé lui-même, autorisaient
cet avancement à des conditions abracadabrantes qu’il était bien entendu
seul à réunir. » En même temps qu’il montait en grade, Alexis grimpait
avec la même insolente rapidité l’échelle des fonctions. Promu à la sousdirection d’Asie, le 31 octobre 1925, à l’âge de trente-huit ans, après onze
ans de carrière seulement, il battit tous les records de précocité en devenant
deux ans plus tard directeur adjoint aux affaires politiques, un poste de
numéro trois du Département, ressuscité à son usage personnel. Alexis fit
semblant de croire que cette promotion était faite pour le rapprocher du
secrétaire général, quand elle le dressait contre lui ; il ne poussa pas l’affectation jusqu’à prétendre qu’il aiderait son chef, puisqu’il était convenu que
sa nomination était factice, son travail de cabinet l’absorbant entièrement :
« Vous savez combien me hante déjà cette pensée que la combinaison dont vous
m’avez fait bénéficier au ministère est précisément celle qui vous assurait,
immédiatement, le moins d’aide effective dans votre travail quotidien. »
Berthelot n’était pas dupe de cette mortelle étreinte. Dès le lendemain du
mouvement diplomatique, Wladimir d’Ormesson commenta, prophétique : « Corbin est nommé directeur politique au Quai d’Orsay, en remplacement de Beaumarchais, et Léger directeur adjoint, Laboulaye est nommé
sous-directeur d’Europe. Corbin est étonnamment jeune pour occuper ce grand
poste. Il y tient la place chaude pour Léger qui est parti pour jouer les Berthelot,
mais avec dix ans d’avance. »
Deux années passèrent et il prit la place de Corbin à la tête de cette
direction. Il pouvait prétendre à la succession de Berthelot, seul à le surplomber, sans jamais avoir assumé ses fonctions de directeur adjoint au
Département. C’était notoire dans les ambassades étrangères à Paris, où les
diplomates traitaient avec André de Laboulaye.
S’il n’assumait pas le traitement des affaires courantes prévues par ses
attributions, il les suivait de près, conservant le bénéfice d’un aperçu général. Les télégrammes et les dépêches arrivaient au cabinet avant d’atteindre
les directions concernées. Le matin, Alexis découvrait les télégrammes
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déchiffrés pendant la nuit. Il les lisait avant d’en présenter une sélection
au ministre. En déplacement avec Briand, il recevait de Berthelot des merveilles de synthèses, qui l’informaient à l’égal d’un secrétaire général. Rien
mieux que ces résumés ne saurait donner l’idée du travail quotidien abattu
par Berthelot, ni la jouissance intime d’Alexis à vivre dans l’axe du globe,
qui tournait autour de lui jusqu’au vertige. Le 16 mai 1927, parmi tant
d’autres exemples :
Pour M. Léger.
Aucun télégramme intéressant,
1°) Chine. – Tchang Kai-chek a traversé fleuve près Pouk’éou et se dirige vers
chemin de fer Tien-Tsin-Pouk’éou. Chen a reçu ordre abandonner fonctions
ministre Affaires étrangères et été remplacé par Wou.
2) Pologne. – Pilsudski est malade mais on ignore si cela est sérieux et on le
garde secret.
3) Allemagne. – Schaacht essaie sans succès de faire renoncer Parker Gilbert
à tout transfert en espèces, et cherche à rejeter sur lui responsabilité crise financière
allemande.
4) Pérou. Visite de Cornejo réclamant transformation légation en ambassade
et prétendant avoir eu antérieurement promesses de Poincaré et de Briand.
Répondu que nous ne pouvions rien sans accord avec les Anglais 14 .
Reste qu’en qualité de directeur du cabinet de Briand, Alexis fut associé
de près à sa politique, qui inspirait un scepticisme croissant à Philippe
Berthelot.
Les ambiguı̈tés de Locarno
Depuis que le Congrès américain avait refusé de ratifier les traités de
paix, la France se trouvait seule face à son ancien adversaire. Les Anglais
ne voulaient plus garantir les frontières germano-françaises dont les Américains se désintéressaient. La France pouvait assumer seule l’exécution du
traité de Versailles, au besoin par l’emploi de la force ; elle excitait par là
la défiance anglo-saxonne envers son militarisme. Elle pouvait au contraire
adoucir sa politique, pour renouer avec ses anciens alliés, qui craignaient
l’affaiblissement de l’Allemagne : les financiers y avaient investi des capitaux et les politiques y voyaient un élément clé de l’équilibre continental.
La droite, avec Poincaré, ne se laissait pas démonter par l’hostilité anglosaxonne ; la gauche, avec Herriot, préférait une politique de conciliation
qui ramenât à la France la sympathie des Anglo-Saxons. Lorsque Aristide
Briand prit les Affaires étrangères dans le gouvernement de Paul Painlevé,
au printemps 1925, la France disposait d’une offre allemande de négociation. Briand était tombé au début de l’année 1922 pour avoir paru trop
conciliant avec Lloyd George, à la conférence de Cannes. Trois ans plus
tard, le crédit de la France avait diminué, sa monnaie était affaiblie par les
difficultés de son économie et les spéculations hostiles des Anglo-Saxons.
Briand voulait restaurer son autorité morale en même temps que consolider les acquis du traité de paix, qui devenaient passablement virtuels sans
la garantie anglo-américaine.
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Le pacte rhénan des accords Locarno, qui vit l’Allemagne reconnaı̂tre
librement ses frontières avec la France et la Belgique, qu’on lui avait imposées à Versailles, permit aux Français de regagner la garantie britannique.
Mais la frontière orientale de l’Allemagne ne fut pas concernée par ce
traité, qui donna l’impression que la France abandonnait sa clientèle orientale. Les frontières de l’Allemagne avec la Pologne et la Tchécoslovaquie
n’étant pas garanties par la Grande-Bretagne, elles demeuraient sous la
protection solitaire de la France.
À Locarno, la petite ville du Tessin suisse, au bord du lac Majeur, où
les représentants de la France, de l’Angleterre, de la Belgique et de l’Italie
traitèrent sur un pied d’égalité avec la délégation allemande, Alexis ne joua
qu’un rôle anecdotique. Spectateur, en marge du processus de décision, il
associa néanmoins son nom au premier grand accord négocié par son
patron. Les significations successives qu’il lui attribua, selon l’image qu’il
voulait tirer de sa participation, rendent sensible l’historicité de l’événement. Sur le moment, il s’enthousiasma pour des accords qui marquaient
le retour de l’Allemagne dans le concert des nations et sanctionnaient le
succès de la sécurité collective (l’Allemagne adhéra dans la foulée à la
SDN). À la veille de la guerre, lorsque le divorce franco-allemand fut
consommé, il proclama sa fidélité aux accords de Locarno au nom de la
garantie anglaise ; dans la défaite, face au régime de Vichy dont il voulait
s’attirer des bonnes grâces, il se remémora opportunément la dimension
initiale d’un pacte initiant le rapprochement franco-allemand...
Cette évolution signale l’ambiguı̈té d’accords qui fondaient l’entente
franco-allemande sur une base franco-anglaise. Briand, à Locarno, avait
rétabli un concert européen dont on ne savait s’il était un retour inavoué
au directoire des grandes puissances (les rivaux français et allemands d’une
part, leurs garants anglais et italiens d’autre part, s’entendaient au détriment des petites et moyennes puissances orientales), ou une forme d’élargissement et de démocratisation des relations internationales, dans le sens
voulu par Wilson et les Genevois.
Depuis la fin de la guerre, la question allemande hantait la France. Elle
mobilisait la plus grande part des énergies au Quai d’Orsay. On y craignait
une victoire à la Pyrrhus. Vainqueur, c’est en victime que la France considérait l’Allemagne ; elle voulait des réparations pour guérir du passé et des
garanties de sécurité pour assurer l’avenir, ce qui laissait voir, au dire de
Briand lui-même, « une âme de vaincus ». Raymond Poincaré était allé
chercher ces garanties dans la Ruhr. Le succès technique de l’occupation,
qui avait triomphé de la résistance passive des Allemands, n’empêcha pas
son échec politique. L’afflux des capitaux anglo-saxons sauvèrent l’Allemagne de la banqueroute, puis la victoire électorale du Cartel des gauches,
balaya le gouvernement Poincaré au printemps 1924. Édouard Herriot
accepta le Plan Dawes, qui réglait provisoirement la question des réparations sur la base d’un accord triangulaire : la France remboursait ses dettes
de guerre aux États-Unis, lesquels permettaient à l’Allemagne de payer les
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réparations en rétablissant sa situation financière grâce à un emprunt lancé
sur leur marché.
Restait la question de la sécurité. Le traité de Versailles l’avait établie
sur trois piliers : le désarmement de l’Allemagne, l’occupation alliée de la
Rhénanie démilitarisée et la garantie militaire anglo-saxonne. Depuis le
début de l’occupation de la Ruhr, les inspecteurs du désarmement avaient
suspendu leurs travaux ; personne ne doutait que le Reich réarmât clandestinement. Il ne restait rien de la garantie américaine et il fallait beaucoup
d’optimisme pour espérer bénéficier d’une garantie anglaise par le truchement de l’article 16 du pacte de la SDN. Ce « protocole de Genève », formulé
en octobre 1924 prévoyait des sanctions économiques et militaires contre
l’agresseur d’un adhérent de la Ligue ; il était peu probable que le ministre
des Affaires étrangères, sir Austen Chamberlain, le ratifiât. Restait l’occupation de la Rhénanie par les troupes alliées. La zone de Cologne devait
être évacuée ; il ne fut pas difficile pour les Français de réclamer un délai
supplémentaire du fait des manquements signalés au désarmement allemand. La décision de la conférence des ambassadeurs de repousser la date
de l’évacuation confirma les craintes de Gustav Stresemann. L’homologue
allemand de Briand aux Affaires étrangères, venu de la droite nationaliste,
s’était rallié à la république de Weimar, et plaidait en faveur du retour de
l’Allemagne dans le concert des nations pour défaire le traité de Versailles
par la négociation. La menace planait d’un contrôle militaire permanent
sur la Rhénanie, qui prolongerait indéfiniment l’influence française. Le
risque d’un pacte de sécurité bilatéral strictement franco-britannique palliant la probable non-ratification anglaise du protocole de Genève
commandait d’agir. À la fin de l’année 1924, la diplomatie allemande
reprit l’initiative pour éviter que ne se reconstituât contre elle un front
uni.
La contre-offensive allemande, préparée par Gustav Stresemann et son
fidèle second, le secrétaire d’État Carl von Schubert, prit la forme d’un
mémorandum soumis à l’avis de l’Angleterre, que l’ambassadeur d’Allemagne à Paris, von Hoesch, remit le 9 février 1925 à Édouard Herriot.
Ce texte proposait que les puissances rhénanes reconnussent mutuellement
leurs frontières ; la Grande-Bretagne apporterait sa garantie aux contractants. Il entérinait de surcroı̂t les articles du traité de Versailles qui prévoyaient la démilitarisation de la rive gauche du Rhin et de sa rive droite
sur cinquante kilomètres de profondeur. Le 18 février 1925, moins de dix
jours après l’envoi du mémorandum allemand, Édouard Herriot apprit de
la Grande-Bretagne qu’elle ne ratifierait pas le « protocole de Genève »
mis au point en octobre 1924. Un mois plus tard, il informa Gustav
Stresemann que la France souhaitait un accord global, qui ne négligeât pas
les frontières orientales de l’Allemagne et les intérêts de ses alliés polonais
et tchèques.
Édouard Herriot paraissait résolu à négocier avec l’Allemagne. Au Quai
d’Orsay, Jacques Seydoux l’y encourageait, en proposant de « prendre au
mot » l’offre allemande, quitte à réviser les frontières orientales, sous peine
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L’ombre de Briand
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de finir par une nouvelle guerre. Herriot approuvait : « Seydoux pourra voir
que ses vues s’accordent très exactement avec mes propositions au Conseil des
ministres. »
Devant sa femme, dans les années 1950, réagissant à l’actualité internationale (l’opposition démocrate à la politique moyen-orientale du président Eisenhower) avec ses souvenirs des années 1920, Alexis prétendit
qu’Herriot avait voulu enterrer le projet, ignorant la stratégie du « vieux
bas » préconisée par Briand : « vIl ne faut jamais rejeter un projet certes
inacceptable mais le retourner à son avantage. Le retourner comme un vieux
bas. » Cette interprétation rétrospective, qui ne rendait pas justice aux
intentions conciliatrices d’Herriot, révélait qu’Alexis tirait les accords de
Locarno sur le terrain de l’entente franco-anglaise, loin de l’esprit dans
lequel Herriot et Briand avaient envisagé l’offre de rapprochement francoallemand. Alexis lui-même, en 1924, ne manquait pas d’optimisme en
plaidant en faveur du rapprochement avec l’inquiétant voisin. Il soutenait,
contre Giraudoux, que l’Allemagne romantique avait laissé place à une
nation modernisée et américanisée, plus soucieuse de prospérité que de
grandeur. Sous le ministère Herriot, il préconisait de fonder l’entente
franco-allemande sur le plan économique. Il l’écrivit à Arthur Fontaine,
pour lui complaire, peut-être, mais aussi à Jacques Rivière, dont il accueillit
favorablement l’idée d’« alliance économique avec l’Allemagne » défendue
dans les colonnes du Journal du Luxembourg et de la Nrf. Il s’accordait
probablement avec la vision que Claudel coucha sur le papier, en septembre 1925, en faveur d’une division du travail entre la France et l’Allemagne. La complémentarité était frappante, à ses yeux, entre les besoins
de l’Allemagne industrielle, meilleur client possible de la France agricole,
et la France coloniale, qui possédait les matières premières et les débouchés
nécessaires à l’Allemagne : « Un associé encombrant et désagréable vaut
encore mieux qu’un débiteur insolvable et enragé. »
Aussi bien, les vues d’Alexis sur l’Allemagne demeuraient superficielles.
Il n’en parlait pas la langue, en méconnaissait la littérature et n’y avait pas
séjourné depuis son voyage hambourgeois de 1912. Nulle raison d’imaginer, au vu de ses opinions exprimées, qu’il ne partageait pas la tendance
générale du Quai d’Orsay, où l’on avait pris acte de l’échec de la politique
poincariste. Le temps de l’exécution par la contrainte était passé ; même
les partisans de l’occupation de la Ruhr en étaient convaincus. Seydoux,
qui était, peut-être, la plus forte autorité morale au Quai, et qui avait
soutenu l’occupation, plaidait depuis le début de l’année 1924 pour un
rapprochement avec l’Angleterre, qu’empêchait la politique d’encerclement
de l’Allemagne.
De retour aux affaires, Briand souhaitait obtenir de l’Allemagne qu’elle
reconnût librement les traités de paix, et croyait bénéfique de la réintroduire dans le concert des nations, en l’accueillant à la SDN, pour l’habituer
à une diplomatie contractuelle. Le mémorandum allemand permettait de
lier ces objectifs.
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Quelle fut la part d’Alexis dans la conversation à trois qui déboucha sur
les accords de Locarno ? Une double mystification de la mémoire empêche
d’y voir clair. L’inconscient collectif du Quai d’Orsay a transformé l’échec
français de la négociation en succès ; Alexis a préempté ce succès proclamé,
auquel il croyait comme ses collègues. Il fit des accords de Locarno la
première étape de sa participation à la politique heureuse de Briand. Les
accords apparaissent au contraire comme un recul à l’aune des objectifs
français initiaux, mais cette renonciation n’est pas le fait d’Alexis, qui ne
prit qu’une part latérale à la discussion.
Il ne faut pas croire sur parole les confidences d’Alexis à sa femme, qui
s’attribuait le premier rôle dans la définition de la réponse française et
assurait, contre l’évidence, que la proposition allemande était passée inaperçue sous Herriot : « Personne n’arrivait à mettre la main sur le fameux
document, dont on doutait même de l’existence. Mais Briand assura qu’il en
avait eu connaissance. On le retrouva finalement parmi les papiers d’Herriot,
et Alexis entreprit ce qui devint les accords de Locarno. » Il n’y a pas davantage
de raisons de croire les confidences du poète à la postérité, qu’il les gravât
dans le marbre de la Pléiade (« Au Quai d’Orsay, amitié et confiance personnelle du ministre, qui l’associe d’abord étroitement à la conception, à
la préparation et à la négociation des Accords de Locarno ») ou dans le
volume modestement titré Honneur à Saint-John Perse : « Associé de très
près, par Briand, à sa conception initiale et à son élaboration, Alexis avait
travaillé aussi à sa rédaction, et suivi personnellement la conduite de l’entreprise diplomatique. » Pas de raison, non plus, de faire confiance à la
première biographe d’Alexis Léger, qui raconta sous sa dictée sa contribution à l’histoire diplomatique : « La construction de Locarno fut, en 1925,
la contribution [de Briand] à la politique de sécurité dans une région
particulièrement dangereuse, celle de Rhénanie, et Leger y avait travaillé
personnellement avec lui, à tous les stades de l’entreprise, depuis sa préparation, très délicate, jusqu’à la rédaction finale des textes. »
En réalité, comme il le reconnut devant sa femme, le gros du travail
préparatoire revint aux juristes des trois pays qui préparaient les accords,
l’Allemand Gaus, l’Anglais sir Cecil Hurst, et Fromageot, le Français. René
Massigli le confirma, exaspéré par la propension d’Alexis à s’accaparer
devant la postérité le meilleur des années 1920 et à renier le pire des années
1930 : « La question essentielle a été le rôle des juristes [...], ce sont eux
qui ont fait le travail, il n’y eut pas de conciliabules entre les principaux
fonctionnaires avant la réunion à Genève en 1925. »
Alexis ne prit qu’une part marginale aux négociations préparatoires.
L’objectif du Quai d’Orsay, sous Briand comme sous Herriot, avait été
d’élargir la proposition allemande de pacte rhénan à une formule générale
qui garantisse, avec l’ensemble de ses frontières, l’ordre européen né à
Versailles. La mémoire de Massigli refoulait le recul français et transformait
la proposition allemande, qui était très proche de l’accord final, en offre
bilatérale de reconnaissance mutuelle de la frontière rhénane. Dans son
souvenir, l’habileté du Quai d’Orsay avait été d’y adjoindre la garantie
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anglaise, alors qu’elle faisait partie de l’offre initiale des Allemands. Le
succès de Berthelot, à cet égard, fut seulement d’obtenir de l’Angleterre
davantage que l’obligation que lui faisait le pacte de la SDN d’intervenir
contre un agresseur. Il y était parvenu avant l’ouverture de la conférence,
même si la délégation française dut encore défendre cet acquis pendant les
négociations, à Locarno, où la délégation allemande flatta la tentation
anglaise de s’en tenir à ses obligations minimales d’adhérent de la SDN.
Chamberlain ne laissa pas cet espoir à Stresemann, en expliquant qu’« en
raison du vague de l’article 16, son gouvernement croyait utile de préciser
qu’en cas de conflit il mettait à la disposition de la SDN l’ensemble des
forces de l’Empire britannique. Aussi tout n’est pas dans l’article 16,
contrairement à l’affirmation allemande, et la préoccupation française
s’explique ».
En revanche, la délégation française n’obtint pas la reconnaissance allemande de ses frontières orientales, ni la garantie anglaise pour ses alliés
orientaux. Philippe Berthelot espérait au moins adjoindre au traité la
garantie donnée par la France à ses créatures versaillaises. Il fallut en
rabattre. Les diplomates s’y résolurent avec d’autant moins de dépit que
l’été précédent Paul Painlevé s’était entendu avec l’état-major pour modifier la doctrine stratégique de la France. Le président du Conseil avait rallié
le maréchal Pétain à une conception défensive, qui permettait d’attendre
l’aide de la Grande-Bretagne et des États-Unis en cas d’offensive allemande. À la veille de Locarno, le Quai d’Orsay avait avalisé l’abandon de
la stratégie offensive de Foch, au cours d’une séance du Conseil de sécurité
supérieur. L’adoption d’une doctrine défensive, dont procédèrent les fortifications de la ligne Maginot, rendait moins cruelle, et presque cohérente,
l’absence d’un pacte de garantie pour les frontières orientales de l’Allemagne, où la France n’avait pas les moyens de projeter ses forces militaires.
La méfiance qui sépara Berthelot de Briand est-elle née à Locarno ? Il
est certain que le premier ne se réjouit pas sans réserve du pacte rhénan.
Sans illusions sur le révisionnisme allemand, le secrétaire général jouait la
montre. Alexis offrait un miroir plus complaisant à Briand, où admirer
son œuvre. Il célébra le triomphe de son patron, qui faisait tourner la
tête « aux plus sceptiques des diplomates blasés », selon la très superlative
Geneviève Tabouis : « Léger explique à tous et à chacun : “Messieurs, la
France obtient enfin sa sécurité sur le Rhin ! Maintenant, automatiquement, les forces anglaises et italiennes viendraient aider la France si jamais
les Allemands manquaient à leur parole ; dorénavant, plus de crainte pour
l’avenir. Plus de guerre. L’Allemagne entre à la SDN, bien que notre occupation en Rhénanie continue !” Certains sont tellement enthousiastes qu’ils
courent à la poste envoyer des télégrammes à leurs amis et à leurs familles.
“Hurrah ! ! La paix est assurée !” »
Les deux semaines de négociations avaient resserré les liens du ministre
et de son directeur de cabinet. À l’aller, venant de Pontarlier, Briand partageait la voiture de Berthelot, tandis qu’Alexis voyageait avec Fromageot.
Alexis n’ouvrit pas la bouche des neuf séances qui réunirent les délégués
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allemands, anglais, français, belges et italiens. Mais en marge des rencontres
officielles, où Briand déployait sa séduction de vainqueur conciliant, Alexis
suivit comme une ombre son ministre. C’est lui qui le réveilla, la nuit
précédant la première séance, lorsque les Allemands remirent soudain en
cause la présidence de Chamberlain, et réclamèrent une présidence tournante. Les Français rirent de cet incident qu’ils considérèrent comme parfaitement représentatif de l’esprit germanique. Tout en gardant un œil sur
les affaires courantes, Alexis accompagna Briand au cinéma, rire aux films
de Charlot, et le suivit sur les rives du lac Majeur lorsqu’il prit l’apéritif
avec le chancelier Luther. Pour les journalistes, Alexis enjoliva la rencontre : « Quand l’aubergiste vit des touristes braquer leurs Kodak sur les
deux hommes d’État, elle offrit de faire le portrait de son fils », dont la
physionomie lui semblait plus aimable que celles des officiels. « Mais Léger
écarta les photographes. Le soir, l’aubergiste apprit les noms de ses hôtes
illustres. La brave femme tomba à genoux et remercia la Sainte Vierge. »
Plus tard, dans le volume d’hommage à Saint-John Perse et l’autobiographie de la Pléiade, Alexis effaça de l’entretien Philippe Berthelot, qu’il
s’employait déjà à supplanter dans l’esprit de son ministre ; il affirma abusivement avoir « suivi personnellement la conduite de l’entreprise diplomatique, jusqu’au ménagement final, dans le jardin discret d’une petite
auberge champêtre aux environs de Locarno, du premier tête-à-tête entre
le ministre français et le Chancelier allemand Luther – entretien auquel il
fut le seul à assister ».
Sinon Berthelot, Briand s’enthousiasma du résultat des négociations, et
se laissa emporter par sa verve. Pour la première fois, quatre ans avant de
lui donner une ébauche institutionnelle, il évoqua publiquement son projet
européen. Alexis fut chargé de modérer les ardeurs ; en 1930, il ne sut plus
les ranimer : « Sortant de séance, observe Oswald Hesnard, Briand parle
sur un ton assez lyrique des États-Unis d’Europe aux journalistes, qui
partent tous vers l’empyrée. Dans la soirée, Léger réussit à les rattraper un
peu, à les calmer. »
La réception immédiate de l’accord explique le souvenir faussé que les
délégués français ont conservé de la conférence : l’importante fraction
nationaliste de l’opinion allemande criait à la trahison, tandis qu’en France
on se réjouissait d’un accord où l’Allemagne concédait librement la moitié
de ce qu’on lui avait imposé à Versailles. Briand envoya Hesnard sonder
un Stresemann « très agité : télégrammes de Berlin qui indiquent une énorme
agitation. Télégrammes de Paris qui reproduisent les félicitations enthousiastes
de Painlevé sur la “victoire” de Briand. “Dreckige Situation wie nie” – une
situation de merde comme jamais. » Le soir même, Berthelot et Massigli
filèrent vers Paris ; Hesnard et Léger demeurèrent seuls, avec Briand. Premier indice d’une faille entre le ministre et son secrétaire général ?
Les témoins divergent ; à Locarno ils n’ont pas tous vu le même
Berthelot. Leurs souvenirs postérieurs du secrétaire général désabusé troublent parfois leur vision. Pour Massigli, Berthelot « avait, comme son
ministre, formé de grands espoirs sur l’issue de ces pourparlers » ; pour
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Claudel, « Philippe n’y croyait pas, mais il n’y voyait pas d’alternative » ;
pour Léon Noël, « Philippe Berthelot n’a jamais cru à la valeur absolue de
Locarno ». « En un mot, résumait habilement Laboulaye, il voulait laisser
au temps le soin d’éprouver la bonne foi allemande ». Sur le vif, on ne le
voit pas faire de réserves. Alexis travaillait-il déjà contre son premier protecteur ? Massigli, qui avait toutes les raisons de le prétendre, ne le croyait
pas : « Jusqu’à la négociation de Locarno et ses négociations comprises, il
n’a jamais cherché à avoir un rôle ni une politique indépendante de celle
de Berthelot. » C’est a posteriori, inquiet des impasses du rapprochement,
que Berthelot émit des réserves sur la politique initiée à Locarno. À sa
mort, Aux Écoutes ne trahissait pas sa pensée de 1934, en exagérant celle
de 1925 : « Nous le vı̂mes en 1925 à Locarno, peu fier du rôle qu’il était
obligé de jouer, essayant de circonscrire le mal, alors que l’arriviste Léger,
qui est devenu son successeur au Quai d’Orsay, exaltait, au contraire,
l’œuvre de Briand. »
La valeur des accords de Locarno est surtout diminuée devant la postérité par le sacrifice des alliances orientales ébauchées par Foch depuis la fin
de la guerre, avec la Pologne en 1921 et la Tchécoslovaquie en 1924,
complétant à l’est l’encerclement de l’Allemagne commencé à l’ouest avec
l’alliance belge de 1920. Les historiens laissent parfois entendre que
Munich commença à Locarno dont les Accords faisaient déjà peu de cas
des amis de la France en Europe centrale.
Parmi les mobiles contradictoires et les ambitions avortées d’un accord
fondamentalement ambigu, Alexis n’eut pas de mal, après guerre, à sélectionner son versant franco-anglais, quitte à abandonner la question orientale, et même l’esprit du rapprochement franco-allemand. La diplomatie
ouverte de Briand ménageait assez de possibilités, elle était assez ambivalente pour souffrir des relectures diverses jusqu’à la contradiction, selon les
valeurs et les préoccupations du moment. Après guerre, Alexis voyait dans
la garantie anglaise le principal gain de Locarno ; il n’avait souhaité ni
l’abandon pur et simple des alliances orientales, qui aurait permis de pousser plus loin l’entente avec l’Allemagne, ni leur développement à l’est, qui
aurait menacé la solidarité avec la Grande-Bretagne, soucieuse d’équilibre
continental, et peu portée à une alliance avec l’URSS.
Sur le vif, la garantie anglaise n’était peut-être pas le premier motif de
satisfaction. Comment se reposer sur une alliance bilatérale pour maintenir
la paix dans tout le continent ? Une telle interprétation, surtout, n’aurait
pas accordé beaucoup de crédit à la sécurité collective qui fondait la politique briandiste. Justifiant la signature des accords devant la Chambre,
Briand parlait de sa rencontre avec les Allemands, et non pas de l’amitié
renouée avec les Anglais, pour fonder la nouvelle Europe : « J’y suis allé,
ils sont venus, et nous avons parlé européen. C’est une langue nouvelle
qu’il faudra bien que l’on apprenne. » Le climat nouveau permis par cette
diplomatie multilatérale, qui situait à Genève le centre de gravité de la
politique mondiale, constituait le gain le plus immédiat et le plus visible
de la conférence. C’est pourquoi les internationalistes, comme Albert
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Thomas, étaient plus nombreux que les partisans de l’Entente cordiale à
féliciter Briand des accords de Locarno.
Les accords marquaient le retour au concert européen, à défaut de l’équilibre que les débuts manqués de la SDN n’avaient pu dégager. Mais sur
ce plan encore, l’habile politique extérieure de Briand conservait une dose
d’ambiguı̈té : des hommes de droite pouvaient s’y reconnaı̂tre, soucieux
de fonder la paix sur l’entente traditionnelle des grandes puissances, au
détriment des préoccupations nationales des plus petites ; les hommes de
gauche y adhéraient en y voyant une extension des principes démocratiques
et républicains de la France, appliqués aux relations internationales. De
fait, le texte signé à Locarno n’était pas très clair quant au rôle de la SDN :
la référence à l’article 16 ne se substituait pas, selon les Français, aux
accords conclus antérieurement avec la Pologne et la Tchécoslovaquie ;
pour l’Allemagne, il en allait autrement. La SDN devait définir préalablement l’Allemagne comme l’agresseur de la Pologne ou de la Tchécoslovaquie avant d’intervenir. Le traité de Locarno ajoutait-il la garantie anglaise
aux alliances orientales, ou bien diluait-il ces alliances dans le recours à la
SDN ? Briand ne cherchait pas tellement à clarifier la question, même si,
sur-le-champ, la circulaire d’explication trancha dans le sens d’une intervention indépendante de la SDN. Plus tard, au début des années 1930, il
semble qu’il y eût consensus entre Herriot et l’état-major du Quai d’Orsay,
pour faire dépendre l’aide française d’une décision de la SDN ; la sécurité
collective était bien assez bonne pour la Pologne cléricale et autoritaire.
Pour Alexis, alors, Locarno s’insérait dans la SDN ; il n’y allait pas
tellement d’un amour aveugle pour l’institution genevoise, que d’une
inquiétude d’anglophile. S’engager en faveur des alliés orientaux en dehors
de la SDN, c’était provoquer à coup sûr une Angleterre hostile à la politique d’encerclement de l’Allemagne et au déséquilibre continental.
Dans sa relecture d’après guerre des événements, Alexis voyait au
contraire Locarno comme un succédané de la SDN. Dans la notice biographique d’Honneur à Saint-John Perse, il attribuait à Locarno les qualités
que Genève n’avait pas. Le pacte rhénan comblait les « lacunes d’une
Société des Nations sans force armée ni sanctions » et substituait à son
universalisme abstrait une sécurité collective en prise avec les besoins réels
de la France : « Sous le mécanisme général et trop lâche d’une Société des
Nations de caractère universel, il s’agissait de placer, comme un rouage
supplémentaire et plus approprié, un enchaı̂nement restreint d’obligations
collectives, de portée plus limitée géographiquement, mais d’articulation
plus précise et d’application plus rigoureuse, assurant à vrai dire l’automatisme contre l’agression. »
Alexis, en revanche, n’avait pas un mot pour le climat de détente, ni
pour le rapprochement politique avec l’Allemagne. Instruit par les événements, il se dédouanait du reproche de candeur pacifiste en affichant une
obsession toute rétrospective de la menace allemande. Il n’échappait pas,
dans cette rationalisation reconstruite, à un fameux paradoxe : il se vantait
(abusivement) de la paternité d’un pacte ayant apporté à la France une
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garantie anglaise qui n’avait pas suffi à éviter la défaite, et il se félicitait
d’accords réalistes avec la Pologne et la Tchécoslovaquie, qui avaient été
trahies par la France.
Alexis abandonnait aux limbes de la mémoire l’un des bénéfices réels
des accords de Locarno : le nouveau climat européen, mesurable à l’apaisement de l’irritante question sudète dans la deuxième moitié des années
1920. Le vitaliste, qui dénonçait volontiers les artifices du droit et de
la technique, n’évoquait pas le rapprochement des peuples, les échanges
intellectuels, bref la régénérescence du tissu européen, mais se félicitait
seulement du réajustement, dans la mécanique sécuritaire française, de la
pièce anglaise.
Pourtant, en 1940, après la défaite française, lorsqu’il voulut convaincre
le régime de Vichy qu’il demeurait fidèle à son ouvrage briandiste en faveur
de l’entente franco-allemande, il remontait jusqu’à Locarno. Il fallait bien
cela pour se défaire du personnage de belliciste qu’il s’était récemment
composé pour se maintenir aux commandes, lorsque l’Angleterre avait
renié son appeasement. Dans le contexte de l’Occupation, Alexis donna des
accords de Locarno une toute autre image que celle de la restauration de
l’Entente cordiale, regrettant piteusement que la presse nazie ne lui fı̂t pas
crédit de cette interprétation : « Car, aussi injustifié que ce pût être après
que son nom eût été si longtemps et si étroitement associé à toutes les entreprises
de rapprochement franco-allemand (sept ans de cabinet Aristide Briand,
accords de Locarno) [...], c’est un fait que l’ancien secrétaire général du Quai
d’Orsay était l’objet d’attaques constantes de la presse nazie 15. »
Thoiry : Alexis sommé de choisir son camp
Garantie anglaise, rapprochement franco-allemand, sécurité collective,
sur le moment tous ces objectifs flottaient dans l’esprit des délégués français ; ils se confondaient dans l’objectif principal de la sécurité française. Il
est probable que Berthelot s’arrêtait surtout à la garantie anglaise, alors que
Briand songeait à une voie nouvelle d’unification de l’Europe, contre la
menace économique des États-Unis et la gangrène soviétique.
Pour réaliser ce dessein, Briand ne manquait pas d’audace. Jusqu’en
1927, à la suite de Berthelot, Alexis se montra plus circonspect. Il flattait
les conceptions de Briand, mais ne souhaitait pas aller trop loin dans
le démantèlement des traités de paix. Tempéré par Berthelot, limité par
Poincaré, Alexis freina doucement l’œuvre de Briand, et, par manque de
foi, n’aida pas au renversement complet de la politique de la France, à
l’heure qu’elle pouvait encore s’entendre sur un pied d’égalité avec une
Allemagne républicaine et inoffensive.
Le rapprochement franco-allemand lancé par l’accord politique de
Locarno, on s’accorda à penser, dans l’entourage de Briand, que l’entente
économique était le meilleur moyen de « faire sortir l’Allemagne de son
isolement dangereux et [de] lui assurer la participation à laquelle elle avait
droit dans le développement des ressources générales de la planète ».
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
Seydoux, Léger ou Berthelot partageaient peu ou prou cette opinion, également professée par Claudel.
Sur le plan industriel, la complémentarité entre la France et l’Allemagne
facilitait l’action politique. La proximité et la complémentarité des producteurs justifiaient des ententes sectorielles pour réduire les coûts (économies
d’échelle) et stabiliser les prix (concurrence régulée). La sidérurgie, la
potasse, des pans entiers de l’industrie étaient susceptibles de s’organiser
par-delà les frontières, sous la forme de cartels. Alexis était le premier relais
de Briand pour pousser à l’entente ; il était aussi le premier à freiner la
gourmandise de Stresemann. Trois semaines après Locarno, il porta la
bonne nouvelle aux Allemands, et proposa de former des ententes industrielles. Le projet n’était pas seulement économique : il devait préparer les
« États-Unis d’Europe ». Le souhait que Briand avait exprimé, dans l’euphorie de Locarno, d’unifier le continent, n’était pas le fait d’une émotion
spontanée. Il avait été prémédité et commençait de recevoir une réalisation.
Mais on aurait tort de se représenter Alexis tout feu tout flamme, dessinant
l’Europe des cartels sur un coin de table, avec l’ambassadeur von Hoesch,
pour gommer avec lui les frontières économiques de l’Europe. Factotum
de Briand, il n’avait pas la tête assez économique, s’il s’en donnait l’air,
pour suivre la question sur son versant technique. Quant au versant politique, les États-Unis d’Europe ne demeuraient qu’un horizon exaltant de
conciliation, qui devait permettre de relativiser les dissentiments territoriaux de l’heure.
Sur ce terrain, Alexis demeurait intraitable. Deux jours avant de parler
entente économique, il reçut von Hoesch pour une « audience officielle ».
L’ambassadeur allemand venait demander que Briand aidât Stresemann à
affronter sa presse nationaliste en évitant dans ses déclarations devant les
Chambres d’insister « trop directement sur la renonciation de l’Allemagne
à l’Alsace-Lorraine », qui formait le premier article du pacte rhénan signé à
Locarno. Il lui semblait préférable qu’il se bornât « à dire que l’Allemagne
“renonçait définitivement à reconquérir par la force ses provinces perdues”. » L’opinion allemande ferait mieux son deuil si elle pouvait conserver l’espoir d’un éventuel « retour pacifique de l’Alsace-Lorraine en cas
d’abandon, par la France, de cette province à son libre sort ». Alexis sursauta, balaya l’« hypothèse, des plus invraisemblables », dont l’expression
« risquerait fort de créer, en fait, une fausse impression sur l’état d’esprit
dans lequel le gouvernement allemand a accédé aux accords de Locarno et
en envisage l’interprétation ». Puis in surenchérit en « faisant allusion aux
déclarations maladroites faites récemment par Stresemann ». Von Hoesch
était venu avec une requête, il repartit avec un reproche, fondé sur les
déclarations intempestives de son chef, au soir de la signature de Locarno.
Pour sa défense, il invoqua « une fois de plus, les difficultés que rencontrait
Stresemann et les déformations que la presse allemande imposait à sa pensée. » Alexis voulait bien recueillir l’esprit locarnien, qui accompagnait le
traité, comme le plaisir couronne l’acte dans l’éthique aristotélicienne :
l’essentiel demeurait l’acte qui, pour lui, était la lettre du traité.
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Parmi les initiatives industrielles que Briand favorisait, outre le cartel
de l’acier conduit par le Luxembourgeois Émile Mayrish, animateur du
comité franco-allemand, qui le consolait de la frilosité des milieux politiques, il suivait de près, par le biais d’Alexis, les menées d’Arnold
Rechberg, figure de premier plan de l’Allemagne de Weimar. Homme
d’affaires, Rechberg se piquait de politique, et finançait largement le
Jungdo, l’une des vastes organisations nationalistes allemandes, qui comptait parmi son demi-million d’adhérents des bataillons fournis d’anciens
combattants. Briand cherchait à rallier à sa politique ces milieux mal enracinés dans la république de Weimar, à la fois nationalistes et pacifistes.
Dans le sillage de Locarno, loin de lui barrer l’accès au ministre, comme
il le fit trois ans plus tard, lorsque l’industriel fut compromis dans l’affaire
de La Gazette du franc, qu’il était suspecté d’avoir subventionnée, Alexis
accueillit chaleureusement Rechberg, qui était aussi l’artisan du cartel de
la potasse. L’industriel proposait, avec une liaison générale des intérêts
économiques, une alliance franco-allemande insérée dans une sorte de préfiguration du pacte à Quatre, puisqu’il y voulait adjoindre la GrandeBretagne et l’Italie, pour renouer avec le défunt concert européen et son
directoire des grandes puissances. Son plan, qui fit la une du Matin, le
22 avril 1926, provoqua un vent de panique chez les Polonais et les Lituaniens qui s’interrogeaient sur le crédit que la France accordait à l’échange
proposé par Rechberg : le corridor de Dantzig pour l’Allemagne, contre
Memel à la Pologne. Une note de Seydoux à Berthelot laisse imaginer la
méfiance réciproque qui commençait à éloigner le Département du cabinet
du ministre. Les directeurs, sceptiques ou réalistes, surveillaient avec suspicion les cautions que Briand distribuait trop facilement à leur goût à des
individus comme Rechberg. Alexis, qui ne voulait pas prêter le flanc à leur
critique, ni perdre la faveur de son ministre, essayait de tout concilier. Il
multipliait les contacts avec les bonnes volontés allemandes, mais il vérifiait
scrupuleusement l’orientation de ses interlocuteurs auprès de Pierre
de Margerie, l’ambassadeur de France en Allemagne.
Les conversations de Thoiry, en radicalisant la politique de Briand,
augmentèrent le malaise d’Alexis. La commune du Jura français réunit
Stresemann et Briand le 17 septembre 1926, le temps d’un déjeuner, à
l’écart de la foule genevoise venue applaudir l’entrée de l’Allemagne dans
la SDN. Le communiqué tapageur rédigé par Briand à l’issue de la rencontre
(« les ministres sont tombés d’accord sur des solutions d’ensemble »), laissa
espérer (ou craindre) un règlement global des questions pendantes entre la
France et l’Allemagne. La première, en pleine débâcle financière, qui avait
provoqué en juillet le rappel de Poincaré, proposait à la seconde de fortes
concessions politiques en échange d’une aide financière.
Dans cette affaire, Alexis joua un rôle anecdotique, en organisant la
rencontre, mais aussi politique en amortissant la méfiance que la stratégie
de Briand suscitait dans son propre camp. Partagé entre la vision traditionnelle des diplomates et les audaces visionnaires ou imprudentes de son
patron, qui voulait forcer le destin, Alexis biaisa autant que possible.
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La négociation de Thoiry avait commencé depuis lorsque Briand et
Stresemann s’assirent à la table du père Léger, dans l’auberge qu’Alexis
avait repérée, peut-être amusé par cette homonymie. « Briand avait
demandé à Alexis d’aménager une rencontre secrète avec Stresemann et
lui, où personne ne pourrait les surprendre. Alexis avait choisi un petit
restaurant avec un joli jardin clos au pied de la montagne. Il avait demandé
au patron de ne pas recevoir d’autres clients ce jour-là, et avait commandé
un menu soigné, des bons vins et du champagne. Quand il est venu dans
l’après-midi pour s’assurer que tout était en ordre, il a tout inspecté et
allait partir, quand le patron, d’une voix complice, lui a dit... “Mais monsieur, vous ne voulez pas voir la chambre ?” Il était fort déçu quand, au
lieu de voir venir une jolie femme, il a vu descendre de voiture, deux vieux
messieurs. » Voici tout ce qui restait, dans le récit pittoresque qu’Alexis fit
à sa femme de la rencontre, de la négociation par laquelle Briand accepta
de troquer l’occupation de la Rhénanie contre une aide financière.
L’entrevue s’inscrivait dans une longue chaı̂ne de négociations.
Stresemann proposait à la France, empêtrée dans une crise monétaire, une
mobilisation de trois à cinq milliards des obligations Dawes, ces titres
avancés par l’Amérique aux Allemands pour leur permettre de payer les
réparations ; en échange, il réclamait le recouvrement de la souveraineté
allemande dans ses frontières, en Rhénanie et dans la Sarre. Berthelot, de
son côté, depuis les premiers jours du mois de décembre, parlait avec les
Allemands de lier la diminution des effectifs alliés en Rhénanie à l’acceptation allemande de la mobilisation d’une partie des obligations Dawes. Il
opérait en liaison avec Seydoux, qui suivait de près les ballons d’essai lancés
par Schacht, le grand manitou des Finances allemandes, en collaboration
étroite avec la rue de Rivoli. Dès le mois de décembre 1925, Seydoux
s’accorda avec les Finances pour estimer qu’un accord avec les Américains,
en vue d’obtenir le paiement des obligations Dawes, demeurait préférable
à une « entente avec l’Allemagne, dont Schacht avait parlé dans des termes
d’ailleurs très vagues », et dont il craignait qu’elle pût entraı̂ner la France
« très loin et en dehors de l’exécution par l’Allemagne de ses obligations
contractuelles 16 ».
La ligne orthodoxe du Département convergeait avec celle de Poincaré,
en dépit des désamours de personnes, pour s’opposer au monnayage politique de la mobilisation des emprunts Dawes. Seydoux, Berthelot puis
Poincaré, à partir de son retour à la présidence du Conseil, en juillet 1926,
espéraient éviter Berlin en passant par Washington. Méconnaissaient-ils la
capacité de nuisance de l’Allemagne si on ne l’associait pas à l’opération financière ? Briand majorait les difficultés techniques que Berlin pouvait opposer aux espoirs français pour justifier de traiter directement avec
l’Allemagne. En réalité, il était moins intéressé par l’opération financière
que par le gain politique d’une abrogation anticipée des clauses versaillaises. Mieux valait, à ses yeux, avoir favorisé la démocratisation de l’Allemagne, et de bonnes relations avec elle avant que l’occupation de la
Rhénanie ne fût révolue. À cette date la France aurait perdu une monnaie
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d’échange et une garantie sécuritaire qu’il fallait prévoir de remplacer par
quelque chose de neuf.
Qui savait, du côté français, ce qui s’était réellement dit à Thoiry ?
Alexis, à Genève, était dans la confidence. Quid de Berthelot, à Paris ? S’il
ne fut pas entièrement affranchi par Briand lui-même, qui s’agaçait de sa
méfiance, il reçut peut-être plus de lumières d’Alexis qui voyait la solitude
de son ministre, et voulait ménager l’avenir. Reste qu’au Département
comme au gouvernement, on ignorait l’étendue des concessions projetées.
Briand fut très évasif au conseil du cabinet qui eut lieu à son retour de
Genève, le 21 septembre. Pensait-il récolter après le départ de Poincaré ce
qu’il avait semé à Thoiry avec Stresemann ? Il avait promis beaucoup à
celui-ci et promettait à celui-là n’avoir rien promis ; l’un des deux finirait
bien par partir, et il pourrait toujours traiter avec la vérité de celui qui
resterait. Alexis participait de la fiction ; demeuré à Genève, il entretint la
flamme de Stresemann, et lui décrivit, le 21 au soir, le bon accueil reçu
par Briand au cabinet, le matin même, sans lui préciser que le ministre
n’avait rien dévoilé de ses propositions concrètes. Briand fit envoyer par
Berthelot un télégramme à Stresemann pour l’informer que le Conseil
des ministres avait « été unanime à reconnaı̂tre le haut intérêt » de leurs
conversations et était « tombé d’accord sur l’utilité de les poursuivre ». Il
fallait bien cela pour compenser la timidité d’une note publiée le même
jour par l’agence Havas. Sur une ligne plus poincariste que briandiste,
l’organe semi-officiel (inspiré par Berthelot ?) rappela que « l’évacuation
prévue par le traité de Versailles [supposait] exécutées l’ensemble des obligations allemandes, y compris celles du désarmement, que le problème de
la Sarre [était] complexe et [demandait] examen, et, que, enfin, la mobilisation des obligations Dawes [posait] des problèmes ».
Réjoui par les affirmations optimistes de Briand et de son directeur
de cabinet, qui reléguaient la note Havas à un fanal de modération et de
prudence hissé pour l’opinion poincariste, Stresemann improvisa dans la
soirée un discours euphorique devant la colonie allemande de Genève. Il
exposa Briand au courroux de Poincaré, en faisant le tour des revendications qu’il croyait satisfaites, évacuation de la Rhénanie, fin du contrôle
militaire, retour de la Sarre et des cantons belges d’Eupen et Malmédy à
l’Allemagne, à quoi il ajouta, dans l’exaltation alcoolisée de la soirée, le
droit de l’Allemagne à se reconstituer un empire colonial et à ne pas être
tenue pour responsable de la guerre. L’émotion fut considérable dans
toute l’Europe. Berthelot contesta aussitôt les prétentions rhénanes de
Stresemann dans un article du Temps qu’il inspira. Il en fallait plus pour
démonter Stresemann. Le 24 septembre, remonté à bloc, il fit connaı̂tre à
Briand, via Laboulaye, le bon accueil du cabinet allemand « qui permettait
la continuation de l’œuvre si heureusement entreprise à Thoiry ». Il
démentit avoir « prononcé le mot de responsabilité de guerre » ou parlé
d’exigences coloniales et promit qu’il était « fort contrarié de cet incident » de nature à gêner « la poursuite des négociations ». Qu’à cela ne
tienne, la rencontre avait été « plus heureuse qu’il ne pouvait l’espérer ».
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Briand ne devait pas compter sur un désistement de son partenaire... De
son côté, le 27 septembre, dans un discours prononcé à Bar-le-Duc,
Poincaré mit en pièces la prétention allemande à ne pas assumer la responsabilité de la guerre, déclina l’aide financière, mais ne ferma pas la porte à
une politique de rapprochement.
À ce stade, Briand hésita peut-être. Fallait-il continuer, entre les réticences de Poincaré et les impatiences de Stresemann ? Le pouvait-on seulement ? Il sollicita l’avis de son directeur de cabinet. C’était l’heure du choix
pour Alexis. De retour de Genève, il avait pu constater la froideur du
Département envers la politique de son patron. Les directeurs n’imaginaient pas l’étendue des concessions de Briand ; ils voyaient bien qu’il
tentait de forcer la main de Poincaré. On découvrirait bientôt son double
discours. L’expression d’une opinion est assez rare chez Alexis pour que
l’on accorde tout son prix au brouillon qu’il crayonna en vue d’une note
sur le sujet, même non daté, ardu à déchiffrer, et très allusif 17. Une rapide
étude de la trame du papier révèle une date : le brouillon date du « 26 septembre ». Quant à l’année, qui n’est pas précisée, les bribes de texte l’indiquent assez clairement. Alexis dégageait une série d’« avantages » à
« substituer une procédure immédiate à la procédure défaillante de la prochaine
conférence locarnienne ». Il y voyait l’occasion de « s’associer indirectement
l’Amérique », le marché américain, avec celui de Londres, devant contracter
les obligations allemandes. Alexis souhaitait « exploiter politiquement l’accumulation monétaire actuelle ». Les termes de l’échange, tel que Briand l’avait
proposé à Stresemann, lui paraissaient favorables pourvu que l’on parvienne à « éluder l’exigence coloniale » ajoutée par Stresemann au « prix du
marché ». Il ajoutait un ultime argument, qui confirme que Briand cherchait moins un arrangement financier qu’un accord politique, si l’on a
raison de comprendre qu’Alexis visait les efforts de Poincaré pour mobiliser
les acquis du plan Dawes sans passer par Berlin : « Éviter le risque d’être
devancé par une politique d’assistance financière. »
Alexis soutenait apparemment sans réserves l’initiative de Briand à
Thoiry ; il y mit en fait beaucoup de prudence. Il insistait sur la « nécessité
d’attendre [une] initiative allemande ». C’était ouvrir une porte de sortie à
son patron. De fait, c’est en laissant l’initiative à l’Allemagne que Briand
condamna finalement le projet, et fit porter la responsabilité de cet enterrement à Stresemann. Autre prudence d’Alexis : il fit border son patron par
la gouvernante anglaise. Il recommanda une « simple conversation hypothétique franco-anglaise », à la fois « sur le principe » et sur l’opportunité de
la discussion avec Stresemann, attendu que « les conditions intellectuelles »
n’étaient guère favorables en Allemagne. Ainsi fut fait. Chamberlain s’entretint le 2 octobre avec Briand, au retour d’une croisière qui l’avait
contraint à suivre de loin, et non sans inquiétude, les entretiens de Thoiry.
Alexis apparaı̂t supérieurement habile dans cette affaire : d’un côté il
flattait le projet de Briand, mais lui ménageait une issue ; il protégeait par
ailleurs la politique traditionnelle du Quai d’Orsay en préservant une
étroite solidarité avec l’Angleterre, dont il se faisait le premier défenseur.
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Il était dans les confidences de Briand, seul, au Quai d’Orsay, à connaı̂tre
toutes les audaces de sa politique de rapprochement avec l’Allemagne, mais
il demeurait, face au Département, un élément de modération qu’il fallait
ménager pour conserver un moyen de contrôler le ministre. Alexis se
paya même le luxe de couper l’herbe sous le pied du secrétaire général, et
de paraı̂tre plus attaché que lui à l’Entente cordiale, en invitant Chamberlain
à conférer avec Briand, sur le chemin de son retour en Angleterre, contre
l’avis que Berthelot avait indiqué à Aimé de Fleuriau, l’ambassadeur de
France à Londres. Entre le ministre et son administration, le directeur
de cabinet était un médiateur indispensable. Il gagnait la confiance de
Briand que Berthelot perdait (la presse genevoise bruissait de rumeurs sur
les réserves que Thoiry inspirait à ce dernier), sans se couper de l’administration, qu’il rassurait à défaut de convaincre.
L’agitation finit ainsi qu’Alexis l’avait voulu, chaque partie attendant
l’offre de l’autre. Il aida Briand à se sortir du guêpier où il s’était mis face
à Poincaré, dont le séjour à la présidence du Conseil excédait la simple
transition qu’il avait espérée, en laissant l’administration du Quai d’Orsay
démêler le quiproquo et s’opposer nettement au compromis envisagé à
Thoiry. Jacques Seydoux batailla tout au long du mois d’octobre pour
élucider l’étendue des concessions offertes par son ministre, alerté par une
personnalité américaine. Un entretien avec l’ambassadeur Hoesch le persuada de la « discordance » entre ce que le Département savait de la rencontre et le rapport qu’en avait tiré Stresemann. Mécontent de ce qu’il
pressentait, Seydoux exagéra sa candeur devant son interlocuteur. Déstabilisé (« Mais enfin, vous avez des comptes rendus de la conversation de
Thoiry. Hesnard y assistait, il a dû vous dire ce qui s’était passé ? »), l’ambassadeur allemand craignit de compromettre son patron en dévoilant ce
qu’il savait de l’entrevue, et ne cracha pas le morceau à Seydoux qui le
pressait sans ménagement : « Puisqu’il existait un rapport de Stresemann,
il serait bien intéressant que nous pussions en prendre connaissance pour
voir exactement ce qu’avait pensé Stresemann. » Nullement dupe des
audaces de Briand, Seydoux ne dissimulait pas sa désapprobation devant
ses compatriotes, qu’il exprima vertement à Wladimir d’Ormesson : « Les
Français se conduisent en politique comme en amour : ils déchargent trop
vite. »
Briand se consola de l’opposition de ses services avec les manières
ondoyantes de son directeur de cabinet, qui freinait les choses en affectant
de les encourager. Parmi tous les conseillers du ministre qui « le défendaient
contre lui-même », selon le mot de Hesnard, Alexis minait le plus subtilement sa résolution de brusquer le rapprochement franco-allemand.
Pendant les négociations de décembre 1926, à la SDN, Alexis conserva
sa position d’intermédiaire, aussi bien géographique qu’idéologique. Tandis que Berthelot restait à Paris et s’efforçait d’amortir toutes les initiatives
du ministre, cantonné dans son bureau, mécontent de son chef, mais loyal,
Alexis faisait la navette entre le ministère et Genève. Exaspéré par les
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remontrances de Berthelot, qui commentait négativement tous ses télégrammes, Briand finit par ne plus adresser qu’à son chef de cabinet les
relations des débats. Dans ce climat de défiance, aggravé par la suspicion
de Raymond Poincaré, qui utilisait également la médiation d’Alexis pour
communiquer avec Briand, l’esprit de Thoiry se perdit dans une concession
d’importance, mais qui n’était pas le « règlement d’ensemble » envisagé :
la liquidation du contrôle militaire interallié en Allemagne.
L’édifice sécuritaire français, toujours branlant, était voué à ne jamais
jouir de ses trois fondements. Fort de la garantie anglaise retrouvée à
Locarno, Briand avait offert à Stresemann, à Thoiry, la délivrance de la
Rhénanie ; il concéda finalement l’abandon du contrôle du désarmement,
le plus faible des trois piliers : la commission de contrôle enregistrait avec
retard les manquements allemands, sans pouvoir sortir de sa zone de
compétence. Briand se dit « content », devant Hesnard, pourvu que l’Allemagne ne flirtât pas avec l’Italie. C’était très exactement la crainte qu’exprimait Alexis, signe de sa nouvelle emprise sur l’esprit de son chef – et
manifestation précoce de son italophobie. Selon Hesnard, Alexis prenait
en effet « très au tragique » le traité germano-italien qui brouillait l’image
du rapprochement franco-allemand, à la différence de Berthelot, qui
déconseillait de s’interposer.
Dans l’ombre du ministre, Alexis n’était pas si satisfait de la fin du
contrôle militaire ; il acceptait, fataliste, la disparition d’une institution qui
avait démontré ses limites. Cette concession, faite sous la pression des alliés
anglo-belges, privait la France du bénéfice qu’elle aurait tiré d’une offrande
volontaire, plus large. Mais Alexis demeurait attaché à une logique de
marchandage. « Et nous ? » réclamait-il devant Hesnard, comme si la
concession ne trouvait pas sa finalité en elle-même. Il est vrai que les
Français avaient des raisons de douter du désarmement de l’Allemagne...
Hesnard, qui enregistra à Paris un « recul » de l’opinion, situait sur
la même ligne Léger et Berthelot : tous deux approuvaient « sans enthousiasme » la disparition du contrôle, « pas très rassurés des démarches de
Briand ». Seulement, les réticences de Seydoux et de Berthelot étaient
notoires, quand Alexis dissimulait les siennes.
Briand, conseillé par Alexis, qui jaugeait parfaitement les rapports de
force, se résolut à lâcher du lest à son administration et son gouvernement,
et à clore pour longtemps la porte ouverte à Thoiry. Ce fut fait lors d’un
entretien avec Hoesch le 11 février 1927. À la note d’audience que
Berthelot rédigea le 17 février 1927, Briand ajouta cette précision piteuse,
qui justifiait la surveillance de son secrétaire général : « La conversation,
relatée ci-dessous, entre von Hoesch et Berthelot, est entièrement conforme
à celle que l’ambassadeur d’Allemagne a eue avec moi-même le vendredi
soir 11 courant. » Il but le calice, et se renia tout à fait : « J’ai insisté auprès
de lui pour que Stresemann donne des instructions dans le but d’obtenir
que les journaux allemands cessent leurs campagnes en faveur d’une évacuation immédiate de la Rhénanie. Je lui ai fait de nouveau remarquer
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avec force que ni l’article 431 du traité de Versailles, ni les conversations
de Genève et de Thoiry ne justifiaient de telles prétentions. »
Devant l’opinion, comme devant le Quai d’Orsay, le ministre fermait
le ban à l’entente envisagée à Thoiry et s’efforçait de suturer la coupure
qui était apparue avec le Département. Le 3 janvier 1927, il avait démenti
pour Le Journal les rumeurs qui faisaient état du scepticisme de son administration : « Tout ce qu’on a raconté sur Genève, mes désaccords avec
mes collaborateurs, le départ de Seydoux parce qu’il le désapprouvait,
l’hostilité de Berthelot parce qu’il ne m’approuvait pas, tout cela c’est de
la haute fantaisie, tout cela c’est du domaine de la politique du pire [...].
Berthelot, il n’a jamais été plus en communauté d’idées avec moi qu’aujourd’hui. Tout ce qu’on a colporté à ce sujet n’avait qu’un but : affaiblir,
amenuiser mon action. » Rien n’oblige de le croire. Dans un entretien
donné le même jour au Matin, à la question de Sauerwein sur l’inquiétude
que pouvait lui causer le traité d’arbitrage signé entre l’Allemagne et l’Italie,
il « répondit avec force : je n’en pense aucun mal, bien au contraire », ce
qui donne une mesure de la bonne foi des assertions précédentes...
Alexis était bien le seul à devoir ménager la chèvre et le chou. Au Département, la jeune garde partageait l’hostilité de l’état-major (la grave maladie
de Seydoux offrait une explication satisfaisante à son départ et lui permettait de ne pas servir une politique qu’il désapprouvait) ; René Massigli, qui
était de la génération d’Alexis, expliquait à Wladimir d’Ormesson « mille
détails intéressants sur Thoiry, Briand, et l’incroyable légèreté et négligence de
ce dernier, qui a allumé cet énorme grelot de Thoiry sans trop s’inquiéter des
suites. Aucune précision dans l’esprit ; aucune idée articulée de ce qu’il veut
faire, où il va ».
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X
Paix universelle ou Europe française ?
(1927-1932)
Rivaliser avec Berthelot (1927)
Au fond, en 1927, Alexis demeurait sur une ligne conservatrice, très
semblable à celle de Berthelot. Il le manifesta lorsqu’il remplaça le secrétaire général, parti en congé au mois d’août. Il résista avec la même vigueur
que lui à la pression d’Austen Chamberlain, désireux d’obtenir de Paris un
geste envers Berlin sur la question de la diminution des effectifs militaires
alliés en Rhénanie. L’un comme l’autre, fidèles à leur métier de diplomate,
ils négociaient quand Briand, révolutionnaire, cherchait, par une nuit du
4 août, à abolir l’inégalité de condition de l’Allemagne, pour mieux se
l’accommoder.
Alexis saisissait toutes les occasions pour effacer l’esprit de Thoiry, au
risque de menacer celui de Locarno. Le 8 août, il décida de ne pas adresser
de félicitations au maréchal Hindenburg pour l’anniversaire de la république de Weimar. Quelques jours plus tard, un député de l’aile droite du
parti populiste allemand, von Kardorff, prononça un discours nationaliste
qui suscita une vive émotion. Briand lui-même s’en irrita, et le fit savoir à
Gustav Stresemann. Alexis rédigea de sa main le télégramme de protestation. Il n’avait pas pris la peine de lire le discours de von Kardorff, qu’il
réclama à son ambassade à Berlin, trois heures après avoir envoyé ses instructions. Elles accablaient un député dont il ignorait tout, au point d’en
écorcher le nom 1.
Dans les affaires russes, Alexis ne se démarquait pas de Berthelot, disposé
à recevoir les offres des Soviétiques, pour ne pas laisser l’Allemagne occuper
le terrain, sans vouloir s’engager pour autant avec un régime infréquentable. Les positions de Berthelot, Corbin, Laboulaye ou Léger étaient largement interchangeables : pourquoi renforcer les communistes en France, y
exaspérer l’extrême droite, en s’entendant avec une puissance hostile aux
intérêts français en Extrême-Orient, qui n’était même pas un bon client
pour les industries françaises ? Intransigeant avec l’Allemagne, hostile à
l’Italie, méfiant avec l’URSS, inquiet de la solidarité anglo-saxonne : Alexis
ne voulait pas supplanter Berthelot pour rompre avec sa politique.
1927 fut une année cruciale pour Alexis. Son intimité croissante avec
Briand, au détriment de Berthelot, l’enjoignit de choisir son camp. Il paria
sur Briand. Bien sûr, le secrétaire général pouvait durer plus longtemps
que le ministre. Le risque valait la peine d’être couru, rapporté aux avantages espérés à court terme. Il n’était pas non plus déraisonnable d’envisager que le ministre se maintı̂nt encore longtemps. Briand avait survécu au
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rappel de Poincaré. Sa popularité était telle, en province, qu’il n’était pas
de combinaison prédictible qui lui interdı̂t un portefeuille ministériel. Ces
raisons de s’engager auprès de Briand étaient assez puissantes pour l’emporter sur de possibles réticences. Alexis se défiait de l’Allemagne ; il s’inquiétait que toute la carrière de son patron fût gagée sur un partenaire aussi
remuant. Aussi bien, la direction prise par le jeune ambitieux ne fut pas le
seul fait d’un libre arbitre souverain, ni la conséquence d’une aveugle
confiance dans le dessein briandien. Il y alla par intérêt personnel, par
attachement pour Briand et par goût de l’emprise qu’il avait sur cet
homme puissant. Il n’avait plus tellement d’autre choix. Berthelot se
méfiait de lui et se défendait de son ambition en dressant contre lui des
rivaux, à commencer par René Massigli, que Wladimir d’Ormesson représentait comme « le bras droit » du secrétaire général depuis 1926. Pour
Alexis, en 1927, il était déjà trop tard pour espérer recueillir de Philippe
sa succession. Il fallait l’aller chercher ; Briand offrait le plus court chemin.
Choisir la voie la plus rapide et la plus risquée, c’était aussi une façon de
remettre en jeu son destin littéraire, qu’il n’avait plus le courage de forcer,
mais auquel il n’avait pas renoncé. Sa première ambition de carrière satisfaite, avec le grade de ministre, Alexis se sentit assez fort pour lancer la
bataille. Qu’il la perde, il lui resterait toujours un poste équivalent à celui
du Claudel de Chine. Il risquait seulement de redevenir l’écrivain diplomate qu’il avait voulu devenir. Il n’était pas non plus déraisonnable d’espérer que le ministre se maintienne encore longtemps.
Le divorce fut consommé à l’été 1927. La preuve ? C’est à cette date
qu’Alexis renoua avec Philippe la correspondance qu’il avait interrompue
depuis son retour de Chine. Rien de paradoxal : depuis 1923 qu’il s’affichait avec Mélanie de Vilmorin, et jusqu’à cette date, les deux couples se
voyaient trop souvent pour qu’Alexis eût besoin d’écrire à Philippe pendant ses congés. Ils les partageaient souvent, se croisaient toujours. En
juillet 1925, Claudel, qui se reposait chez la comtesse de Chevigné, reçut
la visite du quatuor, « Philippe et Hélène, Léger et Mélanie de Vilmorin ».
En mai 1927, Hélène Hoppenot rencontra Alexis à un thé chez les Berthelot, et en juin encore, elle l’y croisa en compagnie de Mélanie de Vilmorin,
à la soirée organisée en l’honneur de Marcellin.
En août 1927, les Berthelot partirent en vacances sans Alexis et Mélanie.
La confiance de Briand devenait assez décisive pour qu’on remı̂t à son
directeur de cabinet la barre du Quai d’Orsay. Il resta à Paris, quand
Berthelot partit de son côté. Puis, de septembre à la fin de l’année, Alexis
refit ses forces au cours d’un long congé, en vue de l’affrontement à venir.
On se souvient qu’il n’avait pas dissimulé à Philippe sa résolution de l’avoir
à l’usure : « J’en ai sans doute encore pour longtemps à mener la vie de
cabinet. » En villégiature, puis malade, il demeura loin de Philippe : pour
la première fois, il dut lui écrire pour régler les détails techniques, plus
administratifs que diplomatiques, qu’ils ne traitaient plus de vive voix.
Plus passionné qu’ambitieux, joueur et sentimental à la fois, Philippe
releva le gant et ne cacha plus son désaccord avec Briand. Il n’affrontait
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pas seulement son impatient rival, mais toute la nouvelle politique qui se
mettait en place à Genève. À Fleuriau, il écrivit le fond de sa pensée
quant à l’instrument favori de son ministre : « On y traite vaguement, sans
compétence ni desseins, entre grands ministres, des questions précises dont la
solution se trouve toujours à reprendre. C’est un éloquent et respectable gâchis
qui choque mon goût du réel et du travail bien fait. » Il ajoutait à la critique
de l’instrument celle du soliste, qu’il visait d’une formule assez précise pour
être parfaitement intelligible à l’ambassadeur de France à Londres : « De
plus c’est devenu un surparlement, où les ténors ont des succès immenses mais
décevants 2. »
L’affrontement demeurait élégant, et sauvait les apparences. Une femme,
qui était sans doute Minou Bonnardel, née Elisabeth de Montgomery, s’y
était laissé prendre, à son grand dépit, qu’elle confessa en septembre 1927 :
« Tant de personnes (et je vois si peu de gens et presque jamais ni gens du
monde ni bavards) me disent qu’Alexis s’est mal conduit abominablement
envers vous. Je le nie avec une froide autorité aux autres et passionnément à
moi-même. On me dit : “Vous êtes une amie à Léger ? J’ai cru que vous étiez
une amie de Berthelot.” Et je réponds : “Mais je fais comme eux – qui
s’aiment.” Après ça on sourit de la naı̈veté des Anglais ! Cela m’est vraiment
pénible. J’ai écrit à Alexis : “Si c’est vrai que tu t’es mal conduit envers Philippe
je ne te le pardonnerai jamais. Je ne te pardonne que de te mal conduire
envers moi.” Dites-moi la vérité, Philippe 3. »
Les Anglais sont peut-être naı̈fs, mais ils sont persévérants. En 1930, les
fonctionnaires du Foreign Office relevaient dans leur fiche annuelle sur
Alexis la rivalité qui l’opposait à Berthelot : « From the beginning of 1928,
rumors have freely circulated in Paris that he intended to supplant Berthelot
as secretary general of the ministry. » En décembre 1927 Sir Eric Phipps, de
l’ambassade britannique à Paris, avait déjà avertit son département : l’influence d’Alexis auprès de Briand croissait « de jour en jour ». On parlait
de dégager le terrain en nommant Berthelot à Londres. « Solution de
rechange qu’il évoque lui-même en riant », selon Phipps. La rumeur se
propageait, et les coups pleuvaient. À la fin de l’année 1927, le secrétaire
général en fut réduit à plaider sa cause devant son ministre, ce qui ne lui
ressemblait pas : « Excusez-moi, mon cher Président, mon cher ami, de
vous parler ainsi à cœur ouvert. Si vous voulez bien passer l’éponge sur
mon impression de ces derniers temps, réparer comme vous savez le faire
les difficultés présentes (et je sais que vous le ferez très aisément), si vous
voulez bien me faire encore confiance et me redonner toute votre amitié,
je crois que vous serez content de moi à nouveau. »
L’année 1928 isola davantage le secrétaire général. Au cours de la campagne électorale du printemps, Poincaré se convertit ostensiblement à la
politique de rapprochement de son ministre des Affaires étrangères. Il le
proclama dans son discours de Bordeaux, en mars ; il le fit savoir à Stresemann, par différents canaux. Il confortait son alliance avec Briand, dont
le gouvernement profitait de la popularité, à gauche, sans se laisser déborder par son programme de politique étrangère. Il le faisait sien, désormais,
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et Briand se plut à marquer, devant l’ambassadeur d’Allemagne, « combien
le discours du président du Conseil français était clairement et nettement
orienté vers la paix et vers la politique de rapprochement francoallemand ». Cette surenchère pacifique marginalisa Berthelot. Oswald
Hesnard se plut à le lui faire sentir. En avril 1928, il lui écrivit au sujet de
l’évacuation de la Rhénanie : Gustav Stresemann « ne sait plus trop que
penser. Il se souvient de votre thèse : nul accomplissement n’est possible avant
l’été 1929. D’autre part, il trouve une certaine concordance entre les dispositions où on lui dit que se trouve P[oincaré] et les déclarations de B[riand]
au Sénat, comme à Genève, au sujet des possibilités d’arrangement dès
l’année 1928 ». Hesnard appuyait au dernier point de résistance, alors que
Poincaré paraissait désireux de s’entendre concrètement avec l’Allemagne,
notamment au point de vue financier. Ce n’était pas pour émouvoir le
secrétaire général, qui défendait mordicus le principe des réparations, en
préalable à toute entente. En décembre 1928, il commenta une note
d’André de Laboulaye, qui relatait l’impression d’un voyageur. Les Allemands, tous milieux confondus, se sentaient frustrés des fruits escomptés
de Locarno et de Thoiry, à commencer par l’évacuation de la Rhénanie,
qui n’arrivait pas. Quand il faut tant d’efforts pour cerner l’insaisissable
pensée d’Alexis, Berthelot assénait ses convictions comme des gifles : « Le
problème est simple : accepterons-nous de payer les destructions méthodiques de
nos régions envahies ? La réponse ne peut être que : non, jamais. On ne peut
s’entendre loyalement avec les Allemands qu’après qu’ils auront payé. »
De fait, si la question allemande était l’une des seules dont Alexis se
mêlait dans la gestion des affaires courantes, il suivait docilement les avis
du secrétaire général, qui ne manquait pas de fixer des limites à ses imprudences. Quand son briandisme l’opposait à Berthelot, sur des problèmes
sans envergure, Alexis s’empressait de se renier. L’affaire Maurice Privat
suffirait à le démontrer. Ce journaliste et littérateur publiait des ouvrages
variés de politique, de fiction et d’astrologie. Dans cette dernière discipline,
son talent s’évalue à l’ouvrage qu’il fit paraı̂tre en 1939, sous le titre 1940,
année de grandeur française. À la fin de l’année 1928, il s’était engagé à
fond dans le rapprochement franco-allemand. L’animal n’était pas très
réactif. En période de disette, le cabinet de Briand avait fait bon accueil à
son offre de service. Laboulaye, sous-directeur d’Europe, précisait qu’il
avait reçu le personnage « à la demande du cabinet » ; c’est dire qu’il n’était
pas enthousiasmé par son projet de foire dédié aux habitations à bon
marché françaises et allemandes, qui devait initier une série de manifestations encourageant l’entente économique entre les deux pays. À cette date,
Privat avait déjà obtenu des fonds spéciaux au cabinet ; il en remerciait
Briand avec un inquiétant sens de la mesure : « Grâce à votre bienveillant
appui, m’étant rendu à Berlin, j’ai préparé les grandioses manifestations
franco-allemandes dont j’avais entretenu Peycelon. » Alexis accorda son
entremise pour obtenir de la ville de Paris une concession gratuite de
terrains, qu’il lui obtint. Il observait que Peycelon avait déjà « donné les
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fonds » pour financer un « premier voyage à Berlin », et assura de son soutien
le valeureux militant de l’entente franco-allemande, parti à Lugano se rencontrer avec Stresemann. L’ambassadeur Pierre de Margerie fut le premier
à alerter le Département du manque de sérieux de l’entreprise et de ses
« ouvriers, peut-être jusqu’à un certain point sincèrement illusionnés, mais
tout à fait indésirables de l’œuvre si difficile du rapprochement francoallemand ». Il sentait l’arnaque, au vu de l’absence totale de réalisation, du
côté allemand. Berthelot fit suivre le courrier à Alexis, non sans le courtcircuiter, en obtenant prestement de Briand un désaveu. Le secrétaire général gronda, trop heureux de cette occasion de prendre en faute la légèreté
de la politique allemande de Briand : « L’on ne peut laisser le premier venu
s’agiter et s’attacher au rapprochement franco-allemand pour y préparer des
affaires. » Obligé à une jolie volte, Alexis retourna sa veste avec une parfaite
impudence. Il démentit formellement les propos que l’équipe Privat avait
tenus entre-temps à Margerie : « Privat n’a jamais été reçu par Briand ni
par Leger, à Paris pas plus qu’à Lugano. Il a été reçu, à Paris et à Lugano, par
Peycelon, mais ce dernier a formulé lui-même toutes réserves, tant sur la portée
de cette visite que sur la personnalité de Privat. » Alexis n’avait plus qu’à
prévenir Charles Daniélou, et les autres parlementaires amis qui avaient
bien voulu soutenir l’entreprise, du revirement du Quai d’Orsay. Mais il
fallut encore que Corbin, à la demande de Berthelot, lui recommandât de
le faire : le Département n’avait décidément pas confiance dans les menées
ni dans le sérieux du directeur de cabinet.
Chantre des « formules diplomatiques nouvelles »
Le 17 août 1927, Briand abandonna Cocherel, sa retraite normande,
pour prononcer un discours devant le congrès de l’Union interparlementaire, qui regroupait des représentants de trente-sept parlements nationaux.
Alexis s’y colla ; il nous reste les dix pages manuscrites du premier grand
discours de Briand qu’il ait rédigé 4. Ce morceau d’éloquence, où le poète
familier des livres sacrés verse parfois dans un messianisme pompier,
annonce l’ère des formules diplomatiques nouvelles, mise hors la loi de la
guerre et projet d’Union européenne ; il prône aussi la prudence, et justifie
la pause née des espoirs déçus de Thoiry par la nécessité de se garder de
l’utopie. Alexis balançait entre le réalisme de Berthelot, fondé sur la
méfiance qu’inspirait l’Allemagne, ce qui n’autorisait aucune discorde
sérieuse avec les Anglo-Saxons, et l’idéalisme éloquent de Briand, qui ne
renonçait pas à défendre les intérêts de la France en les gageant à Genève.
Quel meilleur moyen de conserver les acquis de Versailles que de recourir
à la majorité des nations réunies dans la SDN, plutôt que de s’en remettre
au directoire des grandes puissances du feu concert européen, où la France
risquait l’isolement, la modération anglaise demeurant sensible au révisionnisme germano-italien ?
Bien qu’écrit pour un autre, le discours offre une rare occasion de révéler
la pensée et le tempérament politique d’Alexis. Le système international
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qui s’ébauchait derrière ses bonnes paroles procédait d’un ordre organique,
réglé par une horlogerie dont il souhaitait la rénovation complète du mécanisme. Face à des parlementaires, et ventriloque de Briand, Alexis ne
prenait pourtant pas la peine d’identifier l’ordre mondial à la démocratie
libérale. Il évoquait plutôt une sorte de communauté de civilisation, dont
on pressentait qu’elle était occidentale avant tout et consciente de sa responsabilité, fondée sur sa supériorité. De cet ordre, Alexis parlait avec
des accents qui empruntaient davantage au romantisme politique qu’au
libéralisme des Lumières. L’équilibre international procédait de valeurs
plutôt que d’intérêts ; l’Union interparlementaire œuvrait à un ordre
moral, qui n’était pas seulement spirituel, mais aussi antimatérialiste. Alexis
trouvait des accents à combler un intellectuel non conformiste d’Esprit ou
de L’Ordre nouveau en évoquant l’« idéalisme » de l’association et « cette
sorte de lutte de l’esprit contre la matière où elle n’engageait que des forces
morales ». Elle devait capter « l’énergie » des peuples, pour mouvoir la mécanique régulatrice de la SDN : « À vous d’animer, d’entretenir et d’élargir, en
tous pays, ces courants d’opinion dont la force collective, endiguée et captée au
barrage de Genève, doit fournir toute l’énergie disponible en ce monde aux
gouvernements associés à cette vaste industrie de la paix. » Alexis associait
l’œuvre dévolue à l’« Union interparlementaire aux forces primitives et
naturelles, par opposition à la mécanique diplomatique des gouvernements
et de l’institution genevoise, qu’il décrivait à grand renfort d’images
manufacturières.
Pour désigner le fondement culturel du système international qu’il avait
en vue, Alexis retrouvait le langage évolutionniste de sa jeunesse ; il citait
les ouvrages bergsoniens qui alimentaient ses débats avec Monod en évoquant « cette sorte d’évolution créatrice qu’est la poursuite au jour le jour,
continuelle et progressive, de toute œuvre collective ». Il opposait la sagesse
ancestrale du peuple (« à chaque jour suffit sa peine ») à la vie politique
moderne, pour blâmer la « vitesse pour ainsi dire mécanique et qui répond
peut-être aux habitudes créées, dans certains esprits, par l’optique cinématographique ». Une oreille fine entendait dans les sentences d’Alexis le désaveu
de la philosophie progressiste des Lumières et des modèles de l’Antiquité
(« Je vous félicite, Messieurs, d’avoir su vous garder également des impatiences
de l’optimisme et des mauvais conseils du scepticisme »), au bénéfice d’une
pensée plus nationale. La civilisation française, qui avait vocation à unifier le
monde, tenait davantage du pittoresque Grand Siècle que des usines de la
modernité : « Si vous avez su écouter ce murmure que fait la France aux champs,
à l’atelier et sur les docks, vous connaissez la voix d’un grand peuple au travail,
et vous pouvez témoigner tout haut partout de son ardent désir de paix. »
Alexis ne célébrait pas la paix sans saluer l’héroı̈sme viril cher à sa génération (« Cette pensée même n’est-elle pas un stimulant pour tous les cœurs virils
auxquels je m’adresse ? »), pour défendre l’équilibre organique de l’Occident
contre tout ce qui le menaçait dans le processus d’unification mondiale.
L’expérience récente avait apporté la preuve la plus cruelle de « l’interdépendance universelle » : « C’est que la guerre, en ébranlant le monde entier, a
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clairement révélé aux peuples qu’il n’est plus de conflit limité dont puisse se
désintéresser aucune nation. » Ici, l’auditeur attendait le mot que Valéry
avait prononcé en 1919 ; Alexis en servit une paraphrase : « Cette civilisation dont nous tirons parfois orgueil comme d’un bien définitivement acquis,
la guerre nous a montré qu’elle n’est pas d’essence impérissable. » Plagiaire,
il se rattrapait d’une formule littéraire, à l’éloquence (maladroitement ?)
persienne : « L’aile de la mort a passé et nous avons senti toute la menace de
son vol. » Alexis en déduisait la nécessité de l’organisation d’une « société
internationale ». Formule moderne du cosmopolitisme classique, généralisation à l’échelle mondiale des principes démocratiques ? Alexis ne s’y
attardait pas ; il explorait l’avenir en mystique : « Nous saurons penser aussi
à l’avenir, aux générations innocentes qui montent à la vie, à celles-là mêmes
qui dorment encore au sein de l’inconnaissable. »
Il serait exagéré de prétendre qu’Alexis dédaignait tout accent progressiste, voire un peu maçonnique, pour appeler à la défense du fonds de
civilisation indivis à l’humanité. Ne louait-il pas, chez ses hôtes, la « foi
dans le progrès humain et dans l’effort des hommes de bonne volonté », préférant cette fois Jules Romains à Paul Valéry ? Plus romantique que rationaliste, Alexis voulait bien reconnaı̂tre l’intérêt de tendre vers l’universel mais
il entendait que cette quête fût conduite par le génie particulier de la
France : « Nulle nation plus que la France, affirmait-il, ne peut être attentive
à recueillir les enseignements de vos libres débats [...] avant toute entreprise de
coopération internationale ». Aristide Briand avait déjà montré la voie, sur
le continent. Locarno offrait l’exemple matriciel d’une initiative diplomatique dont la France se trouvait payée par un nouveau climat européen et
un prestige international accru : « Il a été beaucoup question, parmi vous,
d’une œuvre de paix à laquelle j’ai été personnellement mêlé, et qui constitue,
à mes yeux tout au moins, l’honneur de ma carrière politique. »
Antimoderne, Alexis affrontait sans complexes les problèmes de la
modernité ; il appelait au « recours à des formules diplomatiques nouvelles ».
Ces nouveaux outils n’étaient pas si neufs puisque la première conférence
consacrée à l’arbitrage, à La Haye, datait du siècle précédent. Mais ils
l’étaient assez pour froisser la génération Cambon, et encore celle de
Berthelot. Alexis était loin d’être le seul diplomate formé au droit, et l’on
n’expliquera pas par là son éloge d’une diplomatie plus juridique et universalisante que politique et bilatérale, d’autant que le droit des personnes
qu’il avait étudié ne l’avait pas préparé au droit des nouvelles institutions
d’arbitrage international. Son respect sacré pour la chose écrite et sa révérence pour les institutions le disposaient à favoriser l’émergence d’une loi
internationale ; son complexe de créole envers la puissance étatique et son
identité complexe de Français des ı̂les ne l’incitaient pas nécessairement à
porter atteinte à la souveraineté de l’État-nation, comme Briand l’y
entraı̂na plus tard. Il louait sans réserve « l’idée d’arbitrage, véritable clef de
voûte de toute œuvre de désarmement, conception mère de toutes formules
recherchées depuis, dans la pratique internationale », afin de « substituer des
solutions juridiques aux anciens règlements de force ». À vrai dire, le juridisme
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d’Alexis n’était pas tout moderne. Plus latin que catholique qu’il ne voulait
le reconnaı̂tre, Alexis n’entendait pas infliger la loi internationale, il voulait qu’on y adhère, c’est-à-dire, en bonne étymologie, qu’on ait « foi » en
elle : « Plus que tout autre système politique, une conception de paix fondée
sur la recherche des solutions juridiques tire sa force de la bonne foi des
traités. » Finalement moins légaliste que politique, fort de la position dominante de la France, il ne réglait pas la mécanique des relations selon une
loi abstraite, qui devrait s’imposer à la réalité. Le règlement juridique en
procédait, l’ordre organique la précédant. En somme, avec des formules
nouvelles, Alexis relevait l’héritage de l’ordre européen traditionnel : « Il
s’agit de rien de moins que de fonder la paix du monde sur un ordre légal ;
de faire une réalité de droit de cette solidarité internationale qui apparaı̂t déjà
dans les faits comme une réalité physique. »
Alexis était aussi prudent qu’audacieux, et conservait en pleine exaltation
briandienne toute sa lucidité du diplomate formé par Berthelot. Il appelait
à un tempo raisonnable ; son volontarisme ne violentait pas son romantisme organiciste : « À forcer un cours naturel de choses, on ne fait pas œuvre
utile, mais factice, et par là même dangereuse. » Alexis justifiait sans vergogne
la pause et la déception de Thoiry contre les défenseurs de la paix trop
pressés, qui avaient « beau jeu de critiquer, comme des compromissions, les
simples précautions prises au service des grandes institutions internationales
dont il importe de sauvegarder l’avenir. La plus dangereuse des conceptions de
paix est pourtant bien celle qui voudrait précipiter, artificiellement, les réalisations souhaitées. »
Prudent et temporisateur, Alexis n’abandonnait pourtant pas Briand à
Berthelot ; il lui concédait une rasade généreuse de prophétisme, d’un
lyrisme déjà abı̂mé par treize années d’écriture administrative : « Allez, votre
tâche est grande et belle, et je ne connais point en ce monde dessein plus noble
que le vôtre. Laissez à d’autres le scepticisme et l’ironie. Sur la surface du vieux
monde où la distance s’abolit, une âme nouvelle a commencé de palpiter et les
peuples peut-être, avant leurs dirigeants, en ont perçu le souffle. Debout au
seuil d’un vaste espoir, je salue en vous les serviteurs de la plus haute cause, et
je lève mon verre à ce magnifique mot d’ordre de la paix, en souhaitant qu’il
se transmette par vous d’un bout à l’autre de la Terre. »
Briand ou Berthelot ? Pour la postérité, Saint-John Perse choisissait
Briand. En exergue de la publication du discours, dans l’annexe diplomatique d’Honneur à Saint-John Perse, il le tirait bien loin de la diplomatie
de Berthelot, faite de tête-à-tête dans les chancelleries ; il la voulait tout
briandien, fondé sur la volonté des peuples : « Alexis Léger s’attachait alors
à dégager l’esprit d’une politique générale, encore nouvelle, permettant à
la France d’exercer son autorité morale fort au-delà de ses limites physiques. » Ce n’était rien d’autre que la justification fameuse de Briand :
« Je fais la politique de notre natalité. »
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Le pacte Briand-Kellogg (1928)
Dans le climat de défiance de l’après-Thoiry, le pacte Briand-Kellogg se
négocia à l’écart de Berthelot. Le secrétaire général ne fut pas à l’origine
de l’affaire, s’il en suivit les développements. Les philosophes, depuis longtemps, exerçaient leur dialectique pour formaliser un modèle de paix universel ; c’est à deux poètes qu’il revint d’en élaborer la formule
diplomatique vivante. Alexis, qui prit à témoin l’opinion pacifiste mondiale en organisant depuis Paris des fuites en faveur de la presse américaine,
et Paul Claudel, ambassadeur de France à Washington, négociateur inspiré et tenace du projet franco-américain. Au vrai, l’un comme l’autre
défendaient d’abord les intérêts de la France, qui cherchait à réintégrer les
États-Unis dans le circuit de la sécurité collective.
De l’édifice sécuritaire de la France, désarmement de l’Allemagne, occupation de la Rhénanie et garantie anglo-saxonne, Briand avait sacrifié le
premier pilier ; il n’avait qu’à peine touché au second ; il avait commencé
de restaurer le troisième, en obtenant à Locarno la garantie anglaise pour la
frontière rhénane. Il voulait parachever son œuvre en regagnant la garantie
américaine, perdue par le refus du Congrès de ratifier les traités de paix.
Fidèle à sa stratégie de prise à témoin de l’opinion, il reprit au compte de
la France l’idéalisme de certaines personnalités américaines, pour désorbiter
les relations transatlantiques de la querelle sur les dettes de guerre et
emporter les réticences de Washington. À la tribune de la SDN, en
septembre 1924, l’universitaire américain James T. Shotwell avait déjà
parlé de « mettre la guerre hors la loi ». Ce médiéviste de l’université
Columbia avait participé, parmi d’autres historiens, aux conférences de la
Paix ; il animait à New York une mouvance favorable à la SDN, autour
du Canergie Endowment for International Peace.
Les collaborateurs de Briand relancèrent son projet en lui conférant
une actualité diplomatique, avec l’espoir de brusquer l’isolationnisme des
milieux officiels américains, et de les convaincre du pacifisme foncier de la
politique française. Une rencontre avait été ménagée entre Shotwell et
Briand, sous les auspices d’Albert Thomas, le directeur français du BIT 5.
Une déclaration de Briand à l’Associated Press, le 6 avril 1927, lança le
débat dans l’opinion américaine. Ce « message adressé au peuple américain », prononcé à l’occasion du dixième anniversaire de l’entrée en guerre
de l’Amérique aux côtés des Alliés, obligea le gouvernement américain à
prendre position. Il offrait de « souscrire publiquement, avec les ÉtatsUnis, tout engagement mutuel tendant à mettre entre ces deux pays, suivant l’expression américaine, “la guerre hors la loi” ». Briand, par la plume
d’Alexis, qui avait rédigé le texte, prenait à témoin les réseaux pacifistes et
francophiles. À Paris, Alexis exploita l’initiative en première ligne, à tel
point que René Massigli, jamais avare d’une pique à l’endroit de son rival,
lui en attribua l’origine au moment que les négociations prirent l’apparence
de l’enlisement, en janvier 1928 : « Toute l’affaire du pacte américain, si
mal emmanchée, est venue d’une phrase de Léger, jetée en l’air 6... » C’était
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trop prêter à Alexis, dont la grande activité au service du projet avait
succédé à un scepticisme initial. Shotwell a raconté avoir eu toutes les
peines du monde à obtenir un rendez-vous du directeur de cabinet de
Briand, malgré l’introduction d’Albert Thomas, qui l’avait présenté au
cabinet comme « un Américain notoire qui a participé à toutes les négociations du traité de paix, et qui est [...] l’initiateur et le rédacteur du manifeste
des professeurs américains de Columbia pour la révision ou la suppression des
dettes interalliées ». L’entretien avait finalement eu lieu, et Shotwell s’était
réjoui de l’adresse au peuple américain de Briand. Albert Thomas rassura
Alexis, inquiet du manque de retombées de la déclaration. La ferveur des
milieux intellectuels n’avait pas tiédi : « Je crois que vous aurez plaisir à lire
la lettre de Shotwell, que je vous adresse ci-jointe. Nous avons craint l’un
et l’autre qu’il ne fût pas pleinement satisfait de l’interview que Briand avait
donné, interview un peu différent de ce qu’il avait pu rêver. Vous voyez qu’il
n’en est rien, qu’il s’attache très fidèlement à sa besogne. Informez Briand 7. »
Aux encouragements du milieu pacifiste new-yorkais, s’ajoutaient ceux de
Salmon Levinson. Cet avocat puritain de Chicago plaidait pour la prohibition de la guerre, qu’il avait théorisée dès 1921 dans un manifeste, Outlawry of War. Il offrit son entremise au Quai d’Orsay et, bientôt, via
Claudel, son amitié admiratrice et fidèle à Alexis. Salmon Levinson ne
voyait pas à quel point Alexis l’instrumentalisait, jouant de sa rivalité avec
Shotwell : le groupe de Chicago, hostile à celui que Shotwell animait à
New York, s’en distinguait par sa défiance à l’égard de la SDN.
En dépit des pressions venues de la société civile, les milieux officiels
américains demeurèrent silencieux. Briand remit au pot pour voir le jeu
américain. Le 2 juin, il annonça à l’ambassadeur Myron T. Herrick qu’il
était mandaté par ses collègues du cabinet Poincaré pour ouvrir des conversations diplomatiques avec le gouvernement américain, sur la base de ses
propositions du 6 avril, au nom de l’accueil favorable des opinions françaises et américaines. Tartuffe, il justifia la nécessité de prendre langue
officiellement afin d’éviter que des personnalités prissent en otage la discussion, qu’il avait précisément lancée par ce biais. Le 11 juin 1927, le secrétaire d’état Kellogg demanda enfin à Herrick d’informer Briand que le
gouvernement américain serait heureux d’entamer des conversations diplomatiques, dans l’esprit de sa déclaration du 6 avril. Mais rien ne pressait ;
on attendrait le retour de Claudel, parti en congé, pour entamer des négociations informelles par le canal des ambassadeurs respectifs. Les Français
ne l’entendaient pas ainsi.
Face à la stratégie dilatoire du secrétaire d’État Kellogg et du président
Coolidge, Alexis décida de brusquer les choses, en parfaite contradiction
avec la promesse qu’il avait faite à Whithouse, le chargé d’affaires de l’ambassade américaine, de ne pas sortir du cadre des conversations informelles
et secrètes. Au début du mois de juin, un article du New York Times
affirma que Briand avait déjà envoyé une note au secrétariat d’État. C’était
faux, bien sûr. Washington s’étonna de n’avoir rien reçu. L’ambassadeur
Herrick rassura son gouvernement : il n’y avait aucune note traı̂nant sur
son bureau qu’il aurait oublié de transmettre. Mais ce fut bientôt le cas.
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L’opinion ainsi préparée, et prise à témoin des négociations à venir, l’ambassadeur reçut le 20 juin un projet de traité bilatéral franco-américain qui
reprenait la formule de Briand condamnant « le recours à la guerre » ; les
deux pays y renonceraient « respectivement comme instrument de leur
politique nationale réciproque ».
Au Département d’État, on analysa avec circonscription l’ouverture
française, considérée comme une diversion aux problèmes pendants entre
les deux nations, désarmement naval et paiement des dettes. Le directeur
pour l’Europe occidentale recommanda de ne pas se laisser entraı̂ner à une
alliance militaire. Un traité très universel de renonciation à la guerre, que
l’on pourrait aussi bien signer avec le Japon et la Grande-Bretagne, serait
le bienvenu ; rien de plus. À Paris, Alexis fit le siège du chargé d’affaires
Whithouse. Le 26 juin, il suggéra que Briand évoquât l’offre française dans
une déclaration publique, le 4 juillet, jour de la fête nationale américaine.
Kellogg, d’accord avec Coolidge, repoussa la proposition ; il s’agaçait de la
tendance française à déborder le cadre diplomatique traditionnel et à
mettre la question sur la place publique, en instrumentalisant des personnalités américaines. Alexis reçut bravement la fin de non-recevoir. S’entretenant avec Whithouse, il voulut bien concéder que l’heure n’était pas
arrivée pour les débats publics ; il préviendrait Claudel d’éviter toute allusion dans son discours du 4 juillet. Habile, il lia les deux raisons que le
gouvernement américain avait de se plaindre du Quai d’Orsay pour faire
avancer son point de vue. Whitehouse, intoxiqué par cette dialectique
sophistiquée, expliqua doctement à son département que les Français n’entendaient pas brusquer Washington, mais qu’ils souhaitaient précipiter une
déclaration publique pour éviter les parasitages des personnalités privées
trop zélées, celles-là mêmes qu’ils provoquaient.
Le 25 juillet, le Département d’État s’inquiéta auprès de son ambassade
à Paris d’une nouvelle fuite, qui l’obligeait à précipiter sa réponse. Des
journaux américains avaient rendu public le prétendu étonnement du gouvernement français devant l’absence de réponse officielle à son offre de
renonciation bilatérale à la guerre. Un correspondant français du Chicago
Daily News fut identifié comme l’agent de l’indiscrétion. Alexis démentit
en être la source, opposant au soupçon une version d’autant plus crédible
qu’elle était illogique. Il admit devant Whithouse avoir reçu ledit correspondant, pour s’étonner candidement de son défaut de curiosité : « Léger
s’est dit surpris que le correspondant ne l’ait pas interrogé sur le traité, comme
il s’y attendait, et qu’il ait plutôt cherché des informations sur les émeutes à
Vienne 8. » C’était un joli effet de réel, qui fondait la véracité sur l’improbable. Les Français jouaient sur du velours : la campagne présidentielle
américaine approchait. Coolidge n’avait pas été heureux dans ses entreprises internationales ; la conférence navale dont il avait pris l’initiative
n’avait trouvé aucune issue. Il lui fallait un succès. Hoover, s’il était élu,
ne se trouverait pas dans les mêmes dispositions. Pour précipiter les choses,
Alexis abusa des procédés publicitaires, au point de fragiliser Claudel, qui
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s’en plaignit vigoureusement : « Le New York Times a à Paris un correspondant excellent qui passe pour avoir des informations de premier ordre
auxquelles le public attache presque la valeur d’un communiqué officiel.
Personnellement, l’expérience m’a prouvé que les nouvelles qu’il envoie
sont le plus souvent exactes et que si l’ambassadeur veut les devancer il
faut qu’il se lève de bon matin. Seulement cette collaboration d’un journaliste dans les négociations diplomatiques n’est pas sans présenter des inconvénients. [...] son métier est de compléter les indications qu’il a reçues soit
par d’autres qu’il a recueillies à d’autres sources, soit par ses propres
lumières et par les ressources de son génie. Le tout passe ici pour avoir
reçu l’estampillage du Quai d’Orsay 9. »
À la fin de l’été, Alexis partit en congé. Coı̈ncidence, les fuites s’arrêtèrent. Il revint au début de l’année 1928 ; l’information déborda à nouveau. Entre-temps, le projet s’était enlisé, preuve de l’efficace du levier
médiatique. Claudel, en décembre, relança la discussion, en usant d’un
procédé plus direct, qu’Alexis agréa bien volontiers : il s’agissait d’utiliser
l’occasion du cent cinquantième anniversaire du traité d’amitié du 6 février
1778, premier traité franco-américain, pour proposer une nouvelle convention franco-américaine 10. Le 28 décembre 1927, Kellogg remit à Claudel
deux documents. Ils diluaient, à eux deux, l’offre française initiale. Le
gouvernement américain proposait, d’une part, un traité bilatéral d’arbitrage franco-américain ; ce document, qu’on signerait le 6 février 1928,
pour célébrer les cent cinquante ans d’amitié franco-américaine, était parfaitement anodin. Quant à l’offre française de déclaration bilatérale de
renonciation à la guerre, les Américains l’avaient retournée « comme un
bas », pour reprendre l’expression d’Alexis, en proposant de l’élargir à l’ensemble des nations. Berthelot et Léger, pas plus que Claudel, ne s’embarrassaient du contenu de l’accord bilatéral : la renonciation à la guerre était
parfaitement virtuelle. Il leur importait seulement que la déclaration fût
bilatérale, pour apparaı̂tre comme un succédané d’alliance.
Berthelot ne voulait pas d’une offre qui revenait à noyer le « traité dans
une formule banale applicable à toutes les nations » ; il demanda à Claudel
d’expliquer qu’« il serait très fâcheux de décevoir « le succès de la proposition de Briand « qui a éveillé, dans l’opinion des deux pays, un véritable
enthousiasme ». Au Quai d’Orsay, on s’inquiétait de la compatibilité d’une
renonciation universelle à la guerre avec les engagements français à l’égard
de la SDN, comme dans ses conventions particulières, à commencer par
Locarno. Pris à leur propre piège, jusque dans la méthode, les Français se
hâtèrent de préciser aux Américains, avant même de répondre sur le fond,
qu’ils ne souhaitaient pas donner de la publicité à l’offre américaine de
renonciation universelle à la guerre. Le Quai d’Orsay accepta finalement
la publication du document, préférant la publicité d’un mauvais texte à
l’absence de publicité. Le 5 janvier, Claudel rapporta la déception américaine face à l’accueil glacé de la presse française. Ce fut au tour d’Alexis
de se dépêtrer d’une opinion prise en otage, en cherchant désespérément
des arguments pour expliquer cette tiédeur. Le lendemain, il envoya un
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télégramme roboratif, probablement accompagné de manœuvres propres à
doper l’enthousiasme de la presse domestique pour justifier l’enthousiasme
qu’il affichait devant Claudel : « La publication de la deuxième lettre
Kellogg et les indications qui ont pu être fournies à cette occasion ont
grandement modifié le ton de la presse parisienne. Les principaux organes,
qui avaient jusqu’alors réservé leur appréciation, se sont montrés aussitôt
entièrement favorables à l’objet des négociations franco-américaines ; la
plupart des autres, dont les premières critiques ou réticences étaient dues
surtout à l’insuffisance d’information ou aux déformations de la presse
américaine elle-même, ont évolué vers des conclusions plus favorables ou
révisé complètement leur jugement. »
On se disputa un peu, pendant tout le mois de janvier, d’une rive
à l’autre de l’Atlantique, pour définir la guerre à laquelle on était prêt à
renoncer. Les Français parlaient de préserver le droit de recourir à la guerre
en cas d’agression pour ménager leurs obligations contractuelles ; les Américains trouvaient que « ça gâchait tout ». On s’accorda pour renoncer à la
guerre comme « instrument volontaire de la politique nationale ». En janvier, février et mars, Alexis suivit la question, déjouant les pièges américains, en posant d’autres, avec l’aide de Shotwell, renvoyant les États-Unis
à ses propres obligations, désarmant les réticences héritées de la doctrine
Monroe à se lier les mains en Europe.
La formule finalement retenue ne gênait personne parce qu’elle n’obligeait à rien. Le reste fut affaire d’intendance ; Alexis dédaigna les détails
techniques de l’harmonisation du pacte de renonciation à la guerre avec
celui de la SDN, ni ne s’occupa des ouvertures soviétiques, qui prirent le
visage d’une offre de ratification anticipée du pacte. Demeurait une conviction, indivise aux deux écrivains diplomates : si le traité bilatéral qu’ils
avaient eu en vue perdait de son efficience en versant dans un universalisme abstrait, le gain restait considérable, qui permettait à la France, championne de la paix, d’afficher la solidarité des États-Unis. « La guerre a
montré qu’aucune nation européenne ne pouvait s’engager dans une guerre de
quelque durée si elle n’était pas assurée de la bienveillance ou du moins de la
neutralité des États-Unis, et que leur seule désapprobation constituait pour elle
une infériorité et un handicap à peu près décisif », observa Claudel, le
31 janvier 1928. Partant, il regrettait les commentaires mitigés de la presse
française : « Tout geste d’amitié que font les États-Unis à l’égard de la France,
toute manifestation d’un désir de s’associer à nous dans une initiative quelconque pour travailler au maintien de la paix générale et de l’accord entre les
nations, tout acte qui contribue à les faire sortir de leur isolement, aurait dû
être bien accueilli. »
Ce vœu fut exaucé le 27 août 1928, jour de la signature du pacte dit
« Briand-Kellogg », presque unanimement célébré par la presse française.
Briand prononça un discours long et pompeux. Alexis en était l’auteur, ce
qui amusa Claudel, prompt à deviner le point de contact entre le poète et
le diplomate : « Le discours de Briand (Léger) commence par une phrase
mallarméenne. » : « J’ai pleinement conscience qu’une solennité comme
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celle-ci emprunterait au silence plus d’autorité ». Alexis a livré une version
tronquée de ce texte dans Honneur à Saint-John Perse, valorisant les passages du discours qui dégageaient le bénéfice moral pour la France d’un
traité dont la postérité avait confirmé l’inaptitude pratique. Dans les
années 1960, plutôt que de revendiquer la chimère de la mise hors la loi
de la guerre, il préférait mettre l’accent sur l’opportunisme vertueux de la
politique de Briand, qui replaçait Paris au centre du monde en conviant
les nations signataires : « Si l’on a voulu reconnaı̂tre, comme titre à cet
honneur, la situation morale que crée à la France son persistant effort au
service de la paix, j’accepte un tel hommage [...] et j’exprime la satisfaction
de tout un peuple, heureux de se sentir enfin compris au plus profond de
sa psychologie nationale. » Alexis insistait surtout sur la portée bilatérale
de l’accord, qui ne l’était nullement, en affectant subtilement de croire
que la France pourrait désormais compter sur la solidarité américaine en
prévoyant « une sorte de solidarité générale » des adhérents contre un
agresseur, au nom de « la loi moderne d’interdépendance des nations ».
Pour être bien compris, Alexis avait cité Coolidge dans la foulée ; il reprenait l’interprétation claudélienne du texte, qui comptait sur une réaction
américaine en cas d’agression allemande.
Le discours de Briand ne soulignait pas seulement la portée que SaintJohn Perse voulait bien assigner au pacte dans son autobiographie de la
Pléiade : « Recréer moralement un premier lien de solidarité avec l’Amérique absente de la Société des Nations. » Ce n’était pas le sens des passages
les plus lénifiants du discours que le poète avait pudiquement occultés,
révélant le vieillissement du texte, et sa part honteuse, après guerre. Alexis
ne voulait pas se souvenir de sa critique opportuniste du traité de Versailles ; il avait gommé l’éloge de la SDN, et les épithètes trop cruellement
démenties par la guerre. La « vaste entreprise politique d’assurance contre
la guerre » genevoise, la « puissante institution de paix organisée » n’étaient
plus honorées. Alexis était très sensible à l’historicité d’une institution pour
laquelle il avait eu des égards de langage qui le rendaient suspect d’un
pacifisme à contretemps. Sur le vif, déjà, comme chaque fois que sa volonté
avait été démentie par les faits, Alexis compensait son dépit par une stricte
inversion de la réalité en prêtant ces phrases à Briand : « Lorsque j’ai eu
l’honneur, le 20 juin 1927, de proposer à l’honorable Kellogg la formule
qu’il a bien voulu adopter et promouvoir dans un projet de pacte multilatéral, je n’ai jamais eu en vue, un seul instant, que l’engagement suggéré dût
rester seulement entre la France et les États-Unis. J’ai toujours pensé que,
sous une forme ou une autre, par prolifération ou par extension, l’engagement proposé porterait en lui-même une force d’expansion suffisante pour
atteindre rapidement toutes les nations dont l’association morale était
indispensable. » Saint-John Perse censura après guerre cette impavide mauvaise foi, dont la fausse candeur pouvait laisser croire que Briand avait pu
négliger l’intérêt d’un accord bilatéral avec les États-Unis.
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La presse favorable à Briand avait été très discrète dans les débuts de la
négociation, pour ne pas la gêner et ne pas exposer le ministre en cas
d’échec. Lorsque le succès fut assuré, elle entonna la gesta dei per francos
républicaine, la grandeur de la France se confondant avec les progrès de la
paix dans le monde. On se réjouissait surtout du retour des États-Unis en
Europe. Pendant quelques jours, à la signature du pacte, l’ensemble de la
presse s’enflamma. L’accueil très favorable aux États-Unis, dans les milieux
intellectuels et économiques (Murray Butler, président de la Columbia
University, relayé par la dotation Carnegie pour la paix, Levinson, Shotwell, etc.), fit provisoirement taire les critiques les plus acerbes de Briand.
Un observateur aussi peu complaisant que l’historien Jacques Bainville
s’était réjoui dans L’Action française, le 13 juin 1927, que « l’amitié perpétuelle » offerte par Briand eût été « reçue avec faveur par Coolidge ».
La presse, qui était demeurée très discrète sur la paternité administrative
du pacte, se fit plus prolixe, cinq ans plus tard, à la nomination d’Alexis
au secrétariat général. Lucien Bourguès, dans Le Petit Parisien, lui attribuait
l’initiative française du pacte. L’Information lui faisait le même crédit.
Symétriquement, Je suis partout lui reprochait d’avoir « inventé le pacte
Kellogg, issu originairement d’un projet sensationnel de déclaration à deux
de la France et des États-Unis, mettant la guerre “hors la loi” dans
l’unique dessein de préparer l’atmosphère morale nécessaire à la ratification
des dettes américaines, comme aussi de masquer l’absence de tout effort
réel à la Société des Nations ».
Quel bilan tirer de cet élan d’enthousiasme pacifiste ? Le succès apparent
de l’initiative française grandit la stature internationale de Briand et son
image d’apôtre de la paix, que Claudel célébra avec une complaisance
généreuse : « Le chemin des hommes qui essaient de travailler pour la paix est
semé de bien des dégoûts et moi qui n’en ai parcouru qu’une part bien modeste,
j’éprouve une vive admiration pour les hommes qui, comme Votre Excellence,
ont consacré toute leur existence à ce méritoire apostolat. » L’éloge de Claudel
ne se fit pas plus mesuré lorsqu’il commenta la réception aux États-Unis
du projet d’Europe fédérale : « Comme Français, je ne puis me garder d’un
sentiment de fierté et d’enthousiasme en pensant que c’est notre pays qui prend
l’initiative d’une idée aussi audacieuse et aussi bienfaisante, complément final
de toutes les grandes choses que Votre Excellence a réalisées jusqu’à ce jour 11. »
La construction de l’Europe, ultime avatar de l’impérialisme
français ?
Dans la foulée de la Grande Guerre, l’idée européenne avait agité mille
esprits, inspirés par autant d’arrière-pensées différentes. Paradoxalement,
les associations privées, plus ou moins patronnées ou instrumentalisées
par les gouvernements, avaient souvent été mues, à l’origine, outre leur
pacifisme foncier, par des intentions régionalistes et antiétatistes. Ces propagandistes préexistèrent à l’initiative de Briand, l’inspirèrent pour partie,
et lui servirent de caution et de relais face à l’opinion.
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Alexis devait trier le bon grain de l’ivraie. Les archives du Quai d’Orsay
montrent que son tamis n’était pas fin. Il était prodigue de son temps et
de l’argent du ministère, pour animer, soutenir et orienter les initiatives
les plus variées, qu’elles fussent généreuses ou opportunistes. Le directeur
du cabinet de Briand était en relation suivie avec le Dr Heerfordt, un
Danois qui avait conçu pour le continent un projet d’unification politique,
contrairement à l’Europe strictement continentale pensée par le comte
Coudenhove-Kalergi, et l’Europe économique de Loucheur, à qui Heerfordt attribuait une mauvaise influence sur Briand. À cet « apôtre infatigable des “États-Unis des nations européennes” », le ralliement du Quai
d’Orsay à une Europe politique, telle que défendue par le mémorandum
de mai 1930, parut encore trop timide. Heerfordt préconisait de procéder
par élargissements successifs, pour finir par la Russie, et les États-Unis !
Après tout, n’était-elle pas une « grande nation d’origine européenne » ?
Richard Coudenhove-Kalergi, fils d’un diplomate austro-hongrois,
publiciste voué à sa vision d’une Paneurope qui faisait parfois penser à une
Mitteleuropa, trouvait toujours porte ouverte du côté du cabinet. Ils étaient
nombreux au Quai d’Orsay à s’agacer de l’usage que ce propagandiste
faisait du nom de Briand ; Jacques Seydoux, en mai 1928, avait écrit tout
spécialement à Alexis, avec qui il n’était plus en rapport, pour l’alerter
contre ce qui lui semblait un abus : « Je saisis une occasion pour vous
signaler que de Coudenhove-Kalergi se sert du nom de Briand et l’inscrit
comme président d’honneur de son Union : cela n’aurait aucune importance qu’il y avait d’autres présidents d’honneur, mais le fait que Briand
est seul indiqué fait croire que notre ministre des Affaires étrangères sanctionne et approuve complètement ce que fait Coudenhove. » Berthelot
n’était pas mieux disposé à l’égard de la nébuleuse européiste qui, dès
1920, se plaignait des prises de positions supranationales des délégués à la
SDN 12. Il était sévère pour le dessein européen de son ministre : « Moi,
dans l’action, je n’aime pas les “projets”. Il faut faire les choses au moment
où elles deviennent nécessaires. » En avril 1930, quelques semaines avant
la remise du projet français rédigé par Alexis, le secrétaire général découvrit
une dépêche de Prague, rapportant la rumeur de la venue de Briand au
prochain congrès de l’association Paneurope. Il annota, glacial : « Monsieur
Léger. Je suppose que ce n’est pas exact 13 ? »
Depuis que Briand recevait régulièrement le Danois Heerfordt, le
Département ne se montrait pas moins circonspect face à une initiative
nettement plus ouverte à l’Angleterre que celle de Coudenhove-Kalergi, au
détriment du rôle de la France. Alexis et son ministre étaient moins
bégueules que la plupart des hauts fonctionnaires. Briand n’était pas dupe
des vanités personnelles, ni n’entrait dans les vues contradictoires des européistes, mais il faisait feu de tout bois, favorisant à l’envi toute activité de
propagande pourvue qu’elle militât en faveur d’une organisation collective
de l’Europe, sans tellement se soucier du fond du programme. C’est qu’il
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en voyait passer beaucoup ; les plus opportunistes se réveillèrent brutalement à l’annonce du plan Briand, anxieux d’asseoir leur hégémonie intellectuelle et d’assurer leurs appointements ministériels au détriment de leurs
concurrents.
Au lendemain des premières annonces d’un plan Briand pour une organisation de l’Europe, Jules Rais, le secrétaire général du Comité de coopération européenne, alla voir Alexis, rafraı̂chit sa mémoire sur les actions de
son mouvement et offrit spontanément les services de son organisation.
Lucien Le Foyer, secrétaire général de la Délégation permanente des
sociétés françaises de la paix, donne une bonne idée de la maniabilité de
certains européistes : sollicitant le soutien financier du directeur de cabinet
de Briand, il lui offrit de baptiser à sa guise la revue du mouvement : « Un
titre au moins aussi avancé que l’expression officielle actuelle, sans être,
toutefois, “Les États-Unis d’Europe”, puisque vous avez jugé cette formule
même un peu vive. » Le choix du titre était à sa discrétion, s’il payait pour
cela. Il est difficile d’évaluer le rendement de ces milieux européistes, en
général élitistes, dont on ne sait pas dans quelle mesure ils embrayaient
sur les couches profondes de l’opinion ; Alexis soutenait leurs efforts de
propagande sans laisser deviner un plan d’ensemble, ni une direction particulière, puisqu’il soutenait indifféremment des projets concurrents et parfois contradictoires. Il importait surtout à l’équipe de Briand de préparer
l’opinion avant de soumettre aux gouvernements européens l’organisation
économique que le ministre avait en vue.
Lorsque Briand prononça à la tribune de la SDN, le 5 septembre 1929,
le discours qui inaugura la perspective d’une Europe unifiée, initiative inédite de la part d’un gouvernement, la dimension économique primait sur
le politique, même si les arrière-pensées stratégiques motivaient prioritairement l’apôtre de la paix. Le projet de glacer les frontières de l’Europe issue
des traités de paix au moyen d’une intégration continentale n’était pas
neuf chez Briand. Il l’avait évoqué à Locarno. Il ne craignait pas de justifier
ouvertement son projet européen par les intérêts nationaux ; devant
Maurois, il s’expliqua sans fard : « Mon idée de fédération européenne,
c’est encore un moyen de substituer au protocole [de la SDN], qui était
une chose limitée, des garanties européennes où entreront nos amis. Nous
avons une clientèle magnifique, une situation en Europe comme aucun
peuple. »
Briand amorça son affaire avec Stresemann, à Madrid, le 11 juin 1929.
Le moment était ambigu. L’Allemagne touchait les premiers dividendes de
sa politique locarnienne ; elle ne s’en tenait pas là, et mettait la question
des minorités à l’ordre du jour de l’assemblée de la SDN. En Angleterre,
le pacifisme du travailliste Ramsay MacDonald, arrivé au pouvoir en mai
1929, l’amenait à souhaiter la réhabilitation sans réserves de l’Allemagne.
Des États-Unis, enfin, rien n’annonçait le réchauffement espéré du pacte
Briand-Kellogg ; la guerre économique, au contraire, faisait rage, suite au
redressement des tarifs douaniers américains. C’était l’occasion de placer
la détente franco-allemande sous le signe de l’antiaméricanisme et de la
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protection des intérêts européens. Briand évoqua devant Stresemann la
notion de « fédération européenne », sur un plan plus économique que
politique. C’est sur ce terrain que Stresemann répondit au Français. Briand
jugea la discussion suffisamment encourageante pour mettre la question à
l’étude. Il confia à Alexis le soin de trouver le meilleur biais pour lancer
son idée européenne qui, pour demeurer très vague, devait rester d’essence
économique. Ses collaborateurs planchaient sur un projet de « pacte économique » : « La meilleure méthode serait peut-être d’exposer l’idée du pacte
à l’occasion d’un congrès international, ou peut-être même de l’assemblée
de Genève, en se bornant à des généralités ou à des affirmations de principe. Si l’accueil était favorable, on pourrait ensuite, soit dans des déclarations à la presse, soit par des entretiens avec des hommes d’État, apporter
à cette première déclaration une précision croissante, le texte même du
pacte étant réservé pour le moment où il paraı̂trait indispensable de présenter un projet concret. » Décisif dans la phase finale du projet, Alexis y
fut associé dès son origine, songeant au meilleur moyen d’amorcer une
dynamique favorable. Il se souvenait de l’adresse au peuple américain, utilisée pour ramener les États-Unis dans le jeu européen. Par un procédé
voisin, il suggéra d’organiser des fuites dans la presse, et de prendre à
témoin l’opinion pour contourner les réticences des chancelleries 14.
Le 11 juillet 1929, quelques quotidiens français annoncèrent que Briand
couvait de vastes projets européens ; aussitôt le Quai d’Orsay déploya ses
filets et enregistra la réaction mondiale. D’Allemagne, les consulats
notaient une réserve plus proche de la réalité que l’optimisme de l’ambassade. La revue de presse de Margerie ignora les titres nationalistes, qui ne
dissimulaient pas leur hostilité envers le projet français. Pour contrebalancer cette impression défavorable, outre-Rhin, Briand s’appuya sur la précieuse caution apportée par Coudenhove-Kalergi, le plus fameux des
européistes, dans la Deutsche Allgemeine Zeitung. Le paneuropéen répondit
au soupçon de la presse allemande, qui prêtait à Briand un dessein d’hégémonie française sur le continent. Il fallait au contraire recevoir le projet
Briand comme l’abolition de l’ordre versaillais : « Je tiens de Briand luimême qu’il se représente le système paneuropéen comme basé sur l’égalité
complète des droits de toutes les nations, grandes ou petites, de notre
continent. » Briand récupérait les dividendes de sa longue patience envers
l’infatigable propagandiste. La plupart des européistes qu’Alexis recevait et
encourageait à longueur d’année saluèrent le plan Briand, lorsqu’ils n’en
revendiquèrent pas tout simplement la paternité. Les plus utopistes,
comme Heerfordt, estimèrent le projet encore trop timide.
En revanche, le dessein européen de Briand fut considéré comme une
menace par les Genevois universalistes. Albert Thomas, le directeur du
BIT, réagit très vivement. Au lendemain du discours de Briand à la tribune
de la SDN en septembre 1929, il écrivit à Alexis son dépit que le BIT
n’eût pas été associé au projet : « Je me permets de penser que c’est une erreur
que de nous tenir à l’écart de votre effort, même au stade présent. Mais cela
vous regarde, et je ne vous demande en rien d’intervenir auprès de Briand sur
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ce sujet. » Le maquis des associations esdéniennes, qui avaient proliféré dans
les années 1920, recoupait pourtant en grande partie le milieu européiste.
Certains étaient plus européens que genevois. Coudenhove-Kalergi proposait de réformer la SDN autour de groupements politiques élargis ; le
mathématicien français Émile Borel (la Coopération européenne) se situait
résolument du côté européen, au point de revendiquer une influence sur
le projet formalisé par Alexis et de se plaindre de ne pas trouver un bon
accueil auprès de la SDN. À l’inverse, à l’Union douanière européenne,
l’horizon européen apparaissait comme un préalable à une organisation
universelle. La trajectoire de Borel, plus européiste qu’internationaliste,
épousa la faillite du projet européen : le mathématicien céda la direction
de la Coopération européenne pour prendre la tête, en 1938, de l’Union
internationale des associations pour la SDN. En Belgique, un européiste
convaincu comme Paul Struye salua l’ambition de Briand, mais critiqua sa
méthode, inquiet de l’affaiblissement de la SDN. Ce ne fut pas le moindre
des soucis d’Alexis : concilier le projet européen de Briand avec la visée
universaliste de la SDN.
Briand lui demanda de formaliser son projet sous la forme d’un mémorandum à destination de toutes les capitales européennes, pour solliciter
leur avis. Eirik Labonne, son vieux camarade de concours, se souvenait, au
soir de sa vie, du « fameux document relatif à l’organisation fédérative de
l’Europe » : « Celui qui fut préparé par vous après de longs débats avec
Louis Loucheur – et, en tout cas, celui qui fut écrit entièrement de votre
main – je m’en souviens parfaitement – et qui forme l’une des gloires
durables de Briand. » On voit bien à cette glorification le profit qu’Alexis
avait retiré auprès de ses amis de la mise en forme du projet de son patron.
Le texte final était assez audacieux pour que le chef de cabinet l’évoquât
devant Minou Bonnardel, chez qui il l’avait rédigé, comme une manière de
petite bombe : « Je ne puis d’ailleurs me retrouver près de ce lac veuf de tout
sel sans évoquer avec malice les heures passées sous votre toit à rédiger un
jour, secrètement, certain document qui continuera encore longtemps à faire
des dégâts 15. »
Il en était encore plus fier, après guerre, alors que la construction européenne conférait une nouvelle actualité à son texte. Devant un historien
allemand qui interrogeait le rôle du journaliste Sauerwein, il revendiquait
la paternité exclusive du texte : « L’initiative une fois conçue par Briand et
sa pensée politique arrêtée, de façon d’ailleurs très générale, il s’en est remis
confidentiellement et entièrement à moi seul, pour l’étude, l’articulation et la
rédaction complète du projet que j’ai poursuivi solitairement, en dehors de tout
milieu, officiel ou officieux, administratif ou politique, sans consultation ni
contact d’aucune sorte, pas même avec mes propres collaborateurs ou l’assistance
du secrétaire général (j’étais alors chef de cabinet de Briand en même temps
que directeur des Affaires politiques et commerciales du ministère des Affaires
étrangères). Le projet entièrement rédigé de ma main a été, sans témoin, aussitôt adopté par Briand sans la moindre discussion. »
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En réalité, ce n’est pas par prophétisme, mais contraint à une forme de
surenchère par défaut, n’ayant pu trouver de terrain d’entente avec les
libre-échangistes du nord de l’Europe, que Briand commanda à la plume
de son écrivain diplomate de sortir par des formules vagues et politiques
du terrain impraticable de la coopération économique.
Dans l’entourage de Briand, Louis Loucheur, et avec lui le gros des
élites politiques et économiques françaises, défendaient une rationalisation
de l’Europe économique fondée sur des ententes industrielles, incompatibles avec le libéralisme anglo-saxon. Sur le modèle du cartel de l’acier et
de la potasse, des ententes organisaient déjà la complémentarité de certaines branches autour d’un noyau franco-allemand. À l’inverse, le projet
d’unification économique du continent par l’abolition des protectionnismes avait trouvé un porte-parole en la personne de Paul Heymans,
l’homologue belge de Briand. Le même jour que lui il avait prononcé, à
la tribune de la SDN un appel à la trêve douanière. La conférence préliminaire d’une action économique concertée, à quoi avait abouti la proposition d’Heymans, s’était tenue à Genève aux mois de février-mars 1930.
Elle avait été le théâtre d’une confrontation stérile entre la proposition
britannique d’abaissement progressif des barrières douanières, par groupes
de pays homogènes, et la préférence française pour les ententes sectorielles.
Cette opposition explique qu’Alexis réorienta vers la sphère politique le
projet d’intégration économique. Dès le discours de Briand, il avait été
alerté par ses amis français du BIT, Albert Thomas et Arthur Fontaine :
« Pour la question des États-Unis d’Europe, si l’on entreprend des négociations
économiques, [...] il est à craindre que ce ne soit pas un biais par lequel la
question puisse être abordée sans heurter les États-Unis et l’Angleterre ; mais y
en a-t-il un ? » Pris dans l’étau de cette contradiction, la diplomatie française marqua un certain flottement, entre la fin de l’année 1929 et le
17 mai 1930, date à laquelle Briand présenta son « mémorandum européen » à Genève.
À la SDN, les experts de la section économique et financière alimentèrent de propositions techniques le projet du ministre français. Outre un
rapport produit par leurs services, Alexis utilisa le mémorandum qu’il avait
personnellement commandé en décembre 1928 à Jacques Rueff, délégué
français du service financier de la SDN. L’expert avait conclu en avril 1929
à la nécessité de créer un « marché commun ». Ce n’était pas l’unique
matériau dont Alexis disposait. Ses dossiers personnels ne sont sur aucun
autre sujet aussi fournis que sur la question européenne. Il recevait force
notes du SFSDN (Service Français de la SDN, une direction du Quai
d’Orsay), notamment de Fouques-Duparc, qui prônait une synthèse entre
son point de vue « un peu sec » et celui de Léger, qu’il trouvait trop politique. Les quatre rédactions successives du mémorandum, de la main
d’Alexis, sont très proches les unes des autres ; elles ne permettent pas de
lui attribuer l’orientation politique du texte, qui était déjà manifeste dans
la première mouture. Mais un élément confirme le jugement de FouquesDuparc : l’expression décisive évoquant « une sorte de lien fédéral », qui fit
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beaucoup gloser, fut de son fait, substituée à la formule originale de « mode
de solidarité », telle qu’elle apparaissait dans le premier brouillon, probablement hérité de l’une des notes utilisées 16.
La très faible marge de manœuvre d’Alexis explique que son mémorandum ait été incapable de proposer un programme d’action réaliste. Après
un préambule qui rappelait la brève histoire du projet, et ses objectifs, il
combinait, dans une synthèse assez verbeuse, les inconvénients apparemment inconciliables d’être à la fois vague et technocratique. Anticipant sur
les réserves connues, le projet européen, simple « entente régionale », se
coulait désormais dans le cadre de la SDN. Le texte manifestait une contradiction patente entre l’expression politique d’un « lien fédéral recherché
entre gouvernements européens » (dans son discours initial, Briand avait
« lien fédéral », sur le seul plan économique), et la garantie, par ailleurs,
de n’affecter « en rien aucun des droits souverains des États membres ».
Alexis ne faisait aucun effort, par ailleurs, pour tenter de répondre à la
bonne volonté de Stresemann, qui avait rappelé le rôle de l’union douanière (Zollverein) dans l’unification de l’Allemagne, en récusant « la formation d’unions douanières tendant à abolir les douanes intérieures pour
élever aux limites de la communauté une barrière plus rigoureuse ».
Un an après son discours fondateur, Briand revint à Genève, muni des
vingt-six réponses européennes au mémorandum, sans véritable espoir de
réalisations immédiates. L’hostilité ou simplement l’inertie menaçaient le
projet français de tous les côtés. La réticence du secrétariat de la SDN
s’additionnait à celle des membres non européens de la Ligue et des pays
révisionnistes ; elle l’emporta sur la sympathie des petits pays et des alliés
orientaux de la France. C’est par le biais de l’affaiblissement coupable de
la SDN et de son projet universel que les grandes puissances européennes
exprimèrent leurs réserves à l’égard du mémorandum. En réalité, elles ne
voulaient pas d’une Europe politique consacrant l’hégémonie française.
Les gouvernements s’inquiétaient également du respect des souverainetés
nationales, menacées par la dimension politique du projet. C’était le sens
des réserves exprimées par le gouvernement suisse. D’autres craignaient
que le projet ne prı̂t l’allure d’un bloc européen dirigé contre les ÉtatsUnis, ou simplement dédaigneux de l’Amérique latine, de l’URSS ou de
la Turquie.
L’Allemagne regretta l’orientation politique du projet. Dès le 9 septembre 1929, Stresemann avait répondu sur ce ton au discours de Briand.
Il avait appelé de ses vœux une intégration économique, salutaire face à
l’archaı̈sme du cloisonnement des marchés, mais il ne voulait pas d’une
intégration politique figeant l’Europe dans les frontières de Versailles, auxquelles il ne se résolvait pas. Après sa mort, les réactions au mémorandum
du 17 mai 1930 furent beaucoup moins encourageantes. Bernhard
von Bülow, à la tête du « service Europe » et pourtant favorable à une
politique de révision dans le cadre genevois, conseilla dès août 1929 de
décliner l’offre française pour ne pas compromettre les relations de l’Allemagne avec les États-Unis ; devenu secrétaire d’État, après la mort de
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Stresemann, et le limogeage de son fidèle von Schubert, il joua un rôle
décisif dans la stratégie de torpillage du plan français. Curtius, le successeur de Stresemann aux Affaires étrangères, évolua rapidement d’un attentisme favorable à une « coopération économique, sociale et culturelle », à
la critique d’un projet visant à l’hégémonie française par « des moyens
dérivés ». Il préconisa de riposter en demandant « l’ouverture du côté de
la Russie » et fit en sorte que la réponse allemande fût « un enterrement
de première classe ». L’URSS partageait le sentiment allemand, et voyait
dans le projet Briand « une volonté de figer la domination française » dans
un ordre européen organisé contre Moscou. La diplomatie italienne, dont
Dino Grandi assurait la direction, contesta également la prétention française à confondre sa sécurité avec celle de l’Europe, au bénéfice de son
hégémonie continentale. Malgré l’opposition frontale du Duce, Grandi
s’employa à flatter la France, dont la complaisance à ses projets coloniaux
lui semblait nécessaire, mais saborda indirectement son plan en blâmant
l’absence de l’URSS et de la Turquie, à l’instar de l’Allemagne.
La popularité de Briand en Grande-Bretagne, au titre de son pacifisme,
et la crainte de fragiliser ce ministre peu chauvin, incitèrent le Foreign
Office à faire bon accueil au mémorandum, malgré les menaces qu’il représentait pour la SDN et le scepticisme dont la presse anglaise entourait le
projet français. La réponse officielle, relativement embarrassée, insista sur
la nécessité de poursuivre le but affiché, mais en demeurant dans le cadre
de l’institution genevoise, et sur un plan mondial.
La ferveur des alliés de la France en Europe centrale (Pologne, Yougoslavie, Roumanie et Tchécoslovaquie), celle des européistes convaincus
(Pays-Bas, Belgique) comme celle des petits États, attachés aux garanties
apportées à leur existence, et aux crédits attendus d’une coopération européenne (Bulgarie, Grèce, Pays baltes, Autriche), ne contrebalancèrent pas
ces puissants scepticismes.
Après avoir rédigé le mémorandum, Alexis prêta encore sa plume à
Briand lorsqu’il vint défendre son projet à Genève, en septembre 1930. Le
discours en vue de « l’organisation d’un régime d’union fédérale européenne » caricaturait les intuitions du ministre, grossissait sa finesse, et
l’enfermait dans son image d’homme d’État vieillissant, devenu plus verbeux que pratique. La discussion s’engagea mal, ce qu’avaient laissé prévoir
les réactions des chancelleries. Le travailliste Arthur Henderson n’eut pas
de peine à repousser l’adhésion de principe que le pèlerin de la paix espérait
recueillir. L’homologue anglais de Briand admit l’unanimité des nations
quant au principe d’une unification européenne, avant de repousser toute
adhésion générale au mémorandum français. On décida de porter la question devant l’assemblée générale de la SDN. Le 17 septembre, quarantequatre délégations, soit bien davantage que les vingt-six nations européennes directement intéressées au projet, adoptèrent une résolution qui
créa la commission d’étude pour l’Union européenne, sous l’égide de la
SDN. Si le Français Aristide Briand présidait cette commission, le secrétariat en revenait à sir Eric Drummond, le secrétaire général de la SDN, ce
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qui institutionalisa l’ambiguité du mémorandum français, un recul par
rapport au projet initial. Après la session inaugurale, la commission se
réunit en janvier 1931 pour débattre de l’adhésion de l’URSS et de la
Turquie, souhaitée par l’Allemagne et l’Italie. On transigea en décidant de
les convier, comme invités, à discuter de la crise économique, à l’ordre du
jour de la prochaine réunion, arrêtée au mois de mai 1931. Cette session
fut surtout le théâtre de l’opposition franco-allemande autour du projet
d’union douanière austro-allemande.
Mû par un optimisme paresseux, Alexis avait rédigé pour Briand un
discours qui voulait faire croire que le comité issu de la commission
d’étude pour l’Union européenne, avec la mission d’étudier la « constitution, l’organisation et la méthode de travail de la commission d’étude pour
l’Union européenne », constituait de fait l’embryon de l’Europe politique
que la France avait en vue : « Sous la pression des circonstances, l’Union
européenne aura à s’affirmer, en fait, comme une nécessité ; et pour répondre
à cette nécessité, le premier organisme européen constitué aura de se mettre en
mouvement avant même que les règles de son mouvement eussent été définies.
Tant il est vrai, Messieurs, que pour toute entreprise réellement et profondément justifiée, il importe encore plus d’assurer la fonction que de réglementer
l’organe. » Mais Alexis s’en remettait trop souplement à l’instinct politique
de Briand pour bénéficier de l’espèce de fécondité fonctionnaliste qui
permet à une institution de créer sa propre dynamique, jusqu’à conquérir
de nouvelles prérogatives : « Craignons l’orgueil de trop prévoir, ménageons
les ressources d’un organisme embryonnaire dont nous avons seulement à assurer le fonctionnement immédiat, et pour être sûrs de lui réserver à la mesure
des circonstances toutes possibilités d’adaptation et de transformation, évitons
de le paralyser sous un revêtement trop rigide de textes qui, par excès ou par
défaut, risquerait aussi bien de fausser le rythme naturel de son évolution. »
En se soumettant sans réserve à l’autorité de la SDN, enfin, la France
telle qu’Alexis la faisait parler, révélait la faiblesse de son ambition, et
confessait qu’elle renonçait à imposer son projet, incapable de choisir entre
une franche politique de puissance et une sécurité collective aléatoire si
elle réunissait contre elle ceux qui y voyaient le faux nez de l’impérialisme
français : « Je crois, Messieurs, que nous pourrons tenir la bonne voie si nous
nous souvenons toujours de cette étroite subordination envers la Société des
Nations qui régit l’existence même de la commission d’étude. »
Le plus étonnant, dans ce projet européen anachronique, si la France
n’avait pas les moyens ou la volonté de l’imposer à sa main, alors que
l’Europe, touchée par la crise, se réfugiait dans l’égoı̈sme des nationalismes
économiques, fut sa lenteur à mourir, et la longue espérance qu’Alexis lui
conserva. À partir de l’automne 1931, les travaux du comité commencèrent
de s’enliser, tandis que Briand, affaibli, n’en assumait plus la présidence.
Son directeur de cabinet, devenu secrétaire général du Quai d’Orsay, et
garant de son héritage, continua de suivre les travaux de la commission en
quoi s’était incarné l’ajournement de son projet européen. En 1933, Alexis
se montra encore inquiet, pendant les négociations du pacte à Quatre, de
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perdre le bénéfice de l’organisation européenne initiée par Paris. Il voulut
même relancer la commission d’étude pour l’Union européenne, en
décembre 1937, à la grande stupéfaction des Anglais, qui déconseillèrent
poliment de suivre cette voie pour contrer le dynamisme hitlérien. Le
secrétaire d’ambassade anglais à Paris, qui apportait la réponse de son pays,
ajouta « verbalement que son gouvernement craignait de voir la commission compromettre son prestige dans des discussions sans portée »... En
avait-il jamais été autrement ?
L’effacement de Briand
Au soir, les ombres s’allongent. Briand va mourir, il est bousculé par ses
pairs français, mais son prestige mondial n’a jamais été si grand. À la mort
de Stresemann, en octobre 1929, Briand avait réclamé un cercueil pour
deux. Quand il rendit son dernier souffle, le 7 mars 1932, l’apôtre de la
paix était déjà mort politiquement, depuis son échec à l’élection présidentielle de 1931.
La fonction, sous la IIIe République, offrait un joli point de vue sur la
politique mondiale : les dépêches diplomatiques d’importance parvenaient
automatiquement à l’Élysée. Le président jouissait également d’un panorama incomparable sur la politique intérieure, qu’il arbitrait en choisissant
les chefs de gouvernement. Ce rôle de vigie et de représentation n’aurait
pas enthousiasmé Briand, dix ans plus tôt ; ce n’était pas une façon déplaisante de finir sa vie publique.
Alexis incita son patron à se présenter, conscient de son déclin physique
et politique : il ne pourrait pas éternellement se maintenir dans le fauteuil
de Vergennes. Briand, à l’Élysée, assurait à Alexis le choix d’une belle
ambassade ou d’une quelconque prébende au cœur de l’État. Dans un cas
comme dans l’autre, c’était la fin du travail harassant de cabinet et la
possibilité de reprendre la plume. Il n’ignorait pas le bénéfice qu’il tirerait
d’un succès de Briand ; il affectait la candeur, devant Berthelot, pour expliquer qu’il n’avait pas osé combattre un projet qui paraissait ralentir sa
carrière. Il lui fallut beaucoup de mauvaise foi, après coup, pour prétendre
ne pas avoir su « que Briand avait décidé de [le] faire ambassadeur, à Paris
même, pour [son] entrée avec lui à l’Élysée. »
En mai 1931, Gaston Doumergue parvenait au terme de son septennat ;
à soixante-huit ans, il se retirait de la vie publique, ignorant qu’il serait
rappelé par les événements du 6 février 1934. Il avait succédé à Millerand,
dont le mandat avait été raccourci de trois ans par la victoire du Cartel des
gauches, ce qui était toujours mieux que les sept mois neurasthéniques de
Deschanel, dont Briand avait assuré le succès contre Clemenceau. Les mânes
du Père la victoire furent bientôt vengées, et un fade consensuel encore
préféré à un audacieux discuté.
Paul Doumer était sur les rangs. Briand tardait à se déclarer, ce qui
décida le président du Sénat à faire acte de candidature. En mars, encore,
Briand proclamait partout qu’il ne serait pas candidat. En mai, il se présenta. Alexis fut-il pour quelque chose dans cette volte ? C’est ce que
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croyaient savoir les Anglais : « Son influence sur Briand passe pour croı̂tre
chaque année et l’on considère qu’il est largement responsable, avec Gilbert
Peycelon, de la candidature de Briand à l’élection présidentielle de mai
1931. » Sans livrer de noms, Charles Daniélou ne pensait pas différemment : « Il y avait, dans son entourage immédiat, quelques-uns de ses
collaborateurs qui n’auraient pas été fâchés de finir tranquillement leur
carrière en entrant avec lui, pour sept années, à l’Élysée, et qui tentaient
de le persuader que l’accession à la première magistrature de l’État de
l’homme dont le nom signifiait alors pour le monde, la paix, ne manquerait pas d’avoir à l’étranger un retentissement profond. » La pression s’accentua sur l’indéboulonnable titulaire des Affaires étrangères ; Alexis
craignait sans doute que Briand ne pût résister longtemps à Laval ou Tardieu, qui ne dissimulaient pas leurs ambitions. Une retraite bien organisée
sur l’Élysée valait mieux qu’une déroute au Quai d’Orsay. Mais Briand se
dérobait, car il voulait « conserver un rôle direct dans la défense de la
paix ».
Des traces demeurent de la participation d’Alexis à cette campagne des
collaborateurs de Briand qui finirent par le convaincre de se présenter ; il
ne paraı̂t pas qu’il désavouât Gilbert Peycelon et Louis Loucheur, ses plus
fervents partisans. Le 4 mai 1931 au matin, Briand convia Louis Loucheur
à déjeuner avec lui. Alexis était du repas au souvenir de Loucheur luimême : « “Déjeuner canaille”, dit Briand. Raie – boudin – foie de veau.
Conversation sur le grand sujet. Prêt à se sacrifier si cela est indispensable.
[...] Fin du repas – s’endort lourdement, ronfle même : inquiétant. Léger
n’ose pas me parler de ce dernier incident, mais évidemment, nos réflexions
sont les mêmes. » Briand hésitait encore. Pour emporter sa décision, son
entourage immédiat proposa d’organiser une sorte d’élection blanche, en
convoquant un pré-Congrès qui devait rassurer le ministre, en adoubant
largement sa candidature. Alexis conduisit ce mouvement et rédigea un
projet de communiqué de presse en ce sens : « Aristide Briand a reçu cet
après-midi des délégations de plusieurs groupes parlementaires, auxquelles
s’étaient jointes des personnalités de différents partis pour le prier d’accepter de
poser sa candidature à la présidence de la République. [...] Se maintenant sur
le même terrain national pour examiner, aujourd’hui, l’obligation morale
devant laquelle tendaient à le placer les appels qui lui sont adressés, Aristide
Briand a fait observer avant tout qu’il ne pouvait concevoir la présidence de
la République que comme un poste d’arbitrage au-dessus des partis et qu’en
conséquence il estimait nécessaire, pour éclairer sa décision, que le congrès de
Versailles fût précédé d’une consultation plénière de tous les groupes des deux
Chambres, dont le résultat pourrait seul dégager les conditions d’une candidature assurée de recueillir, à l’élection du 13 mai, toute l’autorité nationale et
internationale indispensable, à l’heure actuelle, dans l’exercice de la plus haute
magistrature de l’État. »
Loucheur déjoua ce projet, qui lui sembla trop timoré, et emballa les
événements l’avant-veille de l’élection, alors que le ministre ne s’était pas
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encore officiellement déclaré. Il représenta à Briand les difficultés d’organiser un congrès préparatoire, alors que les élus n’avaient pas tous rallié la
capitale ; le ministre s’accrocha à son idée, jusqu’à l’arrivée d’une délégation de députés et de sénateurs qui le pressèrent de se présenter. Loucheur
a noté la suite dans ses carnets : « Briand répond : il est ému, il parle de
congrès préparatoire ; opposition générale [...]. Alors, brusquement, Briand
se décide, il accepte au milieu des applaudissements enthousiastes, mais
demande à la délégation d’aller annoncer elle-même cette décision à
Doumer. » Le communiqué préparé par Alexis est biffé, Loucheur en
rédige un autre, aussitôt adopté. « Alea jacta est », dit seulement Briand,
tiraillé entre des conseils contradictoires, dont rendent bien compte les
récits respectifs. Daniélou, peu favorable au projet, se souvient d’un Briand
peu résolu, et comme résigné : « J’ai besoin de repos. Si je suis élu, je me
reposerai à l’Élysée qui est une maison bien tranquille, et si je ne suis pas
élu, j’irai me mettre au vert à Cocherel. » De son côté, Loucheur assure
que Briand était « au fond, enchanté » : « “Si je ne suis pas élu, me dit-il,
je démissionnerai des Affaires étrangères et je m’en irai à travers la France
prêcher la paix. Le peuple me suivra.” » Dans la foulée, les proches font
les premiers pointages. C’est à cela que servit finalement le brouillon
d’Alexis, où s’alignèrent les suffrages escomptés, arrêtés finalement autour
de quatre cent quarante, quatre cent cinquante. C’était une très bonne
estimation du gagnant : Doumer prit la tête du premier tour, avec quatre
cent quarante-deux voix.
Le 13 mai, le président du Sénat l’emporta au deuxième tour, avec cinq
cent quatre voix. Briand s’était retiré, après avoir réuni quatre cent un
suffrages au premier tour. C’était un camouflet pour l’homme d’État le
plus populaire de la planète. En apprenant le résultat, Briand eut une
défaillance. Il s’affaissa « sur une chaise qu’Alexis Léger était allé lui chercher », au souvenir de Gaston Palewki, témoin de « la tristesse et l’inquiétude » de l’un des inspirateurs du projet, manifestement surpris de « la
vérité des sentiments qu’il portait à Briand » ; son opportunisme et son
arrivisme ne le dispensaient pas d’une grande affection pour l’homme qu’il
servait.
A posteriori, Alexis prétendit devant Berthelot avoir pressenti la victoire
de Doumer. Une semaine après l’élection, il lui disait s’en vouloir « de
n’avoir pas eu le courage, pendant les derniers jours, de combattre résolument
une affaire qu’[il] voyait mal s’engager ». Après son échec, il craignit surtout
sa démission des Affaires étrangères, annoncée sous le coup de la déception.
Mgr Baudrillart s’amusait de l’inquiétude de sa cour : « On apprend par
les journaux du soir que Briand a donné sa démission, mais qu’il va tout
de même à Genève. Pourvu qu’on n’insiste pas pour le retenir ! Que
vont devenir les Peycelon, Léger et même les Berthelot ? » Une semaine
plus tard, à Genève, Alexis espérait déjà repousser la décision ; il fourbit
ses arguments dans une lettre à Berthelot (probablement amusé de l’embarras de son cadet qui lui rappelait le sien, après l’échec de Clémenceau,
onze ans plus tôt), qu’il soignait de nouveau, au moment qu’il risquait de
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perdre le protecteur sur lequel il avait tout misé : « Contrairement à ce qu’il
avait annoncé et qu’attendent encore de lui tous ses amis de gauche, du
moment qu’il a mis ici la main à la pâte, il y a intérêt à ce qu’il mène son
travail jusqu’à pleine conclusion. [...] Le seul point sur lequel je le crois capable
encore d’évoluer en dépit de ses intentions répétées et de sa sincère décision,
c’est sur la date de son départ du ministère. Maintiendra-t-il sa décision de
partir avant l’ouverture des Chambres ou bien acceptera-t-il finalement d’engager lui-même pour le gouvernement le débat sur notre action politique à
Genève ? Ce qui est bien acquis c’est qu’il partira certainement avant la démission collective du gouvernement et la transmission des pouvoirs présidentiels. »
Alexis obtint davantage, aidé par la délicatesse du président Doumergue,
qui expliqua au premier Conseil des ministres auquel Briand participa, de
retour de Genève, que les grands hommes échouaient toujours à la présidence de la République. De son côté, Alexis rédigea une longue note qui
prétendait comiquement balancer les avantages respectifs de l’alternative,
quand elle plaidait unanimement pour le maintien au gouvernement de
son patron. Alexis trouvait cinq inconvénients à la « démission immédiate ».
Ils rivalisaient de mauvaise foi. La note se poursuivait sous ce titre paradoxal d’« inconvénients du retrait de la démission » alors qu’il allait de soi,
pour Alexis, qu’il n’y en avait pas. Il fallait seulement sauver la face.
Chaque inconvénient passé en revue se révélait à la réflexion un avantage.
Alexis terminait le raisonnement par où il l’avait commencé, craignant pardessus tout que Briand ne s’enfermât dans le rôle de chef de l’opposition
de gauche, où il risquait de s’épuiser avant de retrouver le pouvoir. Le
directeur de cabinet réussit son coup, et conserva sa position enviable,
au détriment du prestige de son patron. Au témoignage de Maurois, on
murmurait de Briand, dans les couloirs de l’Assemblée : « “Il ne sait pas
s’en aller.” S’il était parti, quel triomphe ! Il devenait le chef des gauches.
Mais il n’ose pas ; il se sent trop vieux. Il aurait peur de ne plus revenir et
il ne peut se résigner à la retraite. Ses collègues racontent qu’il dort pendant
les séances du Conseil des ministres. » Caillaux ne pérorait pas autrement
dans les salons, et reprochait à Léger le naufrage de son ministre : « Il
sacrifie un homme qui était une force dans le monde. Il n’avait qu’à se
retirer chez lui, à Cocherel, et dans deux ans il revenait, maı̂tre de la
situation. Le grand secret de la politique, c’est de passer le pouvoir à l’adversaire dans les moments difficiles... »
En réalité, il ne restait plus que quelques mois à vivre au pèlerin de la
paix. Laval, qui guignait les Affaires étrangères, et avait pour cette raison
encouragé le ministre à se présenter à la présidence, non sans œuvrer en
coulisse en faveur de Doumer, feignit de se ranger aux arguments d’Alexis
pour ne pas paraı̂tre pousser Briand hors du gouvernement qu’il dirigeait. À défaut de le démettre des Affaires étrangères, il chercha à l’étouffer,
aidé par l’urémie qui engorgeait le vieil homme. Insensiblement, les partenaires de la France prenaient acte de ce passage de témoin. Briand eut un
mouvement d’humeur inhabituel en apprenant que l’agenda du voyage
officiel à Berlin, qui devait relancer le rapprochement franco-allemand,
avait été planifié dans son dos. Le brave von Hoesch s’excusa platement
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d’avoir pris acte de la nouvelle géographie du pouvoir en envoyant les
invitations à la présidence du Conseil plutôt qu’aux Affaires étrangères.
La santé de Briand se dégrada subitement. Sa visite à Berlin, à la fin du
mois de septembre 1931, fut sa dernière heure de gloire. C’était le premier
séjour officiel d’un ministre français depuis la venue de Waddington au
congrès de Berlin, en 1878. Il s’émut de l’accueil des Allemands. Claudel
enregistra le « récit de Léger » : « La foule qui crie : Briand, sauvez-nous ! »
Il faut tenir compte de la licence poétique. André François-Poncet, qui
n’était pas poète, notait que les Français « avaient été accueillis, si ce n’est
avec sympathie, du moins par une déférence générale, témoignage remarquable de modération chez un peuple excessif 17 ». Le président Hindenburg demanda à l’ambassadeur François-Poncet, que les Français
installaient à Berlin, si le « vieux monsieur » n’était pas trop fatigué par le
voyage. Briand avait vingt ans de moins que lui. Sa santé alertait son
entourage ; elle donnait à ses rivaux des raisons d’espérer. Laval était pressé
de s’en débarrasser. « À Londres, à Washington et à Berlin, s’apitoyait Jules
Sauerwein, il n’apparaissait plus que comme un sous-ordre de Laval. Les
journaux satiriques le représentaient s’endormant partout et cheminant
péniblement avec la canne blanche des aveugles. Il souffrait de ces humiliations. » Alexis était sur la brèche ; il consultait le médecin du président :
« “Il faudrait savoir si l’activité de sa vessie est suffisante. Demandez-lui
donc.” “Tout est normal, répondit Briand. Cela me prend comme tout le
monde, une fois par jour.” On lui fit remarquer que ce n’était pas le cas
de tout le monde 18. »
Berthelot ne voulut pas laisser Briand en tête à tête avec Alexis. Les
rivaux se marquaient la culotte. Armand Bérard, qui prit son service à
Berlin trois semaines après la visite de la délégation française, recueillit les
échos de ce duel feutré, à l’ombre d’un moribond, dans un pays miné par
la crise et dont le régime était à l’agonie. Les fameuses nuits berlinoises
jetaient leurs derniers feux ; l’instinct de primitif dont se targuait Alexis se
laissa surprendre par un travesti : « “Toutes ces danseuses décolletées que
vous voyez, expliqua Hesnard, sont naturellement des hommes.” “Tout de
même pas celle-ci, remarqua Léger devant une qui passait.” “Mais tu
parles, répliqua la fille d’une voix masculine. D’ailleurs, je suis de
Montparno.” »
De retour à Paris, l’urémie progressa et l’activité du ministre ralentit.
Épuisé, Briand se démit finalement de ses fonctions au début de l’année
1932, avec l’espoir chimérique qu’un peu de repos lui permettrait de revenir dans l’arène. L’air de Cocherel offrit une rémission ; Briand demanda
à rentrer à Paris ; il y mourut le 7 mars 1932.
À l’heure la plus sombre de la guerre, en mars 1942, Alexis trouva des
accents bibliques pour peindre la Passion de l’apôtre, « sublime croisé » de
la paix et visionnaire de l’Europe : « L’agonie de Briand !... Qui donc
pourrait sonder l’abı̂me de ce drame ? Je n’en ai connu que les reflets, dans
cette modeste chambre où nous étions trois à le veiller. Le vent d’hiver qui
soufflait cette nuit-là semblait chanter aux hommes la limite de l’effort
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humain. Un grand tourment soulevait l’âme du vieux lutteur à bout de
souffle. Et par trois fois on l’entendit délirer... L’Europe hantait cette agonie, l’Europe hantait cette chambre close, moins comme un mot que
comme une vision : vision douloureuse, angoissante, qui exigeait encore
du mourant toute l’urgence de l’action... Et puis un grand apaisement le
restitua enfin à lui-même. Et c’est dans une évocation de la mer, de la
voile et des premières brises du large que le vieux Celte libéra son âme de
solitaire. »
Alexis espérait le retour du sauveur de la paix, comme un messie : « Oui,
c’est un grand deuil. Et Briand nous laisse pour longtemps. Mais il nous
reviendra... » Récit allégorique, qui devait plus à l’esprit de l’heure qu’à la
vérité d’alors. Alexis souffrait de l’Europe allemande, en 1942. Il est vrai
qu’en 1932, déjà, il avait délivré la teneur prophétique des paroles du
mourant à Jules Sauerwein ; mais la mémoire du journaliste surimprima
peut-être à la relation de 1932 les récits postérieurs de Saint-John Perse,
lorsqu’il écrivit ses mémoires, au début des années 1960 : « J’ai confiance,
répétait Briand agonisant. L’œuvre ne peut pas périr. Il faut que l’Europe
s’organise. Il est impensable qu’elle sombre. Mais il se pourrait que ce
soient d’autres qui prennent la tête du mouvement. J’aurais tant voulu que
ce fût la France... » Daniélou, le vieux fidèle, a laissé une relation moins
édifiante mais probablement plus exacte de l’agonie de Briand : « Par une
belle matinée tout ensoleillée, il rendait le dernier soupir, sans un mot,
sans une plainte, comme s’il s’endormait. » Au moins la présence d’Alexis
au chevet du mourant n’était-elle pas fabulée et sa peine n’était-elle pas
feinte, joliment observée par Mistler : « Léger, dont l’œil, à l’iris aussi noir
que la pupille, laissait perler une larme, me dit : “Vous rappelez-vous la
chambre où il couchait, au ministère ? Il se levait tard, vers la fin de sa
vie. Vous êtes venu deux ou trois fois, le matin, lui faire signer des lettres.
Il avait un lit aussi étroit que celui-ci, et, chaque soir, il mettait soigneusement son pantalon sous le matelas, pour refaire le pli.” » Étienne de CrouyChanel fut surpris par la vision insolite de son patron pleurant « à chaudes
larmes » lorsque l’on dressa le catafalque de Briand dans les salons du Quai
d’Orsay. Alexis n’était pas seulement triste, il était désorienté, orphelin de
la protection affectueuse d’un père électif auprès duquel il avait pu grandir
sur un plan qui ne les avait pas mis en concurrence. Au Quai d’Orsay, ce
fut l’une des très rares occasions où Alexis laissa voir à ses collaborateurs
qu’il n’était pas tout à fait marmoréen. Les Hoppenot s’en souvenaient,
quelques années plus tard : « Pendant les obsèques de Briand, qu’il aimait
– et même admirait –, il avait oublié toute coquetterie et l’on apercevait
un centimètre de blanc à la racine de ses cheveux habituellement noircis.
Ce fut probablement la période cruciale de la vie de Léger : il avait opté
pour l’homme qui venait de mourir, s’était attiré la haine de Philippe
Berthelot qui l’accusait d’ingratitude et flairait en lui un successeur
pressé. »
Alexis avait l’occasion d’imiter Briand, en relevant son héritage politique, plutôt que de poursuivre Berthelot de sa passion mimétique. À qui
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reviendrait la circonscription de Saint-Nazaire ? Alexis y pensa ; d’autres y
pensèrent pour lui. Il lança quelques ballons d’essai. La rumeur courut
« dans les couloirs de la Chambre expirante et dans les antichambres des
ministères » ; elle passa par Wladimir d’Ormesson, qui la consigna dans
son journal : « Il paraı̂t que Léger, l’ex-chef de cabinet de Briand, se présente
à Nantes au siège de Briand. » Au lendemain de l’échec présidentiel de
Briand, déjà, il avait dédaigné un destin parlementaire, pour mieux menacer Berthelot de son ambition au Département : « Je me refuse énergiquement à la vie politique où l’on voudrait m’entraı̂ner, et pour laquelle je n’ai
ni don ni goût 19. » Après la mort de Briand, ses amis revinrent à la charge,
à croire L’Europe nouvelle : « Au lendemain des obsèques nationales, le
comité nantais qui soutenait tous les quatre ans la candidature de Briand
avait fait une démarche auprès de Léger. Les émissaires faisaient valoir que
la politique de Briand ne pouvait être mieux interprétée et défendue au
Parlement que par le jeune diplomate qui avait connu toutes les nuances
de cette politique et qui avait étroitement participé, pendant sept ans, à
l’effort créateur de son chef. Les amis personnels de Briand insistèrent
longuement auprès de Léger, lui représentant comme un devoir une décision qui le conduisait à changer brusquement de carrière et à quitter la
diplomatie pour la vie publique. On alla jusqu’à consulter les chefs des
partis de gauche, qui donnèrent l’assurance qu’aucune candidature locale
ne serait opposée à celle de Léger. » Alexis a peut-être exagéré l’attente
qu’il suscitait, dans le récit qu’il fit à l’auteur de cet article (Louise Weiss ?).
Mais il avait bel et bien dédaigné une opportunité, à laquelle il songeait
depuis longtemps, dès son entrée dans la Carrière si l’on suit le roman à
clés de Karen Bramson, où le jeune homme renonçait finalement au Parlement, écœuré par la médiocrité de ses collègues. L’échec présidentiel de
Briand n’avait pas rehaussé le personnel parlementaire à ses yeux ni contribué à le rassurer sur ses chances dans le monde politique. « Je garde encore
pour lui le cœur serré de tout ce qui s’est passé, écrivait-il à Berthelot. Je n’en
aurais jamais prévu toute la bassesse et toute la lâcheté, même après tout ce
que j’ai pu observer pendant six années de coulisses politiques. »
Alexis était également retenu par son manque d’aisance en face d’une
foule, et son incapacité à parler le langage du peuple. Étienne de CrouyChanel, tout dévoué et admiratif fût-il, ne lui connaissait pas le don de
manier les masses : « Léger n’était pas un orateur ; dès qu’il y avait quatre
ou cinq personnes devant lui, qu’il devait s’exprimer en public, il n’y avait
plus personne. Dès qu’il était en tête à tête, il avait un don d’exposé
et d’élocution extraordinaire. » Les brouillons des quelques célébrations
oratoires qui lui incombaient en tant que secrétaire général prouvent son
embarras, renouvelé à chaque départ en retraite. Faute de savoir trouver le
ton juste, dans l’improvisation, il rédigeait intégralement ses discours,
poussant le soin jusqu’à souligner les accents toniques que sa voix ne trouvait pas spontanément. Ces précautions ne l’immunisaient pas contre la
maladresse, lorsqu’il s’essayait au paternalisme chaleureux devant sa « chic
équipe ».
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
Avec des attendus vertueux, L’Europe nouvelle rendit compte de la
conclusion à laquelle Alexis s’était rendu : « Léger ne s’est pas laissé
convaincre. Libre de toute ambition, il n’avait hésité que pour des raisons
de conscience. Il lui a semblé qu’il était plus qualifié pour gérer, avec les
moyens de son métier et sur le terrain dont il connaı̂t admirablement
les dangers et les ressources, l’héritage diplomatique de Briand. » Raymond
de Sainte-Suzanne était moins candide en mesurant a posteriori les bénéfices de son calcul : « Combien il a eu raison de croire qu’en démocratie
un pouvoir immense est réservé au très haut fonctionnaire, pourvu que
celui-ci sache user de ce pouvoir en n’offusquant pas la galerie, en restant
dans l’ombre. »
Éliminer Berthelot
Depuis 1927 qu’il avait misé sur Briand pour s’emparer du poste de
Berthelot, Alexis minait la position du secrétaire général. Duel feutré, dont
quelques initiés suivaient le ballet savant. Depuis le projet d’Union européenne, il était devenu notoire qu’Alexis avait substitué son influence à
celle de Philippe auprès du ministre. Mais peu devinaient déjà que le
cadet convoitait le poste de secrétaire général à l’exclusion de tout autre.
Perfidement, Alexis l’avait laissé comprendre au seul Berthelot, en énumérant devant lui les ambassades qu’il avait refusé d’accepter de Briand. En
même temps qu’il avait été marginalisé, Berthelot continuait de faire tourner la machine administrative. C’est lui qui abattait le plus gros et le moins
gratifiant du travail. Philippe devenait amer, et finissait par prendre « un
peu en grippe » son ministre, au dire de Léon Noël, qui admirait les deux
hommes.
De son côté, Briand avait fini par s’agacer des critiques de son secrétaire
général, qui leur donnait toujours plus d’audience ; c’est du moins ce que
raconta plus tard Alexis, qui voulait dissoudre le mythe de leur entente,
sans avouer la part qu’il avait prise dans cette brouille. Devant Henri
Hoppenot, il prêtait ces mots à Briand : « S’il se sent aussi solide qu’il le
dit et blâme ce que je fais, pourquoi n’essaie-t-il pas de me faire changer
d’avis ou de contrecarrer ma politique ? » Longtemps, Berthelot avait pris
sur lui de défendre la politique de Briand et de tenter de se raccommoder
avec lui. Il l’avait fait en novembre 1928, lorsqu’il s’était complaint du
manque de confiance de Briand, pour lui renouveler finalement ses services. En 1929, le secrétaire général collaborait encore loyalement à la
politique de son patron, malgré sa disgrâce, dont il ne doutait plus. Les
choses allaient de mal en pis ; à la conférence de La Haye, en août 1929,
Berthelot en fut réduit à faire passer ses avis par des tiers, comme Léon
Noël. À la fin de l’année 1929, Mgr Chaptal apprit à Mgr Baudrillart qu’il
ne fallait plus compter sur leur relais habituel au Quai d’Orsay : « Il paraı̂t
que Berthelot n’a plus d’influence sur Briand, qu’elle est passée entre les
mains de Léger. » Neuf mois plus tard, en sortant de l’Académie, le prélat
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recueillit auprès de ses pairs, Barthou et Paléologue, les potins qui circulaient au sujet de Briand, « démonétisé », mais que personne n’osait « débarquer », asservi à l’influence d’Alexis : « Sur les grandes questions, il
n’interroge même pas Berthelot, qui est fort inquiet. Il écoute Léger et ses
propres rêveries. »
Ce qui était vrai à La Haye, où Berthelot était allé « en personnage
désabusé », ne l’était plus après le projet avorté d’Union européenne,
enterré, avec Stresemann, sous l’épitaphe shakespearienne du secrétaire
général : « Des mots, des mots. » À la fin de l’année 1929, la nomination
de Tardieu à la présidence du Conseil avait affaibli Briand, qui était devenu
l’otage d’une droite peu favorable à ses grandes machines diplomatiques.
Joseph Caillaux, en pacifiste patenté, reprochait à Alexis de laisser son
ministre « prêter le prestige de son nom » à une politique qu’il désapprouvait ; il aurait fallu « dire aux nationalistes : “Faites votre politique !”
Comme elle est impossible et qu’au fond la France n’en veut pas, dans
trois mois quatre cents députés se réclameraient de lui ». Alexis justifiait
piteusement son patron : « Ce qui est tragique, Monsieur le Président,
c’est qu’il le sait et qu’il reste pour sauver ce qui peut être sauvé. [...] Parce
que s’il part, tout craque. [...] Il ne s’agit pas de trois mois, mais de huit
jours. Si Briand partait... » Dans ce nouveau contexte, l’opposition de
Berthelot à la politique de Briand n’était plus chuchotée ; elle devenait
notoire. En 1931, un conférencier comme Jacques Bardoux croyait pouvoir l’évoquer publiquement, à l’étranger de surcroı̂t, au cours d’un exposé
sur la politique étrangère de la France prononcé à Londres. Berthelot
n’était plus seulement amer ou furieux ; il devenait pathétique. En mai
1931, il se plaignit à Massigli de ne rien recevoir « de Léger ou de la part
du ministre », qui étaient partis à Genève combattre le projet d’union douanière austro-allemande. Pour faire bonne figure, il ajouta, « [ni] de Peycelon, [ni] de vous-même 20 ». Une trop grosse finesse pour tromper Massigli,
qui datait rétrospectivement la « crise » de « l’affaire européenne » : « La
destruction de Berthelot par Léger a été systématique, il voulait le poste. »
Avant de pouvoir éliminer Berthelot, à la mort de Briand, Alexis s’employa à survivre à la nouvelle équipe, décidée à rompre avec l’ère Briand.
Dès janvier 1932, Laval avait pris les Affaires étrangères, cumulées à la
présidence du Conseil. Son gouvernement, qui penchait à droite, ne dura
pas deux mois. Le 20 février, le président Doumer confia à Tardieu le soin
de former une nouvelle combinaison. Le nouveau chef du gouvernement
était aussi impatient que Laval de mettre ses pas dans les traces de Briand.
Comme le pèlerin de la paix, il s’adjugea les Affaires étrangères, après avoir
été le délégué de la France à la SDN. Par une heureuse coı̈ncidence, la
Conférence de désarmement, prévue par le traité de Versailles et le pacte
de la SDN, s’était ouverte le 2 février. Tardieu y présenta un plan audacieux, basé sur une force armée internationale, qui ne s’imposa pas au
scepticisme des délégués. Le ministre maintint Alexis parfaitement à l’écart
de cette affaire, qui traı̂na assez longtemps pour lui offrir d’autres occasions de s’en mêler. Depuis le début de l’année, libéré de sa loyauté envers
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Briand par sa disparition, Berthelot n’avait pas eu de peine à s’accorder
avec l’intelligence et l’activité débordante de Tardieu. À Genève, il lui
attacha Massigli, dont c’était l’apanage en tant que directeur du service
français de la SDN (SFSDN), de préférence à Léger, directeur politique
qui avait notoirement délaissé ses fonctions lorsqu’il dirigeait le cabinet de
Briand. Elles demeurèrent toutes virtuelles au début de l’année 1932, alors
qu’il était rendu à son emploi administratif. Son seul fait d’arme fut d’enlever à Massigli l’un des jeunes agents qui commençaient leur carrière au
SFSDN, bien au fait des travaux de la Conférence du désarmement. C’est
ainsi qu’il s’attacha Étienne de Crouy-Chanel, major du concours de 1931.
Le jeune diplomate fut enchanté de grimper au troisième, l’étage noble du
Quai d’Orsay.
La décision de Tardieu de s’attacher Massigli pour défendre à Londres
l’autre grande affaire de son bail au Quai d’Orsay, passée à la postérité
sous le nom de « plan Tardieu », fut autrement révélatrice de la pénitence
infligée à l’héritier de Briand. Dans cette affaire, Tardieu ripostait, à un
an d’intervalle, au projet d’union douanière austro-allemande qui avait luimême répondu, à sa façon, au projet européen de Briand. L’échec du
Zollverein n’avait pas arrêté la lutte d’influence entre Paris et Berlin dans
les pays danubiens, ruinés par la chute du cours des céréales. À peine aux
affaires, Tardieu se hâta de relancer un plan régional. Alexis fut écarté de
la négociation. À vrai dire, il s’en porta bien : ses collègues ne voyaient pas
d’un très bon œil la marche forcée de leur ministre, qui voulait imposer
un plan venu des Finances. Alexis y était moins favorable qu’un autre : un
an plus tôt, au sommet de son influence, il avait certifié au Foreign Office
qu’il s’interdisait d’envisager un contre-projet français à la tentative
d’union douanière austro-allemande, qui risquait d’opposer les clientèles
respectives et de diviser l’Europe en deux clans antagonistes, aux antipodes
de l’esprit du mémorandum européen 21. Au reste, les Anglais ne firent pas
bon accueil au plan français. Alexis, qui avait été maintenu à l’écart de
la négociation, n’eut pas lieu de se plaindre de cet échec. Pour autant, la
défaite électorale de Tardieu ne le délivra pas immédiatement de son
purgatoire.
Les radicaux ayant remporté le scrutin du printemps 1932, le président
Lebrun, qui avait succédé à Paul Doumer, assassiné par un Russe déséquilibré, demanda naturellement à leur chef de former un nouveau gouvernement. Édouard Herriot avait manœuvré de telle sorte que le soutien
parlementaire des socialistes ne lui coûtât pas leur participation gouvernementale et il s’arrogea les Affaires étrangères en plus de la présidence du
Conseil. Un destin national se fondait encore sur les questions internationales ; il s’y brisait aussi. Herriot tomba à la fin de l’année lorsque la
Chambre refusa d’honorer, comme il le demandait, les dettes contractées
aux États-Unis pendant la guerre. Il est vrai qu’entre-temps, à la conférence
de Lausanne, Herriot avait effacé les réparations allemandes, contre le paiement d’un forfait de trois milliards de marks-or, qui ne fut jamais honoré.
Bizarrement, Herriot n’employa pas davantage Alexis à Lausanne que
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Tardieu ne l’avait utilisé à Genève. Il le connaissait pourtant depuis les
services qu’il avait rendus dans son cabinet, en 1924, et il était resté en
relations très cordiales avec lui. Mais Alexis ne fut pas de la délégation. Ses
admirateurs étrangers craignaient que son étoile ne pâlı̂t. Salmon Levinson,
le supporter du pacte Briand-Kellogg, avait déjà regretté son absence de
Genève, en février 1932, à l’ouverture de la Conférence du désarmement.
En mai, il s’inquiéta devant Claudel de l’absence renouvelée de l’héritier
du champion de la paix : « Si vous pouviez m’indiquer ce qui arrive à mon
cher ami Léger, je vous en serais reconnaissant. J’espérais qu’il serait mandaté par la France comme émissaire à Genève. » Levinson enfonça le clou
au mois de juin, en affichant clairement son espoir qu’Herriot en ferait le
successeur de Berthelot, qu’il enterrait sans délai : « Il serait un renfort
appréciable pour Herriot. J’ai la plus grande estime pour son esprit et ses
capacités alors que Berthelot est malade 22.” Selon Mme de Laboulaye,
la position d’Alexis demeurait compromise, mais n’était plus désespérée :
« Depuis la mort de Briand, Léger se terre ; un moment on a pensé qu’il
avait tout perdu mais, bien qu’il n’ait pas été appelé à Lausanne, il reprend
du terrain. »
Face à Berthelot, Alexis se montra assez habile pour sauver jusqu’au
bout les apparences de sa bonne collaboration avec le secrétaire général,
afin de pouvoir incarner la continuité administrative de la maison et cumuler son héritage à celui de Briand. Dans cette guerre des nerfs, chacun
jouait avec la meilleure grâce possible le rôle de l’ami fidèle et comblé.
Philippe craqua le premier, au suicide de Victor Point, que le Tout-Paris
voulait bien faire semblant de considérer comme son fils adoptif, sans
cesser de croire qu’il était son fils naturel. De fait, Philippe aimait Victor
comme un fils. Il ne se consola pas de cette mort, qu’il s’était donnée
par amour pour une coquette, Alice Cocéa, actrice d’origine roumaine,
responsable de la rupture de ses fiançailles avec une fille de Claudel, qui
l’avait quitté pour un autre. Alors Philippe fendit l’armure, et rendit les
armes, en réponse aux condoléances d’Alexis : « Mon cher ami, votre lettre
nous fait du bien : vous, pouvez comprendre la profondeur de notre douleur.
[...] Rapprochons-nous, oublions qu’on était parvenu à nous séparer, revenons
à notre passé de si longue amitié, et travaillons ensemble en toute confiance.
[...] Votre ami, Philippe B. » C’était à l’été 1932, au cours d’un long congé
de Philippe, commencé le 4 juin. Sa fatigue était réelle, mais elle l’accompagnait depuis longtemps. Aussi son absence passait-elle jusqu’alors pour
une maladie diplomatique, qui lui permettait de ne pas servir Herriot.
Son retour avait signifié le rétablissement d’une politique de conciliation
à laquelle le secrétaire général n’adhérait plus. Sa maladie était si peu considérée comme le réel motif de son congé, qu’un vieil animal politique
comme Lucien Lamoureux fut obligé de préciser que Philippe Berthelot
était « vraiment malade » lorsqu’il conjectura au début de l’année 1933,
son remplacement probable par Alexis.
De fait, Philippe prolongea son absence pendant plusieurs mois, après
le suicide de Victor Point. Alexis assura l’intérim et prit soudain une
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importance nouvelle. Les agents lui adressaient leurs requêtes, les fidèles
de Berthelot comme les autres. Claudel anticipa sans vergogne la succession de son vieil ami. Il rouvrit avec l’intérimaire une correspondance
interrompue depuis quinze ans ; elle grossit bientôt, au prétexte que Léger
était plus disponible depuis qu’il avait quitté le cabinet. Claudel était trop
entier pour être habile : « Je suppose que vous avez pris la place de Berthelot
pendant le congé de ce dernier. Je me confie donc à votre jugement et à votre
bonne amitié. Je vous serre affectueusement la main. » Balourd, il glissait
quelques jours plus tard ce signe de connivence : « J’ai entendu dire qu’il
y avait une souscription pour un monument Briand. Bien que j’aie horreur
de ce genre d’hommages, je vous envoie ci-joint une petite somme et vous serais
reconnaissant de la faire parvenir à qui de droit. » Alexis devenait son nouveau protecteur : « Ma femme m’a rapporté la conversation qu’elle avait eue
avec vous et je suis bien touché de l’affection fidèle que vous conservez à votre
vieil ami. »
Hors du Quai d’Orsay, on tenait déjà Alexis pour le secrétaire général
en titre. Lord Tyrrell, l’ambassadeur britannique à Paris, et Ronald Campbell,
son adjoint, ne le désignaient pas autrement dans leur correspondance avec
Londres. Alexis n’était pas pressé de tirer Philippe hors de sa retraite. Il le
lui faisait cruellement comprendre : « Je regrette de n’avoir pas du papier
sans en-tête sous la main, tant je voudrais que vous fussiez toujours soustrait
à toute association d’idées qui vous rappelât pour le moment le Quai d’Orsay. »
Ce courrier mit Philippe dans une rage froide, et l’accula au lapsus. Dans
son impatience à revenir, en septembre 1932, certain qu’Alexis lui savonnait la planche, il lui répondit : « Je pense que vous êtes terriblement pris et
que vous aspirerez à votre retour à un peu de repos », avant de biffer l’expression de son propre désir.
Quelques jours plus tard, Philippe revint de son congé prolongé. Les
Anglais ne pariaient pas un penny sur son rétablissement sanitaire et politique ; ils expliquaient son retour par les ambitions mondaines d’Hélène.
Alexis prit son mal en patience. Depuis juin, pendant le congé de Berthelot, il avait hérité des affaires courantes et s’était remis à niveau dans les
affaires du désarmement. Les Allemands revendiquaient l’égalité des
droits ; le Quai d’Orsay savait bien qu’il s’agissait moins d’une satisfaction
morale que du droit à réarmer, en l’absence d’un désarmement général.
Berlin refusait de participer à la Conférence du désarmement, fixée au
20 septembre 1932, si des négociations ne se trouvaient pas préalablement
engagées sur cette question. Pour contrer cette prétention, Alexis avait
déployé une activité inlassable, envoyé des télégrammes tard dans la nuit,
et fait office de véritable succédané de Berthelot. Il s’en plaignit à sa chère
Lilita : « Paris, pour moi, n’est pas bien tendre en ce moment, sous la
double condensation des événements diplomatiques et de la chaleur. »
L’intérimaire sollicita les clients de la France, pour s’assurer de leur opposition commune (Varsovie), ses amis, pour sonder leur propre information
(Bruxelles et Londres), et Rome, pour tenir informée l’indécise Italie. Une
deuxième vague atteignit un deuxième cercle, le 2 septembre. Belgrade et
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Bucarest ne pouvaient rester « indifférentes » à la communication allemande, dont on ne doutait pas qu’elles l’accueillaient avec la même hostilité que Paris. Le Saint-Siège, dans la plus pure tradition briandienne, fut
flatté dans le sens de son pacifisme. Une troisième vague, le 5 septembre,
lécha les rives grecques et danoises. Les ondes télégraphiques couraient
l’Europe, Alexis consultait à tout va, cherchait à rallier l’Italie, dont la
presse soutenait pourtant sans réserve la prétention allemande. L’Allemagne n’était pas dupe de ces efforts, qui justifiaient en retour la coalition
qu’elle essayait de former à l’appui de sa thèse. Berthelot aurait-il agi différemment de son cadet, qui ne craignait pas de tourner le dos à l’esprit
locarnien ? Pendant cet interim, Alexis démontra toutes les qualités qui lui
firent défaut lors de son septennat au secrétariat général 23.
Au milieu de tant de qualités d’énergie et de volonté, les défauts d’Alexis
affleuraient. Il n’informa pas assez Fleuriau de l’activité de l’ambassadeur
anglais à Paris pour lui permettre de décoder la position du gouvernement
auprès duquel il était accrédité : « Je voudrais bien savoir, par un mot de
vous ou un télégramme, ce que Tyrrell a été chargé de dire au président. Cela
pourrait expliquer bien des choses 24. » Plus fondamentalement, il confina
son activité à la défense d’une position juridique, sans se soucier de contrer
l’Allemagne sur le terrain de la légitimité.
Le retour de Philippe Berthelot, en septembre 1932, suspendit subitement le rôle et l’influence de l’intérimaire. L’entourage d’Herriot n’était
guère favorable à Alexis : Charles Alphand, son directeur de cabinet,
Marcel Ray, universitaire ami de Larbaud, qui avait à se plaindre d’Alexis,
Giraudoux, le défenseur de l’honneur de Berthelot, accumulaient des préventions contre le directeur politique ; ils se méfiaient de ses tours, et lui
préféraient le secrétaire général en titre, même diminué. Herriot lui-même,
qui appréciait pourtant Alexis, cajolé par ses louanges, restitua d’emblée
Philippe à sa position primordiale.
Mais Philippe Berthelot s’élimina de lui-même, usé à trop de travaux et
de fêtes. Aux premiers jours de l’année 1933, il devint notoire qu’il était
sur le point de quitter ses fonctions, parvenu au bout de ses forces. « Vers
la fin du mois de décembre, après avoir brûlé des papiers, il disparut
brusquement. On crut sa retraite définitive, et, dans les deux heures qui
suivirent son départ, Léger prit possession de son bureau », raconta Je suis
partout en février 1933. « Dans le courant du mois de janvier, on le vit
cependant réapparaı̂tre. Mais les services ne sont pas dupes de cette rentrée,
à laquelle on n’accorde qu’un caractère provisoire », poursuivait le journaliste. Il terminait par ce constat : « La clique de Léger s’enrichit, chaque
jour, de nouvelles recrues. » Les Hoppenot en étaient depuis longtemps,
lorsqu’ils sentirent qu’Alexis touchait au but, le 22 janvier 1933 : « Philippe Berthelot n’a pas encore quitté tout à fait son bureau du ministère
où il passe deux heures quotidiennement, l’on voudrait lui offrir un poste
d’administrateur du Suez afin qu’il prenne sa retraite. Mais Hélène, malgré
un épuisement physique visible, le pousse à rester aux Affaires étrangères
et il s’y accroche en dépit de toute sagesse. Léger attend patiemment et
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fait contre mauvaise fortune bon cœur. » Signe favorable, la presse préparait l’avenir, et pour donner plus de poids à son ralliement, affectait de
croire que la décision était déjà prise, tel ce journal non identifié, le 14 janvier : « Léger a été très combattu – il le fut même par nous – mais ce ne
fut jamais son habileté et sa compétence qui furent en cause. Nul ne saurait
mieux occuper la place de secrétaire général des Affaires étrangères que
Léger, qui a donné déjà maintes preuves de son habileté [...]. Aucun choix
ne pouvait être meilleur que le sien. Ajoutons que d’ailleurs, dès le départ
de Berthelot, c’est Léger qui a été chargé de l’intérim de la fonction. » *
À la mi-février, Wladimir d’Ormesson apprit de son frère André que le
secrétaire général était « tout à fait changé et hors d’état de continuer son service 25 ». Son départ décidé, il ne lui restait qu’à espérer l’élévation d’un
rival qui empêchât Alexis de lui succéder. Il avait de longtemps préparé
Massigli à ce rôle, « sentant qu’entre ces deux hommes de tempérament,
de pensée, de sentiments, aucun accord ne pouvait se faire et qu’infailliblement, ils lutteraient l’un contre l’autre », au témoignage d’Hélène Hoppenot.
Ce long garçon scrupuleux, mais conscient de sa valeur, qui était grande,
travailleur et méthodique, ce qui ne l’empêchait pas d’être mondain et
sentimental, était une sorte de négatif parfait d’Alexis, au physique comme
au moral ; cela ne signifiait pas de grandes divergences de vues. Une histoire de femme les avait opposés. Rien, en apparence, ne les différenciait
politiquement. Ils avaient commencé leur carrière dans l’orbite de Berthelot et avaient collaboré sans réserve à la politique de Briand ; Alexis était
plus proche de celui-ci et Massigli de celui-là, mais le chef du SFSDN
offrait de sérieux motifs d’être choisi par un héritier du pèlerin de la paix.
On ne saurait mieux définir Joseph Paul-Boncour, le ministre appliqué,
travailleur et soucieux du détail qui succéda à Édouard Herriot, en espérant
perpétuer Aristide Briand.
Dans ses derniers mois, Philippe avait poussé Massigli autant que possible. Fleuriau se réjouit devant lui, le 20 octobre 1932, des éloges de
Norman Davis : « Il m’a parlé de Massigli dans des termes excellents et qui
m’ont fait grand plaisir. » François Seydoux, qui s’offrait le luxe de n’être
d’aucun clan, pour être le fils de son père, résumait le sentiment général :
Berthelot « l’aurait vu volontiers lui succéder au secrétariat général ». De
fait, selon Louis de Robien, le choix de Paul-Boncour balançait entre ces
deux rivaux : « Il hésitait entre plusieurs diplomates et me cita plusieurs noms,
notamment celui de Massigli [biffé : et de Léger]. Je lui répondis que, dans
l’intérêt de la paix qui doit être le premier souci d’un homme d’État français,
je lui conseillerai de préférer [biffé : le second] Leger qui n’était pas un sectaire
comme Massigli et qui était déjà directeur politique, ce qui rendait sa nomination normale ». Robien estimait avoir pesé dans la décision finale. A posteriori, il confessa d’ailleurs « un certain remords » d’avoir « eu quelque part
dans ce choix » d’un pacifiste devenu belliciste. Si l’on suit le récit de
Robien la nomination d’Alexis n’allait pas de soi pour Paul-Boncour,
* FSJP, papiers diplomatiques, 46, coupure de presse non identifiée.
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qui différait sa décision depuis plus d’un mois que Berthelot s’était retiré :
« J’ai eu l’impression qu’il voulait surtout mettre fin aux sollicitations dont il
était l’objet pour nommer à cet emploi quelque intriguant n’appartenant pas
aux cadres de la Carrière. »
Alexis reçut le concours latéral de Louis de Robien, comme celui des
nombreux amis de Briand, qui témoignèrent en sa faveur, sans compter
les moins nombreux ennemis de Berthelot, mais, pour l’essentiel, il conduisit lui-même sa campagne. En sa qualité d’ancien collaborateur de Briand,
sa candidature à seconder Paul-Boncour émergeait naturellement. Le nouveau ministre des Affaires étrangères avait remplacé Briand à la présidence
de la délégation permanente à la SDN quand il était devenu trop malade.
Il ne cachait pas son attachement à la politique de sécurité collective. Le
choix d’Alexis, « ancien chef d’orchestre de la symphonie briandiste », fut
en effet interprété comme la volonté de « s’assurer les philtres et sortilèges
de Briand ». D’où le dépit de la presse de droite. Je suis partout claironnait
que le choix de Paul-Boncour de « racler les déchets du briandisme » en
s’assurant la collaboration du « mesmérisme et de la prestidigitation de
Léger », portait « un coup mortel à sa réputation fléchissante ». Pour les
mêmes raisons, le chef du SFSDN n’était pas moins légitime. PaulBoncour n’a jamais expliqué son choix. Rédigeant ses mémoires en 1943,
alors qu’Alexis était tenu, en France, pour l’un des responsables de la
défaite, il lui rendit élégamment un hommage appuyé, sans justifier sa
nomination.
Alexis avait patiemment préparé son succès ; les autres membres du gouvernement avaient été choyés, à commencer par Édouard Daladier, qui le
présidait. Au seuil de l’année 1933, Alexis tira le vin qu’il avait depuis
longtemps mis en cave ; il activa ses réseaux parlementaires, et usa de
l’arme littéraire, en saluant opportunément le nouveau président du
Conseil. Il lui consacra l’un de ses chefs-d’œuvre épistolaires, capables de
tisser un lien subtile et singulier, dont on pouvait ne pas être dupe, sans
pouvoir s’en dégager. Comment Daladier aurait-il pu résister aux images
organiques qui flattaient sa volonté de puissance et ses velléités de faux
volontaire ? Comment ne pas succomber à la louange de son « élégance »
qui lui faisait le plaisir d’être l’hommage le plus inattendu et le plus désarmant pour celui que l’on surnommait « le taureau du Vaucluse » ?
Comment se soustraire à l’ultime vanité de l’homme politique, qui se rêvait
différent de ses pairs pour mieux souffrir le spectacle des bassesses de
l’étroit milieu qu’il aspirait à dominer sans lui ressembler ? Ce mélange
d’humanité et de singularité qu’Alexis lui découvrait subtilement l’aidait à
reconnaı̂tre les propres mérites du candidat au secrétariat général : « J’attendais depuis longtemps cette heure de mes vœux. J’en mesure pour vous tout le
poids. Mais je pense aussi à toute cette lente et calme germination qui vous y
préparait, comme une force naturelle ; à toute cette longue concentration envers
vous-même, à quoi se mesurait votre élégance envers les autres. Vous voici
désormais dans la solitude accrue du Chef. À l’heure où tous se tournent vers
l’homme public sans penser à ce qui peut s’approfondir en lui secrètement, si
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peu de temps après un deuil intime, laissez-moi m’autoriser, humainement, de
ce que j’ai toujours rencontré d’humain dans son regard pour lui adresser, à
titre personnel, mes vœux choisis parmi les meilleurs et les plus sincèrement
dévoués 26. »
Le 1er mars, le Journal officiel publia la nomination d’Alexis Léger,
confirmant l’information de L’Écho de Paris qui en avait fait sa une le
matin même : « Philippe Berthelot quitte le Quai d’Orsay. Léger le remplace au secrétariat général du ministère. » Le quotidien confirmait l’indécision du ministre, qui avait hésité jusqu’au bout, et l’impopularité d’Alexis
parmi ses collègues, qui obligeait à de subtils dosages pour la nomination
de ses collaborateurs : « Depuis deux ans, l’avancement exceptionnellement
rapide de Léger ayant suscité parmi le personnel du Quai d’Orsay nombre
de réactions et de contre-réactions, on ne sait pas au juste à quel choix
Paul-Boncour s’est arrêté. » Heureux du choix de Paul Bargeton, qu’il avait
réussi à faire nommer directeur politique à la place de Saint-Quentin,
comme de celui, à la direction d’Europe, d’Émile Charvériat, qui était son
féal, Alexis était moins satisfait de retrouver Massigli à la sous-direction
politique, aux côtés de Robert Coulondre. Il lui fallut quelques années
pour se débarrasser de son rival et se constituer une équipe entièrement à
sa main, constituée de fidèles absolument dévoués, Charvériat, Rochat et
Hoppenot.
Peut-on imaginer la satisfaction d’Alexis ? Il mesurait sans doute ce qu’il
avait perdu pour gagner le poste de secrétaire général. Par une sorte de
renversement de la hiérarchie de ses valeurs, sa nomination au poste de
secrétaire général, en 1933, devint une revanche sur sa vocation avortée.
Un article de Aux Écoutes résumait ces chassés-croisés, où Alexis abjurait
sa foi littéraire et reniait Saint-John Perse ; il regrettait son double, sans
doute, mais il craignait encore qu’il ne nuisı̂t à sa crédibilité diplomatique,
malgré les précieux services qu’il lui avait rendus :
C’est le jour même de la répétition générale d’Intermezzo que Alexis Léger
fut nommé secrétaire général des Affaires étrangères, et le soir il assistait, à
la Comédie des Champs-Élysées, à la répétition générale de la pièce de son
subordonné, dans la loge qu’occupait Philippe Berthelot lors des générales
de Siegfried et d’Amphitryon.
À l’entracte, Léger vint féliciter Jean Giraudoux. Giraudoux en profita
pour féliciter Léger, qui, sous les noms de Saint-Léger, de Léger et SaintJolin-Perse [sic], a publié un certain nombre de poèmes obscurs.
— Je ferai un article, lui dit Giraudoux, pour féliciter la France d’avoir
choisi un poète pour un poste aussi délicat et aussi important.
— N’en faites rien, lui demanda Léger, sauf vous, les poètes ne sont plus
bien vus dans la Carrière.
Huit jours après, Paul Claudel était rappelé de New York et nommé à
Bruxelles 27.
Depuis des années, Alexis jalousait en contre-plongée la réussite de
Philippe Berthelot. Sa position lui semblait inexpugnable ; il tapait
d’autant plus fort. Croit-on jamais en la faillibilité de ses aı̂nés ? Il n’était
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rien sur la scène européenne, alors que la renommée de Berthelot était
considérable. Le secrétaire général était attaqué quotidiennement par
L’Action française, où sévissait Léon Daudet, son ancien compagnon de
bohème ; on le maudissait, on l’adulait. Lorsque l’éminence grise décida
par exception d’assister au Conseil de la SDN, en mars 1928, un journal
de Hambourg dressa de lui un portrait qui marginalisait quasiment Briand,
pourtant au sommet de sa gloire : « Philippe Berthelot est considéré
comme la personnification même de la race française. On serait presque
tenté d’admettre comme une heure historique celle à laquelle ce représentant de la France se rencontrerait pour la première fois avec le représentant
autorisé de l’Allemagne 28. » À cette date, Alexis n’avait pas eu l’honneur
du moindre article de la presse étrangère.
Renversée, la statue de Berthelot le toisait encore ; il distilla quelques
perfidies à ses amis pour l’abı̂mer un peu. En août 1932, Claudel nota dans
son journal « Vu [...] de nouveau Léger. Récits terrifiants sur B[erthelot] et
sur V[ictor] P[oint]. » Alexis était toujours dominé par son modèle, et le
fut longtemps encore.
De son côté, Philippe remâchait son amertume. À l’automne 1933, avant
de rejoindre son poste à Londres, Roland de Margerie l’alla saluer ; l’ancien
secrétaire général le félicita du choix de son poste, qu’il compara classiquement à l’excellence de Pékin, pour mieux égratigner d’un coup de patte dérisoire le poète qu’il avait jadis fait entrer dans la Carrière : « C’est le conseil
que j’ai donné jadis à Léger, auquel je m’intéressais – alors –, parce qu’il avait
publié un petit recueil de poèmes assez co-cas-ses. »
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L’héritier abusif
1932-1935
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XI
Le successeur de Berthelot
À la mort de Briand, les héritiers se bousculent. Laval, Tardieu et
Herriot se succèdent au Quai d’Orsay pendant l’année 1932. Puis trois
ministres, pour une année chacun. À gauche, Paul-Boncour ne jure que
par Genève, mais cherche des accommodements. Au centre droit, Barthou
prétend penser comme les autres, pour ne pas heurter le pacifisme français,
mais utilise l’expression briandienne de « Locarno oriental » pour mieux
encercler l’Allemagne. À droite, Laval se voue à la paix comme au diable,
en cherchant à s’entendre à tout prix avec l’Italie fasciste et l’Allemagne
hitlérienne. Trois ministres, trois politiques contradictoires, mais qui se
défendent de rompre avec l’héritage de Briand, pour adapter la France aux
nouveaux défis du IIIe Reich. Au Foreign Office, dès le mois de décembre
1933, on regrettait les discours décalés qu’Alexis tenait aux diplomates de
l’ambassade d’Angleterre : « Les Français me remplissent de désespoir depuis
qu’ils vivent dans un monde parfaitement irréel d’experts juridiques. Ils ont
manqué toutes les occasions qu’ils auraient pu saisir et ils sont grandement
responsables de l’arrivée d’Hitler au pouvoir et de la fin de la démocratie en
Allemagne 1. »
« Il s’est toujours donné pour l’héritier de Briand ; si c’est vrai, ce n’est
que du Briand affaissé des trois dernières années », observait sans aménité
le cardinal Baudrillart, le 23 novembre 1940. On s’en plaignait, ou l’on
s’en louait, mais on n’y échappait pas : Alexis posait à l’héritier du grand
homme. En s’instituant le garant d’une politique pacifiste, basée sur la
sécurité collective, il gageait son destin au secrétariat général sur le courant
majoritaire, dans les milieux politiques comme dans l’opinion. Mais Alexis
se représentait également comme le garant d’une tradition administrative
plus vieille que le régime, dont Berthelot, son plus récent avatar, incarnait
la dynamique récente, nationale et républicaine. Son art fut de savoir
ménager ces deux talismans.
La figure écrasante de Berthelot
Le poste de secrétaire général est-il administratif ou politique ? Son pouvoir procède-t-il d’une définition juridique ou de la tradition sédimentée
par le glorieux Cambon, le fade Paléologue et le vibrionnant Berthelot ?
Pour mieux accabler le négociateur français des accords de Munich, Paul
Reynaud a insisté a posteriori sur la responsabilité politique du plus haut
responsable du Quai d’Orsay pendant l’entre-deux-guerres : « Dira-t-on
que, fonctionnaire, il était tenu d’obéir ? Oui, sans aucun doute s’il s’était
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
agi d’un fonctionnaire n’ayant, même placé à l’échelon suprême de la hiérarchie, que des attributions administratives. Mais la règle ne saurait s’appliquer à de hautes fonctions comportant une responsabilité politique. Du
nombre et au premier rang des fonctions de cette nature sont évidemment
celles qu’exerce le secrétaire général du ministère des Affaires étrangères. »
L’avis d’Alexis lui-même était fluctuant. Dans l’action, il fit tout pour
conquérir et conserver une responsabilité politique ; en 1949, rédigeant
pour l’édification d’Alexandre Parodi, son lointain successeur, un miroir
des princes du Quai d’Orsay, il allait explicitement dans le même sens.
Dans la défaite, anxieux d’un procès, il limitait sa responsabilité « à la
fidélité d’exécution, purement administrative ». En 1933, le poste de secrétaire général était surtout ce que Berthelot en avait fait, ou ce que l’on
croyait qu’il en avait fait. C’était tout à la fois la réalité et l’image de ce
pouvoir qu’Alexis aspirait à recevoir en captant l’héritage de sa victime.
Ses collaborateurs s’amusaient de cette comédie. Raymond de SainteSuzanne, n’ignorant pas qu’on lui avait « beaucoup reproché d’avoir trahi
et chassé Philippe Berthelot », se délectait de sa façon de toujours renchérir
dans l’éloge de son prédécesseur : « À un déjeuner qu’il donnait pour les
nominations de Saint-Quentin, où j’étais, il prononça une harangue. SaintQuentin répond et évoque Philippe Berthelot. Léger aussitôt après se lève,
repique une nouvelle harangue à la mémoire de Philippe Berthelot. » Alexis
ne se laissait pas piéger par Claudel, venu l’interroger sur leur protecteur
commun : « Claudel désire se documenter pour des articles que publiera
Le Figaro et qui feront suite à ceux sur Philippe Berthelot. “Prenez garde,
a dit Henri Hoppenot à Léger, il va transformer tout ce que vous lui
direz et il ne vous restera plus qu’à envoyer au journal une rectification.”
(Laboulaye a été obligé de le faire au sujet des dernières paroles de Philippe
Berthelot, relatées inexactement par Claudel.) “Oh ! a dit Léger, il n’entendra de moi que des louanges.” ». Les Hoppenot parvenaient à peine à
susciter un petit coup de griffe de leur protecteur : « “Il y avait en lui, dit
Léger, du Footitch et du Monsieur Loyal.” Mot peignant le côté rigoriste
qu’il tenait d’une mère protestante et celui d’un satrape, impérieux et
fantaisiste. »
Le nouveau secrétaire général apparaissait moins nettement comme l’héritier de Berthelot que comme le dépositaire dévot du briandisme ; c’est
pourquoi la droite accueillit fraı̂chement sa nomination. Elle en regrettait
presque son prédécesseur et son panache, capable de caprices, mais toujours fidèle à son patriotisme républicain. Aux Écoutes confondait dans la
même défaveur le nouveau secrétaire général et le ministre qui l’avait
nommé. Celui-ci se prenait pour un nouveau Briand ; celui-là était défini
à titre péjoratif comme un arriviste « qui ne s’était jamais mis en travers
de la politique de son patron ». Je suis partout constatait sans aménité
l’ingratitude de l’ancien protégé de Berthelot, qui s’était dressé contre lui,
fort des « bonnes grâces de Briand », et de » solides appuis politiques » à
gauche. Candide allait jusqu’à opposer l’ancien et le nouveau secrétaire
général en évoquant le sort des proches de celui-là dont ne voulait plus
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Le successeur de Berthelot
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celui-ci. Symétriquement, Emmanuel Berl, dans un portrait très laudateur
du nouveau secrétaire général, félicitait Paul-Boncour d’un choix qui le
maintenait dans le sillage de l’apôtre de la paix : « On ne conçoit pas une
célébration plus efficace de l’anniversaire de la mort de Briand. » Seule
L’Europe nouvelle, où écrivait Louise Weiss, présentait la succession comme
heureuse et légitime : « Philippe Berthelot ayant quitté le secrétariat général
du ministère des Affaires étrangères, la plus haute fonction de la diplomatie
française ne pouvait, à moins d’être supprimée, revenir qu’à un seul
homme, et non pas au plus digne, mais au seul qui fût en ce moment
capable de la remplir. Il n’y a pas eu, à ce sujet, de doute ni de question. »
Après avoir démenti l’indécision de Paul-Boncour, colportée par L’Écho de
Paris, L’Europe nouvelle servait à Alexis le portrait qu’il voulait lire, et
résumait parfaitement son positionnement, à la hauteur de son rival, mais
à l’écart des fautes qu’on avait pu lui reprocher : « Très différent de Berthelot
par le caractère et la tournure d’esprit, Léger est de la même classe et de la
même race. »
Seule la partialité amicale de Louise Weiss permettait cette habileté. Les
contemporains se souvenaient de l’implacable rivalité des deux diplomates.
Au passage du relais, le nouveau secrétaire général ne profitait pas de l’éclat
de son prédécesseur, dont le souvenir lui faisait de l’ombre. Saint-John
Perse a reproduit à l’envi le double portrait de l’écrivain diplomate espagnol, Salvador de Madariaga, parce qu’il lui est tout favorable, seul ou
presque à grandir le cadet à l’aune de son prédécesseur. Madariaga opposait
la vitalité organique d’Alexis à l’artifice de Berthelot, « poli, fini (dans tous
les sens du terme), revenu de tout, blasé de tout, ayant fait le tour des
salons les plus raffinés de Paris et des porcelaines les plus exquises de
Pékin », qui, « ayant dépassé les pôles contraires du bon et du mauvais,
semblait s’être affaissé comme un bouddha chinois aux courbes tombantes
et reposées ». Par une inversion que la rhétorique exagérait peut-être, Alexis
paraissait à Madariaga « tout nature ». « On sentait, rien qu’à son aspect
et à sa présence, que son expérience venait directement de la terre, du roc,
des arbres et des eaux », jurait l’Espagnol qui, connaissant les prétentions
maritimes d’Alexis, prétendait ressentir ce « je ne sais quoi de fluide en ses
mouvements » évoquant « le rythme des vagues ».
Témoignage isolé et rétrospectif, qui représente mal le sentiment des
contemporains, d’accord pour trouver Alexis un cran au-dessous de son
prédécesseur. Il y allait d’abord d’un effet d’optique, qui diminuait le présent au bénéfice du passé. C’est jusqu’à L’Action française qui regrettait
presque l’adversaire de naguère lorsque, le 1er mai 1939, elle prétendait ne
pas vouloir perdre son « temps à tâcher de savoir » ce que pouvait être « au
psychologique ou au moral Alexis Léger. Un fanatique ? Un candide ? Un
simple ambitieux ? Un dandy dilettante ou dadaı̈ste ? Un simple élève et
copieur de feu Philippe Berthelot ? Tout cela ? Un peu de cela ? ». Cela
n’avait « pas d’importance. » Parmi les proches d’Alexis, Hélène Hoppenot,
la femme de l’un des agents les plus intéressés à sa réussite, observait en
septembre 1937 les sacrifices consentis par le secrétaire général pour tirer
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ce bilan pessimiste de l’action du diplomate de sa postérité : « Les résultats
valent-ils tous ces sacrifices ? S’il peut influencer – dans une certaine
mesure – la politique extérieure de la France, il lui sera impossible d’y
laisser sa marque, comme Philippe Berthelot. » Pour Wladimir d’Ormesson, la comparaison n’avait même pas de sens ; Alexis ne l’emportait sur
son mentor qu’en matière d’imagination. Vertu ambiguë, qu’il devait à son
image de poète et à sa participation aux grandes machines diplomatiques
de Briand. Berthelot « était un homme d’une vaste intelligence, un bourreau
de travail, mais rempli de partis pris, paradoxal et qui s’est trompé plusieurs
fois : vis-à-vis du fascisme, dans la politique tchèque, etc. Il n’empêche que ce
fut un grand, un très grand monsieur. Léger n’est pas à sa cheville. Léger est
intelligent, certes, mais inquiétant, et, je crois, superficiel. C’est un verbal, un
littéraire. Mais il a plus d’imagination que Berthelot 2 ».
En 1933, la comparaison diminuait celui qui avait voulu se hausser au
niveau de son protecteur ; en allongeant sa focale, le temps ne corrigeait
pas complètement cette différence d’appréciation. Philippe Berthelot continuait d’incarner par excellence la figure du secrétaire général. Il y allait
d’une sorte de privilège d’antécédence. Pour François Seydoux, le fils de
Jacques, c’est Berthelot qui avait conféré à cette fonction, sans équivalent
dans l’administration française, sauf au ministère de l’Intérieur, « une prééminence incontestée. Il régnait sur l’ensemble des administrations, sur la
société, sur les autres ambassades accréditées dans notre capitale ». Jacques
Baeyens ne contestait pas cette prééminence, s’il auréolait déjà d’un peu
de légende Alexis Léger, qu’il avait mieux connu dans son exil américain
qu’à la barre du Quai d’Orsay : « Le secrétaire général qui aura laissé sans
doute le plus grand souvenir – je ne veux pas dire le meilleur souvenir –
a été Philippe Berthelot. Il régna – et le terme doit être pris dans son sens
régalien – dès le départ de Paléologue, qui ne fit qu’effleurer le poste
pendant huit mois. » Baeyens déplorait l’abaissement d’un cran de la fonction sous la Ve République, et la prise en main des Affaires étrangères par
le président, tandis que « Léger pouvait encore se permettre de défendre
une ligne politique et assurer l’accomplissement de ses instructions ».
Une certaine droite, de tendance bonapartiste, avait pu se réjouir, jadis,
de l’ascension d’un homme nouveau. De fait, Alexis dévalorisait volontiers
les héritages auxquels il ne pouvait prétendre. « Peu enthousiasmé de l’esprit du vieux Quai », il s’en expliquait devant ses subordonnés : « À chaque
concours, quand il y a un fils d’ambassadeur qui se présente on me dit :
“En voici un qui offre des garanties.” Moi au contraire je me méfie. J’ai
peur de voir venir un jeune qui potinera, snobinera. » Il entendait incarner
les formules diplomatiques nouvelles, qui rejetaient son aı̂né au siècle passé
et à ses usages désuets. Il était facile à Madariaga, rétrospectivement, d’entrer dans ce jeu. Il opposait Berthelot, baignant « dans la tradition de ce
XIXe siècle où les grands États n’avaient guère su assimiler les conséquences
qu’entraı̂nait fatalement pour la politique internationale la profonde révolution sociale qui s’affirmait sous leur yeux », à Alexis, son héritier peutêtre, non pas son continuateur, qui « comprenait, et mieux encore, sentait,
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vivait les angoisses d’une société internationale dans l’enfantement d’un
monde nouveau ». Homme nouveau, Alexis participait à la naissance
d’un nouveau monde, incompréhensible à Berthelot. Ce jugement de
Madariaga situait nettement Alexis à gauche, et déportait Berthelot à
droite, autant que dans le passé.
Pour jouir des prestiges d’un passé glorieux sans renoncer à un esprit de
conquête immédiat, Alexis s’honorait de la figure tutélaire des colons du
Nouveau Monde, auxquels Lucien Bourguès, du Petit Parisien, voulait bien
l’affilier : « Originaire des Antilles, descendant d’un de ces colons courageux qui propagèrent jadis la civilisation française jusqu’aux rivages de
l’Amérique, Alexis Léger gardait des visions grandioses de sa jeunesse un
sentiment aigu des forces éternelles et de la précarité des querelles humaines. » Au bouquet d’articles qui saluait le nouveau secrétaire général,
Bourguès, il est vrai, ne piquait pas la fleur la plus timide, qui racontait
avec une complaisance inouı̈e la mythologie persienne. Ce n’était plus du
journalisme, mais presque un roman ; Alexis Léger redevenait Erik Brandt :
« Ayant été élevé en Angleterre, il parle l’anglais comme le français et
connaı̂t à fond la pensée de nos amis ainsi que la valeur de l’élément anglosaxon dans l’équilibre universel. » Bourguès ne paraissait pas moins sensible
à la séduction du nouveau secrétaire général que Karen Bramson à celui du
jeune attaché. Évoquant son « charme irrésistible », proclamant le nouveau
secrétaire général « invincible pour les autres et prêt à faire front aux événements les plus imprévus », Bourguès terminait son article par une manière
de madrigal : « Quand, dans le calme quasi oriental du visage mat, sur les
larges yeux bruns, les paupières se plissent pour déceler mieux une situation, suivre une idée ou entrevoir une ligne d’action, on peut être certain
que Léger ira jusqu’au bout. Une autorité douce, comme veloutée mais
irréductible émane de lui... » L’Action française du lendemain s’en donna à
cœur joie : « On a honte d’être le confrère de gens qui écrivent à plat
ventre. Si ces servitudes font plaisir à Léger, espérons qu’il saura les honorer
comme elles le méritent. » L’outrance devenait comique ; un lecteur perspicace ne doutait pas qu’il lisait un autoportrait. Cela valait toujours mieux
que l’apparente neutralité de la presse parisienne qui du Temps à L’Homme
libre, n’avait de libre que le nom, et, paresseuse ou complaisante, recopiait
tel quel le communiqué de presse du Quai d’Orsay. On y lisait indifféremment : « C’est une force jeune qui pourra donner toute sa mesure dans les
hautes fonctions où est appelé Léger. »
Ce n’est qu’à force de s’inscrire dans la légende de son prédécesseur
qu’Alexis parvint au bout de quelques années à capter l’auréole légendaire
de celui qui incarnait, pour les jeunes gens entrés au service de l’État après
1933, les années héroı̈ques de la France victorieuse. Alors, la réputation
du premier bénéficia au second. Dominique Leca, qui fut l’un des artisans
de la chute d’Alexis, se souvenait de la place que tenait Berthelot dans son
envie de connaı̂tre son successeur : « J’abordais Léger avec sympathie. La
tradition de Berthelot, que Giraudoux et Bella m’avaient rendue chère,
tout en lui [...] éveillait avec ma curiosité mon préjugé favorable. J’avais
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envie de devenir son ami. » Alexis ne lâchait pas une miette de l’héritage
de grandeur que Philippe avait attaché à sa fonction, et qui fascinait les
jeunes agents entrés au Quai d’Orsay sans avoir connu son prédécesseur.
Jacques de Bourbon-Busset, qui commença sa carrière en 1939, confondait
dans la même gloire Alexis Léger et son prédécesseur : « Il avait hérité du
prestige et du charisme de son prédécesseur Philippe Berthelot, il était
considéré comme impénétrable, tout-puissant, il était redouté et en même
temps considéré capable presque de sortilèges, une aura flottait autour de
lui. »
Sur le vif, la moisson mécanique d’articles que lui valut sa nomination
au secrétariat général révéla une notoriété sans commune mesure avec celle
de son prédécesseur. En juillet 1938, L’Action française jugeait qu’Alexis se
plaçait « au premier rang des bellicistes masqués, car son nom [était]
inconnu du grand public ». À plus forte raison, en mars 1933, il n’était
pas familier au plus grand nombre. À l’étranger, il demeurait parfaitement
inconnu en dehors des chancelleries. Le Chicago Daily News avait publié
un bref article de son correspondant à Paris, qu’Alexis avait de toute évidence pris le temps de recevoir. Le journaliste avait récité sans faute son
bréviaire. Le secrétaire général détenait le pouvoir réel : « Les gouvernements vont et viennent, les ministres des Affaires étrangères avec eux, mais
le secrétaire général demeure. » Devant le public étranger, Alexis était heureux de rappeler qu’il était poète et, puisque l’on s’adressait à des Américains, il était utile de préciser que le diplomate, anglophone et
américanophile, avait inspiré le pacte Kellogg. Quelques mois plus tard,
Alexis découpa le portrait que lui consacrait O Cedro, insignifiant périodique de la communauté syro-libanaise de Porto Alegre. Il n’eut pas l’occasion d’archiver d’autres portraits étrangers dans son press-book.
Le nouveau secrétaire général ne cherchait pas la célébrité mais, par
tempérament comme par calcul politique, une forme plus subtile de reconnaissance. Ses admirateurs, peu nombreux, étaient fervents. Salmon Levinson, son indéfectible supporter depuis le pacte Briand-Kellogg, réclama
une photo dédicacée au successeur de Berthelot... Le conseil municipal de
la Pointe-à-Pitre, qui conservait « pieusement le souvenir de son ancien
maire, Anatole Leger », lui adressa ses « vives félicitations ». Alexis les
conserva parmi ses papiers les plus précieux.
Un anti-Berthelot ?
En s’asseyant dans le fauteuil de Berthelot, hériter présomptif et froid
parricide, inquiet de légitimité mais soucieux de singularité, Alexis ne
bazardait pas les signes les plus flatteurs de l’autorité de son prédécesseur.
Il occupait son bureau, une grande pièce au troisième étage du ministère,
prolongée par un balcon qui dominait la Seine. Il conservait les boiseries
XVIIIe que Philippe Berthelot avait prises à l’hôtel d’Halluin, comme ses
vastes bibliothèques, nourries de la grande encyclopédie familiale. Mais il
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se débarrassait des attributs les plus contestés de son prédécesseur.
« Philippe Berthelot, voyant, sarcastique, désinvolte, trop luxueux et de ce
fait condamné, l’a instruit et il s’est appliqué à faire tout le contraire de
son prédécesseur dans ce domaine », observait Sainte-Suzanne.
Alexis n’avait pas la prestance physique de Berthelot, son grand front,
ses cheveux ondulés, sa mâchoire volontaire, son regard cynique et tendre.
À défaut, il se composa la panoplie du fonctionnaire modèle. Il était disposé, pour cela, à renier sa personnalité littéraire. Les journaux de tous
bords se rejoignaient pour effacer presque complètement le poète de leurs
portraits du nouveau secrétaire général. L’Europe nouvelle (« À vingt ans,
Alexis Léger intriguait, étonnait, enchantait tous les jeunes écrivains et
amis des lettres de sa génération ») ne l’évoquait que sous le signe du
renoncement : « À vingt-sept ans, le poète devenait diplomate. » Emmanuel Berl, dans Marianne, se réjouissait allusivement qu’à travers la nomination d’Alexis la France prouvât qu’elle avait « d’abord une culture, non
un simple assemblage de forces ». Le Sud de Montpellier, trop éloigné de
Paris pour avoir entendu la consigne, consacrait une brève à Claudel, en
précisant : « C’est encore un poète, Alexis Léger, qui vient de succéder à
Philippe Berthelot, connu dans les milieux littéraires sous son pseudonyme
de Saint-Léger-Léger. » Je suis partout, qui n’était pas contrôlable, moquait
d’un calembour facile son arrivée « aux Affaires étrangères avec le bagage
léger de quelques vers ». Mais la quasi-totalité de la presse politique, indifférente ou obéissante, taisait le versant poétique du nouveau secrétaire
général.
À l’inverse, les poètes faisaient grande publicité au succès de l’un des
leurs, à croire qu’ils ne vivaient pas sans frustration leur apostolat littéraire.
Il ne se trouva pas une voix pour aller à contre-courant des félicitations de
ses amis. Pour Claudel, un « pays qui le faisait ambassadeur et Léger secrétaire général était jugé ». Larbaud regrettait le « personnel diplomatique
trop restreint » qui suppléait insuffisamment son ami, mais il se consolait
avec ses promesses : « Il m’a dit en passant, et sans revenir sur le sujet,
qu’il avait d’autres poèmes à l’état d’ébauches, et la valeur de deux volumes
de prose. » Le plus beau, c’était l’indulgence de Breton, payée il est vrai de
quelques compensations.
Pour ne plus associer son sort à un ministre, mais devenir le régent
perpétuel de la diplomatie française, rien ne valait l’habit gris du fonctionnaire. Sa mise était toujours parfaite, ses cols cassés, ses cravates noires et
ses bottines vernies. Il admettait seulement un tweed de fantaisie à ses
week-ends galants. Pour les photos officielles, il se composait un masque
impassible, comme si, à force d’immobilité, il finirait par convaincre de sa
maı̂trise et de son impartialité. Pour servir tout le monde, il se faisait
parfaitement neutre. Si l’on mérite son visage à quarante ans, selon le mot
de Goethe, Alexis était responsable de ses traits un peu lourds et de l’ovale
sans grâce de son visage, qui lui faisaient une tête quelconque. De sensuel,
son visage devenait empâté ; gourmande, sa bouche était masquée par la
moustache uniformisée de la IIIe République. Son front n’était pas haut,
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mais dégarni ; ses épaules étaient fortes, mais elles tombaient ; son costume
ne l’habillait pas, il l’effaçait.
Il a toutes les qualités, se pâmait Lilita Abreu. Sauf la beauté, répondait
Hélène Hoppenot. Il n’était pas laid, mais il devenait impersonnel. Sa vie
mondaine le conformait autant que sa vie administrative. Briand n’avait
pas d’indulgence pour le monde et son peuple de vaniteux. D’un homme
politique ou d’un fonctionnaire qui s’y lançait, il disait qu’il serait pris
tout entier, et qu’il ne fallait plus rien en attendre. Alexis observa la règle
que s’était faite son patron de ne pas sortir, et de réserver ses moments de
loisir à quelques intimes. Témoin du délabrement physique de Berthelot,
à trop de veilles, de travaux et de ris, Alexis s’était discipliné. À son arrivée
au secrétariat général, il posa à l’aventurier, ascète dans le service diplomatique. Dans son portrait complaisant, Bourguès avait répercuté ce trait :
« L’homme qui avait vécu en cavalier dans le désert de Gobi et qui s’était
complu à naviguer d’ı̂le en ı̂le, dans les solitudes du Pacifique, n’éprouvait
aucun penchant pour les distractions mondaines et savait à merveille se
concentrer. » Rare et mystérieux, on parlait d’autant plus de lui qu’on le
voyait peu. Mélanie de Vilmorin puis Marthe de Fels n’avaient pas eu
raison de cette discipline ; Alexis leur consacrait ses week-ends, et réservait
ses sorties aux grandes occasions. Dans les années 1930, il se laissa grignoter par les obligations mondaines d’un secrétaire général, ambassadeur en
sa propre capitale, qui n’étaient pas celles d’un directeur de cabinet, ni
d’un directeur politique fictif. Au souvenir d’Étienne de Crouy-Chanel, il
acceptait peu de dı̂ners officiels, préférant cultiver ses relations aux repas de
la mi-journée. Les dı̂ners en uniforme étaient si rares, selon le collaborateur
d’Alexis, que le secrétaire général ne savait pas quelle décoration arborer
pour célébrer l’invité d’honneur. Mais les déjeuners professionnels étaient
la règle, avec des hommes de presse, d’argent, d’armes ou de politique.
Raymond de Sainte-Suzanne, secrétaire d’Alexis depuis mai 1936, dressa
ce bilan à la fin de l’année 1939 : « Il ne dı̂ne dehors que s’il ne peut
absolument pas refuser (très grand personnage de passage, ou idylle à son
début). Ne va jamais à un cocktail, jamais à une soirée, jamais à un déjeuner mondain. » Les obligations dont il s’affranchissait le soir coupaient sa
journée : « Il déjeune tard, invité presque tous les jours et, là encore, soit
il voit des amis personnels, mais très rarement (il n’y a que les Fels), soit, le
plus souvent, des gens qu’il a intérêt à voir professionnellement ou
politiquement. »
Dans les années 1920, sortant peu, encore raide, Alexis se cantonnait à
sa position de cadet, silencieux et attentif. Invité à déjeuner par Ralph
Wigram, conseiller de l’ambassade d’Angleterre, en compagnie de l’historien Jacques Bardoux, il peina à finir ses phrases ; Wigram en fut pour ses
frais, qui espérait des confidences sur les intentions de Briand en politique
intérieure 3. Cinq ans plus tard, reçu par Ronald Campbell, Alexis se lança
dans un « long monologue », comme il en infligeait désormais à Wigram 4.
Quelques années passèrent encore ; il monopolisait désormais la conversation, sans prêter attention à son interlocuteur. Campbell, pour défendre
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un argument, subit pendant deux heures les longues périodes oratoires du
secrétaire général 5. En 1940, une visiteuse sortit dépitée de son bureau :
« C’est un monologue. J’ai voulu faire une objection, j’ai vu que ça ne lui
plaisait pas, je n’ai pas insisté. » François Seydoux avait été frappé par cette
évolution. Le collaborateur de Briand intervenait « peu dans la conversation, comme s’il n’aurait pu être que l’écho du ministre ». Mais « Aristide
Briand disparu, Alexis Léger devenait plus disert. C’était l’impression que
je retirais de nos entretiens. Il avait le souci d’intéresser son interlocuteur
et aussi de lui plaire. Il excellait dans la fresque ». Même lorsqu’il était la
puissance invitante, invariablement hors de chez lui, Alexis imposait son
verbe à ses convives. Après guerre, il incarnait pour ses amis le bavard par
excellence. Hélène Hoppenot rencontre-t-elle un général au verbe facile,
c’est à lui qu’elle pense : il « parle, parle, parle sans arrêt ; son débit rappelle celui d’Alexis Léger et tout comme lui, il se veut le centre de l’attention ». Au centre, mais seul. Alexis avait des camarades de travail, des
collègues qui se rangeaient en adversaires, rivaux ou protégés. Avec aucun,
même Henri Hoppenot, il n’entretenait une relation vraiment amicale,
sauve de toute notion hiérarchique ou professionnelle, comme elle existait
entre Berthelot et Claudel, par-delà la protection toute affectueuse et désintéressée de Philippe. En dehors du Quai d’Orsay, Alexis avait des amis
mondains, des amis littéraires, mais il n’avait pas d’amis sans épithètes, qui
sont les vrais amis. Rivière était mort depuis 1925 ; il ne voyait plus Larbaud, aphasique depuis 1935 ; il n’écrivait plus à Monod depuis 1925, et
ne lui écrirait pas avant d’être couronné par le prix Nobel, en 1960. Il
n’avait pas remplacé ses amis de jeunesse.
Pour les horaires, Berthelot était imbattable de régularité, derrière son
bureau de huit heures du matin à huit heures du soir. Il est vrai qu’il
disparaissait entre une heure et deux heures et demie pour déjeuner. Alexis
avait la même régularité, sinon la même assiduité. Mis sur le gril pour les
archives orales du ministère, Étienne de Crouy-Chanel lui-même reconnaissait que sa pause s’étendait jusqu’à quinze heures ; et qu’Alexis arrivait
tard. Dans les souvenirs qu’il a publiés, il affirme que « le secrétaire général
arrivait ponctuellement à neuf heures ». Devant son interlocuteur, qu’il
sentit péjorativement informé, Crouy-Chanel concéda qu’Alexis « n’arrivait pas très tôt, vers neuf heures trente ». Le témoignage de ce fidèle
serviteur ne correspond pas à celui de Jean Chauvel, admirateur déçu et
procureur zélé : « Il arrivait en coup de vent vers onze heures du matin,
partait à l’heure du déjeuner, revenait vers quatre heures de l’après-midi et
restait tard le soir. » Témoignage exagérément sévère, qui vaut bien que
l’on écoute celui, tout indulgent, de Crouy-Chanel : « Vers dix heures
trente, onze heures, il se rendait chez le ministre, le voyait muni de toutes
ces informations sur les affaires en cours, revenait de chez le ministre
apportant ses réactions, si nécessaire revoyait tel directeur ou lui envoyait
un petit mot, pour une instruction brève. En fin de matinée, il recevait,
recevait énormément, des ambassadeurs, des journalistes, des personnalités
étrangères, des parlementaires, des diplomates français de passage à Paris.
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
Le défilé durait toute la fin de la matinée et tout l’après-midi ; en fin
d’après-midi les chefs de services lui apportaient les communications au
départ suivant les instructions et les indications du matin, nouveau petit
colloque, remise au secrétaire général des télégrammes d’instruction aux
postes diplomatiques, il signe certains télégrammes, le ministre en signe
d’autres, parfois très tard, il n’était pas rare que le secrétaire général travaillât à son bureau à huit heures trente, neuf heures. » Aussi bien informé
que Crouy-Chanel, également fasciné par Alexis, Sainte-Suzanne enregistrait des données immédiates dans l’intimité de ses carnets. Exemptes de
toute volonté démonstrative, pour nuire ou servir, comment ne pas les
recevoir comme les plus fiables : « Sa vie quotidienne est simple. Il habite
avec sa mère et sa sœur un appartement digne où il ne reçoit jamais. Il se
lève assez tard, va au bureau à peu près vers dix heures, parfois plus tard
encore (en ce cas, il est allé avant voir un homme politique à son domicile
pour lui parler à loisir). Il déjeune tard, invité presque tous les jours [...],
revient vers quinze heures, quinze heures trente, et reste au bureau jusque
vers vingt et une heures vingt (son heure habituelle), rentrant chez lui où
il dı̂ne très frugalement. »
Alexis soignait son image à l’intérieur du ministère, mais il n’était pas
difficile de s’apercevoir que le défilé de ses visiteurs comptait moins
d’agents de la maison que de personnalités extérieures. Les journalistes y
tenaient une place prépondérante, justifiée par sa politique de la place
publique, qui prenait à témoin l’opinion et s’employait à la réveiller. Ils
n’étaient pas les seuls à défiler dans son bureau. Pas de meilleur Candide
pour nous révéler les excès de ce dilettantisme, en pleine drôle de guerre,
qu’un certain Guyon, attaché au cabinet du secrétaire général après l’invasion de la Pologne, où il était conseiller d’ambassade : « Guyon, laborieux,
probe, intelligent, est choqué du genre de vie d’Alexis. Guyon dit : “Il y a
tout de même une hiérarchie dans les occupations.” Ce matin, Alexis arrive
tard, reçoit tout de suite Péchin, ami de Briand, le garde longtemps et part
en coup de vent chez Daladier, sans avoir eu matériellement le temps de
jeter un coup d’œil sur les télégrammes et d’avoir pris contact avec ses
chefs de service. Ceci très fréquent, Guyon s’étonne, se choque. Il oublie
qu’Alexis a été formé par la vie de cabinet, qu’il a un fond d’indolence qui
s’accommode de ce genre de vie. » Un autre jour, Raymond de SainteSuzanne balançait lui-même son jugement, inspiré par une humeur plus
indulgente. Cela commençait sur le même ton : « Le temps qu’il prend à
endoctriner ses ouailles, les audiences qu’il accorde par ailleurs [...] dévorent son temps au point qu’il lit les télégrammes par paquets, avec retard,
et encore pas toujours, il s’en faut. » Puis il tempérait : « Ceci serait grave
si les télégrammes vraiment urgents et très importants ne lui étaient pas
signalés par Rochat, Hoppenot, etc., au fur et à mesure de leur arrivée (ils
le consultent sur les réponses à faire). » Alexis en ratait parfois, comme cet
avertissement de Charles Corbin, ambassadeur de France à Bruxelles, qui
signalait en mars 1933 l’interprétation restrictive que le gouvernement
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Le successeur de Berthelot
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belge donnait aux accords de Locarno, pour empêcher les troupes françaises de traverser le plat pays en cas de remilitarisation de la Rhénanie.
Deux semaines plus tard, Alexis demanda à la hâte un projet de réponse à
ses collaborateurs, se trouvant fort démuni pour répondre à Paul-Boncour
qui sollicitait son avis. « Finalement, reconnaissait Sainte-Suzanne au terme
de leur collaboration, comme surpris par cette révélation, longtemps
ajournée par l’image ascétique que le secrétaire général avait su donner de
lui-même, il lit assez peu de télégrammes et souvent avec retard. »
Pour tromper son monde, Alexis s’efforçait à l’espèce d’impersonnalité
physique et morale du fonctionnaire irréprochable qu’il prétendait imposer
comme modèle à ses agents. Bon moyen d’asseoir son autorité en étouffant
les fortes personnalités et les points de vue divergents. La discipline futelle jamais mieux respectée au Quai d’Orsay qu’en son temps ? Tout son
art fut non pas tellement de l’imposer, que de la susciter avec assez de
suavité pour que le ministère la souffrı̂t sans à peine s’en rendre compte.
Il était pourtant attendu sur ce terrain, ayant donné les preuves de son
savoir-faire auprès de Briand. Le nouveau secrétaire général était à peine
installé que Je suis partout invoquait les figures de Robespierre et de Lénine
pour rappeler que « pendant cinq ans, M. Léger et Peycelon, indissolublement liés au cabinet de Briand, firent régner autour d’eux la terreur. Le
Quai d’Orsay était soumis à une surveillance invisible, une Tcheka qui
frappait tous ceux qui ne se montraient pas complices dociles du cabinet ».
Il fallut presque un septennat à certains diplomates pour connaı̂tre que
le fonctionnaire modèle qui les dirigeait tenait plus du satrape que du
commis effacé. Leur dépit rétrospectif n’en fut que plus bilieux. « Je
repense au mot de Daridan, notait Sainte-Suzanne à la fin de l’année 1939,
“il a caporalisé le Quai” ; oui, il l’a bien caporalisé, mais avec douceur. » À
dix ans de distance, Alexis répondit à ce reproche en délivrant ses conseils à
Alexandre Parodi. Au chapitre des rapports à entretenir avec ses adjoints,
il préconisait une « autorité psychologique et morale invisible, contraire au
caporalisme », qui s’attache aux « signes extérieurs ». Ce qui ne signifiait
pas renoncer à une once d’autorité. Il entendait « garder l’entière maı̂trise
du personnel » et s’assurer de la « complète subordination » des directeurs,
en les protégeant du « cabinet » de l’heure, comme des « hasards de la
protection politique ». Avant son règne, la tradition admettait que le plus
humble rédacteur indiquât ses initiales, voire son nom, dans le coin d’une
note qui remontait les services et pouvait lui valoir jusqu’aux félicitations
du ministre. Alexis privait ses agents de cette opportunité. Seul le service
français de la SDN avait maintenu cet usage, où René Massigli, grand
féodal, demeurait maı̂tre en ses terres.
La séduction de Philippe Berthelot lui valait femmes et amis, ruptures
et inimitiés. Le charme d’Alexis, plus envoûtant, plus souple, visait moins
à se faire des amis qu’à ne pas se faire d’ennemis. Ressort ultime de son
pouvoir, ses capacités de conviction et ses moyens d’expression pouvaient
lasser d’être si volontairement appliqués. Mais l’artificialité de ses procédés
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pouvait agacer une visiteuse aussi perspicace que Charlotte de FaucignyLucinge, qui lui consacra un portrait sensible dans L’Europe nouvelle en
1935. Après avoir inventorié ses « trucs » de séducteur, son impassibilité,
son regard fixe, son habileté à « jouer sur les êtres comme d’autres jouent
sur un instrument », elle concluait : « Qu’est-ce qui me plaı̂t en Léger ?
Exactement la même chose que ce qui me déplaı̂t. Expliquez cela comme
vous voudrez. Peut-être parce qu’une trop grande disponibilité et tant de
souplesse révèlent une incapacité absolue d’enthousiasme ou même de
préférence. »
Le plus souvent, ses contemporains considéraient qu’Alexis incarnait
moins brillamment la fonction de secrétaire général que son prédécesseur ;
mais ils ne représentaient pas plus petitement l’étendue de son pouvoir.
De fait, Alexis, par goût personnel, par l’habitude qu’il en avait acquise
auprès de Briand, par certitude de sa supériorité sur l’instable personnel
politique, défendait son pouvoir, et cherchait à l’accroı̂tre autant que possible, s’il souhaitait en minorer les apparences. La gestion des carrières en
constituait l’un des fondements. À peine nommé au secrétariat général, des
agents lui firent remise de leur destin. Jules Henry, conseiller à l’ambassade
de France à Washington, qui n’avait pas mégoté pour le féliciter (« Je vous
redis la joie sincère que m’a causée votre nomination »), investissait sa nouvelle puissance : « Je suis nullement pressé. Je viens seulement vous demander
de ne pas m’oublier. Je ferai tout ce que vous me demanderez et j’ose espérer
que, le moment venu, vous ne me maltraiterez pas trop. Je vous en exprime
d’avance toute ma reconnaissance 6. »
Ce pouvoir de nomination procédait moins d’une prérogative réglementaire que de la nécessité, pour un ministre qui souhaitait un travail harmonieux, de ne pas imposer ses collaborateurs au secrétaire général.
Réciproquement, la capacité d’Alexis à placer ses candidats dépendait de
son entente avec le ministre. Pendant longtemps, Philippe avait réglé luimême la mécanique du Département et organisé les mutations. Alexis
intervenait comme conseiller de Briand, pour contrôler des choix qui
n’étaient pas les siens.
De dépit, ou par prudence, Alexis sacrifia quelques protégés de Berthelot
en lui succédant. Le sort réservé à Fernand Pila est exemplaire de la pire
mesure qui pouvait frapper un diplomate : la retraite, mort administrative
universellement redoutée, réglée par autant de dérogations que de principes. Pila avait fait toute sa carrière dans l’ombre bienveillante de Berthelot. À la moindre contrariété, il avait dégainé sa protection ; en juillet
1927, frustré d’une promotion qu’il espérait, il avait haussé le ton devant
Robien : « Je me réserve naturellement d’informer Berthelot de cette difficulté,
qui, bien malgré moi, a surgi entre nous 7. » D’un point de vue réglementaire, rien de plus légitime que son départ, en 1936, à soixante-cinq ans
révolus. Mais Alexis avait le pouvoir de le retarder ; l’ambassadeur de
France à Tokyo n’économisait pas son encre pour solliciter du nouveau
secrétaire général la prorogation de sa mission : « Je suis devenu, professionnellement parlant, très attaché à ce pays. Je voudrais y rester aussi
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longtemps que je serai jugé capable d’y bien servir. Je crois que j’y réussirai. » Lorsqu’il apprit son rappel, en mars 1936, Pila ouvrit une correspondance aigre et fournie, alimentée de tous les prétextes imaginables, d’ordres
administratifs et humains, pour justifier son maintien, puis, la cause entendue, grappiller quelques semaines. Alexis n’avait pas ménagé l’ambassadeur
en laissant une dépêche de l’agence Havas lui annoncer la mauvaise nouvelle ; il ne l’épargna pas davantage, la décision connue, pour le faire plier,
usant d’une mise au point des plus sévères, qui se terminait par cette
philippique inhabituelle : « Puisque vous invoquez un texte administratif
auquel vos collègues ne s’étaient jamais jusqu’ici référés, je vous signale
que les effets de l’article précité peuvent être annulés par une simple décision prise sur l’avis d’une commission spéciale. [...] Je veux espérer que ces
considérations vous amèneront à une appréciation de vos devoirs plus
conforme à la tradition du Département 8. »
On ne saurait parler d’épuration sur la seule base du cas Pila ; il s’agissait
plutôt d’une sorte d’épuration en creux, à travers la constitution d’une
équipe d’agents fidèles ou d’une rassurante fadeur, choisis par Alexis contre
des prétendants parfois plus sérieux, mais suspects de demeurer trop
attachés à Berthelot. Il est vrai que cette discrimination positive exigeait
aussi de faire un peu de place. Au dire de Candide, « depuis six mois,
MM. de Fleuriau, de Marcilly et Dejean étaient avertis qu’on allait leur
fendre l’oreille. Ils s’étaient résignés de bonne grâce à leur éloignement
définitif des Affaires étrangères : le départ de Philippe Berthelot les privait de tout appui et une nouvelle équipe, groupée autour de Léger, attendait leur départ ». Devant le nouveau secrétaire général, Fleuriau avait
l’élégance de ne pas vouloir comprendre à qui il devait cette défaveur : « Je
vous tiens tout à fait en dehors de tout ce qui m’arrive, ainsi que vous le
démontrent mes confidences. » Ce n’était pas seulement élégant, c’était
habile, car Alexis pouvait encore servir à lui obtenir le cours d’histoire
diplomatique à Sciences-Po. Mais Alexis déçut son espoir et Fleuriau dut
se rabattre sur l’Institut catholique. Marcilly se plut à n’être qu’élégant.
Prévenu par Alexis, qui rédigea et signa les formules prêtées au ministre
Paul-Boncour, l’ambassadeur de France à Berne répondit, princier : « Je
remercie Votre Excellence des termes dans lesquels Elle a bien voulu me
notifier une décision si naturelle à tous égards 9. » Il faisait mentir Alexis,
qui se plaignait de ses ambassadeurs devant Hélène Hoppenot, en 1939 :
« J’ai encore dans les oreilles le ton de voix amer de Léger que Ponsot n’a
pas encore été le voir. Tous les mêmes ! Ils m’en veulent parce qu’ayant
dépassé la limite d’âge, je ne peux plus les prolonger que de deux ou trois
ans. Que puis-je faire de plus ? »
Alexis était moins innocent qu’il ne voulait bien l’admettre dans la mise
à la retraite de Ponsot, ambassadeur en Turquie jusqu’à la fin de l’année
1938. D’une part, Georges Bonnet voulait se débarrasser de Massigli, le
directeur politique qui avait eu des mots churchilliens au lendemain de
Munich. Alexis était trop content d’aider à la mise à l’écart de son plus
grand rival. Il pouvait bien sacrifier Ponsot à cet avantage. D’autre part,
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comme Martel, Ponsot émargeait à la liste des agents qui lui étaient
proches, sans avoir jamais renié Berthelot, leur premier protecteur. Ils n’entraient pas tout à fait dans la catégorie des fidèles ou des obligés, sans
participer de celle de ses adversaires, rivaux ou ennemis. En les envoyant
tous deux à Rabat et Damas, des postes relativement autonomes, prestigieux, mais de peu de poids dans les affaires mondiales, Alexis avait voulu
les mettre à distance, et se débarrasser d’aı̂nés qui l’avaient connu dans une
position d’infériorité. Il ne s’embarrassait pas des souhaits de ses premiers
chefs. En 1953, parvenu au véritable terme de sa carrière, qui avait rebondi
pendant et après la Seconde Guerre mondiale, Ponsot confirma qu’Alexis
lui avait imposé le Maroc. Il en était allé de même pour Damien de Martel,
remplaçant Ponsot en Syrie contre son vœu, qui était de demeurer au
Japon. En expliquant ces deux exils par l’incapacité pour ces deux ambassadeurs, du fait de leurs femmes, d’assumer un rôle de représentation dans
un poste de premier plan, Alexis évitait un rapprochement plus judicieux :
l’exil imposé à deux anciens protégés de Berthelot. Par-delà leur mort,
Alexis démontra sa rancœur par une mesquinerie gratuite : il corrigea à la
baisse le télégramme de condoléance soumis à la signature de Daladier,
avant d’être envoyé à la veuve de Martel. Il caviarda de sa main les passages
les plus chaleureux comme les plus élogieux. La « très haute estime qu’ont
laissée au Département les mérites de votre mari », les « bien vives et très
respectueuses condoléances » du ministre, qui faisait savoir à la fantasque
Margot de Martel qu’il lui serait « obligé de faire savoir à [ses] enfants la
part qu’[il] pren[ait] à leur deuil », toute cette chaleur gratuite lui fut
refusée par Alexis.
Une équipe Léger
L’équipe que le secrétaire général se constituait écartait les proches de
Berthelot, au profit de serviteurs scrupuleux, éprouvés à l’Asie ou au cabinet, plus obéissants qu’audacieux. Aux premiers jours de l’année 1933,
sous la direction bicéphale de Berthelot au secrétariat général et d’Alexis,
à la direction des affaires politiques, l’état-major du Département comptait
André de Laboulaye comme directeur politique adjoint, Paul Bargeton à
la sous-direction d’Europe, René Massigli à la tête du service de la SDN,
Émile Charvériat à l’Asie, René de Saint-Quentin à l’Afrique (depuis la fin
de l’année 1926) et Robert Coulondre aux affaires commerciales. Telle
quelle, cette cascade de sous-directions, qui mélangeait les principes géographiques et fonctionnels, commandait, dans l’ordre indiqué, une sorte
de noblesse d’usage, hiérarchisée par l’importance stratégique des affaires
traitées. Ces divisions dépendaient toutes de la direction des affaires politiques et commerciales, qui exerçait également son autorité sur le service
des œuvres (Jean Marx), le service juridique (Jules Basdevant), le Chiffre
et le contrôle des étrangers. Le choix du directeur politique était décisif :
il contrôlait l’ensemble des affaires sensibles. Le personnel de Louis de
Robien, le protocole de Pierre de Fouquières, les archives et tous les autres
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services qui échappaient à cette direction macrocéphale n’avaient guère
d’enjeu politique, à l’exception de l’information et de la presse (PaulBoncour y nomma Pierre Comert, maintenu jusqu’à la conférence
Munich, lorsque son opposition le relégua à l’Amérique), qui échappait
également à la responsabilité du secrétaire général, pour ne dépendre que
du ministre et de son cabinet.
Alexis voulut bouleverser cette hiérarchie en supprimant la fonction de
directeur politique, couveuse à secrétaires généraux. Dans la foulée de la
nomination du secrétaire général, Aux Écoutes se fit l’écho de ce souhait :
« Léger, à la direction des affaires politiques, ne sera pas remplacé, mais,
au lieu d’une direction, nous aurons désormais deux sous-directions politiques. » D’autres annonçaient la nomination de Saint-Quentin à la direction politique et prévoyaient le dédoublement de la direction adjointe. Les
couloirs du Quai d’Orsay bruissaient du même pronostic, qui faisait du
sous-directeur d’Afrique le nouveau dauphin d’Alexis. René de SaintQuentin avait de la valeur, et du caractère. Il avait fait une guerre glorieuse,
n’était pas l’obligé d’Alexis et n’était pas passé sous ses ordres au cabinet
de Briand. Ce n’était pas pour plaire au nouveau secrétaire général. Au
moment où Saint-Quentin crut toucher au but, Alexis réussit à imposer
Paul Bargeton. « C’est la “camarilla” Léger qui l’a emporté », observa Wladimir d’Ormesson, témoin de l’amertume du prétendant éconduit. Ce scénario, qui voyait Alexis triompher, avec l’aide de Marthe de Fels, est confirmé
par la lettre très inhabituelle qui fut déposée au dossier de Saint-Quentin,
à titre de consolation. Signée Joseph Paul-Boncour, elle assurait le sousdirecteur d’Afrique de l’intention initiale du ministre de le faire directeur
politique ; il voulait laisser une trace de ce souhait, dans l’éventualité où il
ne pourrait le réaliser lui-même à l’avenir.
Le choix du nouveau directeur politique signait le rôle d’Alexis dans
l’intrigue qui avait écarté Saint-Quentin. Son « dévoué » Paul Bargeton,
de cinq ans plus âgé que lui, que les photographies représentent les traits
pointus, le crâne chauve et la tête enfoncée dans les épaules, à l’inverse
du port de tête galliforme de son chef, était ce personnage lisse et scrupuleux qui avait idéalement remplacé le directeur du cabinet de Briand, pendant sa longue absence de la fin de l’année 1927. Les deux fonctionnaires
s’étaient connus à la sous-direction d’Asie, où ils avaient travaillé ensemble
à relancer la BIC. Seul dans ce cas au Département, avec Henri Hoppenot,
Paul Bargeton était reçu dans l’intimité d’Alexis, qui salua avec émotion
son départ à Bruxelles, en 1937 : « Mon cher Bargeton, notre longue intimité
au travail a été si fraternelle que vous ne pouvez ignorer tout ce que signifie
pour moi votre départ. »
Alexis n’aurait pas détesté faire subir à René Massigli le même sort qu’à
René de Saint-Quentin, mais il ne put empêcher sa nomination comme
directeur adjoint, avec Robert Coulondre. Il se rattrapa un cran au-dessous,
hissant Émile Charvériat de l’Asie à l’Europe. Pas plus que Bargeton,
Charvériat ne risquait de rivaliser avec le secrétaire général, auquel il était
tout dévoué. Né en 1880, sa carrière, exclusivement parisienne n’avait pas
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eu la fulgurance de son chef. Au vrai, il ne cherchait pas les responsabilités,
qu’il aurait volontiers fuies, n’eût été le désir d’Alexis de s’adjoindre un
collègue parfaitement inodore. Charvériat poussait le bon goût jusqu’à
épouser « les vues de Léger et jusqu’à son vocabulaire », par une forme de
mimétisme qui n’échappait pas à Hélène Hoppenot : « C’est un bel
homme pâle à la courte moustache, au port nonchalant. Une mauvaise
imitation de la voix de Léger, des expressions de Léger, des gestes de Léger.
Un peu lugubre cependant et, après quelques minutes de conversation
lente, de plus en plus lente, on est démangé par l’envie de le bousculer ou
de dire une inconvenance, pour voir ce qui arrivera – bien que l’on sache
d’avance qu’il n’arrivera rien. » Aux Écoutes ne s’y trompait pas, évoquant
la nomination d’un « ami personnel de Léger », qui ne s’était « jamais
occupé des affaires d’Europe », mais seulement « des affaires d’Asie ».
Bargeton, le directeur politique, Massigli et Coulondre, ses deux sousdirecteurs, et Charvériat à l’Europe, auquel on avait adjoint Rochat, les
cinq plus hauts responsables du Quai d’Orsay, sous les ordres d’Alexis,
étaient tous protestants. Hasard ou dilection d’Alexis ? Tropisme du milieu
réformé avant tout, puisque cette petite liste, à laquelle il faudrait ajouter
Pierre Comert à la presse et Arnal à la SDN (à compter de décembre
1937), s’allongeait à une douzaine de noms avec les diplomates en poste à
l’étranger. Albert Kammerer, Victor de Lacroix, Eirik Labonne, Fernand
Pila, Gabriel Puaux ou François Seydoux, après son père Jacques, sans
compter le jurisconsulte Jules Basdevant, ou Berthelot lui-même : sinon
un « clan protestant », il y avait bien une nette surreprésentation de huguenots dans la Carrière. Robien le déplorait, et disserta longuement, pendant
la guerre, sur l’influence néfaste « des riches milieux protestants de la banque
et des grandes affaires » qui avaient pénétré non seulement le Quai d’Orsay,
mais aussi leur couveuse, l’École des sciences politiques, dont « beaucoup
des plus éminents professeurs, les d’Eichthal, les Sturm, les Siegfried, les Seydoux
étaient aussi protestants ».
Un regard froid n’observe pas de solidarités particulières ni d’homogénéité de vues entre tous ces diplomates, sinon dans les dernières années de
la décennie, marquées par leur regroupement dans le camp des durs.
C’est l’assertion que Roger Peyrefitte mettait dans la bouche de l’ambassadeur plus vrai que nature des Ambassades : « Les bellicistes se recrutent
toujours dans le clan protestant. » Peut-être. Par ailleurs, Kammerer disputait âprement à Pila l’ambassade de France à Tokyo, Labonne préférait
l’amitié de Morand, Giraudoux ou Léger à celle de ses coreligionnaires, et,
nettement orienté à gauche, ne partageait pas les vues de Gabriel Puaux,
tout à fait conservateur. Robien n’en démordait pas, qui opposait au cosmopolitisme de l’aristocratie et à l’universalisme du catholicisme le nationalisme étroit de la bourgeoisie protestante. La réputation de rationalité
froide, d’austérité et d’intégrité prêtée à cette minorité française attiraitelle particulièrement Alexis ? On se souvient de son amitié pour Gustave
Monod et du respect qu’il marquait à son père, pasteur ; on se souvient
du procès en « protestanterie » que lui faisait Jammes ; on se souvient enfin
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qu’il n’était pas imperméable aux généralisations hâtives. Sans verser dans
l’antisémitisme, il n’était pas immunisé contre les préjugés péjoratifs fort
répandus dans la société française des années 1930. En témoigne sa réaction lorsqu’il demanda à Hoppenot de lui suggérer un agent qui prendrait
sa succession à la sous-direction d’Asie : « Henri propose Lévy : un Juif, il
n’en veut pas. » Pourquoi Alexis aurait-il échappé aux préjugés plus ambivalents qui s’attachaient à la minorité protestante, alors que les huguenots
eux-mêmes ne détestaient pas les cultiver ? Puaux, à qui Hoppenot représentait la difficulté qu’il aurait à « chasser tous les miasmes du Sérail » en
Syrie, où il était nommé haut-commissaire, répondait : « Oh, je ferai régner
une rigueur toute protestante. » On ne peut s’empêcher de penser que le
caractère florentin d’Alexis, et son goût pour les procédés tortueux, lui
rendaient exotiques autant qu’aimables les qualités prêtées aux fonctionnaires protestants, cantonnés à leur position d’adjoint. Leur loyauté et leur
juridisme les empêcheraient toujours, pour le supplanter, de recourir aux
armes qu’il utilisait voluptueusement pour se maintenir. Alexis célébra ces
qualités, à l’automne 1937, chez Bargeton, lorsqu’il salua son départ : « Il
signifie pour nous tous le sentiment, plus précis que jamais au moment où vous
nous quittez, de cette atmosphère de clarté morale, de sérénité morale, qu’à
respirer vous-même parmi nous, vous aviez su faire régner du haut en bas de
la maison... »
Massigli lui succéda à la tête de la direction politique. Un an plus tard,
en octobre 1938, il fut débarqué comme antimunichois à l’occasion d’un
vaste mouvement diplomatique qui rehaussa d’un cran tous les fidèles du
secrétaire général et tira Hoppenot de la couveuse asiatique pour l’amener
à la sous-direction d’Europe. Il s’y imposa bientôt et compléta, sous les
ordres d’Alexis, et aux côtés de Rochat, directeur politique adjoint, le nouveau trident du Quai d’Orsay, au détriment de Charvériat, le directeur
politique en titre. Hoppenot savait mieux y faire que le scrupuleux fonctionnaire, qui finissait par agacer le secrétaire général. Converti à la résistance aux prétentions allemandes, à compter de mars 1939, Alexis se lassa
des prudences de son adjoint. Il y allait aussi de questions de forme,
qu’Hoppenot maı̂trisait plus habilement au dire de sa femme : « Son collaborateur Charvériat agace Léger qui, lancé sur un sujet, trouve des explications géniales, à l’aide de saisissantes métaphores, moment où l’autre
l’interrompt pour critiquer des points de détail. H[enri], lui, le laisse parler
et répond invariablement : “Je vais y penser puis je vous apporterai un
rapport.” Et c’est un ou deux jours après, le feu d’artifice étant éteint, que
Léger, en souriant, accepte des modifications ; de tempérament autoritaire,
il est trop intelligent ou trop juste pour ne pas revenir, s’il le faut, sur ses
premières intentions. »
Sainte-Suzanne enregistrait quelques élans de mutinerie minuscule :
« Charvériat, timidement mais nettement, objecte, vainement d’ailleurs.
Rochat, quand il n’est pas d’accord, garde de plus en plus le silence. Mais
tout ceci sur des questions d’application. Sur la doctrine Léger expose,
enseigne sans coupure. » Hoppenot tenait son savoir-faire de sa longue
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pratique d’Alexis ; à la sous-direction d’Asie, déjà, il s’était plié aux façons
de son chef. Son successeur, moins souple, était moins heureux : « Jean
Chauvel travaille mais il ne cherche pas, comme Henri, à donner à son
service l’impulsion qui le rendait vivant, en plus il a peur de Léger parce
que, ayant eu l’imprudence de l’aller trouver plusieurs fois, en pleine bousculade, il l’a entendu répondre : “Mais non, je n’ai pas le temps.” Alors,
désemparé, il se terre dans son bureau. Henri lui, attendait que huit heures
du soir fussent sonnées pour l’entretenir des affaires asiatiques, moins pressantes et importantes que celles d’Europe, mais Chauvel n’a pu se résigner,
comme lui, à prendre des repas refroidis ou trop cuits. »
La nomination d’Hoppenot, en octobre 1938, permet d’apprécier l’habileté et la ténacité d’Alexis pour imposer ses hommes à l’état-major du
ministère, quel que fût le ministre. Il s’agissait alors de Georges Bonnet.
Alexis s’entendait mal avec lui, même si la discorde n’était pas encore à
son comble. Le 6 octobre, il s’assura de l’assentiment d’Hoppenot, qui ne
rêvait pourtant que de repartir à Pékin, en qualité de ministre : « Évidemment, expliquait-il, vous pourriez rester à la sous-direction d’Asie et
attendre dans votre fauteuil que s’ouvre la succession de Naggiar, mais ce
genre de poste peut toujours échapper si un parlementaire en a envie et il
serait plus difficile ensuite de vous diriger sur l’Europe, vous seriez considéré comme un spécialiste des affaires d’Orient. » En réalité, Alexis avait
prévu de longtemps de placer Hoppenot à l’Europe, après lui avoir permis
de rattraper « le peloton de son concours et les camarades qui l’avaient
devancé » dans la course au grade de ministre plénipotentiaire. « Léger s’est
montré là un véritable ami », notait Hélène, qui expliquait les conditions
de cette promotion : « Léger a profité de son voyage à Londres en tête à
tête avec Yvon Delbos pour la lui arracher et c’est une récompense pour
avoir, en un laps de temps aussi court, remis sur pied la sous-direction
d’Asie. »
Alexis avait imaginé envoyer Charvériat ou Rochat à Prague ; la disgrâce
de Massigli lui facilita la tâche. Le 13 octobre 1938, il regonfla encore
Hoppenot et, voyant loin pour lui, songeait déjà au départ de Charvériat
et à la promotion de Rochat : « Ce serait important, lui a dit Léger, pour le
développement de votre carrière car le poste de directeur adjoint politique
s’ouvrira rapidement. » Le soir même, il poursuivit son travail de sape
auprès de Bonnet, puis téléphona à Hoppenot pour lui en rendre compte :
« Il a vu le ministre, lui a parlé d’Henri, “de son sang-froid, de son calme,
de sa mesure pendant les jours de crise”, mettant en relief les deux séjours
qu’il a faits dans les postes européens : “Mais je ne le connais même pas...”
a dit Bonnet. “Faites-le venir, parlez-lui, etc.” » Signe que les Hoppenot
étaient harponnés, ils commencèrent à craindre que le projet ne se fı̂t pas
en raison de la trop éclatante mainmise d’Alexis sur les directions stratégiques : « Il est à craindre que Bonnet n’en ait assez de voir Charvériat
prendre la place de Massigli, Rochat celle de Charvériat – deux amis de
Léger –, pour avoir le désir d’en faire venir un troisième. Il préférerait
nommer à la sous-direction d’Asie un de ses mouchards. “Enfin, conclut
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Léger, je voudrais vous prévenir qu’il vous fera appeler demain.” » Le
17 octobre, plus sûrement qu’une hirondelle annonce le printemps, l’augure d’André Ganem fut favorable à Hoppenot : « Il a eu vent des bruits
qui courent déjà sur la nomination probable d’Henri au poste de sousdirecteur d’Europe. “Je suis sûr qu’elle se fera... mais il faudra peut-être
s’en occuper un peu.” “Je ne demande rien à personne”, a remarqué Henri.
“Je vous souhaite le poste mais le travail absorbant qu’il représente vous
privera de la vie familiale que vous aimez.” » André Ganem, fascinant
personnage, levantin, éminence grise de Delbos et de toute la République
radicale, réputé franc-maçon, agrégé d’histoire, ancien journaliste, conseiller de toutes les bonnes volontés, traı̂nant dans les couloirs quand il n’avait
pas d’autres fonctions officielles que son poste de fonctionnaire à la SDN,
était de ce peuple de seconds rôles des lieux de pouvoir, à la fois familiers
et mal connus des décideurs. On ne trouve pas deux mémorialistes pour
s’accorder sur son état civil ni sur son cursus. Ce magicien de la République réussit son tour de passe-passe en faveur de Hoppenot. Le
20 octobre, après être revenu à la charge auprès du ministre, Alexis obtint
gain de cause : « Léger porte lui-même à la signature de Bonnet le décret
nommant Henri à la sous-direction d’Europe. “Cette nomination, lui ditil, n’a que trop tardé.” Et il téléphone peu après à Henri pour l’en
féliciter. »
Cousin d’Henri Hoppenot, Charles Corbin, « grand, svelte, très légèrement voûté comme s’il eût voulu s’excuser de sa taille et se rapprocher de
son interlocuteur », se tenait aux marges de la nébuleuse Léger, dilatée
pour son seul cas hors du Département puisqu’il était ambassadeur à
Londres, l’unique poste étranger qui pouvait se considérer comme une
excroissance du très anglophile état-major parisien — Daladier en venait
à s’étonner que le gouvernement de Sa Majesté entretı̂nt une ambassade à
Paris, dont le Quai d’Orsay le dispensait en suivant docilement la gouvernante anglaise. De six ans plus âgé qu’Alexis, Charles Corbin l’avait
déchargé de son travail à la direction politique et l’avait laissé à ses vastes
entreprises briandiennes. Il n’était pas fâché d’abandonner cette servitude
administrative au profit de l’ambassade de Londres, le poste le plus
convoité par tous les diplomates français de l’entre-deux-guerres, le seul
qui tentât Alexis hors du Département. Marqué plus à droite que le secrétaire général, Corbin était trop prudent pour le contrecarrer en rien, ce
qui ne signifie pas qu’il partageait complètement ses vues. Les deux
hommes avaient fait fonds l’un sur l’autre ; ils s’épaulaient pour monter
au plus haut. Alliance d’intérêts qui reposait sur un socle de convictions
communes. L’un comme l’autre misaient tout sur l’axe Londres-Paris pour
prévenir la guerre, ou l’emporter si elle advenait malgré tout.
À Londres, ils avaient les mêmes amis, francophiles et hostiles à l’Allemagne nazie. Churchill, Eden, Duff Cooper et Vansittart incarnaient l’Angleterre qu’ils aimaient, de préférence à celle des appeasers qui groupait
sir Austen Chamberlain, sir John Simon, sir Samuel Hoare ou lord Halifax. Vansittart était toujours disposé à verser du baume au cœur des Français, lorsque ses ministres allaient trop loin dans la complaisance envers
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l’Allemagne ; il le faisait invariablement par le canal Corbin-Léger. Il
trouva à s’employer en mars 1935, lorsque sir John Simon fit savoir qu’il
maintenait sa visite à Berlin, malgré l’annonce par Hitler du réarmement
officiel et du rétablissement de la conscription. L’homologue d’Alexis trouvait les mots pour consoler l’ambassadeur de France : « Hier, comme je
disais à sir Robert Vansittart combien nous trouvions l’initiative de sir John
Simon profondément regrettable à tous points de vue, il m’a interrompu en
me disant : “Vous pouvez la qualifier de désastreuse (most disastrous). » L’Anglais ne doutait pas qu’il serait entendu par Alexis en parlant à Corbin :
« Sir Robert Vansittart m’a dit qu’il regrettait vivement d’être obligé de juger
ainsi son chef, mais que les circonstances étaient trop graves pour qu’il ne me
fasse pas part de son sentiment. Il m’a demandé seulement, si je vous le confiais
à mon tour, de ne pas le consigner dans un rapport officiel. »
Les deux diplomates communiaient dans une même anglomanie et une
même hostilité à l’Allemagne nazie ; Charles Corbin était seulement plus
fidèle qu’Alexis à leurs convictions communes : il déserta l’aérodrome où
Chamberlain se fit acclamer à son retour de Munich ; Alexis, lui, était
dans l’avion qui ramenait Daladier au Bourget. C’était pour convenir au
secrétaire général : avoir à Londres un alter ego plus fidèle que lui à leurs
convictions communes, c’était se dédoubler, devenir moral à Londres et
demeurer manœuvrier à Paris. Ce qui ne signifie pas que Corbin, sous
ses dehors distants, n’était habité par aucune passion. Quoiqu’il pensât des
écarts que son cadet commettait par ambition, il aimait à travailler avec
lui, et l’admirait probablement jusque dans sa rouerie. Il lui adressait une
correspondance nourrie, sans espoir de retour : on trouve huit de ses lettres
pour l’année 1935 dans les papiers Léger, et encore six en 1936. Ce n’est
qu’un très mince reliquat, si l’on en croit Crouy-Chanel : « La valise de
Londres, circulant trois fois par semaine, apportait chaque fois une ou
deux lettres privées de Corbin à Léger. » La relation épistolaire demeurait
à sens unique. À l’été 1934, au cours des négociations du projet de Locarno
oriental, faute d’information du Département, l’ambassadeur avait dû se
procurer par une « source étrangère un aperçu des conversations » tenues par
Barthelot « avec l’ambassadeur d’Allemagne et l’ambassadeur de Pologne ». Il
réclama doucement, à la fin de l’année, d’être informé de la politique de
Pierre Laval, son nouveau ministre. Ce qui ne l’empêchait pas d’offrir
toujours sa meilleure figure au secrétaire général. Après guerre, l’annonce
du retour d’exil d’Alexis le sortit brusquement de la torpeur d’un déjeuner
estival où l’avait trouvé Hélène Hoppenot : « Il est las et son absence de
conversation me paraı̂t plus pesante que par le passé – même lorsque l’on
mentionne un nom de collègue à histoires, ce qui anime généralement les
diplomates les moins bavards. Seul un petit éclair passe dans son regard
bleu pâle, fait danser les longues rides fines de son visage ascétique et
distingué lorsque je prononce celui de Léger. » Et Charles Corbin de lui
rendre visite aussitôt dans le Midi...
S’il ne partageait pas toutes les vues d’Alexis, Corbin manquait trop de
caractère ou de vice pour vouloir jamais lui manquer. Étienne de CrouyChanel notait sévèrement qu’il n’était « pas un homme du présent », ce que
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ne démentait pas Sainte-Suzanne, qui lui reprochait d’imaginer « l’Europe
comme quand il avait trente-cinq ans ». Il le trouvait « triste et terne »,
digne et probe, « parfait et court », et concluait : « le diplomate type », ce
qui était peut-être moins sévère pour Corbin que pour la Carrière. En
somme Corbin était à Londres la projection idéale et presque purement
idéelle des vues d’Alexis. Finissant sa carrière, il ne le menaçait guère : il
était notoire, au Quai d’Orsay, qu’il ne partirait de Londres « que pour
prendre sa retraite ».
Exigeant une parfaite loyauté de ses fidèles, Alexis ne laissait jamais
croire à l’un se ses collaborateurs que sa faveur lui était tout acquise ; il
établissait un roulement constant, selon ses besoins tactiques, la tendance
politique qu’il voulait favoriser, ou pour le plaisir gratuit de faire sentir la
toute-puissance de son soutien. Raymond de Sainte-Suzanne s’en amusait :
« L’autre jour je surpris Rochat, bafouillant dans son bureau pour s’excuser
d’une minuscule négligence, et Alexis, contrairement à son habitude, au
lieu de relever le pénitent, le laissait s’enferrer, muet, glacé. Cela s’éclaire
si l’on songe que depuis quelque temps il témoigne une visible faveur à
Hoppenot. Un jour viendra où Hoppenot subira la douche froide, Rochat
revenant au zénith. Même jeu pour Crouy et Lacoste. Rien de capricieux
là-dedans. Rien que du voulu. Montrer aux gens placés sous ses ordres, si
élevés soient-ils dans la hiérarchie, qu’ils n’existent que par lui et que rien
n’est définitif. » Sainte-Suzanne avait raison de deviner la fidélité du secrétaire général envers les siens, derrière son habileté ; à sa chute, il se préoccupa de ses hommes en grand féodal, responsable jusqu’à la sentimentalité :
« Sauf sottise ou trahison à son égard, il soutient ses protégés avec
constance. »
Bargeton, Charvériat, puis Hoppenot, ses plus fidèles collaborateurs
étaient tous républicains, démocrates, patriotes, anglophiles et inquiets de
l’impérialisme renaissant de l’Allemagne. Ils partageaient des vues plus ou
moins interchangeables. On pourrait en dire autant de collaborateurs qui
lui étaient moins personnellement attachés, tels Massigli ou Coulondre ;
seuls les silences de Rochat et son destin vichyssois inclinent à le mettre à
part. Alexis cultivait cette « homogénéité morale » dans « le choix des
hommes », objectif qu’il assigna à Parondi après guerre, pour la constitution de son équipe. Ce système favorisait un conformisme peu capable de
sécréter des évaluations variées des risques à anticiper ou des stratégies à
développer. Rochat mis à part, les différences, dans l’entourage du secrétaire général, étaient de tempérament plutôt que tendance politique. Hoppenot et Léger étaient plus « durs » que Bargeton ou Charvériat, moins
passionnés.
À cette « équipe Léger », faite de proches, de fidèles ou d’obligés, s’agrégeaient les aı̂nés, qu’Alexis ménageait, sans faire fond sur eux. Leur âge les
empêchait de constituer une menace ; il les privait d’offrir un secours. On
pourrait évoquer le cas de Jules Laroche ; l’exemple de Claudel est le plus
savoureux, qui mêle la littérature à la diplomatie, et superpose tous les
étages de l’ambition qu’Alexis avait parcourus depuis la fin de son enfance.
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Le cas du doyen des ambassadeurs fut évoqué dans la foulée de la nomination d’Alexis, en mars 1933. Berthelot, in extremis, avait sauvé Claudel
d’une invite à faire valoir ses droits à la retraite, lors du vaste mouvement
diplomatique qui accompagna son départ. Sans rien demander pour lui, il
avait rendu visite à Paul-Boncour et Daladier pour s’assurer que son vieil
ami ne pâtirait pas de son effacement. Une dernière fois, Claudel bénéficia
de la protection de Berthelot, sans laquelle, selon Morand, il « aurait fini
comme obscur ministre ou conseiller d’ambassade au fond de l’Amérique
du Sud ». À la mort de Berthelot, Aux Écoutes rappela que « la littérature
lui avait coûté très cher avec Paul Claudel, dont les successives bévues
composent une ardoise fort imposante ». Le journal expliquait par cette
pente littéraire la protection que Berthelot avait offerte à Léger ; il éludait,
au chapitre de l’ardoise claudélienne, sa responsabilité dans l’élévation de
son rival et successeur. Berthelot, lui, ne l’avait pas oubliée. « Il m’a été
raconté une conversation à Brangues, se souvenait Massigli, entre Claudel
et Berthelot, dans laquelle Claudel disait : en somme c’est moi qui vous ai
fait connaı̂tre tous vos amis littéraires. Ce à quoi a répondu Berthelot :
oui, Léger par exemple. Affreux silence. »
La nomination de Claudel à Bruxelles fit couler de l’encre ; c’était l’ultime effet de la souveraine générosité de Berthelot. La presse de gauche,
mettant en regard le sort de Fleuriau, soixante-trois ans, et celui de Claudel, soixante-cinq ans, laissait deviner le fait du prince déchu. La presse
nationaliste était plus cruelle. La une de Gringoire, le 16 avril 1933,
moquait le mouvement diplomatique sous le titre « Place aux vieux »,
illustré d’une caricature de Claudel : « Claudel, dont l’échec à Washington
a été lamentable et éclatant, devait, en bonne justice, être mis à la retraite.
On l’a envoyé à Bruxelles, ce qui n’est pas très flatteur pour les Belges,
obligés de subir ainsi ce laissé-pour-compte de notre diplomatie. » Dans
Candide, le diplomate était attaqué une fois de plus par le biais littéraire :
« Paul Claudel n’était pas moins âgé que ses trois collègues admis à faire
valoir leurs droits à la retraite [Fleuriau, Marcilly et Dejean]. Il a été dispensé de monter avec eux dans la charrette. Mais, comme il s’était rendu
impossible à Washington, par une avarice légendaire et une tenue négligée
de vieux bohème des lettres, on l’a nommé à l’ambassade de Bruxelles où
il pourra faire des économies plus larges sur ses frais de représentation et
se tenir en contact étroit avec le mouvement littéraire à Paris. »
Claudel arriva à Bruxelles fragilisé, attaqué sur sa droite comme sur sa
gauche, dans un poste souvent dévolu aux ambassadeurs proches de la
retraite. Il n’y trouva qu’un chiche soutien d’Alexis, contrariant son espoir
de prolonger autant que possible sa carrière diplomatique. Le cadet savourait ce renversement de position ; insatiable dans sa quête mimétique, qui
ne pouvait lui apporter de satisfaction définitive, il manifesta lourdement
que son ancien modèle était devenu son obligé. Une lettre de Reine Claudel témoigna de cette dépendance. En l’écrivant avec la trempe de son
caractère, qui n’avait que faire de correction grammaticale, elle épargna à
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son mari la peine de réclamer ce que Berthelot lui aurait offert spontanément, et de bon cœur : « Cher ami, [...] Faites moi espérer qu’on va nous
laisser ici vous ne savez pas combien c’est énervant d’ouvrir les journaux le
matin et de voir a chaque instant le nom de son successeur il n’y a que de
mois que nous sommes ici c’est vraiment exagéré de parler de notre départ du
reste le gouvernement Belge serait très mécontent a différentes reprises il a eu
l’occasion de nous faire remarqué sont regret de voir les ambassadeurs de France
ne faire que passer ici et son désir de nous voir rester longtemps à Bruxelles. Je
crois cher ami que Paul mérite cela n’est-ce pas ? Je compte sur vous cher ami
et sur votre protection. Quand venez vous nous voir soit ici soit à Brangues
c’est si facile en auto. Je vous dis a très bientôt ci joint une petite note en vous
priant d’insister auprès de la comptabilité de nous donner différentes choses
urgentes qu’on me refuse jusqu’à présent ; très affectueusement, Reine
Claudel 10. »
L’impossible quête mimétique ramenait Alexis vers Berthelot. Il écrivit
à Hélène Berthelot, le 15 août 1933 : « Je lutte toujours de mon mieux pour
lui [Claudel], avec l’espoir qu’il ne saura jamais qu’on ait tant à faire. » Le
devoir de fidélité et la prétendue délicatesse cachaient mal son désir de
donner de la publicité, au cœur du foyer de son ancien protecteur, à la
nécessité de sa nouvelle puissance. Alexis soulignait cruellement que Berthelot n’avait plus les moyens de protéger l’ami génial. Peut-être se seraitil plus franchement engagé en faveur de Claudel s’il avait réussi à devenir
Berthelot pour lui. Faute de supplanter l’incomparable ami, après avoir
vainement cherché à ternir son image, il abandonna Claudel à son sort.
Bruxelles, où se terminaient honorablement de très dignes carrières, n’était
certes pas la capitale du Nouveau Monde. Claudel aurait pu y rendre
encore des services, et Alexis en convaincre Paul-Boncour. Aimé de Fleuriau, qui se savait déjà sacrifié, s’agaçait davantage de la mutation de Claudel que de sa propre mise à la retraite : « Je regrette infiniment le départ de
Claudel à l’heure actuelle. Il y a évidemment à Washington un énorme
désordre. Lui savait comment s’y remuer. Le fil va être rompu. » Alexis
conseilla seulement à son vieil ami de se préparer « à la retraite ». L’ambassadeur de France à Bruxelles souhaitait se maintenir autant que possible
et, l’heure venue, passer sans transition du Quai d’Orsay au Quai Conti. Le
trajet, pour court qu’il fût, contrariait les conceptions d’Alexis. Maladroit,
Claudel priait son cadet au nom d’une triple identité qu’il récusait : « Votre
intelligence d’ami, de diplomate et d’artiste. » La passion mimétique empêchait l’amitié sincère ; les intérêts croisés de l’art et de la diplomatie étaient
invoqués à contretemps, mêlant en toute impureté le profane et le sacré.
L’échec à l’Académie française et l’arrivée au Quai d’Orsay de Laval, peu
sensible aux choses de l’esprit, précipitèrent l’heure d’un départ qui avait
été différé bien au-delà de la règle commune. Cela n’empêcha pas Claudel
d’en vouloir à Alexis, qui n’avait pas usé son crédit à son bénéfice, auprès
d’un ministre qu’il possédait difficilement.
Aussi longtemps que Claudel n’eut pas besoin du secrétaire général, les
deux hommes s’ignorèrent. En novembre 1937, Hélène Hoppenot enregistra les premiers signes d’une réconciliation, évoquant au passage les raisons
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de la brouille : « Claudel hier, avant la répétition générale de L’Échange, a
fait demander à Léger d’y assister : “Quel dommage, a dit ce dernier, moi
qui aime tant cette œuvre... je vais la voir massacrer ! Mais ce sera une
occasion de me réconcilier avec Claudel.” Le cacique a quatre griefs contre
Léger : 1) Il a pris la place de Philippe Berthelot “en le poussant dehors”.
2) Léger – comme il aurait dû et pu le faire – n’a pas prolongé la mission
de Claudel comme ambassadeur à Bruxelles. 3) Léger n’a rien fait pour
que son fils Pierre fût admis au concours des Affaires étrangères où il s’est
présenté trois fois (ses épreuves étaient constellées de fautes d’orthographe
et Cosme, “imperméable aux choses humaines” [selon Léger], lui donna
une si basse note de stage qu’il fut impossible de la rattraper). » De fait,
comme l’indique son journal, au mois de juin 1936, Claudel avait vainement été voir Alexis « pour les notes de Pierre ». « Claudel s’est écrié : “Si
Berthelot avait été encore là, jamais ceci ne serait arrivé !” » Ultime grief du
cacique : « Après la mise à la retraite de Claudel, Léger n’a pas exigé qu’il
devı̂nt administrateur de la Banque de Paris et des Pays-Bas, situation qui
eût amélioré son ordinaire et permis d’obtenir d’autres conseils. » Claudel
exploita sans délai la réconciliation. Fin décembre, Alexis raconta à Henri
Hoppenot la visite du retraité, venu » pour le prier d’intervenir pour les
affaires de Paul-Louis Weiler (moteurs d’avions). Il y est allé franc-jeu,
comme toujours ». Les relations demeurèrent sur ce terrain jusqu’à la
guerre : Claudel usa d’Alexis selon ses besoins ; Alexis servit Claudel selon
son bon vouloir, passant sur plus de trente ans d’amitié toute virtuelle
lorsque ses intérêts étaient en jeu. Ce fut le cas, en 1938, lorsque Claudel
le pressa de nommer Jacques Paris, son gendre, au poste de premier secrétaire à Washington. Peu soucieux de se créer d’inutiles inimitiés, Alexis lui
préféra un autre candidat, plus ancien et mieux armé pour le poste.
À peine moins bien traités que cet encombrant modèle, il y avait les
rivaux et les ennemis. René Massigli avait une place à part, plus estimé,
mais aussi plus redouté que les Noël, Chambrun ou François-Poncet.
Parmi tous ces adversaires, seul Charles de Chambrun était de la Carrière ;
il était aussi le plus âgé. Léon Noël, né en 1888, venait du Conseil d’État ;
François-Poncet, né en 1886, normalien et agrégé d’allemand, avait tâté
des affaires avant de se lancer en politique et Massigli était passé de la rue
d’Ulm au Quai d’Orsay via le « bureau Haguenin », cette cellule d’information, riche de jeunes universitaires qui, pendant la Grande Guerre, avait
sauté l’Allemagne depuis Berne. Leurs origines diverses, leurs opinions et
leurs tempéraments contrastés, les empêchaient d’assez bien s’entendre
pour constituer un front commun contre le secrétaire général. Massigli et
François-Poncet se tutoyaient sans s’apprécier. Alexis n’avait pas eu de
peine à dissocier ces rivaux dans les années 1930 ; seul Massigli pouvait le
menacer à gauche ; à droite, François-Poncet ne se souciait pas encore
de s’enterrer au Département et préférait mener une brillante carrière de
représentation à Berlin, puis à Rome. Léon Noël, enfin, n’avait pas la
légitimité suffisante, ni le profil politique adéquat, sauf sous Laval, pour
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s’imposer au poste d’Alexis, qui commandait un héritier de Briand. Héritage construit, qui n’avait rien à voir avec celui du comte de Chambrun,
fier descendant du marquis de La Fayette.
Entre Alexis et lui, la détestation était réciproque. Léon Noël, qui eut
besoin, après guerre, de se dédouaner de son séjour vichyssois, et de
décharger sa bile persophobe, dessina le médaillon bifrons des incompétences de Laval et de Léger ; en passant il révéla les sentiments que le
secrétaire général portait à l’ambassadeur de France à Rome : « Laval fit
semblant de vouloir nous persuader qu’on devrait ajouter une épreuve à
celle du concours des Affaires étrangères : on enverrait chaque candidat
dans une foire avec mission de vendre une vache. Et Laval d’ajouter : “Il
ne faudrait pas qu’il la ramène !” [...] Alexis Leger voulut dire son mot et
fit une réflexion non moins révélatrice de sa manière : “Gardons-nous de
charger Chambrun de vendre une vache au marché : il reviendrait avec
un cheval pie.” Cela ne signifiait rien, sinon que Leger – ce que nous
savions tous – détestait Charles de Chambrun, coupable à ses yeux de
chercher un rapprochement avec Rome, et s’employait à le miner, en guettant le moment de le priver de son poste. » Louise Weiss a tendu son
miroir à Chambrun, où se reflète le même sentiment, parfaitement justifié
au dire de Noël : « Sous prétexte d’une limite d’âge qui n’existait pas, en
ce temps-là, pour les ambassadeurs, le gouvernement du Front populaire
avait mis fin, le 31 octobre 1936, sous l’inspiration certaine d’Alexis Léger,
à la mission de Chambrun dont on savait qu’il était bien vu de Mussolini
et qu’il souhaitait ardemment une entente franco-italienne. »
Sa légitimité de secrétaire général, aux yeux de ses pairs, tenait à sa
capacité à défendre une continuité administrative, par-delà les alternances
et les faveurs politiques. Il avait mis fin à la tradition des « attachés autorisés », survivance des pratiques antérieures à la République, lorsque les
ambassadeurs se déplaçaient avec leur propre personnel. En juin 1935,
Alexis avait remis une longue note à Laval « en représentation des objections soulevées par son projet de modification du décret limitant l’accès
des “extranei” au grade de ministre plénipotentiaire », objections qu’il avait
« de vive voix, très instamment rappelées depuis plusieurs mois ». Avec
cette note, Alexis protégeait la famille diplomatique dont la « solidarité
morale et professionnelle serait compromise le jour où la nomination de
nombreux ministres pris en dehors des cadres donnerait l’impression qu’il
y a deux carrières : celle des chefs de mission, et celle des secrétaires ou
conseillers, agents considérés par définition comme techniciens subalternes
sans avenir possible ». Gardien du Temple, Alexis en ferma la porte à la
première candidate féminine qui voulut l’entrebâiller ; lasse de l’inégale
progression de sa carrière, du fait de sa condition féminine, Suzanne Borel,
qui n’était pas encore l’épouse de Georges Bidault, en appela au secrétaire
général : « Il me reçut, posa sur moi son célèbre regard magnétique si bien
imité par mon collègue Daniel Levi, me parla avec une bonne grâce qui
semblait ne pas exclure la franchise, et me roula proprement dans la
farine. »
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
Alexis ne préservait pas seulement le Département des femmes et des
« étrangers », il se faisait une obligation de préserver l’ensemble du personnel diplomatique des alternances politiques. C’était une règle générale, à
laquelle il était trop heureux de déroger pour nuire à ses adversaires ; il
était disposé au contraire à s’attacher des diplomates qui n’étaient pas de
son bord, en les défendant contre les gouvernements qui passaient pour
être du sien. Suite à la victoire du Front populaire, au printemps 1936, la
presse attendait, pour s’en réjouir ou le déplorer, un vaste mouvement
diplomatique. Le Canard enchaı̂né en regretta la timidité sous le titre « La
symphonie achevée ». Le journal satirique en attribuait la responsabilité au
secrétaire général, sauf pour le cas de François-Poncet, qu’Alexis aurait
volontiers fait monter dans la charrette : « Viénot insiste pour que l’on
garde, à Berlin, son vieil ami François-Poncet. Et Alexis Léger supplie
pour tous les autres. Alors Yvon Delbos, la gentillesse même, range son
mouvement dans le dossier “neutralité”. » En effet, Alexis s’interposa
chaque fois que ce fut nécessaire à l’intérêt général ou à celui de sa carrière.
Il sauva Puaux, qui avait notoirement bénéficié de sa proximité avec Tardieu. Otto Bauer réclama sa tête à Blum. Il espérait que le sacrifice fouetterait le moral des gauches autrichiennes et renforcerait ceux qui, « dans
les milieux gouvernementaux », préconisaient « un rapprochement avec les
travailleurs », en prévision d’une tentative d’Anschluss. « Ce rappel, le plus
rapide possible, serait compris à Vienne comme un signe indiscutable que
la France d’aujourd’hui n’est plus celle d’hier et qu’il faudrait à Vienne,
tenir compte de ce changement. » Léon Blum soumit l’avis de l’austromarxiste à celui du secrétaire général. Alexis fut le plus persuasif ; Puaux
demeura à Vienne, jusqu’à la disparition de l’Autriche, en mars 1938.
Malgré la constitution d’une équipe dévouée à sa personne et sa politique, qui était à la fois le fondement et l’expression de son pouvoir, l’empire d’Alexis n’était pas absolu ; en 1943, Hélène Hoppenot dressait cette
carte des clans qui s’étaient affrontés au Quai d’Orsay dans les
années 1930 : « Il y avait alors trois groupes assez distincts : les amis de
Berthelot, ceux de Léger, qui aimaient peu ceux de Berthelot, et un groupe
de droite ou d’extrême droite. Sans compter les isolés occupant pour la
plupart des postes à l’étranger. » Démarqué de Berthelot, Alexis essayait
pourtant de capter son héritage et de perpétuer les attributs quasiment
régaliens qu’il avait conquis au bénéfice du secrétariat général.
Les pouvoirs de Berthelot ?
De son point de vue panoramique, le secrétaire général était le mieux
placé pour centraliser l’information. Elle était à la fois sa raison d’être que
le signe de sa supériorité sur l’ensemble du personnel diplomatique. À l’inverse des systèmes totalitaires, où la vérité est incontestable, au point que
Karl Popper y ait trouvé des raisons de la définir par son caractère contradictoire, l’irrationalité du système d’information mis en place par Alexis
tient à la prolifération des vérités. À la vérité unique du régime totalitaire,
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Le successeur de Berthelot
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correspond le dévoiement démagogique d’une vérité démultipliée et relativisée selon un principe hiérarchique : Alexis donne raison à tous ceux
dont il dépend, et ne veut entendre de ceux qui dépendent de lui aucun
raisonnement divergeant du sien.
L’information affluait de partout pour converger vers le bureau d’Alexis.
Il la recevait des postes et de ses homologues étrangers (il était proche de
son homologue Robert Vansittart, au point de partager ses congés avec
lui), de ses visiteurs, journalistes français et étrangers, militaires, hommes
d’affaires, parlementaires, mondains de tout poil et, pour son plaisir personnel, aventuriers fameux, auxquels il se flattait de ressembler, tel Henri
de Monfreid ou Alexandra David-Néel. Alexis rechignait à diffuser cette
information ; il s’interposait entre les directions et le ministre, entre le
ministre et les postes, entre les postes et les directions ; il évitait qu’une
information régionale n’atteignı̂t une direction ou un poste hors de leur
champ de compétence, au nom d’une rigueur administrative qui faisait
peu de cas de la mondialisation.
Cœur hypertrophié du Département, Alexis recevait le sang de tous ses
organes, et ne le redistribuait que très chichement. Membres ankylosés, les
ambassadeurs en étaient réduits à supplier un peu d’oxygène. Émile
Naggiar était le plus plaintif des doigts engourdis du ministère. À Belgrade,
au début de l’année 1934, il passait déjà en revue tous les manquements
du secrétaire général, dans une lettre particulière qu’Alexis ne communiqua
pas aux services compétents sans avoir occulté ce passage : « Je sais qu’il
est bien difficile de trouver le temps de faire rédiger des notes d’audience,
que cela est même quelquefois impossible quand il s’agit d’entrevues entre
ministres, et aussi qu’il est délicat d’en faire des télégrammes circulaires
pour les postes. Cependant, cela me serait bien utile, au moins dans les
moments décisifs. » Peine perdue. Quatre ans plus tard, à Pékin, où il se
débattait en plein conflit sino-japonais, Naggiar n’eut pas droit à la
moindre instruction : « Sans fausse modestie, j’aurais pu vous aider davantage dans votre tâche, si j’avais été mis au fait du but auquel vous tendiez.
Mais, à la hauteur où vous êtes, mon pauvre ami, vous êtes trop souvent
comme Dieu le Père. Je lui parle mais rien ne me répond. Et cependant,
c’est quand même à ce bon Dieu là que va ma fidèle affection. » Claudel
était plus résigné : « Je sais que vous n’écrivez jamais. » Il espérait que la
circulation vasculaire compenserait l’artériosclérose : « Si vous pouviez me
donner quelques nouvelles, par exemple par mon ami Paul Petit, cela me
ferait plaisir. » Les amis se plaignaient sans illusion ; les autres n’osaient
pas. Les plus habiles, comme André d’Ormesson, espéraient que le chef
consentirait à déléguer : « Vous avez trop à faire pour me répondre ; mais
dites à l’un de vos collaborateurs immédiats – Charvériat ou même Croÿ,
par exemple – de me faire savoir si cette suggestion est approuvée à Paris. »
D’autres, sans illusions, contournaient le caillot. Dampierre, chargé d’affaires à Rome, s’adressait aux saints quand Dieu le Père demeurait silencieux, et priait Bargeton, directeur d’Europe pendant l’intérim d’Alexis au
secrétariat général : « Il me serait très utile, quand vous aurez un instant,
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que vous me disiez en quelques mots ce qu’on pense au Département de
l’attitude de l’Italie à Lausanne et à Genève. J’avais télégraphié à Léger, il
y a longtemps déjà (4 juillet), pour m’informer de la tournure des conversations qu’avaient eues à Lausanne MM. Herriot et Grandi : je n’ai pas
reçu de réponse ; ce n’était pas un sentiment de curiosité qui me poussait,
mais le désir de ne pas me trouver dans une ignorance complète devant
des gens documentés 11 ! »
Il est vrai qu’à l’été 1932 l’absence de Philippe Berthelot se faisait cruellement sentir ; un vent de désordre frappait le Département, qu’Alexis ne
parvenait pas à prendre en main du jour au lendemain ; il y était mal
préparé et consacrait beaucoup d’efforts aux intrigues qui consolidaient sa
position. Alphonse Bodard, habitué aux encouragements et félicitations
lapidaires mais ponctuels que lui adressait Berthelot en Chine, s’habituait
difficilement au régime sec imposé par Alexis, qui l’avait envoyé en Éthiopie : « Me voici depuis dix mois bientôt en Éthiopie, où je travaille de
tout mon cœur. Je n’ai encore reçu du Département aucune parole d’appréciation ni le moindre geste d’encouragement. Mais je sais que vous êtes
avec moi et cela me donne du courage. » Fidèle et brave, c’étaient les
qualités que Berthelot flattait chez lui ; à tout hasard, Bodard les agitait
devant Alexis, qu’il devinait moins bien : « Quoi qu’il arrive ici, faites-moi
confiance. Je ferai tout mon devoir. Jamais je n’abandonnerai mon poste
ni ceux que j’ai charge de protéger. » Faute d’instructions qui auraient
permis au ministre Victor de Lacroix de leur prouver le contraire, les
Tchèques avaient le sentiment, dès mai 1936, de ne plus être associés à la
stratégie française, qui se réduisait il est vrai à un réflexe de repliement :
« Je pense que Beneš serait sensible à ce que lui fussent communiquées au
fur et à mesure les questions posées à l’Allemagne, la réponse allemande
et notre point de vue à ce sujet. Je ne sais si vous le jugerez possible et
indiqué ; mais il me semble qu’il faut tout faire pour intéresser nos alliés
à notre cause, leur témoigner de l’intimité et les tenir bien en mains. » Pas
mieux informé que les Tchèques des intentions de son gouvernement,
Lacroix se résignait à venir s’instruire à Paris ; heureusement, il n’était pas
en poste à Pékin : « Je voudrais venir passer trois ou quatre jours à Paris
dans la dernière dizaine de mai pour causer avec vous et me rendre tout à
fait compte de votre attitude dans les circonstances actuelles. » Que lui dit
Alexis ? Il était complètement désillusionné par l’apathie du gouvernement
français face au coup de force de Hitler en Rhénanie, comme l’ensemble
de l’état-major du Quai d’Orsay. Devant l’ambassadeur polonais, d’un mot
churchillien, Alexis avait préféré prophétiser que réagir : « Nous avons perdu
l’Europe centrale et nous avons perdu la paix 12. » Lacroix en fut pour ses
frais.
En novembre 1936, témoin de la nervosité des Soviétiques, qui s’impatientaient des atermoiements français depuis les pactes platoniques de non
agression (1932) et d’assistance (1935), Robert Coulondre écrivait tragiquement à Alexis : « Je vous supplie de me nourrir assez pour que je puisse
les calmer et en tout cas leur donner la sensation du contact. Ne serait-il pas
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possible de m’envoyer un petit télégramme hebdomadaire très court et récapitulatif. La valise est si lente et si espacée ! »
Alexis n’isolait pas seulement ses ambassadeurs des services centraux,
mais aussi ceux du ministre en place. Fernand Pila, enclin à la flatterie,
espérait qu’Alexis transmettrait les compliments qu’il destinait au nouveau
ministre depuis Tokyo : « La politique de Barthou, par les spectacles brillants qu’elle a récemment offerts et par les heureux résultats qu’elle a déjà
obtenus, nous a fait ici le plus grand bien. Vous pouvez le dire à notre
président. » Aurait-il mieux fait de s’en charger lui-même ? Pila était prudent, et préférait sonder le secrétaire général avant de se lancer : « Ne me
conseilleriez-vous pas d’écrire privément de temps à autre à Barthou ? Il y
a des ministres qui aiment ça ; d’autres qui n’y attachent aucun intérêt.
Un mot, je vous en prie, pour me donner votre avis amical. » Alexis ne
répondait pas à ses ambassadeurs ; Pila n’osait pas écrire à son ministre
sans son avis : gageons que Pila ne reçut jamais les conseils d’Alexis ni
Barthou les compliments de Pila.
Dans ce lent processus d’asphyxie, Alexis ne craignait pas d’étrangler
doucement la tête du ministère, en faisant écran entre le ministre et le
président du Conseil. Alexis perfectionna ce jeu à la veille de la drôle
de guerre, lorsqu’il court-circuita à l’envi Georges Bonnet ; dès 1933, il
s’entraı̂nait à passer par-dessus Paul-Boncour, et entretenait sa popularité
auprès de Daladier. Laval, puis Bonnet, furent pareillement subjugués par
l’alliance que le secrétaire général passait avec d’autres ministres du cabinet.
Alexis cloisonnait l’information ; cela le faisait-il plus savant ? Relativement à l’ignorance dans laquelle il laissait ses services, peut-être. Mais
l’information qu’il cultivait voluptueusement n’était pas celle qui lui aurait
permis de sonder les reins des pays qui entouraient la France ; elle ne disait
rien des opinions profondes, des forces économiques ou de leur situation
sociale. Alexis préférait les potins croustillants ou sensationnels, qui lui
donnaient barre sur les individus. Dans leur correspondance personnelle,
les ambassadeurs distillaient les derniers ragots. André d’Ormesson l’informait de l’infime intrigue qui l’avait réuni pour un thé nocturne à une
personnalité un peu scandaleuse, chez Marthe Bibesco, en vue de
complaire au roi Carol de Roumanie, revenu d’exil. Claudel anticipait d’un
quart d’heure l’histoire parlementaire, en augurant d’une conversation avec
Francqui et d’un entrefilet du Peuple la chute du ministère Brocqueville.
Laroche annonçait à Alexis une visite du souverain belge en France, ou
bien arrangeait avec lui un entretien discret entre Delbos et Van Zeeland,
le Premier ministre belge. Alexis préférait l’écume des événements aux
courants des grands fonds. Il était plus Fouché que Talleyrand, si l’on suit
le mot de Marie Laurencin : « Alexis ? c’est un policier. »
Jamais en retard d’une information domestique, sa procrastination est
certaine dans le traitement des affaires extérieures. Les archives montrent
sa tendance à différer les réponses. Ses ennemis attribuaient cette mauvaise
habitude à un goût du pouvoir supérieur à son sens administratif. SainteSuzanne enregistrait l’expression de ce reproche, le 19 mai 1940, libérée
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par la chute du secrétaire général : « Beaucoup jugent que, formé par la
vie de cabinet, il n’avait pas idée de l’administration, laissant traı̂ner les
affaires. » En campagne permanente, il évitait les arbitrages impopulaires :
« On dit que les notes s’entassaient sans qu’aucune décision en sorte. »
Bressy, le chef de cabinet de Bonnet, mal disposé envers Alexis, expliquait
que « le souci de la politique intérieure était tel que bien des questions
étaient enterrées par prudence ». De fait, le secrétaire général apparaissait
à Sainte-Suzanne très finement informé des nuances parlementaires ; c’était
particulièrement vrai à la veille des remaniements ministériels qui remettaient en jeu le fauteuil de Vergennes. Au lendemain de la démission que
Briand avait offerte, et qu’on lui demanda finalement de retirer, il spécula
devant Berthelot : « En ce qui concerne son successeur, si vous ne pouvez plus,
évidemment, envisager la venue de Tardieu, il ne me semble plus du moins
que vous ayez encore à appréhender celui dont vous m’avez parlé ; je crois que
la journée de Versailles lui rend la chose beaucoup plus difficile. D’après les
renseignements qui parviennent ici, par le téléphone et par la poste, on parle
beaucoup de Reynaud et de Jouvenel. Mais moi, je crois que cela finira plutôt
par Barthou après un intérim Laval. » Peu importe, en l’occurrence, la justesse des prévisions ; il s’agissait surtout d’agacer Berthelot, en refusant de
prévoir l’arrivée de Tardieu, le candidat qu’il espérait. Le 13 septembre
1939, à la veille de l’éviction de Georges Bonnet, qu’il souhaite, Alexis
apparaı̂t à Sainte-Suzanne « très soucieux de la séance des commissions des
Affaires étrangères. Il note les noms des membres de ces commissions ».
Alexis vérifiait soigneusement l’information qui sortait du ministère ; il
méconnaissait gravement celle qui y parvenait. Le 2 octobre 1939, l’ambassade d’Angleterre demanda par téléphone au Quai d’Orsay si la France
avait reconnu le nouveau gouvernement polonais. Il s’agissait de préparer
une déclaration de Chamberlain sur ce sujet. Mack, le premier secrétaire
anglais, aboutit à Sainte-Suzanne, qui s’informa à la plus haute source. De
son récit, il ressort que le secrétaire général ignorait totalement la réponse,
sans pouvoir le reconnaı̂tre : « Je consulte Léger. Il hésite longuement,
préoccupé, dessine sur une feuille blanche, puis d’une voix molle : “Répondez oui.” Je reprends l’appareil et, ne voulant pas mettre Léger trop en
avant (j’ai l’impression qu’il s’agit d’une décision virtuellement prise plus
qu’effective, d’une anticipation certaine plus que d’un fait acquis), je dis à
Mack : “On me dit que oui.” J’espérais en être débarrassé. Point. “En
quels termes ? Quand cela ?” Je lui dis que je n’en sais rien et lui conseille
de consulter Rochat. » Le même jour, en sens inverse, Sainte-Suzanne s’extasie : « Soin apporté à tout par Léger. Besnard (l’ancien ambassadeur) a
demandé qu’on lui constitue un dossier sur les relations franco-italiennes.
On le constitue. Avant de l’acheminer à Besnard, Léger en demande
communication, le garde, l’examine. »
Les ambassadeurs qui souhaitaient instruire le secrétaire général devaient
ressentir quelque chose du pianiste qui joue sur le pont d’un paquebot,
pour reprendre une formule qu’Alexis avait servie en son temps à Larbaud,
qui le pressait de publier en revue. Les rares informations qu’il réclamait
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aux postes, d’un petit mot, ou plus souvent d’un rapide téléphonage, ne
visaient pas à satisfaire ce genre de curiosité. Il s’agissait plutôt de rendre
un service personnel ou d’obliger un puissant. Après lui avoir écrit, Alexis
téléphonait à Charles-Roux, ambassadeur au Vatican, pour accélérer une
procédure d’annulation de mariage qui intéressait Fernand de Brinon,
militant du rapprochement franco-allemand, mais qui avait d’autres titres
à l’intérêt d’Alexis en sa qualité de journaliste au Journal des débats puis à
L’Information. C’est encore une affaire d’annulation et de remariage qui le
fit sortir de son silence pour réclamer à Jacques Pieyre, consul général à
Monaco, « les deux notes » que ce diplomate s’excusait « de n’avoir pas
encore envoyées », perdant « tout [son] temps à des fêtes et banquets ». Il
fallait beaucoup de zèle pour se sentir tenu d’apporter des informations
substantielles et détaillées ; François-Poncet jouait cette comédie, en répondant à une question qui ne lui était pas formellement posée, sans illusion d’être lu : « Dans la valise qui part aujourd’hui, il y a une lettre, sur
les embarras intérieurs du IIIe Reich et la question de savoir si la situation
économique et financière de l’Allemagne est menaçante pour l’avenir du
régime. Je l’ai écrite pour faire suite à une préoccupation que vous m’aviez
manifestée, lors de nos dernières conversations. Je ne vous demande pas
de la lire ; mais il est bon que vous sachiez qu’elle existe et qu’en cas de
besoin, vous pourrez vous y référer. »
Il serait malhonnête de prétendre qu’Alexis ne sollicitait jamais ni ne
félicitait des agents aussi actifs que François-Poncet. On trouverait sans
peine quelques contre-exemples ; mais plus facilement au début de son
septennat qu’à son terme. Alexis était trop intelligent pour se priver de
l’avis de François-Poncet, et trop prudent pour ne pas le compromettre
dans une décision difficile à assumer. Mais il était plus prompt à se
plaindre de l’abondance de ses dépêches qu’à lui réclamer des renseignements ; en 1932 déjà, il s’était lamenté devant Armand Bérard, qui le
secondait à Berlin : « Dites à François-Poncet de moins écrire ; je n’ai plus
de cartons où ranger ses dépêches ! » En dernier recours, si un agent s’écartait trop de la ligne qu’il imposait et, parfois, dans le cas d’un protégé,
lorsque sa conduite l’exposait à un grave discrédit, Alexis sortait de son
silence. Cette soudaine manifestation de l’existence du secrétaire général
rendait presque souhaitable sa discrétion ordinaire. Naggiar, fameux pour
son franc-parler, comptait parmi les plus coutumiers du fameux « déchiffrez vous-même », destiné à épargner à l’ambassadeur l’embarras de recevoir les gronderies parisiennes des mains de son petit personnel. Le
30 octobre 1937, il reçut ce télégramme : « Déchiffrez vous-même. De la
part de Léger. Je ne puis, ni ne veux expliquer télégramme 602 que par
état de santé dont m’entretient lettre 17 septembre. Je crois vous rendre
service en ce moment en gardant à ce télégramme caractère assez strictement personnel pour qu’il en puisse être fait abstraction. Je dois par ailleurs
vous mettre amicalement en garde contre un état d’esprit qui influence
parfois trop sur rédaction et ton de vos télégrammes de service 13. »
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La sévérité d’Alexis s’expliquait par une série de mouvements d’humeur
du ministre de France en Chine. Le 23 octobre, le secrétaire général avait
reçu une lettre rédigée un mois plus tôt, dans laquelle Naggiar demandait
« instamment la permission de confier la gérance à Knobel », alors qu’il
venait « à peine d’arriver ». « Je suis à bout de force », écrivait-il. Trois
jours plus tard, Naggiar fit savoir qu’il considérait « comme une boutade »
le choix du représentant de la France à la conférence des Neuf Puissances,
réunie à Bruxelles en novembre 1937, pour tenter de régler le conflit sinojaponais. « Alexis a pris sur lui la responsabilité d’en cacher le texte à Yvon
Delbos, déjà prévenu contre l’ambassadeur, mais il commence à être agacé
par ses incartades », notait Hélène Hoppenot. Dans les derniers jours d’octobre, enfin, Naggiar avait fait connaı̂tre ses réticences à se rendre à Nankin
pour expliquer au gouvernement chinois les raisons ayant motivé le refus
du gouvernement français de laisser passer par l’Indochine des armes et
des munitions. « Léger, par amitié pour lui, n’a pas communiqué au ministère des Affaires étrangères son dernier télégramme. “S’il ne comprend
pas, a-t-il dit à Henri [Hoppenot], il me sera difficile de continuer à le
soutenir.” »
Il ne faut pas s’imaginer qu’Alexis ignorait tout des affaires ; il courait à
l’urgence, très capable de se mettre à jour en quelques instants. Là où
le feu prenait, il intervenait immédiatement, rédigeait des télégrammes
d’instructions, ou les corrigeait de près. Pris dans le tourbillon des départs
de feu qui se multipliaient en Europe et dans le monde, il perdait le recul
nécessaire pour anticiper et modifier le cours des choses. Le flux continu
d’information lui donnait l’impression de dominer les événements, de les
anticiper et de maı̂triser l’envers des apparences, mais, emporté par le courant, Alexis subissait l’information qu’il recherchait et distillait. SainteSuzanne a laissé un témoignage involontaire de cette sensation de maı̂trise
due à l’abondance et à l’antériorité de l’information, un jour de mars 1940
qu’il se mêla à la foule : « Dans le train (seconde classe), officiers, et autres
voyageurs, tous bourgeois, visiblement mal, vaguement informés, ce qui
les fait paraı̂tre sots. » Face à Hitler, dont les objectifs étaient largement
méconnus des Français, mais parfaitement stables, si sa tactique était
mobile, Alexis donnait l’impression à ses collaborateurs d’incarner la résolution la plus ferme et la politique la plus immuable. Erreur de perspective : c’est la constance du danger allemand et la nécessité toujours
renouvelée de s’y opposer qui donnaient l’illusion, par symétrie, qu’Alexis
poursuivait une stratégie délibérée, quand il n’agissait que par réactions. À
l’été 1933, il combattit résolument le projet italien de pacte à Quatre. Au
nom de la sécurité collective et des droits des petites nations, il ne voulait
pas de cet instrument de révision des traités, en vue d’une paix organisée
par les puissances du jour, fussent-elles les vaincus ou les vainqueurs
frustrés d’hier. En septembre 1938, c’est le même Alexis qui pria l’Angleterre d’offrir sa médiation en vue d’une conférence à Quatre pour régler
le sort de la Tchécoslovaquie, sans s’inquiéter de l’assentiment de la petite
nation slave.
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On dira que les circonstances n’étaient plus les mêmes. Précisément,
Alexis suivait les circonstances plutôt qu’une politique. Il avait été moins
fidèle qu’Hitler à son dessein, et sacrifiait sous la pression, en 1938, un
principe et des alliés qu’il avait voulu préserver tels quels, en 1933. Il
croyait être immuable, il était immobile. Ce glissement continuel de ses
objectifs l’obligea à souhaiter la guerre presque aussi fatalement que l’Allemagne nazie, en dépit de la sincérité de son pacifisme. Le flot continu
d’informations qui l’avait porté d’intransigeances en aveuglements ne lui
avait rien permis de conserver, mais l’avait amené bien loin de son port
initial. Alexis n’eut pas toujours tort, ni ne fut le seul à se tromper ; mais
il mit un talent vraiment singulier à tirer de chaque nouveau démenti la
preuve de son habileté passée et le signe de sa clairvoyance à venir. Cette
faiblesse était le revers de la force qu’il trouvait dans une mauvaise foi
organisée et justifiée par la vertu créatrice de l’autosuggestion. SainteSuzanne ne s’en indignait pas : « Une fois son parti pris, il est d’une
obstination incroyable, et je pense que rien ni personne ne pourrait lui
faire reconnaı̂tre qu’il a eu tort. Et ceci d’ailleurs sincèrement. Il croit
absolument à la nécessité de ce qu’il préconise et à sa possibilité et si
l’entreprise échouait, il aurait tant veillé à son succès que cet échec ne lui
paraı̂trait pas venir d’une erreur de sa part mais du fait qu’il n’aurait pas
été assez écouté. »
Parce qu’il délivrait des informations souvent confidentielles, il se donnait l’impression de dominer l’opinion. Mais en dépit de ses efforts pour
la galvaniser, il ne sut pas convaincre Hitler de la résolution des Français
à mourir pour Varsovie. Il n’était pourtant pas avare d’audiences de journalistes. Crouy-Chanel se souvenait que Louise Weiss, qui animait un club
européiste, L’Europe nouvelle, venait régulièrement « se faire regonfler sur
ce sujet ». Alexis recevait régulièrement Pertinax et Élie Joseph Bois :
« L’information qu’il leur donnait était plus précise, afin d’éviter qu’ils ne
s’orientent dans de mauvaises directions. Pertinax était une espèce de
porte-parole officieux, les diplomates étrangers lisaient ainsi l’opinion officielle du Quai d’Orsay. » Il pouvait compter, pour orienter la presse, sur
la collaboration sans réserve de la direction compétente. Le service d’information et de presse relevait en principe directement du ministre ; en plaçant à sa direction Pierre Comert, en mars 1933, Alexis savait que ce fief
demeurerait sous son empire. La proximité des deux hommes était notoire.
Les journalistes d’extrême droite, dont les contacts avec le Quai d’Orsay se
réduisaient à Comert, n’attaquaient jamais l’un sans l’autre. Ils réclamèrent
l’éloignement du secrétaire général quand celui de Comert fut décidé, au
lendemain de Munich en même temps que celui de Massigli. Hostile à
l’Allemagne nazie autant qu’il avait aimé l’Allemagne de Weimar, entouré
de réfugiés qui avaient fui les persécutions, Comert communiait avec Alexis
dans l’idée que la guerre serait fatale à Hitler. Il ne ménageait pas le dictateur, au grand désespoir de François-Poncet, ambassadeur à Berlin, irrité
par les articles hostiles à l’Allemagne qu’il inspirait au Temps, sans compter
les correspondances des envoyés spéciaux qu’il rédigeait lui-même, depuis
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son bureau du Quai d’Orsay 14. Léger et Comert n’étaient pas seuls apprentis sorciers de la presse. Les ministres tiraient l’opinion à hue et à dia, selon
leurs conceptions successives, et parfois simultanément divergentes, quand
Daladier, président du Conseil, repassait derrière Bonnet, ministre des
Affaires étrangères.
Le procédé favori d’Alexis demeurait la fuite, peu coûteuse, et dont il
connaissait l’efficace comme les dangers, depuis l’affaire Hearst. La volonté
de servir ses conceptions faisait de Pertinax le meilleur des collaborateurs
bénévoles du secrétaire général. Alexis lui distribua le premier rôle dans le
sabotage du pacte à Quatre et du plan Laval-Hoare. Les dépêches des
agents étaient pleines de protestations contre ces procédés qui les plaçaient
en porte à faux. René Massigli, en 1933, Jules Laroche, en 1935, Léon
Noël, en 1936, eurent tous à se plaindre de ces articles inspirés à Pertinax
par leur chef. Faute de pouvoir mettre en cause le secrétaire général, ils se
plaignirent auprès de lui des procédés de son complice. Des trois victimes,
Laroche, en fin de carrière, laissa le plus clairement entendre au secrétaire
général qu’il ne doutait pas de l’origine de la fuite, l’engageant à tenir son
journaliste.
Marès n’était pas en reste, ni Élie Joseph Bois, dont Alexis inspirait les
articles pour fouetter l’esprit de résistance des alliés et des amis de la
France. Ainsi des Belges, qui refusaient à l’armée française de se déployer
sur leur territoire pour avancer le front et raccourcir la drôle de guerre,
qui usait le moral de troupes moins galvanisées qu’en Allemagne. « La
presse belge est furieuse des articles du Temps sur la neutralité de leur pays,
observe Sainte-Suzanne quelques jours avant l’offensive allemande : ces
articles, au moins pour leurs fragments essentiels, ont été dictés à Marès
par Alexis, qui écrivait mot à mot ce qui lui était dit (j’étais là). De même,
l’article de Bois d’hier a été écrit après une visite à Alexis. » Les archives
du Quai d’Orsay montrent que Sainte-Suzanne ne s’exagérait pas la maniabilité de Marès. À l’été 1934, le climat des relations franco-polonaises était
détestable, après que la Pologne eut signé un pacte de non-agression avec
l’Allemagne en janvier, et avant qu’elle ne déclinât l’offre française d’un
Locarno oriental contre lequel elle militait déjà activement. La presse polonaise mit de l’huile sur le feu, jusqu’à Paris, où un article (stipendié ?) du
Petit Journal, le 17 août, rapporta les déclarations de Matuszewski, ancien
ministre des Finances polonais, « selon lesquelles, en présence du projet de
pacte à l’Est, le gouvernement polonais se proposerait de conclure auparavant toute une série d’accords, notamment avec l’Allemagne ». Le Quai
d’Orsay organisa la riposte. Le 20 août, la direction d’Europe récapitula les
avanies subies par la France depuis qu’elle n’avait pas refusé de signer le
pacte à Quatre. Alexis, avec les façons sévères et arrogantes qu’il conservait
non sans un peu d’anachronisme à l’égard de la clientèle traditionnelle de
la France, rédigea un télégramme menaçant : « Veuillez représenter au
ministre des Affaires étrangères tout ce que les déclarations de Matuszewski
ont d’inexact et de tendancieux. Nous souhaiterons n’avoir pas à relever
explicitement et publiquement des inexactitudes de cette nature, mais nous
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nous trouverions, à notre grand regret, contraints de le faire de la manière
la plus nette, si elles venaient à être produites à nouveau sous l’autorité de
personnalité tenant d’aussi près que Matuszewski au gouvernement. »
Le rappel à l’ordre par voie diplomatique n’ayant pas suffi, Alexis donna
suite à l’avertissement qu’il avait lancé au gouvernement polonais de ne
pas lui laisser « la moindre apparence de justification » en cas de rapprochement avec l’Allemagne, « inconciliable avec une sincère pratique de l’alliance franco-polonaise ». Le secrétaire général commanda à Marès un
article sur mesure, à paraı̂tre dans Le Temps. Une longue note fut préparée
pour fournir au journaliste la matière de son article. Marès fut cherché et
repéré à Contrexéville, et aussitôt joint au téléphone, le 22 août, à dixhuit heures trente. On lui précisa qu’il devrait « veiller à ne pas démasquer
par trop de précisions techniques la source officieuse ». Le curiste reçut de
surcroı̂t une notice biographique du journaliste polonais incriminé, une
note sur le renouvellement, discuté au printemps, du pacte de non-agression polono-soviétique, une autre sur le pacte à Quatre, et l’article du Petit
Journal qui avait déplu. Le travail de Marès était prémâché : son article,
planifié en cinq points, devait se terminer par une « conclusion générale »,
qui rappellerait que « la politique d’alliance signifie avant tout confiance
et franchise, que les Alliés se doivent avant tout ». Les derniers mots de son
article lui étaient soufflés : « S’il y a divergence de vues, qu’elle apparaisse
franchement. S’il y a revirement de la part du gouvernement polonais, pas
d’hypocrisie, qu’il ne masque pas cette évolution 15. »
Alexis recevait moins les journalistes vedettes pour s’informer que pour
les instruire de sa politique ; à l’inverse il en recevait « parfois des obscurs,
mais qui lui apportaient des renseignements sur sa cote, sa réputation, les
critiques dont il pouvait être l’objet ». Sainte-Suzanne notait principalement les allées et venues de Lewy, correspondant en France de l’United
Press.
Faut-il conclure, avec Sainte-Suzanne, qu’Alexis était l’un des hommes
les mieux informés et, partant, les plus puissants de la III e République ?
« On serait étonné, écrivait-il au commencement de la drôle de guerre, si
on savait combien peu d’hommes gouvernent les démocraties en temps de
crise. Je prends Léger comme exemple. [...] Il a en main Marès, c’est-àdire Le Temps, et Bois, c’est-à-dire Le Petit Parisien ; Giraudoux et Fels,
c’est-à-dire la radio. » De fait, Alexis avait adjoint à Jean Giraudoux le
mari de sa maı̂tresse, propriétaire de La Revue de Paris, au Continental,
siège de la propagande.
Alexis donnait le ton à quelques interprètes de l’actualité. Cela ne suffisait pas à galvaniser la nation ni à l’unifier, alors qu’il s’attirait la haine des
extrémistes ou des pacifistes déçus. Pas plus qu’Hitler n’a fabriqué en
démiurge souverain le nationalisme allemand, dont il a été la créature,
née de son croisement avec les théories raciales, Alexis n’a voulu librement
la guerre à laquelle il se résolut, représentant devant ses collaborateurs la
perspective d’une crise intérieure si un affrontement avec l’Allemagne ne
cristallisait pas les énergies antagonistes autour d’un but commun. Ses
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relais pensaient comme lui ; ils n’avaient pas besoin de lui pour penser de
la sorte. Force est de constater l’inefficace de ses réseaux, lorsqu’il les mobilisa à l’heure de sa disgrâce. Les journalistes amis, William C. Bullit,
l’ambassadeur américain, le clan Churchill à Londres et jusqu’à André
de Fels, le mari cocu, que Marthe envoya au Quai d’Orsay, tous plaidèrent
vainement la cause du secrétaire général déchu, qui ne réussit pas davantage
à convaincre le gouvernement américain de s’impliquer dans le conflit.
Au reste, Alexis ne comptait pas que des amis parmi les journalistes.
Précisément, ses accointances avec la presse modérée offraient un angle
d’attaque aux journaux extrémistes. Candide requérait contre sa « pratique
des fuites, comme moyen de pression » : « Depuis l’avènement de Léger
au pouvoir, accusa l’hebdomadaire en juin 1938, cette pratique a été érigée
à la hauteur d’une institution dont la camarilla joue pour la réussite de ses
intrigues, avec une virtuosité consommée et un cynisme effarant. » Les
coups pleuvaient des deux bords. Ainsi que le résumait le Foreign Office
en 1937, en plein dans la guerre civile espagnole, qui ravivait les fractures
idéologiques et sociales, Alexis se trouvait « attaqué par l’extrême gauche à
cause de ses inclinations supposées pour les principes autoritaires, tandis
que la droite l’accusa de sympathies coupables avec l’URSS ». L’hostilité
permanente de L’Action française ne l’immunisait pas contre les soupçons
de l’extrême gauche, au plus fort de la guerre d’Espagne. Même dans la
presse bourgeoise, Alexis n’avait pas que des amis. Buneau-Varilla, le
patron du Matin, rapportait avec gourmandise à sir Eric Phipps, l’ambassadeur anglais, férocement appeaser, et hostile à Alexis, ce que Delbos lui
avait prétendument confié sous le sceau du secret : « Léger est acheté par
les Soviets. » Buneau-Varilla en profitait pour éclairer les relations entre Sauerwein et Léger : le journaliste avait été chassé du Matin parce qu’on avait
découvert qu’il recevait du secrétaire général « environ trente mille francs
par mois ». Accusations d’autant plus douteuses qu’elles provenaient d’un
journaliste notoirement vénal. En 1926, Hesnard avait suggéré au chef du
bureau de presse allemand, qui se plaignait des difficultés créées par
Buneau-Varilla, d’acheter ses services.
Alfred Fabre-Luce, ancien diplomate, figure du Tout-Paris politicolittéraire, comptait parmi les publicistes qui échappaient au charme
d’Alexis. En août 1939, il délivra « un article venimeux » sur le secrétaire
général. Alexis s’en trouva « profondément blessé », au dire de SainteSuzanne, qui enregistra sa vengeance laclosienne : « Je suis convaincu et
très convaincu qu’il a baisé la petite Fabre-Luce pour humilier son mari.
Alors qu’il dédaignait ses coups de téléphone, il y devint attentif après cet
incident et je sus peu après quelle intimité s’était brusquement resserrée. »
Alexis tenait à son information personnelle et voulait à tout moment
pouvoir disposer d’un levier de commande dans la presse. En revanche, il
ne s’intéressait pas à la propagande. Il ne mit jamais à l’étude le moyen
d’un effort systématique pour conformer l’opinion domestique ou modifier
en profondeur l’image de la France à l’extérieur. Il fut de temps à autre
sollicité par un ambassadeur pour augmenter ses moyens en ce sens ; il fut
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Le successeur de Berthelot
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lui-même pris d’une velléité d’organisation d’un dispositif dans tous les
postes ; elle demeura sans lendemain. Même à la veille de la guerre, il
sembla indifférent à la mise en œuvre de la propagande dont il connaissait
pourtant l’importance ; il est vrai que le choix du haut-commissaire à l’Information ne l’incitait pas à s’en mêler : « Giraudoux, fort embarrassé de
se trouver à la tête de cette création nouvelle, est venu trouver Léger pour
lui demander “s’il avait un plan”. “Ce n’est pas à moi d’en avoir un ! lui
a-t-il répondu (il part en croisière autour de la Corse pour une huitaine
ou quinzaine de jours selon le tour que prendront les événements) et je
n’ai pas le temps d’en faire un. Penses-y et puis tu viendras me le
soumettre 16.” »
Tout-puissant Alexis ? Informé et informateur, flatteur et flagorneur,
séducteur et cynique, traı̂tre à ses amis et manipulateur avec tous, manœuvrier et menteur, le secrétaire général ne laissait la morale le priver d’aucun
moyen de dominer. Sainte-Suzanne, qui l’admirait, ne l’amputait pas de
ses dons obscurs, et se le représentait, autant que ses contempteurs, comme
l’un des hommes les plus puissants de l’entre-deux-guerres : « Son génie
de la manœuvre intérieure, son extraordinaire puissance de persuasion,
son art de manipuler les hommes, sa connaissance du milieu, sa colère, son
audace et sa souplesse dans la passion font que son rôle a été immense. »
Il faudrait dire encore ses capacités de séduction, qui faisaient ses refus
supportables, son amitié désirable, et ses louanges irrésistibles.
Maintenu au sommet de la hiérarchie diplomatique pendant plus de
sept ans, incontestablement influent, faut-il se le représenter comme l’incarnation par excellence de la politique étrangère française ? « Il est si fort
et il se sait si fort qu’il dit un jour à Odette [de la Durantie, sa secrétaire] :
“Je resterai ici tant que je voudrai !” » Tant d’assurance provoquait les
mythologues du pouvoir. On glosait sur son magnétisme mesmérien ; on
interrogeait son origine antillaise et les pouvoirs de quelques gouttes de
sang noir pour expliquer son charme velouté et ses exploits sexuels ; on
soupçonnait des solidarités maçonniques. Alexis laissait dire les exégètes de
la race pour ne pas paraı̂tre y prêter importance : « Malgré son parler
créole, [il] parle volontiers des mulâtres dès qu’il en a l’occasion, mettant
en garde contre eux, signalant leur susceptibilité et leur perfidie. Il sait que
son parler, son aspect exotique, ses attaches antillaises ont fait dire à ses
ennemis qu’il était de sang mêlé. L’archiduc Otto disait bêtement : “Alexis
est nègre et veut que les Blancs se massacrent entre eux.” Sa sagesse : ne
parle des mulâtres que quand l’occasion s’en présente, si on lui en annonce
un. Son calme imperturbable dans ses propos à leur sujet, propos catégoriques, mais calmes, pas trop insistants, comme si la question ne le regardait pas, n’était pas censée le regarder. » Roger Peyrefitte, perfide mais
représentatif, reconnaissait la même coquetterie au secrétaire général, qui
exigeait trois qualités de ses agents : « Avoir de l’ossature morale, ne pas
avoir d’accident ethnique, et ne pas être pétrifié. » Alexis se souvenait de ses
origines lorsqu’elles flattaient la légende de ses dons vaudous. Ses ennemis
moquaient cette prétention à disposer de pouvoirs occultes. Je suis partout
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rapportait qu’il « cultivait une légende soigneusement entretenue d’occultiste et de grand initié. De son enfance aux Antilles, parmi les sectateurs
du culte du Vaudou, il avait, laissait-il entendre, rapporté les secrets de la
magie noire, et dans son séjour en Chine, pénétré les mystères des bonzes
et des lamas. Il se vantait volontiers de son “mesmérisme” et de l’envoûtement de ses yeux orientaux et magnétiques sur l’interlocuteur dominé ». Il
ne reniait pas le sobriquet dont l’avait affublé un « homme de gauche
connu » : « le Raspoutine du Quai d’Orsay ». En revanche, Alexis se défendait d’être maçon. Il avait déconseillé à Crouy-Chanel « d’entrer dans les
loges, lui disant que, pour sa part, il avait toujours réservé sa liberté et
qu’au surplus il n’était pas nécessaire d’entrer dans cette confrérie pour
être bien avec elle ». Il importe peu, à vrai dire, qu’il l’ait été, s’il a pu très
largement être soupçonné de l’être, tant il avait lié son sort et son image,
héritier de Briand, à la IIIe République et à ses attributs, qu’ils fussent le
radicalisme ou la maçonnerie.
Quant à la réalité de son pouvoir, il faudrait s’entendre sur les termes,
en revisitant la mythologie du décideur.
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XII
L’héritier de Briand
Un décideur
Si fort qu’il fût, tenu dans les milieux dirigeants pour l’incarnation
durable du Quai d’Orsay, faut-il considérer Alexis comme l’un des décideurs de la politique française ? Quelques décisions spectaculaires, prises à
quelques moments critiques, qui séparent deux époques, laissent croire
qu’une poignée d’individus décident des « grands » événements. On voit
bien l’artifice qu’il y a à isoler ces instants, enchaı̂nés en réalité dans des
séquences fluides. Quand on séparerait, par hypothèse, un moment décisif
de ses antécédences et de ses coı̈ncidences, on verrait que les décisions
adviennent à travers une telle confusion de pensées et d’actions, épaissie
par tant de souvenirs et d’analogies, qu’il faut renoncer à l’illusion de
l’immédiateté.
Pour sortir de l’illusion d’une décision instantanée et solitaire, et la
restituer au temps long comme aux processus collectifs, les outils des théoriciens de la littérature sont serviables à l’historien. L’esthétique de la réception de Hans Robert Jauss, qui ambitionne de reconstituer l’horizon
d’attente d’une œuvre, pour comprendre à quelles questions elle répond,
et l’inscrire dans une chaı̂ne de réponses, offre un double usage à l’historien
du politique.
Sur le vif, reconstituer l’horizon d’attente permet de réintroduire l’individu dans le collectif. Dans le bureau de Léon Blum, en évaluant l’opportunité d’une intervention en faveur des républicains espagnols, Alexis
répondait à une question formulée par l’ensemble de ses contemporains.
Toute décision est une réponse ; elle n’est jamais solitaire si la question est
toujours collectivement posée, déterminant l’énonciation du problème. En
synchronie toujours, l’horizon d’attente permet encore de restituer l’instant
à la durée, si toute décision se prend par analogie. Quelle que soit la culture
historique du décideur, sa mémoire l’enjoint de comparer la situation avec
une autre, plus ou moins analogue. Là encore, le décideur, même solitaire,
se réinscrit dans un champ collectif : les « autres », plus ou moins influents,
plus ou moins audibles, prêtent leur mémoire. La question de l’intervention en Espagne ranima de vieux souvenirs, qui dataient de Louis XIV à
Napoléon III en passant par Bonaparte ; ils justifiaient des raisons plus
immédiates de ne pas intervenir. À la veille de Munich, les analogies manquaient (Algésiras ?) ; depuis, le souvenir de la conférence n’a cessé de peser
sur les décideurs occidentaux.
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
On ne se référait pas seulement à de lointains prédécesseurs, mais à des
modèles plus récents, dont la disparition faisait espérer un nouvel homme
providentiel. Les Français de l’entre-deux-guerres prenaient Hitler pour un
nouveau Bismarck et espéraient inlassablement un nouveau Clemenceau.
La notion d’horizon d’attente a permis de forger des critères d’évaluation
littéraire : l’écrivain qui s’en émancipait, capable de créer un « écart » avec
les données traditionnelles, serait mieux armé pour affronter la postérité
et le questionnaire renouvelé que l’humanité adresse aux poètes. Pour l’historien, l’outil permet de mesurer la créativité du décideur, et sa capacité à
dominer les événements plutôt qu’à les subir. L’horizon d’attente en termes
politiques, correspond au champ du possible ou du pensable que laisse
augurer le passé des décideurs. Alexis était attendu, pour s’en réjouir ou le
déplorer, comme le dépositaire du briandisme, fondement de son image
et de sa légitimité ; c’était aussi le fond de sa pensée, à force de le pratiquer.
Il était spontanément porté à réagir ainsi qu’on l’attendait de lui. Louis
Barthou usa de cette image pour camoufler son projet d’alliance avec
l’URSS en un « Locarno oriental » fidèle à la sécurité collective. Plus tard,
les ambivalences de la politique allemande du secrétaire général s’expliqueront par cette empreinte briandienne, entretenue par l’attente de ses
contemporains.
En diachronie, ces notions permettent d’appréhender l’historicité d’une
décision. La façon de recevoir un même événement varie avec le temps.
Les accords de Munich ne sont pas les mêmes, sur le vif, au retour de
Neville Chamberlain, acclamé par la foule le 30 septembre 1938, puis
lorsque Anthony Eden y puise une raison de lutter contre Nasser, en 1956,
ou Tony Blair contre Saddam Hussein, en 2003. Ces variations permettent
de tremper Alexis dans l’Histoire. Il se voulait intemporel pour affronter
la postérité ; sa façon de relire sa participation aux événements trahit précisément le travail de l’Histoire, qui change les valeurs et modifie les
mémoires. Ce n’est pas seulement l’interprétation qu’Alexis donnait à son
action qui changeait pour suivre les fluctuations des horizons d’attente
d’une opinion en voie de mondialisation : son propre sentiment changeait
avec le temps, qui modifiait les perspectives. On se souvient que, par un
bel exemple de relativité historique, Alexis recevait successivement les
accords de Locarno comme le renforcement de la politique de sécurité
collective de la SDN (sur-le-champ), la préfiguration de la collaboration
avec l’Allemagne (en novembre 1940), puis la rénovation de l’Entente
cordiale, préfigurant l’Alliance atlantique (après guerre). Ce qui est vrai de
la mémoire ne l’est pas moins de l’action : l’histoire modifiait les principes
d’Alexis et altérait ses objectifs.
Aussi bien, on comprendrait mal l’action politique d’Alexis en réifiant
sa pensée ; il faut l’admettre sur le terrain mouvant de l’Histoire, avec ses
métamorphoses, contre l’image qu’il s’est complu à donner de lui-même,
d’un homme fidèle à d’immuables principes. Alexis fut longtemps attendu
comme l’héritier de Briand. Jusqu’en 1939, son pacifisme servit d’alibi aux
politiques et aux ministres variés qui se succédèrent. Pourtant, au terme
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L’héritier de Briand
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de sa mission au secrétariat général, et c’est toute l’image qui en est restée,
Alexis apparaissait comme le plus farouche adversaire des pacifistes. Après
guerre, pour ses ennemis comme pour ses thuriféraires, Alexis incarnait le
« dur », le « belliciste » de la politique étrangère française.
Les fluctuations des horizons d’attente sont si fines et si fréquentes
qu’Alexis a su gommer au fur et à mesure les variations qu’il y a adaptées,
sans attendre que Saint-John Perse eût donné une cohérence rétrospective
à son parcours, prétendant au titre d’ennemi précoce et persévérant de
l’Allemagne nazie. Les contemporains de la drôle de guerre se souvenaient
d’Alexis comme de la vigie prophétique du danger nazi, depuis mars 1936,
au plus tard. La rectitude de la logique faisait oublier aux contemporains
du belliciste farouche de 1939 les méandres qu’il avait empruntés entre ces
deux dates. Ils ne se souvenaient plus qu’Alexis avait été munichois, réclamant une conférence en septembre 1938, s’y déplaçant et l’assumant
encore à la fin de l’année 1938. Par capillarité, la mémoire de la fermeté
d’Alexis en mars 1936, puis en mars 1939, noyait le souvenir de ses ramollissements intermédiaires ; on croyait se souvenir qu’il avait été hostile à la
politique de conciliation, quand il l’avait faite, tant il était habile à se
désolidariser d’un acte qui perdait sa popularité.
Il ne s’agit pas d’évaluer, au tribunal de l’Histoire, la lucidité d’Alexis ;
il n’y a pas de juge en la matière, pas de code historique auquel se référer,
ni d’exemple de subjectivité capable de pressentir sans faillir, dans le flux
des événements, leur devenir. Il est plus fructueux d’entrer dans ses raisons
d’agir. Pour comprendre ses voltes, il faut dégager les quelques principes
qui structuraient sa vision, ses objectifs et sa stratégie, lorsqu’il s’assit dans
le fauteuil de Berthelot. Le nouveau secrétaire général se trouvait prisonnier
d’un paradoxe. De Briand, il avait retenu que la plus grande force de la
France résidait dans son prestige ; il entendait mener une politique qui ait
l’apparence du désintérêt personnel et d’un altruisme universel. Mais le
prestige de la France reposait également sur sa capacité à assumer ses engagements particuliers, pris envers la Petite-Entente (Tchécoslovaquie, Yougoslavie, Roumanie) et la Pologne. Ses amis (l’Angleterre, la Belgique), ses
clients (orientaux), ses ennemis (l’Allemagne avant tout), ceux qui balançaient, comme l’URSS ou l’Italie, épiaient sa capacité à défendre les intérêts particuliers dont elle assumait la charge. Comment résoudre cette
contradiction ?
La question n’a de sens qu’autant qu’Alexis ait imaginé une politique
« à longue échéance », inspirée par des « visions objectives » et fondée sur
des « valeurs permanentes », comme il recommanda de le faire à Alexandre
Parodi, après guerre. À l’entendre, le secrétaire général était politique sans
être politicien. Peut-on le délier de toute accointance accidentelle avec la
vie politique et de tout esprit partisan ? Sainte-Suzanne ne souscrivait pas
à cette prétention de n’appartenir à aucun clan. Il voyait Alexis comme un
radical sincère, qui pouvait utiliser ses convictions pour se maintenir, sans
avoir à les forcer : « Il est très certain que nul ne sera jamais nommé au
poste qu’il occupe s’il n’a pas pris des précautions d’ordre politique. [...]
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
Mais je crois Léger très sincère et même assez sentimental dans ses idées
politiques. Et puis la droite n’a cessé de l’attaquer. » À deux tiers de siècle
de distance, on se porterait moins assuré de la sincérité des sentiments
d’Alexis, insaisissable d’ambiguı̈té. Il était tout sauf un radical d’origine,
élitiste converti par nécessité au régime démocratique. Sans excès d’enthousiasme, il était fatalement gagné par le jeu. À défaut d’inclination spontanée, et faute de dilection personnelle pour un parti plutôt qu’un autre, sa
culture radicale, à force de pratique, devint une seconde nature. Il savait
trop bien trouver les mots qui flattaient ces convictions pour n’être pas
capable de les éprouver un peu. Il savait aussi que le régime républicain
retombait invariablement sur ses pieds radicaux. Il avait l’esprit de compétition et l’on ne saurait mieux dire que Sainte-Suzanne : s’il avait partie
liée avec « l’équipe radicale », il lui importait de mener cette équipe à
la victoire, assuré des orientations idéologiques du parti, ventre mou de la
République, qui n’avait plus de radical que le nom. En politique étrangère,
le briandisme était son fonds de commerce.
La sécurité collective
On ne saurait mieux définir la position initiale de la politique d’Alexis
que par le long monologue qu’il infligea à Ronald Campbell, en avril
1931, sur le thème de l’union douanière austro-allemande, qui ressemblait
fort à un Anschluss. Alexis se refusait à lui opposer un contre-projet français, quelque dépit qu’il eût de l’ingratitude de l’Allemagne, rétablie par la
grâce de la politique de Briand dans le concert des nations, « au niveau
d’une puissance de premier ordre 1 ». Alexis expliquait vertueusement à
Campbell qu’une telle politique exposerait l’Europe à retomber dans les
méthodes d’avant guerre, qui l’avait conduite à se constituer en deux blocs
antagonistes. Ce serait condamner pour longtemps la SDN et le désarmement de l’Europe. Redoutable, sa dialectique tissait un triple lien entre la
vertu française, la garantie britannique et le relèvement de l’Allemagne,
que ses propres imprudences hypothéquaient. Pas question, pour Alexis,
d’entrer dans la logique allemande : « Si Briand ne s’est pas toujours
accordé avec le gouvernement britannique pour déterminer ce qui était
prioritaire, du désarmement ou de la sécurité, il s’est efforcé d’élaborer pas
à pas un dispositif de sécurité morale qui remplacera un jour la notion
plus matérielle de la sécurité telle que les Français la conçoivent jusqu’à
présent. » Ce n’était pas le genre de déclaration à émouvoir les Anglais ;
Campbell transmit à Vansittart cet énième exposé de la philosophie de
Briand, au bénéfice de la seule information inédite qu’elle contenait : la
France n’opposait pas de contre-projet à la tentative d’union douanière
austro-allemande.
Au début de l’année 1934, à l’occasion de l’arrivée de Barthou au Quai
d’Orsay, Alexis avait défini sous la forme d’une longue note la politique
traditionnelle du ministère qu’il entendait incarner. La doctrine de Briand
avait prévalu au cours des trois années de transition qui avaient vu l’élimination de l’équipe Stresemann, puis la mise en place du régime nazi. Il
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L’héritier de Briand
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s’agissait toujours d’emmêler l’Allemagne dans une politique vertueuse.
C’était déjà le sens de Locarno ; c’était d’autant plus vrai face à l’Allemagne
nazie, plus agressive, mais aussi plus facile à désigner à la méfiance des
partenaires de la France. C’est pourquoi Alexis ne voulait pas renoncer aux
belles apparences de la sécurité collective. L’Allemagne de Hitler facilitait
l’identification de la France au droit, une France qui perpétuait sa vocation libérale en se portant garante de la démocratisation des relations
internationales.
Comment croire qu’Alexis, roué jusqu’au cynisme le plus pur, avait
mis tous ses espoirs dans la mécanique branlante de la sécurité collective ?
L’horlogerie de la SDN était tombée en panne chaque fois que l’heure de
la guerre avait sonné, en Éthiopie ou en Mandchourie. Selon Massigli luimême, Alexis ne lui accordait en soi pas plus d’importance que Berthelot.
Plus exactement, il se désintéressait du détail genevois, mais attachait du
prix à l’institution comme instrument de l’impérialisme français, qui lui
permettait de ne pas sacrifier, sous son paravent vertueux, la solidarité
anglaise. Il le disait tout net dans la note préparée à l’occasion de la prise
de fonction de Barthou : « Ce rôle que la France jouait déjà au XVII e siècle
en face de la menace autrichienne, elle le retrouve aujourd’hui en présence
de la menace allemande sur l’Europe centrale et orientale. En donnant aux
puissances secondaires des moyens permanents de contact aussi bien
qu’une liberté d’expression plus grande dans les questions d’intérêt général
européen, où leur avis était jusqu’alors négligé, l’institution de la Société
des Nations offre à l’action tutélaire de la France un cadre plus moderne
et plus souple. Nous avons également maintes fois trouvé dans les procédures de Genève un moyen effectif de réduire les flottements que traduit
trop souvent la politique incertaine ou équivoque des autres grandes
puissances 2. »
Il se trouvait pourtant des agents pour croire en la naı̈veté d’Alexis, et
penser que ce championnat du désintéressement n’avait pas de sens. Léon
Noël a rabâché ce reproche dans ses souvenirs, mémoires et entretiens, sur
le thème, qui lui était cher, du patriotisme dévoyé d’Alexis. Il s’indignait
d’une circulaire signée par le secrétaire général qu’il avait reçue à Prague,
lorsqu’il y représentait la France. « Léger expliquait que la politique de
la France avait un triple caractère, elle était internationale, collective et
désintéressée. Je dois dire que le mot désintéressé m’avait fortement
inquiété et mis en colère, car un État peut se désintéresser de certains
problèmes, mais proclamer que sa politique doit être désintéressée, c’est
un non-sens, c’est absurde, la politique d’un pays doit être intéressée puisqu’elle est faite pour défendre les intérêts de ce pays. »
Léon Noël pensait avoir enfin surpris Alexis en flagrant délit de traı̂trise.
Il le soupçonnait d’avoir soigneusement effacé la trace de sa forfaiture :
« J’ai voulu savoir ce qu’avait donné cette circulaire, jamais plus on en a
entendu parler. Quand je l’ai réclamée après la guerre, on a fait des
recherches au Quai d’Orsay, dans les ambassades, on n’en a trouvé nulle
trace. [...] La seule supposition qui me paraisse raisonnable est que Léger
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
aurait élaboré ce document pour l’envoyer à quelques privilégiés, et si je
l’ai reçu, étant près de Beneš, il s’était dit que je m’empresserais d’en tenir
informé Beneš et que ça ferait merveilleuse impression sur Beneš. Moi,
regardant les choses d’un autre point vue, je me suis bien gardé de faire
écho de cette circulaire, que je trouvais scandaleuse. » La note établie pour
Barthou était peut-être cette circulaire que Noël s’imaginait avoir reçue au
bénéfice particulier d’un Beneš maçon et internationaliste.
Comment l’usage d’une politique désintéressée, qui intéressait évidemment de très près les objectifs particuliers de la France, pouvait-il échapper
à Léon Noël ? La plupart des agents n’ignoraient pas les attendus égoı̈stes
de cette vertu. Fernand Pila se réjouissait, à l’été 1934, que la France
pût, avec Barthou, « rester fidèle aux principes de moralité et de solidarité
internationales », auxquels elle avait « d’ailleurs formellement souscrit »,
« tout en servant activement et très efficacement son intérêt particulier ».
Il est vrai que c’était se réjouir subtilement d’un infléchissement de la
politique française qui, pour la première fois, ne craignait pas de tirer les
bénéfices de sa politique vertueuse. Il n’est pas moins vrai qu’Alexis avait
donné de mauvaises habitudes à ses collaborateurs en ne distinguant pas
toujours les moyens vertueux des fins utiles. Il est frappant de lire certaines
notes internes au Département, dans lesquelles les fonctionnaires français
conservent entre eux cette langue de bois qui masque leurs objectifs traditionnels de puissance, non sans rappeler la logomachie soviétique où l’on
dispute des intérêts impériaux russes dans la langue vertueuse de l’Internationale. On se demande parfois, à lire cette littérature juridique, tatillonne
et opaque, si le Département n’a pas fini par s’endormir ou se duper soimême par son langage dogmatique.
Il serait injuste d’accuser Alexis, avec Léon Noël, d’avoir délaissé les
intérêts particuliers de la France en les remettant à la sécurité collective ;
on peut lui reprocher, peut-être, d’avoir trop bien fait semblant de s’en
désintéresser. Mais il est improbable qu’Alexis s’y soit lui-même trompé,
pas plus que Briand. Jamais, en proclamant les droits des petits États placés
dans l’orbite de l’Allemagne et menacés par sa masse, l’un ou l’autre n’a
confondu l’égalité de principe avec l’identité de fait. Le devoir de la France
de défendre les droits des petites ou moyennes puissances n’était que
l’expression moderne d’un impérialisme qui entendait réorganiser le
concert européen à sa convenance. La pondération nouvelle accordée à sa
clientèle visait moins à démocratiser les relations internationales qu’à justifier sa propre prépondérance. Alexis demeurait pétri par le vocabulaire
d’avant guerre ; quand il ne se surveillait pas, il continuait de parler
d’« équilibre européen » au lieu de « sécurité collective », ce qui supposait
bel et bien une pondération entre des forces inégales 3. Paul-Boncour pouvait bien affirmer la continuité d’une politique française fondée sur « la
SDN et l’organisation de la paix par la sécurité collective » depuis 1925,
et jusqu’à son départ du Quai d’Orsay en 1934. Alexis n’avait cessé, pour
sa part, de vouloir juguler par là la puissance allemande pour maintenir
l’avantageuse situation de la France au lendemain de la guerre.
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La circulaire de février 1934, s’il s’agissait de celle à laquelle pensait
Noël, ne laissait aucun doute à cet égard. Elle affirmait clairement que la
politique française visait à la préservation des acquis de Versailles et à
une politique d’influence en Europe centrale, sous la caution morale de la
SDN : « La France, en effet, apparaı̂t depuis la guerre comme le champion
le plus ferme du respect des traités et du droit international matérialisé
dans la SDN. L’intérêt direct qu’elle avait au maintien des traités était
évident. On s’explique aisément que, dans ces conditions, ce soit avant
tout à la politique française que s’en prennent les puissances mécontentes
et en premier lieu l’Allemagne. Mais on ne saurait oublier que la France
doit aussi à cette attitude d’avoir retrouvé la clientèle traditionnelle de
petits États, que toute tentative d’hégémonie en Europe centrale a toujours
tendu à ramener vers nous. »
La note anonyme, où la main d’Alexis se révélait parfois à quelque
formule, appelait à une mission française de défense de la civilisation occidentale. Alexis assignait à la sécurité collective la perpétuation d’une mission française immémoriale, depuis le Gesta Dei per Francos médiéval
jusqu’au jacobinisme républicain hérité de la Révolution : « C’est pour la
France une nécessité vitale qui découle de la richesse d’un patrimoine
national provoquant les convoitises et d’une situation morale éveillant les
jalousies. C’est aussi pour la France s’acquitter, dans le désarroi où se débat
le monde, d’une œuvre plus haute qui n’est autre que le maintien de l’ensemble de traditions, de libertés et de disciplines qui forme l’essence même
de la civilisation occidentale. »
La haine que le bon, l’excellent, le prudhommesque Léon Noël, nourrissait envers le mystificateur génial qui avait conquis le Quai d’Orsay l’empêchait-elle véritablement de comprendre ce que le Département exprimait
assez clairement pour ne laisser aucun doute dans l’esprit d’un certain
député Chappedelaine, qu’Alexis initia, avant un voyage d’étude en Europe
centrale, à la doctrine qu’il incarnait, où la vertu était dévouée à l’intérêt
de la France ? « Depuis les traités de paix d’où l’organisation de l’Europe
est sortie profondément modifiée, l’action de la diplomatie française s’est
constamment inspirée de quatre préoccupations principales : 1) Maintien
du nouveau statut européen créé par les traités. Fidélité à ses accords et à
ses alliances. 2) Établissement d’un système de garanties assurant avec la
sécurité de la France la sécurité de tous ; appui aux nouveaux États européens pour les aider à se consolider. 3) Recherche loyale avec les autres
nations d’une détente nécessaire à la consolidation de la paix. 4) Intégration et développement sur le plan international des résultats obtenus ; organisation durable de la paix et de la sécurité européenne dans le cadre de la
SDN 4. »
Les conceptions diplomatiques d’Alexis n’étaient donc pas contrefaites,
ni instables, si elles péchaient par un excès de logique, dans un monde
instable. Elles se cantonnaient surtout aux sphères politiques, et à leurs
strictes expressions juridiques. Ce qui n’entrait pas dans les institutions
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diplomatiques n’existait pas pour Alexis. Il feignait d’ignorer ces réalités,
ou de les abandonner à d’autres.
Indifférent à l’économie
« Briand n’y entend rien en matière financière », prétendait Émile
Moreau, qui avait eu quelques occasions de le vérifier à la tête de la Banque
de France. Alexis avait été à bonne école ! Dans les années 1920, il se
flattait ici ou là d’incarner une nouvelle génération de diplomates, mieux
au fait que leurs aı̂nés de l’économie politique, ainsi qu’on l’appelait
encore. Antimoderne à l’affût de la modernité, aristocrate fasciné par la
puissance plébéienne de l’Amérique, il était curieux du monde tel qu’il
était, et s’enchantait du mouvement général engendré par l’activité économique. Il restituait au monde contemporain toute la noblesse antique des
aventures commerciales. Rien, dans sa correspondance diplomatique, n’indique que sa curiosité allait jusqu’au détail des affaires économiques ou
financières. S’il voulait paraı̂tre plus moderne que Berthelot, il était moins
au fait que lui de ces réalités, pour lesquelles il reconnut son absence de
qualité comme son manque de goût au tournant de 1931, après l’échec
de Briand à la présidentielle : « Je ne vois pas d’accès à la vie d’affaires dont
je n’ai d’ailleurs pas le sens. »
Trop paresseux, ou trop généraliste pour se pencher longtemps sur les
phénomènes économiques, il n’en méconnaissait pas l’importance. Son
analyse du triomphe électoral nazi se fondait sur le constat de la « crise
économique d’une amplitude sans précédent » qui avait frappé « l’ensemble
du monde civilisé ». Il avait pris acte de la mondialisation économique ;
il avait anticipé qu’elle aurait les couleurs de l’Amérique. Pour le reste, il
déléguait.
À peine installé dans ses fonctions de secrétaire général, Alexis prouva
avec la conférence économique de Londres qu’il accordait la primauté de
ses efforts aux enjeux politiques, au détriment des affaires économiques.
Dans la foulée de la conférence de Lausanne, à l’été 1932, Hoover avait
lancé le principe d’une conférence mondiale appelée à réorganiser le système monétaire international (Londres était sorti de l’étalon-or) et à
relancer le commerce mondial, asphyxié par la crise et ses remèdes protectionnistes. Après s’être attaqué au cancer des réparations et des dettes de
guerre, on voulait réduire les causes de la guerre économique, voire les
causes économiques de la guerre. Alexis n’économisa pas ses efforts, pendant les six premiers mois de l’année 1933 qui précédèrent la conférence.
Il s’intéressa à ses prémices, aussi longtemps qu’on agita des questions
politiques. Pendant l’intérim de Berthelot, à l’été 1932, il s’était multiplié
sur tous les fronts pour faire inviter à la conférence les clients orientaux de
la France et y associer les organismes internationaux. Alexis ne voulait
pourtant pas contrarier le souhait américain de limiter le nombre de participants, et préféra laisser les Anglais les décevoir, qui multipliaient les invitations, quitte à consentir au principe de conversations séparées dans une
sorte de conseil restreint aux grandes puissances 5.
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Alexis demeura aux avant-postes pour définir les questions à l’ordre
du jour, le choix de la date et la stratégie à poursuivre, en vue de
renforcer l’axe Washington-Londres-Paris, au détriment de l’Allemagne.
En février 1933, il préconisa à Paul Claudel, qui prenait contact avec
la nouvelle administration démocrate, de mener une « action conciliante », pour que la question des dettes de guerre n’obère pas les possibilités
d’entente sur la stabilisation des monnaies et les tarifs douaniers. La
France devait tirer avantage des concessions de la conférence de Lausanne et ne pas dilapider son capital de sympathie politique dans des
querelles économiques et financières. Mais à peine engagée dans les
discussions techniques, Alexis se désintéressa de la conférence, par défaut
de compétence et de curiosité. Quand il entrait par exception dans
le détail d’une affaire, il se coulait naturellement dans la tradition de
l’État français et se faisait interventionniste et protectionniste, dressé
contre le libéralisme anglo-saxon. Il en donna un exemple frappant lorsque les travaux préparatoires à la conférence étudièrent les moyens de
résoudre la crise du transport de marchandises. Les Français diagnostiquèrent, malthusiens, une surcapacité des navires, des prix de transports trop
bas et une concurrence trop rude. Alexis préconisa des « accords internationaux limitant le nombre, la vitesse et le tonnage des navires à construire
pendant une période déterminée 6 ». Face aux Britanniques qui réclamaient
l’abolition des subventions à l’industrie navale, Alexis expliqua que l’organisation d’ententes rendrait moins nécessaires les aides étatiques aux exploitations des lignes les moins profitables. Mais il défendit mordicus le droit
des États à subventionner leur industrie.
Plus politique qu’économique, Alexis s’en trouvait plus indépendant
face aux pressions des intérêts privés, qu’il sacrifiait volontiers à un enjeu
diplomatique. Il ne se montrait pas plus disposé à défendre l’intégrité d’une
œuvre culturelle si l’humeur d’une relation bilatérale se trouvait en jeu.
C’est ainsi qu’Henri Jeanson subit la censure de ses services lorsque le film
qu’il scénarisa, ayant Shanghai pour décor, n’eut pas l’heur de plaire au
gouvernement chinois. Le sulfureux scénariste se plaignit à la presse du
procédé, qu’il imputa à Suzanne Borel, avant de reporter « tout ce qu’il
avait de désobligeant sur le vrai coupable, Alexis Léger, secrétaire général
du ministère des Affaires étrangères ». Il est vrai que le secrétaire général
n’avait aucune raison de se montrer indulgent avec le journaliste tapageur,
qui avait eu maille à partir avec son cher ami Jean Chiappe.
Le secrétaire général se montrait particulièrement jaloux de son indépendance face aux lobbies de l’armement. C’est un point sur lequel il se voulait
d’une intransigeance et d’une intégrité irréprochables. En ne voulant prêter
le flanc à aucune critique, en évitant de répéter les erreurs de Berthelot,
Alexis s’impliquait moins que lui dans la défense des industriels de l’armement français, au détriment de la coopération militaire et stratégique. Le
manufacturier d’armes Hotchkiss ou la société de moteurs d’avions Gnome
et Rhône (ancêtre de la SNECMA) de Paul-Louis Weiler, allié des Claudel,
recevaient toujours le meilleur accueil de Berthelot. Weiler ne fut pas aussi
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bien reçu par Alexis lorsqu’il le saisit, en décembre 1934, d’un différend
de sa société avec le gouvernement yougoslave, qui voulait racheter en
dinars dépréciés les parts de la société de moteurs d’avions binationale dont
il détenait la moitié. Weiler espérait que le Quai d’Orsay défendrait ses
intérêts, qu’il confondait volontiers avec ceux de la France : « Je ne veux
pas quémander au prince Paul une faveur personnelle, mais lui présenter
ce que je crois devoir être la requête du gouvernement français, à savoir
qu’il facilite pour l’industrie aéronautique de son pays le maintien de la
coopération franco-yougoslave. » Il espérait qu’Alexis mobiliserait à son
profit ses moyens personnels d’action sur le régent : « Je sais par le prince
Paul lui-même que vous lui avez donné tout récemment un témoignage
précis de fidélité à une cause qui lui était chère. Je pense donc que venant
de vous, le régent, qui subit en ce moment d’incontestables influences
anglaises, fera malgré tout agir nettement son autorité en faveur de la
coopération française, dont nous sommes sur le plan aéronautique les seuls
défenseurs et que nous avons réussi à maintenir jusqu’à ce jour. » Alexis
refusa de jouer de cet avantage, et annota en termes très réservés la lettre
de Weiler : « Léger demande que Belgrade soit averti sans qu’aucune pression
personnelle soit exercée de sa part. » En 1935, Weiler se retira finalement de
l’affaire et laissa Claudel mener le lobbying auprès du secrétaire général,
qui ne céda pas davantage à ses pressions. « Le coup de maı̂tre, observait
Léger devant son fidèle Hoppenot, c’est de l’avoir nommé administrateur
de l’affaire. Quand on lui refuse quelque chose, il croit que c’est une injure
personnelle. »
Sous le règne d’Alexis, le Département demeura très attentif à ne pas
être instrumentalisé pas les industriels de l’armement. Louable vertu, mais
révélatrice d’une sorte de malthusianisme généralisé, tandis que le développement des exportations aurait augmenté les capacités de production françaises en matériel militaire, que la guerre trouva cruellement insuffisantes.
Saisi en mars 1933 d’une demande du gouvernement yougoslave, qui
voulait acheter des armes en France, Alexis défendit farouchement les
prérogatives de son ministère, en résistant aussi bien aux pressions des
maisons d’armement françaises qui agissaient sur Paul-Boncour, qu’en luttant contre les dispositions spontanément favorables du ministère de la
Guerre. Il opposa à toutes les pressions une formidable force d’inertie, qui
avait le don d’exaspérer Émile Naggiar, le ministre de France à Belgrade.
Il fallut la résolution politique de Louis Barthou, plus sensible que ses
prédécesseurs à la défense de l’alliance stratégique franco-serbe, pour
qu’Alexis retirât son véto.
Mû par une volonté politique, venue de son ministère, le secrétaire
général mit un point d’honneur à devenir le plus fervent et le plus efficace
serviteur de la cause yougoslave alors que le manque de devises de Belgrade
provoquait l’hostilité du ministère des Finances. Son ralliement n’empêcha
ni les problèmes techniques, ni sa procrastination. Naggiar rapporta le
9 mai 1934 les inquiétudes du roi. Barthou en parla avec Alexis, qui
commanda un projet de réponse à ses services. Le 18 mai, une note fut
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préparée ; elle traı̂na sur le bureau du secrétaire général jusqu’au 31 mai,
date à laquelle il la fit envoyer à Naggiar. Elle n’était pas complètement
encourageante. Cette fois, la carence de matériel français freinait l’issue de
l’affaire. Il fallait également mettre au point des artifices financiers. Le
secrétaire général apporta sa bénédiction politique, sans apporter aucun
renfort technique. On choisit de procéder à une sorte de troc avec le tabac
yougoslave. Paris fournissait des devises à Belgrade en lui achetant du
tabac, qu’on avait prévu d’acheter ailleurs ; avec ces devises, Belgrade achetait des armes françaises.
Après la mort de Barthou, Alexis veilla à l’exécution du plan ; Laval ne
fit pas obstacle au projet et l’on aurait tort, dans cette affaire, de l’opposer
à son prédécesseur, puisqu’il s’entremit personnellement pour obtenir de
son collègue Germain-Martin, ministre du Commerce, que la régie des
tabacs obtempérât et bouleversât ses plans, dans l’intérêt supérieur de
l’amitié franco-yougoslave. Tout juste peut-on imaginer, à voir les nombreuses annotations d’Alexis sur la correspondance politique, et ses « prière
de m’en parler », lorsque l’administration rappelait Laval à ses promesses,
que le secrétaire général devait veiller soigneusement à ce que son ministre
ne déviât pas de la voie tracée par son prédécesseur.
Nullement vénal, Alexis offrait aux intérêts privés d’autres portes d’entrée que l’intérêt financier. Tel il distribuait, au cabinet de Briand, sa
recommandation aux entreprises plus ou moins fantaisistes de rapprochement franco-allemand, tel il accordait, au secrétariat général, la caution du
ministère à des entrepreneurs moins soucieux de l’intérêt de la France que
du leur. L’affaire Stavisky révéla l’une de ses imprudences, lorsqu’il s’avéra,
le scandale ayant éclaté, qu’il avait reçu le sulfureux Serge Alexandre. La
presse eut beau jeu de titrer sur les protections que l’escroc avait trouvé au
Quai d’Orsay, depuis 1931 qu’il bénéficiait d’une lettre de recommandation rédigée par Peycelon et signée par Briand, sans compter l’audience
qu’Alexis, devenu secrétaire général, lui avait accordée.
Alexis fondit sa défense sur son « absence totale de relations avec le
monde des affaires 7 ». Ce fut, avec son incompétence économique, le
thème principal de sa déposition devant la commission d’enquête parlementaire consacrée à l’affaire Stavisky, les 6 et 7 juin 1934. Il avait d’abord
témoigné des précautions de son département et de l’énergie tenace
déployée par l’escroc pour se faire recevoir, tout en minimisant son allure :
« Un petit homme insignifiant, timide, inquiet, gauche, bien différent de
la présentation que j’ai vu faire depuis [...], impression – sans paradoxe –
d’un petit commis de rayon faisant très mal l’article. » Au deuxième jour
de sa déposition, interpellé sur la recommandation qu’il aurait faite à
un fonctionnaire de l’administration préfectorale, détaché aux Affaires
étrangères, de rejoindre le conseil d’administration constitué par Serge
Alexandre, Alexis expliqua avoir fait toutes les réserves à son ministre qui
s’intéressait au sort de ce fonctionnaire, du fait de son « incompétence
absolue et de [son] incapacité totale dans le monde des affaires 8 ». À l’écrivain Henri Duvernois, qui prétendait dans Le Jour avoir été invité par
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Alexis à rejoindre le conseil d’administration de la société incriminée, il
répondit a contrario avoir signalé l’affaire « à titre péjoratif » (la formule
en imposait et l’exactitude de son langage le sauvait une fois de plus de
l’incorrection de sa conduite), « en lui montrant le caractère inquiétant
de l’entreprise malgré la belle apparence du conseil d’administration ».
Pour mieux désavouer Duvernois, comme en témoigne le texte qu’il avait
préparé pour sa défense, Alexis avait prévu d’ajouter : « Quant à la façon
dont j’ai pu être compris ou interprété, c’est ce dont personne n’est jamais
sûr envers un auditeur. Si j’ai réagi un peu vivement contre une lettre
publiée par Duvernois, c’est seulement parce que je n’y avais pas vu représentées assez nettement, ou tout au moins à leur place, les réserves que je
lui avais formulées dès le début de notre entretien. » Le compte rendu
indique qu’Alexis n’eut pas besoin de cet argumentaire pour se dédouaner
d’une complaisance dont on ne l’accusa pas. Duvernois conçut si peu de
ressentiment de leur passe d’armes par presse interposée, qu’il lui adressa
quelques années plus tard son dernier roman. Du reste, l’affaire n’avait pas
laissé de traces. Vu de Londres, Alexis avait eu le bon réflexe face à l’escroc ; la campagne du Jour, qui avait attaqué abondamment le secrétaire
général, y semblait parfaitement injuste. Le Foreign Office l’expliquait par
l’animosité personnelle de Léon Bailby, le directeur du quotidien, qui ne
pardonnait pas au nouveau secrétaire général d’avoir évincé son ami
Berthelot. Bailby n’était pas mécontent, d’ailleurs, de créer un rideau de
fumée pour dissimuler les accusations dont il était lui-même l’objet 9.
Alexis plaidait son incompétence en matière économique pour mieux
s’exonérer d’une affaire scandaleuse, sans que son ignorance fı̂t scandale. Il
ne prétendait pas à plus de compétences dans les questions militaires que
dans les affaires économiques.
Désynchronisé des militaires
Avec la Carrière, celle des armes était la seule qu’un grand seigneur
pouvait embrasser sans déroger ; il perpétuait par là son immémoriale autorité de guerrier, dont il tenait ses privilèges de féodal. Alexis, plus qu’un
autre, était sensible à la grandeur commune à ces deux services. La figure
de l’aventurier en armes avait façonné son imaginaire enfantin. Adulte, il
n’aurait pas détesté ajouter à ses atours diplomatiques quelques solides
vertus militaires. En 1938, il opposait devant Henri Hoppenot la probité
des militaires à la corruption des politiques : « Au dı̂ner de l’ambassade
d’Angleterre donné en l’honneur de Chamberlain et de lord Halifax, Léger,
regardant les visages avides des politiciens français invités, porta ses yeux
sur celui plus honnête du maréchal Pétain. » Cependant, Alexis n’ignorait
pas que le pouvoir réel n’était plus du côté des armes. L’autonomie du
commandement militaire n’avait cessé de décroı̂tre à mesure que l’État
s’était affirmé. La Grande Guerre avait précipité cette évolution, « affaire
trop sérieuse pour être confiée à des militaires ». La fortune du mot de
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Clemenceau signalait que les contemporains avaient été frappés par la sujétion du commandement militaire aux décideurs politiques. Les premiers
des militaires étaient des courtisans plutôt que des guerriers.
Consensuel et cultivé, subtil jusqu’à l’irrésolution, le général Gamelin,
chef d’état-major général depuis 1931, incarnait le triomphe des vertus
civiles chez les militaires. Complexés par le souvenir du général Boulanger
et de l’affaire Dreyfus, les chefs d’état-major que rencontrait Raymond de
Sainte-Suzanne, au début de la drôle de guerre, renchérissaient d’éloges
sur leurs chefs politiques, quels qu’ils fussent, et craignaient par-dessus
tout de laisser paraı̂tre des opinions personnelles : « Y faire allusion, note
drôlement le diplomate, c’est parler de débauche à un monsieur qui a été
compromis par ses vices dans sa jeunesse. » Pour des raisons différentes,
cette inféodation des militaires aux politiques n’était pas cantonnée à la
France ; les dictateurs poussaient à l’extrême l’emprise du pouvoir civil sur
la chose militaire. Hitler offrit l’échappatoire de Dunkerque à l’armée
anglaise, dans l’espoir de ménager une issue pacifique à l’affrontement
anglo-allemand. Ce n’était encore qu’une erreur politique ; il multiplia les
fautes militaires quand il revendiqua la conduite des opérations sur le front
oriental. Staline ne fit pas autrement. Les civils n’élevaient pas leur niveau
d’instruction militaire en augmentant leur emprise sur les questions stratégiques. Pour avoir fait la guerre, Daladier passait pour expert en armement ; Alexis n’y prétendait même pas.
L’ignorance du pouvoir politique, la hantise de l’armée de ne faire
entendre qu’une seule voix, quoiqu’elle fût devenue une administration
prolifique et clanique, cela suffit-il à expliquer l’incompatibilité de la diplomatie de revers, tissée avec des pays éloignés des frontières françaises, avec
la stratégie défensive, triomphant peu à peu de la doctrine Foch, qui préconisait encore, au lendemain de la guerre, l’attaque depuis la rive gauche du
Rhin ? Les plans de mobilisation qui se succédèrent après guerre, T comme
transitoire en 1920, P comme provisoire en 1921, puis le plan A de 1924,
qui prévalut jusqu’en 1926, prévoyaient tous une action en territoire allemand. Pétain, par conviction autant que par opportunisme, s’accorda avec
la majorité des responsables politiques pour préférer une stratégie défensive
aux plans de projections offensifs qui auraient pu se combiner avec l’ouverture d’un front oriental. Cette conception commença de s’imposer sous
le cabinet Painlevé, président du Conseil en 1925, qui conserva la Guerre
presque aussi continûment que Briand les Affaires étrangères, de 1925 à
1929. Le mathématicien était familier de Pétain depuis qu’il l’avait appelé
en remplacement de Nivelle, en 1917 ; il était disposé à faire prévaloir ses
vues sur celles de Foch. Mieux présentable, plus prudente, économe en
personnel, mieux accordée à la politique briandiste qui favorisait l’évacuation de la Rhénanie, cette stratégie défensive (plan A bis, puis B) affaiblissait nécessairement la crédibilité de la diplomatie orientale de la France.
Paris maintenait ses engagements, en dépit du souhait de l’état-major de
revoir à la baisse l’accord de 1921 avec la Pologne, dans le sens restrictif
des engagements pris à Locarno, réservant la nature de l’aide française en
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cas d’attaque allemande non provoquée. La construction de la ligne
Maginot (1930-1936) entérina la conversion des plus hautes autorités militaires au dogme de l’« inviolabilité absolue du territoire ». C’était le
triomphe de la maison Pétain sur celle de Foch, qui conservait cependant,
avec les généraux Georges et Weygand, des disciples fidèles.
On a beaucoup glosé sur cette contradiction logique entre la politique
orientale que la France ne reniait pas, si elle l’affaiblit dès Locarno, et sa
stratégie défensive, qui privait ces alliés d’un secours effectif. En elle-même,
cette doctrine militaire faussait la politique étrangère en assurant que la
stratégie défensive constituait une parfaite garantie pour la sécurité de la
France. Les partisans de la sécurité collective se trouvaient renforcés par ce
sentiment d’invulnérabilité. C’était une chose de proclamer l’inviolabilité
du territoire, et de vanter la vertu pacifique de la France à l’abri de la ligne
Maginot, qui immobilisait l’armée derrière ses fortifications en attendant
l’arbitrage et le secours des nations liguées contre l’agresseur. C’en était
une autre d’y croire tout à fait, alors que les Français remettaient aux
Belges la défense de leur frontière la plus septentrionale et qu’ils laissaient
les Ardennes à leurs obstacles naturels. La France se croyait inexpugnable ;
cela justifiait, sinon moralement, au moins stratégiquement, d’abandonner
un à un tous les alliés de revers et de laisser l’Allemagne mener sa stratégie
d’Horace, face aux Curiaces que la France avait dressés contre elle. Alexis
la regarda s’imposer à ses adversaires successifs, la Tchécoslovaquie, la
Pologne, puis les Pays-Bas et la Belgique. La mauvaise évaluation de l’assise
du régime nazi, la plus lourde erreur d’Alexis, devenait tragique accouplée
à la mauvaise estimation du rapport de force.
Sur ces sujets, Alexis n’écrivait guère en son nom propre ; on devine
toutefois le reflet de ses conceptions stratégiques dans le miroir des lettres
qu’il recevait de Paul Claudel. « La ligne de fortifications formidable que
nous avons construite et que la Belgique va prolonger nous met à l’abri de
toute attaque », postulait l’aı̂né, qui incitait le cadet à abandonner la
Pologne, dès novembre 1933. Claudel et Léger n’étaient pas les seuls
dévots de la ligne Maginot, au Quai d’Orsay. Le culte en était largement
répandu, rue Saint-Dominique, où la foi dans le système défensif de la
France affaiblissait l’intérêt pour les renforts diplomatiques. Lorsque, à l’été
1939, l’appoint de l’Armée rouge fut brusquement réévalué par la pression
allemande sur la Pologne, garantie conjointement par la France à l’Angleterre, l’argumentaire principal de Doumenc, qui faisait l’article de l’armée
française à Moscou, demeurait l’inviolabilité des frontières nationales. Le
général ne mégotait pas ; il exposa longuement aux Soviétiques les vertus
des fortifications, qu’il étendait de Dunkerque aux Alpes. Tirait-il sur sa
confiance comme sur l’élastique ligne Maginot ? La mauvaise foi patriotique est parfois une vertu ; comment dévaloriser la situation militaire sans
passer pour un défaitiste, ni compromettre sa carrière ? Les militaires se
mentaient un peu à eux-mêmes, ils mentaient davantage aux civils. En
pleine drôle de guerre, Sainte-Suzanne, malgré son poste d’observation
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privilégié, ne parvenait pas à se faire une idée juste de la préparation militaire française. Son journal fourmille d’évaluations tragiquement optimistes
sur la supériorité du matériel français, en qualité comme en abondance.
Les militaires alimentaient volontiers cette illusion : « L’autre jour Crouy
me disait que dans six mois nous aurions le double d’avions de chasse de
l’Allemagne. Je le dis à Villelume. Il éclate de rire et est fort scandalisé
d’apprendre que de pareils bruits sont mis en circulation par l’entourage
de Gamelin. » Mais le colonel de Villelume n’était pas plus prudent que
Gamelin, qui faisait l’article de l’armée française à un Léger déjà trop
disposé à le croire : « Je lui parle de la science militaire de nos chefs actuels
que je crois supérieure, chez plusieurs, à celle des généraux de 1914, de
l’infériorité stratégique des Allemands (Moltke, Falkenhayn, Ludendorff),
due à ce qu’ils sont moins aptes que nous à se mouvoir dans l’a priori. »
La crédulité des diplomates résultait de leur ignorance. Ils ne cherchaient
pas tellement à la réparer. Alexis voyait peu de militaires. Il préconisait
de ne pas les écouter en période de grande tension : « Ils craignent trop de
casser leur outil. » Favorable à Gamelin pendant la drôle de guerre, comme
à une pièce agrégée à son système d’arrimage au pouvoir, dont Daladier
constituait le pivot, il se rangea à ses avis aussi longtemps que dura le
cabinet Daladier. Il ne l’estimait guère, mais quelle importance, puisque
la France était à l’abri ? Selon Daridan, les réactions de Gamelin après la
campagne de Pologne avaient déçu le secrétaire général. Il raillait ce militaire qui paraissait « préparer une campagne de Belgique dans un esprit
qui rappelait celui des généraux de Louis XIV ». Alexis, tristement réjoui,
s’amusait de ce « généralissime idéal qui ne pouvait ni ne voulait attaquer ».
Qu’importait, pourvu qu’il pensât et présentât comme il fallait. Les
contacts du secrétaire général n’allaient pas plus loin avec l’armée. Le général Dentz, du 2e Bureau, assurait la liaison, et voyait parfois le secrétaire
général. L’aviateur Paul de Villelume fut chargé de la coordination avec le
Quai d’Orsay, à compter de la déclaration de guerre. Lorsque Alexis voulut
sonder l’adjoint de Gamelin, le général Joseph Georges, dont il s’inquiétait
de la résolution guerrière, il se heurta à des difficultés inattendues. SainteSuzanne fut surpris des pudeurs du secrétaire général (« Croyez-vous que
je puisse aller voir Georges ? Croyez-vous que ce ne serait pas indiscret ? »)
et plus surpris encore de découvrir qu’il lui était plus facile qu’à son supérieur de se rencontrer avec le numéro deux de l’armée. Un déjeuner réunissant Reynaud à Georges avait provoqué l’émoi de Gamelin, qu’on avait
apaisé d’un pèlerinage symétrique du même Reynaud, et d’un vœu de
renoncement de Georges aux « dieux du pouvoir civil ». La rencontre
d’Alexis avec le général ne s’organisa que deux semaines plus tard, après
avoir reçu l’onction de Gamelin... Sur la route du retour, Alexis en profita
pour demander au colonel de Villelume de l’éclairer sur d’autres généraux
qu’il ne connaissait pas.
En sus de ces défiances internes, la méfiance réciproque des deux maisons ne les aidait pas à mieux se connaı̂tre, ni à mieux coordonner leurs
efforts. Gamelin s’est plaint dans ses mémoires de la méfiance de Daladier.
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Paul Stehlin, attaché militaire à Berlin, se souvenait de la détestation courante des radicaux, Herriot et Daladier en tête, chez les officiers français.
Le journal de Weygand transpire le mépris pour les diplomates, la défiance
envers leurs entreprises, et l’obsessionnelle crainte d’une alliance francosoviétique. Alexis n’eut de cesse d’amadouer ces chefs, à commencer par le
général Weygand. En 1934, il l’assura contre toute vraisemblance préférer
son projet de note, hostile au projet anglais de réarmement allemand
contrôlé, à celui qu’il avait lui-même suscité, plus conciliant.
La défiance réciproque ralentissait la circulation de l’information. Lorsque le général Doumenc apprit de Gamelin que l’on avait pensé à lui pour
négocier un accord militaire avec la Russie soviétique, sa première réaction
fut de se défier d’une mission qui lui semblait relever des Affaires étrangères : « Les diplomates ne passaient-ils pas la main aux militaires, pour
dissimuler un échec ? » Rétention d’information ou démagogie, les vérités
demeuraient corsetées. Le 8 octobre 1936, soucieux de ne pas devenir
l’homme du Front populaire, Alexis entra complètement dans les vues
sur l’URSS que lui exposa le général Schweisguth, de retour des grandes
manœuvres soviétiques. Il ne s’alignait pas seulement sur l’hostilité des
militaires, il renchérissait sur leurs scrupules en s’étonnant que « la guerre
trouvât des avantages positifs à ce rapprochement » d’un point de vue technique. Il se posait en rempart contre le communisme pour complaire à un
interlocuteur qui n’en demandait pas tant, quitte à minimiser l’intérêt
diplomatique de l’URSS : « Léger me parle ensuite des inconvénients
d’ordre psychologique du rapprochement avec le communisme russe, de
la trame que celui-ci étend à l’heure actuelle sur tous les pays 10. »
La rétention d’information était pratiquée à l’égal par les deux institutions. Au début de l’année 1940, l’amiral Darlan réclamait vainement aux
Affaires étrangères les questions à étudier au sujet des « possibilités d’une
action navale dans la région de Petsamo et de Mourmansk ». Alexis, qui
devait les lui remettre, s’était abstenu de le faire ; Robert Coulondre, à la
tête du cabinet de Daladier, répara les effets de sa nonchalance 11. À l’inverse, le général Dentz, du 2e Bureau, ne dissimulait pas à son attaché
militaire à Moscou sa réticence à se cantonner au circuit habituel, qui
prévoyait de servir prioritairement les Affaires étrangères. Il les jugeait trop
chiches en informations et trop lentes dans leur délivrance, sans compter
l’écluse du cabinet du ministère de la Guerre, qui retenait parfois des
informations utiles à l’état-major. Dentz conseillait au général Palasse de
doubler les circuits, à l’instar de ses collègues à Berlin et à Rome. L’officier
de liaison du 2e Bureau ne limitait pas ses conseils à la circulation de
l’information ; il orientait son attaché militaire sur la nature des renseignements à fournir aux Affaires étrangères. Très inquiet des raisons qui avaient
brusquement amené la France à ouvrir des négociations militaires avec la
Russie, à la fin du mois de juillet 1939, il était d’autant plus soucieux de
ne pas perdre le contrôle de l’opinion que le général Palasse défendait
devant la présidence du Conseil ou les Affaires étrangères ; il réagit vivement à l’un de ses comptes rendus, daté du 18 avril 1939, trop favorable
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à l’Armée rouge : « Tous vos rapports marquent la même tendance à sousestimer les faiblesses de l’armée soviétique. » Il le regrettait d’autant plus
que le rapport, destiné à l’ambassadeur de France à Moscou, avait pu
« avoir une influence sur l’orientation éventuelle de la politique française »,
comme si ce n’était pas sa vocation ! L’état-major avait son orthodoxie, à
l’égal du Quai d’Orsay, et refusait toute publicité à ses hérétiques...
Ainsi rendue présentable, l’information n’était pas toujours présentée.
Le silence demeurait encore le meilleur moyen de ne pas détonner. Il
n’était pas rare que le 2e Bureau omı̂t de transmettre ses renseignements
au Quai d’Orsay. On ne voit pas que les diplomates aient jamais été
informés des confidences précieuses qu’Arnold Rechberg, le résistant au
nazisme, qui leur était pourtant familier, confia à un officier français au
début de la décennie. Depuis octobre 1930, il le tenait au courant des
relations militaires germano-soviétiques, dont personne ne doutait ; il l’informait des subventions que le ministère de la Guerre, à la demande du
général von Schleicher, secrétaire d’État, versait aux organisations paramilitaires, Casques d’acier et nazis, à hauteur de cinquante millions de marks,
ce qui n’était pas une surprise ; il prophétisait enfin, ce qui était moins
attendu, que Hitler serait toujours fatalement porté à s’entendre avec la
Russie soviétique, en vue de satisfaire son objectif prioritaire de revanche
sur la France 12. Deux ans plus tard, le comte Dejean, ambassadeur à
Moscou, réclama au 2e Bureau une note consacrée à « la collusion militaire
germano-soviétique » dont il avait eu vent, mais qu’on n’avait pas jugé bon
de lui communiquer.
Inutile de multiplier les exemples : ils illustrent moins les carences particulières à Alexis que des rivalités plus anciennes et plus durables que lui.
Faut-il lui reprocher sa faible culture militaire et sa trop grande confiance
dans les armements et les fortifications français ? S’obliger à l’optimisme,
c’était refuser de se laisser entamer par le défaitisme ambiant. Au témoignage d’Étienne de Crouy-Chanel, c’est son chef qui milita en faveur de
la création du ministère de l’Armement, que Daladier confia à Raoul
Dautry en septembre 1939. Qu’on la crédite ou non au secrétaire général,
l’initiative, pour être heureuse, fut tardive. Au dire de Crouy-Chanel, le
secrétaire général la réclamait « depuis l’affaire rhénane ». Il n’était donc
pas toujours écouté... Dans l’avion revenant de Munich puis, inlassablement, jusqu’à la guerre, Alexis aurait pressé Daladier de réarmer et de
nommer un ministre de l’Armement ; à l’heure de la décision, il n’avait
pas été consulté sur le choix de l’homme. Il n’alla pas plus avant dans les
questions militaires, au témoignage de Georges Bonnet, qui balançait entre
le miel et le fiel. « Léger conduisait son action uniquement dans le domaine
diplomatique. C’était la tradition au Quai d’Orsay. Quand je m’inquiétais
devant lui de la force de notre armée et de notre aviation, il me rappelait
que les problèmes militaires relevaient du gouvernement seul et qu’un
fonctionnaire du Quai d’Orsay, si élevé soit-il, n’avait pas qualité pour les
aborder. »
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Les protagonistes avaient-ils conscience de la mauvaise coordination de
leurs efforts ? L’état de l’armement français, l’incapacité à s’accorder
comme à s’informer se révélèrent brusquement dans l’action. En janvier
1940, Alexis se réjouit d’une commande iranienne de canons de soixantequinze millimètres qui manifestait une disposition nouvelle à résister aux
ambitions méridionales de la Russie soviétique. Il demanda à Paul de
Villelume d’obtenir le feu vert de l’état-major ; le refus de Gamelin laissa perplexe l’officier de liaison, qui se renseigna directement auprès de la section
technique ad hoc. Le colonel de Villelume y découvrit la raison du malthusianisme de son chef : les usines françaises ne produisaient que quatre de
ces canons par mois ! Il profita de sa visite pour « feuilleter les graphiques
de production des autres matériels ». Il y vit « des choses tellement effarantes » qu’il douta que Daladier les connût. Rentré dare-dare à Paris, Paul
de Villelume saisit Alexis de la question, qui disparut aussitôt chez le
ministre. « Il n’était pas encore revenu du ministère de la Guerre quand
j’ai quitté le Quai d’Orsay », conclut Villelume dans son journal, sans plus
revenir sur la question. Quelques semaines plus tard, le gouvernement
finlandais arriva au bout de sa capacité de résistance ; il n’espérait pas plus
de douze milles hommes des Alliés, trop peu pour tenir. Hoppenot voulut
lui télégraphier des nouvelles encourageantes pour fortifier son esprit de
résistance. Il envoya le colonel de Villelume à Vincennes s’enquérir des renforts qu’il était prévu d’envoyer. En l’absence de Gamelin, le général Petitbon répondit à ses questions, aussi rassurant qu’avare en précisions. Il
se bornait à indiquer que les douze mille hommes représentaient le seul
effectif français ; au total, l’effort britannique étant supérieur, on pouvait
assurer Helsinki d’un renfort « plusieurs fois plus considérable ». Villelume
s’agaça du flou des réponses, qu’il téléphona telles quelles à Hoppenot, en
langage convenu. Le directeur d’Europe nouvelle combina assez librement
ces indications avec celles que lui indiquaient Roland de Margerie, qui
était le pendant diplomatique de Villelume, détaché à la liaison entre la
Guerre et le Quai d’Orsay. Il en déduisit que « la Finlande pouvait compter sur des contingents alliés s’élevant à cinquante mille hommes ». D’un
nouveau renseignement, il s’avéra que les douze mille hommes attendus
par Helsinki étaient les Anglais ; Villelume fut renvoyé à Vincennes pour
mettre l’état-major en face de ses contradictions. La colère de Petitbon
éclata « en propos qui [frisaient] l’incohérence ». Ils révèlent sans aménité
le fonds de mépris des militaires envers les civils et leur réflexe de rétention
d’informations : « Qu’est-ce que Rochat ? Qu’est-ce que Charvériat ? Des
petits messieurs qui n’ont pas besoin de savoir ce que tu me demandes !
Léger a des chiffres, et c’est suffisant. [...] Le gouvernement n’a rien à voir
dans la conduite des opérations. Si le président recommence, le général
donnera sa démission dans les deux heures qui suivront ! Quant au Quai
d’Orsay, il est au-dessous de tout. Léger lui-même est devenu très mal... »
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Des conceptions rendues caduques par l’Allemagne nazie ?
Jacques de Bourbon-Busset, entré au Quai d’Orsay en 1939, avait beau
jeu, après guerre, de rejeter le secrétaire général parmi les vieilleries de la
IIIe République, qui n’avaient rien compris à l’essence du nazisme : « Il
représentait à mes yeux la classe dirigeante de 1939, comme le général
Gamelin, comme un certain nombre d’hommes politiques, persuadés de
la toute-puissance de la France ; l’Allemagne hitlérienne n’était qu’un épiphénomène, qui n’était pas durable et dont on aurait facilement raison. »
Le rapprochement franco-allemand, le désarmement, tout cela qui paraı̂t
très loin de l’Allemagne nazie, et qui s’était embourbé en effet depuis
longtemps, continuait de vivoter. Les institutions nées de l’effort de réconciliation se survivaient, telle la très oubliée Commission économique
franco-allemande et même la Commission d’étude pour l’Union européenne. Ces continuités faisaient écran au tournant de 1933. Bien entendu
l’émotion causée par l’accession de Hitler à la chancellerie, en janvier 1933,
avait été considérable ; la rupture n’était pourtant pas ressentie ainsi que
l’on s’en souvient. Le chancelier paraissait aussi bien l’otage des élites
conservatrices, qui verrouillaient l’appareil d’État, que des révolutionnaires SA, qui le pressaient au sein de son propre camp. La permanence
du haut personnel diplomatique masquait le changement de nature du
pouvoir ; l’idéologie hitlérienne ne semblait pas d’une radicale nouveauté.
Les éléments mêlés et disparates de pessimisme culturel, d’accents
nietzschéens, d’antimarxisme, de nationalisme et de racisme ne constituaient pas, pour les contemporains, une véritable doctrine. En marge du
long portrait qu’il consacrait au nouveau chancelier, André François-Poncet ne prenait pas au sérieux les théories de l’« autodidacte 13 ». « Les derniers maı̂tres qu’il ait connus sont ceux de l’enseignement secondaire »,
souriait l’ambassadeur, de toute sa superbe normalienne. Il ne s’attardait
pas sur le racisme d’Hitler, qu’il n’appelait jamais antisémitisme, et ne
prenait pas au sérieux le versant sombrement idéaliste d’une doctrine qui,
dès Mein Kampf, posait les Allemands, ou plutôt les Aryens, en sauveurs de
l’humanité : « La culture et la civilisation humaines sont sur ce continent
indissolublement liées à l’existence de l’Aryen. » Qu’il vienne à disparaı̂tre
et « toutes les conceptions humaines de beauté et de noblesse, de même
que toutes les espérances en un avenir idéal de notre humanité [...] seraient
perdues à jamais ».
Alexis, qui se flattait de ses talents visionnaires, n’échappait pas à cette
sous-évaluation de la nouveauté du nazisme et de son ancrage. Il était
évidemment conscient du tournant de la politique allemande. Comment
ne pas l’être ? Malgré sa fidélité envers la politique de Briand, il était
parfaitement préparé à durcir le ton. L’entente avec l’Allemagne n’avait
jamais été pour lui que le moyen d’éviter un nouveau conflit. Étienne de
Crouy-Chanel lui avait remis, dès sa parution française, un exemplaire
de Mein Kampf ; Alexis, selon lui, en aurait d’emblée déduit la nécessité
d’un « accord franco-anglais pour mettre un terme aux entreprises allemandes ». Il faut tenir compte des reconstructions opportunes de la
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mémoire. Mais il est certain qu’Alexis n’avait pas mené la politique de
rapprochement avec l’Allemagne par inclination personnelle. Pas plus que
Briand, ou moins encore que lui, il n’avait été dupe des ambiguı̈tés de
Weimar ; il n’avait pas aidé sans réserve à arrimer ce régime à l’Occident,
lui qui n’avait aucune dilection particulière pour l’Allemagne. Qu’elle
menaçât la sécurité de la France, et Alexis était tout disposé à l’isoler ;
qu’elle s’isolât, à l’encercler. Ce n’était pas pour lui renier son passé, mais
prendre acte, précisément, du changement intervenu en Allemagne. À la
publication des archives personnelles de Gustav Stresemann, qui confortaient les adversaires de Briand dans leur hostilité (il faut voir avec quelle
ironie rageuse un Weygand commentait cette publication), Alexis se délectait d’une note qui concluait au contraire que Stresemann s’était honnêtement tourné vers l’Europe occidentale. On ne pouvait lui faire grief de ne
pas avoir été suivi par son peuple ; pour lui, il avait conduit sa politique
avec sincérité, dans l’espoir d’y trouver « l’apaisement général 14 ». Optimiste dans sa vision rétrospective de Stresemann, il ne faisait pas de Hitler
son continuateur ; pour autant, il ne parvenait pas à se représenter le nouveau chancelier autrement qu’en ultime avatar de l’impérialisme allemand
traditionnel.
Les élites françaises disputaient de la nature de l’Allemagne de Weimar,
parenthèse honnêtement pacifique ou duperie d’un impérialisme affaibli,
mais tous les dirigeants, nés dans la foulée de 1870, s’accordaient à penser
que le militarisme prussien et son impérialisme conquérant constituaient
le fonds immuable de l’Allemagne. Quelque image que l’on eût de
Weimar, l’arrivée des nazis était ressentie à l’évidence comme une césure ;
mais on préférait à l’image du tournant vers l’inconnu celle d’un retour
brutal à la tradition prussienne, dissimulée par une illusion désormais dissipée, ou suspendue le temps d’un espoir déçu. L’outrance idéologique du
parti nazi et l’intransigeance de sa tactique avaient longtemps dissuadé de
croire qu’il prendrait le pouvoir ; une fois arrivé, on n’imaginait pas qu’il
appliquât son programme. Le recul électoral de novembre 1932 avait été
interprété par François-Poncet comme le début du reflux d’un mouvement
qui avait raté son heure, par excès de gourmandise. Les nazis laissaient les
diplomates ébahis par la violence de leurs manières et la nudité de leurs
revendications. Les journaux eux-mêmes s’autocensuraient. Fleuriau le
tenait du colonel Etherton lui-même ; l’interview qu’il avait publiée dans
le Sunday Express du 12 février 1933 avait été atténuée : « Lorsque nous
sommes venus à parler de Dantzig et du couloir, le chancelier Hitler s’est
brusquement monté. Ses paroles ont été d’une violence particulière. En
relisant mes notes j’ai jugé que ce passage ne pouvait être exactement reproduit et l’ai édulcoré 15. » La presse parisienne, dépassée par un mouvement
qu’elle connaissait mal, s’accrochait à quelques stéréotypes familiers qui
plaidaient la continuité. L’Écho de Paris se rassurait presque du retour à
l’autorisation de la Mansur, à Heidelberg, à la demande des étudiants
nazis ; on insistait moins sur la nouveauté de la doctrine que sur ses éléments réactionnaires. La remise au jour des vieux symboles impériaux,
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comme les aigles, masquait leur investissement par des significations nouvelles et relativisait l’apparition d’une signalétique inédite, trop kitsch pour
être prise au sérieux, lorsqu’il s’agissait de la svastika. On comparait volontiers Hitler à des modèles familiers. L’analogie la plus courante consistait
à le rapprocher de Bismarck ; cela supposait de méconnaı̂tre gravement
Hitler, mais aussi son lointain prédécesseur, dont on faisait par là un nationaliste ! La première erreur n’était pas facile à réparer ; la seconde tenait à
la profonde méconnaissance de l’Allemagne en France.
Alexis, qui ne parlait pas l’allemand, ne faisait pas exception. Il n’avait
pas été en Allemagne depuis son « voyage d’étude » de 1912, hormis le
bref voyage officiel de septembre 1931 ; il ignorait les personnalités les
plus en vue du monde germanique. Il y avait quelque chose de tragique
dans son incapacité à identifier le correspondant dont Léon Blum lui
communiquait une lettre personnelle, quand il s’agissait d’Otto Bauer,
théoricien de l’austro-marxisme et ancien ministre des Affaires étrangères
autrichien. Sa méconnaissance du monde germanique se mesurait aux
offenses qu’il faisait subir aux noms propres, dès qu’il rédigeait une
dépêche pour Berlin. L’information qu’il recevait des postes diplomatiques
ne l’aidait pas à pallier ses carences. Parsemée, fragmentaire, elle péchait
par optimisme et n’aidait pas à mesurer l’originalité de Hitler. Les dépêches
de François-Poncet et des consuls de France en Allemagne minoraient les
objectifs de la politique extérieure du Führer ; ces informateurs se concentraient sur les aspects les moins originaux de la vision du monde nazie,
plus ou moins confondue avec celle du pangermanisme traditionnel. Les
revues de presse censées rendre compte de la vision du monde nazie négligeaient sa spécificité.
En février 1933, Franz Seldte, le ministre allemand du Travail, publia
dans le Stahlhelm, organe nationaliste des Casques d’acier, un article traduit pour le Département sous le titre « Les objectifs de la politique extérieure allemande ». Alexis le fit circuler dans les postes importants : « Je ne
puis que vous laisser le soin, si vous le jugez opportun, d’intéresser l’opinion du pays de votre résidence à cet article qui assigne à l’Allemagne,
sous la conduite de ses chefs nationalistes, la mission de substituer à l’ordre
établi par les traités la domination du “IIIe Reich” en Europe selon les
conceptions de Möller van der Brück. » Alexis se félicitait de faire une
mauvaise publicité à l’Allemagne en croyant dévoiler habilement son véritable visage. En réalité, il entrait dans les vues de la propagande nazie,
qui s’employait à amadouer la droite conservatrice allemande et à s’affilier
indûment à sa tradition pour engourdir la vigilance étrangère. Seldte s’affirmait plus préoccupé de lutte spirituelle que matérielle, et aguichait
ostensiblement les élites conservatrices honnies par Hitler en reprenant le
thème de l’immémoriale mission de colonisation de la Prusse, sans
commettre la sottise d’afficher la France au programme territorial du
IIIe Reich. « Pour Möller, affirmait Seldte, le “IIIe Reich” représentait une
constellation politique d’États au sein de l’Europe, que le Reich et la Prusse
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avaient le devoir de réaliser pour ordonner, suivant une conception allemande du Reich, l’Europe ébranlée depuis la Révolution française et déchirée depuis Versailles. Möller a mis la France en dehors de cette
constellation. » Plus loin, Seldte énumérait les peuples appelés à y figurer,
sans citer les Alsaciens. En croyant nuire aux nazis en dénonçant ce programme, Alexis sous-estimait ses prétentions réelles.
André François-Poncet, depuis son installation à Berlin en 1931, avait
pris soin de multiplier les prévisions les plus contradictoires pour être sûr
d’avoir tout prévu. La responsabilité incombait au Département de sélectionner ces données très abondantes pour forger la politique allemande de
la France. Si l’on déduit la vision d’Alexis de la sélection des dépêches qu’il
diffusait aux principaux postes, force est de constater qu’il faisait souvent
mauvaise pioche. Optimiste par nature et par calcul, obligé de l’être s’il ne
voulait pas entériner la perte de substance française, Alexis entendait d’une
oreille plus favorable les espoirs de François-Poncet que ses craintes. Il est
vrai que celles-ci revenaient moins souvent que ceux-là. À l’automne 1932,
Alexis répercuta deux longues dépêches de Berlin qui insistaient sur les
critiques du Zentrum et de la presse libérale à l’endroit de la politique
extérieure du cabinet Papen, accusée d’isoler l’Allemagne et de jeter
l’Angleterre dans les bras de la France. Au début du mois d’octobre 1932,
il offrit une large publicité à un article de La Gazette de Francfort, qui ne
contestait pas la nécessité de réformer la Constitution, mais condamnait la
dérive autoritaire et militariste, accompagné de ce commentaire de François-Poncet : « [Cet article] doit être pour nous une preuve que le courant
libéral temporairement étouffé n’a pas disparu et que nous le verrons sans
doute renaı̂tre et se développer à nouveau, si l’opinion allemande acquiert
peu à peu l’impression que la politique soi-disant “énergique” de son gouvernement actuel lui ménage plus de déceptions que d’avantages. »
Au début de l’année 1933, après avoir longtemps surestimé l’aile sociale
du parti, incarnée par Strasser, et méconnu ses chances d’arriver au pouvoir, Alexis s’était déjà élaboré une vision du nazisme qui était l’expression
simplifiée et optimiste de celle de François-Poncet, conçue davantage
comme le plus récent avatar de l’impérialisme allemand que comme un
bellicisme raciste inédit. Ce qui ne signifie pas qu’Alexis ne s’échinait pas
à exploiter l’indignation internationale devant l’antisémitisme du régime.
À l’été 1933, le secrétaire général se fit violence pour réclamer des précisions sur les « progrès des doctrines racistes » au sein des colonies alémaniques de l’étranger ou dans les populations aryennes, notamment
scandinaves. Il s’informa par exemple du rôle que jouait au Danemark la
communauté luthérienne allemande, concentrée autour de l’église SaintPierre de Copenhague, flanquée « de son école comme la medrese auprès
d’une mosquée ». Il s’inquiétait particulièrement des efforts de propagande
au Luxembourg, ce ménisque de l’articulation franco-allemande, et répercutait aux principaux postes les preuves qu’il recueillait de l’activisme nazi
à l’étranger. À cette époque, c’était la seule activité qu’il déployait pour
contrer la politique étrangère allemande.
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Le climat était à l’apaisement. Sur les brisées du comité franco-allemand,
moribond, recyclant une partie de son personnel de bonne volonté,
quelques banquiers, industriels et intellectuels des deux bords essayaient
depuis le printemps 1932 de relancer l’axe rhénan. Au début de l’année
1933, Pierre Cot, sous-secrétaire d’État aux Affaires étrangères, mit
Wladimir d’Ormesson au parfum. Paul-Boncour lui demanda de se joindre
à cet effort, ce qui conféra une tonalité briandienne à la délégation française, formée à l’origine sous le ministère Tardieu. Wladimir d’Ormesson
ne reprit pas son bâton de pèlerin sans avoir reçu la bénédiction d’Alexis,
qui la lui accorda bien volontiers. Puis d’Ormesson alla chez Parmentier,
ancien directeur du mouvement général des fonds aux Finances et expert
des plans Dawes et Young, qui lui exposa la marche à suivre : avec Duchemin, président de la Confédération générale de la production, ils formeraient un trio français, qui se rencontrerait avec un trio allemand et un
autre, belge, qui servirait de médiateur. Une fois un plan de travail adopté
et approuvé par les gouvernements français et allemand, le gouvernement
belge le ferait sien et le proposerait officiellement à Berlin et Paris. Les
délégués se rencontrèrent à Paris dans les derniers jours de janvier, lorsque
la nouvelle de la nomination de Hitler frappa soudain le projet de caducité : « Quand on a apporté à Bücher [ancien fonctionnaire du ministère
des Affaires étrangères allemand, membre de la délégation allemande], au
restaurant, pendant que nous déjeunions, le télégramme qui lui annonçait la
désignation de Hitler comme chancelier, Bücher est resté un moment sans
parler et puis il nous a dit d’une voix grave : “Et maintenant tout est fini...”
C’était assez tragique. »
Pourtant, les délégations poursuivirent la marche prévue ; le 25 février,
le trio français se rend au Quai d’Orsay : « Nous remettons à Léger le procèsverbal de notre réunion des 29 et 30 janvier en lui en donnant le détail. Il
trouve cela extrêmement important et considérable et promet le secret absolu.
Il va le communiquer à Boncour et Poncet. » Le plan envisageait de redessiner l’impossible frontière orientale de l’Allemagne en taillant dans le
Corridor et en Haute-Silésie, au détriment de la Pologne. Le territoire de
Memel compenserait les pertes polonaises, sur le dos de la Lituanie, tandis
que l’Allemagne accepterait de garantir ses nouvelles frontières dans le
cadre d’un Locarno oriental. Ce n’était ni nouveau, ni insensé. Briand
avait évoqué ce type de solutions dans les années 1920. Mais le ministre
des Affaires étrangères von Neurath et son secrétaire d’État von Bülow
opposèrent leur veto, sans même se donner la peine de soumettre le plan
à Hitler ; Alexis pouvait l’encenser d’éloges, sincères ou pas, le refus allemand le dispensait de l’agréer.
On continua toutefois, de part et d’autre, à chercher un compromis,
notamment sur la question du désarmement qui empoisonnait les relations
franco-allemandes. C’était le type même de faux problème, puisque l’Allemagne réarmait dans les faits, tandis que les diplomates s’épuisaient à de
vaines discussions juridiques. François-Poncet, sans réel mandat de PaulBoncour, mais avec l’autorité de son nom et l’ambition de réussir sa mission, s’employait à arriver à un accord. En 1933, il rencontra Hitler en
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avril, puis en septembre, et encore en novembre et décembre, après le
retrait de l’Allemagne de la Conférence du désarmement et de la SDN,
qui sanctionnait le refus du chancelier d’agréer la période probatoire de
huit ans qu’Anglais, Américains, Italiens et Français exigeaient en préalable
au réarmement allemand. À chaque audience de François-Poncet, Hitler
protestait de sa bonne foi et de sa volonté pacifique. Alexis fit établir une
note en février 1934 pour Louis Barthou, qui faisait le point sur l’Allemagne hitlérienne ; elle dressait l’improbable bilan d’une « tentative de
rapprochement avec la France ». À cette date, le Quai d’Orsay n’avait pas
seulement sous-évalué le tournant de la politique extérieure allemande ; il
n’avait surtout pas entamé le sien.
Alexis disposait pourtant de conseils variés sur l’attitude à adopter
face au nouveau régime. Il y avait les partisans de la guerre préventive.
Wladimir d’Ormesson enregistrait non sans frissonner le souhait de l’ambassadeur de Pologne à Paris, Chlapovski : « Le raisonnement est le suivant :
nous sommes actuellement, les Polonais et nous, les plus forts. Dans un an,
deux ans, l’Allemagne, réarmée, sera au contraire peut-être la plus forte. Profitons-en. C’est un raisonnement. Peut-être juste. Mais terrifiant. Car alors
quoi ?... Et quelle danse européenne ! Et quelle révolution au bout de la danse !
Il faut être fou pour vouloir se guérir par la guerre ! »
Il y avait ceux qui, sans préconiser la guerre préventive, alertaient le
Quai d’Orsay sur la tactique dilatoire de Hitler et la nécessité de se préparer à un conflit, quand François-Poncet continuait d’abreuver le Département de notes techniques sur le désarmement. Certain ancien diplomate
allemand, dont le courrier parvint à Alexis via le consulat de Hambourg,
prévenait la France de croire aux déclarations émollientes de Hitler :
« L’Allemagne est aujourd’hui gouvernée par une clique qui ne poursuit
qu’un but : la revanche pour la défaite subie en 1918 16. » Il rappelait qu’on
ne pouvait pas compter sur un Parlement composé uniquement de « mannequins dociles » pour arrêter le désir de guerre des chefs nazis : le
peuple ne ferait respecter ni les traités ni son désir de paix. La suite était
si édifiante, qu’il la faut citer longuement : « Il n’y a pas un Allemand
intelligent, éclairé et pensant qui, n’attaquant pas Hitler aveuglement, mais
essayant par l’étude de ses discours et la lecture de son unique ouvrage
(Mein Kampf : Ma lutte) de se créer un jugement objectif, puisse ajouter
foi aux déclarations de paix du Chancelier du Peuple. [...] Hitler et ses
gens haı̈ssent et haı̈ront toujours la France ; mais, pour des raisons psychologiques, ils ne peuvent montrer cette haine aux yeux du monde entier.
[...] Je ne préconise pas de guerre préventive contre l’Allemagne, mais une
extrême fermeté, de l’énergie et le refus de tout compromis, de toutes
promesses vaines. »
Alexis disposait parfois, avec ces avertissements, de précieux conseils.
Pierre Viénot, précocement prévenu contre le régime nazi, lui mit sous les
yeux, dès le 3 mars 1933, une lettre d’un correspondant allemand. Il le
faisait avec l’élégance et la subtilité d’un animal rompu aux mœurs diplomatiques, en glissant : « Bien entendu, cela ne vous apprendra rien. » Il
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était vraiment trop modeste, puisque le courrier annonçait point par point
les objectifs de la politique extérieure du chancelier allemand, et le plan
qu’il suivrait pour l’appliquer : « Hitler, en matière de politique extérieure,
a un but double : faire le III e Reich en réunissant tous les peuples de
langue allemande (y compris les Hollandais et leurs colonies) en un seul
État puissant ; étendre le domaine allemand sur des territoires slaves afin
d’y placer l’excédent de la population allemande. Ni l’un ni l’autre de ces
buts n’est réalisable sans guerre. Las ! le remède que cet augure préconisait
lui interdisait d’être entendu du très italophobe secrétaire général : « Une
politique française bien comprise devrait réunir tous ses efforts sur cette
première tâche de concilier Mussolini avec la Petite-Entente. » L’ami de
Viénot prédisait que Mussolini, isolé, ne pourrait plus s’opposer à l’Anschluss : « Alors Hitler jettera le gant à l’Europe. Ce sera la guerre tôt ou
tard. » Ce providentiel correspondant s’accordait avec Alexis pour penser
que Hitler avait « surtout besoin d’un succès pour se maintenir au
pouvoir » ; l’Anschluss « lui donnerait un prestige extraordinaire et très dangereux pour la paix ».
Convaincu de la fragilité du régime nazi, Alexis n’entendait pas rapprocher la France de l’Italie. Il laissa s’émousser l’émotion qui avait suivi
l’arrivée au pouvoir des nazis, et cautionna la politique d’entente qu’André
François-Poncet hasardait à Berlin. En juillet 1933, le concordat signé par
Hitler avec le Vatican initia la normalisation de l’Allemagne hitlérienne
sur la scène internationale. D’emblée, l’éventualité d’une guerre préventive
avait paru parfaitement hétérodoxe au Département. Au mois d’avril 1933,
Alexis lut une dépêche du ministre de France en Grèce qui s’affolait des
invites de son homologue tchèque : « À son avis, les allures de l’Allemagne
nationale-socialiste justifieraient une guerre préventive et il se demandait
si la France n’en prendrait pas l’initiative 17. » Alexis avalisa manifestement
la réaction de Clément-Simon : « Je lui ai répondu, très amicalement, mais
très fermement, que je croyais que de pareilles idées ne trouveraient aucun
accueil en France. » Alexis était loin de passer alors pour un résistant. Ceux
qui l’accusèrent plus tard de bellicisme le taxaient alors de complaisance
envers l’Allemagne nazie, comme ils lui avaient reproché sa faiblesse face à
Stresemann. Léon Daudet, inquiet des négociations genevoise d’octobre
1933, qui allaient aboutir au départ fracassant de l’Allemagne, accusait
Paul-Boncour, « sous l’influence évidemment de Léon Blum et de saint
[sic] Léger-Léger » de « nous livrer à l’Allemagne pieds et poings liés » par
une « réduction d’effectifs militaires alors qu’il faudrait les doubler », face
à un adversaire « ivre de l’esprit de guerre et de revanche ». Ce n’était pas
l’inquiétude d’Alexis. Sept ans plus tard, depuis sa retraite américaine, la
défaite consommée, méditant Le Livre jaune français, il pensait encore
devoir se justifier d’avoir provoqué par « une politique d’encerclement » la
fureur guerrière de l’Allemagne, sans mieux comprendre qu’elle était
inscrite dans la logique du nazisme, programmée par son patrimoine idéologique et les conditions socio-économiques de son arrivée au pouvoir.
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Otage de son image de pacifiste, il s’était rallié à la nécessité de résister par
les armes, sans se convaincre du bellicisme de l’Allemagne nazie.
Cynique avec ses collaborateurs, Alexis aurait-il été naı̈f avec les adversaires de la France ? Ou bien était-il fort avec les faibles et faible avec les
forts ? C’est le reproche qu’adressait au Quai d’Orsay le fils de Gustav
Stresemann qui, dès 1934, s’inquiéta de trouver la diplomatie française
plus indulgente avec Hitler qu’avec son père : « L’Allemagne hitlérienne
bénéficie de ménagements que n’a jamais connus la république de Weimar.
Mais la tolérance de fait dont jouit le IIIe Reich s’accompagne de l’intransigeance la plus absolue sur le terrain juridique, où la France se cramponne
à des textes manifestement dépassés par les événements. » Méconnaissant
la nouveauté du régime, Alexis lui rendait seulement justice pour augurer
sa chute d’être si peu normal. En 1939, rallié à une guerre sans merci,
Alexis n’avait sur les lèvres que l’expression de « colosse aux pieds d’argile »
pour désigner l’Allemagne. Par conséquent, sa stratégie demeurait l’attentisme dénoncé par le fils de Stresemann : « Je ne vois, disait-il, qu’une
explication possible à l’attitude française. Convaincue, sans doute que le
national-socialisme ne durera pas, la France se contente d’éviter tout ce
qui pourrait le consolider, laissant au temps et aux difficultés intérieures,
économiques, sociales et financières, le soin d’en venir à bout 18. » Face à
une politique étrangère qui n’avait pas seulement changé de degré, mais
aussi de nature, Alexis maintenait la stratégie ambivalente qu’il avait toujours conçue pour l’Allemagne, mêlant politique d’ouverture et diplomatie
juridique et tatillonne.
En août 1932, Alexis s’était alarmé, devant les Anglais des prétentions
révisionnistes de l’Allemagne, en prévoyant qu’elle finirait par violer le
traité de Locarno en remilitarisant la Rhénanie. Il entrait un peu de théâtre
dans ce pessimisme, qui visait à obtenir une meilleure coopération de l’Angleterre dans la politique d’entraves juridiques imposées à l’Allemagne.
Alexis réclamait plus de fermeté à son alliée en feignant de craindre le pire
si Londres et Paris ne marquaient pas de limites à Berlin (« thus far and
no further »). Croyait-il véritablement à la perspective d’une Allemagne
s’affranchissant totalement du droit international, alors qu’il convenait
tous ses efforts à la maintenir dans le système de la sécurité collective ?
Des correctifs à la politique de sécurité collective ?
Faut-il croire la relation rétrospective de Crouy-Chanel, qui mit dans la
bouche du secrétaire général ce propos gaullien avant l’heure : « Appuyée
sur l’Angleterre et les États-Unis, la France ne peut pas perdre de guerre :
des batailles, oui, une guerre, non » ? Peu importe la lettre, si l’esprit n’est
pas trahi. Crouy-Chanel y revint longuement devant les magnétophones
du Quai d’Orsay : « Sur l’Angleterre et les États-Unis, la sécurité française
est assurée, la France ne pourra pas être vaincue. Je crois que c’était là son
idéal de base, le fond de sa politique : c’était de ne pas séparer la France
de l’arrière-plan anglo-américain. On retrouve tout au long de sa carrière
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politique, dans l’affaire des sanctions contre l’Italie, dans l’affaire d’Espagne
et aussi dans l’affaire polonaise, le désir de ne pas se distancer des Anglais
de façon grave, ni des Américains. »
Dans les années 1920, Alexis avait pu donner le sentiment d’être plus
disposé à s’affranchir de la tutelle anglaise, parce qu’il avait la certitude
que, quoi qu’il arrivât, la garantie obtenue à Locarno ne ferait jamais défaut
à Paris, si d’aventure le flirt avec Berlin tournait mal. S’il pouvait jouer
des mauvais tours à Londres et torpiller un accord naval, c’est parce qu’il
ne doutait pas de la loyauté du partenaire. Il pouvait trahir le secret
d’une négociation dont il ne souhaitait pas l’aboutissement, il ne trahirait
jamais un accord conclu. Dès que la possibilité existait de s’affranchir sur
le continent de la tutelle anglaise, il en jouissait ; à peine la tolérance
anglaise avait-elle atteint ses limites, Alexis s’arrêtait-il. À mesure que la
position continentale de la France s’effrita, Alexis devint plus disposé à
subir la férule de la gouvernante anglaise. Mais les nombreux télégrammes
qu’il rédigeait à la fin de l’année 1933, dans le contexte mouvementé du
départ de l’Allemagne de la Conférence du désarmement, puis de la SDN,
montraient une nette détermination à résister à la volonté anglaise 19. Sa
ligne demeura pendant tout l’entre-deux-guerres celle qu’il préconisait
encore après guerre, et qu’il répéta inlassablement à Pierre Mendès
France au sujet de l’intégration européenne : aller aussi loin que l’Angleterre pouvait le tolérer, mais jamais au-delà. Les Anglais ne s’y trompaient
pas, qui, depuis 1930, laissaient sans retouches cette petite phrase de leur
portrait de l’une des leading personalities in France : « Depuis de nombreuses années, il se montre un ami très secourable et de grande valeur
pour notre ambassade à Paris. » Aucun autre diplomate n’avait droit à
un tel brevet d’anglophilie, pas, même Massigli (« Il a parfois été jugé
anglophobe », notait l’édition de 1935, avant d’admettre que c’était un
jugement injuste).
Pour le reste, on aura vite fait le tour de la vision d’Alexis, soit qu’elle
fût gelée par des sentiments glacés, soit qu’elle se résumât à quelques préjugés qui ne variaient pas. Couplée à la solidarité anglaise, l’amitié des
États-Unis était l’autre invariant du secrétaire général ; elle justifiait particulièrement la diplomatie vertueuse et démocratique qu’il défendait. Alexis
jouissait d’une image notoirement américanophile. À la fin de l’année
1934, Paul Claudel, ancien ambassadeur à Washington, s’inquiétait du
protectionnisme français et louait Alexis d’échapper à l’américanophobie
générale : « Il est désolant que nous ne sachions pas davantage profiter des
bonnes dispositions de Roosevelt à notre égard. Jamais nous ne retrouverons un président aussi compréhensif et aussi favorable. Vous êtes, je crois,
le seul homme au ministère qui compreniez l’importance de l’Amérique. »
Aussi tranchée que son amitié pour l’Angleterre, l’hostilité d’Alexis à
l’égard de l’Italie n’était pas moins connue. D’aucuns, à droite, l’attribuaient à une prévention d’homme de gauche à l’égard du régime mussolinien. D’autres, comme Léon Noël, y devinaient un réflexe légitimiste de
la part de l’héritier abusif, qui voulait s’inscrire dans la tradition italophobe
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
inaugurée par Berthelot. Paul-Boncour se trouvait bien seul pour dissiper
la « légende » d’une italophobie impossible à une intelligence si « souple ».
Souple, Alexis l’était ; il avait aussi ses raideurs. Il faut compter à leur
nombre sa farouche italophobie. Il y entrait une saine aversion pour le
régime fasciste, et son chef, qu’Alexis avait connu à ses débuts sur la scène
internationale, aussi maladroit que ridicule. Il se souvenait devant sa
femme de la balourdise du Duce, à Locarno, envieux du prestige de Briand
et se pavanant sans deviner le mépris moqueur des vieux routiers de la
politique internationale. Au dire de Léon Noël, Alexis ne croyait pas en
la pérennité du régime, « façade sans solidité qui s’écroulerait au premier
choc ». Si bien que les partisans d’un rapprochement franco-italien ne l’approchaient pas sans tenir compte de cette notoire méfiance.
Faut-il expliquer cette italophobie par des motifs personnels : le mariage
de sa sœur avec un Italien, le partage d’une maı̂tresse qu’on lui prêtait, la
belle aventurière Magda Fontagnes, avec Mussolini, ou, fixé dans la part
la plus archaı̈que de sa mémoire créole, un complexe latin nourri dès l’enfance au spectacle de l’éveil de la puissance américaine ? Il faut en tout cas
verser au dossier cette étrange pièce, brute de toute volonté de représentation, puisée à l’unique cahier de notes poétiques d’Alexis qui ait échappé
à sa brûlante volonté de contrôle : « pouillerie italienne – peuple de
faquins – race sale – aux yeux intelligents et fourbes – dextérité – chair italienne ; mauvais goût des romantiques anglais – attrait de sa mauvaise odeur et
sa vulgarité – femmes huileuses – ointes d’un suint de l’aisselle et des cuisses –
l’huile d’olive restituée par tous les pores – chair de poisson – proche des Grecs
et des Levantins 20 ».
Du postulat erroné, qui faisait croire au Quai d’Orsay que la France ne
craignait rien sur son territoire, découlait la faible impatience d’Alexis à
conclure une alliance avec l’URSS. Il préférait tenir l’Ours éloigné de
l’Aigle, en l’appâtant de loin, mais comptait qu’ils se déchireraient avant
que le front franco-anglais ne fût enfoncé. Fondamentalement méfiant et
réticent, Alexis n’avait guère à se forcer devant les militaires pour ramener
le flirt franco-russe aux proportions d’une simple diversion. Crouy-Chanel
ne prétendait pas que le secrétaire général eût jamais souhaité autre chose,
lorsqu’il le faisait parler : « Il convient de rechercher un contact avec
l’URSS. Tenir celle-ci éloignée de l’Allemagne devient une nécessité depuis
que le traité de Rapallo, en 1922, a montré les dangers d’un rapprochement germano-soviétique. [...] Peut-être pourrait-on l’amener à s’engager
pour la défense du statu quo en Europe orientale, à laquelle le traité de
Locarno ne s’applique pas. » Impossible de résumer les contorsions d’Alexis
pour maintenir cette ligne impossible ; il avait son opinion faite, comme sa
vision de la Russie s’arrêtait à quelques stéréotypes qui devaient davantage à
la lecture de Dostoı̈evski qu’aux soviétologues de son temps. Aussi bien, le
portrait de Staline, qu’il peignait en satrape oriental, de retour de Moscou,
en mai 1935, se cantonnait au pittoresque ; il est vrai que les élites françaises partageaient en général cette curiosité craintive pour la cruauté du
« petit père du peuple ». Bonnet n’avait pas été mieux impressionné par son
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entrevue avec l’ambassadeur soviétique à Paris, qui réclamait du matériel de
guerre saisi dans les Pyrénées, au terme de la guerre civile espagnole :
« L’ambassadeur Souritz vint me demander de renvoyer ce matériel auquel
Staline tenait essentiellement. Je me rappellerai toujours cette conversation
à laquelle assistait Alexis Léger. Au cours de cette entrevue, Souritz manifestait une nervosité extrême. Il fumait sans arrêt. Il épongeait constamment son front mouillé de sueur. “Il joue sa tête...” me murmura Alexis
Léger. »
Contre toute évidence, l’extrême droite prêtait au secrétaire général une
complaisance coupable envers l’URSS ; elle le représentait en esclave de la
Petite-Entente 21. À droite, plus généralement, on l’accusait volontiers
d’être à la solde de Titulescu et de Beneš, les indéboulonnables ministres
des Affaires étrangères roumain et tchèque ; on pourrait aussi bien dire
l’inverse. Crouy-Chanel observait qu’Alexis n’avait pas une confiance
aveugle dans ces représentants de la clientèle orientale de la France, et
guère d’affection pour la personnalité de Beneš, contrairement aux on-dit
qui inspiraient encore l’historien Jean-Baptiste Duroselle quand il faisait
du secrétaire général « un grand ami et admirateur du Tchécoslovaque ».
Les besoins étaient réciproques. Alexis était si peu inféodé aux intérêts
tchèques, qu’il les sacrifia sans états d’âme à Munich ; et si peu attaché à
Titulescu, qu’il l’évita soigneusement dans son exil et sa déchéance parisienne. Quant à la Yougoslavie, il ne s’en inquiétait guère, négligeant de
lire la correspondance du poste, qui lui aurait permis de craindre un retournement d’alliance, au dire de Jules Blondel : « Léger n’a sans doute pas lu
ma correspondance non télégraphique sur ces tractations [entre Mussolini
et le gouvernement Stoyadinovitch]. Quand je lui révèle par fil à la fois le
départ imminent de Ciano à destination de la capitale serbe, et l’objet de
son voyage, qui est de signer les accords, il a peine à me croire. La surprise
qu’il m’exprime au téléphone me surprend : se peut-il qu’à Paris on
méconnaisse à ce point la fatale portée de notre faiblesse au lendemain du
7 mars 1936 ? »
De la Pologne, il n’y a rien à dire, sinon qu’Alexis goûtait moins encore
Beck, son ministre des Affaires étrangères, que ceux de la Petite-Entente.
Aux marges de l’Europe, Alexis ne suivait pas de près la situation dans les
Balkans, et laissa sans réponse la suggestion de l’ambassadeur Kammerer
de constituer avec la Turquie un front anti-allemand, qui n’était pas du
goût de son ministre, Pierre Laval 22.
Au fond, Alexis refusait de choisir entre la sécurité collective et l’encerclement de l’Allemagne. Il continuait de faire de la France la plus fidèle
supportrice de la SDN, mais souhaitait une politique de fermeté envers
l’Allemagne. Il voulait isoler Berlin à force de vertu, mais ne se résolvait pas
à s’allier avec l’Italie ni l’URSS, croyant pouvoir maintenir leur abstention
bienveillante dans une position de non-choix, en les éloignant de l’Allemagne, sans rétribuer leur solidarité. Il voulait bien s’entretenir courtoisement avec tous les prétendants à l’amitié de la France, URSS, Italie,
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Espagne et, pourquoi pas, l’Allemagne elle-même ; mais il ne couchait pas,
avare de sa semence. Et quand il resterait seul, il conserverait toujours
l’amitié de la Grande-Bretagne et la bienveillance américaine.
Trop gourmand pour jamais renoncer à rien en choisissant, Alexis ne
pouvait pourtant pas rester tout à fait immobile dans un système mouvant.
Sa stratégie évolua de 1933 à 1940 ; l’expression de sécurité collective
disparut progressivement du vocabulaire du Quai d’Orsay ; après l’échec
de Munich, consacré par le démembrement de la Tchécoslovaquie en mars
1939, et a fortiori pendant la drôle de guerre, Alexis fut obligé d’organiser
clairement la résistance au bellicisme allemand. Si fuyant, secret et irresponsable fût-il, le secrétaire général dut arrêter sa position sur un axe qui
passait d’abord par la Pologne et la Petite-Entente puis, une fois la PetiteEntente mise en pièces, par Varsovie et Bucarest, au détriment d’une alternative italienne ou soviétique. Las, Varsovie et Bucarest n’étaient pas plus
compatibles que Prague et Varsovie, sans parler de l’impossible entente
polono-russe. Il faut, pour finir, dire un mot de l’Empire ; il demeurait,
avant l’influence gagnée en Europe orientale, le grand motif de fierté française, touchant plus profondément à l’identité nationale et flattant mieux
la prétention universelle de la France, en termes de puissance et de
civilisation.
La défaite de la France, en 1940, ne fut pas seulement militaire.
Comment se trouva-t-elle isolée face à l’Allemagne, l’URSS, l’Italie, bref
du gros de l’Europe continentale, à la suite de quels glissements successifs,
c’est un échec bien connu, qui s’éclaire d’un jour nouveau à le raconter
depuis le point de vue de son plus constant responsable qui, mieux que
tout autre, a su s’en absoudre.
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XIII
La fidélité à la sécurité collective
En 1933, Alexis accéda au secrétariat général grâce à Paul-Boncour, et
mit en œuvre avec modération leur vision commune de la sécurité collective ; en 1934, il résista au retour de la droite, et servit loyalement le
retour aux alliances traditionnelles voulu par Barthou, le plus décidé de ses
ministres, non sans espérer le succès de la politique de sécurité collective
qui lui servait de paravent ; en 1935, il sabota consciencieusement la politique de Laval, qui visait au rapprochement bilatéral avec l’Italie et l’Allemagne, quitte à mécontenter l’Angleterre. Auprès de trois ministres très
différents, serviable, utilisé ou saboteur, il demeura fidèle à ses convictions
et affermit sa position.
1933, le pacte à Quatre : la paix au détriment de la sécurité
collective ?
La première grande négociation qu’Alexis eut à assumer au secrétariat
général lui permit de prouver ses talents de conciliateur. La France était
saisie d’une offre italienne d’un « pacte à Quatre », proposant de fonder la
paix européenne sur une sorte de retour réaliste au concert des grandes
puissances tel qu’il existait avant la création de la SDN ; le projet entérinait le redressement de l’Allemagne et l’élévation de l’Italie au rang de
grande puissance. Alexis devait ménager les clients de la France, furieux
d’un procédé qui les écartait du premier cercle des décideurs européens
(Pologne), et inquiets de la finalité d’un pacte inspiré par un État révisionniste, menaçant la stabilité de leurs frontières avantageuses (PetiteEntente). Le secrétaire général devait aussi concilier les points de vue divergents des décideurs français. D’un côté, Joseph Paul-Boncour, l’homme
qui l’avait nommé au secrétariat général ; Henri de Jouvenel, longtemps
dévoué à la SDN, mais converti à une politique plus traditionnelle, et
nommé ambassadeur à Rome, pour six mois, avec la mission de régler les
différends franco-italiens ; le gros des troupes du Cartel des gauches, et,
d’une façon générale, les pacifistes-réalistes à la façon de Joseph Caillaux,
souhaitaient un accord qui rapprochât la France de l’Italie. Pour certains
d’entre eux, sinon pour Paul-Boncour, il s’agissait aussi de refonder la paix
sur des bases plus solides que l’institution genevoise. À l’inverse, Édouard
Daladier, le président du Conseil, Édouard Herriot, le président de la
commission des Affaires étrangères à la Chambre (Alexis avait d’emblée
invité René Massigli à l’informer de l’offre italienne) et l’état-major du
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Quai d’Orsay étaient réticents, quand ils n’étaient pas franchement hostiles, au projet italien d’un pacte à Quatre qui réglât entre grandes puissances le sort de l’Europe. Tout le talent d’Alexis fut de composer avec
ces attentes contradictoires. Il devait arriver à un accord, mais un accord
suffisamment atténué pour ne pas menacer sa clientèle intérieure (parlementaires et fonctionnaires estampillés « sécurité collective ») et extérieure
(Petite-Entente et Pologne) ; un accord qui ne laissât aucun doute à l’Allemagne sur la volonté française de maintenir le statu quo en Europe orientale ; bref, un accord qui valût à la France l’amitié de Rome sans rien
concéder de sa position européenne.
Le plan mussolinien de pacte à Quatre venait de loin. En 1932,
von Neurath évoqua devant les Anglais le projet d’une « sorte de pacte
consultatif entre les grandes puissances européennes (Allemagne, GrandeBretagne, France, Italie), assorti de l’engagement, par chacune de ces puissances, de soumettre tous leurs différends à l’arbitrage ». René Massigli
craignit la manœuvre qui, sous couvert de flatter l’attachement anglo-saxon
à la notion d’arbitrage, revenait à reconstituer le directoire des grandes
puissances du XIXe siècle, excluant « la Pologne des négociations du
“concert européen” », et laissant « la France isolée des puissances secondaires et des petites puissances d’Europe centrale ». Au terme d’une passionnante réflexion sur l’ordre européen, il estimait qu’il n’était pas dans
l’intérêt de la France d’intégrer un directoire qui délaissât ses petits alliés.
Le projet officiel italien avait été rendu public en mars 1933, quelques
jours après les premiers entretiens de Jouvenel avec Mussolini. Tout s’était
passé à merveille, si bien même que le tout nouveau secrétaire général
s’était senti obligé de doucher l’enthousiasme de son ambassadeur d’un télégramme frigide 1.
À peine l’offre de Mussolini connue, Alexis l’analysa froidement ; il
n’était décidément pas naı̈vement genevois. Le secrétaire général n’envisagea pas un instant de repousser l’initiative italienne, pour des raisons aussi
bien positives que négatives. Parmi ces dernières, il en reconnaissait trois,
qui rendaient hommage à l’habileté du piège mussolinien : « Impossibilité
de repousser, dans son principe, la proposition italienne, sous peine de :
a) assumer à l’heure actuelle la responsabilité apparente de faire échec à
une tentative de sauvegarde et de consolidation de la paix européenne ;
b) justifier l’Italie à se rejeter, comme elle menace de le faire, dans la
politique antagoniste du bloc germano-italien ; c) décevoir en France
même une opinion tendue vers l’attente d’une initiative politique en faveur
de la paix. » Alexis reconnaissait aussi bien une raison positive d’adhérer
au projet mussolinien ; elle marquait les limites de sa foi dans le système
de sécurité collective genevois : il ne voulait pas « se priver, en fait, d’une
limitation réelle des risques de rupture d’équilibre en Europe (engagement
positif de quatre grands États touchant leurs relations entre eux aussi bien
que leurs relations avec les autres États d’Europe) ». Pour autant, sans
vouloir rater une occasion d’assurer la paix, Alexis craignait en adhérant
au projet de « porter un coup fatal à la politique de la Société des
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Nations », de ruiner le « système d’alliances » orientales de la France et sa
« politique traditionnelle de groupement de petites puissances qui multiplient [sa] voix dans les débats internationaux ». Fidèle à Briand, ou intempestif, Alexis soulignait enfin une troisième raison de craindre le projet :
« compromettre, pour l’avenir, tout le développement attendu de notre
politique d’“Union européenne” ». Trois raisons qui disent assez que le
projet européen du Quai d’Orsay avait toujours servi, dans l’esprit d’Alexis,
à consolider la situation prééminente de la France sur le continent grâce à
sa clientèle particulière. Aussi bien, Alexis demanda à Massigli, en sa qualité de directeur du SFSDN, d’« examiner les répercussions du projet italien sur l’avenir du projet d’“Union européenne” », dont il importait de
« sauvegarder le bénéfice au profit de l’influence française en Europe ».
Wladimir d’Ormesson, fin connaisseur des arcanes du Quai d’Orsay,
observa qu’Alexis était hostile au projet parce qu’il le concevait « sur le plan
de l’Union européenne ».
Pour bien comprendre qu’il n’y avait pas d’attachement sentimental ni
d’altruisme désintéressé dans cette défense des institutions collectives, en
ses différents étages universels (SDN) ou régionaux (Petite-Entente, Union
européenne), il faut poursuivre la lecture de la note d’Alexis, qui trouvait
deux raisons supplémentaires, purement égoı̈stes, d’amender l’offre italienne. D’abord, le secrétaire général ne voulait pas s’en remettre à une
association si étroite, où les pays révisionnistes compteraient pour moitié,
livrant la France à « la complaisance britannique en faveur des tendances
italo-germaniques (la Grande-Bretagne, l’Italie et l’Allemagne étant également intéressées à limiter le rôle de la France en Europe) ». On voit par
là les limites que son réalisme imposait à son anglophilie. Enfin, Alexis ne
souhaitait pas que la médiation italienne privât Paris « des avantages éventuels d’un règlement direct du rapprochement franco-allemand », ce qui
démontre assez les dispositions conciliantes qui lui permettaient de servir,
jusqu’à un certain point, aussi bien Laval que Bonnet, qu’il blâma a posteriori pour leurs complaisances avec l’Allemagne nazie.
Inutile de dérouler le fil de la négociation, marquée par l’émoi de la
Petite-Entente et de la Pologne. Le représentant de Varsovie à Genève
annonça derechef à Massigli qu’il « dirait clairement que l’existence de la
SDN était incompatible avec des méthodes qui ramèneraient l’Europe au
temps du “concert européen”, voire au XVIIIe siècle ». Alexis lança ses services, au premier rang desquels celui de la SDN, dans la voie d’amendements qui acclimatassent le projet aux cieux genevois. D’un côté il veillait,
par le biais de Claudel, à ne pas laisser croire aux États-Unis que la France
négligeait un moyen d’assurer la paix européenne ; de l’autre, en rassurant
ses alliés orientaux, il ne dissimulait pas son hostilité au projet originel de
Mussolini. Jouvenel s’en agaçait, et le ton montait entre l’ambassadeur et
le Département. « J’ai été particulièrement frappé de constater, écrivait
Jouvenel, que le télégramme de Votre Excellence à nos agents de Belgique,
de Pologne, de la Petite-Entente, semblait ne tenir aucun compte des rectifications apportées au projet primitif de Mussolini au cours des entretiens
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de Rome. » Alexis, qui s’employait à paraı̂tre impartial, refusait d’endosser
la responsabilité qui incombait à son ministre ; pour la première fois depuis
le début des négociations, il demanda à Paul-Boncour de signer lui-même
la réponse du Département à Jouvenel. Elle fut roborative : « En attendant
un télégramme plus complet, je vous prie de n’avoir aucune préoccupation.
Je suis toujours d’accord avec vous sur l’intérêt des propositions mais
comme il est nécessaire de les modifier et de les transformer, il convient
tout d’abord de mettre en évidence les objections à leur forme initiale.
Le reste suivra. Poursuivez votre négociation, certain de mon affectueuse
confiance. »
Jouvenel apaisé, Alexis reprit son ouvrage. Il rabotait les prétentions
révisionnistes de l’article 2 du projet italien, avec l’aide de René Massigli
et du jurisconsulte Jules Basdevant ; il arrosait tous les alliés de la France et
les amis à la SDN (l’Espagnol Madariaga notamment) de télégrammes
rassurants ; il reprenait la plume, enfin, pour signer de nouvelles instructions à Jouvenel, toujours plus fraı̂ches. Une contre-proposition anglaise,
le 1er avril, obligea Alexis à sortir de nouveau son rabot. Il rédigea une
longue note, qui expose à la perfection sa méthode et ses desseins. La
méthode était assez tortueuse : « Réserver encore le projet de déclaration
pour éviter, au premier degré, toute réaction formelle sur notre texte, mais
concevoir notre mémorandum comme l’exposé d’une conception qui devra
tendre, en fait, par-devers nous, à faire accepter finalement notre projet
de texte de déclaration 2. » Puis le rabot commençait son œuvre, ne conservant que la noix, c’est-à-dire le principe même d’un accord (« Nous
accueillons avec grand intérêt l’initiative italienne, nous approuvons pleinement son objet, nous sommes prêts à rechercher tout le rendement qui
peut en être tiré »), décapant tout le reste à grands copeaux. Il n’était pas
question de sortir du cadre de la SDN, pour des États membres, signataires
des accords de Locarno, ce qui ruinait d’emblée l’ambition d’un directoire
à Quatre. Pas question non plus de sortir du cadre de la Conférence du
désarmement, ni d’y introduire un cheval de Troie, « le plan anglais de
désarmement », qu’on récusait à Genève ; on pouvait tout juste aller voir
s’il n’y avait pas quelque contrainte à imposer à l’Allemagne » en cas
d’échec de la Conférence ». Sur ce plan, Alexis travaillait en plein accord
avec Massigli qui refusait de croire, avec Jouvenel, que le pacte à Quatre
résoudrait l’épineuse question du désarmement. « L’ambassadeur va un peu
vite », observait-il. S’il n’était pas question d’avaliser la dimension révisionniste du projet italien, le principe même d’une révision des traités de paix
ne semblait pas absolument exclu, comme si, dès 1933, le secrétaire général, déjà las, pressentait que le décalage entre la position de la France et
ses moyens ne permettrait pas de maintenir éternellement les acquis de
1919.
Ainsi corseté, Jouvenel reprit les négociations sur la base d’un texte
français, avec son homologue anglais et le ministre des Affaires étrangères
italien. Il dissimulait avec une difficulté croissante son agacement, prenant
soin toutefois de viser le Département plutôt que le ministre.
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L’Allemagne entra dans le jeu. Alexis s’entendait à faire enrager son
ambassadeur à Paris, Roland Koester, un rien balourd. Il le piégeait sans
peine, en lui faisant admettre que l’Allemagne espérait que le pacte à
Quatre se substituerait à la SDN, comme s’il s’était jamais agi d’autre
chose pour Mussolini : « Koester, dans un mouvement de franchise qu’il
a pu ensuite regretter, n’a pas hésité à reconnaı̂tre que l’Allemagne, par
suite de déceptions ou d’appréhensions, s’estimant justifiée à souhaiter
l’abandon de l’institution de Genève, avait bien en vue de transférer en
fait à un organisme nouveau, constitué par le concert des Quatre, la responsabilité effective des solutions de fond, à tous degrés de réalisation
et pour toutes questions européennes. » Alexis croyait remporter un succès
quand un Allemand avouait son hostilité à la sécurité collective, quelques
mois avant que Berlin n’en désertât ses institutions : « L’aveu de l’ambassadeur, s’il ne suffisait pas, dans les conditions où il nous était fait, à nous
détourner de l’initiative italienne à laquelle nous demeurions très sincèrement et très activement associés, nous justifiait au moins à maintenir d’autant plus strictement nos exigences touchant toute référence à la SDN. »
Au plus fort des agacements de Jouvenel, Alexis avait laissé Paul
Bargeton, le directeur politique, signer les instructions les moins plaisantes,
profitant de l’absence de Paul-Boncour pour durcir sa position. De retour,
le ministre s’employa à réconcilier son monde : « Le directeur politique
avait le devoir, en attendant mes instructions, et puisque les conversations
étaient déjà commencées, de vous inviter à insister sur la réserve initiale que
vous aviez faite avec raison. » Alexis, en bonne intelligence avec Massigli, et
fort de l’assistance sans faille de Bargeton, continuait de centraliser l’information, et de ne pas la diffuser, quand elle était embarrassante. De Prague,
Léon Noël suppliait littéralement qu’on lui fournisse des indications pour
calmer l’inquiétude de Beneš au sujet de « ce que les gouvernements révisionnistes pouvaient essayer de tirer » du projet ; il implorait « la moindre
communication ». Paul-Boncour se cachait du secrétaire général pour télégraphier à son ambassadeur à Rome des instructions secrètes, qu’on ne
trouve pas dans les archives du Quai d’Orsay ailleurs que dans les papiers
personnels de Jouvenel : « Très confidentiel. Déchiffrez vous-même. Reçu
votre lettre, entièrement d’accord avec vous sur toutes les raisons d’aller vite, je
m’y suis employé de mon mieux, mais il est nécessaire de surmonter successivement les difficultés multiples pour ne pas échouer. Mon entière affection. PaulBoncour 3. »
Découvrant que Jouvenel le court-circuitait, en câblant directement à
Genève, où Paul-Boncour siégeait à la SDN, Alexis le priait « de la part
du ministre », « pour gagner du temps et pour simplifier les communications avec le Département », de « continuer à adresser à Paris [ses] télégrammes sur la négociation en cours en les faisant précéder de la mention :
“Prière de communiquer d’urgence à Genève.” Le Département disposant
d’un fil direct avec la délégation, ils seront ainsi déchiffrés simultanément
à Genève et à Paris ». L’argument paraı̂t absurde : le fil direct entre Paris
et Genève fonctionnait dans les deux sens ; pourquoi ne pas les envoyer à
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Genève, où le ministre pouvait informer à son tour le Département ? Mais
Alexis surveillait de très près les ultimes efforts de Jouvenel. Il lui téléphonait (la presse allemande soulignait que c’était le premier pacte entièrement
négocié par télégraphe et téléphone) : il contrôlait Paul-Boncour, à
Genève, en téléphonant régulièrement à Massigli qui l’accompagnait ; il
multipliait les entretiens avec les Anglais, à Paris. Le 29 mai, tout près du
but, il modérait le chargé d’affaires Ronald Campbell, qui le pressait
d’aboutir, et téléphona à Paul-Boncour n’avoir « donné aucun encouragement à son interlocuteur », arguant d’une « mauvaise atmosphère » en ce
qui concernait le projet de pacte dans les « commissions parlementaires 4 ».
Jusqu’au bout, et dans le détail, Alexis diminua la portée de l’accord,
n’hésitant pas à travestir une note du jurisconsulte Jules Basdevant qui
préconisait nettement de signer le pacte au nom des chefs d’État, plutôt
qu’au nom des gouvernements, pour solenniser la chose, sur le modèle du
pacte XXXXXX de Locarno et du pacte Briand-Kellogg de Paris. Transmis
à Paul-Boncour par Alexis, il ne restait rien de l’avis du jurisconsulte : « La
question ne paraissant pas réellement importante quant au fond mais
devant cependant être tranchée par les gouvernements, il y aurait intérêt,
pour ne pas retarder l’accord, à laisser en blanc sur ce point le texte destiné
à être paraphé. » Aux Anglais, Alexis suggéra de ne ratifier qu’au nom des
gouvernements ; Jouvenel, inlassable Pénélope, refaisait à Rome ce
qu’Alexis avait défait à Paris, et obtint l’adhésion de Londres au souhait
italien d’une ratification au nom des États 5. L’Angleterre, d’ailleurs, offrit
sa médiation finale pour emporter les dernières réticences de la Wilhelmstrasse et du Quai d’Orsay, alors qu’Hitler et Paul-Boncour n’étaient plus
à convaincre. Elle ne fut pas superflue, face aux ultimes difficultés qu’Alexis
souleva, jouant avec les nerfs de son ambassadeur
Le 6 juin, l’accord fut conclu ; restait à le faire admettre aux Alliés, et à
bien faire comprendre à l’Allemagne qu’il ne changeait rien aux prétentions
françaises en Europe. Pour mieux dégager sa responsabilité, le Quai d’Orsay offrit une large publicité aux amendements qu’il avait obtenu, marquant publiquement que, des quatre capitales, Paris était celle qui avait le
moins souhaité le retour à un directoire des grandes puissances dans le style
du siècle passé. Même l’Angleterre déplorait cette disposition française, qui
désolait Rome ; Londres renonça à publier un livre blanc, à l’instar de
Paris, « pour ne pas provoquer des comparaisons qui affaibliraient beaucoup aux yeux du public l’intérêt du nouveau pacte ». Le Foreign Office
regrettait la publicité française offerte au rabot d’Alexis. Charles Corbin
dut s’en justifier : « J’ai fait valoir la nécessité absolue où nous nous trouvions de dissiper les méfiances de l’opinion française, trop portée à juger
l’accord à Quatre suivant les tendances dont s’inspirait le premier projet
italien 6. »
Une petite manipulation d’Alexis permit de faire comprendre à l’Allemagne, aussi bien qu’à ses partenaires, le peu de cas que la France faisait du
pacte. Parmi tous les télégrammes d’explication qu’il envoya à sa clientèle
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orientale, il câbla l’un d’entre eux en clair. Il s’agissait de celui qu’il destinait à Varsovie. Le secrétaire général savait que l’Allemagne interceptait les
lignes télégraphiques polonaises ; c’est pourquoi il demanda que l’envoi se
fı̂t « en clair ». Quelques minutes avant le départ du télégramme, Alexis
avait demandé à Paul Bargeton de téléphoner à Henri de Jouvenel pour
s’assurer qu’il avait prévenu Mussolini, comme prévu, que Paris envoyait
à ses amis de la Petite-Entente une analyse détaillée du pacte à Quatre. En
réalité, ces lettres aux ambassadeurs respectifs étaient déjà parties, et Alexis
voulait seulement se couvrir de l’envoi du télégramme en clair, à Varsovie,
plus certain de refroidir la satisfaction des Allemands que de rassurer les
Polonais.
Alexis n’était pas seulement manipulateur avec les adversaires de la
France, mais aussi bien avec son propre ministre, pour obtenir la fermeté
dont il craignait qu’il ne fût pas capable. Agacé par le mécontentement de
Varsovie, qui menaçait de se rapprocher de Berlin, faute de pouvoir compter sur la solidarité française, Alexis obtint une ferme remontrance de PaulBoncour, en la provoquant. Jean Daridan se souvenait peut-être de cet
épisode lorsqu’il rapportait le mot de Paul-Boncour, « il a essayé de me
manœuvrer », quoiqu’il ne manquât pas d’exemples. Avec Alexis, c’était
un peu la dépêche d’Ems tous les jours... Laroche avait câblé le 13 juin
un télégramme de Varsovie représentant le mécontentement polonais ; le
lendemain, Alexis en avait fait la matière d’une note qui le résumait très
tendancieusement, en accentuant la mauvaise humeur de Varsovie mais
aussi la vigueur de la réaction de la presse non gouvernementale, opposée
à un rapprochement germano-polonais, laissant croire à Paul-Boncour qu’il
pouvait fonder sa riposte sur la francophilie blessée de l’opinion polonaise.
Avec une belle candeur, Paul-Boncour tomba dans le piège et annota le
résumé dans le sens voulu par Alexis : « exploiter discrètement cette inquiétude ». Le secrétaire général n’avait plus qu’à demander à Bargeton d’exécuter
la volonté ministérielle, qui était la sienne. À la longue, Paul-Boncour s’en
aperçut, qui lui reprocha « de truquer les dossiers ».
Au final, Alexis sortit grandi de l’affaire. Bien sûr, Jouvenel ne le portait
pas dans son cœur. Dès le début d’avril 1933, un mois seulement après
l’ouverture des négociations, il confiait à Wladimir d’Ormesson tout le
mal qu’il en pensait : « Il est naturellement très amer sur Paris, la résistance
des milieux politiques, le Quai d’Orsay, Léger (qu’il m’éreinte), etc. » Wladimir d’Ormesson avait appris par ailleurs que René Massigli (« J’ai vu qu’il
était très hostile au projet italo-anglais du « directoire à 4 ») n’était pas moins
réservé qu’Alexis. Mais c’est le secrétaire général qui réunit tous les suffrages de la presse. En mettant des bâtons dans les roues de Jouvenel, il
avait sensiblement modifié l’attitude des journaux de droite, très favorables,
lors de son installation, à un réchauffement des relations franco-italiennes,
mais bientôt inquiétés par le projet de directoire représenté par le Quai
d’Orsay comme un outil de révision des frontières européennes. Rien ne
résume mieux cette évolution qu’un article du 1er avril 1933 de Aux
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Écoutes, un journal habitué à éreinter Alexis pour son hostilité au rapprochement franco-italien : « de Jouvenel entend faire à Rome une politique
personnelle, d’accord avec Mussolini, dont il a approuvé, sauf quelques
modifications légères, le projet de pacte à Quatre. [...] Paul-Boncour, faible
et flottant, est toujours satisfait pourvu qu’il puisse prononcer des discours.
De Jouvenel estime qu’il sera facile de mettre dans son jeu le ministre des
Affaires étrangères. Cependant, une résistance s’organise autour de l’intérêt
français. Daladier manque d’envergure. Mais il est président du Conseil.
C’est autour de lui que Leger, de Laboulaye, Corbin, plusieurs autres
diplomates, et Pfeiffer, sans compter la grande majorité des ministres, cristallisent les oppositions à la pression anglo-italienne. » Bien entendu, la
presse patriotique, comme L’Écho de Paris, applaudit aux manœuvres du
secrétaire général qui avait empêché la liquidation des alliances orientales.
Le pacte à Quatre fut la dernière négociation de l’entre-deux-guerres
que la France discuta en position de force, avec l’Italie en demandeuse,
l’Angleterre en arbitre serviable et l’Allemagne, à la traı̂ne, à peine informée, reléguée aux arrière-postes et contrainte de se prononcer sur un texte
qu’elle n’avait pas négocié ; la dernière ou la pénultième, peut-être. Avec
le projet de pacte oriental, Barthou offrit une ultime occasion à la France
de reprendre l’initiative pour ne pas subir l’activité des pays révisionnistes.
Paul-Boncour était un ministre travailleur, proche des affaires, qu’il suivait dans le détail. Alexis ne faisait pas figure de ministre de substitution ;
il avait pourtant obtenu gain de cause dans la grande affaire de l’année
1933, jouant des absences de son ministre et de sa confiance, qu’il n’avait
pas hésité à trahir. Le secrétaire général s’était appuyé sur le président du
Conseil, Édouard Daladier, dont il entretenait la confiance en le tenant
personnellement informé des événements diplomatiques.
Aux yeux d’Alexis, le pacte à Quatre devait demeurer tout virtuel, et ne
pas se substituer à la Conférence du désarmement que l’Allemagne avait
désertée en examinant les requêtes de Hitler en matière de réarmement.
Alexis refusait d’admettre qu’en sortant des institutions de la sécurité collective, l’Allemagne avait dénoncé une fois pour toute l’organisation
conventionnelle des rapports de force.
Face à l’Allemagne, qui revendiquait le droit de se réarmer, Louis Barthou, le successeur de Paul-Boncour, tombé avec le gouvernement Daladier
suite aux événements du 6 février 1934, entendit conserver les apparences
de la sécurité collective, pour mieux encercler l’Allemagne. Ce n’était plus
Alexis qui manipulait son ministre, mais son image de légataire de Briand
qui permettait à Barthou de s’affranchir d’une politique qui lui paraissait
caduque.
1934 : trahir Briand en servant Barthou ?
L’historien Jean-Baptiste Duroselle, en écho à l’ambassadeur Maı̈sky,
comparait Barthou à Churchill, voire au de Gaulle des accords d’Évian 7.
On jurerait même qu’il pensait parfois à l’homme du 18 juin, qui avait
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recommencé l’effort d’élévation entrepris par le vieillard ; n’était-il pas, lui
aussi, l’homme d’un « non », ce refus que la France opposa à la proposition
de l’Angleterre d’autoriser sous contrôle le réarmement allemand, dans la
fameuse note du 17 avril 1934 ? N’est-il pas ce réaliste qui, comme
de Gaulle, ne craignait pas de s’entendre avec Moscou au nom des intérêts
supérieurs de la patrie ?
L’image de l’artisan de l’alliance russe fait bon marché de ses débuts au
fauteuil de Vergennes : le ministre était mandaté pour se défaire du secrétaire général, soupçonné de complaisance à l’égard de l’URSS. Quant au
cliché du Barthou cocardier, auteur bravache et résolu de la note du
17 avril, il appelle révision : le ministre a subi le choix de la réponse
française. Si bien que la politique russe de Barthou fut la conclusion, logiquement déduite, d’une décision non choisie. Sa grande habileté fut d’orchestrer ce rapprochement bilatéral avec Moscou en ralliant les milieux
pacifistes de gauche, en dépit de leur attachement à la sécurité collective,
et les adversaires les plus modérés de l’URSS, à droite, au titre, cette fois du
retour aux alliances traditionnelles pour encercler l’Allemagne ! La présence
d’Alexis fut très utile à cette politique ; Barthou s’est servi de sa figure
pour concevoir et négocier avec lui le projet de pacte oriental qui redonna
l’initiative à la diplomatie française. Ce cheval de Troie aurait dû aboutir
à l’alliance franco-soviétique, dès lors que l’Allemagne et la Pologne avaient
récusé le Locarno de l’Est, si Barthou n’était pas mort trop tôt ; ses successeurs furent trop heureux de prendre la feinte pour la réalité, et préférer
l’ornement équestre aux forces qu’il dissimulait.
Qui était Louis Barthou en 1934 ? Il faut oublier la vision rétrospective
du « “diplomate de la fermeté”, [qui] fut l’homme de la dernière chance ».
L’énergique petit vieillard barbichu, en préretraite de la politique, apparut
à son retour aux affaires comme un homme du passé, dont les faits d’armes
les plus glorieux appartenaient à l’avant-guerre. Le Canard enchaı̂né ironisa,
au lendemain de la formation du gouvernement d’Union nationale, sur le
choix rétrograde de Lebrun : « Il a sans doute pensé, se référant aux succès
du théâtre, qu’à l’heure actuelle ce qui plaisait avant tout, c’étaient les
rétrospectives 1900. » Il faut oublier l’image de l’homme de la « grande
alliance », amorcée avec l’URSS : le souvenir le plus récent que l’on conservait de Barthou, à la veille de son retour au gouvernement, n’était-il pas
sa vigoureuse opposition au rapprochement franco-soviétique essayé par
Paul-Boncour ?
Pourtant, la perception d’une rupture de la politique étrangère française
ne tient pas seulement d’un regard rétrospectif. Verserions-nous dans le
paradoxe à prétendre au contraire que la rupture fut annoncée ? Il ne
s’agissait pas tant d’une prémonition que de formules incantatoires, qui
prenaient l’allure d’exigences. À tous ceux qui, à droite, étaient las de
Briand et de ses pâles avatars, Barthou s’offrait comme une manière
d’homme providentiel sur commande. La question du réarmement de l’Allemagne se posait ; sans attendre la réponse de Barthou, ses premiers clients
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politiques s’efforçaient d’en baliser le terrain, en liant le ministre à ses positions passées. Barthou, dans la mémoire collective, était associé à Delcassé,
l’homme des alliances ; on connaissait son amitié pour Poincaré, le partisan
de l’exécution intégrale du traité. Arrivé sans programme au fauteuil de
Vergennes, on attendait le ministre à l’aune de ce qu’avait été le président
du Conseil, vingt ans plus tôt. Le 2 mars, Gringoire dressa un portrait de
Barthou, sous la plume du parangon du conformisme littéraire, Marcel
Prévost. Pour mieux augurer son action, l’écrivain le conformait à son
passé, l’opposait à Briand, et prophétisait une rupture de la politique extérieure, quitte à surinterpréter les premiers gestes du tout nouveau ministre.
Qu’importait que les faits de gloire de Barthou eussent plus de vingt ans :
« La France lui doit une reconnaissance imprescriptible : en 1913, il fit
voter le service de trois ans, sans lequel (point de contradiction possible
là-dessus) les Allemands auraient occupé Paris vers la fin du mois d’août
1914. » Qu’importait les longues périodes de vacance de pouvoir si le
bibliophile et mélomane Barthou n’était pas, comme Briand, homme à ne
vivre que de politique : « Que devenait, par exemple, un Briand hors du
gouvernement ? Un agronome, un pêcheur à la ligne, un convive et un
causeur. Quel vide après tant de plénitude ! » Qu’importait, enfin, que
Barthou n’eût pas encore pris la parole, pourvu que sa voix donnât le
même son qu’avant guerre : « Quoi donc a soudain éclairci la parole de la
France, l’a rendue plus sonore, plus nette et plus ferme ? Le porte-voix a
changé. Ou, pour dire plus moderne et plus juste : le haut-parleur. » Dès
le 23 février, quinze jours après la formation du gouvernement Doumergue, l’éditorial de Gringoire saluait déjà « le redressement diplomatique », mené par le nouveau ministre. Il s’agissait, en feignant de
reconnaı̂tre une tonalité qui n’avait pas encore été donnée, d’imposer le
mode majeur qu’on espérait. Plus que son action immédiate, qui n’avait
pas même l’épaisseur du présent, le passé augurait bien de l’avenir : « C’est
Louis Barthou qui, aujourd’hui au pouvoir, par son patriotisme, son intelligence et sa ténacité, rétablit, en 1913, le service de trois ans sans lequel
nous aurions, faute d’une couverture suffisante, perdu la guerre. »
Pour tous ceux qui espéraient une réforme du système de sécurité collective, Barthou était espéré comme le croquemitaine de la politique de désarmement. À la veille de la note du 17 avril, qui dénia à l’Allemagne le droit
de se réarmer, Le Journal des débats, pour qui le problème du désarmement
était déjà « anachronique » et même « mort », anticipait sur la position du
ministre pour le rallier d’emblée au camp des partisans de la rupture. Alexis
était fixé sur le sort qu’on lui souhaitait, à droite, où l’on considérait les
hauts fonctionnaires du Quai d’Orsay comme des obstacles à cette politique attendue de Barthou. Le Journal des débats regrettait que l’action du
ministre ne rencontrât pas le concours de services « rabaissés par dix années
de diplomatie déliquescente [...]. Les habitudes d’esprit, les habitudes de
langage et les habitudes prises encore de compter sur le retour périodique
des politiciens de l’Internationale, ne sont pas favorables au travail qui
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s’impose ». L’éditorialiste exhortait le ministre à nettoyer son administration des éléments les plus traditionnels, soit les plus briandistes : « Il n’a
pas eu le temps encore de procéder à un aménagement neuf du Quai
d’Orsay, qui a besoin, autant et plus que d’autres ministères, d’un sérieux
examen. » C’est la tête d’Alexis qui était clairement réclamée.
Autant dire que les images respectives du ministre et de son secrétaire
général se rencontraient frontalement. Pour la presse de droite, qui attendait de Barthou qu’il tournât le dos à la politique de désarmement général,
comme pour les partisans de la continuité, le nouveau ministre, dans les
premières semaines du gouvernement, apparaissait comme l’anti-Briand.
La note du 17 avril renforça le contraste entre les deux figures. Barthou
semblait enterrer la doctrine Briand. Léon Blum, dans Le Populaire, pleurait la seconde mort de l’apôtre de la paix : « La note sur le désarmement
rompt sans phrases avec la politique connue sous le nom de “politique
Briand” et que tous les gouvernements, avec plus ou moins de franchise,
avec plus ou moins de courage, avaient jusqu’à présent suivie ou subie. »
Le Figaro, symétrique, se réjouissait que Barthou fı̂t son deuil de l’ancienne
politique : « Trop longtemps la France a été soumise à ce régime briandiste
de la concession perpétuelle qui aurait fini par en faire un cimetière. Félicitons-nous qu’il n’en ait fait qu’un cimetière d’illusions. »
L’image de l’homme de la loi de trois ans, son action la plus rémanente,
prenait, dans ce contexte, une allure de programme. Gringoire augurait
bien d’un tel patriote : « Il se dépense sans compter, il mène, à très vive
allure, ses opérations, en quoi il se montre très avisé. » Blum, après la note
du 17 avril, n’espérait plus rien de Barthou que la reconduction de sa
politique d’avant guerre : « Pour quand les augmentations de crédits militaires ? Pour quand la reprise du débat de 1913 sur la prolongation du
temps de service ? » L’Humanité tenait pour fatal le refus de la négociation
sur le réarmement allemand de la part de l’ancien président du Conseil :
« Quel est l’homme qui a fait tenir cette déclaration aux Anglais ? C’est
Barthou, le même qui fit voter la loi de trois ans en 1913, à la veille de la
guerre. »
Ces images réductrices et militantes, venues de droite comme de gauche,
pesaient-elles sur Barthou ? Arrivé à un certain âge, débarrassé du souci
d’ambition, il ne subissait pas la loi de l’opinion, mais il ne se tenait
probablement pas hors de son influence au point de négliger les clichés
qui lui étaient les plus favorables. Geneviève Tabouis a raconté un dı̂ner
quelques jours avant le retour de Barthou au gouvernement, où le ministre
jouait sans façon le personnage que l’on attendait de lui : « Ah, je suis un
Français de l’ancien temps, moi. Le temps où l’on avait du bon sens. Il
faut à la France des alliances solides ! Moi, je ferais d’abord des voyages en
différentes capitales, pour voir où en sont les alliances actuelles de la
France... Et je parlerais franc à l’Angleterre ! » À l’occasion d’un rare
commentaire de la politique de Briand, à peine antérieur à son arrivée au
Quai d’Orsay, le verdict de Barthou apparaı̂t autrement nuancé. Il goûtait
d’un côté le progrès des valeurs pacifiques dans les esprits, mais il craignait
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ses insuffisances qui justifiaient à ses yeux quelques amendements au programme de Briand : « Je vois les ombres qui épaississent l’horizon. Mais je
ne renie pas la lumière qui a éclairé la route. La paix ne se fera pas en une
seule génération. N’est-ce pas beaucoup que l’humanité presque tout
entière prenne la guerre en horreur 8 ? » L’homme qui prit la tête du ministère des Affaires étrangères, en février 1934, était habité par l’héritage pacifiste de Briand, qui avait fait sa popularité et sa longévité sans pareille.
Mais on attendait de lui, pour le craindre ou l’espérer, qu’il tournât le dos
à ce passé récent.
Alexis avait des raisons de nourrir quelques inquiétudes : l’héritage de
Briand constituait le fonds de sa légitimité. Ce fut souvent un précieux
talisman ; au lendemain de Munich, il lui dut de sauver sa tête. « Léger
demeurait en place, se souvenait François Seydoux. Quelles que fussent
ses préventions vis-à-vis de l’Allemagne hitlérienne, il apparaissait dans les
milieux parlementaires comme l’héritier de la pensée de Briand, c’est-àdire de la conciliation. » Aux yeux du cabinet Doumergue, et des plus
droitiers de ses supporters, ce brevet de briandisme avait plus tôt fait de
compromettre que de recommander. Alexis se savait doublement attendu :
sur sa droite, il devait s’acheter une nouvelle loyauté, en servant une doctrine opposée à celle de ses anciens maı̂tres ; sur sa gauche, il devait s’efforcer de ne pas apparaı̂tre comme un renégat, et, dans la mesure du possible,
se poser comme un facteur de modération, voire de continuité.
Le ministre et son secrétaire général n’étaient pas des inconnus l’un pour
l’autre. Ils avaient été écoliers à Pau, puis étudiants à Bordeaux, à vingtcinq ans d’intervalle (la ville de Pau les a réunis dans la mémoire collective
en baptisant ses deux lycées de leurs noms, ou pseudonyme, pour Alexis
qui affronta finalement la postérité sous son identité poétique). Le jeune
diplomate avait probablement confronté ses souvenirs béarnais à ceux du
ministre dans le salon de Mélanie de Vilmorin ; il lui avait sans doute
rappelé cette anecdote que Renée raconta à Hélène Hoppenot en 1939 :
« Au cours d’un de mes voyages en France, des amis m’avaient invitée à
déjeuner et m’avaient placée auprès de Louis Barthou et je lui parlai de
mes enfants, du petit garçon que j’avais laissé là-bas [à la Guadeloupe,
avant 1899]. À ce moment-là, rien ne pouvait me faire penser qu’un jour
nous nous établirions en France ; si quelqu’un m’avait dit “votre fils sera
secrétaire général”, j’aurais cru avoir affaire à un fou. Et c’est ce qui est
arrivé. »
Quelle que fût leur familiarité, en 1934, la confrontation de leurs images
publiques était périlleuse pour le secrétaire général. Au dire d’Étienne de
Crouy-Chanel, après avoir possédé toute la confiance de Paul-Boncour,
« plus difficiles mais sans doute plus solides furent ses relations avec Louis
Barthou ». Il se souvenait que tout avait très mal commencé entre les deux
hommes : « Gaston Doumergue, alors président du Conseil, avait offert le
portefeuille des Affaires étrangères à Barthou sous la condition qu’il se
débarrassât de son secrétaire général que la droite et les porteurs d’emprunts russes accusaient de négocier, en sous-main avec les Russes, l’extension du traité de non-agression. » Alexis, dans le récit dicté à sa biographe,
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proposa une autre version, cohérente avec la thèse d’une amitié antérieure
à 1934 ; le ministre, de défiant, y devenait le meilleur allié d’Alexis et le
prévenait lui-même des menaces d’éviction : « Quand, après les événements de février 1934, Barthou succéda à Paul-Boncour (ministère Doumergue), le secrétaire général apprit de son nouveau ministre qu’il était
question de l’écarter du Quai d’Orsay comme suspect de faiblesse envers
les Russes. » De fait, la question russe figurait au premier plan des préoccupations des milieux de droite. Le 16 décembre 1933, dans Je suis partout,
Pierre Gaxotte avait poussé un cri d’alarme, sous le titre « Vers la guerre
par l’alliance franco-soviétique » : « L’opinion doit être avertie : l’alliance
militaire franco-soviétique est prête. » Le même jour, Maurras avait tonné
contre « les imbéciles qui reprennent cette politique aujourd’hui », sans
« les excuses de leurs prédécesseurs ».
Alexis était dans la ligne de mire, qui avait mené presque seul, avec PaulBoncour, les négociations préliminaires. Les services étudiaient différents
fragments du dossier, explique le ministre dans ses mémoires, « sans qu’ils
soient mis au courant de l’ensemble, que seuls suivaient, en dehors de moi
le secrétaire général et le directeur des affaires politiques ». Les archives du
Quai d’Orsay conservent les traces de cette implication exclusive d’Alexis
qui, le 26 janvier 1934, quelques jours avant la chute du gouvernement
Daladier, avait dressé de sa belle écriture un bilan des « négociations politiques franco-russes », menées dans un esprit sinon dilatoire, au moins
lénifiant 9. Rien n’avait abouti depuis le pacte de non-agression signé en
novembre 1932 avec Moscou. Saisi d’une proposition soviétique de
conclure un traité d’assistance bilatérale, Alexis s’employait à inscrire ce
projet à vocation particulière dans le cadre universalisant de la SDN. Aussi
bien, la droite la plus méfiante à l’égard des soviétiques avait bien tort
de s’effrayer des menées du secrétaire général. En 1965, dans la notice
biographique d’Honneur à Saint-John Perse, rédigée par ses soins, Alexis
se vanta d’avoir « réussi à transformer une offre russe de traité bilatéral,
indépendant de toute référence aux obligations contractuelles de la France,
en un pacte général de sécurité régionale ». Sept ans plus tard, pour l’édition de la Pléiade, il atténua le caractère collectif et, partant, largement
inopérant, de la négociation, pour se présenter comme le promoteur du
pacte franco-soviétique. Entre ces deux images, les archives tranchent en
faveur de la prudence du négociateur, à quelques semaines de l’arrivée de
Barthou. Le 15 décembre 1933, la proposition par l’ambassadeur soviétique Dovgalevski d’un pacte d’assistance mutuelle appelait ce commentaire du secrétaire général : il faudrait en préalable à toute alliance, obtenir
l’entrée de la Russie dans la SDN, adhésion qui « serait aussi profitable à
l’URSS qu’à la SDN elle-même » et à la politique française « de collaboration internationale ». Et ce jugement final : « Il y a donc là une politique
à suivre, avec la prudence qu’elle comporte. »
Faut-il croire Alexis, que Barthou l’avait lui-même alerté de la suspicion
qui pesait sur la finalité de ces négociations ? Le récit de Crouy-Chanel
semble le plus probable : Barthou « convoqua Alexis Léger », tandis que
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« prévenu par des amis, celui-ci était prêt ». On rangerait volontiers au
nombre de ces amis le bon Édouard Herriot, membre du nouveau cabinet,
très favorable au rapprochement franco-soviétique, et protecteur bienveillant du secrétaire général. Ce dernier eut ainsi le loisir de « prendre le
dossier russe préparé depuis le matin et descendre chez le ministre, comme
toujours impénétrable et serein », au souvenir de Crouy-Chanel : « Deux
heures plus tard, il avait gagné la partie. “Conservez ce dossier, me dit-il
en me tendant ses papiers, nous en aurons besoin pendant longtemps
encore.” On sut plus tard que Barthou, donnant raison à son secrétaire
général, avait répondu à Doumergue que si l’on insistait pour que Léger
s’en aille, lui s’en irait aussi. Une attitude aussi nette brisa les résistances.
Confirmé au Quai d’Orsay, Barthou confiait la conduite des négociations
à poursuivre avec l’URSS à celui qui en avait reçu l’entame. »
Le ministre avait renoncé à se séparer d’un secrétaire général dont la
pure orthodoxie briandiste garantissait l’innocuité des négociations avec
la Russie, aussi longtemps qu’il ne voudrait pas lui-même d’un traité bilatéral. L’attachement d’Alexis à la politique de sécurité collective, qui le rendait haı̈ssable à droite, l’immunisait contre toute velléité d’alliance francosoviétique, ce qui pouvait le réhabiliter devant le même public, plus inquiet
du péril communiste que de l’inefficacité de la SDN. Quant aux convictions genevoises du secrétaire général, elles apparaissaient comme un gage
de bonne volonté à l’égard des radicaux du gouvernement, dans le
contexte de la Conférence du désarmement.
À la méfiance initiale, succéda, de toute évidence, une entente cordiale
entre les deux hommes. Du côté d’Alexis, qui avait l’estime plus avare que
l’éloge, on ne peut douter qu’il admirait la fermeté de caractère et la clarté
de vue de Barthou. Il a largement fait circuler ce compliment, adressé à
titre posthume à son ministre ; on le retrouve dans les souvenirs de CrouyChanel : « Léger appréciait la droiture, l’esprit de décision de son ministre,
un désintéressement égal au sien et un esprit attaché aux réalités. Il admirait une puissance de travail remarquable pour un homme de son âge. »
Du côté de Barthou, on ne garde pas de trace d’estime aussi explicite ; les
deux lettres assez anodines qu’Alexis conserva de son ministre témoignent
au moins d’une saine atmosphère de travail et d’une chaleur humaine dont
Barthou était prodigue. Dans l’une d’entre elles, le ministre demandait à
Alexis de convaincre un tiers d’accepter une mission, avant de finir sur le
ton de l’amicale confiance : « Voulez-vous le faire venir et vous assurer de sa
réponse favorable ? Vous savez ce qu’il faut lui dire, et vous le direz bien. Il
pleut ! Il pleut ! ! Il pleut ! ! ! Oui, vous partirez le 15 septembre, et par ordre
si cela est nécessaire. L’automne et l’hiver seront durs : j’ai besoin de vous. Le
plus cordialement, Louis Barthou. » Avec Rochat, directeur de cabinet du
ministre et proche du secrétaire général, Alexis était admis dans l’intimité
de Barthou. Geneviève Tabouis, en passant le matin chez le ministre, y
croisait le secrétaire général qui venait chercher son chef : « Et les deux
hommes partaient ensemble au ministère des Affaires étrangères. » Reste
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que la confiance intellectuelle n’allait pas jusqu’à la camaraderie. La courtoisie cérémonieuse d’Alexis pouvait apparaı̂tre une bizarrerie de caractère
pour Barthou, dont la jovialité semblait vulgaire à Massigli. En témoigne
cette scrupuleuse enquête du ministre auprès de Rochat, pour ne pas froisser la susceptibilité du secrétaire général : « J’ai reçu de Léger une bonne
lettre datée du 19. Le même jour, je lui en écrivais une, qui a dû se croiser
avec la sienne. Il n’avait pas à me répondre, puisqu’il m’avait écrit lui-même,
mais, à raison de son caractère très personnel, je voudrais être sûr qu’il l’a
reçue 10. »
Dans la longue liste des ministres qu’Alexis eut à servir, Barthou, malgré
les difficultés initiales, occupe une place singulière. Par la fermeté de ses
vues, le ministre le dispensa des manipulations auxquelles il se complaisait
en général, et lui permit de s’épanouir dans un rôle plus diplomatique que
politique. Et l’on se prend à regretter les services qu’Alexis aurait pu rendre,
inféodé à une grande volonté, que ce fût celle de Barthou ou celle du
général de Gaulle.
À la cordialité des relations s’ajouta, dès la première décision majeure,
en avril 1934, un accord de fond, inattendu entre l’héritier du briandisme
et son fossoyeur annoncé. La réponse française, le 17 avril 1934, au projet
anglais d’une convention légalisant le réarmement allemand a été perçue
sur le moment comme une rupture. Les historiens voient également dans
ce refus un tournant, préparant une ère nouvelle. Pour Jean-Baptiste Duroselle, la note du 17 avril libéra Barthou, « un peu comme, en 1962, les
accords d’Évian avec l’Algérie “libèrent” de Gaulle. Le principal obstacle à
la “grande politique” est levé 11 ». Barthou est en général assimilé à ce
tournant de la politique française. C’est ainsi que l’entendaient les contemporains. Le 22 avril, Léon Blum considéra les ruines de la politique de
sécurité collective, et se désola : « Ce qui frappe peut-être le plus vivement
quand on lit la note française, c’est à quel point elle nous rejette brusquement en arrière. Par la forme et par le fond, elle aurait pu être écrite il y
a dix ans, avant ou après l’occupation de la Ruhr. Elle efface ou annule
du coup tout un lent progrès, qu’on croyait acquis par des années d’efforts,
de controverses, de persuasion, et dont il ne reste plus même de vestiges.
[...] Le lent travail des dix dernières années avait précisément abouti à loger
l’idée de sécurité dans l’organisation internationale elle-même. » Là où
Léon Blum voyait un retour en arrière, la presse nationaliste se réjouissait
du « réveil » espéré.
Cette belle unanimité à faire de Barthou le croquemitaine de la sécurité
collective souffrait pourtant quelques exceptions. Notre Temps, sous la
plume de Pierre Brossolette, prétendait que la note avait été imposée au
ministre contre ses convictions intimes. Cette thèse, qui n’est apparue que
récemment dans l’historiographie française, avait pourtant joui de quelque
publicité au printemps 1934. La presse britannique, citée par Le Temps,
reprenait ces rumeurs de divergences au sein du cabinet : « Certains journaux parlent de vives discussions qui auraient eu lieu au sein du Conseil
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des ministres français avant l’envoi de cette note. » L’Action française évoquait, pour le moquer, l’article de Brossolette ; Le Populaire y trouvait
une dernière raison d’espérer : « Barthou était personnellement d’avis de
poursuivre la conversation avec le cabinet anglais [...] mais il se serait
heurté à l’opposition catégorique de Tardieu, du maréchal Pétain et des
militaires. » Blum concluait : « Barthou lui-même en vient à faire figure
de “pacifiste” et de “briandiste” vis-à-vis de la droite nationaliste du
gouvernement. »
Cette interprétation n’était pas la moins juste. Contrairement aux apparences, le secrétaire général et son ministre avaient abordé la question du
désarmement dans une parfaite communauté de vue. Alexis, comme l’ensemble de l’état-major du Quai d’Orsay, plaidait pour une réponse conciliante, préférant un mauvais contrôle à une absence de contrôle. En matière
de désarmement, comme dans les négociations menées avec les Soviétiques,
c’est l’œil de Briand qui, d’outre-tombe, le considérait. C’est Briand,
encore, que Barthou interrogeait à travers son scrupuleux héritier. Geneviève Tabouis a mis en scène ce questionnement par procuration ; elle
aurait assisté à cet étonnant retour de l’apôtre de la paix, que Barthou était
supposé rejeter dans le passé : « “Qu’est-ce que Briand aurait fait dans un
cas semblable ?” demandait-il vingt fois par jour à Léger. “Briand aurait-il
été pour la politique de force ou n’aurait-il pas cédé à l’Allemagne comme
il avait déjà tant de fois fait ?” » On peut douter qu’à peine confirmé à son
poste Alexis ait acquis une telle influence sur son ministre. Reste une position commune, si l’on en croit le récit de Tabouis : « Le 16 au matin,
j’entendis Barthou dire à Léger : “Ma décision est prise, et décidément,
c’est une note conciliante que nous devons rédiger.” »
Ce n’est pas l’interprétation classique, celle de Jean-Baptiste Duroselle,
qui affirme à bon droit qu’on « ne trouve nulle part une trace de résistance
d’un Barthou mis dramatiquement en face d’une solution à laquelle il
aurait été tout à fait hostile ». Depuis, on a pu soutenir l’opinion inverse en
s’appuyant sur le récit de Geneviève Tabouis, les mémoires d’André François-Poncet et ceux de Wladimir d’Ormesson. Tous témoignent de l’intention première de Barthou, conciliatrice, qui se heurta à la ferme opposition
de Doumergue, Tardieu, Herriot et Weygand. Le témoignage de Jules
Laroche, qui confirme en tous points celui de François-Poncet, vient à
l’appui de cette thèse. À ces récits rétrospectifs, s’ajoutent des pièces
contemporaines aux débats. Le journal de Jean de Pange confirme la
communauté de vue du ministre et de son secrétaire général sur la question ; légèrement postérieur aux événements, son témoignage date du
7 mars 1936, autre césure décisive dans les relations franco-allemandes.
Sous le coup de l’émotion de la remilitarisation de la Rhénanie, Jean
de Pange remontait aux origines de l’événement, pour buter sur l’étape du
17 avril 1934. Il recueillait le témoignage de Jules Blondel, peu suspect de
complaisance envers le secrétaire général, qui laisse peu de doute sur la
communauté de vue des deux responsables du Quai d’Orsay : « Voilà
la conséquence de tant de maladresses, depuis la Ruhr jusqu’au refus, le
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16 avril 1934, d’accepter l’offre anglaise de limiter les effectifs à trois cent
mille hommes. L’Allemagne avait accepté. Blondel me dit que Barthou lui
aussi avait accepté, quand Doumergue l’a obligé à refuser. Léger en était
exaspéré 12. »
Si l’on doutait encore des sentiments de Barthou, le procès-verbal du
Conseil des ministres belge du 24 avril 1934 emporterait décidément
l’adhésion. Paul Hymans, l’homologue de Barthou, connaissant les intentions conciliatrices du Français, y décrypta pour ses collègues la position
inattendue du cabinet Doumergue : « Barthou et la majorité du cabinet
de Paris étaient ralliés au système de la convention, mais ils rencontraient
l’opposition énergique d’une minorité. [...] Une division s’est produite
dans le cabinet français et la fraction nationaliste et extrémiste l’a emporté.
Barthou a cédé devant Tardieu, appuyé par Herriot et Doumergue. [...].
La position est en contradiction avec l’attitude prise à Bruxelles par Barthou 13. » Le ministre français avait confié à son homologue belge, comme
à d’autres, son intention conciliatrice ; cela s’était su et avait transpiré dans
la presse. Les hésitations des milieux de gauche à accabler un homme dont
le premier mouvement avait été briandiste, les soutiens inattendus qu’il
pouvait en attendre, inspirèrent une nouvelle posture à Barthou. À Genève,
comme à la Chambre, il s’employa désormais à brouiller son image afin
d’amortir le choc du « non » français et d’élargir son assise à gauche. Façon
de se donner les coudées franches pour manœuvrer dans le cadre d’une
nouvelle doctrine qu’il n’avait pas choisie, mais qui obligeait la France à
s’adjoindre des alliés si le réarmement allemand était délivré de toute
contrainte juridique. S’il savait que la droite soutiendrait sa politique d’alliances, il cherchait des soutiens à gauche pour faire admettre un rapprochement bilatéral, fût-il avec l’URSS communiste plutôt qu’avec l’Italie
fasciste.
Geneviève Tabouis, responsable de la rubrique diplomatique de
L’Œuvre, fut la première à promouvoir cette image, à rebours des décisions
officiellement assumées par le ministre. Probablement inspirée par Alexis,
elle favorisa une opportune correction de l’image de Barthou, préparant
l’opinion à l’inflexion de son discours. Dès le 14 mai, au moment où
Barthou alla justifier à Genève la très peu genevoise note du 17 avril, elle
osa cette prophétie surprenante : « Les habitués de Genève qui vont, pour
la première fois, voir Barthou, vont reconnaı̂tre en lui un fidèle continuateur de la politique de Briand adaptée à la gravité de l’heure. » Le lendemain, elle reprit la comparaison, qu’aucun élément nouveau ne justifiait
davantage : « De fait, c’est bien le problème de la sécurité qui est seul posé
actuellement. Si Briand vivait encore, ce serait le seul qui le préoccuperait
au plus haut point aujourd’hui, ainsi qu’il préoccupe ce soir même Barthou, dont les débuts à Genève ont semblé à tous fertiles en espoirs de
résultats concrets. »
Il fallut attendre un discours du ministre à la Chambre pour que l’entreprise de séduction de la gauche trouvât à s’alimenter de quelques éléments
concrets. Cette fois, Barthou prétendit explicitement que sa politique
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continuait celle de ses prédécesseurs. L’opération laissa de marbre le très
pacifiste et européiste Notre Temps, qui refusa d’avaler un si gros appât :
« Non, on ne continue ni Briand, ni Paul-Boncour : on les trahit. Non,
on ne pratique pas la politique de la Société des Nations : on pratique la
politique des alliances. Non, on ne pratique pas la recherche d’un accord
de désarmement : on fait du réarmement. En 1913, lorsque les mêmes
hommes faisaient la même besogne, ils avaient au moins la franchise de le
proclamer. » La droite modérée se montra en général indulgente, c’est-àdire non moins incrédule à l’égard d’un revirement qu’elle préférait croire
de pure forme. C’était l’opinion de L’Écho de Paris : « Barthou, pour des
raisons de tactique parlementaire faciles à comprendre, a joué le paradoxe.
Il a prétendu prouver que la politique du gouvernement actuel continuait
et confirmait la politique de ses prédécesseurs. » Le Journal des débats
essayait de ne pas s’émouvoir de la volte-face du ministre : « Barthou fait
preuve de trop de modestie en voulant rattacher sa politique à celle de
ses prédécesseurs. Elle ne mérite, comme traitement de faveur, qu’une
minute de silence. Il y a sans doute des commodités parlementaires, et
Barthou, qui a l’art subtil des nuances, les connaı̂t très bien. » Restait une
inquiétude, que le journal voulait écarter en liant le ministre à la note du
17 avril, comme aux obligations qu’elle lui faisait : « La note du 17 avril
a manifesté une volonté. Nous sommes persuadés que Barthou, qui est
l’auteur de cette note, montrera à Genève, dans les jours qui viennent, la
continuité de la politique de redressement. » Cette fragile conviction sonnait comme un avertissement, sinon une menace. Du reste, la presse d’extrême droite ne goûtait pas les habiletés du ministre, duquel elle espérait
autre chose qu’un acquiescement, fût-il illusoire, de la politique de Briand.
« Qui ne nie pas affirme, tonnait Maurras. Qui ne dit pas le non se range
aux approches du oui, et ce oui, ce oui, nous sommes briandistes, oui, nous
continuons Briand, ce oui-là peut peser très lourd dans les destinées de
l’équipe gouvernante et, plus encore, du malheureux peuple gouverné. »
C’est jusqu’à L’Œuvre, dont les éditoriaux ne manifestaient jamais, il est
vrai, l’enthousiasme inconditionnel des articles de Tabouis, qui interrogeait
finement l’image brouillée du ministre : « Quelque désir qu’on ait de
comprendre, on ne comprend pas du tout. Ou bien la politique pratiquée
depuis quinze ans, et à laquelle était attaché le nom de Briand, était bonne
– et alors, le terme de redressement qu’on a si complaisamment laissé
employer était à la fois injurieux et inadéquat. Ou bien elle était fâcheuse.
Alors pourquoi s’être appliqué à prouver qu’on en était le continuateur ? »
Pour mener la France aux alliances devenues impératives, Barthou offrait
quelques garanties aux plus farouches briandistes. Tant mieux si, en chemin, il pouvait rallier sur ces ambiguı̈tés les plus soucieux de paix. C’est
ainsi que Blum mordit à l’hameçon de toute sa bonne volonté, et conféra
quelque crédibilité à une politique dont le ministre ne voulait sauver que
les apparences : « Son discours n’était-il qu’un tour adroit de cuisine parlementaire ? Ou bien traduisait-il, comme on l’aurait pu croire à certains
moments, les “hésitations” qui ont précédé la rédaction définitive de la
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note, les appréhensions qu’elle lui laisse, un désir intime d’en réparer les
effets ? Dans ce cas, il resterait à la paix une chance suprême. Que Barthou
la saisisse à Genève, s’il était sincère à Paris. Nous ne rechercherons pas,
quant à nous, quelles mains nous la tendent. » Ce n’était pas une mince
bénédiction, à la veille de partir à Genève, et cela donnait quelque crédit
au grand titre de Tabouis, le 31 mai, qui n’en finissait pas d’abuser l’opinion par son identification hasardeuse : « Comme Briand jadis, à Genève
Barthou a déclaré hier : “Nous voulons la paix par la paix.” »
Pas plus que Barthou, Alexis n’avait souhaité la note du 17 avril.
Comme lui, ayant fait sienne une décision qui lui était imposée, il s’employa à en tirer le meilleur parti. On pourrait aussi bien lui appliquer ce
mot qu’un homme politique prêtait à son ministre : « Eh bien, je connais
bien Barthou. Pour qu’il insiste tellement sur la paternité complète de la
note, c’est qu’il n’y est pour rien. » Deux mois après la mort de
Barthou, Alexis excellait encore à cet exercice, critiquant devant les Belges,
avec l’apparence d’une parfaite sincérité, le projet anglais de désarmement
allemand que la France avait rejeté le 17 avril 1934. Alexis ne craignait
pas de renverser les arguments qu’il utilisait plus tôt ; une convention,
expliquait-il, n’empêcherait jamais les Allemands « de poursuivre leurs
armements tandis que les Français se croiraient tenus par leurs engagements et mettront un frein aux leurs. La France ne tarderait pas, ainsi, à
être distancée par l’Allemagne ».
En réalité, le ministre et son secrétaire général, mécontents du coup de
menton volontaire de leur gouvernement, communiaient dans le même
pessimisme. Herriot, qui démentait avoir forcé la main à Barthou, rapportait pourtant cette confidence du ministre des Affaires étrangères, en
Conseil des ministres : « Après avoir lu [la note], Barthou nous déclarait
que, depuis quarante ans, il n’avait jamais été aussi angoissé. » Geneviève
Tabouis s’est opportunément souvenue, après guerre, de la manière de
prémonition qu’aurait eue Barthou en discutant avec le secrétaire général :
« S’appuyant sur le bras de Léger, il lui dit : “Mon pauvre Léger, si nous
nous disions le fond de notre pensée, ce serait bien triste. Je pense que le
régime est perdu et la France avec.” » Quelle que soit l’authenticité de
cette relation, il est certain qu’Alexis et son ministre vécurent l’affaire de la
note du 17 avril sur ce mode dramatique. Un mois après la rupture des
négociations, l’ambassadeur de Belgique rapporta à son gouvernement les
sombres pressentiments d’Alexis : « Au Quai d’Orsay, on envisage l’avenir
avec pessimisme. Léger prédit la guerre dans trois ans ; sa conviction paraı̂t
profonde. Son opinion est assez sérieuse pour qu’on la communique au
grand état-major belge. »
La caution briandiste de la « grande alliance »
Tous les ingrédients étaient désormais réunis pour que s’élabore le très
subtil piège russe dans lequel Barthou enferma l’Allemagne, grâce au projet
de Locarno oriental qu’Alexis avait en vue.
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Au témoignage d’Étienne de Crouy-Chanel, le secrétaire général souhaitait parachever le système de sécurité que son mentor avait initié : « Briand,
sentant approcher la fin de son activité politique, me dit un jour Alexis
Léger, regrettait de n’avoir pu achever l’édifice de sécurité dont il rêvait
pour la France. Locarno apportait aux frontières occidentales de l’Allemagne la garantie des signataires, essentiellement la garantie anglaise. Mais
il ne touchait pas à l’Europe de l’Est. » C’est pourquoi Briand envisageait
« un accord plurilatéral de non-agression étayé d’un engagement d’assistance mutuelle librement consenti par des signataires selon le modèle locarnien ». Dès 1926, dans sa correspondance avec Alexis, Claudel réclamait
la réalisation du « Locarno de l’Est » impulsé par Briand.
Après la signature par Herriot d’un pacte de non-agression avec l’URSS,
en novembre 1932, Paul-Boncour avait envisagé la relance du rapprochement franco-soviétique. Il en parla avec Léger et Bargeton : « Après avoir
scruté quelques formules, il nous apparut très vite qu’un accord avec la
Russie ne pouvait prendre d’autre forme qu’un pacte d’assistance mutuelle,
analogue à celui qui nous liait à la Pologne, et si possible coordonné et
fondu avec lui. » Les Soviétiques étaient plus gourmands. Depuis l’été
1933, l’ambassadeur Dovgalevski entreprenait régulièrement le secrétaire
général en lui offrant de contracter une entente hostile à l’Allemagne, dont
la finalité n’aurait guère différé de l’alliance franco-russe de 1893. Le secrétaire général, offusqué de propositions faisant si peu de cas des obligations
contractées par la France à l’égard de la SDN et des signataires de Locarno,
obtint de Paul-Boncour qu’on « le laissât rechercher avec le Russe une
modification complète de sa base de négociation ». De fait, à la toute fin
de l’année 1933, Alexis pouvait espérer l’adhésion de l’URSS à la SDN, et
un traité d’assistance mutuelle avec la France et les États d’Europe orientale. Tel était l’état du dossier à l’arrivée de Louis Barthou au Quai d’Orsay. Or, à sa mort, la diplomatie française était bel et bien engagée vers
un rapprochement bilatéral avec la Russie, ce que Jean-Baptiste Duroselle
appelait « la grande alliance ». Barthou en était à l’origine, mais Alexis y
avait pris part, malgré son hostilité envers tout projet bilatéral. Déconfits
par l’isolement de la France, après la note du 17 avril, les deux hommes
s’étaient mutuellement influencés pour parvenir à une tierce position, qui
sauvait les apparences de la sécurité collective, mais orientait la France vers
une alliance de revers.
Après que le secrétaire général eut convaincu le ministre de l’innocuité
de ses discussions avec l’ambassadeur soviétique, Barthou, rassuré, lui laissa
le soin de poursuivre les négociations dans cet esprit, et ne parut plus y
attacher d’attention. Édouard Herriot, grand partisan du rapprochement
franco-soviétique, mais bien empêché de la réaliser par son aile droite,
notait avec dépit, conseil après conseil, l’immobilisme de Barthou. Il avait
pourtant appris de Dovgaleski, dès le 27 février, que le gouvernement
soviétique était disposé, à quelques réserves près, à adhérer à la SDN, afin
de faciliter le rapprochement avec la France. Barthou annonça à ses collègues, le 8 mars seulement, ce résultat encourageant, signe de la motivation russe autant que des talents de négociateur d’Alexis. Au Quai d’Orsay,
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la prudence restait de mise. Le 3 mars, le ministre avait repoussé la proposition d’Alphand, ambassadeur de France à Moscou, d’inviter à Paris Maxim
Litvinov, le commissaire aux Affaires étrangères. Aux yeux de Barthou, il
était prématuré de traiter avec un partenaire si décrié, en France comme à
l’étranger, avant d’avoir tranché la question du désarmement : « En l’état
actuel des problèmes internationaux, une visite spéciale du commissaire du
peuple à Paris prêterait à des interprétations inopportunes. » Après le
Conseil des ministres du 21 mars, Herriot observa que Barthou avait
évoqué les offres russes sur le seul plan de la SDN : « Je regrette qu’il ne
paraisse pas encore s’intéresser au projet d’assistance mutuelle, sur lequel
Rosenberg, en l’absence de Dovgaleski, malade, me fournit des renseignements si précis, et, à mon avis, si encourageants. »
Le 30 mars, Alexis soumit à Barthou une note récapitulant l’état des
discussions. Elle manifestait ses efforts pour transformer en « Locarno de
l’Est » les propositions bilatérales russes. Le secrétaire général touchait au
but, puisque la présence de l’Allemagne, longtemps repoussée par les
Russes, était acceptée : « Le système ne doit pas paraı̂tre avoir une pointe
contre un tiers », précisait Alexis, sans la moindre duplicité. Deux semaines
avant la note du 17 avril, il espérait encore sincèrement insérer l’Allemagne
dans un système conventionnel et réussir en 1934, avec Hitler, ce que
Briand n’avait pas su faire avec Stresemann, neuf ans plus tôt : « La participation ou l’accession de l’Allemagne peut seule donner à ce système un
caractère correspondant à celui des traités de Locarno. » Cette note ne
suscita pas l’enthousiasme de Barthou. Après le Conseil du 10 avril,
Herriot regretta l’ajournement du « rapprochement avec la Russie ».
Or, à la mi-avril, soudain, la machine diplomatique s’emballa pour
aboutir à une offre, formalisée par une note, le 28 avril, qui marquait une
complète révolution de sa politique à l’égard de l’URSS. La proposition
de convention régionale de type Locarno de l’Est, incluant l’Allemagne,
était en effet assortie d’une « convention spéciale » franco-russe, qui faisait
figure de cheval de Troie anti-allemand. Certain que la note du 17 avril
constituait une impasse, Alexis trouva les mots, au souvenir d’Étienne de
Crouy-Chanel, pour convaincre son ministre de « jouer la carte russe ».
Mais « le ministre, à son tour, l’avait persuadé de renoncer à ses exigences
multilatérales dans la mesure où celles-ci seraient plus qu’un simple habillage visant à ménager les susceptibilités allemandes ». Geneviève Tabouis
scénarisait ainsi l’échange décisif : « Barthou est enthousiaste : “Cet exposé
est lumineux ! Si nous emportons l’adhésion de la Russie, nous pourrons
encore stabiliser la situation en Europe, et Hitler se verra ou encerclé, ou
obligé de participer à notre système de sécurité collective.” » La rencontre entre
le pragmatisme du ministre et la science subtile des obligations locarniennes du secrétaire général permit de mettre en place un dispositif infernal pour l’Allemagne. Dans sa note datée du 28 avril Alexis n’inféodait
plus son projet de Locarno oriental à l’acceptation de l’Allemagne ; au
contraire, il en faisait une machine de guerre contre elle : « L’offre de
participation à l’Allemagne l’obligera à préciser sa position politique [...].
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Cette offre l’empêchera en même temps de prétendre que son exclusion
d’un accord régional auquel elle est géographiquement intéressée contient
une pointe dirigée contre elle. » Le piège se refermait autour d’une alternative impossible pour l’Allemagne : participer à un Locarno oriental, qui
apporterait la garantie russe à la France en cas d’agression allemande (Alexis
espérait cette issue), ou laisser ressusciter l’alliance russe, si elle déclinait
la convention collective. Barthou se préparait à cette éventualité. Alexis la
préférait encore à la perspective de se retrouver seul face à l’Allemagne.
Selon Crouy-Chanel, « la diplomatie de resserrement et d’extension de nos
alliances menées par Barthou convenait à Alexis Léger, qui y voyait le
nécessaire infléchissement de la politique de Briand dans un sens dont luimême percevait la nécessité ». Quant à Barthou, en proposant une convention collective à l’Allemagne, il réparait les dégâts causés, en termes
d’image, par la note du 17 avril, ruinant du projet de convention anglais.
L’alternative n’était pas strictement exclusive ; entre un Locarno oriental
et une convention particulière franco-russe, il y avait le dénominateur
commun de la SDN. Barthou ne voulait pas, ou n’avait pas les moyens de
fonder le pacte d’assistance mutuelle en dehors de la SDN. Quant au
Locarno de l’Est, il se présentait comme un sous-ensemble régional inséré
dans la structure juridique de la SDN. On retrouve ce double ressort dans
une note du 5 mai, élaborée en vue de l’entretien entre Alexis et Rosemberg (qui remplaçait l’ambassadeur Dovgaleski, malade), préalable à la rencontre Barthou-Litvinov.
Les choses allèrent bon train ; dès le 18 mai, le ministre des Affaires
étrangères français rencontra son homologue russe. Un peu plus qu’à demimot, Barthou fit comprendre le sens du piège. À la question matoise de
Litvinov : « Vous allez inviter l’Allemagne à participer au pacte. Croyezvous qu’elle participera ? [...] Et si elle n’accepte pas, ferons-nous le pacte
sans l’Allemagne ? », Barthou ne dissimula pas que l’offre multilatérale
n’épuisait pas le dessein français : « Si l’Allemagne refuse nous serions
autorisés à conclure le pacte sans elle. Mais nous ne devons pas nous
montrer pressés. Nous ne devons rien faire qui puisse paraı̂tre dirigé contre
elle. Si elle entre dans le système de sécurité, tant mieux. Si elle n’y entre
pas, elle se sera mise dans son tort. » Litvinov comprenait parfaitement ce
langage. Mais il s’agissait que les Anglais acceptassent de ne pas le
comprendre, de telle sorte que la France pût obtenir leur assentiment au
projet de Locarno de l’Est, et leur faire avaliser le rapprochement francosoviétique dans l’hypothèse d’un échec du pacte multilatéral.
Dans cette partie de poker menteur, Alexis fut mis en avant, comme
caution de moralité multipartite. Le secrétaire général prépara minutieusement le rendez-vous londonien des 9 et 10 juillet dans un télégramme
d’instruction à Corbin. Il rappela l’inspiration genevoise de ses efforts et
souligna « toute la différence » entre les idées dont le Quai d’Orsay avait
« été initialement saisi par le gouvernement soviétique » et la conception
qu’il avait « réussi à faire prévaloir ». Alexis mettait en avant ses convictions
pour convaincre que la part irréalisable du projet était la seule recherchée.
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Les Anglais se trouvaient acculés à soutenir un projet illusoire sous peine
de paraı̂tre favoriser le rapprochement franco-russe que Paris feignait de
craindre. La menace était voilée d’une fausse candeur, que tout le passé du
secrétaire général voulait accréditer : « Tout échec de ce projet résultant
d’une incompréhension de sa véritable inspiration ne pourrait que nous
ramener aux conceptions que nous avons précisément voulu éviter, d’une
formule strictement franco-russe 14. »
Sur ce ton ambigu, entre menace voilée et bonne volonté affichée, la
rencontre fut un chef-d’œuvre d’hypocrisie. Face à la méfiance anglaise,
Barthou offrit des gages de bonne volonté en affichant, en préambule du
premier entretien, un principe cher aux Britanniques : « Il est opposé,
rapporte le procès-verbal français, comme Henderson, qui a fait connaı̂tre
son point de vue à cet égard dans son discours devant la commission
générale du désarmement, à toute politique d’encerclement de l’Allemagne. » Voir ! À Barthou revenait de souffler le froid après le chaud, et de
clore son exposé par ce chantage explicite : « Les nécessités géographiques
sont plus fortes que les différences politiques et elles ont fait naı̂tre jadis
une alliance franco-russe. Si le pacte de Locarno de l’Est échouait, peutêtre la France se trouverait-elle dans la nécessité, devant les dangers de la
situation européenne, d’envisager encore une fois une pareille solution.
Jusqu’ici, le gouvernement français a repoussé toutes les propositions russes
tendant à une alliance militaire, et il n’existe aucun arrangement de cet
ordre entre Paris et Moscou. [...] Avec l’aide de l’Angleterre, la France
parviendra à réaliser ses intentions pacifiques. »
Aussitôt, pour adoucir la menace, et rassurer les Anglais sur le projet de
convention particulière franco-russe (« Mais Barthou n’a-t-il pas omis un
point dans son exposé ? » interrogea sir John Simon avec un flegme qui
dissimulait mal son agacement), l’Auguste lança son clown blanc, rassurant
de bonne volonté, qui présenta avec une belle candeur, comme une concession obligée, le but même du dispositif français : « Léger souligne que la
formule proposée de garantie russe représente le minimum de ce qu’il avait
été nécessaire de concéder à l’URSS, après deux ans de négociations. Il
faut y voir un véritable résidu des revendications que Moscou a longuement fait valoir. [...] Au cours des négociations franco-russes, la France a
dû, à six reprises différentes, repousser les propositions formulées par Moscou. » Sir Simon salua « toute la force de l’argumentation de Léger », mais
prétendit devoir considérer le projet « en dehors de son historique », pour
s’en tenir aux faits. Résolution proprement impossible : sans se laisser abuser par le projet de Barthou, les Britanniques finirent précisément par
appuyer l’initiative française parce qu’elle continuait officiellement la politique pacifiste et collective de Briand.
En ce sens, les relations du duo français était plus ancien que ses
quelques mois de collaboration : Barthou, assisté du secrétaire général,
pouvait feindre de poursuivre la politique de ses prédécesseurs. À travers
Alexis, le fantôme de Briand et l’assentiment tacite de Paul-Boncour garantissaient les sentiments genevois du nouveau ministre. Barthou se glissa
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habilement dans les habits de ses prédécesseurs. À Londres, il prétendit
sans vergogne que, face au réarmement de l’Allemagne, « tous les gouvernements français passés ou à venir [professaient] la même opinion » et que
« Paul-Boncour adoptait à cet égard la même attitude » que la sienne. Les
Anglais n’étaient pas dupes de ces apparences, mais ils en étaient les otages.
Ils ne dissimulèrent pas leur doute quant à l’inspiration locarnienne du
projet français : « Quelle chance y a-t-il pour le gouvernement britannique
de persuader l’Allemagne qu’une offre pareille est très avantageuse pour
elle », s’interroge sir Simon, puisque « l’URSS n’accorde point sa garantie
à l’Allemagne » ? Dans ces conditions, « il est difficile de soutenir que le
projet de pacte proposé mérite le nom de Locarno oriental, puisqu’il supprime [l’]élément essentiel de la réciprocité ». Face à cette objection d’une
logique imparable, qui revint aux deux séances du 9 juillet, Barthou s’éffaça
à chaque fois derrière Alexis. C’est ce dernier qui répondit vaguement à la
pointe de Simon, à la réunion du matin : « L’accord complémentaire
franco-russe [...] laisse à l’Allemagne la faculté de rechercher des garanties
de sécurité complémentaires. » L’après-midi, alors que Simon interrompt
Barthou « pour préciser que la Grande-Bretagne se montre favorable aux
accords régionaux dans la mesure où ils s’inspirent du modèle de Locarno », le ministre français « rappelle qu’il a déjà dit dans la matinée, après
Léger, que la garantie russe pouvait jouer en faveur de l’Allemagne aussi
bien que pour la France ». Quant à la question de l’articulation du pacte
avec la question du réarmement de l’Allemagne, c’est Barthou qui en fit
son affaire, et biaisa, en tenant pour acquis le Locarno de l’Est, ce qui était
une façon de suspendre à un horizon impossible la reprise des négociations : « Si l’Allemagne se montrait disposée à diminuer [le chiffre de
trois cent mille hommes] en raison du supplément de sécurité dont elle
bénéficiera, nous nous trouverions plus prêt d’une solution » Il fallait
quelque cynisme pour attendre un rabais des prétentions allemandes en
guise de remerciement pour une garantie de sécurité qui n’avait d’autre
réalité qu’un encerclement.
Barthou, qui revint de Londres avec le soutien britannique, avait si
bien retenu le vocabulaire briandiste d’Alexis qu’il en usa pour rassurer les
éléments les plus réticents du cabinet ; Herriot fut surpris par le changement de ton du ministre : « Voilà Barthou, maintenant, qui défend l’entente avec les Soviets, sans encerclement de l’Allemagne. C’est, dit-il, un
acte de coopération européenne. » Aussi bien, dans cette comédie des apparences, le nouvel attelage de la politique de rapprochement franco-russe en
venait à duper jusqu’à son propre gouvernement...
Le plan Barthou redonnait l’initiative à la France. Pour la première fois
depuis la disparition de Briand, le Quai d’Orsay devançait ses partenaires,
et l’opinion française. Les négociations franco-soviétiques n’appelaient
naturellement pas de commentaire, puisqu’elles demeuraient strictement
confidentielles. Mais au lendemain de la note du 17 avril, en posant la
question d’un retour à la politique traditionnelle d’encerclement de l’Allemagne, la presse n’avait pas même imaginé le nouveau ministre sur le
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terrain russe. Seule Geneviève Tabouis s’y engagea avant que Barthou n’annonçât ses intentions. En réalité, la journaliste n’anticipait pas tant sa politique qu’elle la servait avec docilité. Alexis en usait avec elle, comme de
coutume, pour préparer l’opinion publique. Sans souhaiter, en première
intention, l’encerclement de l’Allemagne, le secrétaire général était
convaincu que Paris devait flirter avec Moscou pour amener Berlin à réintégrer le circuit de la sécurité collective. Il avait orienté Geneviève Tabouis
en ce sens, dans la foulée de la note du 17 avril. Deux jours plus tard,
elle suggéra dans L’Œuvre, pour sortir de l’impasse des relations francoallemandes, de « jouer la carte russe » ; elle croyait savoir que « du côté des
Soviets, l’offre du pacte de sécurité européenne [était] plus que jamais
maintenue ». Le lendemain, elle revint sur cette option, et fit mine de
souhaiter ce qu’Alexis avait déjà commencé : « Il faudrait que les Affaires
étrangères reprissent avec le gouvernement russe les négociations qui ont
été interrompues depuis le départ de Paul-Boncour. Ensuite, il faudrait
que la France et la Russie pussent conclure quelque chose entre elles deux.
Il serait nécessaire en tout cas que les Soviets entrent à la SDN, car il est
difficile de contracter vis-à-vis d’eux des obligations dont ils n’auraient pas
à nous assurer la réciproque. » Cette prise de position était singulière dans
la presse française. Pour autant, la journaliste était loin d’anticiper la synthèse qui allait naı̂tre du rapprochement du ministre et de son secrétaire
général. À ce stade, sa vision correspondait exactement à celle d’Alexis :
mener une politique de balancier, et ramener Berlin dans l’orbite de la
SDN en menaçant de se rapprocher de Moscou.
À droite, les journaux les plus favorables à Barthou, ceux qui avaient
applaudi avec le plus de vigueur la note du 17 avril, comptant qu’il réalisât
leurs espoirs de rupture avec la politique de sécurité collective, furent les
plus surpris par sa politique russe aux atouts locarniens, et les moins diserts
pour la commenter. Le silence de la droite modérée n’était pas tellement
de la déconvenue ; elle se faisait serviable au ministre, que n’épargnaient
pas les titres les plus violemment anticommunistes. En ce sens, Barthou
était l’homme le mieux capable d’imposer à la droite une alliance qu’elle
n’aurait pas supportée d’un homme de gauche. Gringoire, au verbe sonore
dans l’éloge de Barthou, se fit taiseux. Ce silence éloquent commença au
début du mois de mai, et dura jusqu’à la fin du mois de juin. Le 18 mai,
pourtant, Barthou avait rencontré Litvinov, et le 25 il s’en était expliqué
à la Chambre. À ces deux occasions, la presse commenta longuement le
nouveau tour des relations franco-russes. Rien dans l’hebdomadaire. Pour
la première fois, le 22 juin, Gringoire passa du silence à l’expression d’une
réserve dissimulée. Ce n’est que le 27 juillet que l’avertissement se fit explicite, fondé sur le souvenir de Brest-Litovsk et du reniement des dettes :
« Le pacte oriental, le Locarno de l’Est, à la réalisation duquel le Quai
d’Orsay paraı̂t travailler de toutes ses forces, repose avant tout sur une
entente entre la France et la Russie soviétique. Cette entente est-elle possible ? Est-il permis d’avoir la moindre confiance dans un engagement
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signé par le gouvernement de Moscou ? » La réponse était clairement négative : « Pas d’alliance militaire avec les Soviets, à laquelle on songe à nous
entraı̂ner, et dont la valeur serait égale à zéro ! » Sur la même ligne de
soutien embarrassé, Le Journal des débats préféra le déni de réalité au
silence. Au lendemain des entretiens Barthou-Litvinov, il voulut croire que
le ministre français poursuivait un jeu de dupes avec son homologue russe :
« Il faut faire un peu plus de crédit, nous l’espérons, à la diplomatie française, que de croire qu’elle peut se tourner du côté de l’URSS pour sa
sécurité vis-à-vis de l’Allemagne. » Le 27 mai, le titre s’en remettait encore
à un hypothétique dessein secret de Barthou, contre l’évidence de la réalité
du rapprochement, affectant de croire que les propos russophiles du
ministre relevaient de la tactique parlementaire : « Un ministre des Affaires
étrangères n’est pas obligé de tout dire et Barthou sait sans doute beaucoup
de choses que nous ne savons pas. » Si le journal ne dissimulait pas son
scepticisme, il facilitait la tâche du ministre en mettant sur le compte des
entraves parlementaires et administratives sa politique russe, façon de rendre Barthou moins coupable, et, partant, plus libre de manœuvrer. À ce
jeu, le ministre et son secrétaire général étaient encore complémentaires ;
Alexis servait de bouc émissaire pour dédouaner son chef : « Nous n’ignorons rien des difficultés que peut rencontrer Barthou, alors que depuis tant
d’années les idées les plus fausses règnent au Parlement et dans les bureaux
du Quai d’Orsay. »
Les journaux les plus clairvoyants, les seuls à débusquer le double jeu
de l’étrange attelage qui menait les affaires extérieures, étaient les plus
outranciers, comme si l’excès seul pouvait rendre compte de l’inattendu et
réduire l’écart entre les images respectives des deux hommes, pour deviner
leur œuvre commune. L’Action française, dès le 31 mai, dénonça le caractère équivoque du rapprochement franco-soviétique sous le couvert d’une
opération genevoise, qui décevait et contentait à la fois tous les points
de vue, selon que l’on considérât le procédé de l’alliance bilatérale, ou
l’interlocuteur soviétique. La gauche se réjouissait du retour de l’URSS
dans le jeu diplomatique mondial, observait le quotidien royaliste, mais
déplorait le retour à une politique de blocs antagonistes. À droite, c’était
l’inverse. À l’écart de ces réactions hémiplégiques, il n’était que Tabouis
pour se réjouir sans réserve, et Maurras ou Jacques Bainville pour bouder
leur plaisir entièrement, plutôt que de se satisfaire d’une demi-victoire :
« Ce n’était pas la peine de fuir vertueusement le seul mot d’alliance
puisque l’on devait retomber d’abord dans l’alliance de la Russie. Elle s’est
même déclarée à Genève, à cette conférence qui est une annexe de la
Société des Nations 15. » Je suis partout, sous la plume de Pierre Gaxotte,
participait de la critique « irréconciliable », et dénonçait le maquillage des
idées de Barthou par son secrétaire général : « Les opérations diplomatiques, pour être accréditées auprès de l’opinion, par le canal des journaux,
ont besoin d’une formule, d’apparence scientifique ou de résonance historique, qui leur donne du prestige. C’est ainsi que Léger, inspirateur de la
politique pactomane de Barthou, a trouvé, dit-on, une formule qui mérite
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fortune : il ne signe pas des traités, il forme un “holding politique”. Le
mot est amusant, la chose est moins drôle. On sait à quoi ont abouti les
holdings financiers, pratiqués aux États-Unis. » Quant à Tabouis, si elle se
réjouissait du projet de pacte oriental, c’est qu’elle y voyait seulement, en
pudique amie d’Alexis, ce que le secrétaire général voulait bien lui en dire,
soit l’habillage locarnien : « Il s’agit de faire pénétrer l’URSS le plus possible dans la politique européenne et de faire participer à sa force immense
tous les pays qui lui sont limitrophes et avec lesquels elle ne possède encore
comme liens que des pactes de non-agression. »
Socialistes et communistes étaient empêchés de se réjouir du retour de
l’URSS sur la scène mondiale par l’emploi qu’en faisait Barthou. L’Humanité ne voulait pas croire que l’URSS se prêtait au jeu d’un ministre qu’elle
associait si étroitement au bellicisme. Au lendemain de la rencontre du
18 mai, le journal ne glissa qu’en troisième page un commentaire glacé :
« Gardons-nous de prêter foi aux informations fantaisistes mises la nuit
dernière en circulation sur les prétendus projets sensationnels du commissaire du peuple. » Après le discours de Barthou à la Chambre, qui annonçait l’adhésion probable de l’URSS à la SDN, le journal resta dubitatif et
fit une victoire de ce qu’il refusait de croire quelques jours plut tôt : « Il a
fallu que, la mort dans l’âme, les hommes d’États capitalistes modifient
leur langage et leur attitude. Enregistrons ces changements. Ils attestent la
victoire de l’ordre prolétarien. » Les communistes, qui étaient les derniers
à comprendre l’attitude soviétique et la réalité du projet français, ne gênèrent pas la politique de Barthou, qu’ils préférèrent passer sous silence.
Les socialistes se révélèrent les plus candides victimes du duo ; il n’y eut
pas meilleur public à la comédie du ministre et de son faux nez briandien.
Léon Blum, dans Le Populaire, ne savait plus que croire. Début juin, l’habillage du Locarno oriental faisait encore illusion. Mais la réaction réjouie
de la « droite réaliste » alerta le leader des socialistes : comment se réjouirait-il de ce qui enchantait L’Écho de Paris ? « Il ne s’agirait plus, comme
le déclare sans ambages Pertinax, “de pactes de non-agression, de traités
dans le genre de celui de Locarno, et autres sornettes”, mais d’engagements
“ne différant pas substantiellement des anciennes alliances”, dût-on scandaliser “les adeptes de l’idéologie wilsonienne” », s’inquiète-t-il soudain, le
7 juin. Le 13 juillet, Blum se résolut à constater que la politique de Barthou s’écartait de la sécurité collective : « M. Doumergue et Barthou tendent manifestement à imprimer au rapprochement franco-soviétique le
caractère de l’alliance franco-russe d’avant guerre. Le parti socialiste doit
déclarer, franchement et clairement, qu’il combattra sur ce terrain comme
sur tous les autres, le gouvernement du Bloc national. Il reste hostile aux
pactes fermés, partageant l’Europe en clans antagonistes ; il reste hostile
aux alliances militaires accélérant la course aux armements. » Pourtant,
après le succès du ministre à Londres, Léon Blum, qui connaissait l’irrévocable hostilité de l’Angleterre à l’égard d’une alliance franco-russe, se reprit
à espérer en la bonne foi française. En ralliant les Anglais à son projet,
avec l’aide d’Alexis, Barthou avait fait d’une pierre deux coups, et dupé
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une fois encore la bonne volonté de Blum : « Si le gouvernement anglais
s’est rallié au plan Barthou, c’est qu’une fois blanchi à Londres, il ne
conservait plus beaucoup de traces de sa couleur primitive. Le plan Barthou, sous sa forme primitive, consistait à demander à l’Allemagne et à la
Pologne leur adhésion au “pacte oriental”, mais du bout des lèvres et en
escomptant leur refus. Tel qu’il a été présenté aux Communes par sir John
Simon, avec approbation du gouvernement britannique, le plan Barthou
comporte aujourd’hui des offres sérieuses. La différence est capitale. » La
vigueur avec laquelle Alexis défendait le plan français n’était probablement
pas étrangère à ce ralliement suspicieux : le socialiste vouait estime et affection au disciple de Briand. L’influence du secrétaire général, fort de l’autorité morale de l’apôtre de la paix, fut probablement déterminante dans
cette frange de l’opinion.
Alexis, de toute son énergie, et Barthou, avec une patience goguenarde,
défendirent le projet de Locarno oriental, en tant que tel, pendant tout
l’été. Jamais Alexis ne fit une telle consommation d’énergie que pendant
cette période. Il expédia sans relâche des télégrammes aux quatre coins de
l’Europe pour donner une chance au cheval de Troie d’exister pour luimême 16. Il donna de la voix pour tenter de convaincre les Allemands, et
s’assurer, à défaut, qu’ils avaient bien compris la portée de leur refus. Il
expliqua à l’ambassadeur Köster, le 4 juillet 1934, que « si le Locarno de
l’Est ne se matérialisait pas, la France serait plus ou moins obligée d’en
venir à conclure une alliance avec la Russie ». Quelques jours plus tard,
l’Allemand lui fit savoir qu’il avait bien remarqué « combien les Français
étaient fiers de leur rapprochement avec la Russie et combien ils se réjouissaient d’avoir placé l’Allemagne, selon eux, devant le choix de rejoindre le
pacte oriental ou de se retrouver seuls face à une alliance franco-russe ».
Tranquillement, Barthou voyait venir, sans s’inquiéter outre mesure des
réticences polonaises ; il annota un télégramme de Laroche qui représentait
les inquiétudes de Varsovie : « Il y a dans la réponse de Beck des objections
et des réserves qui mériteraient d’être étudiées si elles ne dissimulaient pas une
hostilité réelle contre le principe même du pacte. Tout est là. Il faudra bien en
venir, sans bousculer la Pologne, à obtenir qu’elle se prononce sur le fond et
qu’elle renonce à une diplomatie vraiment trop dilatoire. » Partant, il ne
laissait pas de doute à Alexis sur sa résolution à outrepasser les réticences
polonaises pour conclure l’alliance franco-russe quoi qu’il arrivât.
On connaı̂t l’issue : le refus allemand et polonais, mais l’admission de
l’URSS à la SDN, qui apporta quelque crédit à la thèse officielle française
de l’entrée des Soviétiques dans le système de sécurité collective. Les bénéfices attendus des premiers contacts furent galvaudés par un Laval impatient de succès immédiats. De son côté, Alexis poursuivit quelque temps
le dessein de Barthou, avec la crainte handicapante, toujours, de trop
déplaire à la Grande-Bretagne. Ses collaborateurs ne l’encourageaient pas
à s’en émanciper, et Massigli moins qu’un autre, qui lui écrivit de Genève,
en juin 1934, une longue lettre révélatrice : « Il ne faut pas se dissimuler
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qu’il y a dans les milieux anglais quelques soupçons à notre endroit. Barthou a eu beau répéter que la France ne poursuivit pas une politique
d’encerclement : le malaise subsiste. » Il ajoutait à ces inquiétudes celles
des Scandinaves et des Polonais, mais aussi les siennes, qui étaient probablement celles d’Alexis : « Les Russes ont certainement le plus grand désir
de nous engager plus loin que nous ne voudrions aller. [...] Litvinoff a dit
à Avenol [secrétaire général de la SDN] qu’il ne s’intéressait à la Société
des Nations que dans la mesure où elle lui permettrait de faire aboutir son
système de pactes. » Lié par Barthou au dispositif infernal, Alexis n’aurait
pas osé conclure, comme Massigli, s’il ne pensait pas autrement : « Nos
nouveaux amis sont un peu compromettants, et peut-être même un peu
dangereux 17. »
Le ministre et son sécrétaire général avaient utilisé leur dualité pour
mener leur politique d’une duplicité assumée, servie par une complicité
sincère. Alexis avait apporté à Barthou son pacte oriental, sans lequel la
combinaison n’aurait pu s’imposer, à l’intérieur comme à l’étranger. Barthou avait su convaincre Alexis d’accepter le principe d’une alliance, au
moins comme une perspective propre à ramener l’Allemagne dans le jeu
de la sécurité collective. Jusqu’à quel point chacun s’était-il converti à la
logique de l’autre afin de tenir l’Allemagne en respect, encerclée ou bien
engoncée dans un Locarno de l’Est ? Barthou agissait en adversaire inconditionnel de l’Allemagne. Alexis n’espérait pas tant l’isoler durablement,
en retombant dans le système des alliances, que la presser de rentrer dans
le concert des nations. Combien de temps aurait fonctionné ce duo, alors
que chacun était animé par sa philosophie propre ? Barthou se serait-il
laissé entraı̂ner à une alliance complète avec les Russes ? Croyait-il davantage à la possibilité de lier la Pologne et la Russie soviétique ? Son commentaire face aux réticences de Beck laisse voir qu’il était résolu à ne pas laisser
Varsovie entraver le rapprochement franco-soviétique.
En tout cas, Barthou avait entre les mains un outil dynamique qui lui
permettait de replacer la France en position offensive. S’il ne pouvait rien
espérer de l’Allemagne sur le terrain de la sécurité collective, le seul gain
positif qu’il attendait de son entreprise tenait bel et bien à l’alliance de
revers. Reste à savoir jusqu’où le ministre aurait fait marcher son outil.
C’est lui faire peu de crédit que de l’aligner sur la prudence des fonctionnaires du Quai d’Orsay. Barthou ne se berçait d’aucune illusion sur les
dispositions genevoises d’Alexis et son état-major. À le considérer sur sa
lancée, on parierait que Barthou aurait favorisé des développements plus
audacieux que son successeur, Pierre Laval, aux relations franco-russes,
alors que la seule perspective de l’alliance n’avait pas suffi à remettre l’Allemagne nazie dans le jeu de la légalité internationale. De son côté, Alexis
usa bien au-delà de l’année 1934 de la duplicité permise par le Locarno
oriental. En décembre 1938, il encourageait la relance des discussions
franco-russes, tout en expliquant encore à Ribbentrop, le ministre des
Affaires étrangères de Hitler, qu’il ne fallait pas y voir le désir de la France
de contracter une alliance bilatérale, mais la conséquence lointaine des
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refus allemands et polonais du pacte oriental en 1934. Pour Alexis, il était
clair qu’il s’agissait essentiellement de maintenir une saine distance entre
Moscou et Berlin, sans jamais réduire tout à fait celle qui séparait Paris
de Moscou. Après la Seconde Guerre mondiale, il s’offusquait encore de
la proposition d’alliance russe de 1933, tenue pour « le plus cynique des
projets ».
Les huit mois de collaboration entre Alexis et Barthou furent brutalement interrompus par l’assassinat du ministre. Sa politique n’avait pas
encore assez d’inertie pour lui survivre et se perpétuer entre les mains de
ses successeurs. En somme, sa stratégie fut victime de sa duplicité, qui lui
fit préférer contourner la gouvernante anglaise et l’opinion française plutôt
que de tourner ouvertement la page de la sécurité collective, en affirmant
sans détour la nécessité d’encercler l’Allemagne réarmée. Défaut de franchise qui était une habileté entre les mains résolues de Barthou, mais devint
une paresseuse ambiguı̈té chez son successeur.
Si Barthou était le seul, peut-être, à pouvoir renouer avec l’alliance de
revers, Alexis, conservé à son poste, avait été le personnage le mieux typé
pour lui servir de faux nez dans tous les milieux acquis à la sécurité collective. Mais il fut aussi le premier à renier la politique de Barthou, au service
de Laval, en limitant la portée du rapprochement franco-russe.
1935 : lutter contre la politique italienne de Laval, héritier abusif
de Briand
Pierre Laval avait été appelé au Quai d’Orsay par Gaston Doumergue,
au lendemain de l’assassinat de Barthou, à Marseille, le 9 octobre 1934.
On trouve dans les papiers de Rochat, son directeur de cabinet, l’étonnante
relation de l’attentat croate qui lui fut fatal, en même temps qu’au roi
Alexandre de Yougoslavie. Ces « notes prises le 9 octobre entre dix-sept et dixhuit heures, suivant les communications téléphoniques de Marseille », sonnent
comme l’ouverture de la période de confusion et de désarroi que la diplomatie française allait traverser. À « seize heures cinquante-cinq », Rochat
reçut d’abord des nouvelles rassurantes de Barthou, qui n’avait que le « bras
cassé, tandis que le souverain yougoslave était mort ; dans l’émotion, on
laissa le ministre se vider de son sang, avant de lui extraire une balle du
bras ; à dix-huit heures trente, son état ne semblait pas désespéré, mais
l’ultime conversation téléphonique fut pour recueillir ses dernières paroles :
« Il a demandé si le roi était blessé : “Prenez garde à ma montre ! Qu’est
ce que vous allez me faire ?” “Une ligature.” “C’est que j’ai perdu beaucoup
de sang 18.” »
Le 13 octobre, Laval remplaça Barthou aux Affaires étrangères ; lorsque
le cabinet Doumergue fut remplacé, le 8 novembre, par un gouvernement
Flandin, l’Auvergnat prolongea son bail au Quai d’Orsay. La droite des
milieux d’affaires était satisfaite d’un gouvernement qui comptait plusieurs
de ses représentants en son sein. On attendait de Laval le pacifisme de
Briand, le patriotisme de Poincaré et le réalisme de Barthou, tempéré par
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beaucoup de prudence. Ses partisans promettaient des relations apaisées
avec l’Allemagne. Outre-Rhin, on escomptait de la nomination de Laval
une rupture avec la politique menée par Barthou ; François-Poncet flattait une prétention ancienne du ministre, en lui renvoyant l’image du
pèlerin de la paix : « Tout en notant que Pierre Laval a exprimé la volonté
de rester fidèle à la ligne de conduite de son prédécesseur, les journaux
berlinois n’en espèrent pas moins que l’ancien collaborateur de Briand
fera preuve, à l’égard de l’Allemagne, de plus de compréhension et qu’il
poursuivra, avec moins d’âpreté, la politique d’encerclement du Reich. »
Le saint patronage de Briand, revendiqué par Laval, ne protégeait pas
Alexis de la vindicte droitière. Au contraire, Laval se méfiait de ceux qui,
ayant servi son rival, étaient les mieux à même de contester sa prétention
à relever son héritage. Il craignait l’empire sans partage qu’Alexis s’était
acquis sur le personnel du Quai d’Orsay. Alfred Mallet, le secrétaire particulier de Pierre Laval, a laissé d’Alexis un portrait qui permet de se représenter l’image que l’on se faisait de lui dans l’entourage du nouveau
champion de la cause pacifiste : « Disciple et ami de Briand, il connaı̂t le
langage du Parlement et les habitudes des parlementaires. Secrétaire général
des Affaires étrangères, il est le seul à pouvoir manier une administration
si complexe, à connaı̂tre les précédents, à relier les faits à une conception
d’ensemble. [...] Le grand maı̂tre du Quai d’Orsay, qu’on appelle le maire
du Palais, a ses conceptions : il croit à la vertu de la SDN, à la primauté
de la collaboration franco-britannique, au maintien des alliances polonaises
et tchèques [...]. Laval l’apprécie et s’en méfie. »
Le secrétaire général n’ignorait pas cette méfiance. Son deuxième patron,
depuis sa nomination par Paul-Boncour lui fit subir une deuxième tentative d’éviction. Le 1er décembre 1934, Aux Écoutes annonça son sacrifice :
« Le départ de Léger, encore secrétaire général du Quai d’Orsay, est décidé,
mais, dans la république des camarades, on peut être sûr qu’on fera de cet
homme, qui a tant fait de mal à ce pays, un ambassadeur. » En réalité, à
cette date, Alexis avait déjà triomphé du rival que Pierre Laval lui avait
opposé. Le ministre avait tout naturellement pensé à Léon Noël, dont il
avait fait son secrétaire général, à la présidence du Conseil, en 1931, et
son directeur de cabinet lors de son premier passage au Quai d’Orsay.
Au souvenir de Crouy-Chanel, Laval fit venir Léon Noël de Prague « pour
qu’il pût se mettre au courant des affaires avant d’endosser de plus hautes
responsabilités. Mais Léon Noël se trouva ainsi exposé à la comparaison
avec Alexis Léger. La myopie de Pierre Laval n’allait pas jusqu’à l’aveuglement. Au bout de quelques semaines Léon Noël fut prié de regagner sa
légation. Quelque temps après, pour éponger sa déconvenue, on le nomma
ambassadeur à Varsovie ».
Léon Noël a longuement évoqué la manœuvre par laquelle Alexis sut
l’évincer ; il y mettait un peu de coquetterie, en affectant n’avoir pas tellement tenu à un poste qui l’aurait distrait de sa légation, alors qu’il accepta
peu de temps après, de Flandin, le secrétariat général de la présidence
du Conseil : « À peine nommé, [Laval] me téléphona pour me demander
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de venir immédiatement à Paris. Je ne pouvais me dérober, mais, en lui
répondant, je lui dis nettement que je n’envisageais nullement de quitter
Prague. [...] Tandis que j’étais dans le train, en route pour Paris, le ténébreux Alexis Léger crut m’être très désagréable en montant une manœuvre
qui fit parfaitement mon affaire, en jouant dans le sens de mes intentions.
Dans L’Écho de Paris, que j’achetai en débarquant à la gare de l’Est, un de
ses principaux agents, le très suspect Pertinax, annonçait que j’allais redevenir le principal collaborateur de Laval et déclarait qu’il y avait lieu de s’en
féliciter, car, tant que je serais là, il n’y aurait pas à redouter que la politique du nouveau ministre des Affaires étrangères se laissât aller à trop de
complaisances envers le Reich. »
Noël n’affabulait pas : Alexis avait bel et bien inspiré un article à Pertinax. À l’insu du journaliste, peut-être, il obtint l’effet désiré en faisant de
Léon Noël le champion de la Petite-Entente et l’adversaire de l’Allemagne :
« On prête à Laval, sur le rapprochement de la France et de l’Allemagne,
des idées qui, nous assure-t-on, ne sont pas fondées. [...] Nous savons que
Laval sera guidé par le président du Conseil et, dans les premières semaines,
par Léon Noël, l’éminent ministre de France à Prague que tous s’accordent
à désigner comme l’un de nos meilleurs agents. Nous sommes donc assurés
que la politique française ne connaı̂tra, dans les prochaines semaines, ni
hésitation, ni divagation. Le premier soin doit être de rassurer et de consolider la Petite-Entente 19. » L’effet joua à plein sur Laval, au dire de Léon
Noël : « Désireux comme il l’était déjà d’arriver à une entente avec l’Allemagne – fût-elle hitlérienne –, il fut impressionné dans le même sens par
les inquiétudes que manifestait la presse allemande, interprète du gouvernement hitlérien. »
Faute de pouvoir l’évincer, Laval relégua son secrétaire général à une
fonction de strict exécutant, à laquelle Alexis affecta de se plier de bonne
grâce. La presse de droite lui en sut gré : « Chaque fois que, avec Philippe
Berthelot, le chef d’état-major a dirigé la barque, nous avons sombré dans
une anglophilie passive, dont nous ne fûmes pas les bons marchands. Par
bonheur, Léger n’est pas têtu comme Philippe, ni chinois comme lui...
Avec Pierre Laval, nous avons la sensation et – pourquoi ne pas dire les
choses comme nous le savons ? – nous avons même la certitude que c’est
le ministre qui ordonne, tous arguments ayant été étudiés. » Au reste, les
premiers gestes de Laval confirmèrent qu’il entendait défaire, sans le dire,
la politique de son prédécesseur. Au début du mois de décembre, il reçut
Köster, avec le secrétaire général ; l’ambassadeur allemand fut frappé du
changement de ton. Le contenu du projet de Locarno oriental redevenait
un but ; il ne s’agissait plus d’habiller une alliance franco-soviétique, dont
Laval ne semblait pas friand, mais de s’entendre avec l’Allemagne en
Europe orientale. Alexis ne laissa pas deviner ses sentiments.
Le charme d’Alexis n’opéra pas sans mal sur son ministre, au témoignage
de Crouy-Chanel : « Pour Pierre Laval, il avait éprouvé d’emblée une certaine antipathie dont il ne laissait certes rien paraı̂tre mais que j’étais trop
près de lui pour ne pas pressentir. Avec l’homme, il fallait surmonter tout
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d’abord une certaine répulsion provoquée par le physique ingrat du
ministre et son manque de soins corporels. Léger s’y montrait sensible sans
y attacher une autre importance qu’incidente. Plus sérieusement, il trouvait
Laval préoccupé davantage de politique intérieure et de sa situation électorale que des intérêts extérieurs de la France. Il devait constamment réagir
contre cette sorte d’astigmatisme diplomatique du ministre. » Habitué à
plaire à des ministres séduisants, comme Paul-Boncour, ou littéraires,
comme Barthou, il avait plus de peine à se placer sur le terrain de Laval.
Jean Daridan a raconté drôlement comment l’Auvergnat appréciait les
beautés de la Rome antique avec ses façons de comice agricole : « Laval
visita sans plaisir le Forum jusqu’à un bas-relief de taureau ; à Rochat, son
chef de cabinet, il confia : “Oh, ben c’est une belle bête, de nos jours la
morphologie des bêtes a un peu changé, le gilet est un peu différent, etc.,
mais tout de même, Rochat, si vous voulez me croire, une bête pareille sur
le marché de Thiers ça ferait dans les quatre mille !” »
Le talent protéiforme d’Alexis lui permettait de parler foires et bestiaux ;
Étienne de Crouy-Chanel fut surpris de constater qu’« à la longue les deux
hommes s’entendirent, Laval accordant à Léger une sorte de confiance
auvergnate après avoir cherché à se débarrasser de lui ». Maintenu à son
poste, Alexis était moins libre que jamais de concevoir lui-même la politique de la France, au moment où il en ressentait le plus vivement le
besoin. Le 4 février 1935, Marguerite Burnat-Provins lui écrivit du Maroc,
rompant avec un silence de vingt-cinq ans ; elle lui trouvait le visage
anxieux, sur le cliché d’agence de presse qui le représentait, à Rome, aux
côtés de Laval et Mussolini.
En allant à Rome, signer des accords franco-italiens, Alexis couvrait de
sa réputation d’intègre défenseur de la sécurité collective les menées
ambiguës de Laval. Il prétendit plus tard avoir agité la menace d’une
démission, que personne d’autre que lui n’a jamais évoqué. Pour mieux
prendre ses distances avec un homme d’État devenu le symbole de la collaboration, Alexis servit pour la postérité une double version des entretiens
Laval-Mussolini, alimentant la polémique sur la latitude que le Français
avait laissée à l’Italien d’user de ses « fortes mains » en Afrique-Orientale.
Au versant français, Alexis sauvait l’honneur, et prétendait que Laval
n’avait jamais rien concédé ; devant les Anglo-Saxons, il confiait volontiers,
sur le vif, devant ses homologues anglais, puis, plus tard, aux États-Unis,
sa conviction qu’un accord secret avait été conclu oralement. Rien n’illustre mieux ces variations de sa mémoire que le passage de l’anglais au
français du portrait de sa biographe, Elizabeth R. Cameron, qu’il traduisit
lui-même pour sa publication dans Honneur à Saint-John Perse. « In the
case of the Rome interviews Léger has asserted that he had no idea of the extent
of Laval’s private concessions to Mussolini. He was certain however that they
existed, and would be used by Italy in preparing her dangerous adventure
in East Africa », avait écrit Cameron. « Dans les entrevues personnelles, à
Rome, entre les deux chefs de gouvernement, quelles ont pu être, de vive
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voix, les concessions consenties en particulier par Laval à Mussolini, c’est
ce que Léger lui-même déclare n’avoir pu savoir », rectifia Alexis.
Dans un cas comme dans l’autre, le diplomate dégageait sa responsabilité personnelle, en assurant qu’il n’avait pas assisté aux entretiens décisifs ;
au nom de l’intérêt de la France, il avait prétendu le contraire, à la fin de
l’année 1935, lorsque la controverse avait opposé les deux gouvernements.
Mais il est vrai qu’il n’avait pas à assumer devant la postérité les conversations marginales d’un accord qu’il n’avait pas même souhaité. Selon le
texte signé à Rome, en janvier 1935, la France concédait des territoires à
l’Italie dans les Somalis et le Sud libyen, et promettait son désintéressement
économique en Éthiopie, en dehors du chemin de fer français DjiboutiAddis-Abeba. En contrepartie, la France obtenait l’abolition progressive du
statut particulier des ressortissants italiens en Tunisie, et l’assurance de
consultations en cas d’officialisation du réarmement allemand. Le cas de
l’Autriche, dont l’indépendance intéressait aussi bien les deux pays, était
mis à l’étude. Alexis n’avait rien fait pour provoquer cet accord.
Comme Henri de Jouvenel, le comte de Chambrun, son successeur,
avait rencontré un puissant amortisseur au Département en la personne de
son secrétaire général. Depuis le printemps 1934, à l’époque de Barthou,
l’ambassadeur de France en Italie pressait Alexis d’opérer un « coup de
sonde », en réponse aux « invites » directement faites « par Mussolini ». Il
craignait de décevoir l’attente du Duce et de se « laisser distancer, le cas
échéant, par la Petite-Entente dans un apurement de comptes avec l’Italie ». Chambrun n’espérait pas parvenir à ses fins sans l’aide du secrétaire
général : « Je compte sur vous pour peser ces arguments en fonction de
notre politique générale, dont vous voyez tous les aspects, et j’espère que
vous serez bientôt en mesure de m’envoyer les instructions indispensables
pour me permettre de revoir utilement Mussolini et de reprendre la
conversation avec lui. » Mais il ne s’en tint pas là. Quatre jours plus tard,
il doubla la lettre personnelle d’un court télégramme officiel, pressant Barthou de ne pas négliger les ouvertures de Mussolini, alors que le projet de
tournée orientale du ministre français faisait grand bruit. Alexis inspira et
rédigea pour une bonne part la réponse tarabiscotée du Département, qui
mêlait le chaud et le froid : le refus de tout règlement de détail sur les
questions coloniales sans le préalable d’un traité général d’amitié et d’arbitrage, le refus d’en « brusquer la réalisation », pour éviter « le risque d’un
nouvel échec de négociations trop étroitement limitées », mais l’assurance
qu’il ne s’agissait pas d’une réponse ayant « le caractère d’un ajournement
dilatoire ». Le télégramme partit de Paris trois jours après la réponse négative à la note allemande sur le désarmement ; il s’agissait surtout d’obliger
Mussolini à choisir son camp en Europe et de mesurer ses dispositions à
maintenir l’Allemagne désarmée. Le désarroi du Quai d’Orsay redonnait
du prix au dialogue franco-italien : « Vous pourrez marquer à Mussolini
que le gouvernement français a accueilli avec intérêt ses ouvertures auxquelles il serait très sincèrement heureux de pouvoir donner une suite utile.
Si votre interlocuteur paraissait s’étonner de votre réponse, vous pourriez
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invoquer la nécessité plus urgente où nous nous sommes trouvés de déterminer notre attitude dans la question du désarmement qui primait tout. »
Mussolini, de son côté, ne manquait pas de s’inquiéter de l’évolution
du régime nazi. Au lendemain de la nuit des Longs Couteaux, le dictateur
italien exprima sa préoccupation à Chambrun : « Je lui ai répliqué que
c’était là pour nous une raison de plus de nous entendre », câbla l’ambassadeur. Mussolini avait acquiescé. Régulièrement, pendant l’été 1934,
Chambrun fit savoir à Paris le souhait italien que Barthou vı̂nt à Rome.
Chaque fois, Alexis fit barrage et enjoignit l’ambassadeur à la prudence.
Chambrun s’agaça un peu, dans un télégramme officiel, qu’on ne suivı̂t
jamais son avis. Le Département, c’est-à-dire le secrétaire général, lui avait
objecté qu’un tel voyage devait être préparé ; Chambrun attendait toujours
les instructions pour ce faire. Il sollicita une entrevue avec Barthou pour
en avoir le cœur net. Il l’avait fait, déjà, par le biais du secrétaire général ;
faute de résultat, il renouvela par télégramme, sans craindre d’évoquer le
barrage qu’il rencontrait du côté d’Alexis : « C’est afin d’exposer avec plus
de détail cette situation à Votre Excellence, à la veille de la conversation
que je dois avoir avec Mussolini, que j’avais demandé par téléphone au
secrétaire général du Département si je pouvais vous voir avant votre
départ pour Bucarest. » Ainsi fut fait. Chambrun vint à Paris, y fut reçu
par Léger, Barthou et Doumergue. Fort de la bénédiction de Doumergue
(« Je me suis inspiré des idées exprimées récemment devant moi par le
président du Conseil »), qui n’était décidément pas aligné sur le Quai
d’Orsay, l’ambassadeur ignora la prudence de son ministre et l’hostilité du
secrétaire général. Chambrun proposa tout de go à Mussolini un resserrement des liens franco-italiens. L’entretien prit un tour cordial et se termina
par cette invitation du Duce, que Laval honora finalement : « Dites à
Barthou, dont j’admire la haute intelligence, combien je serais personnellement heureux, si les circonstances générales le lui permettent, de le recevoir
à Rome au mois d’octobre prochain et de lui adresser à cet effet, le moment
venu, c’est-à-dire dans le courant de septembre, une invitation officielle
du gouvernement italien. »
Il avait fallu de la ténacité à l’ambassadeur pour passer le barrage
d’Alexis ; sous Laval, il n’eut pas tant de peine. Le secrétaire général faisait
le gros dos. Dans un climat favorable, le projet de voyage fut repris. Alexis
s’assura au préalable d’un terrain d’entente. Les négociations préliminaires
progressèrent à un bon train, et le séjour de Laval à Rome, du 4 au 7 janvier 1935, permit de signer un texte déjà arrangé entre les deux parties.
Mais les rencontres entre Mussolini et Laval furent l’occasion d’un accord
verbal ; c’est de cette convention informelle que naquit la controverse brûlante qui n’améliora pas les relations franco-italiennes. Mussolini se prévalait d’un ultime entretien, au cours duquel Laval lui aurait accordé les
« mains libres » en Éthiopie, pour justifier des conquêtes que les Français
n’admettaient pas avoir concédées.
Que fallait-il entendre par « mains libres » ? Le grand désordre international qui suivit la conquête par les armes de l’Éthiopie, le recours de cette
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dernière devant la SDN, appuyée par l’Angleterre, inquiète de la présence
italienne aux sources du Nil, le choix de la France de se ranger derrière
Londres plutôt que Rome, conférèrent une importance considérable au
quiproquo. Sur le vif, Alexis fut serviable à son ministre, et se porta garant
de sa position. Le 22 décembre 1935, en plein conflit italo-éthiopien, Laval
confronta ses souvenirs à ceux du Duce, fort de la garantie d’Alexis :
« Au cours de nos entretiens, je n’ai pas manqué de souligner tous les avantages
que vous pourriez retirer de nos accords par le développement de votre action
pacifique en Éthiopie. Et vous m’avez marqué votre volonté de n’user de nos
accords que pour des œuvres de paix 20. »
Le président du Conseil avait fait rédiger cette lettre sur la base d’une
note établie deux jours plus tôt par Alexis : « Plusieurs des accords signés
à Rome le 7 janvier 1935 par le président du Conseil, ministre des Affaires
étrangères de la République et le chef du gouvernement italien concernent
l’Afrique orientale [...]. On chercherait vainement dans ces documents une
clause où le gouvernement italien ait pu trouver le moindre encouragement
à pratiquer une politique de guerre contre l’Éthiopie. En marge de la
négociation officielle l’affaire d’Éthiopie n’a été abordée, avec quelques
détails, par le ministre des Affaires étrangères et le chef du gouvernement
italien que dans un seul entretien : au palais Farnèse, après le dı̂ner du
6 janvier. [...] Or, cette conversation a eu deux témoins : le sous-secrétaire
d’État italien aux Affaires étrangères, Suvitch, et le secrétaire général du
Département, Léger. L’un et l’autre pourraient certifier que la discussion
sur la question d’Éthiopie n’est jamais sortie du terrain ni des limites où
les négociateurs français l’avaient toujours maintenue : ceux des intérêts
économiques. » Alexis cumulait pour preuve les références juridiques
(comment aurait-on discuté à Rome l’indépendance et la souveraineté de
l’Éthiopie, garantie par « le pacte de la SDN et le pacte Briand-Kellogg » ?)
et les effets de réel d’une narration vivante : « L’expression “mains libres”
étant venue au cours de cette conversation, Laval fut amené à plaisanter
amicalement son interlocuteur en ces termes : “Je regarde vos mains, elles
sont fortes. J’espère bien que vous n’entendez en faire aucun mauvais
usage.” Mussolini répliqua sur le même ton, dont l’enjouement n’excluait
pas la gravité du propos, qu’il n’avait à l’égard de l’Éthiopie que des intentions pacifiques 21. »
Mussolini ne laissa pas Laval jouer les Ponce Pilate ; il rétorqua que la
solution éthiopienne au problème colonial italien avait trouvé son « point
de départ » dans le fait qu’il considérait « acquises » l’« adhésion » et la
« sympathie » de Laval : « Vous venez de me dire que vos concessions
relatives à l’Abyssinie ne concernaient que la reconnaissance d’une prépondérance économique de l’Italie dans ce pays, et que je me serais engagé
à développer une politique de paix. Je ne peux me rallier à votre thèse ; je
me permettrai de vous rappeler, ne fût-ce que pour affirmer l’esprit de ces
accords, que l’entretien que nous avons eu à Rome a été déterminé aussi
par la nécessité d’une entente verbale, étant donné qu’en ce qui concerne
la question du “désistement” il n’aurait pas été possible de dire tout dans
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les actes écrits. C’est ainsi que dans nos conversations il y a eu lieu de
mentionner à plusieurs reprises “la main libre” qui s’était reconnue en
Abyssinie, sauf les réserves pour vos droits expressément spécifiées dans le
document. »
Dialogue de sourds, si chacun mettait ce qu’il voulait entendre dans
l’expression « mains libres ». Impossible de vider cette querelle, devenue
sémantique, aux confins de la mauvaise foi de chacun des protagonistes,
qui avaient laissé l’ambiguı̈té présider leurs discussions. Une pièce drolatique du dossier prouve qu’Alexis était parfaitement conscient que ces
ambiguı̈tés alimentaient l’appétit mussolinien ; il les avait dangereusement
tolérées, mais croyait s’en dédouaner en moquant l’ignorance de Laval
devant son fidèle Crouy-Chanel : « Laval qui, au demeurant, ressentait
pour Mussolini une sorte de confraternité d’homme du peuple arrivé, penchait pour accorder le blanc-seing souhaité. Alexis Léger, quant à lui, estimait que la France ne pouvait pas paraı̂tre approuver la conquête par la
force d’un État indépendant, membre de la SDN de surcroı̂t, qui évoluait
dans la mouvance anglo-saxonne et la nôtre. Notre position devait être
nuancée. Fermer les yeux tant qu’on ne nous obligerait pas à les ouvrir,
sans doute ! Approuver une opération qui, dans les habitudes de Mussolini,
serait menée à grand fracas, non ! Laval trouvait cela insuffisant. Il bataillait
avec son secrétaire général en arguant de la difficulté de trouver une
réponse à telle ou telle question directe de Mussolini. Léger en fournit
plusieurs. Le ministre les écartait, ramenant toujours sur le tapis la question
de la réponse à faire à une interrogation directe. Alors Léger, excédé, laissa
tomber tranquillement : “Votre maı̈eutique personnelle vous fournira certainement le meilleur argument.” Laval se dit qu’un brillant avocat choisi
par quelque deux cent mille de ses concitoyens pour les représenter au
Parlement, par le Parlement pour être son ministre des Affaires étrangères,
devait connaı̂tre le sens de ce mot. Il s’inclina : “C’est bon : j’évaderai.” Il
évada si bien que Mussolini jurera qu’il l’avait approuvé et lui-même qu’il
n’avait rien promis. »
Plus tard, devant les Italiens ou les Français, Alexis a continué à défendre
la thèse de Laval. Au nom de la raison d’État, il n’était pas le seul à faire
semblant de croire aux assurances d’un ministre dont il se méfiait. Léon
Noël ne faisait pas autrement qui rapportait, sans les passer au crible de sa
méfiance ordinaire, la relation par Laval des accords de Rome : « Au
moment de l’échange des signatures, il dit à Mussolini – lui-même me l’a
raconté : “Vous avez les mains libres pour une pénétration économique”,
et il ajouta, ou à peu près : “Mais n’en abusez pas ! Modérez ces mains
qui sont fortes.” »
Quelques années plus tard, Alexis revendiqua la paternité de l’échange
de mises au point engagé par Laval en décembre 1935, mais il précisa que
le ministre français avait préféré à son brouillon « un autre texte plein
d’équivoques et faux-fuyants ». Il laissa entendre à l’historien italien qui
l’interrogeait qu’il défendait moins les fausses vérités de Laval, que l’honneur de la France, en accréditant la version de son ministre. Ce fut le sens
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des corrections qu’il apporta à même les épreuves de l’étude que l’historien
lui soumit : « Un projet de réponse fut préparé pour Laval par les services
du Quai d’Orsay. [...] Laval, comprenant la responsabilité personnelle qu’il
eût assumé à s’y refuser, accepta finalement le projet de réponse officielle
du Quai d’Orsay non sans l’avoir atténué dans le ton et la forme. [...] La
récusation était-elle encore trop péremptoire pour être admise par Mussolini ? Il crut pouvoir revenir à la charge 22. »
La rectification d’Alexis, terriblement ambiguë, avait le double avantage
de sauver la parole de la France, et d’accuser Laval, ce qui était un tour de
force. Car si le Français n’avait pas laissé les mains libres à Mussolini,
comme Alexis et ses services le prétendaient, pourquoi Laval aurait-il,
après coup, laissé entendre le contraire à Mussolini ? Pour discréditer son
ministre, mais défendre sa propre politique, Alexis n’était pas à un paradoxe près. Il était moins précautionneux avec les Anglo-Saxons. Sans
attendre l’enquête de l’historienne américaine Cameron, sur le vif, face aux
diplomates anglais, il laissa entendre que Pierre Laval avait eu des paroles
légères et coupables, pour mieux discréditer celui qui détricotait la politique de sécurité collective. Sir Vansittart se souvenait des soupçons
d’Alexis, qui valaient accusation : « Laval avait outrepassé mes souhaits [de
réconciliation franco-italienne], racontait l’homologue d’Alexis au Foreign
Office. Il jura qu’il avait seulement promis au Duce de lui laisser les mains
libres sur le plan économique. [...] Alexis, qui l’accompagnait, était
convaincu qu’il avait tout concédé. » Alexis distillait le soupçon avec subtilité. Pour s’exonérer de la complaisance de Laval, il l’attestait, tout en
jurant n’avoir pas assisté à l’entretien incriminé : « Rien de répréhensible
ne se glissa dans les entretiens auxquels avait assisté Alexis, un homme
d’une intégrité notoire ; mais Laval se ménagea un entretien exclusif avec
Mussolini. Il n’en sortit pas d’accord écrit, mais “une ambiguı̈té valant
bien une évidence”... » *
1935 : empêcher l’alliance russe
En mars 1935, Hitler annonça l’existence de la Luftwaffe et le rétablissement de la conscription, qui élevait à cinq cent mille hommes les effectifs
allemands. Dans ce climat, l’embellie franco-italienne se prolongea, à trois,
avec les Anglais ; on se retrouva à Stresa, du 11 au 14 avril, pour élever
un front commun contre les nouvelles prétentions allemandes. Alexis était
de la délégation française avec Flandin, le président du Conseil, et Laval,
son ministre. Au témoignage de Léon Noël, il n’y joua qu’un rôle de
flatteur auprès de Mussolini, évoquant l’étoile du dictateur, « flagornerie
[qui] n’était de nature à donner, ni aux Italiens ni aux Anglais, qui, ni les
uns ni les autres, n’ignoraient son italophobie, une haute idée de son caractère ». Il ne sortit rien de concret de la réunion, qu’une protestation platonique, dont l’Allemagne prenait l’habitude. L’Angleterre n’avait rien voulu
* Robert Vansittart, The Mist procession, Hutchinson, 1958, p. 515 et, du même, Lessons
of my life, Hutchinson, 1943, p. 45, traduction par nos soins.
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de plus, au grand dam d’Alexis qui, un an plus tard, expliqua devant
Étienne de Crouy-Chanel avoir « pressenti à Stresa l’aveuglement pacifiste
des Anglais devant la montée de l’impérialisme allemand ».
L’entente franco-italienne s’épanouissait, sur la lancée des accords de
Rome ; elle prit la forme de conversations militaires, initiées par le maréchal Badoglio, l’homologue du général Gamelin, à la fin du mois de janvier 1935. Les deux chefs d’état-major s’étaient connus au Brésil, où le
premier avait été ambassadeur et le second attaché militaire. Saisi d’une
offre d’action concertée en cas de menace allemande sur l’Autriche, Gamelin en référa au gouvernement, qui l’autorisa, en février, à prendre langue
avec les Italiens. Alexis freina autant que possible. En mars, il confia au
général français qu’il « avait, pour sa part, l’impression que son ministre
n’était pas, pour le moment, pressé de voir l’affaire aboutir et souhaitait
que nous la puissions traı̂ner quelque peu en longueur. Il préférait obtenir
d’abord des décisions sur le plan politique ». À la suite de Stresa, Alexis
fut obligé de lâcher du lest ; il reçut à nouveau le général Gamelin, le
4 mai, et reconnut que Laval et Mussolini s’étaient accordés pour relancer
les conversations militaires. Mais le secrétaire général y mettait « la condition qu’un secret rigoureux fût observé » ; c’est ce qu’il préconisa également
au général Denain, ministre de l’Air. Quelques jours avant le départ de
Gamelin pour Rome, en juin, Alexis lui demanda de faire en sorte que
son voyage « passât inaperçu ». En Italie, Badoglio se félicita devant son
homologue de la « main libre » concédée par Laval en Abyssinie ; étonné,
le général Gamelin s’en ouvrit à Alexis, qui instilla le soupçon jusque dans
son camp, pour mieux limiter la portée de la coopération militaire ; il
« reconnut qu’il ne savait pas exactement ce que Mussolini et Laval
s’étaient exactement dit “en tête à tête” ». La controverse éthiopienne
ajourna les conversations militaires avec Rome ; Paris n’avait pas les mêmes
raisons à opposer à Moscou.
Alexis souhaitait contrôler Berlin en concluant des pactes avec Rome et
Moscou sans jamais aller jusqu’à des engagements militaires avec ces partenaires qui lui semblaient peu fiables, sinon inquiétants. En s’engageant du
côté russe, Alexis craignait de surcroı̂t de fragiliser l’entente cordiale. Au
lendemain de l’annonce du réarmement allemand, en mars 1935, Alexis
s’était résigné à engager les négociations bilatérales prévues par Barthou. Il
les entoura de précautions et de réticences propres à rassurer la Pologne
et les États baltes, sans compter l’Angleterre, et l’opinion française, enfin,
que la crainte d’une Allemagne réarmée ne débarrassait pas de la crainte
du péril russe.
Le secrétaire général prépara l’opinion par le canal habituel. À la veille
de la conférence de Stresa, Pertinax publia dans L’Écho de Paris un article
remarquablement informé de l’état de la négociation franco-soviétique.
L’article alerta jusqu’aux diplomates français, sevrés par le Département.
Corbin téléphona pour en savoir plus ; de Varsovie, Laroche réclama d’urgence des informations. En l’absence d’Alexis et de Paul Bargeton, tous
deux à Stresa, le Département eut bien de la peine à contenir les réactions
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au ballon d’essai. Le ministre de Lettonie vint rappeler à Charvériat que
« Laval, puis Léger, lui avaient promis que si les choses se précisaient, les
gouvernements baltes en seraient informés ». Le ministre norvégien lui
emboı̂ta le pas. Coulondre s’enquit fiévreusement de l’attitude à adopter
auprès de la délégation française à Stresa.
En réalité, l’accord n’avait pas encore abouti ; le 20 avril, Alexis fit savoir
à Alphand, l’ambassadeur de France à Moscou, que la négociation avait
achoppé sur un détail qui n’était pas de pure sémantique : « À Genève, puis
à Paris, on a insisté, du côté russe, pour nous faire accepter l’introduction du
mot “immédiatement” dans l’article 3 du traité. » Cet article prévoyait la
mise en œuvre de l’assistance ; les Soviétiques souhaitaient qu’il stipulât de
« se prêter immédiatement aide et assistance en agissant par application
de l’article 16 du pacte de la SDN ». Il s’agissait, du côté soviétique, de
conférer à l’assistance un caractère d’automaticité qui l’affranchissait, dans
les faits, de la SDN. Alexis obtint finalement que le pacte d’assistance
signé le 2 mai 1935 fı̂t droit aux exigences de la sécurité collective : le
Conseil de la SDN serait saisi avant que ne jouât automatiquement l’accord, dans le cas où il ne parviendrait pas à « une recommandation unanime ». Certes, la France s’émancipait davantage de la SDN que dans le
projet préparé par Alexis à l’époque de Barthou ; mais le Béarnais ne se
serait pas montré plus audacieux, une fois engagé dans la voie bilatérale
imposée par le rejet du Locarno oriental et l’officialisation du réarmement
allemand ? C’est bien ainsi que la presse internationale interpréta l’accord
signé par Laval. Londres se félicita de ce qui semblait un recul par rapport
aux ambitions bilatérales de Barthou ; à Bruxelles un journaliste se réjouit
que Laval ait eu « tout l’air de chercher à vider de sa substance le nouveau
projet de pacte, tout de même que fut jadis vidé de la sienne le dangereux
pacte à Quatre dû à l’initiative du Duce 23 ».
Laval était certainement moins disposé que Barthou à conclure une
alliance complète avec la Russie, mais il s’empressa de cueillir les fruits du
pacte d’assistance mutuel. L’avantage politique d’une signature l’emportait
sur les détails juridiques de son contenu. Pour autant, Laval ne voulait pas
d’une convention militaire qui donnât corps au texte. Par conviction ou
négligence, il laissa Alexis noyer la proposition soviétique d’ouvrir des discussions d’état-major et ne s’opposa pas à sa tentative d’insérer le pacte
bilatéral dans un ensemble régional, ce à quoi il employa vainement son
été 24.
Dès le 8 mai 1935, une longue note du Département précisa que l’accord conclu avec Moscou ne déliait aucun des deux partenaires de l’engagement qu’ils avaient contracté, le 5 décembre 1934, de « poursuivre la
conclusion d’un pacte de caractère régional ». Le protocole annexé au pacte
d’assistance rappelait le souhait de parvenir à un « accord de sécurité
comprenant l’URSS, l’Allemagne, la Tchécoslovaquie et les États baltes ».
Saisi d’un contre-projet allemand, Alexis invita Alphand à « ne pas laisser
le gouvernement soviétique se détourner de la poursuite d’une entreprise
collective », ce qui était parfaitement irréaliste 25. Barthou disparu, le projet
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de Locarno oriental n’était plus un paravent, mais redevenait la matière de
la politique du secrétaire général. Il est vrai qu’Alexis avait tout intérêt à
inscrire le pacte franco-soviétique dans l’esprit de Locarno pour répondre
à la Wilhelmstrasse, qui trouvait une contradiction entre le pacte francosoviétique et les accords de 1925. La situation devenait loufoque :
l’Allemagne accusait la France d’avoir changé de cap, et renié la sécurité
collective au profit d’un système d’alliances bilatérales, alors qu’Alexis,
imperturbable, s’efforçait au contraire d’organiser un Locarno oriental !
Quant aux suites militaires du pacte, Alexis ne voulait pas en entendre
parler. Libéré de la tutelle exigeante de Barthou, il se révélait franchement
hostile à cette perspective, en parfaite harmonie avec ses services. À cet
égard, son empire sur le Département était réversible : la politique russe
du secrétaire général reflétait la culture anticommuniste indivise au Quai
d’Orsay. Deux jours après la signature du pacte, le 4 mai 1935, il rassurait
déjà le général Gamelin, pas mieux disposé que lui : « Il ne sera nullement
question pour le moment des modalités d’une coopération militaire francorusse. Ce serait d’ailleurs éventuellement le rôle des états-majors, lorsque
les gouvernements le jugeraient utile. » Pour sa part, le gouvernement
soviétique y était tout disposé. Le 29 mai, la Guerre saisit le Quai d’Orsay
d’une offre soviétique « de liaison régulière entre les deux états-majors » et
demanda « jusqu’à quel degré » il serait « conforme aux nécessités politiques d’établir cette liaison 26 ». Alexis laissa la question sans réponse. Un
mois plus tard, le 27 juin 1935, une note du 2e Bureau observa que les
Affaires étrangères n’avaient « pas encore donné leur avis ». Il en fut ainsi
jusqu’à l’été 1939... Tout à sa prudence, Alexis ne voulait rien faire qui
pût justifier une nouvelle incartade du voisin terrible. Le 30 décembre, il
prévoyait devant Gamelin de si graves conséquences à une alliance militaire
qu’elles la rendaient peu souhaitable : « Si la France s’engage nettement
avec la Russie, [l’Allemagne] répondra en occupant la rive gauche du
Rhin. » Ce repli, en totale contradiction avec l’esprit de la politique russe
de Barthou, disparut de la citation des mémoires de Gamelin utilisée par
la biographe américaine d’Alexis, lorsque le poète inséra une traduction
de son étude dans Honneur à Saint-John Perse. Considérée depuis les
années 1960, l’audace de Barthou sonnait plus juste que la prudence de
son secrétaire général.
Au surplus, l’impression qu’Alexis avait retirée de son voyage aux pays
des Soviets lorsqu’il accompagna son ministre pour contresigner l’accord
du 2 mai, deux semaines plus tard, avait conforté son évaluation pittoresque et péjorative de la puissance russe. Crouy-Chanel fut son premier
auditeur : « Son premier jugement tenait dans cette formule un peu elliptique : “Mon diagnostic sur l’URSS est médiocre, mon pronostic est favorable.” La suite de ses propos éclairait ce raccourci. Il avait d’abord été
frappé dans son sens inné de la liberté par la terrible férule stalinienne
qu’on sentait présente en toutes choses. Il racontait que le potentat avait,
en séance, menacé d’exécution son interprète, “qui en avait trop entendu”.
Sous cette poigne de fer, la Russie étouffait. Ses progrès en dents de scie
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compensaient mal les déficiences du régime. Était-elle une force ? Dans
son état actuel, trop repliée sur elle-même, on pouvait en douter. Mais elle
le serait un jour, demain peut-être, dès que, sous l’effet d’une pression
externe, elle cesserait de se contempler pour se comparer, de redouter l’ennemi intérieur pour craindre celui du dehors. »
1936 : se débarrasser de Laval pour s’entendre avec l’Angleterre en
Europe orientale
Fier de sa politique italienne, qui était plus étroitement son œuvre que
le pacte franco-soviétique, Laval se pencha paternellement sur l’affaire
abyssine. En décembre 1934, un incident de frontière avait opposé l’armée
éthiopienne à des soldats indigènes de l’armée italienne, implantée dans
l’Ogaden, aux marges de la Somalie éthiopienne. L’incident fut porté à
Genève au début de l’année 1935. Laval s’entremit ; avec l’aide du secrétaire général de la SDN, le Français Joseph Avenol, et l’assistance technique
de René Massigli, il obtint l’ajournement de la procédure, les parties acceptant de régler directement leur différend. Mais Mussolini n’entendait pas
en rester là, enhardi par les accords de Rome. Il envahit tout bonnement
l’Éthiopie, le 2 octobre 1935. Le Quai d’Orsay était contraint de choisir
entre l’amitié italienne et la politique de sécurité collective. Laval essaya de
ménager la chèvre et le chou ; la difficulté venait de l’Angleterre, qui avait
milité pour le rapprochement des sœurs latines, mais voyait d’un très
mauvais œil l’implantation éthiopienne de l’Italie, qui prenait en tenaille
ses possessions d’Afrique orientale, depuis la Libye, voisine de l’Égypte,
jusqu’à l’Abyssinie, en amont du Nil bleu. Le Foreign Office, qui venait
de conclure un accord naval avec Berlin (le 18 juin 1935), se redécouvrit
l’âme genevoise pour réclamer des sanctions. Paris ne devait pas seulement
choisir entre Rome et Genève, mais aussi entre Rome et Londres.
En atténuant le pacte à Quatre, en donnant toutes ses chances au leurre
locarnien de Barthou, en limitant, avec Laval, la portée du pacte francosoviétique, Alexis n’avait pas cessé de défendre en reculant la sécurité collective depuis qu’il avait succédé à Philippe Berthelot. Avec l’affaire éthiopienne, il crut tenir l’occasion de concilier la réhabilitation de l’institution
genevoise et le gain de nouvelles garanties anglaises, renforçant les deux
piliers de la sécurité française. En échange de sanctions votées contre l’Italie
à la SDN et d’une assistance navale en Méditerranée, il espéra obtenir de
l’Angleterre qu’elle apportât sa garantie aux voisins orientaux de l’Allemagne, dont la France assumait seule la sécurité. Comme toujours, il s’agissait de fonder la sécurité collective sur l’axe privilégié franco-anglais. Alexis
n’était pas mû, dans cette affaire, par des sentiments anticolonialistes, ou
par une quelconque sympathie pour les intérêts éthiopiens. Il en donna la
meilleure preuve à la mi-août, lorsqu’il accueillit à Paris, avec son ministre,
les Anglais Eden et Vansittart, pour conférer avec l’ambassadeur italien
Cerruti. De toutes les solutions envisagées pour trouver une issue à l’appétit colonial italien, celle d’Alexis n’était pas la moins cynique, qui proposa
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un condominium à trois sur le territoire convoité ! Loin des formules
diplomatiques nouvelles, Alexis se montrait le plus fidèle observant de la
tradition du partage de l’Afrique, telle qu’on la pratiquait aux congrès de
Berlin, à la fin du XIXe siècle...
Pendant toute la fin de l’été 1935, Alexis se démultiplia pour tenter
d’obtenir de Londres une sorte d’« alliance défensive franco-britannique
pour le maintien de la paix en Europe 27 ». Il suivit de très près les négociations entre l’amiral Durand-Viel et l’Amirauté britannique, laquelle ne
tenait pas pour négligeable l’appoint de la flotte française en Méditerranée,
en cas de conflit avec l’Italie 28. Le 27 septembre, il envoya à l’amiral une
note qu’il avait inspirée, suggérant de s’entendre avec l’Angleterre pour
dépasser le cadre des obligations de la SDN, et renchérir sur l’offre anglaise
qui suggérait un « appui mutuel » de Londres et Paris si des sanctions
décidées par le Conseil devaient provoquer un conflit anglo-italien. Alexis
exposait son souhait d’obtenir en retour l’assurance du soutien britannique
dans le cas où l’Allemagne attaquerait la France, venue au secours d’un
pays d’Europe orientale. Même si tout indiquait que les Anglais,
offusqués par le marchandage, ne voulaient pas y consentir, Alexis était
prêt à tout pour ne pas rater la mince chance de conclure un tel accord, y
compris ruiner le plan que Laval préparait avec le ministre des Affaires
étrangères anglais, sir Samuel Hoare.
Le 2 octobre, Mussolini avait lancé ses troupes ; le 5, le Conseil de la
SDN se réunit ; le 9, l’Assemblée fut convoquée. La France plaida pour
l’application des sanctions ; Laval s’entremit pour les atténuer, tout en
continuant d’offrir sa médiation à Londres et à Rome. Mussolini lui en sut
gré, et Alexis ne l’ignorait pas. Son ministre lui avait remis ses notes personnelles, où il avait griffonné les « remerciements de Mussolini ». Le Duce
évoquait « l’insuccès » de la médiation française, mais n’en tenait pas rigueur
à Laval ; il lui réaffirmait sa « sincère amitié pour la France 29 ». Alexis ne
s’en réjouissait pas ; il le fit savoir à Herriot, régulièrement alimenté en
télégrammes diplomatiques, au lendemain de son discours au congrès du
parti radical. L’ancien ministre des Affaires étrangères avait proclamé la
primauté de l’alliance avec l’Angleterre, et appelé au soutien de sa position,
à Genève, contre l’Italie. Alexis communiait avec lui : « Quel soulagement
et quel réconfort ! Trouvez ici, avec mon affectueuse pensée, bien plus qu’un
cri d’admiration pour un magnifique discours (j’ai pu l’entendre à la radio) :
le débat est plus grave, et ce qui importe, c’est ce rappel à la raison française
des intérêts constants de notre politique extérieure. Fidèlement vôtre 30. » Le
lendemain, comme en écho aux préoccupations d’Alexis, Fleuriau sortit de
sa retraite pour livrer au secrétaire général ses impressions, retirées d’un
voyage privé en Angleterre : « Un peu partout, on m’a demandé, et avec
anxiété de la part de nos vieux amis, quelle était la position de la France.
Les Anglais ne comprennent pas que nous abandonnions la politique de
la Société des Nations et de Briand ; ils commencent à penser que les
Français ne veulent plus s’entendre avec eux. »
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Alexis s’employa à ruiner ce qui restait de l’esprit des accords de Rome.
Saisi par le gouvernement italien, qui souhaitait s’informer des échanges
de vues franco-britanniques, il manifesta toute sa mauvaise volonté et sa
mauvaise foi en assurant l’Italie de leur innocuité, aussi longtemps qu’elle
ne toucherait pas aux intérêts britanniques... Il avait préparé un projet de
réponse à un aide-mémoire italien, presque insolent, dont une nouvelle
communication de Rome ajourna l’envoi : « Pratiquement, entre la France
et la Grande-Bretagne, les obligations constatées ne pourraient jamais trouver application que si la Grande-Bretagne était attaquée à l’occasion de sa
collaboration avec la SDN, éventualité que, sur la foi des assurances réitérées du gouvernement italien, le gouvernement français doit tenir pour
théorique et qu’il dépend en tout cas de l’Italie de maintenir entièrement
sur le domaine de la théorie et du droit. »
Il y avait pire, pour Alexis, que l’hésitation de son ministre, qui balançait
entre l’Italie et l’Angleterre : le plan qu’il préparait avec Samuel Hoare, en
réconciliant les deux adversaires, faisait perdre à la France l’occasion de
faire payer son alliance par une garantie anglaise à sa clientèle orientale. Le
plan, qui visait à un partage (deux tiers de l’Éthiopie cédés à l’Italie, cession
en échange d’un débouché maritime pour l’appendice demeuré indépendant), fut amorcé à la fin du mois d’octobre. Alexis en précipita le règlement, à Paris, pour mieux le torpiller. Le 13 décembre, une fuite révéla la
teneur du projet, causant un immense scandale dans l’opinion anglaise.
Sir Samuel Hoare démissionna du Foreign Office ; Pierre Laval tomba
quelques semaines plus tard, au début de l’année 1936, fragilisé par l’affaire
et vaincu par le ralliement de Herriot et de ses radicaux au Front populaire.
Aucune preuve ne permet de confondre Alexis ; tout converge pour le
désigner, à commencer par les agents de la fuite. Le récit d’Alfred Mallet
accuse presque explicitement Alexis ; il donne tous les éléments, en tout
cas, pour se convaincre de son implication : « Le plan est publié par trois
journaux : en France, L’Écho de Paris et L’Œuvre ; en Angleterre, le Daily
Telegraph. C’est François Quilici (rédacteur diplomatique) à l’agence
Havas, qui a obtenu d’une secrétaire au Quai d’Orsay la fameuse copie
et l’a transmise à Pertinax, rédacteur diplomatique à L’Écho de Paris et
correspondant du Daily Telegraph, ainsi qu’à Geneviève Tabouis qui tient
la tribune politique extérieure à L’Œuvre. Laval a discuté les modifications
à apporter au projet initial avec sir Samuel Hoare devant Léger, secrétaire
général, et Dejean, directeur des affaires d’Europe au Quai d’Orsay. Pour
éviter toute indiscrétion, il a préféré me les dicter : cette copie a été remise
à la dactylographe. Après la publication, il entre en fureur, demande une
enquête et se contente de faire changer de service Quilici. [...] Sir John
Simon, comme tout le cabinet britannique, croit que l’indiscrétion avait
malheureusement été voulue par le Quai d’Orsay, “a characteristic
leakdge”. »
Les bons procédés qu’Alexis avait appris dans l’ombre de Briand et
l’usage qu’il faisait depuis longtemps de Quilici, Tabouis et Pertinax, identifient l’auteur de la fuite. Alexis, d’ailleurs, se plut à laisser comprendre à
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son ministre d’où venait le coup. Laval, à lire Mallet, ne doutait pas de la
responsabilité du secrétaire général. La presse de droite, Candide notamment, l’accusait implicitement ; Allard le fit en toute explicite pendant la
guerre : « Si Léger voulait, contre son ministre, torpiller une négociation
en cours, il mobilisait un de ses complices de la presse belliciste qui lançait
son brûlot de guerre. Vous vous rappelez l’affaire du plan Laval-Hoare ?... »
Le 7 mars 1936 : Alexis découragé par la première abdication
française
De quand dater la « décadence » de la politique étrangère française, sa
première défaillance, qui justifia toutes les autres ? Pour avoir été à
Munich, Alexis a beaucoup insisté sur la responsabilité du gouvernement
Sarraut et de son ministre Flandin, qui laissèrent les troupes allemandes
violer les accords de Locarno en entrant en Rhénanie, sans autre réponse
qu’une déclaration tonitruante sur l’impossibilité de laisser Strasbourg à
portée de canon. À New York, en 1942, dans son hommage à Briand,
Alexis s’exonéra de 1938 grâce à 1936 : « C’est à la conférence de Londres,
en mars 1936, non à Munich, que gı̂t la véritable responsabilité du débordement hitlérien. Briand n’eût jamais déserté, ni laissé déserter, l’application des sanctions prévues contre la violation de son pacte rhénan. »
Alexis a tellement trituré sa mémoire, pour s’absoudre de sa participation aux accords de Munich, qu’on est en droit d’interroger son comportement en 1936, sinon la pertinence de la césure rhénane. 1936 ou 1938, la
fonction symbolique du tournant n’a de sens que rétrospectif. Dans l’action, une lâcheté ou une erreur en provoquent souvent d’autres ; elles
peuvent aussi bien se rattraper. Le mythe de la faute originelle, décisive,
peut aussi servir à en justifier d’autres ou à les repousser dans l’ombre.
Mais il est certain que, face au coup d’audace de Hitler, Alexis préconisa
une réaction militaire. Le témoignage d’Étienne de Crouy-Chanel est trop
partial pour s’y fier absolument, mais son récit de la fureur d’Alexis, à la
nouvelle du retour des ministres français, rentrés bredouilles de Londres,
où ils avaient consulté leurs alliés anglais, recoupe d’autres relations : « J’ai
vu cet homme, d’ordinaire si calme et si maı̂tre de lui, bouleversé. Blanc
de colère, il jeta son dossier par terre, en grondant : “Les lâches, les lâches...
Ils ont tout cédé, tout.” Puis, se prenant la tête à deux mains, il ajouta :
“Il fallait dire aux Anglais : ‘Nous entrons en force en Rhénanie. Venezvous avec nous ou nous laissez-vous régler cette affaire seuls avec les Allemands ?’ Ils nous auraient accompagnés, ne serait-ce que pour participer
au règlement final. Maintenant, nous avons perdu toute autorité en
Europe : nous avons perdu la paix.” » A posteriori, René Massigli ne se
montrait pas aussi assuré que Crouy-Chanel. Il avouait, dans son grand
âge, s’être senti bien seul pour protester ; il ignorait si Alexis, comme il
s’en était vanté plus tard, avait offert sa démission. Sur le vif, il avait été
moins ménager de son estime. En mai 1936, il expliqua au consul de
France à Cologne que « ce n’était pas le Département, ni son chef, qui
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étaient responsables » des « fautes » des derniers mois. Deux ans plus tard,
Naggiar loua Alexis de sa clairvoyance : « Depuis que votre avis au sujet
de la zone rhénane n’a pas prévalu, la France est dans l’état où nous la
voyons. C’est qu’il y a une même fatalité d’accélération dans les délires,
qu’ils soient de bassesse ou de grandeur. Avoir cédé devant l’ombre d’un
risque, cela conduit à s’incliner devant une menace vague, ensuite à tout
livrer devant une menace précise. La fermeté préconisée par vous en 1936
eût éloigné pour longtemps la paresse. » Tout cela ne prouverait rien, sinon
qu’Alexis savait flatter les penchants de ses interlocuteurs. Or, il ne montra
pas moins de détermination devant le circonspect général Gamelin, le
7 mars 1936, qu’avec Massigli ou Naggiar quelques temps plus tard : « À
dix-sept heures, je revois Léger. Il me dit que les Britanniques et les Belges
seraient disposés à s’incliner devant le fait accompli. Lui, est toujours d’avis
de réagir et d’agir énergiquement : “Nos alliés seront bien obligés de nous
suivre.” »
La détermination d’Alexis n’était pas de circonstance. Quelques
semaines plus tôt, le 30 janvier, il avait représenté à l’ambassadeur belge
les menaces planant sur la Rhénanie. Trop optimiste, il ne croyait pas à
une invasion militaire de la zone ; ou bien, très habile, il voulait s’assurer
de la disposition de Bruxelles à honorer sa signature de puissance locarnienne, sans effrayer l’imagination belge. Son pronostic intermédiaire, des
infiltrations de troupes et une militarisation de la police, plutôt qu’une
franche remilitarisation, ressemblait à une piqûre de rappel, qui testait la
réaction de son interlocuteur. Faute peut-être de trouver l’ambassadeur
belge assez pugnace, il assombrit ses prévisions, honorant sa réputation de
mage de la République : « Nous ne pouvons pas vivre davantage sous le
chantage allemand. Nous assistons, en ce moment, à l’avant-dernier acte
de la tragédie, car, après la réoccupation de la zone démilitarisée, l’Allemagne, ivre de ses victoires sans résistances, n’hésitera pas à poursuivre la
même politique et la guerre éclatera inévitablement d’ici quinze ou dixhuit mois, au moment où la Reichswehr sera définitivement réarmée. Par
conséquent, il faut, à tout prix, empêcher l’Allemagne de réoccuper la zone
rhénane. » Alexis préconisait une démarche collective. L’ambassadeur belge
se montra réticent, craignant qu’une démarche non suivie d’effet ne fût
pire que l’abstention ; or, il ne croyait pas à la possibilité d’une réaction
militaire de la France à cause de « sa situation intérieure ou du pacifisme
de ses dirigeants ».
Le diplomate belge n’était pas moins bon augure : quelques semaines
plus tard, le coup de force allemand eut lieu, et laissa la France sans réaction. Alexis reçut à nouveau l’ambassadeur belge qui lui avoua, le 14 mars,
le peu d’empressement de son gouvernement à réagir par la force. Cette
faiblesse justifiait celle de Londres. Alexis essaya désespérément de
convaincre le diplomate de la résolution de son propre gouvernement :
« Flandin peut, peut-être, être tenté d’entrer dans la voie de la conciliation,
mais, d’après une conversation que Léger a eue, hier, avec Sarraut, celuici s’est décidé à ne rien modifier à l’attitude intransigeante adoptée jusqu’à
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présent. Tout le Quai d’Orsay est complètement d’accord avec lui à cet
égard. En effet, on y estime qu’il est indispensable d’obliger Hitler à reculer
et de ne pas s’incliner devant le fait accompli. Il s’agit, en l’occurrence,
non seulement du prestige de la France en tant que nation, mais de son
influence internationale en Europe et dans le monde. »
En exprimant ses craintes, pour revigorer l’allié belge, exagérant peutêtre les conséquences qu’il prévoyait à une politique d’abstention, Alexis
manifestait une belle lucidité : « À cet égard, Léger m’a répété ce que j’ai
eu l’honneur de vous exposer lorsque vous étiez à Paris. Les États de la
Petite-Entente, ainsi que de l’Entente balkanique, sont à l’affût de toute
faiblesse de la France et, du jour au lendemain, leur politique pourrait être
radicalement modifiée si Paris “abdiquait” une fois de plus. [...] En ce qui
concerne l’Allemagne, Léger est convaincu qu’elle ne fera pas la guerre en
ce moment : ses armées ne sont pas suffisamment prêtes. [...] Le Quai
d’Orsay est convaincu qu’Hitler cédera devant une pression, en front
commun, des puissances locarniennes [...]. En un mot, une politique de
fermeté absolue de la part des puissances locarniennes est de nature, d’après
Léger, à être couronnée de succès, sans risque de guerre. Il a ajouté, toutefois que si ses prévisions devaient être trompées – et il est persuadé du
contraire –, il vaut mieux, pour l’Europe tout entière, un conflit actuel où
l’Allemagne est vaincue d’avance en présence de la coalition de toutes les
nations européennes pour une cause juste, qu’une guerre probable d’ici à
deux ans, déclenchée pour des motifs infiniment moins défavorables pour
l’Allemagne et où, d’ici là, la situation politique de l’Europe orientale
pourrait être complètement modifiée 31. »
En dépit de sa clairvoyance, déstabilisé par l’abdication de son gouvernement, Alexis se fit désormais l’artisan d’une politique d’abstentions, alors
que l’Espagne, l’Italie et l’URSS sollicitaient encore la puissance française.
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XIV
Les abstentions
(1936-1937)
En 1919, la France a l’Europe à ses pieds ; en 1939, elle entre en guerre
contre l’Allemagne en vertu de ses engagements envers la Pologne, dont
elle n’a pas les moyens. Elle se retrouve absolument seule, sur le continent,
face à une Allemagne réarmée, renforcée par ses conquêtes gratuites en
Europe centrale, assurée de la neutralité bienveillante de l’Italie et de
l’URSS. Enfermé dans le système dépassé de la sécurité collective, abusé
par des représentations erronées de la puissance du IIIe Reich, retenu par
la hantise de déclencher une guerre dont la France aurait dû endosser la
responsabilité, entravé par les discordes nationales, le secrétaire général a
davantage défendu qu’osé, multipliant les abstentions dans ces années décisives où le commencement du relèvement de l’Allemagne laissait une
marge de manœuvre à la diplomatie française.
Ne pas intervenir en Espagne
Au XIXe siècle, l’interventionnisme des grandes puissances européennes
dans les affaires des petits pays relevait des prérogatives impériales. Ces
interventions brimaient sans vergogne l’aspiration des peuples à disposer
d’eux-mêmes, ignoraient la revendication des nations à s’exprimer à travers
une personnalité juridique souveraine, bref incarnaient la droite réaliste
contre la gauche universaliste, et le droit du plus fort ou du plus civilisé
contre les aspirations au progrès du plus faible. Il est d’autant plus difficile
de dater exactement la bascule de la notion que la gauche s’appropria au
XXe siècle, au titre d’une nouvelle formulation, le « devoir d’ingérence »,
et que le vent du pacifisme, qui soufflait dans tous les sens, altérait les
traditionnelles lignes de partage et les logiques partisanes. Il se pourrait
que la décision française de ne pas intervenir dans la guerre d’Espagne, et
la douloureuse mémoire de cette abstention, à gauche, n’y fût pas étrangère. Alexis joua un rôle décisif dans ce retournement, bien qu’il ne soit
pas plus facile de le situer sur ce front mouvant. En 1933, il défendait
l’influence française en Europe orientale en s’affichant comme un homme
de gauche, soucieux d’éviter le retour au directoire des puissances que
proposait Mussolini avec son pacte à Quatre. Il voulait la paix, non pas
décidée par quelques-uns, mais voulue et garantie par tous, pour consacrer
le leadership moral et matériel de la France. En 1936, face à la guerre civile
espagnole, la gauche même la plus pacifiste souhaita l’intervention de la
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Les abstentions
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France au bénéfice du Frente Popular. Le pacifisme d’Alexis demeura insensible à la cause républicaine, et inspira la doctrine de non-intervention
pour éviter une généralisation du conflit dans lequel la France ne se serait
pas trouvée assurée du soutien de l’Angleterre.
Le droit d’ingérence basculant à gauche, Alexis se trouva déporté vers la
droite. Face à la remilitarisation de la Rhénanie, son juridisme l’emportait
sur son pacifisme, dans l’intérêt de la France ; dans l’affaire espagnole, il
justifia la non-intervention, en dépit de la légitimité du gouvernement
espagnol, par la nécessité d’éviter la guerre qu’il était prêt à risquer trois
mois plus tôt. Sa mise au point du concept de non-intervention procéda
également de sa méfiance profonde à l’égard des Fronts populaires, qu’ils
fussent français ou espagnol. Il avait pourtant souhaité la chute du gouvernement Sarraut, et le retour des radicaux, alliés aux forces de gauche.
Prudent face aux socialistes, et très hostile aux communistes, Alexis jouissait en effet de la confiance sans réserve de Léon Blum, que les élections
du printemps 1936 avaient conduit à la tête du gouvernement.
De Léon Blum, il n’y a rien à dire que de très connu : lettré, courageux,
travailleur, naı̈f et parfois presque trop scrupuleux. Type même de l’intellectuel plus respectueux des autorités spirituelles que des ors de la République, dans un autre genre que Philippe Berthelot, dont il avait été
longtemps le voisin et l’ami, Blum était par force sensible à l’auréole poétique d’Alexis. Jean Lacouture, son biographe, a considéré que si le secrétaire général « n’avait pas été le grand poète d’Anabase, Léon Blum n’aurait
pas laissé enfermer la diplomatie française dans le filet trop contraignant
de l’alliance anglaise 1 ». Courageux, le président du Conseil socialiste alla
dans l’affaire espagnole à l’encontre de ses sentiments intimes, qui étaient
de soutenir le Frente Popular. Travailleur, il suivit cette affaire de très près.
Naı̈f, il n’imaginait pas que sa confiance puisse être trahie par son noble
secrétaire général. Pourtant ! À écouter les confidences de Marthe de Fels,
quoiqu’il aimât Blum, Alexis lui avait « fait des vacheries, tendu des traquenards, pour voir... Pièges que l’autre déjouait, sans même s’en apercevoir,
par sa grande honnêteté et sa candeur 2 ». Le défaut d’expérience, et peutêtre de tempérament de son ministre des Affaires étrangères, le radical
Yvon Delbos, réinvestit le secrétaire général d’un pouvoir qu’il n’avait plus
connu depuis Paul-Boncour. Annoncé par Le Canard enchaı̂né comme
« timide, inoffensif et conciliant », les témoins s’accordent pour affirmer
que le nouveau ministre, radical bon teint, tomba d’emblée sous la coupe
du secrétaire général. Léon Noël se le remémorait « docile aux conseils
d’Alexis Leger » (pour que sa haine d’Alexis soit irréprochable, Noël n’accentuait pas son nom, selon son désir). Aux yeux de William C. Bullitt,
l’envoyé spécial de Roosevelt, c’était « un chic type qui ne pesait pas lourd
et suivait la ligne de Léger et de la vieille garde du Quai d’Orsay ». Jules
Moch, le secrétaire général de la présidence du Conseil, ne doutait pas que
Blum l’eût désigné « pour conserver la haute main » sur la politique étrangère. Si bien qu’au souvenir d’Étienne de Crouy-Chanel « pendant toute
cette période, Alexis Léger, à la demande même d’Yvon Delbos, a dû
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
directement travailler avec Léon Blum ». Pierre Viénot, l’ancien artisan du
rapprochement franco-allemand, lui avait été adjoint en qualité de secrétaire d’État pour s’occuper des affaires du Proche-Orient, ce qui le laissait
à la marge des questions européennes. Mais il s’occupait aussi de l’Afrique
du Nord ; le Maroc le ramenait à l’affaire espagnole. Viénot travaillait sous
le regard vigilant d’Alexis, qui flairait une trajectoire exceptionnelle. Au
souvenir de Chauvel, le secrétaire général « ne s’occupait pas des questions
confiées à ce jeune et brillant homme d’État. Il se faisait, toutefois, montrer
les principaux papiers. “Manque de maturité”, murmurait-il, sans plus ».
S’il défendait son pré carré par ces réserves, leurs relations demeuraient
très cordiales. Camille Chautemps, ministre d’État chevronné et influent,
familier d’Alexis, qu’il retrouva dans son exil américain, Daladier, dont
la faveur était entretenue, Cot, jeune loup radical nommé à un opportun
ministère de l’Air complétaient, avec Vincent Auriol, ministre des
Finances, l’équipe des personnalités décisives du cabinet.
Quelques semaines après la formation du gouvernement, ces décideurs
durent répondre à une question qui appelait une réponse binaire. Le
17 juillet, la jeune République espagnole (1931), fragilisée par la révolution
avortée d’octobre 1934 (proclamation sans conséquence de l’indépendance
de la Catalogne, insurrection durement réprimée des mineurs d’Asturie) et
le plus jeune encore gouvernement du Frente Popular, issu des élections de
février 1936, firent face à une insurrection de militaires monarchistes. Les
garnisons du Maroc et des Canaries (dirigées par le général Franco)
s’étaient soulevées, suivies par celles des principales villes de la péninsule.
Le 20 juillet, le Premier ministre espagnol José Giral sollicita du Front
populaire armes et munitions pour mater la rébellion. Blum se montra
spontanément disposé à apporter l’aide de la France ; le lendemain, avec
Delbos, Daladier et Cot, il décida d’accéder à la requête espagnole, au
grand déplaisir de l’ambassadeur espagnol, Juan de Fransisco Cárdenas,
sympathisant nationaliste, et bientôt démissionnaire. Il fut décidé de livrer
des armes au gouvernement républicain, avec toute la discrétion nécessaire.
Las, le même jour, l’attaché militaire espagnol à Paris organisa des fuites
dans la presse parisienne. Le lendemain, Maurice Pujo, dans L’Action française, et Henri de Kérillis, dans L’Écho de Paris, fulminèrent de concert
contre cet affaiblissement de la France.
Quel fut le premier réflexe des diplomates français ? Strauss, l’ambassadeur américain à Paris, croyait savoir que Corbin avait téléphoné personnellement à Blum, le 22 juillet, pour lui représenter l’inquiétude
britannique à propos de ces livraisons d’armes. Après guerre, Blum a
démenti cette assertion ; Corbin lui avait-il simplement conseillé de venir
s’expliquer à Londres, où Delbos devait, le lendemain, participer à une
conférence anglo-franco-belge ? Que ce fût de son fait ou pas, Blum se
déplaça. Alexis avait probablement pressé le président du Conseil dans ce
sens ; c’était le meilleur moyen de lui faire sentir l’impopularité de sa
décision en Angleterre. Le procès-verbal des discussions londoniennes, le
23 juillet, ne fait aucune mention de la question espagnole. Mais, dans les
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Les abstentions
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couloirs, Blum confirma son intention initiale. Il le confirma à Pertinax,
qui suivit les discussions pour le compte de L’Écho de Paris, mais surtout à
Anthony Eden, le secrétaire d’État britannique. L’un comme l’autre eurent
l’impression que Delbos était moins décidé que Blum. De fait, le 24 juillet,
le ministère des Affaires étrangères publia un communiqué prudent :
« Aucune livraison d’armes ne peut-être faite sans l’autorisation du Quai
d’Orsay et le ministère n’a pas eu de telle demande. » De retour à Paris,
Blum réunit Delbos, Cot, Daladier et Auriol. Fernandos de los Rios,
ancien ministre et délégué de l’Espagne à la SDN, envoyé spécial du gouvernement légitime, plaida la cause républicaine. Delbos se montra prudent ; il évoqua l’hostilité anglaise au caractère révolutionnaire du Frente
Popular, mais admit le principe de livraisons d’armes. Or, le 25 juillet, le
premier Conseil des ministres qui discuta la question, dans un climat que
la presse et la division de l’opinion rendaient passionné, adopta le principe
de non-intervention, en même temps que la décision de faire passer des
armes au gouvernement républicain via le Mexique. Face à ce revirement,
justifié par la crainte d’internationaliser le conflit, la presse de gauche et
d’extrême gauche manifesta vivement sa déception.
On en resta là jusqu’au 30 juillet, lorsqu’un télégramme de Rabat
informa que deux avions italiens, qui appuyaient les forces rebelles,
s’étaient posés en catastrophe dans la partie française du Maroc. L’implication de l’Italie devenait patente et le conflit, de fait, international. Le même
jour, Blum déclara à la commission des Affaires étrangères du Sénat que
la position française était susceptible d’être reconsidérée si l’intervention
de l’Italie et de l’Allemagne se confirmait. Jules Moch fut envoyé à
Londres, pour sonder l’attitude anglaise. La question de l’assistance au
gouvernement républicain fut à nouveau évoquée au Conseil des ministres
réuni le 1er août, une semaine après celui qui avait décidé la non-intervention. Delbos exposa l’hostilité anglaise et proposa des règles communes de
neutralité ; la position française demeurait révocable en cas de nouvelles
interventions étrangères. À peine adoptée, cette position fut soumise à
Londres, Bruxelles, Berlin et Rome le 2 août. Deux jours plus tard, la
Grande-Bretagne fit connaı̂tre son accord au principe de non-intervention ; le 5 août, Rome et Berlin envoyèrent des réponses évasives, exigeant
que l’URSS ne dérogeât pas à la règle. À l’initiative de Blum et de Daladier,
l’amiral Darlan partit convaincre l’Amirauté anglaise qu’une victoire des
rebelles exposerait la position navale des Alliés à davantage de périls que
leur défaite. À l’inverse, sir George Clerck, l’ambassadeur anglais à Paris,
exposa à Delbos les dangers d’une action qui rangerait la France aux côtés
de l’un des belligérants (le 7 août). Le même jour, le conseil de cabinet
(une réunion à laquelle le président Lebrun n’était pas convié) confirma la
décision de non-intervention. Certains témoignages font état d’une intervention d’Alexis à ce conseil ; il est impossible de le vérifier, faute de
procès-verbaux. Mais ce fut le moment décisif, où Alexis concentra en effet
tous ses efforts, avec succès. Le 8 août, le troisième Conseil des ministres
consacré à la question espagnole entérina cette politique, qui concernait
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également la livraison d’armes. Delbos, qui mit sa démission en jeu, exagéra l’adhésion au plan français de Moscou, Rome et Berlin. Le lendemain,
le Quai d’Orsay mit l’embargo sur toute livraison d’armes et de matériel
de guerre à l’Espagne (permises depuis que l’intervention italienne était
devenue flagrante, le 1er août). Le 8 septembre, un comité international de
contrôle, d’initiative française, réunit pour la première fois, à Londres, des
représentants français, anglais, allemands, italiens et soviétiques.
À la sollicitation du gouvernement espagnol, Blum avait donc spontanément répondu « oui », avant de se raviser, de chercher une voie médiane,
pour répondre finalement « non », réponse d’autant plus pénalisante pour
le Frente Popular que ni l’Allemagne, ni l’Italie (non plus, il est vrai, que
l’URSS) ne respectaient le principe de non-intervention. Comment expliquer ce retournement ? L’interprétation classique et confortable de l’historiographie française insiste sur l’hostilité de l’Angleterre à une intervention
française. En tenant compte des attentes de l’opinion, des conservatismes
du Quai d’Orsay et de l’étendue réelle de la pression anglaise, on peut
restituer les dirigeants français à leurs véritables responsabilités. Alexis eut
la sienne, à la fois pilote et produit du Quai d’Orsay ; à le suivre, la
doctrine de la non-intervention apparaı̂t comme une invention collective,
qui ne pouvait mieux être formulée que par le promoteur subtile et
complexe de la sécurité collective.
Une décision collective, plus vieille que son âge
La diplomatie allemande avait conscience des avantages qu’il y avait à
diviser l’opinion française sur la question espagnole, à condition d’agir avec
suffisamment de délicatesse, de sorte que la presse d’extrême droite ne fût
pas discréditée par la publicité que lui faisait la propagande nazie 3. Les
divisions de l’opinion publique, depuis la crise antiparlementaire du
6 février 1934, le climat de lutte de classe, pendant les premières semaines
du Front populaire, la conscience nationale effritée, tout cela qui exacerbait
les antagonismes français conférait à la presse un rôle considérable. Blum
n’aurait pas disposé d’une si faible marge de manœuvre si l’opinion n’avait
pas été immédiatement alertée de ses projets dont il dut rendre compte.
Alexis, quand il ouvrait les journaux, qu’il lisait chez lui, le matin, se
trouvait confronté à une interprétation du conflit espagnol qui ne pouvait
pas ne pas l’influencer, quoiqu’il eût bien d’autres sources d’informations.
Mais la presse ne le baignait pas seulement dans une certaine atmosphère :
entre ses mains habiles, elle devenait aussi un moyen de conformer l’opinion. Certains journaux étaient instruits par Alexis d’éléments qui lui permettaient de déplacer les données du problème. Entre le 20 juillet et le
8 août, les habitués du secrétaire général furent particulièrement bien
informés, non seulement de sa pensée, mais aussi du secret des décisions.
La presse était loin d’être unanime en juillet 1936. Mais à effeuiller cette
variété, une seule impression se dégage : un déplacement de la perspective,
qui modifia la question telle qu’elle se formulait initialement. Blum n’était
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pas interpellé sur le fait de savoir s’il fallait aider le gouvernement républicain ; l’alternative était altérée, au profit de cette question : fallait-il choisir
un camp plutôt qu’un autre ? Au lieu de maintenir les deux parties dans
la dissymétrie juridique de leur position initiale, gouvernement légal contre
insurrection, le gros de la presse modérée les appréhendait dans leur équivalence factuelle de belligérants. L’ingérence était condamnée a priori, suspecte d’obéir à des motifs idéologiques, préférés à l’intérêt national ; par là
on s’interdisait d’y réfléchir en termes géopolitiques. La neutralité devenait
un devoir moral à l’égard du peuple espagnol et un devoir politique à
l’égard de l’Allemagne, dont il aurait été coupable de provoquer la susceptibilité. La possibilité de monnayer l’abstention française pour obtenir celle
de l’Allemagne et de l’Italie s’en trouva d’autant diminuée. Ce déplacement
n’était pas étranger aux manœuvres d’Alexis.
À l’écart de la grande masse des titres, qui préconisaient l’abstention, la
presse de gauche affichait sa sympathie pour la cause républicaine. Pour
autant, L’Humanité, Le Peuple et Le Populaire, pour citer les journaux les
plus lus, n’affichaient pas une certitude symétrique aux partisans de la
neutralité française. À leur manière, ils participèrent au renoncement qui
conclut les trois semaines du processus de décision. La solidarité due au
Front populaire paralysait la sympathie qu’inspirait le Frente Popular.
Aucun de ces journaux, dans un premier temps, ne réclama l’envoi
d’armes. Au contraire, en défendant le gouvernement du soupçon d’intervention insinué par la presse de droite, ils contribuèrent implicitement à
en frapper d’illégitimité le principe. Le 26 juillet, L’Humanité reproduit le
communiqué semi-officiel de l’agence Fournier qui dément toute livraison
d’armes sous le titre « Le gouvernement français précise qu’il ne s’immisce
pas dans les affaires intérieures de l’Espagne ». En couvrant un mensonge,
le quotidien se donnait le sentiment d’être combatif. En réalité, il accréditait l’idée adverse que l’intervention serait une faute : « Il va s’agir maintenant pour messieurs les fascistes français de fournir les preuves de leurs
accusations concernant de prétendues interventions de l’État français. » Au
cours des trois semaines décisives, l’audace de L’Humanité ne porta pas audelà de ce cri, sous la plume de Vaillant-Couturier : « Des armes ! Pour des
hommes ! » Rien de plus : le corps de l’article ne faisait pas la moindre
allusion au gouvernement français, ni à sa doctrine de non-intervention.
Toute la frustration de ne pouvoir reprocher au gouvernement son inaction se reportait sur les interventions étrangères. Le 25 juillet, le quotidien
communiste enrage : « Mussolini et Hitler ont fourni vingt-deux avions
qui contribuent à l’assassinat des travailleurs d’Espagne. » N’était-ce pas
encore légitimer le principe de non-intervention ? Ou bien L’Humanité
reprochait à la presse réactionnaire de « faire œuvre anti-nationale au premier chef », ce qui revenait à entrer dans les catégories de langage et de
pensée adverses. On ne trouve pas d’autres facultés de protestation au
socialiste Populaire, qui s’indignait de l’attitude du Petit Parisien et du
Temps, refusait de croire que L’Œuvre de Tabouis exposait la doctrine
du Quai d’Orsay, et tentait de se rassurer : « Le gouvernement de Front
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populaire, présidé par Léon Blum et le ministre des Affaires étrangères,
Yvon Delbos, un républicain sincère et courageux, est entièrement solidaire
du gouvernement antifasciste d’Espagne. »
Alexis n’avait pas à s’inquiéter de se faire de grands ennemis chez de si
complexés adversaires de sa politique de non-intervention, au moment où,
rassasiés par les importantes conquêtes sociales, leur pugnacité semblait
quelque peu émoussée. Au mois de septembre, le ton changea ; on réclama
une autre politique, après avoir laissé s’élaborer une stratégie qui gelait la
situation. Alors, L’Humanité n’hésita plus à attribuer l’impasse aux diplomates. Le 13 septembre, l’éditorial de Jacques Duclos cita un membre du
gouvernement espagnol : « Les fruits de l’initiative juridique du Quai d’Orsay en ce qui concerne le pacte de “non-intervention” sont là sous nos
yeux. Les nations qui pouvaient et devaient dans le respect le plus absolu
du droit international autoriser la vente par leurs industries privées de
matériel de guerre au gouvernement espagnol en interdisent effectivement
l’exportation, cependant que des pays sympathisants envers les rebelles ne
se gênent nullement. » Le Peuple n’alla pas plus loin dans l’identification
des décideurs. L’accusation la plus directe tomba le 23 août, après que la
décision de ne pas intervenir fut arrêtée. Sous le titre « La France républicaine organisatrice du blocus de l’Espagne républicaine », l’éditorial de
René Belin égratignait indirectement le secrétaire général. C’est du moins
ce qu’un esprit très averti pouvait déduire de l’allusion à ces « diplomates »
qui se représentaient en hommes nouveaux, mais s’avéraient acculturés par
la Carrière. Traı̂tres à la démocratisation des relations internationales et au
respect du droit, ils se révélaient de froids realpolitikers en mettant au point
la non-intervention ; c’était finement observé, et finement ciblé, par l’allusion à un autre écrivain diplomate, mais trop subtil pour être dérangeant :
« Dans La guerre de Troie n’aura pas lieu, Giraudoux fait dire à Cassandre :
“Tu as vu le destin s’intéresser à des phrases négatives ?” On voudrait bien
que la diplomatie française – l’actuelle comme les précédentes, mais sontelles si différentes ? – trouvât le temps de faire réflexion sur ce propos. »
C’est dans Le Canard enchaı̂né, affranchi de toute solidarité gouvernementale, que l’on put lire les seules mises en cause nominales du secrétaire
général. Le Canard n’attendait plus rien de bon d’Alexis depuis qu’il avait
préféré sa fonction à l’héritage de Briand, en servant Pierre Laval, son
pseudo-légataire. Le 5 août, soit deux jours avant le conseil de cabinet
décisif, le journal satirique l’accusa de manipuler l’opinion en faisant croire
que la neutralité éviterait une généralisation du conflit, alors qu’elle était
déjà avérée. Rare titre à postuler la légitimité d’une intervention française,
Le Canard accusait le diplomate d’empêcher les aides discrètes, sur le
modèle des Italiens ou des Allemands, en alertant les insurgés espagnols :
« La diplomatie française sait très bien ce qu’elle ne veut pas. Comment,
nous allions fournir à l’Espagne du gasoil, des vivres et de la ouate ?
“Impossible, radicalement impossible”, proteste aussitôt Alexis Léger, qui
servait si bien Pierre Laval. On est neutre ou on ne l’est pas. Et le Quai
d’Orsay de documenter tant que ça peut les bons journaux de l’Espagne
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factieuse. [...] Cependant, avec leur belle assurance jamais démentie par
les faits, les ambassadeurs à Rome et à Berlin télégraphiaient : “Attention.
Ici on attend. Mais, au moindre geste de la France, on envoie des avions...”
Les avions, bien sûr, étaient déjà partis. » Le 12 août, Le Canard remit
Alexis sur le gril ; on ne lui reprochait plus d’être l’inventeur de la nonintervention, mais d’avoir eu l’échine assez souple pour s’y être rallié. Ce
n’était pas un mince exploit de n’avoir pas à assumer la responsabilité de
l’abstention française, face à la presse de gauche, alors que dans la presse
hostile à l’intervention Alexis jouissait du bénéfice intégral de l’invention.
Passé ce groupe de journaux favorables aux républicains, l’attente de la
presse parisienne dessinait un horizon d’une morne monotonie. Il y avait
le gros des journaux de droite, pas plus favorables au secrétaire général
qu’à l’équipe gouvernementale, qui mettait en garde le gouvernement
contre la tentation d’intervenir par inclinaison idéologique. Ils visaient
moins Alexis, ou Delbos, dont ils avaient tôt apprécié la prudence, que
Blum, leur cible favorite.
Pour la presse de droite et d’extrême droite, la question était ainsi formulée qu’elle comprenait sa réponse : pourquoi fallait-il se garder d’intervenir dans la guerre civile espagnole ? Pour l’occasion, les journalistes de
droite étaient disposés à tremper leur plume dans une encre peu à leur
goût : le nouvel ordre européen fondé sur l’égalité des petits et des grands,
reconnu en droit par la SDN, interdisait de s’ingérer dans les affaires d’un
plus petit que soi. De surcroı̂t, l’absence coupable de réaction face à la
remilitarisation de la Rhénanie par l’Allemagne justifiait de ne pas réagir à
une agression dont la France n’était pas la cible.
Tous les arguments valaient à double sens. On était intervenu contre
l’Italie agressant l’Éthiopie, et le résultat avait été désastreux. Dès le 23 juillet, Le Figaro voulut croire, par une forme d’autosuggestion qui déplaçait
les termes du problème, en « une immixtion impossible ». Le même jour,
L’Écho de Paris dramatisait : « Le Front populaire français osera-t-il armer
le Front populaire espagnol ? » L’Action française pratiquait l’attaque
comme meilleure défense. « Permettra-t-on aux marchands de canons Léon
Blum et Pierre Cot de faire passer, au-delà des Pyrénées, des armes destinées à aider les Espagnols à s’entretuer ? » interrogeait la manchette de une.
Le Temps, qui exprimait la position du Quai d’Orsay, ne voulait pas
s’embarrasser d’apparences partisanes et rabâchait sa litanie depuis le
26 juillet : « le devoir de neutralité ». Cet impératif, qui dictait la conduite
d’Alexis depuis ses années chinoises, demeurait sans contenu, et se nourrissait de sa propre obscurité. « La vérité est que dès que l’on abandonne le
terrain solide de la non-intervention on s’enfonce dans l’inconnu », avouait
l’éditorial du 3 août. Les feuilles qui assumaient leur parti pris nationaliste
dénonçaient les raisons idéologiques de sympathiser avec les républicains.
Sur un plan stratégique, elles représentaient le risque de justifier d’autres
interventions. Avec son langage haineux, Pujo poussait ce raisonnement
jusqu’à l’absurde : « Le Juif Blum et son Cot n’ont pas le droit de lancer
la France dans cette aventure déshonorante qui fournira une jurisprudence
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et un exemple aux autres nations, qui seraient tentées d’intervenir un jour
dans nos propres affaires. » Les preuves de l’implication italienne dans le
conflit ruinèrent cet argument. On lui substitua le risque de conflagration
européenne, si d’aventure la France affrontait en Espagne l’Italie ou l’Allemagne. On n’agitait plus l’épouvantail de l’internationalisation du conflit,
avérée par la maladresse de l’Italie, mais on prévenait le Front populaire
contre une intervention qui provoquerait un élargissement du conflit hors
du théâtre espagnol. Le Front populaire était renvoyé au paradoxe de ses
intentions pacifistes et de ses actes fauteurs de guerre. « Et dire que Blum
est l’apôtre du désarmement », titra L’Action française le 26 juillet. Wladimir d’Ormesson, dans Le Figaro du 24 juillet, avait déjà usé de l’image
provocante du « marchand de canons » pour dénoncer les « répercussions
incalculables que cet acte d’inqualifiable partisanerie – ou pis encore, de
servitude – provoquerait aussitôt non seulement en France, mais en Europe ». Ce reproche adressé au Front populaire d’agir en provocateur
vouait au paradoxe ceux qui empêchaient précisément d’agir en toute discrétion ; mais la presse nationaliste revendiquait sans vergogne la révélation
des interventions occultes de Blum : « Si L’Action française, dès la première
heure, n’avait dénoncé le crime qui se préparait [...], le projet serait réalisé,
le crime consommé et un fleuve de sang aurait creusé une frontière nouvelle, difficile à combler, entre l’Espagne et la France. »
Léon Blum, probablement immunisé contre les attaques de l’extrême
droite, ne pouvait pas être insensible aux accusations de bellicisme quand
elles venaient du Figaro, qui passait pour modéré. Son statut d’homme
d’État, qu’il étrennait, était remis en cause par l’accusation de dépouiller
les forces aériennes françaises au profit des républicains espagnols. Lorsque le régime de Vichy inculpa les responsables présumés de la défaite, le
procureur de Riom entonna ce refrain. Delbos était épargné ; L’Action
française le représentait saisi d’honorables « scrupules nationaux ». Alexis,
qui était régulièrement attaqué par le quotidien royaliste, n’était pas pris
à témoin dans l’affaire espagnole, où l’on appréciait son rôle à sa juste
mesure.
La neutralité défendue par Alexis rencontrait l’attente minimale de la
presse de droite, sans que la politique de non-intervention du Quai d’Orsay fût goûtée pour autant. Elle était mal considérée par Le Figaro, et
critiquée au premier chef par Wladimir d’Ormesson, qui la trouvait trop
alambiquée dans une Europe où chacun s’affranchissait des accords internationaux. Mais en développant spontanément le thème de la concorde
nationale, Le Figaro renforçait l’argumentaire qu’Alexis servait à ses chefs
et qui correspondait sans doute à la réalité de ses sentiments personnels ;
c’était, d’évidence, le meilleur angle d’attaque pour les articles qu’il était
en mesure d’inspirer. Alexis insuffla cette idée dans la presse de gauche,
qui inspira à Mauriac, de l’autre côté, un éditorial fulminant. Le vieux
camarade bordelais d’Alexis proclama sa crainte qu’après les réformes
sociales une intervention en Espagne n’accentuât les divisions françaises.
Sous le titre accusateur « L’international de la haine », le futur ami de
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l’Espagne républicaine morigénait sévèrement les velléités d’intervention
du Front populaire : « Il faut que le président du Conseil le sache : nous
sommes ici quelques-uns à essayer de remonter le courant de haine qui
emporte les Français ; depuis l’avènement du Front populaire, nous nous
sommes efforcés à la modération. Dans une atmosphère de guerre civile,
nous avons voulu “raison garder”. Mais s’il était prouvé que nos maı̂tres
collaboraient activement au massacre dans la péninsule, alors nous saurions
que la France est gouvernée non par des hommes d’État, mais par des
chefs de bande, soumis aux ordres de ce qu’il faut bien appeler : l’Internationale de la Haine 4. »
En sus de son patriotisme, un certain sentiment de classe prévenait
semblablement Alexis contre le Front populaire, quelle que fût l’affection
que Blum lui inspirait. Son anticommunisme viscéral le faisait se rencontrer avec ces arguments, de même qu’après guerre il tint pour sienne la
ligne libérale défendue par Mauriac dans L’Express. Et c’est encore cette
ligne que son vieux camarade Léon-Paul Fargue honora quelques jours
plus tard : celle d’une bourgeoisie éclairée, fière d’une tradition française
prétendant enseigner la liberté au monde, qui se souvenait sans vergogne
de l’aventure napoléonienne, fût-elle despotique, dans la mesure où elle
était demeurée d’essence nationale. On ne pouvait en dire autant des interventionnistes du jour, qui n’étaient pas nets de tout parfum moscovite.
Alexis partageait, avec cette pensée, la crainte de la discorde nationale, dont
il faisait représenter les périls dans la presse qu’il inspirait directement. La
dernière semaine de juillet, le très serviable Emmanuel Berl exposa son
lectorat de la gauche pacifiste aux arguments d’Alexis, et offrit aux lecteurs
de Marianne un pendant à l’article de Mauriac. Le propos n’était pas
différent. Il était seulement gauchi d’une pointe d’antinationalisme et
velouté d’une caresse au Quai d’Orsay, que Le Figaro lui avait refusées :
« Chacun, jusqu’à présent, doit louer la prudente sagesse dont a fait preuve
notre diplomatie. Sa tâche est assez délicate. Que nul ne la complique
inutilement ! On dit toujours : “La France aux Français”, je dis moi :
“Tous les Français à la France !” Elle a besoin qu’ils oublient tout ce qui
n’est pas elle et ne veuillent pas autre chose que sa sauvegarde et son bien. »
La presse de droite illustrait les périls de l’intervention par des exemples
récents. « Lorsque l’Angleterre a commis la folie d’imaginer les sanctions
contre l’Italie, nous l’avons suivie. L’événement a prouvé que nous avions
eu tort. Aujourd’hui, l’Angleterre a la sagesse de souhaiter l’écrasement du
bolchevisme en Espagne. Nous nous désolidarisons d’elle. Une fois de plus
l’événement prouvera que nous avons eu tort », s’exaspérait-on à Gringoire, le 7 août, la veille du Conseil des ministres décisif. Dans le même
journal, le précédent rhénan conduisit Tardieu à dresser un parallèle guère
plus logique. Curieusement, du constat de l’échec de la non-intervention
en Rhénanie, remilitarisée en mars 1936, l’ancien président du Conseil
déduisait la nécessité de ne pas intervenir en Espagne cinq mois plus tard.
Sous l’effet d’une spirale de l’échec, les reculades d’hier paraissaient obliger
à de nouvelles lâchetés.
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On n’avait pas moins de mémoire à gauche, mais pour ne pas embarrasser le secrétaire général la presse qui lui était favorable ne lui demandait
pas de résoudre le problème en fonction de ceux que le Quai d’Orsay avait
récemment affrontés, sans succès, en Abyssinie ou en Rhénanie. On justifiait les vertus pacifiques de la non-intervention par des références plus
lointaines : le rôle de l’Espagne dans le déclenchement de la guerre de
1870, ou celui des « mariages espagnols » dans la rupture de la première
Entente cordiale. Le fidèle Pertinax, qui offrait l’avantage d’écrire dans le
droitier et très diffusé Écho de Paris, piochait dans la geste glorieuse du
maréchal Suchet d’Albufera pour sensibiliser l’opinion au danger d’intervenir en Espagne : « Le peuple espagnol n’a point encore oublié la conquête
napoléonienne. Gardons-nous de ressusciter le passé, même sous la forme
la plus atténuée. Que notre consigne soit de ne pas intervenir. Sinon nous
mettrions contre nous, dans tous les cas, la moitié des Espagnols. Et, de
surcroı̂t, nous aurions peut-être la malchance de voler au secours des vaincus. Existe-t-il encore aujourd’hui à Madrid un gouvernement digne de ce
nom ? C’est douteux. » Alexis soufflait volontiers des références plus
proches, quand elles n’étaient pas embarrassantes. Il rappela à Kérillis, son
autre contact à L’Écho de Paris, un précédent dont il voulait rafraı̂chir la
mémoire de Léon Blum, pour le lier à la tradition du Quai d’Orsay : le
refus du gouvernement, quelques mois auparavant, « de livrer des armes
au pouvoir régulier d’Athènes contre les Vénizalistes ».
Maintenir la concorde nationale, ne pas rompre avec la tradition française ou bien éviter des erreurs passées, une large presse modérée était toute
disposée à partager ces raisonnements avec le secrétaire général. Demeurait
son argument clé, auquel il souhaitait donner la plus grande publicité : la
primauté absolue de la solidarité anglaise. Tous les journaux proches du
Quai et de son chef enfourchèrent ce cheval de bataille. Pertinax, envoyé
spécial de L’Écho de Paris à Londres, adressait quotidiennement ce message
à sa rédaction. Dans l’édition du 25 juillet, il répétait les conséquences
d’une intervention, déjà prédite la veille : « Aucune coopération francobritannique n’y résisterait. » Quelques jours plus tard, il reprit son argumentaire, qu’on pourrait mettre dans la bouche d’Alexis, mot pour mot :
« Une croisade du Front populaire pourrait fort bien rabattre vers Hitler
les conservateurs britanniques, maı̂tres du ministère et du Parlement. »
Emmanuel Berl, dans Marianne, n’était pas le moins dévoué porte-parole
des idées d’Alexis. Il rappelait le rôle néfaste que l’Espagne avait tenu dans
la rupture de la première Entente cordiale, et professait sa foi anglophile,
parfait résumé du programme du secrétaire général : « Tout avec l’Angleterre, rien sans elle. Le rapprochement avec Berlin ? Certes ! Dans la
mesure où l’Angleterre y participe. L’alliance avec les Soviets ? Sans doute,
pourvu que l’Angleterre s’y associe. La protection des petits États ? Bien
sûr ! pourvu que l’Angleterre concoure à cette protection. »
Ce parfait catéchisme ne conformait pas seulement l’opinion aux vues
d’Alexis ; il lui permettait d’échapper à tout ce qu’il y avait de compromettant à servir un gouvernement suspecté de défendre une pensée partisane
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au détriment des intérêts de la France. Alexis saisissait toutes les occasions
de souligner les nuances qui séparaient la permanence de la doctrine neutraliste du Quai d’Orsay des outrances d’un gouvernement éphémère. Il
prenait date, en vue des gouvernements futurs. Au Petit Parisien, où les
lecteurs savaient trouver les vues autorisées du Quai d’Orsay, revenait cette
mission pédagogique d’expliquer que la France n’interviendrait pas, quoiqu’elle en aurait eu le droit, et que sa ligne était chaudement accueillie par
la Grande-Bretagne. On y annonçait presque quotidiennement le ralliement de l’Allemagne et de l’Italie à la doctrine de la non-intervention ; on
y démentait, enfin, l’envoi d’avions français.
À droite, Le Journal des débats fit les délices du secrétaire général en
décodant subtilement les signaux que le diplomate avait émis depuis le
début de l’affaire : « Cette histoire a révélé une terrible anarchie dans la
conduite de nos affaires extérieures, écrivit Bernus le 27 juillet. Le Quai
d’Orsay a été tenu à l’écart, comme il a eu soin de le faire savoir par un
communiqué. Il n’est pas sûr que le ministre de la Guerre ait été régulièrement consulté. Tout a été conduit par MM. Léon Blum et Pierre Cot,
jusqu’au moment où un légitime mouvement d’indignation a empêché
l’aboutissement de la combinaison préparée dans l’ombre. » C’est à la fidèle
Geneviève Tabouis qu’il revint d’exposer à la lettre la position de son
meilleur informateur. Dans L’Œuvre, la journaliste révéla que la veille du
très décisif conseil de cabinet du 7 août, la journée s’était passée au Quai
d’Orsay à préparer le dossier de Delbos, afin de le nourrir d’arguments
techniques qui emporteraient l’adhésion des indécis, contre les partisans
d’une intervention au gouvernement. Mais alors qu’Alexis croyait mettre
au point et faire admettre une formule diplomatique innovante et habile,
n’était-il pas la victime d’une illusion, conformé par la tradition du Quai
d’Orsay ?
Le Département était moins divisé par l’affaire espagnole que l’opinion
française. Si chacun était partagé, les diplomates finissaient dans l’ensemble
par préférer les avantages immédiats de l’abstention aux avantages indécidables d’une intervention. Alexis ne méconnaissait pas les inconvénients
d’une victoire des nationalistes au sud des Pyrénées. Il ne dédaignait pas
de gaieté de cœur des alliés qui auraient renforcé les résistances méditerranéennes aux prétentions coloniales de l’Italie et de l’Allemagne. Dans l’affaire espagnole, la France tenait une occasion de prendre l’initiative. Sa
position géographique rendait son aide décisive. Ce qui avait été gâché sur
le Rhin pouvait être réparé sur les Pyrénées. Que la France aidât massivement les républicains et l’Allemagne ne pouvait plus espérer faire triompher la junte militaire. Alexis, hostile à la passivité de son gouvernement
en mars 1936, avait le loisir d’insuffler un esprit de résistance à un gouvernement qui y était davantage disposé. En mars, son avis, pour être audacieux, n’avait pas eu de chance d’être entendu ; en juillet, son expertise
pouvait conforter un président du Conseil résolu mais isolé. Bien sûr, la
pusillanimité passée pesait sur le présent. Chautemps, comme la presse
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modérée, justifiait la non-intervention par la lâcheté à laquelle le gouvernement avait habitué l’opinion : « Personne ne comprendra pour quelle raison nous allons courir le risque d’une guerre pour l’Espagne, alors que
nous ne l’avons pas fait à propos de la Rhénanie 5. » L’argument équivalait
à la perception stratégique d’Alexis : il aurait fallu aller sur le Rhin, puisque
tel était le bon droit de la France, et les exigences élémentaires de sa
sécurité ; il fallait obliger les Anglais à agir, en agissant. Dans l’affaire
espagnole, la sécurité de la France n’était pas engagée ; il ne valait pas d’y
exposer l’amitié anglaise.
Ce qui ne signifie pas qu’Alexis négligeait l’amitié du gouvernement
espagnol. Il savait qu’en favorisant un régime hostile il risquait de rencontrer de graves difficultés dans la gestion des affaires marocaines, indivises
aux deux pays. Quatre ans plus tôt, il s’était montré d’un conservatisme
sourcilleux lorsque le gouvernement d’Azaña avait offert d’ouvrir une
négociation sur le statut mixte de la zone de Tanger et la limite des zones
respectives. Jean Herbette, l’ambassadeur de France en Espagne, qui souhaitait favoriser la bonne volonté espagnole, avait rencontré une réserve
glaciale chez le secrétaire général par intérim 6. À l’été 1933, Alexis revendiquait pour la France une politique dans la région ; un projet de pacte
méditerranéen revenait de temps à autre, comme un serpent de mer qu’on
laissait somnoler, de crainte qu’il embarrassât Londres. Mais Alexis l’avait
réveillé à l’été 1934, dans le sillage du projet de Locarno de l’Est. Sous
l’entreprenant Barthou, Alexis était redevenu ambitieux pour la France,
en Méditerranée comme en Europe orientale. Il entretenait régulièrement
l’ambassadeur Salvador de Madariaga de son dessein, qui devait mutualiser la sécurité des pays riverains de la Méditerranée. Tout cela, cependant,
ne pesait guère face à la solidarité anglaise, qu’il faudrait invoquer en cas
d’agression allemande.
Il n’était pas le seul à penser ainsi ; malgré la diversité croissante de leurs
origines sociales et de leurs tendances politiques, les diplomates firent du
ministère un véritable lieu commun dans l’affaire espagnole. Aux facteurs
de diversité, s’opposaient les institutions uniformisantes, depuis la couveuse de la rue Saint-Guillaume jusqu’aux pratiques professionnelles, rarement diverties du métier diplomatique par une parenthèse dans une autre
administration ou le secteur privé. Les mondanités diplomatiques ne désorbitaient pas les agents de leur milieu d’origine, quelle que fût leur vocation
à voyager, l’équipe Léger étant particulièrement sédentaire ; elles les
mêlaient seulement aux décideurs d’autres pays, sans les mettre au contact
des « forces profondes ». La crainte d’alimenter les divisions nationales précipita et la méfiance à l’égard des masses populaires, qui portaient et menaçaient de déborder le gouvernement, généralisa la circonspection du Quai
d’Orsay. La neutralité est l’expression naturelle de la circonspection, et la
promptitude à la décider, le signe d’un malaise qu’il fallait trancher.
À Londres, Charles Corbin partageait, semble-t-il, le pragmatisme
anglais, spéculant que le nationalisme de Franco le préserverait de la tentation d’un rapprochement trop étroit avec l’Allemagne et l’Italie. Jean Herbette avait approfondi son anticommunisme à Moscou, pendant sept ans ;
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en poste à Madrid, depuis 1931, il avait soutenu ostensiblement le gouvernement républicain d’Azaña aussi longtemps qu’il avait réprimé les mouvements ouvriers anarchistes, dans lesquels il voyait la main de Moscou. En
février 1936, il avait souhaité la victoire du Frente Popular, plus francophile
que la droite catholique, mais sa satisfaction avait vite été limitée par la
crainte que le nouveau gouvernement ne parvı̂nt pas à maintenir l’ordre.
La position d’Herbette, qui n’était pas du sérail, passait pour l’une des plus
conciliantes du Quai d’Orsay ; elle évolua en défaveur des républicains.
Amé-Leroy, consul à Lisbonne, n’avait pas attendu la guerre civile pour
présenter le Frente Popular en victime de l’anarchie, sinon en otage des
anarchistes. Le fidèle de Briand était plus représentatif qu’Herbette du gros
des troupes diplomatiques. Une vive hostilité de principe, chez les éléments
les plus conservateurs, la peur du désordre, et la crainte que l’idéologie
commandât les réflexes du gouvernement français, plus largement, réunissaient les diplomates dans une méfiance vigilante à l’égard du Frente Popular. Celle-là même que leur inspirait le Front populaire, au Département
et plus encore dans les postes à l’étranger, si l’on suit Armand Bérard :
« L’éloignement avait parfois rendu pour eux difficiles à saisir les événements français. Dans un corps qui s’était, jusqu’à une date récente, recruté
dans des cercles assez restreints, les réactions avaient été celles de la bourgeoisie. » Il ajoutait cette anecdote révélatrice : « Mon attention avait un
jour été retenue par un télégramme intercepté d’un chef de poste dans
un autre continent, donnant instructions à son agent de change : “Vendez
toutes mes actions françaises.” » De Berlin, François-Poncet plaida pour la
non-intervention, à tous les étages de la crise, tendant toujours à sousévaluer l’aide allemande. L’ensemble du personnel diplomatique, au reste,
paraissait peu enclin à l’action, et comme frappé de stupeur après la
déroute du 7 mars.
Massigli a laissé un subtil témoignage de l’atmosphère fataliste qui
empoisonnait le Quai d’Orsay, comme la presse ou les milieux politiques :
« Certains fonctionnaires, dont j’étais, ont eu la conviction qu’étant donné
l’état de l’opinion française, la division du Parlement, les réserves des
milieux militaires, nous risquions vraiment d’aboutir à une affaire sérieuse.
Le gouvernement, quelles que fussent les intentions de son chef, quelles
que fussent ses affections et ses amitiés, s’effondrerait de la même façon,
parce que la France n’était pas en état de résister, et c’est pour cela qu’a
été construite la politique de non-intervention. »
Les républicains espagnols doutaient si peu des sentiments du Quai
d’Orsay qu’ils court-circuitaient ses agents autant que possible. Les messages les plus sensibles étaient portés par l’ambassadeur d’Espagne luimême, au domicile particulier de Léon Blum. Aussi bien, les efforts
qu’Alexis déploya pour imposer la non-intervention lui appartenaient en
propre, mais procédaient d’une évaluation de la situation indivise aux
agents du Quai d’Orsay et, pour ainsi dire, à la plupart des milieux dirigeants. Ceux, souvent parmi les plus jeunes, qui, au sein du gouvernement,
prônaient l’intervention, subissaient le conformisme de leurs aı̂nés, plus
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gradés, plus expérimentés et plus craintifs. Dans ses souvenirs, rédigés en
juillet 1941, Jean Zay, favorable à l’intervention, a raconté comment
Camille Chautemps influença ses camarades : « Quelques minutes avant le
premier Conseil des ministres sur ce sujet, en juillet 1936, il prit les jeunes
ministres à part, et, faisant les cent pas avec eux dans la rue de Varenne et
sur le boulevard des Invalides, les chapitra énergiquement, leur représentant
que l’insurrection militaire serait victorieuse en peu de semaines et que le
gouvernement républicain s’écroulerait comme un château de cartes. » Léon
Blum, qui espérait obtenir des présidents des Chambres l’avis autorisé,
susceptible de convaincre les plus réticents à l’intervention, obtint l’effet
inverse, à son retour de Londres. Son témoignage, après guerre, coı̈ncidait
exactement avec celui de son directeur de cabinet, André Blumel : « Il trouva
chez Jeanneney une opposition irréductible. “Vous risquez de nous
conduire à la guerre, et c’est vous, Blum, le pacifiste, qui aurez fait cela...
S’il y avait des complications européennes, l’Angleterre ne nous suivrait
pas.” Herriot reprit le même thème (les deux présidents s’étaient sans doute
concertés) avec une intensité amicale passionnée : “Léon, je t’en prie, mon
grand, ne te fourre pas là-dedans !” »
Blum, lui-même, ne s’est jamais défaussé de sa responsabilité sur le partenaire britannique ; devant les parlementaires réunis en commission d’enquête, après la guerre, il fit revivre ce dialogue avec Eden :
« Allez-vous envoyer des armes à la République espagnole ?
— Oui.
— C’est votre affaire, mais je vous demande une seule chose : soyez
prudents. »
Plus tard, lorsque Yvon Delbos ouvrit temporairement la frontière française, pour faire pression sur l’Allemagne et l’Italie, réticentes à adopter des
amendements qui rendissent moins virtuelle la règle de non-intervention,
Anthony Eden, son homologue anglais (dont les sentiments personnels
étaient très partagés), lui dit : « N’ouvrez pas la frontière, mais faites-y
passer ce que vous voulez. » La gouvernante anglaise était assez tartuffe.
Discret dans son soutien au général Franco, dont il attendait, pragmatique,
une victoire rapide, le gouvernement anglais espérait de son partenaire que
ses espoirs inverses fussent d’une discrétion comparable. La doctrine de la
non-intervention répondit aux vœux de Chamberlain, ce qui ne signifie
pas qu’il aurait imaginé ou sollicité le principe du gouvernement français
si Alexis ne l’avait pas imaginée et habilement appliquée. Pour répondre à
une attente collective, cette formule astucieuse lui appartenait en propre.
L’invention de la non-intervention et son reniement
Le mot de Léon-Paul Fargue, « du pain pour tout le monde, très bien,
le pain obligatoire, non merci », résume à merveille les sentiments d’Alexis
à l’égard du Front populaire. Raymond de Sainte-Suzanne percevait sa
répugnance, tramée dans sa prudence : « Au moment du Front populaire,
des ouvriers travaillaient à nos bureaux. L’un d’eux hissa le drapeau rouge
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sur le toit. Consulté, Alexis renvoya la question au cabinet, en effet compétent. » Sur le vif, Alexis ne fit pas mystère de son sentiment dans l’affaire
espagnole. Sainte-Suzanne, qui avait rejoint son secrétariat quelques
semaines avant le déclenchement de la crise, dressait ce bilan en 1939 :
« Il n’a cessé d’être un “dur” [...] sauf dans les affaires d’Espagne. » Pour
Salvador de Madariaga, qui avait été ambassadeur d’Espagne à Paris, et
continuait de représenter son pays à la SDN, Alexis se trouvait « à l’origine
de la politique de non intervention » : « Ce n’était pas un réactionnaire, et
en aucun cas un pro-Allemand. [...] Sa conclusion se déduisit nécessairement des intérêts français. Selon ces stricts attendus, elle ne manquait pas
de pertinence, puisque son chef, Yvon Delbos, s’y rallia, puis l’ensemble
du cabinet. La discussion ne fut pas facile. En réalité, ce fut certainement
un crève-cœur. Le dernier mot revint à Daladier, qui était demeuré silencieux pendant tout le débat. À la question du président Lebrun : “Le
ministre de la Guerre prend-il la responsabilité de sortir du matériel militaire de France dans le contexte actuel ?”, Daladier répondit : “Non.” Ce
qui régla la question. » *
Les historiens de la guerre d’Espagne ont consacré cette image. À croire
John E. Dreifort, le biographe de Delbos, le plan que le ministre présenta
au conseil de cabinet, le 1er août, avait été conçu par le secrétaire général.
En fondant son jugement sur l’étude biographique qu’Elizabeth Cameron
lui avait consacrée, en 1953, à partir de conversations avec Alexis, Dreifort
accréditait seulement le récit rétrospectif du diplomate français. L’ancien
secrétaire général n’avait pas encore renié son point de vue initial, si impopulaire fût-il devenu. Il est vrai qu’aux États-Unis, où il résidait, l’image
du Front populaire demeurait si négative qu’il n’était pas dégradant d’endosser la responsabilité d’une décision prise en contradiction avec le vœu
des socialistes, tenus pour responsables de l’affaiblissement et de la défaite
de la France. Dans sa traduction française de l’étude de Cameron, Alexis
se targuait encore, en 1965, d’avoir pu « amener Blum, contre ses propres
sympathies personnelles, à proposer la non-intervention comme la meilleure garantie possible contre le risque d’extension du conflit ». Dans la
présentation de son action diplomatique qu’il avait lui-même rédigée, dans
ce volume d’hommage, il endossait sans vergogne la responsabilité d’avoir
préconisé, « sous le gouvernement du Front populaire, la neutralité de la
France dans la guerre d’Espagne, pour s’assurer diplomatiquement celle de
l’Angleterre, orientée différemment sous un gouvernement conservateur,
et dont la prise de parti d’un autre côté que la France eût fait le jeu de
l’Allemagne hitlérienne aux dépens de l’équilibre européen ».
La plupart des historiens de la guerre d’Espagne attribuent au secrétaire
général cette influence, qui n’est d’ailleurs pas usurpée. Mais ils se fondent
essentiellement sur des commentaires rétrospectifs, appuyant leur démonstration sur un seul élément exhumé des archives, de deux ans postérieur
au processus de décision : les quelques phrases prononcées par Alexis au
* Salvador de Madaniaga, Spain, p. 385, traduit par nos soins.
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cours d’une séance du Comité permanent de défense nationale, un organisme fondé par Blum, où siégeait le secrétaire général. Le 15 mars 1938,
suite à l’Anschluss et face à l’intervention massive des dictatures en Espagne,
qui menaçaient de prendre en tenaille les positions méditerranéennes de la
France, les ministres du second cabinet Blum furent tentés de secouer le
dogme de la non-intervention. Alexis prouva en cette occasion son attachement durable à la politique de neutralité. L’Allemagne et l’Italie considéreraient-elles l’intervention française comme un casus belli ? lui demanda
Léon Blum. « Sans aucun doute », répondit Alexis. Et de conclure : « Il ne
saurait s’agir de notre part que de mesures de réaction, pas de gestes préventifs. L’Angleterre se séparera de nous si nous abandonnons la nonintervention sans un élément nouveau. » Si ce document confirme l’attachement durable d’Alexis au principe de la non-intervention, il ne montre
pas qu’il en inventa la formule.
Les archives françaises sont très lacunaires sur l’élaboration d’une doctrine dont les postes eurent seulement à défendre les conclusions, sans
avoir été associés au processus de décision. Elles laissent seulement voir la
grande activité d’Alexis pour défendre le choix du gouvernement de ne pas
intervenir, ce qui montre au moins son adhésion immédiate et sans réserve
au principe de non-intervention, si l’on veut bien se souvenir de quelle
manière il s’acquittait de l’exécution d’arbitrages qui lui déplaisaient. Au
contraire, quand il s’agissait d’une décision qu’il avait inspirée, il la défendait avec l’habileté de sa plume et l’autorité de sa fonction. Roger Peyrefitte
a relaté exactement la subtile hiérarchie que les postes savaient déchiffrer
à la réception des instructions parisiennes : « Un télégramme signé Delbos
annonçait une communication importante – la signature habituelle était
“Diplomatie” ou, à un degré supérieur, “Léger”. » Or, le 27 juillet, Alexis
signa personnellement le télégramme pour Madrid qui démentait la livraison d’armes ; il en fit de même avec le duplicata envoyé pour information
à tous les postes, les plus obscurs comme les plus considérables 7. Le 9 août,
le principe de la non-intervention finalement arrêté, c’est encore lui qui
prépara, puis corrigea, le télégramme informant les postes de la doctrine
française. On devine sa satisfaction à sa façon d’annoncer le retour à la
sagesse initiale que le Quai d’Orsay avait spontanément défendue : « Le
gouvernement a décidé de confirmer dès maintenant sa décision du 25 juillet de ne pas autoriser les exportations d’armes et de fournitures pour
l’Espagne, sans même maintenir la dérogation qu’il avait alors admise. » Il
inscrivit cette décision dans un plan d’ensemble en soulignant que « la
France [accentuait] par là sa position de non-intervention avec l’espoir que
son exemple [serait] imité 8 ». Ce ne sont là que des signes ténus, infimes
même, et encore postérieurs au processus de décision. Faut-il en voir un
autre dans le fait que les télégrammes intermédiaires qui, à rebours, informèrent les postes que le gouvernement reprenait sa liberté d’intervention,
suite à la preuve de l’implication italienne, furent préparés et signés par
Bargeton ? À condition de préciser que si Alexis n’aimait pas signer des
télégrammes contraires à ses sentiments, Bargeton, plus dévoué, n’était pas
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moins hostile à l’intervention, et ne manifestait pas une conviction différente de celle de son chef en paraphant des télégrammes qui ne lui déplaisaient pas moins.
Reste à élucider le rôle d’Alexis dans le processus de décision. Dans
l’ensemble, les diplomates firent sentir tout le poids de la tradition qu’ils
incarnaient au brave Yvon Delbos, qui s’asseyait pour la première fois, et
non sans timidité, dans le fauteuil de Vergennes. Elle obligeait deux fois
leur ministre. Comme héritier du pacifisme de Briand, il était renvoyé à
sa responsabilité d’homme de gauche. Les diplomates avaient beau jeu de
lui rappeler que la non-intervention des grandes puissances dans celles des
petites constituait l’un des dogmes de la politique extérieure française
depuis Briand. « On considère ici, lui câblait de Berlin François-Poncet,
que notre pays, qui a toujours préconisé la thèse de la non-immixtion dans
les affaires intérieures des autres peuples, est en train de s’infliger un
démenti et de créer un précédent fâcheux. » François-Poncet flattait l’indépendance de vue d’Yvon Delbos, pour lui rappeler qu’il défendait les intérêts invariants de la France plutôt qu’une idéologie partisane, en enfonçant
aussi loin que possible le coin que l’Allemagne s’était plu à glisser entre le
président du Conseil socialiste et son ministre des Affaires étrangères radical : « Les mises au point émanant du Quai d’Orsay ont été enregistrées ;
mais on n’a pas caché qu’on les trouvait peu convaincantes ; ou plutôt l’on
a insinué que le Quai d’Orsay n’était pas d’accord avec la présidence du
Conseil. »
Il est piquant d’observer que les historiens ayant dirigé l’édition des
Documents diplomatiques français entraient encore dans cette façon de voir
lorsqu’ils publièrent le volume consacré à l’année 1936, au milieu des
années 1960, justifiant à leur tour la non-intervention par une tradition
qu’ils s’employèrent à démontrer. C’est ainsi que le télégramme annonçant
la position de neutralité du gouvernement, envoyé le 2 août 1936 aux
principaux postes, reçut trente ans plus tard l’appui supplétif de Pierre
Renouvin et Maurice Beaumont, dépositaires de la tradition historique, en
note à l’édition du télégramme : « Déjà, le 19 octobre 1909, Pichon, alors
ministre des Affaires étrangères, avait précisé la position du gouvernement
français à l’égard du gouvernement espagnol, à l’occasion d’une interpellation de Flaissières, sénateur socialiste des Bouches-du-Rhône, après l’exécution de l’anarchiste Ferrer : “Nous nous sommes imposé comme règle
invariable de ne jamais intervenir dans la politique intérieure des gouvernements étrangers. C’est une règle qui est à la fois équitable et tutélaire. Elle
est conforme au droit des peuples, auxquels il appartient de se gouverner
comme ils l’entendent et qui peuvent seuls apprécier et juger les actes de
leurs gouvernements.” 9 »
Il y avait, enfin, l’habitude de la diplomatie française, depuis quelques
années, de ne jamais prendre d’initiative, ni de courir de risque. En intervenant en Espagne, Léon Blum brusquait cette inertie, qui se parait des
vertus de la tradition ; des dépêches diplomatiques affluèrent de toute l’Europe pour signaler que l’intention d’intervenir produisait une impression
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fâcheuse. Alexis ne ménagea pas sa peine pour faire sentir à Delbos qu’il
rompait avec les usages. Dans ces semaines décisives, il fit préparer de
nombreuses notes juridiques pour faire état de la tradition française de
non-immixtion. Le secrétaire général incarnait la continuité et la neutralité
de son administration. Il jouissait encore de la réputation de « ne pas être
sectaire ». C’est l’expression qui revenait chez les diplomates pacifistes de
droite ; on la trouve sous la plume de personnalités aussi différentes que
Louis de Robien et Roger Peyrefitte, qui se félicitaient également du barrage qu’Alexis élevait contre le « bellicisme de gauche ». Le 27 juillet 1936,
pour démentir l’aide française au Frente Popular, Alexis, le premier, avait
employé l’expression de non-intervention, assortie d’une justification
briandienne, utile caution devant les milieux que cette décision déchirait :
« Le gouvernement de la République a déjà, en différentes occasions,
marqué qu’il s’était fait une règle de ne pas intervenir dans les affaires
intérieures des autres États. Dans les circonstances actuelles il a dû prendre
toutes les dispositions que sa fidélité au principe de non-intervention lui
impose, même au regard d’un gouvernement régulier et ami, et quelque
légitime que soit la lutte que celui-ci poursuit pour le maintien de
l’ordre 10. »
Cette primauté ne faisait pas de lui l’inventeur de la doctrine, ni même,
à vrai dire, de l’expression. Avant lui, un autre écrivain diplomate en avait
usé, confronté à une autre guerre civile espagnole, lorsqu’en 1822 les libéraux avaient menacé la monarchie de Ferdinand VII, roi bourbon. Au nom
de la raison d’État, Chateaubriand avait dû répondre à une alternative
équivalente, formulée par les partis intérieurs, où se superposaient déjà des
considérations de principe (les grandes puissances pouvaient-elles s’ingérer
dans les affaires intérieures, et notamment dans les révolutions des autres
pays, aussi longtemps que la paix européenne n’était pas en jeu) et des
inclinations de partis (libéraux versus ultras). Les libéraux et les royalistes
de la Restauration pouvaient figurer, pour les hommes de la IIIe République, la gauche interventionniste et les nationalistes abstentionnistes.
Chateaubriand, ministre des Affaires étrangères depuis décembre 1822,
n’entendait pas que les orateurs de la Chambre lui dictassent sa position
selon leurs intérêts domestiques : « L’intervention ou la non-intervention,
défendue tour à tour à la tribune, est une puérilité absolutiste ou libérale
dont aucune tête puissante ne s’embarrassera. » En 1936, Morel, l’attaché
militaire en Espagne, qui déclarait crânement aux ministres du Front
populaire qu’un roi de France eût fait la guerre, se souvenait peut-être de
ces paroles. Le succès de l’expédition française, et la victoire du Trocadéro,
qui avait délivré le roi prisonnier des révolutionnaires, avait fait plastronner
Chateaubriand ; il avait démontré qu’on pouvait être « un premier écrivain
[...] en gagnant des batailles comme César ». Rien moins que modeste, il
se rengorgea dans ses Mémoires d’outre-tombe : « Par nous seuls l’Europe
s’était maintenue en paix. » Un gros siècle plus tard, la paix constituait
encore la politique d’Alexis, mais il espérait la préserver par l’abstention
plutôt que par l’intervention. À n’en pas douter, le signal décisif pour
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empêcher Delbos de se jeter dans l’aventure devait être émis de Londres
qui, comme au congrès de Vérone, en 1822, plaidait contre l’intervention.
D’un siècle à l’autre, en défendant la même doctrine, le gouvernement
anglais était passé d’un camp à un autre, des libéraux aux conservateurs.
Comme bien d’autres, André Blumel, membre du cabinet de Blum, s’est
complu à rejeter sur Londres la responsabilité d’une décision que l’issue
du conflit lui fit regretter : « Il y a eu deux démarches, non pas comminatoires certes, mais deux avertissements. Je crois que l’ambassadeur à ce
moment-là était encore sir George Clerk. Il y eut deux démarches dont le
sens était le suivant : si la France livre des armes et se trouve entraı̂née
dans un conflit, l’Angleterre ne pourra pas être à ses côtés. » La lecture des
archives anglaises confirme ces démarches ; mais André Blumel ignorait
que les diplomates français en étaient à l’origine. Qu’ils aient surestimé les
réticences anglaises et voulu devancer leurs objections, ou qu’ils aient surtout dissimulé leur propre hostilité au Frente Popular derrière celle de l’Angleterre, ce sont les diplomates français qui ont demandé au Foreign Office
de barrer les velléités interventionnistes de leur propre gouvernement.
Le 25 juillet, le soir de la première bataille décisive, l’ambassadeur d’Angleterre à Paris informa son gouvernement de la position française. Il ne
se flattait pas qu’elle fût le fruit de son influence ; tout juste savait-il par
René de Saint-Quentin, le directeur d’Afrique, que les diplomates du Quai
d’Orsay avaient joué un rôle décisif pour imposer ce point de vue, qui
divisait le cabinet : « Cette décision n’a été prise qu’après une violente
opposition de points de vue au gouvernement, et le Quai d’Orsay a eu à
exercer toute son influence pour que la décision ne fût pas prise dans le
sens contraire. » Par un amusant effet de symétrie, les éditeurs des documents diplomatiques anglais défaussaient leurs diplomates, comme les historiens français avaient exonéré les leurs. « Il n’y a aucune preuve dans les
archives du Foreign Office, ni dans les mémoires de lord Avon [Anthony
Eden] (Facing to the Dictatures, Londres, 1962), que Blum ou Delbos aient
discuté de la requête espagnole avec Eden ou des hauts fonctionnaires du
Foreign Office pendant leur visite à Londres 11. »
La postérité de la non-intervention n’inclinait pas à en revendiquer la
paternité. Sur le vif, elle paraissait si peu compromettante aux Anglais, et
tellement timide au regard des légitimes intérêts français, qu’ils flairaient
un piège dans la proposition du gouvernement Blum. Non contents de
s’être ainsi déculottés, les diplomates français demandèrent à être fessés par
la gouvernante anglaise. Le 4 août, Roger Cambon, adjoint de Corbin à
Londres, demanda explicitement au gouvernement anglais de contenir les
interventionnistes du Front populaire : « Seule l’affirmation de la solidarité
franco-britannique permettra à Blum de résister aux éléments qui, en
France, sont déterminés à aider le gouvernement espagnol. Il est peut-être
déjà trop tard pour y parvenir. » Comment penser que Cambon, scrupuleux à l’extrême, et confondu avec sa fonction, aurait pu agir ainsi de sa
propre initiative ?
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Mais l’essentiel se joua à Paris, où l’ambassadeur Clerk avait manifestement reçu des sollicitations similaires des diplomates français. Alors qu’on
ne voit pas que l’invite de Roger Cambon ait été suivie d’effet, Clerk pressa
Delbos bien au-delà des instructions de son gouvernement, inspiré par
l’état-major du Département, lorsqu’il lui rendit visite le 7 août, à la veille
du troisième Conseil des ministres qui décida finalement de la non-intervention. Il avoua sans ambages à Delbos qu’il agissait sans mandat, et le
reconnut bien volontiers devant son gouvernement, lorsqu’il rendit compte
de sa démarche : « J’ai demandé à Delbos de bien vouloir excuser mon
franc-parler, et je lui ai redit que je ne parlais qu’en mon nom seul, et de
ma propre initiative, mais que j’estimais la situation trop critique pour ne
pas lui représenter le danger d’une position qui, plaçant peut-être définitivement le gouvernement français dans un camp, entraverait l’étroite coopération de nos deux pays, que la crise rend si nécessaire. [...] J’ai bien
conscience d’avoir engagé ma propre responsabilité en parlant en ces
termes au ministre des Affaires étrangères, sans instructions, mais j’avais
des raisons de croire que les plus extrémistes, au gouvernement, exerçaient
une pression croissante sur Blum, et j’ai agi avec la certitude de renforcer
la position des éléments modérés et responsables du cabinet 12.
Londres ne lui en tint pas rigueur ! Le 10 août, un télégramme du
Foreign Office approuva sa démarche, et se réjouit de son heureuse
influence. Mais de qui venaient ses informations sur le danger que constituaient les éléments « extrémistes » ?
Première mystification : du dialogue entre Clerk et Delbos, il ressort,
selon les comptes rendus respectifs, que chacun crut avoir appris de l’autre
l’intention (fabulée) du général Franco d’offrir les Baléares à l’Italie et les
Canaries à l’Allemagne, en cas d’intervention de leur part en faveur du
camp rebelle 13. Une situation ainsi vaudevillesque suppose l’intervention
d’un tiers. On imagine volontiers Alexis écoulant deux fois sa marchandise,
la non-intervention, en l’appréciant auprès de chacun des acheteurs par les
fausses confidences de l’autre. Il assurait à Delbos tenir de l’Angleterre que
Franco était disposé à marchander avec l’Allemagne et l’Italie, si l’on ne
parvenait pas à imposer à tous le principe de non-intervention ; il vendait
son projet à Londres, en agitant la même illusion, pour faire croire à son
ministre que l’idée venait moins de lui que de l’Angleterre.
Clerk et Delbos étaient également manipulés par les diplomates du Quai
d’Orsay. Au soir du 8 août, le jour décisif, Clerk confia au Foreign Office
qu’il avait ignoré l’opportunité de sa démarche lorsqu’il l’avait entreprise,
la veille au soir : « Je ne savais pas, quand j’ai demandé au ministre des
Affaires étrangères de me recevoir, qu’il devait participer à une réunion
du cabinet si tôt après notre discussion, mais l’entretien paraı̂t avoir été
opportun. » Qui l’avait si précisément minuté ? Lloyd Thomas, l’adjoint
de Clerk, se souvenait d’avoir été subtilement sollicité par Bargeton, qui
était probablement mandaté par Alexis ; à l’échelon supérieur, l’ambassadeur Clerk avait certainement été contacté par le secrétaire général luimême, qui avait habilement programmé la rencontre. Le directeur politique et le secrétaire général faisaient corps pour réclamer du Foreign
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Office qu’il relaie et démultiplie la pression qu’ils exerçaient sur le gouvernement français. Lloyd Thomas découvrit avec ravissement l’efficacité de
la démarche de son chef devant sir Alexander Cadogan, un autre appeaser,
bientôt appelé à remplacer Vansittart : « Je crois que la conversation de
l’ambassadeur avec Delbos, vendredi soir, a bien pu constituer le facteur
qui a décidé le gouvernement, ici, à annoncer la politique de non-intervention en Espagne. Nous savons que la décision a été prise en dépit de points
de vue très divergents parmi les membres du cabinet, et Bargeton, que
j’avais vu vendredi matin, m’avait dit que la position de Delbos, Chautemps et des autres membres les plus raisonnables du gouvernement
n’étant guère assurée, tout ce qui pourrait renforcer la détermination de
Delbos serait très bienvenu. »
À Paris, le rôle décisif de l’intervention de Clerk n’était plus qu’un
secret de polichinelle. C’est l’origine de son intervention, inspirée par Quai
d’Orsay, qui demeurait dans l’ombre. Quelques jours plus tard, le chargé
d’affaires autrichien félicita Clerk, en lui faisant savoir que « de son point
de vue, qui était celui de toutes les personnalités bien informées du corps
diplomatique, les conseils de modération qu’il avait prodigués, même à
titre personnel, et officieusement, avaient fait pencher la balance ». Le
Foreign Office crut prolonger les efforts faussement spontanés de son
ambassadeur à Paris, en exerçant à son tour la pression qu’il n’avait pas
osé exercer de lui-même, alors qu’il se ralliait au plan médité par Alexis.
« Nous ne devrions pas hésiter à renforcer le gouvernement français dans
ses efforts – et même à l’y obliger, si nécessaire, en l’y pressant – pour se
libérer du joug communiste, qu’il soit intérieur ou qu’il vienne de Moscou,
indiquait un haut fonctionnaire. Même si cela devait nous exposer à nous
mêler, à un moment donné, des affaires intérieures française, cela vaudrait
la peine d’en courir le risque. » Deux jours plus tard, sir George Mounsey, l’adjoint de Vansittart, fit donner la cavalerie, en mettant en œuvre
ces recommandations téléphonées par son ministre : « Eden a suggéré que
nous incitions avec plus de rigueur notre presse à souligner notre soutien
absolu à l’attitude française. » C’était exaucer très exactement le vœu
d’Alexis. Le 9 août, il avait prescrit à Cambon de « bien souligner » que la
résolution française de promouvoir la non-intervention faisait aux responsables anglais « un devoir encore plus pressant de donner à [son] initiative »
leur « plein appui diplomatique 14 ».
Reste à comprendre pour quelle raison Alexis s’est opposé à ce que le
gouvernement français soutienne le gouvernement espagnol, si l’on
comprend sans peine l’intérêt qu’il trouva à agir de façon dissimulée et
indirecte, en se cachant derrière les Anglais. Il ne voulait pas affaiblir la
position d’arbitre de la France, ni l’autorité qu’il revendiquait pour elle sur
la scène européenne, qui faisaient le prix de la sécurité collective. Il voulait
moins encore se trouver dans le même camp que l’URSS, alors qu’il freinait les négociations militaires avec Moscou. Dans sa conversation du
8 octobre 1936, avec le général Schweisguth, il ne dissimulait pas son
hostilité à l’emprise soviétique dans le camp qui n’avait décidément pas sa
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faveur : « Il va avoir dans les quinze jours prochains à jouer une partie décisive. Si l’ambassade soviétique qui s’est installée au Palace Hôtel à Madrid est
obligée de vider les lieux, ce sera le commencement de la régression du flot
bolchevique. Les Soviets vont tout faire pour l’éviter. Déjà ils “placent une
bombe” en proposant de rompre le pacte de non-intervention, ce que la diplomatie française va chercher à parer. » Mais avant tout, la France ne devait
pas apparaı̂tre comme fauteur de guerre. C’était une hantise des diplomates, et d’Alexis en particulier : il ne voulait pas que l’on puisse imputer
à la France le déclenchement d’un conflit, à l’instar de l’Allemagne, dont
les responsabilités dans la Grande Guerre avait fondé le principe des
réparations.
Alexis n’aimait pas reconnaı̂tre ses erreurs. Il refusa de réévaluer la pertinence de sa doctrine, quand les divers manquements des dictatures et les
progrès de l’impérialisme allemand, lui donnèrent un fameux coup de
vieux. Certains ont voulu imaginer que le secrétaire général avait manigancé un double jeu en imaginant la non-intervention. On ne peut pas
suivre les persiens, convaincus d’un « calcul de Léger », fondé sur une tactique dilatoire (« la proposition d’accord international s’accompagne de la
nécessité d’attendre la réponse des capitales étrangères ») qui aurait permis
« une aide française à la République espagnole 15 ». Le raisonnement est
faussé par une prémisse erronée : « Il aimait l’Espagne et l’hispanité, il était
un républicain, comme tous les Léger de Guadeloupe avant lui. » C’est
ignorer l’emprise de Moscou sur les forces républicaines et l’anticommunisme farouche d’Alexis. À ce jugement, il faut opposer la confidence que
Marthe de Fels fit à Roger Martin du Gard, en 1940, délivrée du pacte de
silence qui liait les deux amants par le départ du secrétaire général déchu :
« Léger haı̈ssait l’Espagne rouge. Il avait dit : “Si on marchait avec les
rouges, je donnerais ma démission.” Et il tenait à son pouvoir ! C’est uniquement par ses manœuvres et son influence qu’il a empêché la France du
Front populaire de porter aide à l’Espagne. » Martin du Gard ajoutait pour
lui-même : « Et le destin de l’Europe tout entière en eût sans doute été
changé. »
De fait, tous les diplomates français, quels que fussent leurs sentiments
personnels, ont admis que le Quai d’Orsay a freiné les livraisons d’armes
aux républicains espagnols, de telle sorte que les mailles du filet ont été
tissées plus serrées en France qu’en Allemagne ou en Italie. Armand Bérard,
qui ne cache pas dans ses mémoires sa faveur pour les républicains,
confesse que dans sa position de directeur du cabinet de Pierre Viénot,
farouche partisan d’une intervention, il arbitrait lui-même chaque flagrant
délit d’intervention dans le sens de la rétention, loyal à l’arbitrage officiel :
« J’eus à prendre un dimanche après-midi une décision où je fis sans doute
preuve de trop de bonne foi. Delbos et ses collaborateurs étaient, si je
ne me trompe, partis pour Londres, Viénot était en déplacement, Léger
inatteignable. Le cabinet de l’Air téléphonait : “Les troupes du général
Queipo de Llano marchent sur Cordoue ; les républicains nous demandent
quelques avions de bombardement pour les arrêter ; les appareils sont
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prêts ; ils sont peints aux couleurs espagnoles ; le ministère des Affaires
étrangères y fait-il opposition ?” Je demandai à consulter ; on me rappellerait une heure plus tard ; je ne pus joindre personne ; quand on me téléphona de nouveau, je refusai de donner un assentiment à un acte aussi
grave. Un collaborateur de Neurath n’eût pas eu pareil scrupule. » Le secrétaire général ne se conduisait pas autrement, au souvenir d’Étienne de
Crouy-Chanel : « Un après-midi, Alexis Léger m’envoya à la Chambre, où
avait lieu un débat de politique étrangère, pour informer le président du
Conseil d’un incident dont nous venions d’être saisis. La gendarmerie française avait arrêté à la frontière catalane un train bourré d’armes et de
munitions provenant des stocks militaires français, le tout convoyé par des
“volontaires” plus ou moins encadrés. L’opération, effectuée à visage
découvert, était de celles que le Comité de Londres [l’organisme qui réglementait la non-intervention] proscrivait. Fallait-il laisser faire ou arrêter la
tentative ? J’étais chargé d’informer le chef du gouvernement et de recueillir son instruction s’il voulait m’en donner une. Je parvins à joindre Léon
Blum dans un couloir de la Chambre et à lui exposer la question. “Que
conseille Léger ?” me demanda le président. Je répondis qu’il préconisait
l’arrêt du convoi. “Eh bien, c’est d’accord ; je prends cela sur moi”, décidat-il après une seconde d’hésitation. »
Intransigeant avec les velléités d’interventions officieuses, Alexis usait-il
de sa machine diplomatique pour endiguer avec la même efficace l’aide
germano-italienne ? Dans l’étude de Cameron, Alexis excipe d’un télégramme de janvier 1937, que le chargé d’affaires allemand à Paris avait
envoyé à son département, pour démontrer sa fermeté : « La crise espagnole allait fournir à Alexis Léger l’occasion de montrer une fois de plus
sa maı̂trise, dans une instance critique des relations entre France et Allemagne. Des rumeurs au sujet de mouvement de troupes allemandes au
Maroc espagnol avaient commencé de semer l’alarme. Le secrétaire général,
agissant en l’absence de Delbos et de Blum, protestait immédiatement
auprès de l’ambassadeur d’Allemagne à Paris. »
Le télégramme en question révèle au contraire qu’Alexis apparut au
chargé d’affaires allemand très en retrait de Pierre Viénot. Le secrétaire
d’État voulait faire une large publicité aux informations dont Noguès,
depuis Rabat, avait fait état le 7 janvier, à propos de l’entrée de troupes
allemandes au Maroc espagnol. Au dire du chargé d’affaires allemand, alors
que Viénot, après avoir consulté Blum par téléphone, avait réclamé qu’on
alertât l’opinion publique, Alexis avait plaidé – en vain – pour une
démarche strictement diplomatique, qui ne fı̂t pas de vague 16. Le 9 janvier,
revenant sur cet incident, l’ambassadeur allemand ajouta cette précision
sur l’attitude inhabituellement souple du secrétaire général : « Léger s’est
exprimé sans réserves ni détours, mais contrairement à ses manières habituelles, il cherchait manifestement à être aussi conciliant que possible dans
la forme. » Pour étouffer ce brusque retour de flamme français, le ministre
allemand des Affaires étrangères von Neurath reçut longuement FrançoisPoncet. Il poussa l’hypocrisie jusqu’à suggérer très aimablement que l’affaire espagnole, de pomme de discorde, pourrait devenir une occasion de
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réconciliation. Alexis voulait si peu risquer la guerre pour Madrid, qu’il
regretta devant l’ambassadeur allemand, le comte Welzeck, que la note
écrite de la Wilhelmstrasse, en réponse à l’accusation d’intervention au
Maroc, n’eût pas été rédigée dans le même ton employé. Welzeck lui fit
observer que le texte avait été rédigé avant les signes d’apaisement émis
entre-temps par le gouvernement français, mais qu’au fond, son esprit était
favorable. Alexis voulut bien l’admettre ; il préconisa seulement de
résoudre les problèmes les uns après les autres plutôt que de buter sur un
impossible règlement d’ensemble. Il ne fallait pas échouer à cause d’une
prétention au « tout ou rien ». Bref, du verbiage qui ne laissait pas craindre
à l’Allemagne que l’Espagne fût jamais un casus belli pour la France.
Au même moment, c’est-à-dire dans les premiers jours de l’année 1937,
Alexis laissait carte blanche aux Italiens en leur représentant le conflit espagnol comme périphérique aux véritables préoccupations de la France. Il
laissait entendre que l’Espagne ne serait jamais la cause d’une conflagration
mondiale, refusant d’admettre qu’une mèche lente y était précisément allumée. En assurant à l’ambassadeur italien Cerruti que la France ne ferait
jamais de l’Espagne un casus belli, il transformait la non-intervention française en blanc-seing pour l’intervention italienne : « À son avis les étincelles
du conflit qui se prépare à l’horizon ne partiront pas de l’Espagne. La
situation de cette région est grave, mais pas telle qu’elle puisse engendrer
des conséquences fatales. Pas même les incidents navals ne lui semblent
importants. »
Alexis a inventé la non-intervention et l’a imposée, en exagérant l’inquiétude du gouvernement anglais, qui n’en demandait pas tant. Il objectivait ainsi des processus qui justifiaient son action et la conditionnaient
tout autant : la nécessité de maintenir une tradition le hantait, lui qui
n’était pas un héritier. L’argument de la concorde nationale, qu’il agita
sincèrement ou non, lui venait d’autant plus facilement à l’esprit que son
identité nationale était complexe, et son patriotisme soupçonné. Sa crainte
des désordres intérieurs procédait d’une appréhension très médiatisée des
mouvements sociaux, dont il méconnaissait la réalité et s’exagérait peutêtre la portée. Quant à la solidarité avec l’Angleterre, elle était davantage
un moyen qu’une fin : rien n’indiquait le risque d’une rupture de l’Entente
cordiale ; il fallait, pour le croire, beaucoup de mauvaise foi, ou bien peu
de confiance en la position française.
Les retours d’Alexis sur son action en défaveur du gouvernement républicain suivirent naturellement les fluctuations de la mémoire collective ;
ils s’adaptèrent aux réceptions successives de la guerre d’Espagne. En 1936,
Alexis ne voulait pas se laisser enfermer dans le rôle du serviteur du Front
populaire, ce qui ne l’empêcha pas d’agir en sous-main, pour ne pas avoir
à rompre avec Léon Blum. Après guerre, il ne voulut plus paraı̂tre le trop
gai fossoyeur des espoirs républicains espagnols ; il se faisait oublier en
devenant, pour Cameron, « un homme de gauche » ; pour autant, l’étude
de l’historienne américaine ne niait pas sa responsabilité dans le processus
de décision et le montrait dénué de toute sympathie pour l’idée d’une
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Espagne communiste, ce qui convenait à l’ère glaciale de la guerre froide.
Ce portrait ne correspondait plus aux horizons d’attente du milieu des
années 1960. Alexis l’adapta au goût du jour grâce à de subtiles modifications de traductions, et au caviardage de paragraphes entiers. Il allait dans
le sens d’un durcissement de sa position en général, afin que son rôle
dans l’affaire espagnole n’apparût pas comme le signe précurseur d’un
esprit munichois, devenu synonyme de lâcheté politique. Il ne reniait pas
la nécessité pour la France de conserver à tout prix la solidarité anglaise,
et se reconnaissait une influence dans la décision, mais il insistait désormais
sur la responsabilité de Blum. En passant de l’anglais au français, lorsque
Elizabeth R. Cameron évoquait le secrétaire général, au pouvoir « supérieur
à ses ministres », Alexis préférait se dire désormais « plus ferme » qu’eux...
En 1972, enfin, pour son tombeau de la Pléiade, Alexis ne revendiquait
plus rien de la décision de non-intervention : « Débuts de la guerre d’Espagne. Appelé par le chef du gouvernement à faire un exposé diplomatique
en conseil de cabinet. » Et c’était tout.
La postérité ne s’est pas satisfaite de cet effacement ; ce qu’Alexis avait
laissé filtrer de son action, dans la version originale de l’étude de Cameron,
inspira la plupart des historiens de la guerre d’Espagne. On retrouve indéfiniment, dans leurs travaux, le rapprochement historique un peu hâtif suggéré par Alexis devant l’historienne américaine, pour expliquer ce qui avait
mû son action : la crainte d’une « nouvelle Sainte-Alliance à la Metternich ». Georges Soria reprit l’expression pour conclure sévèrement que « la
théorie selon laquelle la non-intervention sauva l’Europe de la guerre en
août 1936 est historiquement insoutenable ». En France, le verdict déplorable de Jean Lacouture sanctionnait le jugement dominant de son temps :
« En résumé il semble que ce qui fit basculer la majorité, ce fut [...] la
vigueur avec laquelle Yvon Delbos, jusqu’alors modérément partisan de
la prudence, mais frappé au cours des dernières heures par les avis venus
de Londres et “remonté” par Alexis Léger et son groupe, plaida pour le
projet auquel son nom était désormais associé 17. » S’il n’était pas toujours
nommé, son œuvre était généralement condamnée. Pour Émile Témine,
« Que la non-intervention ait été une immense duperie », il n’en fallait
« pas douter 18. » L’historiographie la moins défavorable aux nationalistes,
qui s’efforçait de rééquilibrer le jugement de la postérité, ne se donna pas
la peine de réhabiliter l’action du secrétaire général, en éludant sa participation à la non-intervention. Après la mort d’Alexis, Dorothy, sa veuve, ne
voulut pas croire le témoignage de Madariaga qui attribuait à son mari
l’invention de la non-intervention. Elle mena l’enquête pour laver son
grand homme de ce qui devenait un soupçon infamant.
Quelle leçon en tirer ? Que le droit d’ingérence, notion typiquement de
droite, au XIXe siècle, avait basculé à gauche, en devenant avec la guerre
d’Espagne un devoir d’intervention. À vrai dire, Alexis n’était pas la seule
victime de ces chassés-croisés de la mémoire. À l’annonce de l’accord de
non-intervention en Espagne, le New York Times attribua à Blum le mérite
d’avoir épargné une nouvelle guerre à l’Europe. L’accord constituait un
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développement « encourageant » sur la voie d’une coopération internationale. Le chef du gouvernement avait droit à des éloges pour son « ton
calme et mesuré » que le Times opposait aux bruits de sabres entendus
ailleurs en Europe. Le même journal, à la mort de l’homme d’État, ne
voyait plus qu’une seule macule à son bilan : sa politique de non-intervention en Espagne. « Ce n’était pas du meilleur Blum », tranchait le quotidien, qui n’avait pas sondé sa propre mémoire 19.
Épilogue espagnol
Les diplomates français eurent le sentiment croissant que la non-intervention était une duperie. Au Comité international de contrôle institué à
Londres la mauvaise foi italienne et allemande s’épanouissait sans conséquences. Alexis maintenait la fiction d’une non-intervention ; en voulant
la sauver à tout prix, il laissait ceux qui passaient outre en profiter à loisir.
Le Quai d’Orsay en était conscient, sans vouloir renoncer à cette étrange
pratique de la sécurité collective, qui ressuscitait le traditionnel concert des
grandes puissances, l’Italie ayant seulement remplacé la défunte AutricheHongrie. En juillet 1937, un diplomate français confia à William C. Bullitt
que, de toute évidence, l’Allemagne et l’Italie jouaient la montre et faisaient
traı̂ner les discussions au Comité pour favoriser Franco, dont le succès ne
faisait plus de doute, fort de leur soutien 20. René Massigli qui, au printemps 1937, demeurait opposé à la pratique de la non-intervention relâchée, consistant à rendre la frontière poreuse, qualifiait de « farce » la nonintervention, au début de l’année 1938. Les Anglais demeuraient d’une
neutralité si flegmatique, face aux violations italiennes et allemandes,
qu’Alexis lui-même s’en agaça, leur reprochant d’être « prêts à accepter
n’importe quelle concession plutôt que de mettre cartes sur table ».
La victoire de Franco devenait certaine ; la frustration des diplomates
français progressait. Ils avaient le sentiment d’avoir facilité le succès du
camp germano-italien, sans contrepartie, et de l’avoir légitimé par une
parodie de règlement international. Au Comité de Londres, ils subissaient
la morgue de leurs représentants, les ambassadeurs Dino Grandi et Joachim
von Ribbentrop. Tandis que les chances des républicains diminuaient,
Alexis tirait encore de cette institution la satisfaction de mettre en exergue
les manquements italiens. C’était toujours bon à prendre pour justifier la
froideur de Paris envers Rome, dont les Britanniques se désolaient. L’ambassadeur sir Eric Phipps, à Paris, désamorçait les diatribes italophobes
d’Alexis en rendant exactement compte de leurs outrances. Saisi de nouvelles promesses italiennes de neutralité dans le conflit espagnol, en septembre 1937, Alexis les qualifia de comédie destinée à rassurer Paris ; il se
dit persuadé qu’au même moment de nouveaux renforts italiens partissent
en Espagne. « Plus anti-italien que jamais », rapporta Phipps, Alexis refusait d’accorder le moindre crédit à la parole de « brigands et pirates qui
justifiaient que l’on prı̂t toutes les précautions possibles avec eux ». Vansittart n’était pas dupe du procédé de l’ambassadeur anglais, qui discréditait
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son ami en même temps que ses thèses. Il réclama que de telles informations fussent envoyées sous pli privé, à Eden ou à lui-même, pour éviter
que les sentiments anti-italiens du secrétaire général ne fussent dénaturés,
sortis de leur contexte, par certains de ses détracteurs. Vansittart pensait
probablement à ceux qui, en Angleterre, lui reprochaient de faire fond sur
l’équipe en place du Quai d’Orsay, en dépit de leur hostilité à l’Italie.
Phipps fit semblant de comprendre qu’on lui demandait de la discrétion à
l’égard des adversaires français d’Alexis, le ministre Chautemps par exemple, réputé plus conciliant envers les Italiens.
Quels étaient les sentiments intimes d’Alexis face au verdict des champs
de bataille ? Il est bien difficile de le savoir. Pas moyen d’apercevoir son
reflet dans la presse. Ses journalistes étaient divisés sur la question. La
Revue de Paris des Fels était, comme le plus gros de la droite traditionnelle
et catholique, fiévreusement favorable à Franco. Inversement, Pertinax,
Buré et bientôt Kérillis, étaient trop patriotes pour ne pas s’inquiéter d’une
Espagne otage de l’Allemagne. Alexis louvoyait. En janvier 1937, il était
demeuré insensible aux propositions des républicains, qui offraient de
céder le Maroc espagnol à la France, si elle pouvait garantir la non-intervention effective de l’Allemagne, qu’on paierait par quelque compensation
prise aux empires français ou anglais. Il redoutait l’inquiétude anglaise
causée par la présence soviétique en Méditerranée. Mais il n’était pas disposé à laisser l’Allemagne et l’Italie s’installer durablement en Espagne. À
l’été 1937, il participa au regonflage de Delbos, pour obtenir un regain
de collaboration franco-anglaise et faire appliquer la politique de nonbelligérance en Méditerranée. Pour autant, il se mit sur le chemin de ceux
qui, dans l’entourage de Delbos, l’encourageaient à revenir sur le principe
même de la non-intervention.
Le Quai d’Orsay et le Foreign Office agitèrent un vague projet d’occupation franco-anglaise de Minorque, pour mieux supporter l’agacement de
ne rien faire. Tout cela annonçait les chimères franco-anglaises de la drôle
de guerre, et, de fait, cela y ressemblait beaucoup. Alexis ne voulait pas
que les Italiens s’installassent en Espagne, mais il ne faisait rien pour les
en empêcher. En janvier 1939, quelques semaines avant la reconnaissance
par la France du nouveau régime, Alexis exhuma encore comme un argument décisif, pour obtenir de Londres le départ des « volontaires » italiens
de la péninsule (encore un exemple de l’habitude fâcheuse de la diplomatie
à parler en des termes fictifs, puisque ces volontaires étaient en réalité
des corps de militaires spécialisés), une note espagnole promettant que le
gouvernement républicain montrerait de bonnes dispositions à l’égard de
l’Italie après le conflit ! Non sans être un peu interloqués par une remarque
si peu opportune, et pour ainsi dire déjà anachronique, les Anglais admirent poliment que l’ambassadeur espagnol à Londres leur ait fait la même
assurance.
Au début de l’année 1939, découvrant soudain les conséquences de leur
politique, les diplomates du Quai d’Orsay accomplirent quelques gestes
désespérés. Les Anglais, de leur côté, préparaient l’avenir en s’assurant de
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la neutralité de Franco, dont ils voulaient tenir la certitude qu’il ne laisserait pas l’Italie s’installer en l’Espagne, ainsi qu’ils l’avaient pronostiqué,
en spéculant sur son nationalisme. Alexis, que Naggiar trouvait « découragé
par le ravaudage perpétuel qu’il était obligé de faire », favorisa une disposition tardive de Daladier à aider les républicains. Henri Hoppenot, qui
venait de rejoindre la direction d’Europe, en fut le témoin rageur. Le
22 janvier, sa femme nota : « On entrouvre la frontière franco-espagnole
pour laisser passer des vivres et même secrètement des armes et des munitions. Tout cela vient trop tard. » Les Allemands avaient ralenti leur assistance pour retarder l’issue d’un conflit qui, devenant certaine, affranchirait
les nationalistes espagnols de leur dépendance. Avec la chute de Barcelone, le 26 janvier, les chances des forces républicaines s’évanouirent.
La transition fut douloureuse. Il fallait décider du moment opportun
pour reconnaı̂tre le gouvernement de Franco, tandis que Negrı́n refusait
de rendre les armes. À droite, on trouvait que le Quai d’Orsay traı̂nait ;
à gauche, on lui reprochait sa hâte. Le 13 février, sir Eric Phipps fit
connaı̂tre au ministre Georges Bonnet la disposition de son gouvernement
à franchir le pas, sans conditions ; plus vite ce serait fait, moins les
influences étrangères auraient de prise sur le nouvel homme fort de l’Espagne. Aussitôt Georges Bonnet et Édouard Daladier respectivement
ministre des Affaires étrangères et président du Conseil, sondèrent leurs
conseillers diplomatiques. Fallait-il reconnaı̂tre Franco et lui envoyer un
ambassadeur sans attendre la chute de Negrı́n, ou ne pas se hâter « à s’humilier devant le succès », comme Blum l’avait préconisé l’avant-veille ?
« Léger, Charvériat, Rochat, sont d’accord pour conseiller à Daladier d’attendre, alors que La Baume, et tous ceux qui entourent Bonnet, sont
d’un avis contraire », rapporte Hélène Hoppenot. Le secrétaire général, qui
n’avait rien fait pour aider l’Espagne républicaine, refusait d’admettre sa
défaite et ne préparait pas l’avenir. On aurait tort de le taxer d’inconséquence : passif, prudent et conservateur en juillet 1936, il le demeurait en
février 1939, incertain de l’avenir. En août 1938, déjà, Georges Bonnet
avait envoyé un émissaire officieux à Franco en la personne de Louis
Malvy, radical modéré. Alexis avait fait capoter l’affaire en alertant Buré et
Tabouis, deux de ses fidèles relais. Pendant tout le début de l’année 1939,
la presse de droite accusa le secrétaire général de gêner l’établissement de
bonnes relations franco-espagnoles.
Le 24 février, la Chambre des députés facilita la tâche des diplomates
en votant par trois cent vingt-trois voix contre deux cent soixante et une
la reconnaissance du gouvernement de Franco. Alexis songea à envoyer
Hoppenot à Burgos ; ce fut finalement Rochat qui apporta la reconnaissance par la France du nouveau régime. Il fallait envoyer un ambassadeur
à Franco. Le secrétaire général prit soin devant ses collègues modérés de se
démarquer du choix gouvernemental du maréchal Pétain ; il rapporta à
Hoppenot ce propos de Bonnet : « Il vaut mieux que vous acceptiez sans
protester la nomination du maréchal Pétain à Burgos. » L’authenticité du
mot n’importe guère. Il suffit de savoir qu’il était crédible. Le peu d’estime
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que Pétain portait au secrétaire général était notoire. À son habitude, Alexis
compensait ce défaut par des flatteries, côté jardin, et par des piques,
côté cour. Raymond de Sainte-Suzanne connaissait suffisamment son chef
pour apprécier son jeu : « Pétain juge Alexis sévèrement et le dit : Alexis
ne néglige jamais, bien après avoir reçu ces blessures, d’attaquer Pétain dès
que l’occasion s’en présente, mettant au jour ce qu’il y a de plus faible
dans le maréchal, mais jamais inutilement – c’est-à-dire en choisissant des
interlocuteurs puissants –, mais jamais maladroitement – il attend l’occasion –, mais jamais avec une sévérité âpre. Les défauts sont notés comme
des évidences sur lesquelles on ne s’appesantit pas, tant elles sont évidentes.
Le jugement, “dur”, est peu appuyé et seul le ton, un peu plus tranchant
qu’il ne le voudrait peut-être, trahit la violence de son sentiment. » Un
jour, Alexis se mettait en frais pour le maréchal, rencontré à un dı̂ner
officiel offert par l’ambassade d’Angleterre :
« Vous êtes de plus en plus jeune, le Maréchal.
— Je vieillis pourtant bien.
— Vous n’avez même pas de ventre.
— Ah ! Pour cela je vous ferai la réponse que m’a faite autrefois un vieux
général que je félicitais de la même façon. Il se frappa le ventre et dit : “Pour
le tambour, ça va encore, mais pour ce qui est de la baguette !” »
Un autre jour, dans ses bureaux, il égratignait d’un mot assez puéril son
adversaire : « Le maréchal Pétain ne désire plus rencontrer le général
Franco. Pourquoi ? “Parce qu’il est trop bête.” Léger, en apprenant cette
parole, s’est écrié : “Franco commence à remonter dans mon estime.” »
C’est celui qui dit qui l’est : Alexis ne brilla jamais par son humour.
Le secrétaire général n’avait pas pensé à Pétain pour un poste qu’il
pensait réserver à Marcel Peyrouton. Mais cette nomination allait dans le
sens de l’avenir qu’il souhaitait à l’Espagne : « Un gouvernement clérical,
même monarchique, pour diminuer la Phalange. » Au reste, Alexis n’estimait pas maladroit de faire couvrir par le maréchal les abandons du
gouvernement.
En couvrant de son autorité briandienne la nomination du vieux maréchal, Alexis facilitait également la tâche de Bonnet, qui ne se priva pas de
s’en féliciter fielleusement dans ses mémoires : « J’étais à cette occasion
furieusement attaqué, ainsi que Daladier, par la majorité du Front populaire, très hostile à Franco, et nous n’aurions pas résisté si le secrétaire
général du Quai avait manifesté de quelque façon que ce soit son désaccord
avec notre politique. » Alexis craignait seulement qu’un succès de Pétain à
Madrid relançât sa carrière sur un terrain politique. Il n’en voulait pas
comme successeur de Bonnet aux Affaires étrangères. Sollicité au début de
la drôle de guerre, Pétain déclina l’offre d’entrer dans une combinaison
trop élargie à gauche, et préféra demeurer à Madrid. Alexis, une fois de
plus, retourna en sa faveur une décision qui lui avait échappé en fixant
durablement le maréchal à Madrid, au sein de son administration, pour
éviter de l’avoir à Paris, au gouvernement. Il mit tout son art épistolaire
au service de ce calcul. Deux fois, il parvint à convaincre le maréchal, tenté
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par la politique, de poursuivre sa mission à Madrid. En octobre 1939,
Sainte-Suzanne enregistra les premières rumeurs qui attribuaient à Pétain
le désir de devenir président du Conseil et la réaction de son patron : « Il
est certain que le maréchal veut démissionner et rentrer. Ce matin, Léger
a rédigé une lettre au maréchal, le suppliant de rester. Cette épı̂tre, remarquablement tournée, est partie ce soir après avoir été signée par Daladier. »
En janvier 1940, même désir du maréchal, même réplique d’Alexis, dont
les Hoppenot furent les témoins amusés : « Le maréchal Pétain, poussé par
des parlementaires qui y ont intérêt, avait pris la décision de quitter son
poste, mais la lettre de quatre pages envoyée par Daladier, le priant d’y
rester encore, l’a flatté et touché. “Qui l’a écrite, a-t-il demandé, ce doit
être Coulondre ?” “Eh bien détrompez-vous, c’est Léger.” Jusqu’alors, on
ne sait pourquoi, Léger lui était apparu comme un ennemi personnel. »
En avril 1940, encore, il aurait dissuadé le maréchal d’entrer dans une
combinaison Reynaud au cours d’une longue conversation en tête à tête,
à Paris. C’est du moins ce qu’il raconta pendant la guerre à Pertinax. De
lettres en entretiens, Pétain resta à Madrid aussi longtemps que le secrétaire
général sut se maintenir à Paris. Pour Alexis, ce fut peut-être la plus heureuse conséquence de la guerre d’Espagne et de la victoire des nationalistes
qu’il avait favorisée.
Ne pas s’allier avec l’URSS
En 1933, Alexis s’était indigné de l’offre soviétique d’une alliance bilatérale. En 1934, il avait voulu insérer dans un pacte multilatéral le projet de
Barthou. En 1935, il en avait été le fossoyeur, avec Laval. En mai 1935,
il avait contribué à laisser sans réponse l’offre soviétique d’alliance militaire.
La remilitarisation de la Rhénanie, qui avait manifesté l’isolement de la
France, avait permis aux dirigeants soviétiques d’apprécier leur assistance ;
en l’occurrence, ils savaient qu’elle demeurerait platonique. Le succès du
Front populaire relança le projet d’une alliance militaire. À la fin du mois
de juin 1936, Litvinov suggéra à Delbos d’entamer des discussions militaires. En septembre 1936, le général Schweisguth, sous-chef d’état-major
de l’armée, fut invité aux grandes manœuvres russes. Au mois d’octobre,
Maxime Litvinov fit de nouvelles ouvertures à destination de Léon Blum,
mieux disposé que son ministre. Le président du Conseil français laissa
entendre au commissaire du Peuple que l’état-major et le ministre de la
Guerre, Édouard Daladier, sabotaient ses instructions.
Deux camps se dessinaient à Paris. D’un côté, la Guerre et l’état-major,
hostiles à tout engagement bilatéral avec l’URSS, tandis que, de l’autre,
Blum et certains jeunes turcs du parti radical, dont Pierre Cot, étaient
enclins à entreprendre des négociations avec les Soviétiques. Ces deux
camps se percevaient comme tels, sans s’affronter ouvertement. De quel
côté ranger Alexis ? Comme à son habitude, il servait à son interlocuteur
le menu espéré. Le 8 octobre 1936, il se rencontre avec le général Schweisguth. Chaleureux et complaisant, il lui réclame sa relation des grandes
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manœuvres avant de se lancer dans une longue diatribe ; mis en confiance,
le général abonde dans son sens : « Je lui dis combien, de l’avis de nos
chargés d’affaires à Moscou et à Berlin, des conversations d’état-major avec
les Soviets, auxquels certains renseignements récents avaient fait allusion,
pourraient avoir des conséquences graves en fournissant à l’Allemagne un
prétexte d’encerclement qu’elle pourrait invoquer à tout moment. »
Que disait-il à Léon Blum, qu’il savait favorable à des discussions avec
les Soviétiques, ou à l’ambassadeur de France à Moscou, Robert
Coulondre, qui réclamait assez d’aliment à l’adresse des Soviétiques pour
« les calmer et en tout cas leur donner la sensation du contact » ? Robert
Coulondre ne considérait probablement pas que le secrétaire général freinait autant que Daladier et l’état-major, sans quoi ce n’est pas à lui qu’il
aurait demandé de faire pression sur son ministre pour entretenir l’intérêt
des Russes : « Si nous leur laissons acquérir la conviction que [le pacte
franco-soviétique] n’a été qu’une vue de l’esprit et un jeu d’écritures, ils
nous laisseront pour se replier sur eux aussitôt qu’ils penseront pouvoir
tourner sans danger le dos à l’Europe. [...] Le plus grave à mon sens, c’est
le sentiment d’impuissance que nous leur donnons. Je n’ai pas pu le dire
aussi crûment dans ma lettre officielle, mais c’est bien l’idée que couvrait
cette phrase de Kalinine : “Je sais bien que votre gouvernement est favorable à une collaboration technique, mais voilà, il y a l’opposition des
services.” Réellement, il urge d’aboutir pour le crédit commercial et les
prototypes. » À l’instar de Coulondre, Potemkine, l’ambassadeur russe à
Paris, considérait que le secrétaire général du Quai d’Orsay était plutôt un
allié qu’un ennemi du rapprochement franco-russe 21.
Alexis se moulait avec autant de complaisance dans les arguments de
Blum et Coulondre que dans ceux de Daladier et Gamelin. Ces derniers
lâchaient du lest, au reste, à la fin de l’année 1936, pour ne pas perdre le
contrôle de la collaboration aérienne que Pierre Cot était disposé à engager
en se passant de leur assentiment. Entre ces deux camps si marqués, Alexis
réussissait ce prodige de paraı̂tre neutre. En novembre 1936, au cours
d’une réunion convoquée par Léon Blum, à son domicile, le président du
Conseil avait arbitré en faveur de Pierre Cot, qui souhaitait envoyer à
Moscou des experts français pour donner un contenu militaire au rapprochement franco-soviétique. L’échange avait été vif entre le jeune radical et
ses opposants, Daladier et Gamelin. Selon le rapport des agents soviétiques,
Alexis s’était tenu prudemment à l’écart de la discussion, même s’il apporta
« plutôt [son] soutien à Daladier et Gamelin 22 ». Les Soviétiques ne désespéraient pas d’Alexis, dont ils se figuraient que les atermoiements tenaient
davantage de la prudence carriériste que d’une tactique dilatoire concertée
avec les militaires.
En janvier 1937, Chautemps expliqua à l’ambassadeur Potemkine que
des rencontres d’états-majors risquaient de provoquer l’Italie et l’Allemagne
et d’agacer la Grande-Bretagne. Pour le coup, Litvinov s’agaça. Il décida
de presser les dirigeants français. À Genève, il initia d’assez vagues discussions avec l’Allemagne. Moscou leur donna la publicité à laquelle le lieu
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disposait, afin de raviver l’intérêt de la France. Alors que Léon Blum s’en
trouva refroidi, le général Schweisguth fut sensible à la menace d’un rapprochement germano-soviétique, et reçut dans la foulée Semenov, l’attaché
militaire soviétique. Saisi des questions techniques que l’état-major adressait à l’Armée rouge, l’ambassadeur Potemkine conclut que les Français
manifestaient de meilleures dispositions. Mais le commissaire aux Affaires
étrangères, Maxime Litvinov, lui demanda de laisser mariner encore le
secrétaire général du Quai d’Orsay : « J’estime un peu prématurée votre
déclaration à Léger sur le caractère souhaitable de négociations concrètes
directes entre membres autorisés des états-majors. Je sais, contrairement à
vous, si la motivation existe à Moscou pour de telles négociations, or j’ai
des raisons d’en douter fortement 23. »
Au reste, Alexis n’était pas plus motivé que Staline. Pourquoi une telle
nonchalance à considérer l’offre russe ? Il n’était pas plus demandeur avec
Moscou qu’avec Rome. S’il voulait bien s’entendre avec ces capitales pour
organiser des accords régionaux et geler des situations périlleuses, l’indépendance de l’Autriche avec l’Italie, la frontière orientale de l’Allemagne
avec l’URSS, il ne voulait rien concéder sur un plan bilatéral. Jusqu’en
1939, Alexis ne craignit pas assez l’Allemagne pour vouloir s’entendre avec
une Russie dont il pensait qu’elle était une cause imprévisible d’instabilité
internationale, et une source certaine de discorde nationale. La géographie
commandait tout : à la différence de la France, la Russie n’avait pas de
frontière commune avec l’Allemagne, ni même avec la Tchécoslovaquie,
par où elle aurait pu toucher sa frontière orientale. D’un point de vue
stratégique, la renaissance de la Pologne réduisait considérablement l’intérêt de l’alliance russe ; c’est ce que le 2e Bureau répétait indéfiniment au
ministre de la Guerre et au Quai d’Orsay. Enfin, Alexis répugnait à l’audace, au péril et à l’inconnu d’une alliance avec l’Union soviétique, qui
représentait tout à la fois l’imprévisible Russie (Brest-Litovsk), le communisme subversif et l’Armée rouge difficile à évaluer. Pris entre ses craintes,
celles de l’Angleterre, et la franche hostilité des militaires, Alexis réussit
pendant toute l’année 1937, et jusqu’aux crises de l’année 1938, qui apprécièrent le renfort russe, à paraı̂tre ne pas entraver une entente auprès de
tous ceux qui la souhaitaient, à Moscou et à Paris, pour tenir l’URSS à
distance de l’Allemagne.
Suite aux entretiens de l’attaché militaire Semenov avec les généraux
Schweisguth et Colson, au mois de février 1937, le gouvernement français
fut saisi d’une offre précise. Agressée par l’Allemagne, la France recevrait
l’assistance de l’Armée rouge, par voie terrestre si la Pologne et la Roumanie le permettaient, par voie aérienne dans le cas contraire. L’Armée rouge
était également disposée à envoyer des troupes en France. Quel type d’assistance la Russie pouvait-elle espérer en contrepartie, si elle était agressée
par l’Allemagne ? Léon Blum se rencontra avec l’ambassadeur Potemkine,
le 17 février 1937 ; favorablement impressionné par le courrier de Staline,
il remercia l’ambassadeur de ces offres « directes et détaillées ». Témoin de
la nouvelle ardeur du président du Conseil, Alexis lâcha du lest et lui
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promit que le Quai d’Orsay et la guerre « respecteraient loyalement la
politique du gouvernement sur les discussions militaires 24. »
Mais après ces belles paroles, plus rien que des réponses dilatoires, des
désistements prudents ou des rebuffades. En mars, l’état-major répondit
aux offres russes par de nouvelles questions, qui éludaient la coopération
terrestre puisqu’elle était pratiquement suspendue à des facteurs politiques
(accord de la Pologne et des Pays baltes). Vorochilov, le commissaire du
peuple à la Défense, perdait patience. Conscient des divisions du cabinet
français, Potemkine, depuis Moscou, déconseilla à Sourits, le nouvel
ambassadeur soviétique à Paris, de pousser plus avant des discussions qui
mettraient en péril Blum et Cot, partisans isolés des discussions militaires.
Ils subissaient, en ce printemps 1937, la pression du Foreign Office, que
Delbos et son secrétaire général relayaient complaisamment. Aux yeux d’un
farouche anticommuniste comme sir Eric Phipps, Alexis paraissait encore
trop enclin à négocier ; l’ambassadeur anglais fondait de plus grands espoirs
en Daladier et Chautemps pour contrarier les plans du tandem BlumCot 25.
Les purges du printemps contribuèrent à distendre les relations. L’Armée
rouge, dont on doutait déjà de la valeur, avait été décapitée. Qu’espérer
d’un tel allié ? L’effet fut désastreux sur l’état-major français comme au
Quai d’Orsay. De dépit, en novembre 1937, Sourits prophétisa à la France
une « capitulation totale devant Hitler et Mussolini ». Désabusé, l’ambassadeur soviétique estimait désormais que Paris avait signé le pacte francosoviétique en 1935 dans le seul but d’éviter un rapprochement entre
Moscou et Berlin.
En 1938, les menaces allemandes sur la Tchécoslovaquie relancèrent la
question russe. La Tchécoslovaquie était garantie par la Russie aussi bien
que par la France, deux puissances qui n’avaient pas de frontière avec elle.
Une assistance militaire de Moscou par la Pologne n’était pas envisageable,
mais Beneš estima en avril 1938 que si les Français insistaient, la Roumanie
ne s’opposerait pas au passage de l’Armée rouge. Maxime Litvinov entreprit Georges Bonnet sur ce thème lorsqu’ils se rencontrèrent au mois de
mai. Peine perdue : le ministre français des Affaires étrangères croyait
savoir que la Roumanie était hostile à une ouverture de ses frontières.
À la demande de Litvinov d’établir pratiquement les modalités militaires
d’assistance à la Tchécoslovaquie à l’échelon des états-majors, Bonnet
répondit que les attachés militaires y suffiraient. Depuis le mois d’avril,
Coulondre plaidait vainement dans le sens soviétique. Son attaché militaire, le général Palasse, renforçait sa résolution, qui militait depuis son
arrivée pour réévaluer le potentiel militaire soviétique à la hausse. Palasse
s’autorisait de surcroı̂t à souligner l’intérêt stratégique d’une alliance militaire avec l’URSS, pour la France aussi bien que pour l’Allemagne, qui y
trouverait l’équivalent de « la conquête de la liberté des mers ». Dans une
lettre privée au général Dentz, il regretta que l’on eût escamoté son rapport
qui développait ces thèses. Son supérieur lui répondit qu’à peine arrivé,
et n’ayant assisté à aucune manœuvre militaire, il n’aurait pas dû juger
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favorablement une armée que les purges avait étêtée (« quand on songe
aux hécatombes de cadres faites par l’épuration qui a amené à des postes
élevés des chefs à peu près analphabètes comme, par exemple, le commandant de Corps d’Armée Gorodikov »), avant de conclure par ce jugement
définitif : « d’ailleurs, il ne vous a certainement pas échappé que la littérature militaire soviétique est d’une médiocrité qui confine à la puérilité » 26.
Alexis se comportait avec Robert Coulondre comme le général Dentz
avec Palasse. Loin de l’image que s’en faisait Crouy-Chanel, il ignorait
purement et simplement les appels de l’ambassadeur à ouvrir des négociations d’état-major. Il réservait ses explications à Osusky, l’ambassadeur
tchèque à Paris : le gouvernement français ne souhaitait pas aller de l’avant
dans des conversations militaires, parce qu’elles constituaient une « puissante source de conflit entre la droite et la gauche en France ». Il est vrai
que Georges Bonnet, son ministre depuis le 10 avril 1938, ne l’encourageait pas à favoriser les contacts avec Moscou. En pleine crise sudète, le
2 septembre 1938, Sourits implora Bonnet de montrer davantage de fermeté et de ne pas demeurer à la traı̂ne de Londres ; à quoi le ministre
français répliqua, selon ses propres confidences à Phipps, par une question
demeurée sans réponse sur l’aide que l’URSS était disposée à apporter à
Prague en cas d’attaque allemande. Bonnet conclut devant l’ambassadeur
britannique que « le seul désir de l’URSS était de provoquer une guerre
générale ; de ces eaux troubles, elle tirerait la meilleur pêche 27 ».
Ne pas se rapprocher de l’Italie
Dans l’affaire éthiopienne, à la fin de l’année 1935, Alexis avait pleinement rassuré les inquiétudes navales de l’Angleterre en interprétant selon
leur désir l’article 16 de la SDN et en militant en faveur d’une alliance
défensive des flottes franco-anglaises. Son mépris des Italiens l’engageait
dans cette voie le cœur léger et la tête froide, car il ne doutait pas de
l’échec de leur aventure militaire. Le 15 mars 1936, il claironnait encore
que « les Italiens seraient jetés à la mer ». Quelques semaines plus tard, les
Éthiopiens déposèrent les armes ; le 9 mai, le roi d’Italie fut proclamé
empereur d’Éthiopie.
Au début de l’année 1936, l’amitié franco-italienne n’était pas encore
moribonde. Le gouvernement Sarraut, avec Flandin aux Affaires étrangères, avait pris la suite de Laval : Londres ayant demandé à la France de
rallier son plan d’embargo pétrolier, qui devait paralyser les opérations
militaires de l’Italie, Flandin avait fait la sourde oreille. Massigli ne croyait
pas, sur cette question, devoir s’opposer à son ministre. Alexis ne le possédait pas assez pour le convaincre de satisfaire la requête d’Anthony Eden,
qui avait remplacé Samuel Hoare à la tête du Foreign Office. Il attendait
son heure. Les élections du printemps 1936 lui donnèrent, avec une nouvelle Chambre, de nouveaux chefs, et l’occasion d’infléchir la politique
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italienne de la France. Avec le gouvernement du Front populaire, le rapport s’inversa. Désormais, les Anglais souhaitèrent davantage que les Français ménager Mussolini. Alexis ne fut pas pour rien dans le refroidissement
franco-italien, s’il fut impuissant à empêcher le réchauffement italo-anglais.
En mai 1936, dans une discussion avec Lloyd Thomas, le numéro deux
de l’ambassade d’Angleterre, il feignit de ne pas comprendre le désir de
rabibochage anglais. Depuis la défaite éthiopienne, admettant le fait
accompli, les Anglais souhaitaient se rapprocher de Rome ; ils auraient
aimé que les Français les y aidassent. Paris entretenait des relations assez
cordiales pour jouer les médiateurs ; Mussolini, au début du mois de juin,
faisait encore savoir à Bertrand de Jouvenel, journaliste en vue et fils de
l’ancien ambassadeur de France à Rome, qu’il préférerait, à une entente
avec Berlin, un rapprochement avec Paris. Il se lassait cependant d’espérer.
On préparait des deux côtés de la Manche la réunion du Conseil de la
SDN du 15 juin 1936, qui devait décider de la levée des sanctions. L’Italie
menaçait de quitter la SDN, après l’Allemagne, si elle n’obtenait pas satisfaction. Les Anglais ne voulaient pas endosser seuls cette responsabilité.
Lloyd Thomas avait été chargé par Vansittart de sonder, à travers Alexis,
les intentions françaises, difficiles à deviner à la soudure entre l’équipe
Sarraut-Flandin et leurs remplaçants Blum-Delbos 28.
Avec une habilité consommée, Alexis embrouilla son interlocuteur pour
mieux le sonder à son tour, et joua de la transition ministérielle pour
confronter les Anglais à deux hypothèses. Flandin, dit-il, aurait compris
d’un entretien qu’il avait eu avec Eden, lors de son passage à Paris, que
l’Angleterre était disposée à offrir une porte de sortie à l’Italie. Blum, au
contraire, aurait conclu d’une autre conversation, avec le même Eden, que
Londres ne voulait pas décrédibiliser la SDN en sauvant Mussolini. Eden
lui aurait exposé son désir de mener une politique genevoise « à outrance »,
exempte de la plus légère concession à l’Italie. Résigné à ce que Mussolini
se retirât de la SDN, il proposait à la France de revenir à une politique de
coopération plus étroite, et renforcée. C’était, de toute évidence, la politique que souhaitait personnellement Alexis ; c’était même l’expression
idéale de ses fantasmes les plus secrets, qu’il prêtait à Eden, par le truchement fictif de Léon Blum. Quiproquo agencé dont s’agaça Eden, ainsi
qu’on le devine au commentaire qu’il gribouilla sur la dépêche de Lloyd
Thomas : il n’avait pu adopter aucune des deux positions qu’on lui prêtait
sur la question, faute d’en avoir encore discuté avec son gouvernement.
Sans éventer le double jeu d’Alexis, il le désamorça. Vansittart fit savoir à
Lloyd Thomas l’étonnement du secrétaire d’État, qui parlait de « tempête
dans un verre d’eau » (ou plutôt de « storm in a teacup »). Eden renvoyait
Flandin et Blum dos à dos, mais il précisait toutefois que Blum était
particulièrement loin du compte (« wide of the mark »). Alexis en fut pour
ses frais. Lloyd Thomas était dupé (« Je suis persuadé que Léger a rapporté
les deux versions en toute bonne foi »), mais le Foreign Office n’était pas
contaminé par sa crédulité, en dépit des caresses appuyées du secrétaire
général à l’endroit de Eden, pour lequel il confiait avoir « la plus grande
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admiration ». Le secrétaire d’État s’était dérobé sèchement au sondage :
que les Français déterminent eux-mêmes leur politique, sans se soucier de
celle de l’Angleterre, l’heure venue, ce serait le temps des échanges. Delbos,
tout à sa politique expectante, laissa finalement les Anglais prendre l’initiative, « disposé à se joindre à toute suggestion qui serait émise par le gouvernement britannique 29 ». C’est ainsi qu’Alexis dut se résoudre à la levée des
sanctions contre l’Italie, le 4 juillet 1936.
Déçu de ne pouvoir maintenir Londres loin de Rome, Alexis n’en considéra pas moins que l’Italie s’était définitivement discréditée dans l’affaire
éthiopienne. Le gouvernement du Front populaire et la guerre d’Espagne
arrivaient à point nommé pour maintenir à distance un pays pour lequel
il avait peu d’estime, un régime qu’il n’aimait pas et une diplomatie qui
méprisait ouvertement la sécurité collective. En septembre 1936, la façon
dont Massigli évoqua la décision de l’assemblée de la SDN de maintenir
la délégation éthiopienne en dit long sur les illusions qu’il se faisait sur le
compte du secrétaire général : « Je devine avec quel sentiment vous apprenez ce qui se passe ici. » Massigli était convaincu qu’Alexis s’agaçait avec
lui de « cette extraordinaire évolution qui permettrait de douter du bon
sens que doivent avoir encore les représentants des trois quarts des États
européens, qui, par leur attitude, travaillent à cimenter le bloc germanoitalien ! »
Étienne de Crouy-Chanel a proposé deux explications à l’hostilité
d’Alexis envers l’Italie, après avoir rappelé sans rire qu’il était demeuré
attentif à conserver aux rapports avec l’Italie « un caractère détendu et
amical ». C’était vrai pour la forme ; Alexis respectait les règles de la plus
grande cordialité dans ses relations avec les ambassadeurs italiens en poste
à Paris : « Il accueillait Guariglia, homme de grand talent et de culture
raffinée, avec d’expansives démonstrations de plaisir qui ne surprenaient
pas ce Latin mais l’étonnaient et finalement l’emplissaient d’aise. [...] Aussi
bien tint-il à contrôler lui-même l’aménagement et la décoration de l’hôtel
que nous avions acheté rue de Varenne, pour y installer l’ambassadeur
d’Italie. » L’art de meubler les conversations et les appartements ne fait pas
une politique. La méfiance d’Alexis, par-delà ses goûts personnels, tenait à
deux suspicions.
Le dynamisme fasciste s’alimentait de revendications impériales dont la
satisfaction devait nécessairement passer par les intérêts de la France. Les
réclamations de Mussolini en Tunisie, au voisinage de la Libye italienne,
heurtaient la sensibilité coloniale d’Alexis et son patriotisme impérial. Plus
qu’un autre, il était soucieux de la France d’outre-mer, qu’il n’entendait
pas sacrifier à un peuple déclassé, mené par un dictateur méprisé. Eirik
Labonne, le vieux camarade d’Alexis, le dissuadait de céder un pouce de
désert africain, où il pressentait « la présence du pétrole ». Au souvenir
de Crouy-Chanel, il « venait de temps à autre plaider auprès d’Alexis Léger
l’intérêt de conserver ce qui n’était pas seulement des “arpents de sable”.
Il le faisait avec acharnement ». Vingt-cinq ans plus tard, il demeurait
reconnaissant à Alexis de son soutien d’alors : « Souvent, au cours de ma
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vie, je me suis promis de vous dire un jour quelle profonde et virile confiance
j’ai trouvée dans cette sûreté, dans le soutien inflexible que fut le vôtre, à
certaines heures, quand vous avez été en mesure de le faire jouer, lorsque
l’évolution politique africaine et l’orgueilleuse entreprise saharienne provoquèrent tant de remous, d’insultes et de dénonciations. » Pour autant, Alexis ne
s’opposa pas aux conversations franco-allemandes du mois d’août 1936,
lorsque Blum et Schacht inclurent le volet colonial aux négociations économiques entre les deux pays. Il était probablement sceptique sur l’issue des
discussions, mais il laissa faire, sans essayer de dissuader Blum, quoiqu’il
sût par Corbin les réticences anglaises.
À la même époque, il avait donné son aval à Labonne, qui voulait
détourner de l’Europe l’impérialisme allemand en l’associant à ses projets.
Son vieux camarade de concours lui en était encore reconnaissant en 1963 :
« J’ai cru pouvoir contribuer, si modestement que ce fût, à dériver l’Allemagne
déjà surchauffée de Hitler vers les aventures infinies du grand dessein africain.
Avec votre aveu, je me suis donc rendu à Berlin. J’y ai trouvé, avec un accueil
courtois, des audiences certainement attentives. Mais pas plus ! François-Poncet
m’a dit alors : “Je vois bien, les Allemands conçoivent bien votre dessein, son
immensité, ce qu’il peut signifier dans les orientations politiques de notre
époque. Hélas ! Il est trop tard. L’âme allemande, la voracité allemande, l’organisation allemande sont déjà enflammées et irrésistiblement tournées de nouveau nach osten.” Les séductions méridionales, africaines et sahariennes
étaient, par contraste, vagues ou dérisoires. L’entreprise devait donc demeurer
française, exclusivement française. » Hitler dérivait moins que Schacht de
cette famille pangermaniste aimantée par l’outre-mer ; il était vain de vouloir le détourner de son dessein européen, pas plus que Bismarck n’avait
su abolir la hantise de revanche de la jeune IIIe République dans le rêve
colonial.
Si Alexis voulait bien intéresser l’Allemagne à l’empire français, ainsi
que Claudel l’engageait à le faire depuis 1934, pourquoi en exclure à tout
prix l’Italie, sinon par dédain envers un pays dont le mérite lui paraissait
inférieur à ses revendications et les menaces supérieures à ses capacités de
nuisance ?
Le refus d’Alexis de ne pas faire le premier pas vers Rome, et sa
constante volonté d’empêcher la moindre impulsion favorable chez l’adversaire, tenait également à ses sources d’informations, au témoignage
d’Étienne de Crouy-Chanel : « Tous les matins, sur le coup de dix heures,
se présentait au secrétariat général, porteur d’une vieille chemise de cuir,
un agent du Département nommé Loiseau. Ce grand garçon retenait l’attention par l’intensité sensible de son désir de ne pas l’attirer. En fait, il
apportait au secrétaire général, copiés à la main sur papier vert (pour ne
pas être égarés), des résultats du travail de la nuit de nos services secrets
(écoutes téléphoniques, rapports de police, etc.). En 1935, ceux-ci avaient
réussi à se procurer le chiffre diplomatique italien et nous avons pu lire,
jusqu’à l’entrée en guerre, les messages échangés entre le ministère des
Affaires étrangères italien et ses ambassades à Paris et à Londres. » Ce
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n’était guère original. Tous les chiffres sont décodables et la plupart étaient
cassés. L’acharnement décrit par Crouy-Chanel à vouloir lire ces télégrammes laisse imaginer qu’Alexis cherchait des raisons qui confortassent
ses préjugés. Plus tard, il disposa d’une source autrement plus précieuse et
plus rare, en accédant au contenu de la valise diplomatique. Ce qu’il y lut
ne l’encouragea certes pas à changer d’opinion.
La pierre de touche de la politique anti-italienne d’Alexis reposa désormais sur une question de pure susceptibilité diplomatique, qui empoisonna
pendant deux ans les relations des sœurs latines. En octobre 1936, Alexis
avait précipité la retraite du comte de Chambrun. Les lettres de créance
de son successeur devaient être adressées au roi d’Italie, empereur d’Éthiopie, ce qui aurait entériné la reconnaissance de l’annexion éthiopienne. Le
gouvernement du Front populaire renonça à nommer René de SaintQuentin à Rome, qu’Alexis souhaitait éloigner du Département grâce à
cette mission prestigieuse. Jules Blondel, mais surtout Léon Noël ont attribué le premier rôle à Alexis dans cette affaire. Pour le meilleur ennemi
d’Alexis, « l’incident des lettres de créance de Saint-Quentin fut une des
nombreuses occasions où des fonctionnaires des deux ministères des
Affaires étrangères de Paris et de Rome s’appliquèrent, avec acharnement,
à saboter, parallèlement, tout rapprochement franco-italien et, par suite, à
faire glisser, de plus en plus, l’Italie dans l’orbite du III e Reich. À Paris,
Alexis Leger et sa séquelle travaillèrent dans ce sens avec une vigilance sans
éclipse ».
À cette petite guerre qu’Alexis menait au quotidien contre l’Italie, le très
considérable crédit dont il jouissait à Londres finit par s’effriter légèrement.
De plaisante, pendant le conflit abyssin, elle devint gênante pour le Foreign
Office. Une entente triangulaire suffisait à juguler l’Allemagne en Occident. La France affaiblie et l’Italie désorientée pouvaient, séparément, céder
sur les Sudètes ou au Brenner ; qu’elles fissent front et l’amitié anglaise
pouvait demeurer platonique. Alexis, au contraire, ne voulait pas que l’Angleterre s’exonérât de ses devoirs en excipient du soutien de l’Italie, que la
France n’obtiendrait pas gratuitement, tandis que l’amitié anglaise lui était
acquise. Les différends impériaux existaient, on se faisait des misères en
Syrie ou en Égypte, on échangeait des territoires aux Nouvelles-Hébrides,
mais la situation était globalement gelée. Fort de la garantie anglaise obtenue à Locarno, Alexis estimait la situation de la France inexpugnable et
n’était disposé à aucune dépense supplémentaire pour sa sécurité. Il y avait
de quoi rendre fou l’ambassadeur Phipps, qui craignait que son pays ne
fût embarqué dans une guerre continentale à cause du mauvais vouloir du
secrétaire général à s’entendre avec l’Italie. Le 30 septembre 1937, l’ambassadeur anglais écrivit une lettre personnelle à Eden, relatant l’une de ses
exaspérantes conversations avec Alexis 30. « Entre nous, écrivait-il, Léger
devient déséquilibré et presque hystérique quand on le met sur la question
italienne. » Malchanceux, il choisit un exemple où Alexis ne manquait
pas de bon sens. Le secrétaire général lui avait expliqué en substance que
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l’agressivité du moment manifestée par Mussolini, inhabituellement supérieure à celle d’Hitler, tenait au fait que le chancelier allemand allait pouvoir « avaler l’Autriche sans recourir à la force », grâce à son arrangement
avec le Duce, tandis que ce dernier aurait besoin d’une conflagration générale pour obtenir Trieste ou toute autre compensation sur l’Adriatique.
Phipps grimaçait de pitié. Croyez-vous que Mussolini serait prêt à un tel
marché de dupes, le Brenner contre Trieste ? À quoi Alexis répondit sans
hésitation par l’affirmative.
Le 16 avril 1938, le gouvernement Neville Chamberlain consacra l’absolution de l’affaire abyssine par un accord avec l’Italie, qu’il aurait souhaité
compléter par une convention franco-italienne. L’ébauche de rapprochement souhaité par Georges Bonnet achoppa sur les déclarations violentes
de Mussolini qui, à Gènes, le 14 mai 1938, enterra l’esprit de Stresa en
constatant qu’en Espagne, la France et l’Italie se trouvaient « de chaque
côté de la barricade ». Tout espoir de négociation était défunt, en juin
1938, le secrétaire général assura drôlement à Phipps qu’il avait toujours
conseillé à son gouvernement la modération dans les affaires italiennes.
Pince-sans-rire, il se désolait que, même en faisant le gros dos devant ses
humiliations, la France n’eût plus rien à espérer de l’Italie. Mussolini voulait mettre un coin entre la France et la Grande-Bretagne ; Alexis craignait
qu’il n’y parvı̂nt si l’accord anglo-italien entrait en vigueur. Pas question,
en tout cas, d’emboı̂ter le pas. Quelques jours plus tôt, Phipps avait
regretté l’attitude de Léger, si négatif envers l’Italie ; mais il avait admis
que le discours de Gênes avait signé la mort de Stresa.
Alexis usait de l’Italie comme de la Russie : les faire lanterner pour les
détourner de l’Allemagne. Le seul bienfait qu’il pouvait espérer de l’Italie
disparut lorsqu’il devint évident que Mussolini avait admis le dessein de
Hitler de réunir tous les Allemands à l’Allemagne du IIIe Reich. Ce fut le
programme du Führer pour l’année 1938 ; il commença par l’Anschluss.
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Entre 1936 et 1938, la France s’était beaucoup abstenue. Elle n’avait
pas réagi à la remilitarisation de la Rhénanie, elle avait préféré généraliser
sa neutralité plutôt que de secourir la République espagnole et n’avait pas
pris le parti de s’allier avec l’URSS, ni de se rapprocher de l’Italie.
Pendant les deux années qui précédèrent la guerre, elle laissa l’Allemagne
digérer l’Autriche, puis la Tchécoslovaquie, abandonna l’URSS et l’Italie à
Berlin, pour se retrouver finalement isolée sur le continent. Quelle fut
la responsabilité d’Alexis dans ces reculs diplomatiques qui précédèrent la
défaite de la France ?
L’abandon de l’Autriche
Comment éviter le rattachement de l’Autriche germanique, née du traité
de Saint-Germain-en-Laye, à l’Allemagne, qui avait été rabotée au traité de
Versailles ? Alexis, directeur du cabinet de Briand ou secrétaire général du
Quai d’Orsay, ne perdait pas une miette de l’intelligence du problème.
Pourtant, sa lucidité n’a pas empêché son inactivité ni son sentiment d’impuissance dans l’affaire autrichienne. La paralysie de l’action naissait précisément de la conscience très nette du péril.
Dès le lendemain des conférences de la paix, il régna sur cette question
une sorte de sinistrose au Quai d’Orsay. Le traité de Saint-Germain-enLaye stipulait que l’indépendance de l’Autriche était « inaliénable » ; celui
de Versailles faisait une obligation à l’Allemagne de le reconnaı̂tre. La
survie de sa créature inquiéta d’emblée Berthelot. On expliquait la réduction de l’Empire austro-hongrois aux territoires allemands par sa culture
protestante, qui lui rendait la Bohême de Jean Hus plus sympathique que
l’Autriche de la Contre-Réforme, et par ses sentiments républicains, hostiles à la dynastie habsbourgeoise. Mais le secrétaire général de Briand
savait que le premier acte d’une Allemagne rétablie dans sa puissance serait
de se réunir avec cette Autriche germanique. C’est sur ce terrain que la
bonne foi de Gustav Stresemann était le plus fréquemment soupçonnée.
À sa mort, Jacques Bainville conclut sa nécrologie admirative par ce parallélisme saisissant : « On aura de lui une image aussi incomplète, aussi pauvre
que celle qu’on aurait de Bismarck si Bismarck était mort avant Sadowa
comme Stresemann avant l’Anschluss 1. » Alexis n’était pas moins clairvoyant, qu’un autre. Aussi longtemps qu’il sut maintenir Mussolini hors
de l’orbite allemande, le Quai d’Orsay put compter sur l’Italie pour empêcher un projet qu’Hitler n’était pas le premier responsable allemand à
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caresser. Mais l’amitié italienne se conciliait mal avec les intérêts et les
obligations de la France en Europe orientale, où se tournaient les appétits
du Duce, autant que vers les aventures coloniales.
L’Anschluss prit si peu Alexis par surprise qu’il avait fait rappeler dans
une note établie en février 1934, à l’occasion de l’arrivée de Barthou au
Quai d’Orsay, que « la question du rattachement de l’Autriche à l’Allemagne [n’avait] cessé de se poser au cours des quinze dernières années ».
Véritable serpent de mer, on voyait resurgir le dessein austro-allemand à
toute occasion. En 1929, déjà, la question avait constitué l’arrière-plan du
projet d’Union européenne. Les diplomates allemands et autrichiens, dont
les Français avaient pu intercepter la correspondance, ne doutaient pas
qu’il s’agissait de geler les frontières pour empêcher la réunion des Allemands 2. La presse démocratique et socialiste en Allemagne avait mis toute
sa bonne volonté à croire au contraire que la question de « l’Anschluss
revêtirait au sein d’une Europe unie un aspect tout à fait différent ». De
cet espoir, Le Figaro tirait l’amère conviction que le projet de Briand précipiterait la disparition de l’Autriche : « Ce qu’il a de tragique pour nous
c’est que cette réaction si claire est incapable d’éclairer nos dirigeants. Rien
n’éclaire les hommes qui croient posséder la science infuse et qui se targuent de traduire “la conscience de l’humanité”. »
Après l’échec de l’Europe de Briand, la France et de l’Allemagne se
disputèrent la suprématie économique et stratégique en Europe centrale
par l’entremise de différents plans : tentative d’union douanière austroallemande, en 1931, plan Tardieu et autres projets danubiens en riposte,
l’année suivante. À l’été 1932, comme dix ans plus tôt, les puissances
occidentales avaient payé de leur soutien financier l’engagement de l’Autriche à « ne pas aliéner son indépendance politique et économique ». À la
fin de l’année 1932, le comte Clauzel, qui terminait sa mission à Vienne,
informa Alexis que le souhait autrichien d’émettre un nouvel emprunt
international avait reçu la recommandation de la SDN, avec des attendus
flatteurs sur « la situation financière de l’Autriche et les réformes déjà réalisées ». Gabriel Puaux, son successeur, fut confronté à une nouvelle donne
en 1933. Désormais, les Autrichiens réclamaient eux-mêmes qu’on les protégeât des visées annexionnistes de l’Allemagne nazie. Dès son premier
entretien avec Engelbert Dollfuss, le chancelier conservateur-chrétien, en
avril 1933, Puaux fut saisi d’une demande pressante d’aide financière, qui
devait prendre la forme d’une large souscription à l’emprunt recommandé
par la SDN. Au début de l’année 1934, le Département rappelle que le
gouvernement français a « fait tout ce qui dépend de lui pour fortifier
le gouvernement fédéral. Dans le domaine économique, il poursuit ses
efforts en vue d’une réorganisation économique du bassin danubien et il
décide l’émission en France avec la garantie de l’État d’une part importante de l’emprunt autrichien », souscrit également à Londres, Rome,
Bruxelles et Berne, mais non pas à Berlin. Puaux précise dans ses souvenirs
que le Quai d’Orsay n’avait pas accédé à cette demande sans la monnayer
d’une exigence de démocratisation du régime, que les socialistes viennois
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avaient fait représenter par leurs homologues français. Le gouvernement
autoritaire de Dollfuss avait accepté une formule de compromis, qui reconnaissait au peuple le droit de « prendre sa part du travail législatif ».
Au début de l’année 1933, Alexis était tout disposé à rallier l’Italie à un
plan capable de préserver l’indépendance autrichienne. Croyant savoir que
l’Italie souhaitait « préparer entre l’Autriche et la Hongrie un rapprochement économique susceptible de gagner aux vues italiennes le chancelier
Dollfuss lui-même, en lui facilitant son œuvre de résistance au mouvement
nazi », il augurait bien d’une action commune de Paris et Rome. Cet espoir
lui inspira, en mars 1933, un long télégramme d’instruction à Jouvenel,
qui commençait son ambassade romaine. Pour « exploiter à titre immédiat
l’opposition commune de la France et de l’Italie à l’Anschluss », Alexis ne
se montrait disposé à aucun sacrifice en Europe orientale. Il ne voulait pas
favoriser le jeu italien en Hongrie, plein de réserve envers la « recherche
d’une prédominance hongroise aux dépens de l’Autriche ». Il ne voulait
pas laisser plus d’espoir au révisionnisme de Mussolini, de telle sorte que
Jouvenel devait « éluder toute refonte générale des frontières de l’Europe,
sans aucune issue possible à l’heure actuelle » pour éviter de placer la
France « dans une situation injustifiable » au regard de ses alliés. Pour
« porter, d’un commun accord, un coup décisif à l’Anschluss », Alexis n’offrait rien d’autre à l’Italie que de s’insérer dans le jeu français en Europe
orientale. Il n’est pas certain que cette perspective d’évoluer dans l’orbite
française réjouissait Mussolini, ni seulement que le Quai d’Orsay eût pu
disposer ainsi de son influence en Europe orientale 3. Aussi, Jouvenel outrepassa les instructions d’Alexis en se montrant plus généreux que lui.
Au mois de juin, au cours d’une conversation que Mussolini souhaitait
consacrer à l’ensemble des problèmes pendants entre Rome et Paris, et
notamment les revendications coloniales, Jouvenel parvint par glissements
à se concentrer sur la seule question de l’Anschluss. Ainsi qu’Alexis l’avait
prévu, Mussolini proposa de « relier d’une façon ou d’une autre l’Autriche
et la Hongrie », en utilisant opportunément l’hostilité des Hongrois envers
leur minorité allemande. Jouvenel se hâta de préciser qu’il ne s’agissait pas
de réviser les frontières, mais d’éviter la domination allemande, et proposa,
fidèle à ses instructions, « une entente économique entre l’Autriche, la
Hongrie et la Petite-Entente ». Patelin, Mussolini observa qu’une « pareille
constellation ne pourrait être orientée que vers Berlin ou vers Rome ».
Jouvenel ne résista pas à la tentation de modifier l’esprit multilatéral de
l’offre d’Alexis en une sorte de partage d’influences. « Constituée en opposition à l’Anschluss », cette coalition « ne pourrait se tourner que du côté
de Rome ». La perspective souriait au Duce : « Pour cela il faudrait que la
France agisse sur la Petite-Entente et moins sur les Autrichiens et les Hongrois. » Jouvenel, qui avait prudemment précisé à Mussolini avoir parlé à
titre personnel, en tira cette conclusion, dont la pédagogie visait l’italophobie rigide d’Alexis, prié de sacrifier quelques pions du côté de la PetiteEntente pour tirer définitivement Rome hors de l’orbite allemande : « Ce
qui ressort pour moi de cette conversation c’est que Mussolini n’assigne
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pas à l’entente italo-allemande un long avenir. Maintenant que le pacte à
Quatre lui a permis d’inscrire définitivement l’Italie au gotha des grandes
puissances, il doit en venir à penser que son pays, plus encore que le nôtre,
a intérêt à se tourner vers les Petites Nations dont est composé l’orient
européen, seul domaine où l’Italie peut développer le prestige de sa culture,
l’expansion de son économie, où l’Allemagne doit être sa rivale inévitable
et la France son indispensable auxiliaire ».
Mais Alexis n’était pas disposé à partager l’influence française en Europe
orientale, et se trouvait bien empêché d’associer Rome et Belgrade, l’une
des articulations malades du système de sécurité français. La conversation
resta sans lendemain. La conclusion du pacte à Quatre la rendait moins
urgente, qui ancrait solidement l’Italie à l’Ouest. Alexis préférait regarder
vers Londres et Genève que vers Rome. La France et la Grande-Bretagne
avaient protesté de concert, le 7 août 1933, contre les menées hitlériennes
en Autriche, et mis « en garde le gouvernement du Reich contre le développement d’une situation qui pouvait mener à un recours à la SDN ». L’Italie
fit une démarche de son côté.
En novembre 1933, Claudel croyait pouvoir rassurer Alexis : « Du
côté de l’Autriche le danger n’est pas imminent, car l’Allemagne aurait
immédiatement l’Italie sur le dos. » Quelques semaines plus tard, au début
de l’année 1934, il changea radicalement de ton. De Bruxelles, où il terminait sa carrière, il enregistrait des informations alarmantes sur les sentiments pro-nazis du peuple autrichien, qui dessaisissait les chancelleries du
problème : « Toute la jeunesse des écoles est nazie et la renaissance ou
plutôt l’apparition d’un sentiment national en Autriche est une pure
légende sans aucun fondement. Un gouvernement serait constitué en
Autriche qui serait l’exacte reproduction de celui de Berlin et gouverné par
des principes et des lois si semblables que les frontières s’effaceraient
comme d’elles-mêmes. » La diplomatie rencontrerait la limite de ses pouvoirs si le peuple autrichien choisissait souverainement un régime nazi :
« Il ôterait toute base juridique à une intervention. Telle est la grande idée
de Hitler et qui gouverne toute sa politique. » De Belgique, Claudel pouvait mesurer la bascule qui faisait balancer de la France à l’Allemagne
le leadership continental : « L’Allemagne se considère sans doute comme
généreuse en nous offrant des choses que certainement demain, avec le
formidable prestige que lui donnera l’annexion virtuelle de l’Autriche, elle
ne nous offrira plus et ne se laissera plus imposer. » Il conseillait à son
cadet de se désintéresser des négociations sur le désarmement qui ne servaient plus qu’à « amuser la galerie » ; quelques jours avant le 6 février
1934 et l’arrivée de Barthou au Quai d’Orsay, il l’appelait à inspirer un
changement de cap.
Les correspondants d’Alexis s’accordaient pour ne concevoir qu’une
solution au problème autrichien : se concilier Mussolini, restaurer, sous
une forme nouvelle, l’Empire habsbourgeois, et placer cet ensemble sous la
protection franco-italienne. La missive prophétique du correspondant de
Viénot, que l’ancien artisan du rapprochement franco-allemand avait
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communiquée au secrétaire général le 3 mars 1934, ne proposait pas autre
chose, après avoir prévu que les ambitions hitlériennes passaient par
Vienne : « L’Autriche a fait partie de l’Empire pendant mille ans et jusqu’à
une date assez récente ; son retour est une chose naturelle et difficile à
empêcher. [...] Il y a un seul moyen pour empêcher solidement l’Anschluss :
c’est de concilier l’Autriche et la Hongrie avec la Petite-Entente, pour
fonder une confédération d’États prenant la succession de la monarchie
habsbourgienne. Je crois que le moment approche où cette idée pourra
être réalisée 4. »
Malgré sa sympathie et son admiration pour l’autoritaire chancelier
autrichien, Barthou assista passivement à son assassinat. Les espoirs
d’Alexis de préserver l’indépendance de l’Autriche reposaient pourtant sur
la personnalité de Dollfuss. Devant Jouvenel, en mars 1933, le secrétaire
général fondait sa politique autrichienne sur les « garanties » que présentait
« le caractère du chancelier ». C’est ce qui ressortait encore de l’exposé sur
la situation de l’Autriche depuis l’arrivée au pouvoir de Hitler, « ancien
sujet autrichien », qu’il soumit à Barthou en février 1934 : « Les hitlériens
marquent des progrès au cours des élections partielles, mais sous la ferme
impulsion du chancelier Dollfuss, une réaction se dessine contre le terrorisme hitlérien. Dollfuss organise la résistance, augmente les forces de
police et réussit ainsi à maintenir l’ordre. » Le secrétaire général plaidait en
faveur d’une politique de fermeté, mais il ne cachait pas son pessimisme
pour autant, face à une situation de quasi-guerre civile, où les soutiens
intérieurs se dérobaient ; il craignait que le chancelier fût « débordé sur
son aile droite » 5.
Après d’infructueuses négociations avec Berlin, Dollfuss s’était résolu en
février 1934 à recourir à la SDN, dont il avait demandé la convocation du
Conseil. Le dossier de ses réclamations contre l’Allemagne avait été adressé
à Londres, Paris et Rome, où le chancelier espérait trouver des avocats
pour sa cause. L’Angleterre se déroba, qui ne voulait pas mécontenter
Berlin ; elle espérait encore une transaction à l’amiable sur le désarmement.
Alexis ne comptait qu’à moitié sur l’Italie pour juguler la descente de
Hitler vers le sud. Naggiar l’informa de Belgrade, le 8 mars 1934, qu’au
dire des Yougoslaves, Mussolini espérait « encore pouvoir faire renoncer
l’Allemagne à l’Anschluss sans se brouiller avec elle, et l’amener à accepter
la constitution entre les deux fascismes d’une sorte de no man’s land austrohongrois, plus ouvert toutefois au fascisme du Sud qu’à celui du Nord 6 ».
Le Duce avait déclaré à Chambrun, le 6 février, qu’il considérait la situation de Dollfuss comme « grave mais non désespérée ». Il espérait une
action concertée des grandes puissances, et se disposait à « défendre devant
le Conseil [de la SDN] la cause autrichienne », « tout en doutant de l’efficacité de ce recours ». Le 17 février, Paris, Londres et Rome publièrent
d’un seul mouvement un communiqué qui affirmait leur commune opposition à l’Anschluss. Cette timide ébauche du front de Stresa n’empêcha pas
le coup de force des nazis hitlériens, le 25 juillet 1934.
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Léon Noël, qui suivit les événements depuis Prague, a représenté un
secrétaire général d’une passivité confinant à l’indifférence pendant le
putsch, qui échoua mais coûta la vie au chancelier autrichien. L’impassibilité d’Alexis déguisait probablement son trouble, sa mauvaise conscience,
et la rage de son impuissance ; il voulait surtout prouver par son sangfroid sa capacité à affronter l’orage, sinon à l’empêcher : « Je téléphonai, à
plusieurs reprises, par un détour, des informations à Alexis Leger. Les
forces de l’ordre ayant repris le contrôle de la radio aux nazis qui en avaient
usé quelque temps, on crut au Quai d’Orsay que tout était fini et Leger
me l’affirma sur le ton d’une parfaite tranquillité. Je lui appris que le
chancelier, mortellement blessé, demeurait aux mains des insurgés. Ceuxci le laissèrent agoniser, étendu sur un canapé, sans lui permettre de recevoir le moindre secours, aussi bien matériel que spirituel. On lui refusa
formellement de lui amener un prêtre et il mourut vidé de son sang. Les
nazis, qui s’étaient rendu maı̂tres de la chancellerie, furent, à leur tour,
encerclés par des éléments loyalistes de la police. »
Après le coup de force des nazis autrichiens, Alexis ne parut pas à Léon
Noël très désireux de rattraper la situation. Le jour même, il l’avait enjoint
de se tenir en contact étroit avec son collègue britannique, ce qui le maintenait au plus bas de l’excitabilité diplomatique. Éloigné de Prague par les
charmes d’une maı̂tresse hellène pendant les événements de Vienne, l’ambassadeur Addison ne reparut que le lendemain ou le surlendemain : « Il
apprit, raconte Noël, que je m’étais enquis de lui. Il me téléphona et me
proposa un entretien, mais sous la condition formelle que nous ne parlerions pas des événements de Vienne qui, selon lui, “ne nous regardaient
ni l’un ni l’autre”. Il en fut ainsi. » La très fragile solidarité anglaise induisit
une très prudente réaction d’Alexis. Elle fit enrager Noël. Trois jours après
l’assassinat de Dollfuss, alors que les Italiens massaient leur troupe sur le
Brenner, il avait reçu du secrétaire général cet unique télégramme d’instructions : « L’obscurité qui plane encore sur l’origine et l’enchaı̂nement
des derniers événements de Vienne, l’incertitude touchant leur développement immédiat et, d’une façon générale, la nécessité d’éviter, avant l’établissement des responsabilités, tout ce qui pourrait être interprété comme
une tentative délibérée de notre part pour exploiter le drame autrichien
dans le sens de nos intérêts, nous commande la plus grande prudence. [...]
Veuillez donc vous borner pour l’instant à maintenir un contact très étroit
avec le ministre des Affaires étrangères et à vous assurer de l’adhésion du
gouvernement auprès duquel vous êtes accrédité à l’institution entre
Londres, Paris et Rome, d’une procédure constante d’information et
d’échanges de vues afin que les gouvernements soient en mesure, si les
circonstances l’exigeaient, de prendre solidairement et dans le plus court
délai les décisions reconnues nécessaires 7... » Léon Noël imputait ce télégramme à la sénilité de Barthou, parlementaire ramolli, et à la nocivité de
son secrétaire général, inexcusable de complaisance envers Hitler. La vérité
est que Barthou n’abdiquait pas. Le 20 août 1934, il demanda à Rochat,
son directeur de cabinet, de le rejoindre dans sa villégiature suisse, avec les
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documents nécessaires à l’étude du problème, en des termes qui prouvent
qu’il n’avait pas l’intention de rendre les armes : « Autriche : réarmement
et indépendance 8. »
L’Italie redevenait la pièce maı̂tresse du jeu. C’est à cette époque
qu’Alexis commença d’évoquer régulièrement la formule d’un « pacte
méditerranéen », à la suite des Anglais, pour apaiser la susceptibilité italienne, et paraı̂tre équilibrer la politique orientale de Barthou. Le secrétaire
général se démenait d’autant plus sur le front de ce chimérique pacte méditerranéen, qu’il apparaissait bizarrement à Rome comme le principal inspirateur de la politique russe menée par Barthou. En juillet 1934, un
éditorial au vitriol du directeur de la Tribuna dénonçait « le holding de
Léger ». La France, poursuivait-il, « n’a gagné et ne gagne rien à mettre sa
frontière sur le même plan d’histoire et de civilisation que la frontière
improvisée du centre de l’Europe et des Balkans ». Il était peut-être revenu
aux Italiens que face à Litvinov, qu’il avait rencontré à Genève en septembre 1934, Barthou avait expliqué que sa politique de rapprochement
avec Rome, inspirée par la nécessité de contenir les appétits allemands en
Autriche et dans le sud-est de l’Europe, ne l’empêcherait pas de mener à
terme la négociation avec Moscou ni ne remettait en cause la défense des
intérêts français dans la région. Il n’était pas question de sacrifier « les
amitiés de la France dans l’Europe Centrale et Balkanique ».
Alexis voulait croire qu’il n’était pas besoin de choisir entre Moscou et
Rome, pas plus qu’entre Rome et Belgrade. S’il modérait les ardeurs de
l’amie yougoslave, confortée sur son versant oriental par le pacte balkanique du 8 février 1934, (il garantissait mutuellement ses frontières avec
celles de la Grèce, de la Roumanie et de la Turquie), de peur qu’elle ne
s’enhardisse dans le sud-ouest de la péninsule, en direction de l’Albanie,
il s’efforçait de ne pas sacrifier les amitiés de la France dans la région à la
garantie que Rome apportait à l’Autriche.
Entre l’Italie et la Yougoslavie, entre les agents italophiles et les supporters de la Petite-Entente, Alexis avançait comme un funambule. Par une
pente naturelle aux fonctions de représentation, les diplomates français à
Belgrade voulaient convaincre le secrétaire général que l’Italie endossait la
plus lourde responsabilité de la discorde. C’était particulièrement vrai de
Naggiar, que ses conceptions idéologiques plaçaient dans le camp républicain et antifasciste où l’on rangeait Alexis.
À l’inverse, ils étaient nombreux au Quai d’Orsay, notamment chez
les agents accrédités dans des pays « révisionnistes », à plaider pour un
adoucissement à l’égard de l’Italie, afin de contrôler le dynamisme germanique. Fin juillet 1933, Alexis avait annoté une dépêche du ministre de
France à Budapest, Louis de Vienne, qui plaidait en faveur d’une entente
franco-italienne. Sans quoi, prophétisait-il, Berlin nivellerait « par l’inondation germanique, tous les obstacles pour son bien propre 9 ».
Tout à son numéro d’équilibriste, Alexis avait longtemps espéré rapprocher Belgrade de Rome, pour contenir les ambitions allemandes en Europe
centrale ; c’est l’objectif qu’il rappela à Naggiar, à l’occasion de la venue
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du général Goering à Belgrade, en mai 1934 : « Il ne doit pas être perdu
de vue que la consolidation du rapprochement franco-italien qui, dans
un intérêt général, demeure un des objets de notre politique, comporte
nécessairement une détente des rapports italo-yougoslaves allant si possible
à un élargissement à trois des accords unissant la France à la
Yougoslavie 10. »
C’est l’Italie qui fit échec à la tentative d’Anschluss dont l’assassinat de
Dollfuss par les nazis autrichiens avait marqué le coup d’envoi. En massant
ses troupes sur le Brenner, elle dissuada Hitler de tenter le coup de force.
Le rôle déterminant de Mussolini obligea le Quai d’Orsay de Barthou à
ne pas négliger Rome, en dépit des ambitions françaises en Europe orientale. Les Français étaient d’autant plus reconnaissants au Duce d’avoir
dressé l’ultime rempart contre les prétentions allemandes en Autriche,
qu’ils avaient trouvé peu d’empressement chez les Yougoslaves à contenir
la descente germanique vers l’ancien Empire dont ils s’étaient émancipés.
Le 2 juin 1934, quelques semaines avant le coup de force nazi en Autriche,
Naggiar avait reconnu que Belgrade ne s’opposait à l’Anschluss que pour
complaire à Paris et à Prague. Toutefois, dans un raisonnement strictement
inverse à celui des italophiles du Quai d’Orsay, qui s’employaient à séparer
Rome de Berlin, Naggiar pariait à terme sur l’entente entre Rome et
Berlin, pour espérer conserver à la France le bénéfice de l’amitié yougoslave, comme si elle constituait une fin en soi !
Pendant cette période agitée, Alexis lisait de près les dépêches et télégrammes venus de la région, notamment ceux de Naggiar et de Puaux. Ce
dernier, en poste à Vienne, confirma a posteriori que Belgrade n’avait pas
joué à fond la carte anti-Anschluss : « Non seulement le gouvernement de
Belgrade n’a pas aidé le gouvernement Dollfuss, champion de l’Autriche
indépendante, mais il a subventionné contre lui les socialistes et il a ensuite
laissé toutes facilités aux nazis pour organiser sur son propre territoire un
mouvement insurrectionnel. » Aussi bien, dans la note qu’Alexis fit établir
par le Département, à la veille de la visite du souverain yougoslave, le
29 septembre 1934, la question autrichienne apparaissait comme la principale ombre au tableau des relations franco-yougoslaves. Le roi Alexandre
avait expliqué à l’ambassadeur Naggiar que « la garantie devait être recherchée dans le cadre de la SDN » et ne pas favoriser « une prépondérance de
l’Italie dans le bassin danubien ». Alexis n’espérait pas que la Yougoslavie
ratifiât « une formule de garantie de l’Autriche » sans avancer des « réserves » ou des « conditions » 11.
La menace allemande sur l’Autriche isolait Belgrade au point que
l’Angleterre, pourtant peu serbophile, s’en inquiétait. N’était-ce pas surtout
l’expression circonstanciée de la constante réticence de Londres à se mêler
des affaires autrichiennes ? Corbin le laissait un peu deviner à Alexis : « Il
ne sert à rien d’être d’accord avec l’Italie pour garantir l’indépendance de
l’Autriche, si la Yougoslavie doit en prendre ombrage et se rapprocher
de l’Allemagne. Il a été question ces jours-ci de la visite à Londres du roi
Alexandre. Mais je doute que la Cour soit convertie à ce sujet 12. »
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La disparition simultanée de Barthou et du roi Alexandre régla la question. Laval, qui succédait à Barthou, voulait s’entendre avec l’Italie ; l’axe
Rome-Paris fut agréé par Londres. C’était aussi la ligne préconisée par le
ministre de France à Vienne, Gabriel Puaux, qui l’avait défendue devant
Laval, le 12 novembre 1934. Le 1er janvier 1935, Puaux apprit de son
homologue anglais qu’il avait été entendu : sir John Simon, ministre des
Affaires étrangères, se rangea au principe d’une démarche concertée auprès
du gouvernement autrichien. Il ne paraı̂t pas qu’Alexis se ralliât sans réticences à cette ligne de défense, si l’on en croit le récit de Puaux : « Celuici, d’une manière très nuancée, m’explique qu’il faut faire comprendre à
mes interlocuteurs qu’il ne s’agit pas de décider dès maintenant des
mesures à exécuter dans le cas où serait menacée l’indépendance de l’Autriche, mais seulement de prévoir une consultation éventuelle à laquelle
l’Autriche serait associée ; aucune autre puissance n’y prendrait part que
d’accord entre Vienne, Rome et Paris. »
Dans la nuit du 1er au 2 janvier, on s’accorda en grande hâte entre
Rome, Vienne et Paris, si bien que Laval put partir pour Rome muni du
projet de déclaration fanco-italien qui y fut approuvé. Les gouvernements
français et italien proclamaient solennellement qu’ils se concerteraient avec
Vienne dans le cas où l’indépendance autrichienne serait menacée. Le
25 juin, le général Gamelin et le maréchal Badoglio arrêtèrent les termes
d’une convention militaire qui prévoyait une action commune en cas de
menace sur l’indépendance autrichienne.
En mai, Pierre Laval considéra d’un regard bienveillant la discussion
d’un pacte danubien conclu entre l’Italie, l’Autriche et la Hongrie. La
France s’associa au cours de l’été à la préparation d’une conférence danubienne, à laquelle elle invita sa clientèle orientale à se joindre. Stresa consacra cette politique autrichienne de la France, qu’Alexis n’approuvait pas
sans réserve. Il tenait la bride étroite à l’encolure italienne, et la relâchait
au contraire à Belgrade, pour dissuader Rome d’outrepasser une stricte
défense de l’indépendance autrichienne. Recevant Pignatti, de l’ambassade
italienne à Paris, le 31 juillet 1935, Alexis souffla le chaud et le froid : « Le
Quai d’Orsay a approuvé l’attitude résolue de l’Italie mais on se demande
ce que ferait maintenant le gouvernement italien dans le cas où la menace
d’Anschluss se renouvellerait de manière plus grave. Une action isolée de
l’Italie est considérée ici comme extrêmement dangereuse. Si le gouvernement italien faisait avancer ses troupes au-delà de la frontière sans avoir
reçu mandat explicite, la Yougoslavie occuperait la Carinthie 13. » Les effets
du rapprochement franco-italien se faisaient pourtant sentir heureusement
à Vienne. L’Allemagne faisait le gros dos, et attendait son heure. De son
voyage à Berlin, le 25 mars 1935, où il s’était rencontré avec Hitler, le
ministre anglais sir John Simon avait rapporté des propos conciliants sur
la question autrichienne, que Corbin rapporta à Alexis sans excès
d’optimisme.
L’affaire d’Abyssinie, en rompant la solidarité franco-anglo-italienne,
obligea l’Autriche à une position schizophrène. Elle ne vota pas les sanctions contre l’Italie, pour ne pas mécontenter son principal garant, et
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déplut par là aux deux autres puissances occidentales. Alexis n’informa
pas Gabriel Puaux, à Vienne, de l’accord naval franco-britannique du
18 octobre 1935, qui isolait Mussolini ; il ne savait plus sur quel pied
danser. Le projet de conférence danubienne avorta, quoique le pacte
consultatif franco-italien du 7 janvier relatif à l’Autriche demeurât valable.
Mais il était d’autant moins d’actualité qu’avec la Tchécoslovaquie et la
Yougoslavie, l’Angleterre y avait adhéré. Le refroidissement des relations
franco-italiennes, sacrifiées sur l’autel de l’Entente cordiale, ne faisait décidément pas l’affaire de Vienne. Sur un plan diplomatique, Mussolini s’isolait ; sur le plan militaire, l’aventure abyssine appauvrissait sa capacité
d’intervention en Europe. Fleuriau, ancien ambassadeur à Londres, rappelait à Alexis que, pour l’ombre mexicaine, Napoléon III avait déjà abandonné à Berlin la proie autrichienne : « Le rapprochement est curieux ; car
en 1866, l’Autriche n’a pu être secourue par la France à cause de l’affaiblissement des forces françaises par le Mexique, et l’Autriche ne pourrait en ce
moment compter sur les forces italiennes à cause de l’Abyssinie. »
En Europe centrale, les diplomates français, laissés sans instruction,
ignoraient s’ils devaient faire une croix sur l’Italie et favoriser la Yougoslavie, ou si l’espoir demeurait de concilier les deux puissances adriatiques.
Dans une longue dissertation qu’il adressa à Alexis le 1er mai 1936, Victor
de Lacroix, ministre de France à Prague, montra son désarroi, et celui des
alliés de la France, qui savaient que le coup porté à l’Autriche ne serait
que le commencement d’une plus large révision réalisée à leurs dépens. Le
diplomate reconnaissait la valeur dissuasive de l’Italie face à la menace
d’Anschluss ; mais il se souvenait qu’à l’été 1935 l’état-major français, craignant « un coup allemand en Europe centrale », envisageait l’envoi d’un
corps français « pour éviter les frictions entre Italiens et Yougoslaves ».
Autrement dit, l’intervention militaire de l’Italie pouvait susciter autant de
problèmes qu’elle en résoudrait. Par ailleurs, Lacroix doutait que la résolution politique de Mussolini, au printemps 1936, égalât celle qu’il avait
montré deux ans plus tôt : « J’ai été assez frappé, en lisant la dernière
valise, de voir qu’au moment même où Mussolini faisait à Chambrun des
déclarations favorables, un secrétaire d’Attolico faisait part à un collaborateur de François-Poncet de ses doutes quant à la réaction italienne en
cas d’intervention allemande en Autriche. Je ne doute pas que Mussolini
comprenne le péril mortel que ferait courir à l’Italie, grande puissance, une
descente des Allemands en Europe centrale, mais les assurances du chef du
gouvernement italien n’étaient-elles pas dictées aussi par le désir d’avoir
notre appui à Genève ? » Enfin, la valeur militaire de l’Italie ne lui semblait
pas nécessairement supérieure au renfort que la France pouvait espérer de
son allié yougoslave : « Au point de vue militaire, quelle est la valeur
actuelle de l’appoint italien ? En rentrant d’Égypte au mois de novembre
j’avais trouvé notre état-major très italien. Au moment où j’ai quitté Paris
pour me rendre à Prague il l’était, m’a-t-il paru, beaucoup moins. Il évaluait à trois seulement le nombre des divisions encadrées et disposant de
leur matériel dont le gouvernement royal pouvait disposer en Europe. C’est
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peu. On doit se demander si dans le cas d’opérations immédiates le
concours yougoslave ne serait pas plus appréciable, en admettant que l’un
exclût l’autre. »
L’arrivée au pouvoir du Front populaire suspendit pour un temps l’indécision du Quai d’Orsay, en écartant l’Italie du jeu français. Blum communiqua à Alexis une lettre d’Otto Bauer qui préconisait un axe francoanglais, en substitution à la garantie italienne : Mussolini lui semblait trop
disposé à régler la question autrichienne avec Berlin pour être fiable, et
trop affaibli par ses aventures coloniales pour être utile. Il suggérait à Paris
de prendre la place de Rome. Otto Bauer espérait que la France n’apporterait pas seulement sa garantie militaire, mais aussi son influence politique,
propre à faire pièce à la restauration habsbourgeoise qu’il soupçonnait le
chancelier Schuschnigg de préparer. Il voyait bien la limite de son raisonnement : « L’influence française ne pourrait tendre immédiatement au rétablissement de la démocratie totale en Autriche, car des élections générales
pourraient conduire les nazis au pouvoir. » Mais Otto Bauer n’en démordait pas : « Les socialistes sont la seule puissance en Autriche pour lutter
en même temps contre Hitler et contre Habsbourg. 14 »
Plus soucieux de brouiller Londres et Rome que de sauver Vienne, Alexis
ne fit rien pour rétablir un front des puissances occidentales capable de
barrer la voie méridionale à Hitler. Pourtant, la situation de l’Autriche se
dégradait. Le 11 juillet 1936, Hitler avait imposé au chancelier Schuschnigg
un accord qui obligeait l’Autriche à régler ses relations avec le IIIe Reich
sur le fait qu’elle était un État allemand ; la pression intérieure des nazis
autrichiens ne faiblissait pas. Alexis était conscient du péril. Il ne se laissait
pas duper par le calme apparent de Hitler, qui ne souleva pas de tempête
diplomatique au cours de l’année 1937. Le 30 septembre, sir Eric Phipps,
toujours inquiet d’être entraı̂né à la guerre par la France, transmit les
avertissements d’Alexis, qui refusait de se fier à la patience affichée par
Hitler. Le temps jouait pour lui dans l’affaire autrichienne ; il finirait par
l’avaler sans avoir à user de la force 15.
Ce n’était pas si mal vu, quelques semaines avant la réunion du
27 novembre 1937, connue sous le nom de son transcripteur, le colonel
Hossbach, aide de camp d’Hitler. Le Führer avait sondé ses collaborateurs
en annonçant une partie de son programme de politique étrangère, voilant
certains développements, brouillant quelques dates, mais annonçant explicitement la réunion de tous les Allemands, via l’Anschluss et la prise de
la Tchécoslovaquie. Le test avait permis d’éliminer les cadres réticents.
Von Neurath quitta les Affaires étrangères en décembre 1937 ; le ministre
de la Défense, le maréchal von Blomberg, et le général en chef de la
Wehrmacht, Werner von Fritsch, furent relevés de leurs fonctions, tandis
que Hermann Goering et l’amiral Raeder confortaient leurs positions à la
tête de l’armée de l’air et de la marine. Hitler se trouvait plus libre d’imposer son coup d’audace en Autriche, qui inquiétait les élites conservatrices,
aux Affaires étrangères et dans l’armée.
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À cette date, Alexis donnait l’impression de comprendre que la dynamique hitlérienne s’affranchirait des moyens mis en œuvre par la diplomatie traditionnelle, incarnés par l’ancien ministre von Neurath, pour
accomplir son dessein révisionniste. Sa capacité de prévision ne l’incitait
pourtant pas à rallier l’Italie à la politique autrichienne de la France, qui
revenait à une forme de fatal laisser-faire. Sans savoir qu’il était déjà trop
tard, puisque Mussolini avait déjà concédé l’Anschluss à Hitler, Puaux
s’alarma au début de l’année 1938 de l’impavidité du Département et de
son refus de s’entendre avec Rome. Le 22 février, il se confia à Massigli,
moins sourd à son argumentaire que le secrétaire général : « Je sais qu’en
insistant sur la collaboration italienne j’ai heurté certaines positions de la
Maison, mais ce n’est pas là, comme on me l’a télégraphié, une vue de
l’esprit ; c’est une dure et pénible réalité. La question de l’Autriche est
avant tout une question militaire. Que l’on demande à notre état-major
s’il est possible de défendre l’Autriche sans l’Italie. » Alors qu’il était passé
à Paris, au début de l’année 1938, pour appuyer l’action de Puaux auprès
des principaux personnages de l’État, Léon Noël s’interrogea rétrospectivement sur l’inaction du secrétaire général : « J’avais reçu un très bon accueil
du président Lebrun et du président du Conseil, Camille Chautemps, qui
me parurent partager mes vues. Mais le Quai d’Orsay était dans d’autres
dispositions, soit qu’il se désintéressât du sort de l’Autriche, soit qu’il ne
crût pas à l’imminence de l’événement. Alexis Léger, selon son habitude,
se demanda, en m’écoutant, quel intérêt personnel pouvait m’amener à
tenir de pareils propos. »
À vrai dire, au début de l’année 1938, le secrétaire général n’était pas le
seul à flancher, persuadé que Londres ne ferait rien pour sauver Vienne et
désabusé par l’irrésolution de ses propres chefs. Un partisan résolu de la
fermeté à l’égard de l’Allemagne comme Massigli ne faisait déjà plus passer
par Vienne la ligne de résistance aux revendications hitlériennes. Quelques
jours avant d’avoir accueilli les confidences alarmistes de Puaux, il exprima
ses doutes à Coulondre, alors ambassadeur à Moscou. Incertain de pouvoir
affirmer « à Berlin et à Vienne » que la France irait « dans cette affaire,
jusqu’au bout », il convint que cela limitait les « possibilités » de la France,
« y compris celle de décider Londres à s’émouvoir ».
À Vienne, le chancelier Schuschnigg était paralysé ; dans la guerre des
nerfs qui l’opposait à Hitler, la moindre manifestation d’indépendance
nationale risquait de justifier une nouvelle revendication allemande, tandis
que le moindre signe de faiblesse dissuaderait la France et l’Angleterre de
défendre l’indépendance d’un gouvernement qui n’y tenait pas tellement.
Puaux s’inquiétait qu’Alexis se meprı̂t sur les dispositions du chancelier :
« Dites-vous bien qu’il est dans la situation d’un homme enfermé en tête
à tête avec un forcené, dangereusement armé ; s’il appelle à l’aide, il risque
un coup mortel avant même d’être secouru. » À Paris, les diplomates autrichiens se réjouissaient qu’Alexis devinât la politique de la corde raide que
menait leur chancelier ; c’était aussi un peu la sienne. En janvier 1938, à
l’occasion de la réception du corps diplomatique à l’Élysée, un diplomate
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autrichien put s’entretenir avec lui. Le secrétaire général exprima « son
entière admiration pour l’œuvre politique de monsieur le chancelier »
avant de prouver par un exposé de sa situation qu’il appréciait, au dire du
diplomate, « les orientations et les résultats les plus importants de la politique intérieure et extérieure » du gouvernement autrichien. « C’est avec la
plus grande satisfaction, concluait-il, que j’ai pu constater la compréhension dont témoignait M. Léger, même pour ceux des phénomènes de notre
politique dont l’intelligence est en général particulièrement difficile pour
les hommes d’ici 16. » Un petit cercle s’était formé. Quelqu’un avança
qu’à l’époque actuelle les petits pays d’Europe centrale et orientale étaient
condamnés à une politique de la « corde raide ». Alexis répondit qu’« on
pouvait en effet qualifier la politique très nuancée de l’Autriche et des
autres États de l’Europe du centre “de corde raide ou de louvoiement” ».
Mais, ajouta-t-il dans un élan de sincérité, ne pouvait-on pas en dire autant
des grandes puissances si, dans l’immédiat, l’essentiel était de gagner du
temps ? Le chargé d’affaires autrichien ne croyait pas se tromper en
comprenant qu’Alexis pensait à la France, qui attendait le réarmement
anglais et peut-être le secours américain. Ce n’était pas rassurant pour
Vienne. Les États-Unis étaient parfaitement indifférents à la question autrichienne, et le ministre d’Angleterre à Vienne ne cachait pas à Jean Chauvel,
de l’ambassade de France, que « ce qu’il pouvait écrire à Londres des
affaires qu’il était chargé de suivre n’avait jamais aucun écho ».
Un mois plus tard, l’ambassade d’Autriche à Paris avait encore confiance
que le Quai d’Orsay croyait en « la volonté d’indépendance du gouvernement fédéral », malgré ses manifestations obligatoires de complaisance
envers le régime nazi. Le 3 mars, on y estimait que la France entrerait en
guerre pour le maintien de l’indépendance autrichienne si l’Angleterre y
était prête également ; « si tel n’était pas le cas, la France – à moins que
l’attitude de l’Italie ne change entre-temps – attendra probablement le viol
de la Tchécoslovaquie ». Déambulant sans illusions sur la corde raide qui
surplombait l’abı̂me, les Autrichiens voyaient encore la France trop belle...
Tout reposait une fois de plus sur l’Angleterre, qui exonérait la France
de prendre ses responsabilités, puisque personne à Paris ne doutait de ce
que serait l’attitude des appeasers londoniens. Le 11 février, Puaux prévint
le Département que Schuschnigg était convoqué par Hitler à Berchtesgaden ; il prévoyait qu’on lui imposerait le nazi Seyss-Inquart au ministère de
l’Intérieur. Mais Hitler fut plus pressant que prévu. Au cours d’un bal (on
continuait de danser, à Vienne), le chancelier Schuschnigg fit à Gabriel
Puaux « des révélations sur l’entretien qu’il avait eu, deux ou trois jours
plus tôt, avec Hitler à Berchtesgaden. Il avait, disait le chancelier, bénéficié
de deux heures de hurlements, d’invectives, de déploiements de cartes, de
précisions sur les mesures dès lors prises pour s’assurer par voies militaires
de la possession de l’Autriche 17 ». Hitler n’avait voulu laisser aucun espoir
d’assistance étrangère à Schuschnigg : « Ses risques, il les avait pris en 1936
[...]. L’affaire autrichienne n’en comportait point : l’Italie ne bougerait pas.
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Quant à la France et à la Grande-Bretagne, elles n’étaient pas, ni militairement ni psychologiquement, en état d’intervenir. »
Alexis ne voulait pas gaspiller son crédit à Londres. Le 15 février, il
s’assura par téléphone des dispositions de Schuschnigg à « se battre ». Jean
Chauvel, qui venait d’arriver à Vienne pour seconder Puaux, avoua son
ignorance, mais engagea le secrétaire général à rappeler pour s’entretenir
avec son ministre. Une note manuscrite d’Alexis, déposée aux archives du
Quai d’Orsay et mal retranscrite dans les Documents diplomatiques français,
laisse deviner l’échange téléphonique ; il se compose des questions préparées par Alexis, et de dialogues retranscrits. Le chancelier Schuschnigg,
indique ce papier daté du 15 février, réclame que la France et l’Angleterre
« marquent à Berlin qu’elles considèrent que l’Autriche est allée aux limites de
la conciliation et qu’elles désirent paix et tranquillité en Europe centrale » ;
Eden a suggéré à Delbos une « démarche à Berlin pour marquer l’intérêt
porté à la sauvegarde de la paix en Europe centrale et le désir qu’il n’y ait pas
de pression en Autriche ». Alexis veut rassurer Puaux : « Nous suivons la
situation avec le plus grand intérêt, et souhaitons l’aider le plus possible. » Il
promet des « échanges de vues immédiats avec Londres ». Mais la stratégie
qu’il conseille à Schuschnigg est purement dilatoire : « L’encourager à résister et gagner du temps. » Gagner du temps pour attendre quel secours ?
Cela dépendrait de son attitude. Les dernières questions qu’Alexis avaient
préparées étaient assez pathétiques : « Préciser ce qui nous reste de ressources
pour agir, c’est-à-dire nous renseigner sur ce qui a été fait à Vienne : si Schuschnigg accepte... plus rien à faire. S’il résiste et souhaite notre aide, démarche
conjointe ? » Ce même 15 février, de fait, Schuschnigg accéda aux
demandes qu’Hitler lui avait faites quatre jours plus tôt ; Seyss-Inquart
reçut le portefeuille de l’Intérieur. Les reculades des uns justifiaient celles
des autres ; Alexis apprit de Puaux la concession : « Plus rien à faire. La
réponse de Schuschnigg arrivée : céder [ou, selon les DDF, « cédez »]. On
attend conseil ce soir. Ils doivent demander réponse ce soir. Ne fait pas de
doute. Ne voit pas d’où viendrait la résistance. »
De fait, il n’y eut qu’un simulacre de résistance. Le 17 février, à l’instigation d’Alexis, Delbos suggéra à Londres une action conjointe ; le 25 février,
les Anglais déclinèrent la proposition, de crainte d’entretenir les illusions
de Schuschnigg. Puaux enrageait contre l’inaction de son gouvernement ;
devant Massigli, le 8 mars, il appela encore à la formation d’un front
franco-italien : « J’ai écrit personnellement au ministre que la situation
devenait ici intenable et qu’il m’était désormais impossible de prêcher à
Schuschnigg la résistance si vraiment nous ne voulons rien faire pour lui.
Je le redis sous une autre forme dans un télégramme officiel. Il faut que le
gouvernement sache bien où il va en refusant de causer avec Mussolini.
Pourquoi ne lui a-t-on pas envoyé un émissaire officieux en la personne
de Monzie, de Mistler ou d’Henry Bérenger ? »
Le 9 mars, jouant son va-tout, Schuschnigg annonça la tenue d’un plébiscite qui devait affirmer la volonté d’indépendance nationale. Le
11 mars, Hitler exigea un ajournement du référendum ; il appuya sa
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demande en faisant marcher ses troupes vers la frontière. Le gouvernement
autrichien demanda à Puaux de consulter Paris. À cette date, la France
n’avait plus de gouvernement : la veille, le cabinet Chautemps s’était hâté
de tomber pour n’avoir pas de décision à prendre, ni d’abandon à endosser.
Dans la journée du 11 mars, sous la menace des chars allemands, Schuschnigg renonça successivement au plébiscite et à sa fonction. Le Quai d’Orsay avait laissé Puaux sans instructions. À seize heures, Gamelin avait
demandé que Camille Chautemps, le président du Conseil démissionnaire,
se réunı̂t avec quelques-uns de ses ministres, Yvon Delbos, Georges Bonnet
et Édouard Daladier. Ces hommes sans mandat décidèrent martialement
d’appliquer les « mesures militaires complètes prévues ». Mais, selon le procès-verbal de Gamelin, dont le style télégraphique fut l’unique manifestation d’esprit militaire de la journée, cette décision était soumise à la
condition de « trouver collaboration britannique, d’ailleurs déjà demandée
par Affaires étrangères ». À seize heures quarante-cinq, Alexis téléphona la
réponse de Londres : « Le gouvernement britannique a déjà fait savoir à
Vienne qu’il ne pouvait conseiller au gouvernement autrichien de pousser
la résistance au point de déterminer des conséquences contre lesquelles il
ne pourrait le garantir. »
Après avoir longtemps ignoré Rome, le gouvernement français, comme
son homologue anglais, prescrivit à son représentant de tenter une
démarche auprès de Ciano. Il était trop tard pour ne rien espérer de cette
volte qu’une sévère humiliation. À seize heures cinquante, Alexis téléphona
que « le comte Ciano a fait répondre à Blondel qu’il ne voulait pas se
concerter avec la France et l’Angleterre sur l’affaire autrichienne, et que si
la demande d’audience n’avait pas d’autre objet, celle-ci lui paraissait inutile ». À dix-sept heures, Phipps, interrogé « sur l’opportunité d’une
démarche conjointe à Berlin », n’avait pas encore répondu. À dix-neuf
heures, Rochat téléphona à Puaux : « Je ne peux encore rien vous dire. »
À vingt-trois heures, Massigli se dévoua pour lui annoncer l’insuccès de la
démarche de François-Poncet. « À ce moment, se souvenait Puaux, le chancelier avait déjà démissionné. Le président Miklas, s’inclinant devant l’ultimatum que lui avait apporté l’attaché militaire allemand, le général Muff,
avait nommé Seyss-Inquart chancelier. » François-Poncet avait porté solitairement la protestation française, qui reprenait presque mot pour mot les
termes de la représentation effectuée de son côté par son collègue anglais.
Incapables d’une simple démarche conjointe, la France et l’Angleterre
s’étaient résignées au parallélisme.
Un an plus tard, jour pour jour, Charles Rochat, directeur du cabinet
de Delbos pendant la crise, confia à Hoppenot que le ministre « était prêt
à mobiliser si les Anglais faisaient de même ». Tartufferie. L’Angleterre
venait de se séparer de ses cadres les plus francophiles et les plus hostiles à
l’Allemagne. Alexander Cadogan avait remplacé Robert Vansittart, dans
les derniers jours de l’année 1937, au grand dam d’Alexis. À la fin de
l’année 1935, Vansittart avait déjà essuyé les assauts des champions de l’appeasement ; Alexis lui avait fait passer par Hugh Lloyd Thomas, de l’ambassade anglaise à Paris, un vibrant message de sympathie. Cette fois,
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Vansittart n’avait pas su parer le coup. Pour sauver les apparences, un
poste de conseiller diplomatique spécial lui fut taillé sur mesure ; Alexis
invoqua ce précédent lorsque Reynaud le débarqua, pour refuser l’ambassade qu’on lui offrait, fût-elle celle de Washington. Il rappela que Vansittart avait bénéficié de « quelque chose de nouveau et de supérieur pour lui
dans l’apparence ». Alexander Cadogan, le nouveau sous-secrétaire d’État
permanent, n’avait pas les mêmes sympathies que Vansittart pour son
opposite number français ; cela ressort de quelques petites allusions sèches
consignées dans son journal. L’understatement a son éloquence, qui dispense de multiplier les exemples : « At diner sat between Léger and Darlan
(latter very nice). »
Ce coup de semonce annonçait un remaniement plus lourd de conséquence : le 20 février, Eden démissionna de ses fonctions de secrétaire
d’État, en désaccord avec la politique italienne de son gouvernement, non
sans avoir alerté l’opinion publique des dangers d’une politique de concession à l’égard des dictateurs. La nouvelle orientation du cabinet Chamberlain, confirmée par l’arrivée d’Halifax au Foreign Office, désabusa Paris de
sauver l’Autriche avec l’aide anglaise. C’est pourquoi la bravade rétrospective de Rochat n’était pas convaincante ; les ultimes gesticulations de la
diplomatie française, qui laissèrent espérer quelque secours à Vienne alors
qu’elle avait déjà abandonné la partie, avaient manqué de décence.
Le 15 mars, à peine de retour à Paris, Gabriel Puaux découvrit que la
page autrichienne était tournée au Quai d’Orsay, et qu’il n’était déjà plus
question que de la prochaine revendication allemande : « Après la mort de
l’Autriche la question des Sudètes allait se poser avec une dangereuse
acuité. Édouard Beneš n’aurait-il pas eu intérêt à prendre les devants en
accordant aux trois millions sept cent mille germanophones une certaine
autonomie ? Je m’en entretins avec Alexis Léger et René Massigli. Il me
fut répondu que toute concession faite à Hitler serait un néfaste et dangereux aveu d’impuissance. Je convins qu’un barrage serait nécessaire, mais
où, quand et comment fallait-il l’établir ? »
Par un télégramme conquérant, qui fleurait bon la rhétorique d’Alexis,
le Département représenta la déroute viennoise en retraite en bon ordre,
prélude à un redéploiement de sa défense à Prague : « La situation à
laquelle nous devons désormais faire face est assurément grave ; elle ne
justifie cependant aucune panique », expliquait le secrétaire général. « La
situation serait toute différente, continuait-il, le jour où l’expansion allemande s’attaquerait à l’indépendance ou à l’existence des États auxquels
nous lient des engagements spéciaux 18. »
L’abandon des Sudètes
La conférence qui a réuni les 29 et 30 septembre 1938, à Munich, les
représentants des quatre grandes puissances pour régler le sort des minorités allemandes de Tchécoslovaquie, dans le plus pur style du feu concert
européen, est si fréquemment invoquée à titre péjoratif que l’on croit bien
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la connaı̂tre. Pourtant, à suivre Alexis, l’événement s’éclaire de nouvelles
lumières ; et sa mémoire dévoile ses méandres.
Sur le vif, pour Alexis, il n’y avait pas d’alternative à Munich ; il en était
tellement convaincu, en 1938, qu’il le pensait encore en 1940, quand il
remâchait en solitaire le drame qui s’était joué et en 1943 également,
lorsqu’il justifiait les accords devant Beneš, et même après la guerre, revenant devant divers interlocuteurs sur les chemins de la défaite. Il fallut que
Munich devı̂nt le symbole par excellence des vaines abdications, pour
qu’Alexis prı̂t ses distances avec l’accord qu’il avait personnellement
négocié.
Toute l’historiographie de la conférence de Munich est marquée par
une ambiance de tribunal. Étudier le recul munichois n’a guère d’intérêt
en soi ; ce n’est qu’un épisode, chargé d’une symbolique particulière, d’un
glissement général. Telle qu’elle avait évolué jusque-là, à distance de l’Italie
et de l’URSS, imputant à Londres la responsabilité de ses faiblesses, la
diplomatie française n’avait pas d’autre alternative, en septembre 1938,
que d’aller à Munich ou de faire une guerre dont il est difficile d’imaginer
l’issue générale, mais qui n’aurait certainement pas plus sauvé la Tchécoslovaquie de l’invasion allemande que la Pologne un an plus tard. Ce que
l’armée française, pauvre en avions et enterrée derrière la ligne Maginot ne
sut pas faire en septembre 1939, pourquoi l’aurait-elle pu en septembre
1938 ? À Munich, la France ne changea pas de politique, elle n’abdiqua
pas soudainement ; elle continua de reculer, d’affaiblir ses alliés, et de
perdre ses clients en même temps que son crédit. Le général de Gaulle, à
qui revint l’honneur de dénoncer les accords de Munich, le 29 septembre
1942, avait admis comme une nécessité militaire, en 1938, des accords qui
déchargeaient la France d’une opération militaire en Europe centrale dont
elle n’avait pas les moyens. Le symbole de la France libre sut se débarrasser
du symbole malheureux de Munich ; ses actes n’y étaient pas pour rien,
qui le liaient moins à l’abdication munichoise qu’à la libération nationale.
Alexis, qui avait été à Munich, dut se dédouaner de sa présence munichoise
par le seul talent de son verbe.
Il y est si bien parvenu, que certains de ses pairs en sont venus à témoigner devant la postérité de son absence à la conférence honteuse, ou de
son rôle subalterne, dans l’ombre de son chef, alors que Georges Bonnet,
son ministre pacifiste et cauteleux, avait préféré exposer son secrétaire général et ne pas se déplacer lui-même. Un agent comme Jean Chauvel, dont
les mémoires n’épargnent pas Alexis, croyait se souvenir que « Georges
Bonnet avait été à Munich ». Chauvel expliquait par là sa mésentente avec
Alexis, qui aurait été hostile à la conférence 19 alors que son ministre y
aurait été favorable. Prodige d’Alexis, qui manipulait les mémoires jusqu’à
envoyer à Munich le ministre qui l’avait obligé d’y aller à sa place...
Les pare-feux qu’il éleva successivement sont demeurés globalement efficaces jusqu’à nos jours ; ils induisent une erreur de perspective, qui
empêche de comprendre sa politique. Voici ce qui demeure, dans la biographie de la Pléiade, de sa participation à une conférence qui lui paraissait
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encore légitime après guerre : « En dépit de son opposition personnelle à
la politique dite d’“apaisement”, et de l’hostilité connue d’Hitler à son
égard, le secrétaire général se trouve appelé, malgré lui, à assister à la conférence comme représentant des services du Quai d’Orsay, les ministres des
Affaires étrangères n’ayant pas été convoqués à cette réunion des chefs de
gouvernement. » Il était loin le temps où, pour éviter la dénationalisation
à laquelle sa fuite l’exposait, en 1940, Alexis se vantait, devant Pétain,
d’avoir été, à la conférence de Munich, le « seul négociateur français auprès
du chef du gouvernement français » ! De fait, l’historiographie française,
quelles que soient ses sévérités pour le diplomate, considère généralement
que « Léger ne fut jamais un appeaser 20 ».
Alexis a gagné la bataille de la mémoire, qui a su s’exonérer de sa participation à la conférence honteuse ; il a éliminé ses rivaux, en évitant le sort
des opposants à la conférence, comme René Massigli, éloigné du Département, tout en s’assurant avec une habileté confondante une image d’antimunichois lorsque l’invasion par Hitler de la Tchécoslovaquie démontra,
en mars 1939, l’inefficacité de l’apaisement. À la libération, seulement,
alors qu’Alexis prétendit aux premiers rôles, légitimé par sa position audessus de la mêlée, le reflux de la honte munichoise abolit son avenir
politique. C’est à la conférence de Munich, sans doute, par-delà ses effets
immédiats et lointains, que le diplomate s’est inoculé le virus qui l’emporta ; c’est là que Saint-John Perse a commencé sa nouvelle gestation. Rétabli
dans sa personnalité poétique, il sut à nouveau effacer son image de munichois, jusqu’a nos jours.
Au lendemain de l’Anschluss, par le télégramme qu’il avait envoyé aux
principaux postes pour dresser le bilan du coup de force allemand, Alexis
avait assigné au prochain gouvernement la mission de rallier l’Angleterre à
une politique résolue en Europe centrale. Opposé à la conciliation, en
mars 1938, il suggéra pourtant en septembre de la même année une conférence qui organisât le démembrement de la Tchécoslovaquie. Quels glissements successifs expliquent cette volte, de la part d’un homme qui n’aimait
rien tant que demeurer fidèle à soi-même ?
À la chute du cabinet Chautemps, qui coı̈ncida avec l’Anschluss, Blum
fut rappelé par le président Lebrun pour constituer un nouveau gouvernement. Paul-Boncour, appelé aux Affaires étrangères, avait oublié les manigances de celui qu’il avait nommé secrétaire général ; il croyait pouvoir
s’appuyer sur lui pour affermir la défense des intérêts français face à la
politique unilatérale et violente de l’Allemagne. Outre-Manche, on n’attendait pas d’autre politique du nouveau ministre, fût-ce pour s’en désoler ;
Chamberlain le craignait, Cadogan le mésestimait et son adjoint Sargent
le honnissait. Paul-Boncour justifia les craintes de ces appeasers. Dès le
14 mars, il confirma la fidélité de la France à ses engagements en Tchécoslovaquie. Le lendemain, il convoqua une session du comité permanent de
la Défense nationale. Alexis, qui y avait plaidé contre une rupture de la
non-intervention en Espagne, ne se montra pas plus audacieux face à la
question tchèque. D’accord avec Gamelin, qui constatait l’impossibilité
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pratique de l’armée de venir en aide en Tchécoslovaquie, il déconseilla une
action préventive en sa faveur. Paris ressentait son isolement diplomatique.
De Pologne, le Quai d’Orsay recevait des signaux inquiétants. Le 5 avril,
au cours d’une réunion des représentants français dans la région, le
ministre et le secrétaire général apprirent de Léon Noël qu’en cas d’agression allemande la Pologne ne mobiliserait pas ses troupes pour secourir
Prague, mais pour dissuader l’Armée rouge d’intervenir en faveur de la
Tchécoslovaquie en traversant son territoire.
Le 10 avril 1938, le gouvernement Blum tomba. Le radical Édouard
Daladier prit la tête d’un cabinet ouvert à la droite modérée. Il revint à
cet agrégé d’histoire, issu d’une famille modeste de Carpentras, ancien
combattant réputé pour la fermeté de son patriotisme, de clôturer l’expérience du Front populaire. À Paul-Boncour, qui espérait demeurer aux
Affaires étrangères, le président du Conseil expliqua que son attitude
intransigeante dans la question tchèque inquiétait. Il lui préféra Georges
Bonnet, dont les dispositions étaient opposées. Alexis avait marqué le prix
qu’il attachait à la sauvegarde de la Tchécoslovaquie. À cet égard, le choix
de Bonnet par Daladier lui parut de mauvais augure, comme à la plupart
des observateurs. Il fit « la grimace en apprenant le nom de son nouveau
chef » et confia quelques jours plus tard à Hoppenot que « Georges Bonnet
était le ministre “le moins bien de ceux qui s’offraient” ». Ce choix lui
paraissait un signe de faiblesse de la part d’un président du Conseil dont il
appréciait la résolution affichée. Si bien qu’au printemps 1938, le secrétaire
général dut imprimer une triple pression : à Prague, pour ne pas donner
l’impression aux Anglais qu’on les conduisait légèrement vers la guerre, à
Londres, pour ne pas donner l’impression à Berlin qu’une agression serait
tolérée, à Paris, enfin, où la tentation d’abandonner Prague gagnait du
terrain.
Alexis eut fort à faire du côté de Londres. L’Angleterre suggérait une
négociation directe entre Prague et ses minorités sudètes. Or, le 24 avril,
Konrad Heinlein, le leader sudète, avait prononcé à Carlsbad un discours
en « huit points » qui marqua son ralliement au programme national-socialiste et sa volonté d’obtenir une véritable autonomie. Il y avait loin entre
ces revendications et le mémorandum produit par les services du président
Beneš, qui avait consenti, le 15 avril, à reconnaı̂tre la diversité des nationalités de l’État tchèque, sans transiger sur l’unité territoriale. Alexis
avait reçu avec humeur ce mémorandum qui ajournait les négociations
entre l’État tchèque et la minorité sudète à la tenue d’un scrutin local, à
la fin du mois de mai. Il n’avait pas dissimulé à Prague sa préoccupation
que ce report « ne fournisse aux Anglais un prétexte pour se dérober 21 ».
Alexis eut l’occasion de mesurer le désengagement britannique les 28 et
29 avril, lorsqu’il accompagna Édouard Daladier et Georges Bonnet à
Londres. L’Anschluss et la question tchèque étaient au menu des discussions. La veille, préparant des arguments propres à ébranler l’impavide
Chamberlain, il avait suggéré à Daladier de lui représenter Hitler en nouveau Napoléon. L’Anglais ne serait plus missionné comme ange de la paix,
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mais sauveur de l’Europe ! Le lendemain, Daladier sortit de son chapeau
l’astuce imaginée par Alexis. Non sans quelque succès ; Chamberlain
s’échauffa enfin : « Son sang bouillonne, admet le flegmatique Anglais,
quand il voit l’Allemagne étendre sa domination sur l’Europe 22. » Mais la
divergence d’analyse demeurait. Pour Chamberlain, faute de posséder les
moyens militaires de contraindre l’Allemagne à ne pas toucher à la Tchécoslovaquie, mieux valait obtenir de lourdes concessions de Beneš. Il ne fallait
pas bluffer avec Hitler, ajouta-t-il. Daladier réagit : n’était-ce pas Hitler
qui bluffait ? S’il voulait bien admettre la nécessité de concessions spontanées, il ne laisserait pas une agression allemande démembrer la Tchécoslovaquie. Même Bonnet, à la satisfaction d’Alexis, plaida la fidélité de la
France à « sa parole et sa signature ». Les positions respectives étaient établies ; le gouvernement français évolua le plus vite, sensible à la pression
britannique et affaibli par ses propres divisions.
À l’intérieur, Alexis devait combattre les adversaires de la cause tchèque :
le 12 avril, Joseph Barthélemy, éminent juriste, futur garde des Sceaux de
Pétain, publia dans Le Temps, considéré comme l’organe officieux du Quai
d’Orsay, un article qui plaidait la caducité du traité franco-tchèque du
16 octobre 1925, dans la mesure où il était articulé au défunt pacte de
Locarno. Les réactions furent passionnées. À l’étranger, on y vit un nouveau signe que Paris rechignait à tenir ses engagements. Beneš attribua à
Alexis le redressement effectué quelques jours plus tard par Le Temps :
l’éditorial du 17 avril affirma que la validité des accords de 1925 demeurait
la thèse gouvernementale 23. Le 11 mai, nouvelle offensive, plus discrète,
mais venue du gouvernement lui-même : Camille Chautemps, le viceprésident du Conseil, déclara sans détour à l’ambassadeur américain William C. Bullitt, qu’en cas d’agression allemande, la France se contenterait
d’une protestation platonique. Pour son gouvernement, l’ambassadeur
américain opposa ce point de vue à celui d’Alexis, qui soutenait l’inverse.
Le secrétaire général s’employait désespérément, à contre-courant des pessimismes, pour éviter que la France ne décourageât les États-Unis de lui
apporter leur soutien en affichant sa pusillanimité.
Ses efforts se firent plus nécessaires, mais moins efficaces, lorsqu’un nouveau front s’ouvrit au cœur même du Quai d’Orsay, Georges Bonnet
menant souterrainement une politique beaucoup moins ferme que celle
qu’il défendait. Le 20 mai, une fausse alerte, probablement provoquée par
un coup à plusieurs bandes des services spéciaux dans la région, avait
conduit les Tchèques à mobiliser une classe d’âge. La France était demeurée paralysée, tandis que la Grande-Bretagne avait exhorté Berlin à la
modération et laissé entendre qu’elle ne resterait pas nécessairement à
l’écart d’une conflagration européenne. Faiblesse avouée d’un côté, fermeté
illusoire de l’autre. Le soir même, Phipps remit à Bonnet un mémorandum
qui le dispensait d’interpréter la résolution de façade comme un changement de cap du cabinet anglais. Il prévenait le gouvernement français de
ne nourrir « aucune illusion » sur l’engagement final de l’Angleterre si la
crise ne s’était pas dénouée heureusement. La France ne la trouverait pas
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à ses côtés si elle s’engageait dans un conflit germano-tchèque. À Étienne
de Crouy-Chanel, qui lui avait porté le document remis par l’ambassadeur
au ministre, Alexis avait murmuré : « Ce n’est pas à moi qu’il aurait osé
apporter ce papier. » Georges Bonnet déduisit de ce clair avertissement que
la France devait révoquer ses engagements. Aussi bien, son premier souci
fut de délier la Pologne des exigences françaises de solidarité avec Prague,
au moment même où le colonel Beck se montrait le mieux disposé envers
la France. À la fin du mois de mai, Bonnet enregistra avec une discrète
satisfaction la proposition britannique qui visait à dégager la responsabilité
française grâce à un nouveau statut de neutralité de la Tchécoslovaquie ; il
en fit un moyen de pression pour réclamer que Prague arrangeât « dans les
quinze jours » un accord avec les Sudètes. Stefan Osusky, le ministre
tchèque à Paris, s’inquiétait du recul de la politique française, sans savoir
si le secrétaire général y était pour quelque chose. Dans les premiers jours
du mois de juin, Alexis lui donna l’impression de vouloir s’aligner sur
Londres en lui représentant qu’« en coopération avec la Grande-Bretagne,
la politique française vis-à-vis de la Tchécoslovaquie serait plus efficace que
sans l’appui anglais ». L’effet dissuasif s’en trouverait augmenté, mais
aussi sa capacité d’entraı̂nement sur « l’attitude de la Roumanie, de la
Pologne et peut-être même de la Yougoslavie ». Alexis ne cachait pas à
Osusky que l’aide militaire française serait de toute façon indirecte : en
mobilisant, elle fixerait le gros de l’armée allemande sur sa frontière et
l’obligerait à une guerre de siège de longue durée. Mais, selon ses termes,
« l’aide française directe à la Tchécoslovaquie serait égale à zéro 24 ».
À cette date, Alexis avait-t-il basculé ? Se résignait-il, avec son ministre,
à s’aligner sur l’Angleterre ? Beneš lui posa la question, dans son exil américain, en mai 1943 : « Quand le gouvernement français a-t-il invoqué de luimême la décision britannique pour déterminer son attitude ? » À quoi Alexis
répondit, d’après ses notes de l’entretien : « Après le rapport Runciman. »
Si l’on suit la relation que Beneš fit de cette même conversation à Eden,
quelques jours plus tard, le Tchèque avait plus précisément demandé à
Alexis à quel moment il s’était rendu compte que la France abandonnerait
la Tchécoslovaquie, à quoi Alexis aurait répondu en réalité : « As soon as
the Runciman mission was appointed », ce qui ramenait de septembre à
juillet l’abdication française 25.
Au mois de juin 1938, Alexis avait subi la pression anglaise sans encore
tout lui céder. Le 1er juin, après avoir reçu le leader sudète à Londres,
Halifax demanda à Newton, son ambassadeur à Prague, de faire agréer par
le gouvernement tchèque les propositions de Heinlein comme base de
discussion, à l’exception de ses exigences en politique extérieure et en
matière d’idéologie nazie. Les Anglais souhaitaient rallier le Quai d’Orsay
à ce point de vue ; Osusky demanda à Alexis de ne pas s’y plier 26. Le
secrétaire général y consentit pourtant le 2 juin, et Bonnet donna des
instructions dans ce sens deux jours plus tard, expliquant à Osusky que la
France, isolée à l’Est, ne pourrait se passer du soutien anglais. Comme son
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secrétaire général, le ministre louvoyait et la France, après l’Autriche, marchait sur la corde raide. À cette date, Alexis Léger et Georges Bonnet
apparaissaient déjà à l’ambassadeur de Belgique à Paris, « nonobstant les
affirmations répétées [...] d’exécuter le pacte d’assistance qui la lie à la
Tchécoslovaquie », disposés à « reconsidérer la question et peut-être, si l’intérêt supérieur du pays l’exige, de trouver les motifs qui justifieraient un
changement d’attitude 27 ». Alexis ne lui semblait pas « loin de partager
l’avis de Herriot que le vrai problème de la paix restait conditionné par les
relations franco-allemandes. Dans une réconciliation avec l’Allemagne, la
France trouverait son maximum de sécurité ». Au cours du printemps,
Alexis avait faibli à mesure qu’il avait subi la pression de son ministre,
mais surtout celle de l’Angleterre. Il finit par s’y rendre, l’été venu, pour
ne pas laisser la France garantir seule la Tchécoslovaquie ; il fut même
le premier à suggérer une conférence entre grands qui réglât le sort des
Sudètes.
Le 18 juillet 1938, le gouvernement britannique annonça au gouvernement tchèque qu’il confiait une mission de bons offices à lord Runciman,
un éminent acteur de la vie politique anglaise depuis le début du siècle.
Halifax ne prévint les Français de cette médiation anglaise que deux jours
plus tard, à l’occasion de la visite des souverains britanniques en France.
Alexis, qui était souffrant du 14 au 20 juillet, a prétendu devant Beneš,
pendant la guerre, qu’il s’était immédiatement cabré contre « ce vrai laminoir utilisé par l’hypocrisie anglaise pour freiner indirectement la France ».
Sur le vif, devant ses collaborateurs, il aurait déploré « le manque de coopération des Anglais », confiant à Crouy-Chanel : « Ils ne nous ont pas
consultés. » Il les aurait mis sérieusement en garde contre cette démarche
qui conférait aux Sudètes « une sorte de statut international en les reconnaissant comme une entité distincte du gouvernement tchèque ». À ses
appréhensions s’ajoutaient ses préventions contre Runciman, un homme
qu’il appréciait peu, « le jugeant plus roublard qu’intelligent ». Restait à
convaincre Daladier que la manœuvre anglaise serait contre-productive et
encouragerait les nazis. « C’est ce qu’Alexis Léger dit à Daladier, dont
Emmanuel Arago me rapporte l’approbation », témoigne Crouy-Chanel.
Le secrétaire général l’aurait répété à Corbin, afin qu’il portât le message
à Londres.
Si ces témoignages ne sont pas contrefaits, Alexis sut habilement dissimuler son hostilité à la médiation anglaise lorsque, le 25 juillet, il plaida
avec son ministre, devant Stefan Osusky, en faveur de la mission Runciman, à laquelle il trouvait l’avantage d’exclure la solution plébiscitaire et
d’écarter l’Allemagne du règlement du litige tchéco-sudète. Osusky ne ressentit aucune réticence du côté du secrétaire général. Il obtint à peine
que la France démentı̂t auprès du Foreign Office avoir « conseillé à la
Tchécoslovaquie de recevoir lord Runciman pour se défaire partiellement
du fardeau de ses engagements ». S’agissait-il de sauver les apparences de
l’entente franco-anglaise ou d’un début de renoncement d’Alexis, secrètement réjoui que l’Angleterre imposât aux Tchèques ce qu’il n’osait pas
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exiger d’eux ? En 1943, lorsqu’il expliqua à Beneš que la mission Runciman avait « porté en France sur la bonne comme sur la mauvaise foi des uns
comme des autres », il songeait sans doute à lui-même, dans le premier cas
de figure, et à son ministre, dans le second.
Devant Bullitt, Georges Bonnet ne dissimula pas son soulagement de
voir les Anglais endosser ses responsabilités ; Paris suivrait Londres dans sa
mission de bons offices, glissant du statut d’allié à celui de médiateur.
Aussi bien, à peine informé de la mission Runciman, le 20 juillet 1938, le
ministre avait laissé deviner à Stefan Osusky un net recul des dispositions
françaises à entrer en guerre pour les Sudètes. Il fut encore plus radical
dans son compte rendu de la conversation, menée sans Alexis : « En aucun
cas le gouvernement tchécoslovaque ne doit croire que si la guerre éclate
nous serons à ses côtés, alors surtout que dans cette affaire notre isolement
diplomatique est quasi total. » Daladier annota cette étrange police d’assurance d’un crayon vengeur : la position de la France « résulte des Conseils
des ministres et non de la décision d’un ministre 28 ». De fait, Osusky, en
transmettant les réticences de Bonnet, émut considérablement Beneš. Mais
le président tchèque refusa de croire qu’il fallait déduire de cet entretien
isolé que la France demandait officiellement à Prague d’accepter la mission
Runciman.
Alexis, qui revint au ministère ce même jour, après avoir souffert d’une
intoxication alimentaire, fut-il informé de ce brusque mais ambigu désaveu
de Bonnet ? Massigli, qui était lui-même en congé, n’en doutait pas : « Je
pense qu’Alexis Léger savait, connaissait depuis la fin de juillet, la position
du ministre ; il ne l’approuvait pas, mais selon une tradition constante
chez lui, quand un ministre avait pris une décision définitive ou qui semblait définitive, il ne cherchait pas à combattre, en la combattant on s’exposerait à perdre de l’influence. » Du reste, il y a quelque chose
d’irréductiblement contradictoire entre l’entrevue de 1943, où Alexis et
Beneš confrontèrent leurs souvenirs, et les traces conservées par les archives.
Le 25 juillet 1938, Osusky avait bien transmis à son ministre les encouragements de Bonnet et du secrétaire général à accepter la mission Runciman. Pourtant, Beneš expliqua à Alexis qu’Osusky ne lui avait pas
« représenté la manœuvre de Bonnet ». Au contraire, il lui avait « présenté les
choses comme si le gouvernement français était opposé à la proposition Runciman et, loin de souhaiter son acceptation, se déclarait catégoriquement prêt à
ne pas l’accepter ». Alexis répondit dans le même sens à Beneš que ses
services avaient « dès l’origine été opposés à l’affaire Runciman », excipant
d’une « note du Quai d’Orsay », dont il se souvenait opportunément, sans
préciser que Massigli en était l’auteur censuré. A posteriori, grâce à l’action
résolument résistante de son directeur politique, Alexis pouvait prétendre
que « le service politique du Quai d’Orsay s’opposait » à « l’envoi de la mission
Runciman ». Tartuffe, il laissait entendre qu’il était de ce camp, rejetant
sur son ministre, caché derrière les appeasers anglais la responsabilité, « la
politique de la séparation des districts allemands de Tchécoslovaquie en faveur
de l’Allemagne ».
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La contradiction ne procède pas seulement de la mauvaise foi de chacun
des protagonistes ; elle tient aussi des ambiguı̈tés de Georges Bonnet et
d’Alexis, tous les deux maı̂tres en la matière. Le travail de mémoire simplifie les positions ; l’exposé qu’entendit Osusky, le 25 juillet, fut assez emberlificoté pour que chacun pût en retenir ce qu’il voulait : « Ce soir, Bonnet
et Léger m’ont dit, après s’être consultés, que la Tchécoslovaquie ne devrait
pas refuser la proposition britannique ou l’accepter sous une forme pouvant être qualifiée de dilatoire. » Pour Beneš, sous couvert d’une prudente
formule, la France demeurait fidèle à ses engagements, si bien qu’il considéra comme une trahison son comportement ultérieur ; Bonnet, de son
côté, pensait avoir suffisamment alerté les Tchèques pour leur laisser prévoir l’issue. Reste que sur le vif, Alexis ne s’était pas désolidarisé de son
ministre. Au contraire, il avait œuvré avec lui pour imposer la mission
Runciman aux réticences de Beneš. S’il lutta contre les menées souterraines
de Bonnet, son action manqua singulièrement de clarté, puisqu’il apparut
à Osusky parfaitement aligné sur son ministre : « Léger considère la proposition britannique comme très avantageuse, et il craint que l’Allemagne ne
contrecarre toute cette action. La Tchécoslovaquie ne devrait, par conséquent, fournir à l’Allemagne aucune occasion de déjouer le projet. » Il est
vrai qu’Alexis n’avait plus les moyens, comme en 1928 ou en 1935, de
prendre l’opinion publique à témoin pour ruiner la politique de son
ministre : qui, en France, était prêt à mourir pour les Sudètes ?
En août, en dépit de la crise, Alexis prit un congé d’un mois plein,
laissant la barre à Massigli.
Ce n’est pas un foudre de guerre qui revint de vacances. Pourtant, les
services de renseignement de l’armée ne doutaient pas de l’imminence
d’une attaque allemande contre la Tchécoslovaquie. Mais Alexis regrettait
la publicité donnée aux mesures militaires françaises 29. Le 4 septembre, il
expliqua à Phipps qu’il craignait autant l’étalage des répugnances intérieures, qui encourageraient Berlin, qu’une démonstration de force française, qui flatterait l’intransigeance de Prague 30. Il lui affirma pourtant
qu’aucun homme politique français n’endosserait la responsabilité de trahir
les engagements français en Tchécoslovaquie. L’ambassadeur britannique,
de son côté, refusa de prédire ce que serait l’attitude de Londres en cas
d’agression allemande en Tchécoslovaquie. À Prague, son homologue
laissait peu d’espoirs au gouvernement tchèque Le même jour, Newton
expliqua à Beneš que « le choix du gouvernement britannique serait certainement le programme de Carslbad plutôt que la guerre ». Lacroix, le
ministre de France à Prague, fit savoir à Alexis, dans une lettre personnelle,
que Newton ne lui avait pas dissimulé que c’était également la position de
lord Runciman qui « préférait les huit points de Carlsbad à la guerre ».
Le 7 septembre, Henlein rompit les négociations avec le gouvernement
tchèque ; la mission Runciman avait échoué. S’ensuivit une intense et
confuse période de consultations entre Londres et Paris, au cours de
laquelle Alexis s’employa à hisser les Anglais au niveau des engagements
français. Le camp de l’apaisement en sortit affaibli, et Bonnet, furieux.
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Mais, bisaigu toujours, Alexis avait également semé les graines de conciliation qui fleurirent à Munich. Comme en toute chose, il ne voulait pas
choisir ni renoncer à rien. Il désirait et le soutien de l’Angleterre, et l’assouplissement de la Tchécoslovaquie. Il voulait empêcher Bonnet d’abdiquer,
mais il entravait les résolutions offensives de Daladier. Il modérait le président du Conseil matamore, qui déclarait à Phipps, le 8 septembre, que les
Français étaient prêts à marcher comme un seul homme, et capables de
franchir une ligne Siegfried encore inaboutie.
Alexis fit un chef-d’œuvre de son ambivalence au cours d’un entretien
décisif avec l’ambassadeur britannique, le 11 septembre. Il lui représenta
la nécessité d’une attitude anglaise plus ferme, au moins pour sauver les
apparences. L’ambassadeur anglais lui répéta les propos d’Halifax : « Je ne
pense pas que l’opinion britannique soit préparée, pas plus que le gouvernement de Sa Majesté, à entrer en guerre contre l’Allemagne à cause d’une
agression de la Tchécoslovaquie 31. » Alexis ne s’en satisfaisait pas ; il réclamait plus de fermeté. Mais, dans le même temps, il se fit le premier munichois en imaginant, devant Phipps, le principe d’une conférence à Quatre
pour régler le problème tchèque ! Deux jours plus tard, montrant son
visage conciliateur, il renouvela ce vœu, Chamberlain ayant satisfait la
veille son exigence contraire... Étienne de Crouy-Chanel, en tout cas, versait au crédit de son chef le raidissement du Premier ministre anglais,
qui déclara le 12 septembre, au cours d’une conférence de presse, que
« l’Angleterre ne pourrait rester à l’écart d’un conflit général en Europe ».
Bonnet s’en trouva fort marri. D’une certaine façon, le secrétaire général
avait toujours raison ; que ce fût sur son versant conciliant, face à la fatalité
de l’agression allemande, ou sur son versant résistant, pour ne pas abandonner toute la Tchécoslovaquie à l’appétit allemand. Mais il était à ce
point ondoyant que tous les témoins ne le voyaient pas réagir de la même
façon. Étienne de Crouy-Chanel, qui travaillait dans son intimité, était
certain de l’avoir entendu demander « à Bonnet et Daladier de soumettre
aux Anglais l’idée de proposer une réunion des trois chefs de gouvernement
(français, anglais et allemand) pour rechercher un règlement amiable du
problème ». Afficher la « solidarité franco-anglaise » aurait permis de « préserver la paix dans la dignité ». La décision unilatérale prise par Chamberlain, le 14 septembre, de se rendre à Berchtesgaden et de jouer « son propre
jeu », aurait « écœuré » Alexis. Henri Hoppenot, qui n’était pas encore
directeur d’Europe, et voyait les choses de plus loin, croyait savoir au
contraire qu’Alexis était l’auteur de l’idée « d’envoyer le Premier ministre
britannique Chamberlain vers Hitler pour trouver un moyen de s’entendre ». Les Hoppenot, sous le charme de leur grand homme, attachaient
curieusement à cette décision le signe d’un esprit de résistance, qui aurait
rallié les « durs » et mécontenté les « mous » : « Pour une fois Massigli est
d’accord [rayé : « avec lui »], condamnant la mollesse de Georges Bonnet qui
perd pied, affolé, ayant partie liée avec ceux qui penchent vers on ne sait
quels abandons, et qui ment à ses collaborateurs. »
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La veille, Alexis avait en effet réclamé à Phipps l’intervention de
Chamberlain. Par ailleurs, il reparlait d’une conférence à Quatre, alors
que Daladier souhaitait une conférence à Trois 32. Le lendemain, tandis que
Daladier ne dissimulait pas son déplaisir de la rencontre bilatérale qui
court-circuitait la France, Alexis exprima sa joie (factice ?) à l’ambassadeur
d’Angleterre. Puis il téléphona à Halifax pour lui « exprimer sa chaude
admiration pour le geste “noble et courageux” du Premier ministre 33 ».
Alexis se contraignait-il à flatter le partenaire britannique, masquant une
secrète fureur de l’intervention unilatérale des Anglais ? Ce n’est pas impossible, sachant son habileté et sa maı̂trise de soi, qui lui permettaient d’aligner ses propos sur ceux de ses interlocuteurs. Mais il était plus
probablement reconnaissant à Chamberlain d’éviter par sa démarche une
guerre qui lui paraissait injustifiable. Deux jours après l’initiative anglaise,
il s’amusa des scrupules d’un diplomate anglais qui « s’excusait presque
de la visite faite par Chamberlain à Hitler » en contournant le Quai d’Orsay. Il confia à Hoppenot, sybillin : « Le pauvre homme, il n’avait pas tous
les renseignements que j’ai reçus. J’avais l’impression de commettre un
abus de confiance ! » Fallait-il comprendre qu’Alexis n’ignorait pas la
démarche de Chamberlain, qui isolait la France, ni ne la condamnait, mais
qu’il s’en considérait comme l’auteur, par le biais de son entretien avec
Phipps ?
Ces manigances ressemblaient à celles de juillet 1936. Daladier ne voulait pas, pour ne pas sembler faible, convoquer une conférence à Quatre ?
Alexis, spontanément porté à contrer une politique inspirée par des
mobiles domestiques, et toujours enclin à trouver chez les Anglais la gouvernante à qui confier plus sûrement le sort de la Tchécoslovaquie qu’à ses
propres ministres, réclama à Phipps, en 1938, comme à Clerk, en 1936,
la prudente politique dont ses chefs ne voulaient pas. Le 11 septembre, il
avait clairement laissé entendre à Phipps qu’il lui serait difficile de rallier
Daladier au principe d’une conférence à Quatre, à laquelle il était « personnellement » favorable, pour offrir une « dernière chance pour la paix ».
Que l’idée vı̂nt d’Angleterre, il deviendrait plus difficile au président du
Conseil de la repousser : « Léger pense, à titre confidentiel, que Bonnet ne
serait pas opposé à ce que la France convoquât une telle conférence, mais
il doute qu’il parvienne à convaincre Daladier, qui aurait à supporter une
opposition importante de la gauche. Toutefois, Léger m’a assuré que si le
plan venait du gouvernement britannique, il était absolument certain que
le gouvernement français l’accepterait 34. » Alexis n’avouait pas seulement
son souhait de convoquer une conférence ; il n’indiquait pas seulement le
moyen de l’imposer à la France ; il précisait encore qu’il ne fallait pas y
inviter de puissance orientale, Pologne ou URSS, sans quoi ni l’Allemagne
ni l’Italie n’en voudraient.
Les Anglais obligèrent Alexis à dévoiler son jeu en invitant ses chefs à
venir conférer du voyage de Chamberlain. Le 18 septembre, Bonnet et
Daladier franchirent la Manche avec le secrétaire général. Sa présence indiquait moins son empire sur l’un des deux ministres, que sa position intermédiaire, qui rassurait chacun. Il est certain que le champion de la
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solidarité franco-anglaise ne voulait pas, en freinant Daladier, se rapprocher
de Bonnet ; il paraı̂t même qu’il orchestra avec Vansittart une opération
assez croquignolesque, visant à écarter le ministre français de la liste des
invités. Phipps la désarma, qui comptait sur Bonnet pour aider l’Angleterre
à endosser la responsabilité d’un désengagement. La cervelle agile d’Alexis
avait peut-être dédoublé le jeu et trompé Vansittart, feignant d’entrer dans
sa combinaison, pour mieux la torpiller depuis Paris. C’est ce que pourrait
indiquer une conversation téléphonique surprise par Hoppenot. Daladier
interrogeait Alexis sur ses attributions en matière de politique étrangère,
en qualité de président du Conseil ; il ne trouva pas chez le secrétaire
général les arguments propres à dispenser Bonnet du voyage : « Je suis un
diplomate, s’écrie Léger, après avoir raccroché, je ne suis pas un
jurisconsulte. »
La suite des événements donne à penser qu’Alexis se prêta à ce double
jeu. Les Anglais voulaient imposer aux Français l’amputation des Sudètes ;
Alexis y était tout disposé, pourvu que la France y gagnât la garantie
anglaise qui lui manquait pour ce qu’il resterait de la Tchécoslovaquie,
taillée trop large par Berthelot. C’était, d’une certaine manière, le Locarno
oriental qui se réalisait enfin. À cet égard, Alexis revint de Londres la
besace pleine. En tenant une position équilibrée, il avait scrupuleusement
défendu les intérêts français tels qu’il les comprenait, en s’assurant de la
solidité de l’amarre franco-britannique, tout en ménageant autant que possible la Tchécoslovaquie. Toute considération morale ou même politique
mise à part, il pensait avoir agi au mieux en sacrifiant une partie de la
Tchécoslovaquie, pour mieux en garantir l’essentiel, conjointement à l’Angleterre. C’était négliger l’importance de l’affirmation de la résolution française, face à une Allemagne qu’il avait pourtant la faiblesse de croire
bluffeuse. Mais Alexis était comblé par le succédané du Locarno oriental,
vainement poursuivi avec Barthou, puis espéré, à l’époque de Laval, pour
prix du soutien de la France dans le conflit anglo-italien.
Édouard Daladier n’était pas si serein en abandonnant les Sudètes que
les Anglais réclamaient pour prix de leur garantie à la Tchécoslovaquie.
Guy de Charbonnières, fut témoin de son désarroi, exposé aux agents de
l’ambassade de France, entre deux séances. Alexis y faisait figure d’allié
objectif de Bonnet : « [Daladier] se pencha vers Alexis Léger qui était assis
à sa droite et à côté de qui j’étais moi-même placé. “Cette garantie que les
Anglais ont promis de donner à ce qui restera de la Tchécoslovaquie, vous
y croyez, vous, monsieur l’ambassadeur ? Ça vaut quelque chose à votre
avis ?”“Sans aucun doute, monsieur le président. D’ailleurs vous avez vu
comme Chamberlain s’est fait tirer l’oreille avant de l’accorder. Rappelezvous la fermeté catégorique avec laquelle il l’avait refusée, il y a seulement
quelques mois. C’était d’ailleurs conforme à la politique traditionnelle de
la Grande-Bretagne et je considère que vous avez remporté un beau succès
personnel en l’amenant à prendre des engagements qu’elle n’avait jamais
assumés jusqu’ici. Certes, continuait Léger de sa voix douce, la Tchécoslovaquie pourrait perdre, d’après ce qui vient d’être décidé, trois millions et
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demi d’habitants, près du quart de sa population. Mais il s’agit presque
uniquement d’Allemands qui, en tout état de cause et avec le IIIe Reich à
côté d’eux, ne pourraient manquer de créer les pires difficultés au gouvernement de Prague. Mieux vaut, semble-t-il, pour celui-ci, s’en débarrasser
et conserver un territoire diminué mais dont les habitants se sentiront en
sécurité sous la double garantie de la France et de la Grande-Bretagne.” »
À demi convaincu, Daladier envisagea l’hypothèse d’un refus tchèque ;
Alexis le rassura froidement : « Mais ils accepteront, monsieur le président
du Conseil, ils ne peuvent pas faire autrement. »
Conciliant à Londres, Alexis redevenait résistant à Paris. « Racontant »
les entretiens, « le lendemain, à ses collaborateurs, le secrétaire général se
félicita de l’énergie de Daladier ». Il usait de Georges Bonnet comme d’un
repoussoir pour se démarquer de son impopularité au Département. Mais
il laissait Massigli s’exposer seul à la vindicte du ministre. Le 16 septembre,
quoique « fort déprimé », le directeur politique prononça des paroles qui
annonçaient celles du plus fameux des antimunichois. Hélène Hoppenot
les consigna dans son journal : « La France, a-t-il dit, aura à choisir entre
la guerre et le déshonneur. Il est à craindre que, n’apercevant que des
intérêts immédiats, cédant à des pressions qui ne sont peut-être que chantages, le gouvernement dans sa faiblesse et sa politique à courte vue ne
s’engage dans la voie du ‘‘déshonneur”. » Le 17 septembre, Manigli rédigea
dans cet esprit une première note qui le plaça en porte à faux avec la
politique de son ministre. Le 19 septembre, il se fit plus ferme encore dans
une nouvelle note, celle à laquelle il se référa plus tard pour les archives
orales du ministère : « J’avais remis la note à Léger puisque je n’avais plus
aucun contact avec le ministre et Léger me l’a rendue deux ou trois jours
après avec son air, son grand air majuscule, me disant : “Je n’ai pas remis
cette note au ministre, ce n’est pas la peine de heurter un ministre. [...]
Ce n’est pas la peine qu’il voie des notes sur des sujets qui sont très précis.”
En réalité il ne voulait pas que le ministre puisse lui dire : “Comment,
vous transmettez une note comme ça alors que vous connaissez ma
position 35 ?” »
Alexis réussissait à faire porter à Bonnet le chapeau des reculades qu’il
orchestrait, et à conserver devant son état-major l’image de « dur » que
seul Massigli méritait. Le 17 septembre, Hélène Hoppenot dressa cette
carte des positions respectives, qu’elle ne modifia plus : « Deux clans se
sont formés au ministère : ceux qui refusent d’accéder aux exigences allemandes, ou du moins d’en donner l’impression, ce qui risque de les rendre
plus intransigeantes, et les autres “qui ne veulent pas se faire tuer pour les
Tchèques”. Hommes de droite et hommes de gauche. Dans ce dernier
groupe, celui des résistants, on trouve Léger, Massigli, Charvériat (l’ombre
de Léger). Dans le second, Louis de Robien, qui expose son point de vue
avec sa verdeur habituelle : “Quand j’étais jeune, je pouvais tirer quatre
coups sans fatigue ; maintenant que je suis arrivé à la cinquantaine je suis
bien loin du compte : il en est de même pour la France dont la force n’a
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cessé de décroı̂tre.” Rochat semble n’avoir aucune opinion ou il a la prudence de ne pas l’exprimer. »
Au moment où Alexis imposait à la Tchécoslovaquie la cession des
Sudètes, pour éviter la guerre à tout prix, les « durs » authentiques plaidaient que l’épreuve de force face à l’Allemagne serait moins rude avec le
concours d’une Tchécoslovaquie intacte. Pour eux, l’allié oriental n’était
pas seulement un fardeau ; il était aussi une force, qui ferait défaut à la
France si l’on admettait son amputation ; c’était le sens d’un télégramme
que Lacroix envoya de Prague le 25 septembre. Mais à cette date, la religion d’Alexis était faite. Il avait scrupuleusement défendu les intérêts français aussi longtemps que cela ne coûtait guère. Il avait fondé sa politique
tchèque sur un mélange de patriotisme économique et de sympathie pour
son régime libéral, étranger à la culture politique de la région ; mais il
ne faisait pas du bastion tchèque un élément vital de la sécurité de la
France, ni de ses intérêts. Il était moins attaché à défendre les intérêts de
la France en Europe centrale, face à une Allemagne redoutable, que son
Empire africain, face à une Italie méprisée. Mal enracinée, de tradition
récente, la présence française dans l’ancien Empire austro-hongrois avait
du prix lorsqu’elle apportait de la sécurité à la France, dans un système
international relativement stabilisé, où la voix d’un pays démocratique
comptait. Face à la politique de force des dictateurs, les engagements diplomatiques de la France dans la région devenaient un coût plus qu’un gain.
Les intérêts économiques de la France dans la région des Sudètes étaient
assurément considérables. S’y trouvaient certaines usines de la firme Skoda,
filiale de Schneider, qui avait joué le rôle d’arsenal pour les alliés orientaux
de la France pendant tout l’entre-deux-guerres. Mais le carburant financier
faisait défaut pour alimenter l’activité française en Europe centrale. Les
besoins propres en réarmement accéléraient le rapatriement des capitaux.
Renoncer à la région des Sudètes et à ses lignes de fortifications, c’était
abandonner un bastion, sans doute ; mais il coûtait plus de le défendre
que de le conserver, aux yeux d’Alexis, qui s’y était préparé de longtemps.
Restait à faire accepter aux Tchèques l’accord franco-britannique. Alexis
joua un rôle douteux dans la moins glorieuse des étapes qui menèrent à
Munich, et qui brouille encore la mémoire des relations franco-tchécoslovaques. Le 19 septembre, après avoir fait adopter le règlement de Londres
par le Conseil des ministres, Bonnet s’employa à l’imposer à Prague. Dans
un premier temps, le gouvernement tchèque refusa ; puis, par la voix de
Hodja, le président du Conseil, il fit savoir qu’il pourrait se raviser s’il
tenait la certitude que la France n’interviendrait pas sans le concours de
l’Angleterre. L’affaire est embrouillée au possible, et les témoignages d’autant plus contradictoires que chacun se porte ici garant de l’honneur de
son pays.
Sans suivre les méandres de la démonstration, il est certain que Georges
Bonnet, par un téléphonage nocturne, apporta à Hodja l’assurance que la
France n’entrerait pas en guerre pour la Tchécoslovaquie sans le soutien
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britannique. Autrement dit, le gouvernement français couvrait le gouvernement tchèque devant son opinion, en assumant l’obligation pratique qu’il
lui faisait d’accepter l’accord de Londres. Il est probable qu’Alexis ait été
informé de la position de Bonnet, comme Daladier et le président Lebrun.
Il la partageait sans doute, mais le mystère qui l’entourait lui permit de
s’indigner qu’une décision prise en l’absence des autres ministres fût devenue la politique de la France. Son activité, avant et après la nuit décisive,
appliquée à faire plier le gouvernement tchèque, prouve que cette indignation n’était pas sincère. Si l’attitude d’Alexis à Londres ne suffisait pas à
s’en convaincre, la bonne grâce avec laquelle il imposa aux Tchèques le
règlement franco-anglais, au matin de cette fameuse nuit, emporterait les
derniers doutes. Le 21 septembre, face à Henri Hoppenot qui voulut en
savoir plus, il éluda en lui parlant de sa santé : « Un coup de téléphone de
Georges Bonnet l’a interrompu : les Tchèques, lui a-t-il appris, veulent
tergiverser avant d’accepter les propositions draconiennes qui leur ont été
faites et il lui demande de téléphoner à Osusky. Pendant qu’il forme le
numéro, Léger continue à décrire microbes, glandes, etc., tout en gardant
l’écouteur à l’oreille et, soudain, son interlocuteur étant au bout du fil, il
enchaı̂ne : “Mon cher ministre...” »
Pourtant, pour entretenir son image de « dur » dans les milieux
patriotes, et conserver la main sur Daladier, ulcéré par ce qu’il considérait
comme une trahison de son ministre des Affaires étrangères, Alexis œuvra
aussi bien contre Bonnet qu’avec lui. Il croyait nécessaire de sacrifier les
Sudètes pour gagner la garantie anglaise ; cela le faisait conciliateur. Mais
il avait besoin de Daladier, préféré à Bonnet, et plus facile à manœuvrer
que lui, pour que ce repli stratégique ne devı̂nt pas une abdication perpétuelle. C’est de ce versant de son action qu’Étienne de Crouy-Chanel fut
témoin, lorsque le secrétaire général apprit que Hodja avait cédé à la pression de Bonnet, le 20 septembre au soir, en acceptant la cession des Sudètes
décidée à Londres. Alexis lui demanda d’alerter par téléphone Georges
Mandel à son domicile : le ministre des Colonies, héritier de Clemenceau
faisait figure de tête de file des « durs » face à l’Allemagne. Prévenu que
Daladier allait réunir le Conseil des ministres pour sanctionner l’abdication, Mandel tempêta (« C’est absurde. Si nous marchons, les Anglais ne
peuvent pas rester au-dehors ») et exhorta aussitôt Beneš à la résistance, ce
qui relança l’espoir tchèque dans la journée du 21 septembre. Mandel avait
représenté la possibilité d’une chute du cabinet français ; il fallait tenir, et
espérer le départ de Bonnet du Quai d’Orsay. Si bien que le lendemain,
lorsque Hoppenot surprit Alexis en conversation téléphonique avec
Osusky, le secrétaire général était en train de réduire la résistance qu’il
avait lui-même suscitée la veille !
Il s’en fallut de peu que ses efforts apparemment contradictoires, qui
lui permettaient de contrôler les tendances adverses, fussent ruinés par la
détermination des nazis. Le 24 septembre, Hitler rejeta le compromis
franco-anglais, péniblement imposé aux Tchèques. La veille, la Tchécoslovaquie avait mobilisé. Le gouvernement français, de son côté, avait rappelé
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assez de réservistes pour couvrir ses frontières du nord-est. Convaincu que
le meilleur moyen d’éviter la guerre consistait à afficher une résolution
sans faille, Alexis manigança (vainement) avec Corbin, comme il l’avait
fait avec Vansittart plus tôt, un moyen d’exclure Bonnet des conversations
qui réunirent Français et Anglais le 25 septembre. Daladier se montra
ferme, et Chamberlain ennuyé. L’Anglais ne s’engagea pas à intervenir et
s’inquiéta non sans raison de l’aviation française. Daladier déduisait de la
fin de non-recevoir d’Hitler qu’il ne voulait pas seulement les Sudètes, mais
le démantèlement de la Tchécoslovaquie. « La France n’acceptera jamais de
telles concessions ; la suivra qui voudra. » Alexis, après avoir obligé Prague
à plier, voulait forcer l’Angleterre à montrer les crocs. Mais Hitler prit tout
le monde de court en annonçant le lendemain, 26 septembre, l’occupation
imminente des Sudètes par la force. Le lendemain, Bonnet proposa de
nouvelles concessions, Chamberlain pria Mussolini de s’interposer et Alexis
fit de même, au souvenir de Jean Daridan : « Aiguillonné maintenant par
Léger, qui invoquait la nécessité de justifier pleinement le gouvernement
auprès de l’opinion, mais à l’insu, semble-t-il, de Daladier, Bonnet pria de
son côté, par téléphone, notre chargé d’affaires en Italie de voir Ciano. »
Mussolini annonce qu’il accepte d’offrir sa médiation. Une heure plus
tard, considérant « qu’il faut battre le fer quand il est chaud et voir si
Hitler s’est laissé fléchir », Alexis suggère d’envoyer François-Poncet à la
pêche aux nouvelles. Il appelle derechef l’ambassadeur qui, ignorant la
démarche de Mussolini, élève des objections, peu désireux d’aller à l’abattoir. Crouy-Chanel entend Alexis, « qui ne pouvait au téléphone faire état
de l’intervention italienne, dire un sec “c’est un ordre” et raccrocher ».
Hitler, au cours de son entretien avec François-Poncet, reçoit l’appel de
Mussolini ; à la surprise de l’ambassadeur français, le Führer accepte le
principe d’une conférence à Quatre, en territoire allemand. La tâche
ingrate de justifier devant Osusky la démarche française incomba au secrétaire général. Il camoufla sa gêne de n’avoir pas consulté Prague, faute de
temps expliqua-t-il, par un mélange d’agressivité (la conférence aurait été
superflue si les Tchèques s’étaient montrés plus conciliants) et d’encouragements : si la conférence échouait, la cause tchèque gagnerait de nouvelles
sympathies en Occident. La suite advint dans un climat mi-tragique,
mi-grotesque. Privé de domicile, suite au prudent exode de sa domestique
et du concierge de l’immeuble, et par la conséquence de son absolue
inhabilité ménagère, Alexis trouva à Munich « gı̂te et couvert pendant
deux jours ». « Hélas... », soupirait Hélène Hoppenot, qui était déjà
antimunichoise.
À malin, malin et demi. Bonnet louvoyait. Alexis en fit le bouc émissaire
du Quai d’Orsay, et se trouva d’autant plus libre de mener sa politique de
conciliation qu’il fit figure de résistant face au ministre honni. Le secrétaire
général appliquait la politique de Bonnet en passant pour inspirer celle,
contraire, de Daladier. Ce n’était d’ailleurs pas si faux, Alexis ayant autant
besoin du président du Conseil, pour prouver à Londres la valeur de l’alliance française, que de son ministre, pour ne pas effrayer l’Angleterre,
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toujours inquiète d’entrer en guerre au bénéfice de la France. Ses habiletés
trompaient aussi bien ses contemporains que les historiens. Yvon Lacaze,
le plus méticuleux spécialiste de la conférence de Munich, à qui pas une
pièce du puzzle ne manque, rate le dessin d’ensemble quand il portraiture
Alexis. Après avoir surpris au long de son étude chaque reculade d’Alexis,
non sans quelques déceptions ponctuelles, il l’en dédouane globalement
au nom de « sentiments », auxquels le secrétaire général aurait fait « violence » pour conseiller à Bonnet de ne pas intervenir, « bien qu’hostile par
principe à l’appeasement 36 ».
À chaque étape de la crise, depuis le printemps, Alexis avait pourtant
arbitré dans le sens désiré par Bonnet, et, ouvertement ou en sous-main,
appuyé ses décisions pour faire fléchir Prague. D’accord avec Daladier pour
afficher la résolution française, d’accord avec Bonnet pour dissuader les
Tchèques de croire que la France assumerait mécaniquement ses engagements, il s’était employé à obtenir la garantie anglaise pour ne pas devoir
assumer seul la sécurité de la Tchécoslovaquie, alliée de revers devenue
fardeau.
À Munich il alla au bout de sa logique, sans plaisir, mais avec la certitude qu’il n’y avait pas d’autre issue possible.
La conférence de Munich
« Alexis Léger fut auprès de Daladier un excellent conseiller pour la
conclusion de l’accord de Munich. Il ne fut dans la suite nullement antimunichois, comme on l’a raconté. » Glissé au milieu de mille flatteries,
Georges Bonnet offrit ce baiser empoisonné à son ancien subordonné,
dont il avait souffert en souriant les manigances. Il faisait endosser au
secrétaire général une abdication qu’il avait certes voulue et provoquée
comme lui, mais dont il avait mieux su se défausser que lui.
Cette mortelle étreinte n’a pas suffi à associer durablement Alexis au
symbole malheureux de Munich. Dès son retour de la conférence, le secrétaire général avait su raconter sa participation de telle manière, et avec de
telles restrictions, qu’elle n’avait plus rien de honteux ; elle devenait au
contraire la geste héroı̈que d’un résistant à l’Allemagne nazie, qui avait
combattu les lâchetés des appeasers et affronté un dictateur pathologique.
On ne peut pas évaluer l’action d’Alexis, ni comprendre son amère
satisfaction, sans établir les objectifs que son ministre lui avait assignés.
Aux deux réunions de Londres des 18 et 25 septembre, les Français avaient
refusé la solution plébiscitaire que réclamait Hitler, mais ils avaient proposé
des concessions propres à satisfaire Berlin sans sacrifier la Tchécoslovaquie.
Pour la discussion du 25-26 septembre, sur la base de suggestions tchèques,
ils avaient établi un projet de concessions supportables : quatre à six mille
hilomètres carrés de territoire, représentant un et demi à deux millions
d’habitants. Des populations seraient déplacées ; les socialistes, les démocrates et les Juifs qui le souhaiteraient demeureraient en Tchécoslovaquie.
Les papiers de Daladier conservent la note établie pour cette réunion ;
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Alexis l’a partiellement rédigée de sa main. Elle prévoit assez précisément
ce qui sera décidé à Munich pour qu’en revenant de la conférence Alexis
eût l’impression d’une victoire, douloureuse sans doute, mais techniquement indubitable. La note établit les zones à céder « dès le premier octobre »
et l’« installation d’une commission internationale » pour arbitrer les conflits
dans les zones mixtes, et régler le retrait des forces tchèques. Elle propose
en contrepartie que « l’Allemagne, la France et la Grande-Bretagne s’engagent
dès maintenant à garantir individuellement l’indépendance et l’intégrité de
la Tchécoslovaquie ». Georges Bonnet n’attendait rien d’autre d’Alexis, en
l’envoyant à Munich. De son propre aveu, il avait rédigé un « court mémorandum » qui émettait le vœu d’« aboutir à un accord mais en obtenant,
pour les frontières nouvelles, la garantie des puissances invitées ». Il aurait
ajouté à ces consignes l’exigence d’une conférence générale élargie à tous
les États de la région, sans compter les États-Unis ; vœu trop irréaliste
pour ne pas être rétrospectif.
La légende de Munich veut que le secrétaire général ait été obligé de se
battre pour obtenir des instructions de son ministre, porté pâle. Bonnet
lui-même admet qu’Alexis les lui avait réclamées. Selon Jean Daridan, « le
secrétaire général ayant exigé des instructions écrites, Bonnet tenta d’abord
de se dérober ; il dut enfin se résigner à rédiger ces instructions durant la
nuit, de concert avec ses amis personnels. Léger ne put le lui extorquer
qu’à sept heures du matin, le lendemain, sur le terrain du Bourget, alors
que les autres passagers étaient déjà dans l’avion ». Au fils de Benjamin
Crémieux, Francis, journaliste à L’Humanité, Alexis a offert en 1963 une
version analogue, mais plus relevée : « Le matin du 29 septembre, [Bonnet]
était au terrain. Gamelin aussi. Daladier, qui était arrivé tête baissée,
comme hagard, fonçant... monte dans l’avion. Je ne bouge pas. Je regardais
Bonnet, droit dans les yeux. Tout le monde était dans l’avion. Je ne bougeais pas. Daladier réapparaı̂t à la porte de la carlingue : “Alors, Léger,
qu’est-ce que vous faites ?” Je regardais Bonnet, qui plongea alors la main
dans la poche intérieure de sa veste, sortir une enveloppe et me la donna
sans mot dire. Je la pris et dans l’avion Daladier me demanda : “Qu’estce qu’il y avait ?” “Rien, rien.” »
Selon Étienne de Crouy-Chanel, Alexis n’aurait obtenu que des instructions orales, ce qui expliquerait leur absence dans les archives. Pour obliger
Bonnet à les lui faire tenir, Alexis aurait disparu « et fait dire qu’il ne
réapparaı̂trait pas sans instructions. Daladier assura que celles-ci lui seraient
données, devant lui, au départ, de la bouche même de son ministre ». « Je
n’ai jamais su, pour ma part, ce que les trois hommes se dirent », ajoutait
Crouy-Chanel. Contrairement à cette version, il est très probable que le
secrétaire général reçut des instructions écrites de son ministre, comme en
témoignent ces quelques mots griffonnés par Bonnet sur un papier daté
de la veille du départ, le 28 septembre : « Mon cher ami, voici la note définitive. Bien entendu vous pourriez le cas échéant me téléphoner. Mais je suis
convaincu que tout ira très bien et que vous nous rapporterez un accord. C’est
l’essentiel. Bien amicalement, Georges Bonnet 37. » La note a disparu, mais à
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partir de ce petit mot, du document établi pour la discussion du 25 septembre, et des propos tenus par Alexis à Munich, il est possible de s’en faire
une idée assez précise. Jean Daridan partageait cette déduction, relativisant
l’importance romanesque que l’on confère fatalement à ces instructions
disparues : « Je me rappelle que Léger disait qu’il était parti de Paris pour
le Bourget sans instructions, encore qu’il les ait réclamées de Georges Bonnet et qu’il dût les réclamer à nouveau au pied de l’avion : “Vous me les
donnez ou non. Si vous ne me les donnez pas, je ne pars pas.” Et Bonnet
a tiré une enveloppe de sa poche : “Les voilà.” Quant au contenu des
instructions, [...] il ne paraı̂t pas qu’elles aient été très différentes de ce qui
finalement a été décidé. Mais Léger n’a jamais été très explicite à ce sujet. »
Alexis partait avec une exigence diplomatique : obtenir la garantie des
puissances signataires pour la nouvelle Tchécoslovaquie, délestée de ses
Sudètes. Quant aux limites territoriales des concessions, c’était un problème plus stratégique que politique, quoique Alexis se fût targué, après
coup, d’avoir su déroger au principe ethnique en faisant prévaloir des
considérations de géographie humaine, chaque fois que les intérêts supérieurs de la Tchécoslovaquie étaient en jeu. C’est pourquoi il emporta
probablement, avec la note communiquée le 28 septembre par l’état-major,
celle que le 2e Bureau établit le matin même du départ, si Gamelin eut le
temps de la remettre à Bonnet 38. Ces deux notes, assez proches, prévoyaient de préserver les fortifications du Nord ainsi que les couloirs de
communication entre Prague et Olmutz d’une part, Tabor et Brno d’autre
part.
La note de la main d’Alexis, qui avait servi à Londres le 25 septembre,
associée à celle de Gamelin : tel était probablement le dossier qu’Alexis
avait rassemblé.
Ce n’était pas suffisant pour affronter la postérité des accords de
Munich. Il fallait que, dans sa défense de la Tchécoslovaquie, Alexis eût
outrepassé les instructions de Bonnet. Face à Crémieux, le poète imagina
un refus du ministre de se tenir à cette ligne, évoquant de mystérieuses
instructions, sur lequel il était d’autant plus vague que la « note définitive »
remise par Bonnet ne devait guère différer de celle du 25 septembre. Alexis
et son ministre ont renchéri dans une sorte de conspiration du silence pour
faire disparaı̂tre ces fameuses instructions. Mais le mot qui les accompagnait nous en dit assez long : pour Bonnet, « l’essentiel », c’était bien de
« rapporter un accord ». Alexis ne trahit pas l’esprit des instructions de Bonnet en inspirant ce récit à Daridan : « Durant le trajet, Daladier parut à
Léger à ce point résolu à la guerre que le secrétaire général put difficilement
lui faire lire les instructions de Bonnet, puis l’amener à admettre qu’elles
étaient bien celles du gouvernement. Seulement au-dessus de l’aérodrome
de Munich, le président du Conseil proféra enfin : “Eh bien, oui !”... » Par
Phipps, qui l’avait accompagné au Bourget, Georges Bonnet fit savoir à
Halifax que tel était l’esprit de ses instructions : « Le ministre des Affaires
étrangères, hier soir et encore ce matin quand nous avons assisté au départ
de Daladier, m’a très instamment prié de vous faire savoir qu’il jugeait
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absolument essentiel de trouver un arrangement pour la question des
Sudètes à Munich, presque à n’importe quel prix. »
Alexis était probablement satisfait de la ligne défendue par Bonnet ;
c’était la sienne. Mais le secrétaire général ne voulait à aucun prix que cette
politique de concession ne lui fût associée. Il n’était pas enchanté de partir
à Munich, où il ne voulait pas endosser la responsabilité de la guerre, ni
assumer le déshonneur d’un accord. Bonnet lui-même admettait qu’Alexis
avait fait un mauvais accueil à cette mission : « Ce serait plutôt votre place
que la mienne, me dit-il » 39 ! Devant Francis Crémieux, Alexis prétendit
n’avoir accepté qu’à contrecœur, exigeant de Bonnet des instructions qu’il
appliquerait comme un « diplomate robot ». Son ministre avait voulu lui
laisser le déshonneur, et garder pour lui la paix. De bonne guerre, Alexis
dissimula son rôle de loyal commis de l’État derrière les instructions de
Bonnet, pour l’emmener avec lui à Munich. Non sans succès, puisque les
témoins et les historiens évoquent régulièrement la participation de Georges Bonnet à une conférence où Alexis joua un rôle de première importance en toute discrétion.
Le récit d’Alexis le plus éloigné de l’événement date de 1963, et ne
fut publié qu’en 1988, dans L’Humanité, à l’occasion du cinquantième
anniversaire des accords que le journal avait condamnés. Alexis ignorait ce
que serait le destin de son entretien avec Francis Crémieux, en 1963, mais
il savait à qui il avait affaire. Pour satisfaire cet horizon d’attente, il offrit
la version la plus violente de son affrontement avec Hitler : « À Munich :
tête de Goering en me voyant. Il me colle à von Neurath [ici Alexis
manque d’exactitude dans son affabulation, Neurath ayant déjà quitté les
Affaires étrangères à cette date] qui me balade en voiture dans les rues de
la ville pendant que Goering fonçait avec Daladier chez Hitler. Quand il
s’agit d’entrer en séance, Daladier refusa d’entrer sans moi dans la salle,
expliquant fermement que la Constitution française lui interdisait d’être
privé d’un conseiller diplomatique. “Mais c’est une conférence de chefs de
gouvernement !” (Il y avait Ciano...) Daladier ne bougeait pas. On me fit
alors rattraper en ville. J’arrivai. On entra. Des quatre participants,
Daladier intervint le dernier : “Sommes-nous ici pour maintenir un État
tchécoslovaque indépendant et viable, comme vous l’avez affirmé ?” Alors,
je vis Hitler entrer brutalement dans un véritable état second. La pupille
noire de ses yeux de poisson frit s’agrandissait, ses mains tremblaient légèrement et sa voix se portait sur une tonalité très haute. Mussolini qui, de
son fauteuil, entendait le torrent de phrases du Führer, se tourna vers moi
et me dit : “Laissez tomber, laissez tomber.” »
Alexis avait beau noyer la politique dans le pittoresque, il n’échappait
pas à l’atmosphère de condamnation implicite qui entourait désormais la
conférence, et qui l’obligeait à se justifier, quitte à verser dans le paradoxe
en se prévalant malgré tout d’un succès personnel : « J’obtins ce que nous
n’avions jamais pensé obtenir : la garantie anglaise au nouveau tracé des
frontières, la création d’une commission à cinq à laquelle participait la
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Tchécoslovaquie (où nous avions une majorité franco-anglo-tchécoslovaque) pour la délimitation des zones où un plébiscite devait avoir lieu 40. »
Un quart de siècle plus tôt, rentrant de la conférence, Alexis raconta les
mêmes événements à Henri Hoppenot. Sur un autre ton, exempt de toute
justification, il se concentrait sur le gain de la garantie anglaise, qui était
pourtant acquise depuis la réunion du 18 septembre. Hitler, qui n’incarnait pas encore la figure du mal absolu, mais qui avait tenu la vedette de
la conférence, grotesque et pathologique, servit de faire-valoir à l’intrépidité
calme du secrétaire général. Pour l’admirateur éperdu de Saint-John Perse,
Alexis rehaussa sa participation parmi tous les chefs de gouvernement, en
dépeignant la conférence comme une sorte de colloque consacré à la poétique persienne : « Hitler lui adressa un sourire et quand ils s’arrêtèrent de
discuter, il lui dit en allemand une phrase qu’il ne comprit pas, Schmitch
[sic, pour Schmidt] se précipita pour la traduire : “Le Führer dit qu’il vous
connaı̂t et vous estime.” “Je croyais qu’il n’appréciait pas les diplomates,
ni l’école qu’ils représentent.” “Ce qu’il admire surtout en vous, c’est le
poète” (l’entourage d’Hitler avait dû lui présenter un mémorandum analysant les œuvres de Saint-John Perse). “Moi, dit Mussolini, qui s’était
approché, j’admire Anabase : c’est de la poésie en action.” Léger voulant
être aimable à son tour s’adressa à Hitler : “Mais, monsieur le chancelier,
vous êtes aussi un poète et un artiste...” “Oui, répondit le maı̂tre de l’Allemagne, mais l’architecture est un art difficile – et coûteux...” »
Non moins dual que Hitler, son génie littéraire n’empêchait pas Alexis
de prouver ses qualités diplomatiques : « Après ces gracieusetés, la séance
reprit et Léger s’arrangea pour pousser Hitler dans un coin et lui parler
d’un village qu’il eût désiré que les Tchèques conservassent ; immédiatement le masque d’affabilité tomba, il s’anima, commença à hausser le ton
et à se fâcher progressivement si bien que Daladier, inquiet, s’approcha et
posa sa main sur le bras de Léger comme pour l’engager à être plus conciliant. Il se dégagea avec impatience. Il rendit hommage à la loyauté et à
l’humanité de Neville Chamberlain mais il le vit reculer lorsqu’en échange
de concessions incroyables faites aux Allemands par peur de la guerre, on
lui demanda de garantir l’intégrité de la nouvelle Tchécoslovaquie : “C’est
un si petit pays avec des frontières si difficiles à défendre !” balbutia-t-il.
Léger fit appel à sa droiture, à l’obligation de tenir la parole donnée – “Sans
cette garantie il me sera impossible de ramener mon ministre en France...”
Chamberlain pâlit : il eût bien voulu tirer son épingle du jeu dans le cas
où des complications futures se produiraient. Pour la première fois de son
histoire, l’Angleterre allait s’engager à défendre une puissance du continent : “Le ministre est très fatigué ce soir, intervint sir Horace Wilson : ne
le pressez pas trop.” “Mais, s’écria Léger, nous ne pouvons continuer les
pourparlers que si nous avons cette certitude.” Chamberlain, vaincu, téléphona à Londres et put donner à contrecœur son assentiment. »
Il y eut des relations intermédiaires, récitées selon les attentes des milieux
et des époques, celles dont furent gratifiés le journaliste Sauerwein ou
Dorothy Léger elle-même, mais aussi de simples images-paraboles, venues
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de témoignages plus ou moins filtrés de la conférence, et qui diffusèrent
par cercles concentriques la légende d’un Alexis antimunichois. Le succès
de ces images tient à leur pouvoir allégorique, qui satisfait si bien chez
celui qui la reçoit une attente morale ou esthétique, qu’il croit presque en
avoir été le témoin. Filippo Anfuso, écrivain diplomate, et directeur de
cabinet du ministre Ciano, était membre de la délégation italienne, la seule
qui honora le banquet offert par l’Allemagne. Il a entendu la petite phrase
vengeresse qu’Hitler prononça après coup, plus soucieux, finalement, de
race que de poésie, vitupérant en Alexis « un Martiniquais, un Nègre »,
assénant qu’il « n’aurait pas dû être permis d’envoyer des gens de couleur
s’occuper des affaires de l’Europe ». L’anecdote confirme qu’Alexis avait
suffisamment parlé pour « indisposer » le Führer. Déplacé au cœur de la
négociation, le mot lui permit de parfaire la version de son duel singulier
avec le Führer ; Étienne de Crouy-Chanel, parmi d’autres, accrédita le
tableau : « Le secrétaire général devait à plusieurs reprises contrer Hitler,
qui se tournait vers ses collaborateurs et demandait : “Qui est ce Martiniquais qui m’a tenu tête 41 ?” » En la replaçant dans le cours des entretiens,
mise sous une forme interrogative, effet de réel caractéristique de l’affabulateur, Alexis confortait son statut d’âpre négociateur, face à un Hitler de
cinématographe, gesticulateur hystérique à la façon du Dictateur de
Chaplin.
Les anecdotes déformées et déformantes composaient d’autant plus
librement le récit voulu par Alexis qu’elles s’imprimaient sur la clarté
déserte des procès-verbaux anglais et allemand (les seuls de la conférence),
qui ne font jamais parler le secrétaire général français. D’où cette triple
contradiction : le silence des sources officielles sur le rôle d’Alexis, le portrait tout favorable des historiens sur sa participation, extrapolé à partir de
sources plus ou moins fiables, et leur jugement négatif porté sur le bilan
de la délégation française ! Daladier, comme Bonnet, fut victime des subtiles réécritures d’Alexis. Il est pourtant possible de reconstituer la scène.
L’avion français atterrit à Munich le 29 septembre, à onze heures quinze.
À l’aérodrome, Daladier apparut à François-Poncet « sombre et préoccupé » et « Léger plus encore ». La dissociation de la délégation française
évoquée par Alexis est confirmée par deux témoins, Jean Daridan et
Filippo Anfuso. Voulait-on empêcher Daladier d’être assisté par le secrétaire général, réputé tatillon et peu germanophile ? Le récit d’Anfuso le
laisse penser ; selon lui, au moment d’investir la salle de la conférence,
« Daladier se contenta de dire : “Mais où est Léger ? Je ne commence pas
si Léger n’est pas là. Je ne peux pas commencer sans Léger : il connaı̂t
tous ces trucs-là ; moi, je ne sais rien.” Léger surgit comme par enchantement, bouffi et olivâtre ; mais, à son tour, il cherchait quelqu’un, une
demoiselle dont le nom se terminait en “oski”, quelque chose comme
Mlle Klobukowski [Odette de la Durantie, peut-être, sa fidèle secrétaire],
qui détenait “tous les papiers” ! Enfin la demoiselle en “oski” arriva, tout
essoufflée, et remit les papiers à Léger qui, emboı̂tant le pas à Daladier, se
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glissa dans le salon où les trois attendaient. Les portes se fermèrent ; la
conférence commença. »
« Ayant débuté calmement, la conférence tourna bientôt à un dialogue
Hitler-Léger, Daladier et Chamberlain intervenant peu », au souvenir de
Jean Daridan, qui admit par ailleurs avoir rédigé son récit « pratiquement
sous la dictée » d’Alexis... Selon Crouy-Chanel, « assez vite, Daladier, à
court d’arguments, lança dans la bataille son adjoint diplomatique. De
temps à autre, il tirait celui-ci par la manche, effrayé par la vigueur de ses
ripostes ». Avant d’en rabattre un peu, l’historien Yvon Lacaze leur emboı̂te
le pas : « Au cours de la conférence de Munich, [Alexis Léger] monopolisera la parole après l’intervention de Daladier. » Or, contrairement à ces
trois auteurs, qui n’étaient pas à la conférence, les récits de Ciano, Daladier
ou François-Poncet, pas plus que les archives allemandes ou anglaises, ne
mentionnent en quelque endroit la moindre intervention d’Alexis. Absence
de preuve ne vaut pas preuve de l’absence. À défaut de la trace nominale
décisive, témoignant d’une intervention personnelle du secrétaire général,
on peut confirmer ses tentatives pour « stimuler la résistance aux revendications allemandes » de Daladier, selon l’expression d’Yvon Lacaze. Paul
Schmidt, l’interprète d’Hitler, vit en effet « Alexis Léger lui parler plusieurs
fois, probablement pour l’inciter à protester contre tel ou tel point » – sans
succès selon lui : « Mais Daladier ne réagit pas, sauf les quelques fois dont
j’ai déjà parlé et où il prit assez violemment position contre Hitler. »
Pour y voir plus clair, il faut différencier les étapes de la conférence. La
première séance, qui se déroula le matin, vit s’affronter les quatre chefs de
gouvernement sur des questions de principe. Chamberlain s’attacha à des
questions financières, et Daladier s’inquiéta de l’enjeu du débat : s’il s’agissait de toucher à autre chose que la région des Sudètes, la discussion était
vaine. Hitler répliqua qu’il ne voulait pas des Tchèques, quand bien même
on les lui offrirait. Tout le monde respira, et la première session fut bientôt
suspendue, après qu’un consensus admit le projet présenté par Mussolini,
en réalité d’origine allemande, comme base de discussion. Les rapports
officiels s’attardent surtout sur cette partie de la conférence, la seule organisée. Il aurait été improbable, ne serait-ce que pour des raisons de protocole,
qu’Alexis se fût substitué à ce stade à Édouard Daladier. Les procès-verbaux
des innombrables conversations ou négociations diplomatiques où Alexis
prit part, en quinze années d’activité de premier plan, montrent un conseiller ne se mettant pas en avant, conformément à la tradition. Il intervenait
en général en fin de discussion, pour renforcer le point de vue de son
ministre d’un argument technique ou d’un rappel historique. Au cours de
cette première séance, Alexis ne délivra probablement que des conseils,
proférés à mi-voix, qui ne pouvaient pas laisser de trace dans les comptes
rendus, et demeurèrent d’ailleurs sans effet, puisque, après son premier
éclat, Daladier se montra conciliant, acceptant la base de discussion italienne, et renonçant à une participation tchèque à la conférence. La délégation française avait admis la logique du démembrement de la
Tchécoslovaquie. Il restait à régler le partage.
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
Après la pause, consacrée au déjeuner, Daladier introduisit FrançoisPoncet, qui représentait la France en Allemagne depuis sept ans, et fit
connaı̂tre les exigences françaises, formulées par la note tenue de Gamelin.
Les discussions, prenant un tour informel, laissèrent plus de latitude au
secrétaire général. Si l’on suit son récit à Beneš, ses interventions recoupèrent largement les notes établies par le Département et l’état-major, ce qui
correspond au résumé impersonnel des discussions qu’a laissé FrançoisPoncet. À ce stade, Daladier apparut aux témoins renfrogné et abattu.
Parlant de la délégation française que menait le président du Conseil, François-Poncet lui-même employait l’expression « les Français », ce qui diluait
le rôle du chef du gouvernement, et le sien, qu’il aurait sans doute personnalisé s’il était intervenu. Restait Alexis. C’est à cette deuxième séance,
selon toute probabilité, qu’il se comporta en duelliste face à Hitler, provoquant l’agacement dont Anfuso fut témoin le lendemain : « Léger fit le
difficile. Mais ce fut comme ces cliquetis d’épées faits dans les coulisses du
Châtelet, pour indiquer la perte honorable d’une grande bataille à l’arme
blanche. » L’aviateur Paul Stehlin, attaché à l’ambassade de France à
Berlin, confirme qu’Alexis parla de « garanties supplémentaires » et provoqua « une brève colère de Hitler ».
Contre Hitler, la délégation française chercha à imposer deux amendements au projet d’accord présenté par les Italiens. Alexis obtint effectivement, comme il le raconta à Beneš, que la Tchécoslovaquie fût représentée
dans l’organisme international qui aurait « à arrêter la nouvelle configuration
(frontières définitives) de la Tchécoslovaquie ». La bataille fit rage pour en
définir le tracé général. L’auteur du compte rendu anglais nota sobrement
que « l’heure suivante se résuma en une longue dispute entre les délégations
françaises et allemandes, au sujet du couloir de Brno et des fortifications
du sud de Glatz ». Alexis défendait en effet le droit « de déroger au principe
ethnique » chaque fois que la cohérence « économique, stratégique ou géographique » de la Tchécoslovaquie était en jeu. Comme le souligne Yvon
Lacaze, « c’est là une thèse qui ne convient guère à Hitler, car elle a été à
l’origine de l’État tchécoslovaque. Mais là encore les Français obtiennent
satisfaction, en termes de formules, puisque l’article 6 de l’accord prévoit
“dans certains cas exceptionnels” des “modifications de portée restreinte à
la détermination strictement ethnique des zones transférables sans plébiscite” ». Daladier en remercie Hitler. Sur le plan technique, une fois
concédé le principe de la cession des Sudètes, Alexis peut se targuer d’avoir
défendu avec succès les objectifs fixés par l’état-major et ses propres
services.
Restait un objectif, défini par la note utilisée le 24 septembre à Londres :
garantir ces nouvelles frontières. Dans sa conversation avec Beneš, Alexis
considère cyniquement comme un succès d’avoir obtenu « la garantie
anglaise sans attendre la garantie allemande et italienne », alors que la France
l’avait obtenue depuis qu’elle avait accepté à Londres la cession des
Sudètes. L’objectif que la note du Département assignait aux négociateurs
français, à Munich, consistait à obtenir du Reich qu’il accordât sa propre
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garantie aux nouvelles frontières. Or les Français se contentèrent de la
promesse orale des puissances de l’Axe, n’obtenant rien de tangible que
la confirmation du paraphe anglais.
Les négociateurs se séparèrent sur cette promesse platonique, l’heure
étant venue d’informer les représentants tchèques de l’accord, c’est-à-dire
de les mettre devant le fait accompli du démembrement. Les délégués
français manifestèrent l’agressivité de la mauvaise conscience. Masarik,
secrétaire particulier du ministre tchèque à Berlin, après avoir obtenu de
vagues commentaires d’Alexis et de l’Anglais Wilson, espérant davantage
de confidences, et quelques assurances de soutien, peut-être, s’isola avec
les Français. Mal lui en prit : « Je demandai à MM. Daladier et Léger
s’ils attendaient de notre gouvernement une déclaration ou une réponse à
l’accord. Daladier était visiblement nerveux. Léger répondit que les quatre
hommes d’État ne disposaient que de peu de temps. Il ajouta vivement, et
non sans désinvolture, qu’aucune réponse ne nous était d’ailleurs demandée, que les participants considéraient le projet comme accepté, que notre
gouvernement devait envoyer son représentant à Berlin le jour même, à
quinze heures au plus tard, pour assister à la séance de la commission,
enfin que l’officier tchécoslovaque désigné à cet effet devrait être à Berlin
samedi pour régler les détails de l’évacuation de la première zone. L’atmosphère, dit-il, commençait à devenir dangereuse pour le monde entier. Il
nous parla sur un ton fort brusque. C’était un Français... »
Étienne de Crouy-Chanel, qui était dans l’avion du retour, après avoir
rejoint Munich par le train, ressentit cette atmosphère fétide : « Les mines
étaient sombres dans notre délégation. On se préparait hâtivement à repartir. [...] Daladier et Léger ont pris place côte à côte. [...] Léger, qui s’est
d’abord tu, comme écrasé, parle maintenant au président du Conseil. Je
n’entends pas ce qu’il lui dit mais je peux le deviner. Une fois de plus il
réclame une politique d’armement accéléré. L’atmosphère de défaite a
gagné jusqu’au poste de pilotage. » Étienne de Crouy-Chanel rectifiait au
passage la formule célèbre de Daladier, popularisée par Jean-Paul Sartre :
« Aussi, quand le chef de bord voit l’aéroport du Bourget noir de monde,
se met-il à tourner en cercles, demandant des instructions. [...] Quelqu’un,
je ne me souviens plus de qui, fait remarquer la très longue file de voitures
qui stationnent le long de la route de Flandres. “Les gens qui viennent en
auto, ajoute-t-il, ne sont pas d’habitude des violents.” [...] La porte s’ouvre.
À la place de la bordée de huées et de sifflets que nous attendions, nous
recevons en plein visage une bouffée d’acclamations, une immense vague
de hourras ! Daladier, tourné vers Léger, laisse tomber : “Ces gens sont
fous !” Je sais qu’il circule une version plus grossière mais je puis témoigner
qu’elle est controuvée. »
Résolu à faire la part du feu, Alexis était moins gêné que Daladier par
l’abdication française, qu’il avait prévue de longtemps et pour ainsi dire
planifiée. À ses encouragements roboratifs proférés dans l’avion, Alexis joignit une exhortation écrite à réarmer. Début novembre, il transmit au
président du Conseil une lettre de Corbin, en passant par-dessus son
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ministre ; l’ambassadeur insistait sur la nécessité d’un effort d’armement
aérien, pour la sécurité de la France mais aussi pour conserver la confiance
anglaise. Alexis renchérissait en insistant sur les « mesures à prendre pour
garantir la sécurité de la France et de la Grande-Bretagne au cas où la
politique de l’apaisement ne donnerait pas les résultats espérés 42 ».
Du reste, il croyait encore profondément à la viabilité de la politique de
conciliation, comme il le prouva par les leçons qu’il tira de la conférence
de Munich, et l’orientation qu’il défendit dans les mois qui suivirent. En
1963, devant Francis Crémieux, il l’affirmait encore sans vergogne :
« Beneš me l’a redit après : ce n’est pas Munich qui était une faillite. C’est
le symbole de Munich. » Il fallait beaucoup de mauvaise foi pour dissocier les deux moitiés du symbole et se cantonner au rôle du diplomate
négociateur, pour abandonner au ministre la responsabilité d’une conciliation qu’il avait largement organisée en sous-main. Ne revendiquait-il pas,
pour le secrétaire général, le bénéfice de la conception politique ? De retour
à Paris, Alexis justifia sans réserve la négociation, devant Hoppenot, qu’il
sondait pour évaluer la réception de l’accord. « Léger demande à Henri ce
que pensent ses collègues du Quai sur les derniers événements. “La plupart
des jeunes, répond-il, sont aussi indignés que désorientés.” “Et pourtant,
après la politique de faiblesse suivie pendant ces dernières années, c’était
la seule chose qui pût être faite.” »
« Ce n’est pas convaincant », jugeait Hélène Hoppenot, peu dupe de
cette dissociation. Il est vrai que sur le plan de la négociation, le climat
politique réduisait la marge de manœuvre d’Alexis. Il était toujours désireux d’afficher la résolution française et de négocier au meilleur coût, aussi
longtemps que l’atmosphère intérieure lui en laissait la possibilité. À
Munich, il avait souhaité que « les décisions fussent prises rapidement,
expliqua-t-il à Henri Hoppenot, craignant que le Parlement français ne fût
convoqué et ne manquât pas de déballer devant l’univers ses divisions
politiques, ses lâchetés et hésitations (à droite on parle déjà de “la guerre
des socialistes et des communistes”) qui n’auraient pu que gêner les pourparlers de la conférence avec des adversaires à l’écoute de tout ce qui se dit
ou se publie en France, et chaque article de Flandin (and co) les renforce
dans leur intransigeance, confirmant le Führer dans la certitude que les
Français ne se battraient pas. Flandin a osé faire apposer dans Paris des
affiches défaitistes que les passants ont lacérées ».
Reste qu’en justifiant les accords de Munich sur un plan technique,
longtemps après que l’Allemagne eut bafoué l’accord, Alexis répétait une
double erreur d’appréciation. Il continuait d’ignorer la parfaite indifférence
de Hitler pour les engagements juridiques ; il ne révisait pas son jugement
sur la stabilité du régime. Considérant qu’à Munich Hitler avait reculé, ce
qui n’était pas tout à fait faux (le Führer regretta les mois suivants d’avoir
laissé passer l’occasion d’occuper toute la Tchécoslovaquie), il en déduisit
qu’il était un dictateur faible, isolé des élites temporisatrices, et du peuple
profondément pacifiste. Sa conviction se renforça : le régime ne résisterait
pas au premier affrontement qui obligerait Hitler à payer sur le terrain le
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prix de ses conquêtes. Le jour où on mettrait le holà à une revendication
véritablement injustifiable, en obligeant l’Allemagne à l’agression, le dictateur se perdrait lui-même.
Naı̈f dans son cynisme, arrogant dans son ignorance, Alexis ne pouvait
admettre qu’Hitler fût plus dissimulateur, plus obstiné, plus patient que
lui. Après, comme avant la conférence, il proclama « la fragilité de ce
“colosse aux pieds d’argile” ». À son retour de Munich, Sainte-Suzanne
l’entendit dire « de Hitler et de Mussolini : “Ce sont de petits hommes.” »
Jugement étrangement symétrique à celui d’Hitler qui, à la veille d’attaquer
la Pologne, assurait les chefs de ses forces armées, au Berghof : « Nos
ennemis sont du menu fretin (kleine Würmchen). Je les ai vus à Munich. »
Après guerre, devant Crouy-Chanel, Alexis « assurait que, s’il eût été
appliqué, l’accord de Munich aurait permis à la Tchécoslovaquie de survivre ». En considérant le traité en lui-même, indépendamment de ses conditions d’application, il balançait entre naı̈veté et cynisme. Cynisme : la
France avait abandonné des positions pour mieux se défendre, sans se
soucier du sort de ses postes avancés. Naı̈veté : comment considérer de tels
abandons sur le seul plan diplomatique, sans considérer qu’ils avaient un
impact sur le moral des Alliés et de l’opinion domestique, ni comprendre
qu’ils préparaient fort mal l’esprit de résistance ? Croire à une meilleure
viabilité de la nouvelle Tchécoslovaquie, comme il le faisait devant Beneš,
en 1943, justifiant le redécoupage de Munich, après être entré volontairement dans un processus de démantèlement, où les droits du plus fort
étaient sanctionnés par un accord international, relevait d’un optimisme
déraisonnable. Ce n’était pas la première concession de la France, il est
vrai, mais, pour la première fois, un allié devenait la victime de sa faiblesse.
Le règlement transactionnel des différends, pour sauvegarder la paix, ne
pouvait plus paraı̂tre vertueux, mais seulement peureux quand il se faisait
au détriment d’un allié. En dépréciant le prix de son amitié, la France
ruinait son prestige et son pouvoir d’attraction auprès des pays petits et
moyens.
Le plus étrange, c’est qu’Alexis eût eu tant de mal à se défaire de cette
évaluation erronée de la nature des dictateurs ; plutôt que de déjuger son
action à Munich, il préféra confirmer son erreur de perception de la rouerie
d’Hitler, qui avait prétendu ne pas vouloir des Tchèques. En 1968, SaintJohn Perse reçut un poète tchèque ; sa conception de la conférence parut
à Ivo Fleischamann « aussi naı̈ve que consternante ». Trente ans après les
faits, instruit par la destruction de la Tchécoslovaquie, puis de la Pologne,
de l’invasion des pays neutres, du retournement d’alliance contre la Russie
soviétique, Alexis avait encore le front ou la candeur de prétendre que « ce
n’était pas la conférence qui avait été catastrophique, mais simplement le
caractère odieux d’Hitler, qui n’avait pas tenu ses promesses ». Le fils du
poète, « à l’époque petit Tchèque de seize ans, qui assistait au long monologue » n’en était « pas revenu ».
Alexis était revenu de Munich avec une deuxième erreur d’interprétation : son appréciation de la stabilité du régime nazi. Depuis 1931, il
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n’était pas retourné en Allemagne ; son bref aller-retour fut son unique
séjour dans l’Allemagne nazie. Il en ressortit conforté dans sa conviction
que le pacifisme foncier des Allemands causerait la perte d’Hitler au premier choc, quand les démocraties l’obligeraient à payer le prix de ce qu’on
lui avait gratuitement concédé jusque-là. L’historiographie est abondante
sur les leçons qu’Hitler aurait dégagées des accords de Munich. Mécontent
d’avoir dû temporiser, il en aurait déduit la possibilité d’exigences supplémentaires, sans risquer un conflit, contre l’opinion de la plupart de ses
conseillers. On s’interroge moins souvent sur l’infléchissement de la stratégie française. Alexis fut sensible à l’accueil exalté des munichois, qui, à
l’annonce de l’accord, ne manifestèrent pas moins leur soulagement pacifiste que les Anglais et les Français. Les témoins avaient été impressionnés
par la clameur qui avait salué la sauvegarde de la paix. Alexis a raconté à
Jean Daridan cette manifestation du pacifisme allemand : « À la nouvelle
de l’accord, la population de Munich était descendue dans la rue en poussant des vivats à l’adresse des signataires. » François-Poncet, pour flatter
Daladier, surinterpréta dangereusement ce pacifisme, y devinant une
complicité des masses populaires avec les représentants des régimes démocratiques. « Si accoutumé » fût-il « aux mises en scène d’un régime qui a
transformé le Reich en une sorte d’immense studio cinématographique »,
il interprétait le faible nombre de mains levées et le plus grand nombre de
« gestes confus, ressemblant plus à des signes de reconnaissance – on serait
tenté de dire de complicité » –, comme le signe d’une sorte d’espoir de
paix tissé entre Daladier et les munichois, au mépris du régime.
Le plus grand succès d’Alexis, à Munich, fut personnel. Comme munichois, il sut se maintenir au secrétariat général, préservé de l’épuration
voulue par Georges Bonnet, et devint malgré tout le héraut des « résistants ». Il prit garde de devenir l’otage de Bonnet, qui voulut le lier durablement à l’abdication française en le décorant pour services exceptionnels
rendus à Munich. S’il ne réussit pas à lui obtenir le grade de grand officier
dans l’ordre de la Légion d’honneur en janvier 1939, le ministre lui fit
connaı̂tre son intention : « Je vous ai mal dit tout à l’heure combien j’avais
été personnellement désolé de ne pas l’avoir emporté avant-hier au Conseil. Je
sais que cela a pour vous peu d’importance. Heureusement cet espoir n’est pas
perdu pour moi puisque la promesse m’a été faite pour juin prochain et que
j’espère bien que nous pourrons jusque-là et plus longtemps encore poursuivre
dans ces temps difficiles notre collaboration faite de confiance et d’amitié. »
Alexis savait parfaitement que le ministre entendait par cette promesse le
lier aux accords de Munich ; il l’avait annoté en ce sens : « Lettre adressée
le 25 janvier 1939 [...] en reconnaissance des services rendus à Munich par le
secrétaire général des Affaires étrangères. » Il feignait de mépriser les honneurs
parce qu’il les appréciait avec une vanité sophistiquée, averti que l’honorabilité suppose le désintéressement. Lorsque le mois de juin arriva, ses rapports avec Bonnet s’étaient à ce point dégradés qu’il lui fallut rappeler au
ministre son engagement ; il le fit sans vergogne. Il alla de son propre
mouvement réclamer sa breloque à Louis de Robien, le chef du personnel :
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« Le 28 juin, à onze heures, Léger m’a demandé où en étaient les propositions pour grand officier, le ministre lui ayant fait part de son intention
de le proposer pour la plaque. Il ne pouvait donc s’en occuper. » Robien
était bien embarrassé : à la mi-journée il ressortait que les recherches pour
retrouver un signe de la faveur de Bonnet étaient demeurées vaines : « Il
n’y a aucune trace au personnel ni au protocole de la lettre dont Léger a bien
voulu parler ce matin à de Robien. » Jules Henry, l’ancien directeur de
cabinet de Bonnet, le confirmait. À treize heures, Robien se rendit dans le
bureau de Bressy, le nouveau directeur de cabinet : « Je l’ai mis au courant
en lui disant qu’il appartenait au ministre et au cabinet de faire les propositions pour les plaques de grand officier de toute urgence pour ne pas être
forclos. Il m’a dit qu’il traiterait la question avec Georges Bonnet et ferait
le nécessaire. » Alexis obtint satisfaction, le 14 juillet 1939, au grand dépit
d’Anatole de Monzie : « Débat rituel au conseil sur la répartition des
plaques de Légion d’honneur. Sur proposition de Georges Bonnet, Alexis
Léger est promu grand officier. La détestation se résout en décoration.
Nous avons des mœurs de cocus d’État. »
Raymond de Sainte-Suzanne, méconnaissant l’inextinguible soif de
reconnaissance d’Alexis, qui le contraignait aussi violemment que subtilement, en politique comme en littérature, expliquant cet acharnement par
la volupté d’être honoré par un ennemi ; on ne saurait l’exclure : « Je
compris vite l’extrême plaisir qu’il dut goûter à se faire publiquement
honorer par son plus intime ennemi dont il se savait détesté – tâche que
lui facilitaient ses mérites à la plaque, son crédit et la lâcheté de Bonnet. »
Il y entrait aussi de la prudence ; Alexis ne rompait jamais les ponts.
Sainte-Suzanne observait qu’Alexis ménageait son ancien ministre, devenu
garde des Sceaux, à qui il écrivait à titre privé. Le plus habile, après avoir
dû renoncer à être décoré en janvier, mais avoir tout fait pour l’être en
juillet, malgré les dissentiments croissants qui l’opposaient à son ministre,
c’était d’affecter de n’avoir pas voulu la décoration. À Henri Hoppenot,
qui le félicite de sa plaque, le 14 juillet 1939, Alexis « répond qu’il l’a
refusée l’an dernier, après Munich, ne voulant pas que cette distinction
eût l’air de récompenser une politique dont il n’était pas partisan » ! C’est
pour cette raison, expliquait-il à Crouy-Chanel, qu’il avait refusé de laisser
signer le décret d’application, ce qui était inexact : il avait été paraphé le
29 juillet.
En réalité, dès Munich, Bonnet fut exaspéré par son secrétaire général :
il avait une conscience très claire du jeu d’Alexis, qui s’alliait avec le président du Conseil contre lui. Les Hoppenot s’en amusaient : « Georges
Bonnet brame de colère d’avoir été supplanté par son “ami” Daladier dans
toutes les négociations de Munich – ces deux hommes qui se haı̈ssent ont
été contraints de s’embrasser après l’atterrissage de l’avion, au Bourget. Et
il s’en prend au personnel des Affaires étrangères, c’est-à-dire, indirectement, à Léger. » Au Quai d’Orsay, on prévoyait des représailles, que réclamaient régulièrement L’Action française, mais aussi Je suis partout, et plus
généralement toute la droite pacifiste et italophile. Comert, Massigli et
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
Léger étaient représentés comme le trio belliciste dont il fallait débarrasser
le Quai d’Orsay pour sauver la paix. La gauche pacifiste n’est pas en reste.
Joseph Caillaux ne cachait pas à Phipps son espoir de voir chasser le secrétaire général 43. L’ambassadeur d’Angleterre, trop décent pour exprimer les
sentiments qu’on lui connaissait, doutait du départ d’Alexis, dont « le
grand dessein était de se maintenir aussi longtemps que possible ». S’il
devait quitter son poste, « ce serait pour l’ambassade de France à Londres ».
Phipps évoquait la rumeur selon laquelle le secrétaire général guignait un
fauteuil au conseil d’administration de la compagnie de Suez, mais il attendait de le voir pour y croire... Il se désolait d’ailleurs de sa conviction, car
il n’espérait pas d’Alexis la bonne volonté de Bonnet ni même de Daladier
à travailler à un rapprochement avec l’Allemagne ou l’Italie. Drolatique, il
observait que quand on parlait de l’Italie avec Alexis, il se transformait
en croisement d’une mule avec une vipère. Le 3 octobre, les Hoppenot
demeuraient sereins pour leur protecteur, « un trop gros morceau pour
Bonnet », mais ils prévoyaient la disgrâce de Massigli qui représentait « le
parti de la guerre » aux yeux du ministre. Tandis qu’Alexis donnait des
gages de fermeté à Daladier, le poussant à peu de frais « à dissoudre la
Chambre et à organiser de nouvelles élections pour débarrasser le pays des
communistes », Massigli apprit de Bonnet sa nomination à Ankara.
Alexis se hâta de condamner cette disgrâce, qui faisait son affaire et dont
il était un peu responsable. Il ne tenait pas à faire de Massigli le héraut de
la résistance à Bonnet et à l’Allemagne ; il s’employa à lui faire avaler la
couleuvre et à masquer l’injustice pour éviter une réparation à venir. La
disgrâce de son adjoint ne préservait pas seulement Alexis, elle l’appréciait
à Londres, où l’on craignait que l’autre champion de l’Angleterre ne fût
sacrifié ; Roger Cambon rassura le Foreign Office sur la situation d’Alexis :
« Léger s’est montré assez intelligent pour se tirer d’affaire. Il a été plus
habile que Massigli, et s’en est une fois de plus sorti au ministère. À la
différence de Bonnet, Léger jouit de la confiance de Daladier, et ce dernier
l’a maintenu au Département pour surveiller Bonnet. »
Alexis était sorti intact de la passe d’armes, mais il se savait perdu si
Bonnet prenait le pouvoir. Une guerre sans merci s’ouvrit qui, parmi
d’autres motifs, le jeta dans le camp des durs.
En dépit de cette lutte de personnes, Alexis ne demeurait pas moins
munichois que son ministre à l’automne 1938. Il continuait de travailler
avec lui au rapprochement franco-allemand. Début décembre, il expliqua
cyniquement à Hoppenot qu’en quittant Berlin pour Rome, François-Poncet avait fait « un mauvais calcul, ayant pendant six ans travaillé à un
rapprochement qui ne s’esquissait qu’à son départ ». Alexis se montrait
surtout candide, en croyant cueillir les fruits durables du rapprochement.
À la mi-novembre, le Quai d’Orsay avait été saisi d’une offre « garantissant
l’intégrité des frontières de la France pour vingt-cinq ans ». C’était, de la
part d’Hitler, une habile diversion, au moment où la nuit de Cristal suscitait l’indignation de l’opinion anglo-saxonne. L’assassinat d’un diplomate
allemand par un Juif polonais avait servi de prétexte à une nouvelle vague
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de persécution antisémite en Allemagne. C’est à Paris que Ribbentrop, le
ministre des Affaires étrangères allemand, reçut le 6 décembre l’absolution
du gouvernement français. Le lendemain, le Quai d’Orsay publia le texte
de la déclaration franco-allemande. Il renouait avec l’esprit de Locarno :
« Les deux gouvernements reconnaissent solennellement comme définitives
les frontières entre leurs pays, selon le tracé qu’elles ont maintenant. »
Alexis servit sans réserve cette politique, parallèle à celle de l’Angleterre,
qui avait signé une déclaration de non-agression avec l’Allemagne dans la
foulée de la conférence de Munich, le 30 septembre 1938. En novembre,
comme une menace voilée, Bonnet avait exprimé devant Henri Hoppenot
sa crainte que l’accord franco-allemand n’aboutı̂t pas à cause d’une campagne de presse menée par des « pêcheurs en eau trouble ». Rien n’aurait
été plus facile à Alexis que d’organiser des fuites pour gêner le projet. Il
n’en fit rien. En réalité, c’est le Quai d’Orsay qui avait fait les premières
ouvertures à l’Allemagne. Le 13 octobre, François-Poncet avait remis un
projet au secrétaire d’État Weizäcker, puis, cinq jours plus tard, à Hitler. Le refroidissement de ses relations avec Chamberlain avait incité le
führer à y donner une suite à la mi-novembre. L’affaire aboutissait à
contretemps, dans le contexte des persécutions antisémites ; la presse anglosaxonne, et notamment américaine, réagit vivement à la caution que le
gouvernement français semblait apporter au gouvernement allemand.
Les accords du 7 décembre consacraient la politique d’apaisement de
Bonnet. Daladier s’y rallia mollement, à titre dilatoire ; c’était aussi la
tactique d’Alexis, qui suivait son ministre aussi longtemps qu’il demeurait
en place, en attendant que Daladier, soutenu par un réveil de l’opinion,
l’en débarrassât et réalignât la France sur l’Angleterre, devenue moins apaisante qu’elle. C’est ainsi qu’après avoir siégé à Munich sans son ministre,
Alexis assista à ses côtés aux conversations du 6 décembre 1938 avec le
ministre des affaires étrangères nazi. À Paris, face à Ribbentrop, comme à
Munich, face à Hitler, il s’honora de jouer le rôle de l’aiguillon. Mais pas
plus qu’avec Laval, à Rome, il ne sut empêcher les ambiguı̈tés de son
propre ministre.
Comme à Rome, avec Laval, Alexis fut le seul témoin de la conversation
de Bonnet ; comme en 1935, il adopta une attitude très ambivalente. Surle-champ, il discrédita son ministre tant qu’il le put, laissant entendre qu’il
avait abandonné l’Europe orientale aux appétits germaniques. Le 19 mars
1939, après que la France eut condamné l’invasion de la Tchécoslovaquie,
Sainte-Suzanne note : « Alexis a dit à Crouy-Chanel que Ribbentrop a eu
en septembre une phrase devant Bonnet sur le désintéressement complet
des puissances occidentales en ce qui concerne la Tchécoslovaquie, phrase
paraissant engager l’avenir et que Bonnet n’aurait pas relevée. En outre, il
y a eu un entretien en tête à tête entre Bonnet et Ribbentrop. Que s’estil dit ? Conjectures. » Le secrétaire général alimenta également les soupçons
des Anglais, via Vansittart, comme il l’avait fait pour discréditer Laval,
après les accords de Rome. Le Foreign Office faisait d’ailleurs le rapprochement, jusque dans l’expression décisive : « Nous avons des raisons de penser que Ribbentrop a dû quitter Paris avec l’impression que Bonnet lui
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
avait laissé “les mains libres” en Europe orientale, pour y faire ce qu’il
voudrait sans que la France s’en mêlât, de la même manière que Mussolini
déduisit de l’attitude de Laval à Rome, en janvier 1935, que la France,
pour autant que c’était de son ressort, lui laissait les mains libres en
Abyssinie. »
Au dire des Hoppenot, au lendemain de l’invasion de la Tchécoslovaquie, le 18 mars 1939, le secrétaire général dut court-circuiter son ministre
pour remettre à la Wilhelmstrasse la note de protestation qui semblait
superflue à Georges Bonnet. Cette faible démarche, qu’Alexis exécuta avec
la bénédiction de Daladier, sembla encore trop compromettante à Georges
Bonnet. Les Allemands ne manquèrent pas d’exciper des entretiens de
décembre 1938 pour se justifier devant Robert Coulondre, qui avait remplacé François-Poncet à Berlin : « Le secrétaire d’État a invoqué de soidisant assurances verbales qui auraient été données à Paris par Votre Excellence à von Ribbentrop à l’occasion de la signature de la déclaration du 6,
et selon lesquelles la Tchécoslovaquie ne saurait plus faire désormais “l’objet d’échanges de vues”, ajoutant que le gouvernement allemand n’aurait
pas signé cet accord s’il n’avait pu penser qu’il en était autrement. » Deux
jours plus tôt, pour se couvrir, Bonnet avait fait établir par Rochat une
note qui démentait tout abandon de la Tchécoslovaquie. Ce n’était pas le
signe d’une conscience très pure. Au Quai d’Orsay, personne ne doutait
de la duplicité du ministre. Les Hoppenot étaient davantage portés à croire
Ribbentrop que leur propre ministre. Au reçu du télégramme de Coulondre, Hélène admit comme une évidence la version allemande : « Naturellement les textes ne font pas mention de ce marché de dupes. » Le
16 juillet, à la réception de la lettre de Ribbentrop qui réaffirmait sa thèse,
les Hoppenot lui donnèrent encore raison : « Il est hors de doute que
Bonnet, à ce moment, prononça des paroles imprudentes ou suivit, sans
en avertir personne, ce qu’il appelle “ma ligne politique”. Agirait-il autrement s’il était un agent allemand ? »
Comme en 1935, Alexis s’employa à sauver l’honneur de la France en
même temps qu’il discrédita son ministre. Devant Coulondre, qui l’interrogea pour en avoir le cœur net, le secrétaire général couvrit son ministre ;
il était d’autant plus crédible pour démentir le bruit qu’il avait lui-même
suscité, qu’on connaissait son animosité envers Bonnet : « Rien n’avait été
dit, dans cette conversation, qui pût donner même un semblant de justification au dire de Ribbentrop. C’était lui, Léger, qui avait soulevé la question de la Tchécoslovaquie, rappelant les engagements pris à Munich pour
donner une garantie commune à ce pays, mais Ribbentrop était resté évasif
et Georges Bonnet n’avait pas insisté. » Alexis offrit sa caution à son
ministre dans un télégramme officiel démontrant « la mauvaise foi du gouvernement du Reich » ; il trouva place dans Le Livre jaune français publié
pendant la drôle de guerre.
Après guerre, Alexis confirma cette version, aussi bien à Bonnet, via
Marthe de Fels, qu’à Amédée Outrey, le directeur des archives, inquiet des
révélations tardives de l’interprète allemand Paul Schmidt, qui confirmait
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1938, les abandons
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le point de vue allemand : « Mes souvenirs sont nets : Paul Schmidt n’assistait pas à l’entretien en question (le seul auquel j’aie moi-même assisté),
et qui ne comportait, du côté allemand, d’autre assistance que celle de
l’ambassadeur d’Allemagne). Il n’a pu donc tenir son information que
d’indications ultérieures du ministre allemand. » Le témoignage d’Alexis
s’opposait, parole contre parole, à celui de Schmidt, produit dans ses
mémoires, sur la base du compte rendu allemand de la séance, rédigé sur
le vif : « Bonnet, qui venait de déclarer, peu de temps auparavant, que
l’intention de la France était de se consacrer au développement de son
empire colonial, dit à un certain moment qu’elle avait montré son désintéressement pour l’Est, à la conférence de Munich. Ces mots ont été effectivement prononcés quoiqu’ils aient été contestés depuis du côté français.
Mais Ribbentrop vit dans ce propos de Bonnet qui, tout bien considéré,
ne concernait effectivement que la Tchécoslovaquie, une indication de la
future attitude de la France envers la Pologne, d’autant plus que Bonnet
recommandait la recherche d’un accord polono-allemand sur Dantzig et le
Corridor. » Schmidt avait-il seulement rapporté, après coup, ce que
Ribbentrop voulait ou croyait avoir compris, aidé dans sa mauvaise foi
par ses insuffisances linguistiques ? Alexis, en tout cas, se contredisait sans
vergogne et ne jurait plus, après guerre, que par la droiture de Bonnet.
Il invoquait paradoxalement, à l’appui de la sincérité de Georges
Bonnet, l’exacte concordance entre la note officielle qu’il avait rédigée luimême le 7 décembre, au lendemain de l’entretien, et l’exposé de son
ministre devant la commission des Affaires étrangères de la Chambre, puis,
des années plus tard, dans ses mémoires. Ce faisant, il attirait curieusement
l’attention sur des contradictions évidentes entre ces diverses sources. Voulait-il laisser devant l’histoire un signe qui indiquât le dédoublement de sa
mémoire, déchirée entre la raison d’État et la vérité historique ? Il était
trop évident que la relation de Bonnet devant la Chambre ne correspondait
nullement à la note du 7 décembre pour qu’Alexis ait voulu prouver par
ce biais la sincérité du ministre. Le récit de Bonnet ne différait pas seulement par le ton des comptes rendus dressés par le Quai d’Orsay et la
Wilhelmstrasse, il y ajoutait des éléments nouveaux ainsi que des commentaires si opportunistes et tendancieux, qu’ils pouvaient laisser craindre que
Ribbentrop n’ait eu droit, en privé, à des interprétations inverses. Dans La
Fin d’une Europe, ses mémoires publiés après guerre, Bonnet se peint en
« dur », exigeant la garantie allemande promise à Munich pour la Tchécoslovaquie ; fournisseur zélé des nouveaux horizons d’attente, il prétendait
avoir essayé « d’aborder la question juive, et de dépeindre l’émotion provoquée par les persécutions exercées en Allemagne contre les Juifs ». Ribbentrop l’aurait arrêté « net » : « C’est là, dit-il, une question de politique
intérieure allemande. » La note rédigée par Alexis le 7 décembre 1938
précise au contraire que « la question juive n’a pas été abordée au cours de
l’entretien ».
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
De son côté, Alexis n’avait pas donné prise à des interprétations ambivalentes. Sans prendre ses distances avec son ministre au cours des conversations, il avait joué le rôle du diplomate intransigeant qui agaçait tant les
Allemands. Dans le compte rendu qu’il avait lui-même rédigé, le secrétaire
général ne laissait pas sans réponse le refus opposé par Ribbentrop à la
demande de garantie jadis promise à la Tchécoslovaquie ; c’est lui qui
obligeait Bonnet à revenir à la charge, par son insistance sourcilleuse. Le
compte rendu des Allemands est plus sévère pour le ministre français.
Le secrétaire général y apparaı̂t bien seul pour réclamer la garantie allemande ; tandis qu’il remet le sujet sur le tapis, Bonnet, tout en retenue, « n’explore pas la question plus avant 44 ».
Plus raide que Bonnet pendant la discussion, Alexis s’employa à en
minimiser la portée. Inquiet de perdre le contact avec le Foreign Office,
dont il avait observé l’évolution, il expliqua à Phipps que Daladier n’avait
pas participé aux conversations, « afin de marquer leur caractère non officiel et limité 45 ». Il est vrai que l’on s’inquiétait du contenu de l’accord au
Foreign Office, où l’on croyait savoir que l’exposé de Bonnet à la commission des Affaires étrangères de la Chambre n’avait pas brillé par sa clarté.
Alexis collaborait, non sans retenue, au rapprochement francoallemand ; il sabotait plus allégrement les efforts de rabibochage avec l’Italie, trop heureux de combattre, dans une seule partie, Rome et FrançoisPoncet. Il piégea le nouvel ambassadeur en lui prescrivant de demander
« à l’occasion » si l’Italie considérait que les accords de Rome restaient
valables ; Mussolini s’engouffra dans la brèche et les dénonça. FrançoisPoncet endossa seul la responsabilité de la bourde. Alexis se réjouit sans
pudeur du faux pas devant Henri Hoppenot : « Il a déjà échoué... Ça
n’aura pas été long ! ». Grâce à lui, Daladier n’ignora rien de la bévue :
« Quand le Conseil des ministres français fut mis au courant de ce qui
s’était passé, des critiques furent formulées. Le président du Conseil, Daladier, souligna que c’était François-Poncet qui avait pris l’initiative de soulever la question. “Et il est toujours ambassadeur”, nota Jean Zay sur son
carnet 46. »
Alexis avait considéré que Vienne, pas plus que Madrid, n’intéressait les
intérêts vitaux de la France. Il avait préféré sacrifier les Sudètes plutôt
qu’entraı̂ner la réticente Angleterre dans une guerre difficile à justifier en
France. Protégé par Daladier, il avait été moins mortifié que lui par la
conférence de Munich, et avait participé sans états d’âme à la politique
conciliante de Bonnet, en attendant qu’elle discréditât son auteur. Reste
à comprendre comment Alexis, de munichois, devint antimunichois.
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XVI
1939, résister aveuglément
D’un côté, la politique défensive d’Alexis en Espagne, ses abandons en
Autriche, ses compromis en Tchécoslovaquie ; de l’autre, le foudre de
guerre dénoncée par l’extrême droite, le résistant à Hitler loué par la
gauche, l’adversaire de l’apaisement vanté de tous bords après guerre : où
situer le chaı̂non manquant dans cette évolution régulièrement annelée et
soudain mutante ? Sans doute entre la fin de l’année 1938 et le début de
l’année 1939. Aux derniers mois de l’année 1938, dans la foulée de la nuit
de Cristal et des nouvelles exigences d’Hitler, Alexis découvrit que l’opinion anglo-saxonne, l’état-major du Quai d’Orsay, ses alliés dans le monde
politique français, et jusqu’aux élites conservatrices anglaises, lassées des
mensonges et de la violence d’Hitler, se convertissaient massivement à la
résistance. La politique dilatoire donnait du temps au réarmement français,
mais laissait l’Allemagne du IIIe Reich étendre son ombre en Europe centrale. En mars 1939, Alexis eut la révélation désagréable que la conférence
de Munich n’avait pas empêché le dépeçage de la Tchécoslovaquie ; au
contraire, la politique de concession encourageait les revendications hitlériennes. Ce fut, aussitôt après, le tour de Memel, le vieux port hanséatique
que le traité de Versailles avait institué en territoire autonome pour satisfaire aux exigences contradictoires du respect des nationalités (la ville était
majoritairement peuplée d’Allemands) et de la viabilité de la Lituanie,
dépourvue de port. En 1923, la Lituanie avait annexé Memel et son hinterland, sans que la France l’en eût empêché. Elle ne bougea pas davantage
lorsque l’Allemagne reprit le port. Dantzig et la Pologne s’annonçaient
comme les prochaines victimes, lorsque Chamberlain siffla la fin des
concessions en proclamant solennellement devant les Communes, le
31 mars 1939, la solidarité anglaise avec Varsovie. Le renversement des
rapports de forces au sein du gouvernement français, et sa bonne entente
avec un Daladier résolu, achevèrent de ranger Alexis parmi les « durs » ;
s’il l’était déjà secrètement, il pouvait désormais l’afficher. Mais il ne pourrait plus sortir d’un camp dont il se fit le champion : pour mieux faire
oublier qu’il ne l’avait pas toujours été, pour en tirer le bénéfice maximal,
et harnacher durablement la France à l’Angleterre, dont les intérêts et les
calculs rejoignaient enfin le dessein français inachevé au lendemain de la
Grande Guerre : détruire une bonne fois pour toutes le potentiel militaire
allemand.
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
La conversion
Après l’invasion de la Tchécoslovaquie, la prise de Memel et l’infléchissement de la politique anglaise à l’égard de l’Allemagne, Alexis brûla ses
vaisseaux et rompit nettement avec son ministre. On savait désormais que
leurs points de vue étaient irréductibles ; Alexis prenait la tête des résistants
à l’impérialisme allemand, qui l’avaient devancé depuis Munich. Cela ne
signifie pas qu’il les rejoignait avec une parfaite régularité, ni sans réserve.
Face au ministre de Lituanie, qui lui remit le 23 mars une note exposant
les pressions exercées par le Reich pour obtenir la cession de Memel, Alexis
tint prudemment « à éviter tous propos de nature à amener Klimas à l’interroger sur la position que prendrait la France au cas où la Lituanie serait
attaquée ». Le secrétaire général se réjouit lâchement que le ministre de
Lituanie, loin de mettre en cause la France et de lui « demander un aval
pour couvrir les responsabilités du gouvernement lituanien », eût émis l’espoir « qu’aucun gouvernement ne blâmerait la Lituanie d’avoir dû se soumettre à la situation de fait créée par l’ultimatum allemand. » À aucun
moment il n’avait « laissé entendre que la Lituanie incriminait la carence
des puissances signataires » de l’accord de 1924, dont la France, qui garantissaient le statut de Memel. Ces Lituaniens étaient vraiment parfaits, et
beaucoup plus arrangeants que les Tchèques !
La veille, interrogé sur la réaction qu’aurait son gouvernement au coup
de force allemand, Alexis s’était empressé d’expliquer au ministre lituanien,
en son nom propre, que c’était aux Alliés de déterminer ce qui importait
de mettre dans la balance de leurs « intérêts vitaux ». Il ne considérait pas
que Memel relevait de cette catégorie : « Sa prise n’augmenterait guère la
puissance matérielle de l’Allemagne ni ses capacités dans une campagne
contre la France et la Grande-Bretagne. » Autant fallait-il garantir la Roumanie, qui pouvait apporter un renfort à l’Allemagne en cas de conflit
général, autant Memel, et même l’ensemble de la Lituanie, n’appelaient
pas une action de la part des Alliés. C’est à peine si le secrétaire général
n’y voyait pas de froides raisons de s’en réjouir : « La prise de Memel par
l’Allemagne pourrait avoir l’avantage de réveiller la Pologne et de la faire
pencher du côté des puissances occidentales. »
S’il fallait dater précisément la naissance du nouveau dur, on choisirait
le tournant symbolique du 28 avril 1939, date attendue d’un discours
d’Hitler au Reichstag. Ce jour-là, le chancelier allemand devait répondre
au message adressé deux semaines plus tôt par Roosevelt, dans lequel le
président américain avait déploré la disparition de quatre nations en trois
ans, dénoncé la politique guerrière de Mussolini et Hitler, et proposé un
pacte qui interdı̂t de nouvelles agressions. Alexis en fit la date butoir pour
opposer un front cohérent à l’Allemagne. Il voulait, le 28 avril, avoir
obtenu de Londres l’établissement de la conscription en Grande-Bretagne
et avoir lié la Pologne à la Roumanie, afin de constituer un front oriental
continu. Entre le 18 et le 20 avril, il multiplia les rencontres pour atteindre
ces objectifs.
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À Ronald Campbell, le chargé d’affaires britannique, Alexis demanda
que l’annonce de la conscription précédât le 28 avril ; ses attendus montraient qu’il s’inscrivait encore dans une logique de dissuasion, puisqu’il
espérait de cette mesure une modération d’Hitler dans sa réponse au président américain. Pour autant, Alexis ne se laissait pas abuser par le danger
d’un apaisement. « Il est essentiel, expliquait-il à Campbell, que dans ce
cas la France et la Grande-Bretagne ne diminuent pas du moindre degré
leurs mesures de défense et leur activité diplomatique, aussi longtemps
qu’elles ne se sentiront pas aussi fortes que les puissances de l’Axe. » Il
s’accordait avec Campbell pour penser qu’un discours émollient de Hitler
serait moins favorable pour fouetter l’opinion occidentale. Mais il était
trop intelligent pour s’en tenir à la sage résolution du diplomate anglais,
et ne pouvait pas s’empêcher de trouver des avantages à l’hypothèse d’un
discours conciliant. « Ne donnerait-il pas, au pire, plus de temps pour se
préparer contre une attaque ? Et, au mieux, ce délai pourrait être le signe
qu’Hitler était convaincu que la France et l’Angleterre étaient trop fortes
pour être attaquées. » C’était une disposition d’esprit déjà moins ferme...
Campbell avait remarqué qu’une réponse modérée d’Hitler à Roosevelt « repousserait le problème, sans le régler » ; Alexis avait acquiescé, mais le front
qu’il dressait pour intimider l’Allemagne indique qu’il se serait volontiers
consolé que le dictateur baissât d’un ton. Plus tôt Hitler reculerait, mieux
la France s’en porterait ; par là, Alexis prouvait qu’il n’avait pas encore
compris l’irréversible détermination de Hitler à attaquer la France.
Le 20 avril, Alexis exposa au général Dentz l’aide qu’il attendait de
l’état-major, pour emporter les réticences polonaises à la conclusion d’un
accord militaire avec Bucarest. Le même jour, il reçut à nouveau Campbell,
et lui représenta exactement les mêmes objectifs : conscription militaire et
accord roumano-polonais avant le 28 avril. Seule la conscription convaincrait l’Allemagne de la résolution alliée et ruinerait la propagande italoallemande, qui prétendait que les Anglais voulaient laisser les Français se
battre à leur place.
L’énergie déployée par Alexis au cours de cette semaine cruciale augmenta l’écart qui le séparait de son ministre. La veille du discours où Hitler
protesta de sa volonté pacifique, non sans décliner ironiquement l’offre
américaine, Georges Bonnet tenta une ultime démarche conciliante.
Hélène Hoppenot enregistra l’émotion de Robert Coulondre : « Georges
Bonnet lui a demandé de faire comprendre aux Allemands, dès son retour
à Berlin, que l’on pourrait passer l’éponge sur l’annexion de la Tchécoslovaquie et reprendre des négociations avec eux. Il a demandé une audience
à Léger et lui a dit : “Ces instructions sont tellement différentes de la
politique que nous avons suivie que je viens vous demander si vous êtes
d’accord.” Léger bondit : “Mais pas du tout 1 !” »
Toutes les perceptions n’obéissaient pas à la même chronologie. Au
Département, Alexis faisait déjà figure d’intransigeant, quand il paraissait
encore très ambigu à Léon Noël, qui résistait depuis longtemps aux abdications de Georges Bonnet. Mais pour la presse pacifiste de droite ou
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
d’extrême droite, Alexis passait déjà pour un dur, qui ruinait par son
intransigeance toute chance d’entente avec l’Allemagne hitlérienne.
Pour Raymond de Sainte-Suzanne, qui commença à tenir son journal
en mars 1939, Alexis n’avait jamais cessé d’être un « dur », mais il nota un
raidissement (sans en conclure qu’il succédait à des compromis) vers le
mois d’avril. Le 7 mai, il observa qu’Alexis s’était engagé dans un affrontement dont il ne pouvait plus sortir : « Rien de comparable avec l’atmosphère de septembre. Léger, qui a pris comme ligne de résistance Pologne
et Roumanie, affirme que nous ne pouvons plus fléchir. » Si l’on suit les
Hoppenot, largement tributaires des confidences d’Alexis, les premières
scènes entre le secrétaire général et son ministre avaient commencé avec le
printemps. Le 26 mars, Hélène Hoppenot observa le « découragement de
Léger » : « Je ne peux plus travailler dans ces conditions. Le ministre, par
ses menées, sape tout travail. J’ai envie de me faire mettre en congé pendant quelques mois. Si je savais pouvoir forcer la main de Daladier en lui
apportant ma démission, je le ferais. Mais cette démarche ne changerait
rien. S’il me promettait de se séparer de Bonnet, il n’en ferait rien et je
serais compromis. » Un différend sur les suites à donner aux ouvertures de
Mussolini avait provoqué une « scène violente » entre le ministre et son
secrétaire général. Il ne s’agissait plus, comme en 1938, de mettre en scène
une opposition personnelle pour masquer une concordance d’action et
peut-être de point de vue. Alexis avait pris le parti de combattre le ministre
et ses idées. Les Hoppenot en recueillaient désormais le témoignage de
tous ses collaborateurs. Le 15 avril, Hélène observe que « Rochat voit souvent Alexis revenir du cabinet du ministre avec un visage tendu par l’irritation ». Charvériat ne dit pas autre chose, dix jours plus tard : « Léger, qui
a dû se priver de week-end, vient de partir et Charvériat reste seul au Quai
d’Orsay avec ses soupçons et ses angoisses. Il craint que Georges Bonnet
ne profite de cette absence pour perpétrer un de ses mauvais coups : “Le
travail dans ces conditions, dit Henri, est impossible : suspicion sans
relâche d’un côté et tentatives de trahison d’un autre.” »
Finalement, à croire Alexis, son ministre, en perte de vitesse, l’aurait
lui-même supplié, comme un mari trompé, de sauver les apparences, en
dissimulant ses liens avec Daladier : « Bonnet lui a demandé “comme un
service d’ami” [sic] de ne pas voir trop souvent Daladier, la presse ne
cessant de répéter que le ministre des Affaires étrangères n’est plus consulté,
que toutes les décisions sont prises par le président du Conseil d’accord
avec le secrétaire général. » En dépit de sa prudence, Alexis était identifié
au point de se confondre avec une ligne claire et constante ; il y était si
peu habitué qu’il était porté à reprocher au président du Conseil le risque
qu’il prenait en s’engageant : « Léger sait que Daladier est un velléitaire et
il craint que, par impulsivité, imprudence, ou encore dans la colère, il ne
livre à ses ennemis ou contradicteurs le nom du fonctionnaire qui le
conseille pour le leur abandonner ensuite. Déjà Paul Reynaud se méfie de
Léger. »
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Alexis ne voyait pas d’autre issue que la destruction systématique de son
ministre et son remplacement par un « dur ». Pour autant, il n’en tirait
guère de conséquence dans sa politique russe.
Abandonner l’URSS à l’Allemagne
Au lendemain de l’accord de Munich, comme tous les titulaires de
postes importants, Robert Coulondre avait reçu à l’ambassade de France à
Moscou une circulaire exposant les arguments à développer pour justifier
la politique française en Europe centrale. L’ambassadeur s’acquitta piteusement de sa mission. Il savait que les Soviétiques étaient furieux d’avoir été
tenus à l’écart de cette resucée honteuse du pacte à Quatre. Wladimir
Potemkine, le commissaire adjoint aux Affaires étrangères, l’accueillit par
ces mots : « Mon pauvre ami, qu’avez-vous fait ? Pour nous, je n’aperçois
plus d’autre issue qu’un quatrième partage de la Pologne. » Un an plus
tard, l’Allemagne et l’URSS réalisèrent cette prédiction. Est-ce à dire que
la France et l’Angleterre furent victimes d’un jeu de dupes ? Les diplomates
français n’ont jamais eu cette impression ; après la guerre, Hoppenot
demeura persuadé que Staline avait envisagé sérieusement, au moins jusqu’en juin, la perspective d’une alliance militaire avec les démocraties occidentales. En janvier 1940, ils étaient assez conscients de leur propre
responsabilité pour douter de l’opportunité de publier un livre blanc sur
les négociations tripartites, comme le souhaitaient les Anglais : « La thèse
de ceux qui soutiennent de bonne ou de mauvaise foi que le gouvernement de l’URSS ne s’est rejeté du côté de l’Allemagne qu’après avoir pris
mesure de nos hésitations, de notre répugnance à nous engager à fond visà-vis de Moscou, de nos scrupules à faciliter aux armées russes une action
directe contre l’Allemagne, trouverait dans la publication projetée un certain nombre d’arguments en sa faveur 2. » Les Français prirent un malin
plaisir à préciser qu’une publication anglaise les obligerait à donner leur
propre version, qui dissocierait les responsabilités de l’échec pour en faire
porter la plus lourde charge sur le Foreign Office. De leur côté, ils délaissèrent soigneusement la question dans leur Livre jaune.
Il est vrai que les Occidentaux s’étaient montrés indolents, aussi longtemps que la menace d’un accord germano-soviétique leur avait paru
improbable. Jusqu’au mois de mai, l’opposition personnelle d’Hitler empêcha cette option. Depuis mars, Ribbentrop percevait pourtant des signes
d’intérêt, émis par Moscou, en faveur d’un rapprochement, mais il ne
parvenait pas à convaincre le Führer que le remplacement de Litvinov par
Molotov aux Affaires étrangères constituait un signe d’ouverture de la part
de Staline. Ce n’est que le 23 mai, dans une réunion à la chancellerie
avec les principaux chefs militaires, que Hitler envisagea l’éventualité d’une
amélioration des relations avec Moscou, afin de pouvoir se consacrer sans
réserve à sa priorité occidentale. Le 10 août, Ribbentrop apprit à Hitler
que les Russes étaient disposés à négocier un accord, négociations qu’ils
firent traı̂ner jusqu’au 19 août. Après quoi tout alla très vite, pour satisfaire
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
l’impatience de Hitler, qui craignait que l’offensive en Pologne ne fût
empêchée par les pluies automnales.
Précisément, les conversations que l’URSS menait en parallèle avec les
puissances occidentales achoppaient sur la Pologne. Après l’avoir garantie,
l’Angleterre ne voulait pas y renoncer ; quant à l’état-major français, il
avait davantage confiance dans les forces polonaises qu’en l’Armée rouge.
Le 22 mars 1939, la France avait adhéré au principe anglais d’une déclaration quadripartite qui rassemblât la Pologne et l’URSS pour consultation
en cas de menace sur l’indépendance politique de tout état européen.
Moscou voulut bien s’y rallier, non sans douter de l’attitude polonaise.
Daladier n’était pas moins sceptique, mais représenta à l’ambassadeur Sourits l’intérêt psychologique de parvenir à un accord entre l’Angleterre, la
France et l’URSS. De fait, la Pologne jouait ouvertement sur les deux
tableaux ; le 24 mars, Beck rejeta la proposition anglaise pour ne pas provoquer Hitler. Dans la foulée, il ouvrit des négociations avec l’Allemagne
sur Dantzig, qui rassuraient et inquiétaient à la fois Léon Noël. L’ambassadeur ne voyait que des avantages à éviter d’entrer en guerre « pour la
défense du peu qui subsiste encore du statut de Dantzig », mais il craignait
que la « négociation ne sorte de son cadre primitif » pour s’engager jusqu’à
« des transactions dangereuses ». Il concluait, désabusé : « Revenir toujours
à une politique d’entente avec l’Allemagne, c’est, on peut le dire, pour
Beck, la loi de son destin. »
Alexis ne dissimulait pas l’agacement que lui causait les atermoiements
du ministre polonais. Le 18 mars, il gratifia Phipps de l’un de ses accès de
rage froide qu’il réservait en général aux Italiens ; rage simulée, peut-être,
pour obtenir que Londres fı̂t pression sur Varsovie et ne s’opposât pas
aux conversations avec Moscou. Il parla de Beck comme d’un homme
« complètement cynique et faux », disposé à se saisir de tous les prétextes
« pour se rapprocher toujours plus de l’Allemagne », même aux dépens de
la Roumanie. Il vitupéra sa politique « au jour le jour » : « Dans l’intérêt
de son pays et du sien propre, il se débarrasse des difficultés présentes,
dût-il devenir le vassal du nouveau Napoléon. » C’était toujours le même
répulsif, déjà utilisé avec Chamberlain. Varsovie ne choisissait pas son
camp, mais Alexis voulait l’y obliger. Après avoir joué sa scène devant
l’ambassadeur, il entreprit son adjoint, Ronald Campbell. Le secrétaire
général était davantage en confiance avec ce francophile, par lequel il faisait
passer ses messages à Vansittart. Il lui exposa sereinement ce qu’il attendait
de Londres : que les Anglais usassent avec les Polonais d’un « langage très
clair et ferme » pour s’assurer leur collaboration, sans se priver du recours
aux menaces.
Quant aux négociations avec Moscou, Alexis se plaignit hypocritement
à Daladier que Bonnet eût longtemps freiné les discussions pour
complaire à l’anticommunisme des sénateurs de la commission des Affaires
étrangères. En réalité, lorsque le secrétaire général se décida tardivement à
relancer les négociations avec l’URSS, il se heurta surtout à l’inertie du
Foreign Office. Le 11 avril, le général Palasse, attaché militaire à Moscou,
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avait reçu les premières instructions encourageantes du ministère de la
Guerre, signe qu’Alexis ne freinait plus : « D’accord avec Quai d’Orsay
faites après entente avec ambassadeur une démarche auprès de l’état-major
soviétique sur les bases suivantes : 1) Nous sommes prêts à prendre contact
avec état-major soviétique pour étudier aide directe ou indirecte qui pourrait nous être donnée dans notre assistance à la Pologne et à la Roumanie.
2) Le problème ainsi posé pratiquement semble devoir comporter précision
immédiate quant à fourniture de matériel de guerre à ces deux pays par
URSS 3. »
Le 22 avril, la rue Saint-Dominique saisit le Quai d’Orsay de la
réponse : « L’état-major soviétique a répondu à notre attaché militaire
qu’une décision de cet ordre n’était pas de son ressort et que la question
devait être soumise au commissariat des Affaires étrangères. La question
devrait dont être reprise par la voie diplomatique et j’ai l’honneur de
vous demander, en conséquence, de vouloir bien donner les instructions
nécessaires à notre représentant à Moscou. » Le renvoi du dossier des militaires aux diplomates signifiait-il que les Soviétiques baladaient à leur tour
les Occidentaux ? Il semble que Litvinov, partisan de toujours d’une
entente avec les démocraties occidentales, recouvrı̂t une partie de son
influence, après une longue éclipse. Il tenta d’unifier par le haut l’offre
anglaise de garanties franco-anglo-soviétiques à la Pologne et à la Roumanie, et la proposition française d’obligations bilatérales contractées contre
un agresseur. Après en avoir référé à Staline, il remit le 18 avril une offre
en huit points qui consistait en un traité d’assistance tripartite, avec des
clauses militaires. Alexis plaida la cause soviétique auprès des Anglais, avec
l’accord de Bonnet, qui parut à Sourits dans de bonnes dispositions. Alexis
expliqua à Campbell qu’ » allégées de certaines objections évidentes », les
propositions russes pouvaient servir de base à un accord ». Tout à sa
marotte du front uni à opposer au discours d’Hitler le 28 avril, il espérait
en dépit de toute vraisemblance aboutir dans les jours suivants. Le gouvernement français n’avait pas encore achevé d’étudier la proposition soviétique, précisait-il, mais sa réception était évidemment positive.
Pourtant, cet accord de principe, confirmé par Bonnet à Sourits le
25 avril, ne satisfaisait ni Londres, qui trouvait la diplomatie française trop
audacieuse, ni Moscou, qui regrettait sa timidité. Du côté anglais, avant
même de connaı̂tre la contre-proposition française, Cadogan et Halifax se
montrèrent très réticents face à l’offre soviétique. L’ambassadeur anglais à
Varsovie était franchement hostile. Seul le responsable de l’Europe du
Nord au Foreign Office, fidèle de Vansittart, observait qu’Hitler n’avait
pas besoin qu’on lui fournı̂t un prétexte pour passer à l’action. Du côté
soviétique, on ne se satisfaisait pas de la dissymétrie de la réponse française,
qui prévoyait qu’en dehors des situations d’assistance mutuelle, les capitales
occidentales étaient les seules habilitées à décider du recours à la guerre
pour protéger le statu quo en Europe centrale et orientale 4. Sourits en fit
la remarque à Bonnet, le 28 avril, regrettant l’absence de réciprocité. Simulant la surprise, Bonnet en imputa la responsabilité à Léger ; il promit à
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l’ambassadeur soviétique qu’il allait immédiatement modifier la formulation pour corriger ce défaut.
À cette date, les Anglais avaient été saisis du projet français. Le 24 avril,
le Quai d’Orsay avait remis une longue note à l’ambassade d’Angleterre.
Alexis, qui la commenta de vive voix à Campbell, l’avait probablement luimême rédigée. Elle tenait compte des craintes anglaises d’un engagement
forcé de la Pologne dans le cas d’une intervention anglo-russe, du fait
des engagements anglo-polonais. Mais le Quai d’Orsay considérait comme
irrecevable l’offre britannique « d’une déclaration russe unilatérale d’assistance, parallèle aux déclarations publiques faites par la France et l’Angleterre, mais n’entraı̂nant aucune garantie ni aucune obligation d’assistance
directe ou indirecte des trois puissances entre elles ». Le lendemain, Cadogan exposa ses réticences à Corbin : le texte français n’éliminait pas la
perspective redoutée par la Pologne d’une « demande de passage des armées
russes à travers son territoire » ; le gouvernement anglais ne proposait rien
de plus que de « s’en tenir à la formule qu’il [avait] exposée dans son aidemémoire du 22 avril dernier ». De son côté, le 21 avril, Phipps manifesta
sa prudence en priant le secrétaire général de ne pas dévoiler les termes de
la proposition russe, non plus que les contre-projets anglais et français.
Sans la jeter en pâture à l’opinion, Alexis redonna une actualité à ces
conversations qui s’enlisaient en feignant de redouter qu’une conspiration
des appeasers ne les eût enterrées. C’était une façon d’obliger le gouvernement anglais à reconsidérer la proposition du Quai d’Orsay, qui n’avait
pas sa faveur. Avec la complicité peut-être involontaire de Vansittart, il
relança le gouvernement britannique par le biais de son ami William
Bullitt. Le 5 mai, l’ambassadeur américain interrogea Vansittart sur le refus
opposé par le gouvernement anglais aux contre-propositions françaises. « Vansittart répondit qu’il n’avait pas eu connaissance d’une proposition française. » Devant la surprise de Bullitt, il confirma : « Le
gouvernement britannique n’a été saisi d’aucune proposition française à ce
jour. » Rétention d’informations de l’ambassadeur anglais à Paris ? C’est
ce que Vansittart et Alexis, trop heureux de lui nuire, suggérèrent chacun
de leur côté. Alexis expliqua à Bullitt l’ignorance de Vansittart par le fait
que la discussion du contre-projet français avait été conduite par Bonnet,
avec Phipps, tous deux opposés au rapprochement, tandis qu’il en discutait
à son niveau avec Campbell. À son avis, l’ambassadeur anglais n’avait pas
transmis l’information à son gouvernement. Vansittart ne s’exprima pas
différemment : le projet français venait de Daladier, mais avait été exposé
par Bonnet et transmis par Phipps : ces deux intermédiaires avaient dû
« noyer le poisson » de telle sorte qu’il était passé inaperçu à Londres.
L’accusation n’était pas gratuite ni insensée, mais elle n’était pas justifiée : Cadogan s’en était entretenu dès le lendemain avec Corbin : « Sir A.
Cadogan m’a dit qu’il avait reçu de sir Eric Phipps le dernier exposé du
point de vue français sur les propositions russes », avait indiqué l’ambassadeur français. D’ailleurs, il avait lui-même fait transmettre le mémorandum
français au Foreign Office par Guy de Charbonnières. Ce dernier avait
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précisé, il est vrai, qu’il s’agissait d’un mémorandum du Département, qui
ne représentait pas nécessairement les vues gouvernementales. C’est ainsi
qu’après le four des contre-propositions françaises, Vansittart leur donna
une nouvelle chance en s’étonnant que Bullitt eût connaissance d’informations concernant l’Angleterre dont il n’avait pas été saisi. Il engagea l’ambassadeur américain à prévenir Léger et Daladier de son ignorance, afin
qu’ils fissent représenter par Corbin leurs propositions au gouvernement
britannique.
Le 7 mai, l’Angleterre remit sa réponse à Molotov, le nouveau commissaire aux Affaires étrangères ; elle ne marquait aucun progrès sur sa position
initiale. Au même moment, on apprenait la signature prochaine du pacte
d’acier entre l’Allemagne et l’Italie. Les plus avertis relevaient les premiers
signes d’un possible rapprochement germano-soviétique ; le limogeage de
Litvinov en faisait partie. Léon Noël se souvenait des alarmes du capitaine
Stehlin, adjoint de l’attaché de l’Air à l’ambassade de France à Berlin, à
qui Robert Coulondre ne réussit pas à « obtenir une audience ni de Georges Bonnet, ni d’Alexis Leger ». Mais le 8 mai, une agence de presse américaine annonça un prochain pacte germano-soviétique. Dans ses mémoires,
Georges Bonnet affirme que les alarmes émises par Coulondre, Naggiar et
François-Poncet, de Berlin, Moscou et Rome, l’avaient prévenu de ne rien
croire acquis. Ces signes, avec la pression française, firent évoluer Londres.
Alexis n’y fut pas pour rien.
À Paris les 20 et 21 mai, Halifax discuta les différentes formules d’alliance avec Daladier et Bonnet. Alexis assistait aux entretiens ; il y prit une
part inédite 5. Il conseilla vigoureusement au gouvernement britannique,
qui hésitait entre deux formules, toutes deux éloignées des propositions
russes, d’accepter de sérieuses concessions. Il estimait qu’on n’obtiendrait
pas un accord avec les Soviétiques à des conditions inférieures à celles
consenties à la Pologne. Il fallait, au minimum, partir de la première de
leurs formules, qui admettait le principe équitable d’une garantie tripartite.
Il prévoyait que les Soviétiques seraient plus difficiles à satisfaire après le
remplacement de Litvinov, car « l’affaire avait pris le caractère spectaculaire
d’une question de prestige ». Parmi tous les interlocuteurs, ce fut lui qui
représenta le plus vivement les périls d’une neutralité russe mais aussi d’un
accord germano-soviétique que les Anglais refusaient d’imaginer. Quand
Daladier « croit que les Russes pourraient fort bien avoir l’idée d’essayer
de rester hors du conflit », Alexis se fait plus alarmiste : « De Munich,
nous venons tout récemment encore de recueillir la rumeur de pourparlers
germano-russes. » Alexis ne prenait peut-être pas ce risque au sérieux, mais
il espérait le réduire tout à fait en impressionnant les Anglais et en les
ralliant à une négociation qui lui serait fatale. Ses exhortations portèrent
leurs fruits : le 24 mai, le gouvernement britannique admit le principe
d’un accord tripartite de garantie mutuelle. Le secrétaire général saisit
aussitôt Daladier de la bonne nouvelle : « Halifax a accepté la formule
numéro un et il a autorisé à la faire connaı̂tre aux Roumains et aux Polonais.
Chamberlain vient de déclarer qu’il a franchi le pas 6. » Il ajoutait qu’il fallait
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« prévenir les Polonais le plus tôt possible » ; ils devenaient le principal obstacle, une fois levée l’hypothèque anglaise.
Au Département, Alexis exhortait ses troupes ; il insistait sur la nécessité
de fixer la Russie hors de l’orbite allemande. Le 10 juin, Sainte-Suzanne
le vit « préoccupé par l’affaire du pacte soviétique. “C’est un problème
crucial de défense vitale, immédiate.” » Il regrette qu’« on n’ait pas accepté
instantanément les contre-propositions de Staline. “Il aurait été ainsi pris
au mot. Il n’aurait plus pu reculer.” » Il stimulait le Foreign Office qui
tergiversa pendant tout le mois de juin. Phipps lui attribua les regrets
exprimés par Daladier que les Anglais n’eussent pas choisi un personnage
plus considérable que le diplomate William Strang. Mais ses efforts
devaient se dédoubler pour obtenir de Bonnet qu’il fı̂t pression sur les
Anglais, à la traı̂ne des dispositions françaises. Le 16 juin, Sainte-Suzanne
enregistra dans ses carnets un exemple de cette perte de temps : « Hoppenot
avait préparé un télégramme pour Londres, hier après-midi, élargissant les
concessions avec Moscou. À midi, il s’étonnait qu’il n’ait pas été signé. Il
ne l’a été que ce soir après une longue visite d’Alexis à Bonnet ».
La deuxième quinzaine de juin se perdit en arguties. Alexis pressait les
Anglais, sans vouloir les brusquer. Au Département, la franche résolution
à conclure un accord n’empêchait pas le scepticisme : « En ce qui concerne
les pourparlers de Moscou, on souhaite qu’ils aboutissent franchement,
sans répugnance pour le régime, parce qu’on voit bien que le Reich redoute
la conclusion de ce pacte. Cela dit, on ne s’attend de la part des Soviets
qu’à une neutralité bienveillante. On les croit avant tout soucieux de ne
pas se lancer dans la guerre et il ne s’agit d’obtenir d’eux que des munitions, des matières premières. On les estime peu sûrs. Mais le pacte, diton, fera de l’effet sur l’Allemagne, la retiendra. »
Début juillet, les Soviétiques mirent une dernière fois à l’épreuve la
résolution franco-anglaise en refusant de signer un accord politique sans
convention militaire. Paris tergiversa. Le 6 juillet, Sainte-Suzanne note
dans son carnet : « Conflit avoué, public, sur accord Moscou. Temporisation de Bonnet pour signature : consignes pessimistes aux journalistes.
Alexis cent pour cent résistance à outrance donc. » Mais il ajoute ce détail
significatif : le secrétaire général n’est pas « pour un accord coûte que
coûte ». Bonnet se rallia au principe de la discussion militaire, non sans
réticences qu’il attribuait commodément à la Pologne et à la Roumanie.
L’état-major ne se pressait pas de donner des suites concrètes à une si faible
résolution. Le 13 juillet, l’attaché militaire à Moscou, le général Palasse, se
plaignit de ne recevoir aucune instruction pour engager des conversations
militaires. Ce n’était pourtant pas faute de solliciter sa hiérarchie, ni de la
presser de « constituer un groupement de forces vraiment susceptible d’arrêter l’agression et peut-être d’éviter la guerre » en prenant « immédiatement des contacts avec l’état-major soviétique 7 ». Le 15 juillet, le chef de
cabinet de Gamelin commanda au général Doumenc de ne pas s’éloigner
de son poste « de façon à pouvoir rejoindre aussitôt Paris, pour une mission
éventuelle ». Gamelin lui annonça deux jours plus tard qu’il serait envoyé
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à Moscou avec mandat pour engager des discussions militaires. Ce n’est
que le 23 juillet que les trois puissances s’accordèrent pour ouvrir les négociations. Bonnet demeurait parfaitement inactif et ambigu ; Hélène Hoppenot lui prêtait ce mot : « On peut toujours signer, on verra après. »
La suite est trop connue pour qu’il vaille de la raconter. Le général
Doumenc ne trouva pas chez Alexis plus de précisions que chez Georges
Bonnet pour intéresser les Soviétiques à l’alliance française. Il lui paraissait
pourtant que la France était plus pressée d’aboutir que la Russie : « J’avais,
à différentes reprises, dit à M. Léger, au cours de notre entretien, que nous
paraissions être demandeurs et que, cependant, nous partions les mains
vides. Il en avait convenu. » Le briefing du général avait commencé le
31 juillet dans le bureau du secrétaire général. Alexis s’était contenté de
dérouler l’historique des négociations ; le diplomate n’avait pas été disert
sur les développements récents : « Il m’expliqua qu’il ne comprenait pas
par quelle fantaisie les Russes revenaient sur cette demande, déjà faite par
eux antérieurement, de conclure d’abord une convention militaire. Le principe de l’accord politique était acquis, mais on discutait sur l’agression
indirecte, contre laquelle ils voudraient être couverts. On avait accepté sur
beaucoup de points leurs suggestions, mais sur celle-là nous arrivions à un
point mort. Peut-être y verrait-on plus clair, en satisfaisant leur demande
d’entente militaire. Sur mon désir de prendre connaissance des dossiers
diplomatiques, et particulièrement des principales dépêches de notre
ambassadeur, M. Léger me promit de me les faire tenir en communication
par le général Jamet. En fait il n’en fut rien, et je n’eus qu’une conversation, le 2 août dans la matinée, avec le conseiller d’ambassade qui avait
entamé les pourparlers à Moscou, alors qu’au cours de l’hiver, il faisait
l’intérim de l’ambassadeur. M. Paillard [pour Payart, l’adjoint de Naggiar],
la main dans la barbe, fit beaucoup de hochements de tête ; il était en
congé à Paris depuis plusieurs semaines, et considérait la question comme
très délicate, et obscurcie par un voyage récent et inutile de M. Strang,
fonctionnaire du Foreign Office, parti là-bas au lieu et place de lord
Halifax, d’abord annoncé. Je ne tirai de lui aucun éclaircissement sur les
personnages soviétiques avec qui j’aurais à converser, ni sur leurs desseins,
qu’il ne perçait pas à jour. »
Bonnet ne fut pas plus précis, qui l’adjura de « rapporter quelque chose,
même au prix de promesses. Quelles promesses ? “Tout ce que vous jugerez
utile, mais il faut rapporter un papier signé.” » Même topo chez Daladier,
dont le bureau sonnait encore des arguments aussi flous qu’insistants du
secrétaire général : « On me rebat les oreilles avec cet accord qui ne marche
pas ; beaucoup y prêtent une extrême importance. Pourquoi les Russes se
font-ils tirer l’oreille ? Il faut percer cette attitude et la tirer au clair. Prenez
position carrément ; mettez-les en demeure ; que nous sachions sur quoi
compter. Au revoir et bonne chance ! »
Le général Doumenc quitta Paris le 4 août avec ces instructions brumeuses ;
il rejoignit les négociateurs anglais à Londres, et la délégation partit sans
hâte par la voie maritime ! Du 5 au 20 août, Alexis s’absenta pour naviguer
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en Méditerranée. Il ne suivit pas les négociations, et ne donna pas l’impression de craindre une issue brusquée ou néfaste. En son absence, les durs
redoutèrent que Bonnet ne reprı̂t le dessus. Le 8 août, Hélène Hoppenot
note que « Léger n’a pas plutôt quitté Paris que l’on commence à trembler :
Bonnet a reçu le comte Welczek, ambassadeur d’Allemagne, aussitôt
revenu de sa Dordogne, l’a retenu pendant une heure et, comme il ne
laisse jamais de notes sur ses conversations, personne ne saura ce qui s’est
dit entre eux ». Le 11 août, à la nouvelle alarmante que « Burckhardt, le
haut-commissaire de la SDN [à Dantzig], a été appelé à Berchtesgaden par
Hitler », Hoppenot décide de faire rechercher Alexis, craignant que Bonnet
n’accepte des conditions de paix honteuses : « Charvériat, poussé par
Henri, va essayer d’obtenir des services de la Marine qu’ils repèrent le
yacht de Léger et de lui envoyer un hydravion en cas d’attaque brusquée. »
Le 15 août, la Marine repère le yacht où se repose le secrétaire général.
« On a dû prévenir Georges Bonnet de ce rappel du secrétaire général et,
comme il ne désire pas le voir revenir, il s’est écrié : “Mais pourquoi ? Je
suis là, moi (Charvériat n’a pu lui répondre “C’est bien pour cette raison !”), laissez-le prendre ses vacances tranquille ” » Alexis téléphona finalement au ministère depuis un petit port corse. Charvériat prit la
communication : « Il lui a “trouvé un ton agacé”, ce qui l’a vivement
inquiété car, craignant que la conversation ne fût écoutée, il employait des
euphémismes, parlant du “patron” qui lui donnait l’autorisation de prolonger son absence. “Le patron ? Le patron ? disait Léger, que voulez-vous
dire ? C’est du ministre que vous parlez ?”, rendant inutiles toutes
précautions. »
Alexis fut de retour le samedi 19 août au soir, pour découvrir que les
négociations militaires achoppaient sur le refus polonais de laisser passer
sur son territoire les troupes soviétiques qui porteraient assistance aux pays
agressés par l’Allemagne. À Paris, on renâclait à presser les Polonais. Le
15 août, l’état-major refusa au général Palasse l’envoi à Varsovie de son
adjoint le général Valin « en raison du retentissement qui en résulterait 8 ».
Les militaires préféraient laisser le général Musse, attaché à l’ambassade de
France à Varsovie, non pas agir sur place, mais « pressentir l’état-major
polonais ». À Moscou, les Français ressentaient mieux l’urgence : Doumenc, d’accord avec l’ambassadeur Naggiar, envoya à Varsovie le général
Beauffre, membre de sa délégation, pour obtenir un blanc-seing de l’étatmajor polonais. Est-ce sur le conseil d’Alexis, rentré à Paris, que Daladier
demanda enfin à Gamelin, le 19 août, de presser l’attaché militaire polonais afin que l’attitude de Varsovie ne causât pas la rupture des négociations ? La rouerie de Gamelin manifestait une complète mésintelligence de
la situation et de son tempo ; il préconisa par télégramme au général Musse
d’inviter la Pologne à une tactique dilatoire qui devait permettre de « gagner du temps et voir mieux clair dans le jeu russe 9 ».
De retour à son bureau, le dimanche 20 août au matin, Alexis se montra
préoccupé de « l’attitude méfiante de la Pologne vis-à-vis de l’URSS ». On
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reconnaı̂t sa patte dans le télégramme que le Département envoya au général Doumenc, alors que l’arrivée de Ribbentrop à Moscou était annoncée :
« Vous êtes autorisé à signer au mieux, dans l’intérêt commun, d’accord
avec l’ambassadeur, la convention militaire, sous réserve de l’approbation
définitive du gouvernement français. » Trop vague, trop tard. Le 22 août,
la nouvelle tombe, et désespère l’état-major du Quai d’Orsay. Les Hoppenot sont particulièrement abattus : « Coup de tonnerre dans un ciel déjà
tourmenté : les Allemands vont conclure avec les Russes un pacte de nonagression ! Les craintes de ces jours derniers se sont donc matérialisées.
C’est Charvériat qui, ouvrant sa radio, l’a entendu annoncer de Stuttgart,
hier soir, à minuit, et a téléphoné à Léger. Le choc est rude. » Le premier
réflexe du secrétaire général fut d’envoyer un signal de résolution à l’Allemagne : « Léger a donné des instructions à Berlin et à Rome pour évacuer
les colonies françaises, pensant que cette mesure pourrait faire réfléchir des
dictateurs portés à croire que les deux démocraties ne se battront pour rien
au monde. » Il ne veut pourtant pas négliger la moindre chance du côté
soviétique. Il rédige à la hâte une note pour Bonnet, sans voir encore très
clair dans le texte du pacte germano-soviétique, dont plusieurs versions
circulent. Il fait signer au ministre un télégramme incrédule, qui demande
à Naggiar « 1) si, et dans quelle mesure, le nouvel accord, et spécialement
ses articles 1 et 2, laissent place à la poursuite et à la conclusion des
négociations actuellement en cours à Moscou entre les gouvernements
français et soviétique ; 2) si, et dans quelle mesure, ce nouvel accord laisse
subsister le jeu des obligations contractées par le gouvernement soviétique
à l’égard de la France dans le traité d’assistance du 2 mai 1935 ».
Alexis se berçait-il encore d’illusions, ou agissait-il par simple acquis de
conscience ? Georges Bonnet s’est donné le beau rôle en se rappelant avoir
noté dans son journal son pessimisme, le 22 août, tandis que son secrétaire
général s’aveuglait : « [Alexis Léger] pense que le pacte Hitler-Staline n’a
pas la portée que nous pourrions craindre. Il s’agit de manœuvres des
Russes pour mener deux négociations en même temps. » Il est vrai que le
premier réflexe du secrétaire général, fut de refuser de croire la partie perdue. Mais la peinture d’un secrétaire général optimiste jusqu’à la candeur
ne correspond pas au jugement de Sainte-Suzanne, immédiat, quoique
sous influence. Le même jour, il observe qu’Alexis « semble croire que le
risque de guerre se précise, que Hitler se sentira encouragé par la défection
russe et il conseille à Payart [l’adjoint de Naggiar] de ne pas passer par
l’Allemagne pour rentrer à Moscou ». Sombre, il n’est pas abattu ; au
contraire, il remonte encore et toujours le président du Conseil. Le 24 au
matin, Sainte-Suzanne en témoigne dans son carnet : « Léger a eu une nuit
difficile. Daladier voulait tout lâcher ! » Pessimiste sur l’issue, il ne voit pas
d’autre méthode qu’un optimisme de commande pour décourager l’adversaire, et s’encourager soi-même ; c’est pourquoi il s’oppose toujours à
Bonnet sur la tactique. Le ministre voyait les faiblesses de la France ; le
pacte germano-soviétique l’affaiblissait encore ; mieux valait à ses yeux éviter l’affrontement. Alexis voulait croire dans les vertus de l’autosuggestion,
pour les nations comme pour les individus.
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Pour les adversaires de la politique de fermeté, le camouflet de l’accord
germano-soviétique frappait le secrétaire général plutôt que le ministre.
Lucien Rebatet, qui couvrait l’événement pour L’Action française, avait
« surtout remarqué le visage de Georges Bonnet, sur lequel perçait une
sorte de gaieté irrésistible » : « Pour lui comme pour nous sans doute, le
fiasco de Moscou était d’abord une revanche personnelle sur les conjurés
de ses propres services, sur l’infernale et imbécile bande de moscoutaires,
dont Alexis Léger était l’âme, qui depuis quinze mois accablait de trahisons, de crocs-en-jambe, d’insultes, l’unique ministre sensé que la France
possédât ». Désormais, Alexis était identifié à la résistance, sans que l’on
sût très bien s’il incluait l’URSS dans le camp des dictatures bellicistes
auxquelles il fallait s’opposer. Devant Bullitt, il fanfaronnait en affirmant
qu’il faudrait « détruire si possible l’URSS – au canon si nécessaire ». Mais
devant Sainte-Suzanne, au contraire, il disait son espoir de rattraper
Moscou. Il n’était pas plus clair au sujet des pays que la France pouvait
encore espérer rallier, Pologne et Italie.
Laisser la France isolée sur le continent
Faute de renfort soviétique, le Quai d’Orsay se retourna vers Varsovie.
L’articulation entre la Pologne et la Tchécoslovaquie avait été le point
faible du système stratégique français en Europe orientale. Après la disparition de la Tchécoslovaquie, on avait échoué à ligaturer la Pologne à la
Russie. C’était au tour de Bucarest d’être dédaignée par Varsovie. À l’annonce du pacte germano-soviétique, la tentation avait été forte, en France,
d’imputer l’échec aux Polonais. Ce difficile partenaire réunissait dans la
même hargne Daladier et Bonnet, les milieux parlementaires et les agents
du Quai d’Orsay. Le sous-directeur des affaires administratives lâchait :
« Il y a un an les Polonais étaient nos ennemis. » C’était au temps qu’ils
se régalaient, à la suite des Allemands, au gâteau tchécoslovaque.
Alexis ne cherchait pas de si vaines consolations. Il apparaissait à SainteSuzanne « inquiet mais inébranlable » : « Nos obligations vis-à-vis de la
Pologne subsistent. Il ne s’agissait pas d’amitié franco-soviétique mais de
défense de l’Europe, toujours aussi menacée. » À ce problème diplomatique, s’ajoutait un problème stratégique : à quoi bon une alliance de
revers si l’allié ne se suffisait pas à lui-même et qu’on ne pût pas l’aider
militairement ? Longtemps, Alexis n’avait pas eu ces états d’âme ; il considérait qu’en fixant à l’ouest une grosse part des troupes allemandes, la
France aurait rempli tous ses devoirs d’alliée. C’est ce qu’il disait à Léon
Noël à l’automne 1938, alors qu’il espérait encore obtenir la paix en faisant
la part du feu en Europe orientale. Il n’était plus dans ces dispositions au
printemps 1939, alors que la Grande-Bretagne avait inclus la Pologne dans
l’espace bénéficiant de sa garantie et que le gouvernement polonais se rangeait nettement dans le camp occidental.
Dans cette affaire comme en beaucoup d’autres, Alexis suivit le courant
dominant. Loin de la Pologne quand elle s’éloignait de Paris, il la réintégra
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à son système diplomatique lorsqu’elle s’inquiéta des menaces allemandes
et se rapprocha de Londres, en dépit de son agressivité à l’endroit de
Beck, qu’il soupçonnait de vouloir détourner la menace allemande vers la
Roumanie. Pendant tout le mois de mars 1939, il pressa Varsovie d’offrir
sa garantie à Bucarest. En 1938, déjà, pour intéresser la Pologne à la
défense de la Tchécoslovaquie, il avait préparé une liste de questions à
poser à un interlocuteur polonais, sans doute l’ambassadeur Lukasiewicz.
Il lui demandait, dans l’hypothèse d’une agression contre la Tchécoslovaquie qui obligerait la France à assumer ses devoirs, si la Pologne aiderait
directement la France, lui faciliterait simplement la tâche, ou se contenterait de « ne rien faire pour la gêner ». La réponse n’avait pas dû être très
engageante, à déchiffrer les éléments de réponse qu’Alexis avait notés. L’interlocuteur n’envisageait pour tout secours qu’un « recours à la SDN » ; il
semblait dissuader la France d’investir à fonds perdus sur les fortifications
tchèques. Mieux valait employer cet argent en Pologne ou en tout cas
éviter qu’il ne fût consacré à construire des fortifications sur la frontière
polono-tchèque.
En mars 1939, Alexis était très remonté contre la Pologne, comme la
plupart des dirigeants français, après qu’elle se fut emparée des districts de
Teschen et de Frysztat, dans la foulée des accords de Munich. Le 20 mars,
Hélène Hoppenot observe que « la Pologne, qui a aidé au dépeçage de la
Tchécoslovaquie, oubliant qu’elle avait été elle-même dépecée autrefois,
cherche, mais tardivement, à se rapprocher de la France ». Le 21 mars, à
la suite de la prise de Memel, Alexis informa l’ambassadeur polonais de
l’assistance que la France apporterait à la Roumanie dans l’hypothèse d’une
agression allemande. Il lui demanda quelle serait l’attitude de son pays
dans cette situation, et s’agaça de ses dérobades en forme de considérations
spécieuses. Le 31 mars, il eut une entrevue orageuse avec Lukasiewicz.
En réponse aux demandes pressantes qui lui étaient faites, l’ambassadeur
continuait de noyer le poisson. Il doutait de l’imminence d’un danger
sur la Roumanie, il déviait le problème vers celui des relations roumanohongroises, il éludait enfin la question principale de la garantie polonaise
en cas d’attaque allemande sur la Roumanie, du fait qu’elle « ne lui avait
pas été directement demandée par le gouvernement roumain ». Alexis
expliqua aux Anglais qu’il avait indiqué franchement à l’ambassadeur que
la question du soutien à la Roumanie devait éclaircir plus généralement les
relations franco-polonaises et la disposition de Varsovie à intégrer le système stratégique occidental. « Devant une question ainsi posée, le gouvernement polonais n’était pas fondé à se récuser en excipant de l’absence
de risque immédiat », expliquait-il. Mais Lukasiewicz n’en n’avait pas
démordu : « Il a répliqué qu’il ne pouvait accepter pour son gouvernement
un tel élargissement de la question ; celle-ci ne lui avait été posée par
Georges Bonnet que sur un plan strict, en raison de l’appel adressé par la
Roumanie à la France ; or, la Roumanie n’avait pas adressé d’appel analogue à la Pologne. »
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S’ensuivit un jeu du chat et de la souris, qui inversait les rôles, Alexis
étant plus habitué à fuir qu’à chasser : « La conversation s’est transformée
en une discussion où l’ambassadeur de Pologne apportait une telle
méthode procédurière pour se dérober à tout examen de fond, qu’il était
évident qu’elle resterait stérile. » Furieux, le secrétaire général expliqua à
son interlocuteur qu’il transmettrait le soir le compte rendu de leur conversation à son ministre ; la menace n’eut pas l’air d’émouvoir Lukasiewicz...
Alexis s’en remit à Londres pour compenser le défaut d’autorité de son
gouvernement : « Si la Pologne peut éluder une réponse sous prétexte qu’il
s’agit simplement de l’examen d’un appel de la Roumanie, elle ne saurait
se dérober à la question posée, sur un plan général, par le gouvernement
anglais. Le gouvernement britannique a placé la question qu’il a posée à
Varsovie sur un terrain tel que la Pologne va se trouver obligée de prendre
ses responsabilités. » Alexis craignait l’effet démoralisant sur Bucarest des
réticences polonaises. C’est pourquoi il s’efforça, en avril, d’obtenir pour
la Roumanie la garantie franco-anglaise qui avait été accordée en mars à la
Pologne. Dans ce nouveau contexte, cette exigence plut à Londres ; le
15 avril, Alexis s’en félicita devant Daladier, en lui transmettant une lettre
de Corbin : « Il y a si longtemps que Londres est habitué à voir Paris suivre
le mot d’ordre anglais qu’on a paru tout étonné de nous voir maintenir notre
point de vue malgré les objections ou les scrupules anglais 10. »
Dans le cadre de ses conversations avec le général Dentz, le 20 avril,
pour obtenir la constitution d’un front polono-roumain, Alexis lui avait
demandé de travailler par le biais militaire au rapprochement des deux
bastions qui restaient à la France, à l’est de l’Allemagne ; il avait suggéré
« la désignation d’une haute personnalité militaire dont l’envoi en Roumanie pourrait être annoncé aussitôt qu’il en serait besoin pour étayer l’étatmajor roumain. Il ne serait pas de trop d’avoir là-bas en période de crise
un animateur de la résistance et des mesures énergiques à prendre ». Alexis
continuait de penser que « la Pologne était jusqu’à présent réticente parce
qu’elle préférait voir fuser la menace allemande vers la Roumanie que vers
elle » et cherchait le moyen de « galvaniser » la Roumanie en la rassurant
« sur l’appui qui lui avait été promis ». Quelques jours plus tard, il recommanda à Daladier d’envoyer Weygand à Bucarest, sans mandat particulier,
pour démontrer l’attention française aux demandes du gouvernement
roumain. L’effort fut mince : Weygand ne resta que vingt-quatre heures à
Bucarest. En août, Alexis expliqua à Hoppenot qu’il s’opposait aux candidats
auxquels pensait Bonnet pour l’ambassade de France à Bucarest, personnalités
trop peu reluisantes ou trop munichoises pour « prouver à la Roumanie
l’intérêt » que la France lui portait.
L’attitude de Varsovie changea nettement après le fameux discours prononcé par Hitler le 28 avril, qui annonçait principalement la dénonciation
par l’Allemagne du pacte de non-agression germano-polonais conclu en
1934. Varsovie envoya derechef à Paris son ministre de la Guerre, le général Kasprzycki, qui engagea avec Gamelin des conversations poussées, jusqu’à la conclusion, le 17 mai, d’un accord militaire précis et contraignant.
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Le protocole prévoyait non seulement une action aérienne immédiate, mais
aussi des offensives terrestres dès le troisième jour. « Dès que l’effort principal allemand s’accentuerait sur la Pologne, la France déclencherait une
action offensive contre l’Allemagne avec le gros de ses forces. » Georges
Bonnet assura qu’il avait surpris ces discussions, dont il n’aurait pas été
informé. Il aurait diligenté aussitôt une enquête auprès du secrétaire général, qui aurait prétendu ne pas être mieux informé que lui, quoiqu’il eût
probablement encouragé ces discussions. Chargé d’éclaircir l’affaire, Alexis
avait téléphoné le 19 au matin au général Gamelin, qui le trouva nettement
refroidi par son ministre et « devenu très réticent » : « Il est bien entendu,
me dit-il, que l’accord militaire doit être subordonné aux accords politiques. Georges Bonnet y tient essentiellement. » Alexis en informa son
ministre le lendemain : « effectivement, le général Gamelin avait signé un
accord avec le général Kasprzycki. Nous ne pouvions donc que nous borner
à demander au général Gamelin d’envoyer une lettre à l’ambassadeur pour
lui indiquer qu’en tout cas cet accord militaire ne serait applicable qu’après
l’accord politique. »
Ainsi fut fait le jour même. Dans une lettre interprétative, Gamelin
précisa au général polonais que l’accord militaire était subordonné à la
conclusion d’un accord politique, pour autant qu’il n’entrât pas en contradiction avec lui. Le militaire français en était bien marri, jugeant avoir été
baladé par le Département qui lui avaient commandé le 13 mai, d’ouvrir
des négociations avec le général Kasprzycki, avant d’invalider le résultat
auquel il était parvenu. Par un tour de force dont il était coutumier, Alexis
parvint à s’absoudre de cette volte, si bien qu’à lire Gamelin on ne sait
plus très bien jusqu’à quel point le secrétaire général tenait ou ne tenait
pas à l’alliance militaire polonaise. « Il est bien difficile d’ajuster des
conceptions militaires à une politique étrangère aussi versatile », concluait
le militaire, avant d’ajouter que « ce n’était nullement la faute des hauts
fonctionnaires du Quai d’Orsay, qui en étaient désespérés » !
Georges Bonnet avait tellement déconsidéré la politique d’apaisement
et de temporisation par ses méthodes dissimulées, qu’il avait permis
à Alexis de donner libre cours à son hostilité à l’Italie, qui devenait un
partenaire infréquentable.
Après la brouille de 1937, savamment entretenue, et la réconciliation
de 1938, habilement sabotée, Alexis, devenu le champion de la résistance
à l’Allemagne nazie, se fit un malin plaisir de confondre Rome et Berlin
dans la même défaveur. Le 10 janvier 1939, lorsque Chamberlain et Halifax s’arrêtèrent à Paris, sur le chemin de Rome, Alexis lia nettement les
deux dictatures en expliquant, non sans raison, que l’Allemagne ne souhaitait pas soutenir l’Italie dans ses revendications au détriment de la France,
mais qu’elle y serait obligée si Paris les justifiait par sa faiblesse. Les Anglais
avaient offert leurs bons offices, après la dénonciation des accords de 1935.
Chamberlain et Halifax ne trouvèrent pas seulement Alexis vent debout
contre l’Italie : le secrétaire général avait su remonter Daladier. Le président du Conseil déclara d’emblée, en ouvrant l’entretien, que la France ne
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ferait aucune concession à l’Italie. Alexis ajouta, pour faire bonne mesure,
et braquer un peu plus les Italiens, que les Anglais devraient s’attacher
à obtenir de Rome la garantie de la nouvelle Tchécoslovaquie promise à
Munich, tout en représentant à l’Allemagne qu’il n’y aurait rien là de
dirigé contre elle 11.
À cette date, les grands appeasers anglais ne prêtaient qu’une oreille très
réservée aux dires d’Alexis sur la question, convaincus de son irrémédiable
italophobie. À la fin de l’année 1938, le secrétaire général avait dressé un
long catalogue des rebuffades italiennes, qui devaient prouver aux Anglais
les torts exclusifs de l’Italie dans la brouille. Il s’agissait, comme il l’avait
dit à propos de la Pologne, de « faire le dossier de l’Italie ». Léon Noël en
avait eu vent et avait aussitôt alerté Georges Bonnet, qu’il connaissait
depuis leurs débuts communs au Conseil d’État : « Bonnet me répondit,
avec assurance, qu’il se doutait parfaitement de ce qui se tramait, qu’il était
sur ses gardes et qu’en aucun cas, il ne se laisserait détourner de la politique
qu’il entendait suivre envers l’Italie. »
De fait, Bonnet avait su, dans un premier temps, s’affranchir des réserves
de son secrétaire général ; n’avait-il pas satisfait l’Angleterre en accréditant
un ambassadeur auprès de l’empereur d’Éthiopie ? Il ne sut pourtant pas
empêcher l’envoi du catalogue des manquements italiens. L’énumération,
fastidieuse, impossible à résumer, remontait à la fin de l’année 1935, pour
se terminer aux derniers jours de novembre 1938. Les diplomates anglais
s’étaient empressés de démonter cette présentation tendancieuse, qu’Alexis
avait communiquée à Phipps le 9 décembre 1938. L’ambassadeur anglais
avait attendu dix jours pour adresser le « catalogue Léger » à Londres, et
dix jours encore pour le faire connaı̂tre à son homologue à Rome.
Lord Perth, n’avait pas eu de peine, dès la première lecture, à surprendre
la mauvaise foi du Quai d’Orsay sur plusieurs points.
Un nouvel élément vint en renfort de l’hostilité d’Alexis à l’endroit de
l’Italie. Les services secrets anglais recrutèrent une source qui leur apporta,
en sus des correspondances télégraphiques dont ils avaient cassé le chiffre,
les dépêches et les lettres personnelles qui voyageaient par la valise. C’était
autrement plus intéressant, et encore plus révélateur de l’hostilité de certains diplomates italiens à l’égard des Alliés. Alexis était friand de ces
communications, à tel point qu’il les emporta avec lui dans sa disgrâce, en
1960. Les correspondances entre Filipo Anfuso, le directeur du cabinet de
Ciano, et Guariglia, l’ambassadeur italien à Paris, montraient que le dépit
d’avoir été dédaigné par la France alimentait une résolution féroce à s’engager aussi loin que possible avec l’Allemagne et ses vassaux, notamment les
États danubiens « entrés désormais dans son axe vital ». Certaines formulations étaient trop naı̈vement agressives pour démontrer une hostilité rationnelle et durable ; il y entrait une sorte de dépit amoureux ; rien
qui ne fı̂t sourire Alexis. « Je veux te répéter simplement les paroles de
M[ussolini], lequel a dit l’autre jour au duc d’Aoste que la louve romaine,
pour donner leur subsistance à ses fils, a besoin de manger le coq... »,
écrivait Scaduto, du ministère des Affaires étrangères italien, à Landini,
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de l’ambassade à Londres. Il poursuivait : « Nos revendications, nous les
obtiendrons dans le mois d’avril, de gré, ou de force. »
Sir Eric Phipps craignit que ces informations confidentielles ne renforçassent les préjugés anti-italiens d’Alexis. Le 22 avril, il pressa Daladier de
« ne pas attacher une importance indue aux rapports des services secrets
concernant les sombres intentions italiennes ». Il se risqua même à s’ouvrir
au président du Conseil des rebuffades qu’il essuyait d’Alexis lorsqu’il l’engageait sur le terrain italien. Évoquant Berthelot et sa violente italophobie,
et précisant prudemment qu’il parlait « à titre privé », il ne dissimulait pas
sa « crainte que certains hauts fonctionnaires du ministère des Affaires
étrangères n’aient reçu ce sentiment en héritage ». L’allusion était transparente. Il est vrai qu’Alexis avait donné à Phipps de nombreuses preuves de
son intransigeance depuis quelques semaines. Tandis que François-Poncet
faisait plaisir à entendre, déclarant tout bonnement à lord Perth que Rome
était plus modérée que Paris, n’hésitant pas à se plaindre qu’Alexis « sabotât » ses efforts de rapprochement, le secrétaire général donnait bien du fil
à retordre à la gouvernante anglaise. Le 2 mars, il s’était plaint à Campbell
d’une médiation anglaise dans la question tunisienne, où les Italiens réclamaient un nouveau statut pour ses ressortissants. Il regrettait nettement
que l’Angleterre pût donner l’impression de « se désolidariser à un certain
degré » de la France, et flatter chez Mussolini la croyance que parler haut
serait payant. Le secrétaire général répétait que les Allemands eux-mêmes
ne souhaitaient pas soutenir les demandes italiennes, pourvu que la
France ne les justifiât pas. La facture que les Anglais voulaient faire payer
à la France en Méditerranée s’alourdirait aussitôt de nouvelles dépenses en
Europe centrale ; il ne croyait pas qu’on pouvait dissocier Rome de Berlin.
Du reste, le secrétaire général n’était pas le promoteur exclusif de ce raisonnement ; il trouvait chez son ambassadeur en Allemagne des arguments
pour le défendre. « Coulondre, observait Hélène Hoppenot le 14 février,
a reçu, à Berlin même, des conseils de “rester ferme” à l’égard des revendications italiennes, les Allemands ne se souciant pas de se trouver un jour
dans une situation telle qu’il leur faudrait bon gré mal gré suivre l’Italie. »
Il était naı̈f d’en déduire que l’intérêt de l’Allemagne était de ne pas soutenir Mussolini, quand il consistait au contraire à empêcher l’Angleterre et
la France de débaucher l’Italie par des concessions en Méditerranée. Mais
Alexis était trop susceptible sur l’intégrité de l’empire pour vouloir déceler
le piège.
Le 28 mars 1939, inquiet de la réaction française au discours modéré
que Mussolini avait prononcé, constatant que l’Espagne ne barrait plus les
relations franco-italiennes, Halifax préconisa à Phipps d’endiguer l’influence d’Alexis sur Daladier. Les craintes d’Halifax étaient justifiées :
Daladier avait aussitôt téléphoné au secrétaire général pour lui demander
son avis sur le discours du Duce. « Que fallait-il faire ? “Résister, avait
répondu Léger, ne rien céder. Et si vous m’y autorisez je vais donner le
mot d’ordre à la presse.” Il appela immédiatement le service, mais comme
c’était un dimanche il ne trouva à la permanence qu’un aimable sot, le
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comte Fleury. Pendant ce temps, Georges Bonnet téléphonait à Daladier.
“Le discours, lui dit-il, n’est pas si mauvais que cela et il ouvre la porte à
des négociations.” Alors, un Daladier qu’il n’attendait pas lui avoua que,
non seulement il s’était déjà entretenu de l’affaire avec Léger, mais que des
directives avaient été données aux journalistes... Sur-le-champ, Bonnet,
furieux, fit appeler son secrétaire général et lui demanda des explications.
Une scène violente s’ensuivit et des menaces. » C’est du moins ce qu’Alexis
raconta à Henri Hoppenot.
Le Département glosait sur une petite phrase de Mussolini, qui avait
évoqué dans son discours une ouverture française : « C’est l’aveu des tractations entreprises par Paul Baudouin. “Le ministre, a dit Léger, pourrait
bien tomber sur cette phrase-là 12.” » On s’indignait volontiers, dans l’entourage du secrétaire général, de la mission secrète que Georges Bonnet
avait confié à Paul Baudouin, le directeur général de la Banque d’Indochine. Il est vrai que les diplomates goûtaient peu la concurrence. Même
un farouche partisan de l’entente avec l’Italie comme Léon Noël trouvait
à redire au choix de Baudouin, « grand affairiste, intrigant, tortueux au
regard faux » : « En prenant l’initiative de cette mission, Daladier et Bonnet avaient eu une singulière idée. » Les ambassadeurs de France à Rome
et Berlin n’étaient pas plus satisfaits que Léon Noël. Deux télégrammes de
protestations étaient arrivés au Quai d’Orsay, l’un de François-Poncet,
furieux d’avoir été doublé, l’autre de Coulondre, qui mettait en parallèle
cette mission officieuse avec celle de Fernand de Brinon, qu’il subissait à
Berlin. Baudouin revint de Rome avec les revendications italiennes : un
port franc à Djibouti, des avantages à Suez et un nouveau statut pour les
Italiens de Tunisie. Mais l’affaire avorta du fait d’une fuite dans la presse.
Pertinax en était le vecteur, ce qui laisse imaginer qu’Alexis en était l’auteur. Il devenait notoire que le secrétaire général empêchait le rapprochement souhaité par Bonnet. En avril, il expliqua à Gafenco, le ministre
des Affaires étrangères roumain, qu’il fallait « laisser les Italiens “faire leur
expérience jusqu’au bout” ». Ils finiraient par revenir vers la France après
avoir mesuré le danger d’obéir à l’Allemagne.
Après le coup de force italien sur l’Albanie, en mars 1939, le Foreign
Office ne désespérait pas de Bonnet, mais redoutait l’influence d’Alexis,
qui augmentait son empire sur le président du Conseil. C’est ainsi
qu’Alexis devint la victime d’une sorte de conspiration très semblable à
celles qu’il avait inspirée. Les plus fervents partisans d’un rapprochement
avec l’Italie, François-Poncet, à Rome, Bonnet, à Paris, sollicitèrent de la
gouvernante anglaise qu’elle fı̂t pression sur Daladier pour le soustraire au
conseil italophobe du secrétaire général.
Pourtant, Alexis n’était pas aussi monolithique qu’il le laissait entendre.
Au Quai d’Orsay, il affichait volontiers son opposition à Bonnet sur le
sujet, et l’exagérait peut-être ; à Londres, il voulait marquer que c’était à
la France d’évaluer le prix qu’elle était disposée à payer pour dissocier
l’Axe. Mais dans l’intimité d’une conversation avec Daladier, il pouvait se
faire nettement plus conciliant qu’on ne l’imaginait. Le 17 avril 1939,
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sollicité par le président du Conseil qui subissait la pression anglaise, Alexis
s’était montré hostile à une politique attentiste, préconisant au contraire
de négocier avec Mussolini. Il avait conclu par ces mots : « Que le président
du Conseil fasse venir Guariglia », l’ambassadeur italien à Paris.
Le 20 avril, première sollicitation : François-Poncet réclame à son
homologue, lord Perth, une intervention anglaise auprès de Daladier et
Léger. Vansittart essaya de s’interposer et de protéger la position d’Alexis.
Essayait-il, par francophilie, de protéger les intérêts méditerranéens de la
France ou craignait-il d’affaiblir le camp des « durs » ? Il appréhendait surtout les effets contre-productifs des interventions anglaises, qui risquaient
de couper le Quai d’Orsay de l’opinion française. À la mi-mai, il comptait déjà deux demandes qui n’avaient pas eu les résultats escomptés.
Bonnet avait obtenu que le Quai d’Orsay reprı̂t langue avec les Italiens ;
Alexis ne s’y était pas opposé, mais l’avait corseté dans d’étroites limites,
en préparant avec son ministre le télégramme d’instruction que FrançoisPoncet reçut le 3 mai. Georges Bonnet avait commencé la rédaction, feignant de croire à un malentendu avec son ambassadeur : « Il n’a jamais été
dans ma pensée de vous interdire toute conversation avec le gouvernement
italien. » Alexis l’avait continuée, en se basant sur une « évocation spontanée » par le ministre Ciano, « des difficultés pendantes entre la France et
l’Italie et des possibilités de règlement qu’elles lui semblaient devoir comporter ». Ce point de départ fictif constituait en réalité l’aboutissement de
savantes manœuvres d’approche opérées par Georges Bonnet et FrançoisPoncet. Alexis prenait garde que la suite du processus demeurât suspendu
à la réaction italienne à ce sondage officiel. En apportant « les véritables
éléments d’appréciation qui lui font encore défaut », elle éclairerait le gouvernement sur l’opportunité d’amorcer des discussions.
Mais le Foreign Office ne voyait rien aboutir. Le 3 juin, Phipps se
plaignit une fois encore de ce que Daladier était « de plus en plus sous
l’influence de Léger », qui lui avait fait « changer son attitude envers l’ambassadeur italien depuis les derniers mois ». De fait, l’ambassade italienne
à Paris se plaignait d’« être coupée de tout contact officiel ».
Après François-Poncet en avril, Bonnet sollicita le 22 juin de nouvelles
pressions anglaises sur son gouvernement. De son propre mouvement,
expliqua Phipps, le ministre lui avait confié qu’il attendait le moment
opportun pour lui signaler confidentiellement d’agir sur Daladier 13.
Chamberlain décida de s’impliquer personnellement pour faire sauter le
verrou de la présidence du conseil, dont il atteignait la resistance au secrétaire général du Quai d’Orsay. C’est ainsi que le Premier ministre britannique fit à Alexis l’honneur de sa correspondance avec sa sœur Ida :
« Léger, le chef de l’administration des Affaires étrangères, est violemment
anti-italien ; il semble qu’il ait beaucoup d’influence sur Daladier, qui
refuse d’en faire plus. J’entends le soumettre personnellement à une forte
pression pour qu’il se montre plus ouvert avec l’Italie et l’Espagne. J’ai
reçu Eric Phipps pour en parler, sous couvert de la question russe. Je l’ai
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gardé jusqu’à lundi, le temps de démêler le problème. En attendant, nous
ne sommes pas plus avancés avec les Rouges. »
Bonnet donna le signal de l’intervention, le 11 juillet. Deux jours plus
tard, Chamberlain envoya à son homologue français un long courrier,
marqué du sceau de la « cordialité » mais aussi de la « sincérité » qu’il devait
à Daladier pour le soustraire à l’influence néfaste du secrétaire général.
Dans la matinée du 14, Phipps reçut la lettre et la lut au président du
Conseil l’après-midi même, jour de fête nationale. Chamberlain lui
demandait de « reconsidérer les relations franco-italiennes », et lui suggérait
d’indiquer aux Italiens qu’« il était disposé à entendre leurs propositions ».
L’ambassadeur rapporta directement à Chamberlain les réactions immédiates de Daladier, sa vieille crainte d’un « piège italien », et les effets d’un
revirement qu’il craignait sur les musulmans d’Afrique du Nord. Le président du Conseil avait rappelé que le sondage du 3 mai n’avait pas permis
d’élucider les revendications italiennes. Pessimiste, Phipps craignait que
l’intervention de Chamberlain ne suffı̂t pas à ébranler Daladier, sous l’influence de Léger. De son côté, Bonnet craignait un adoucissement de
façade, de la part de Daladier, qui préserverait intacte l’influence violemment anti-italienne d’Alexis 14.
Daladier lui donna raison en s’empressant de résumer la démarche
anglaise au secrétaire général, qui prit des notes sur le vif : « Phipps
demande... [d’]autoriser l’Angleterre à tâter le terrain sur Tunis, Djibouti,
Suez. L’Angleterre a fait la conscription, a fait tout son possible pour nous être
agréable. Si cette chance échoue, on aura gagné du temps ; si elle réussit, Mussolini modérera Hitler. Henderson, à Berlin, a vu beaucoup Attolico, qui dit
tout le temps : “Ne pourrait-on améliorer les relations franco-italiennes ?”
Chamberlain leur ferait d’abord prendre l’engagement qu’il ne serait pas question d’autre chose que du port franc, du chemin de fer de Djibouti, de la
convention de 1896 15. »
La très longue réponse qu’Alexis prépara dans la foulée, mais qui ne
partit qu’une semaine plus tard (le temps de triompher de l’opposition de
Bonnet ?), mérite une généreuse considération. La première partie de la
lettre recyclait le « catalogue Léger » des torts italiens, puis détaillait les
ouvertures françaises vainement multipliées depuis mars 1939. Dès les premières lignes, les espoirs de Chamberlain étaient maltraités par une petite
phrase qui le prévenait de croire que l’Italie était dissociable de l’Allemagne : il ne pouvait s’agir que d’« améliorer effectivement les dispositions
d’une puissance adverse ». En lisant cette phrase Chamberlain songea peutêtre au mot de Briand, en réponse à un député qui lui reprochait de faire la
paix avec l’Allemagne : « Avec qui voulez-vous que je la fasse ? » Sur le
fond, Alexis, parlant pour Daladier, voulait bien « autoriser le gouvernement britannique, s’il le jugeait encore opportun, à s’enquérir lui-même
éventuellement des précisions » qu’il n’avait « jamais pu, jusqu’à ce jour,
obtenir du gouvernement italien », pour « mesurer la portée générale de
ses demandes sous les quatre rubriques indiquées : port de Djibouti, chemin de fer franco-éthiopien, compagnie de Suez et statut des Italiens en
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France ». Mais cette initiative anglaise ne devait en aucun cas se prévaloir
d’une caution française. À y bien regarder, la réponse qu’Alexis fit signer
à Daladier constituait une fin de non-recevoir à toutes les demandes de
concessions unilatérales formulées par l’Italie, qui ne devait pas espérer
de Daladier, en 1939, ce qu’elle avait reçu de Laval, cinq ans plus tôt,
pour prix de son opposition à l’Anschluss. Le raisonnement, basé sur le
constat que la France n’avait plus rien à défendre en Europe, reposait sur
le postulat qu’elle était elle-même inviolable...
Alexis attaqua Chamberlain sur le principe même de la dissociation de
l’Axe, qui lui paraissait une erreur d’appréciation, dès lors que le régime
mussolinien avait adopté les principes et les méthodes de l’impérialisme
allemand. Derrière la méprise politique, Alexis soupçonnait une faute, à
laquelle il espérait ne pas laisser insensible le moralisme anglais : « C’est
un fait que l’Italie de 1939, étroitement liée à l’Allemagne par un accord
militaire de caractère offensif, n’est plus moralement l’Italie de 1935, associée à la France pour le maintien de l’équilibre en Europe centrale comme
en Europe occidentale. C’est un fait, d’autre part, que l’Italie impérialiste
de 1939, fortement créancière de son partenaire de l’Axe à la suite des
annexions allemandes en Europe centrale, réalisatrice elle-même d’une
première entreprise de force dans les Balkans, et solidaire au surplus des
doctrines hitlériennes en matière coloniale aussi bien qu’en matière de
minorités, s’est assignée un programme maximum d’expansion en Méditerranée et en Afrique, considérés comme son “espace vital” sous les quatre
clefs de Suez, Gibraltar, le Bosphore et Djibouti. C’est un fait, en tout
cas, que les visées italiennes en matière de rattachement des territoires de
populations prétendues italiennes sont pratiquement illimitées, et que lorsque le gouvernement fasciste réduit provisoirement ses prétentions apparentes à la mesure de ses possibilités immédiates, loin de perdre de vue les
solutions radicales de l’impérialisme italien, il ne fait que se replier en
tactique sur une méthode allemande d’entreprises partielles et successives
tendant à lui assurer, par étapes, la réalisation progressive et continue de
ses visées intégrales, ses tractations éventuelles avec les gouvernements
démocratiques devant lui servir à masquer ses ambitions sans jamais les
éviter. » C’était, sous le drapé un peu lourd de sa langue administrative
d’apparat, une pensée qui ne manquait pas d’acuité, même s’il était bien
tard pour commencer à refuser de mettre le doigt dans l’engrenage des
concessions.
La différence avec les concessions accordées à l’Allemagne, venait de ce
que les revendications italiennes concernaient directement les intérêts français, ce qui permettait d’attaquer Chamberlain sous l’angle patriotique. Pas
question de « troubler la bonne tenue morale de l’opinion en France
même, et plus particulièrement dans le monde musulman d’allégeance
française qui, même avant l’annexion de l’Albanie, s’était déjà profondément ému des revendications extensibles de l’Italie en Méditerranée et en
Afrique ». Pas question d’exposer « les intérêts permanents de la France et
de l’empire français ».
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
Alexis envisageait même la possibilité que l’effort de dissociation de
l’Axe aboutı̂t au résultat inverse, Rome provoquant une faille dans « le bloc
franco-britannique en manœuvrant séparément l’Angleterre et la France ».
N’était-ce pas l’objectif de l’Italie, et surtout de l’Allemagne ? observaitil justement. Toute conciliation, désormais, serait contre-productive, en
encourageant Mussolini à renchérir ; il en revenait à sa doctrine : éviter de
prouver que l’alliance avec l’Allemagne payait, en démontrant la supériorité
du bloc franco-anglais.
La réponse française admettait le principe d’une négociation sous l’assurance « d’une garantie de neutralité italienne », sans quoi elle serait « sans
enjeu réel ». Chamberlain savait qu’il ne pouvait pas risquer une promesse
aussi hasardeuse. Le 3 août, il prit acte des arguments français. Le secrétaire
général avait prouvé que la France pouvait fort bien résister à la gouvernante anglaise, quand cela lui chantait. Autrement dit, la crainte de perdre
la solidarité anglaise n’avait pas justifié à elle seule sa position dans le
conflit espagnol et dans les négociations avec l’URSS. D’autant que, dans
le contexte d’une menace de conflagration majeure, Alexis fondait toujours
davantage l’espoir que l’Amérique assumerait sa part de la sécurité collective, si la mèche était clairement allumée par la seule Allemagne nazie.
Selon Léon Noël, William Bullitt, « par ses propos, entretenait les préjugés,
les illusions et les chimères d’Alexis Leger ». À la fin de l’année 1937, en
tournée en Europe orientale, Bullitt avait froidement asséné à Léon Noël
que la guerre était inévitable et qu’il faudrait « abattre les deux dictateurs
en même temps ». Alexis se sentait fondé à espérer qu’en cas de conflit
provoqué par l’impérialisme allemand un bloc atlantique se reformerait,
sans avoir à attendre plusieurs années, comme en 1917. Les motivations
idéologiques de l’Amérique démocrate, hostile aux fascismes, lui permettaient de maltraiter un peu la stratégie anglaise de rapprochement avec
l’Italie.
Après s’être assuré que la Grande-Bretagne abandonnait son projet
franco-italien, il ne resta plus à Alexis qu’à se débarrasser de son ministre.
D’avoir lui-même souvent pratiqué l’appel à la gouvernante anglaise n’empêcha pas le secrétaire général d’accuser Georges Bonnet d’avoir inféodé sa
politique à une puissance étrangère. De lui-même, le ministre était tenté
de partir. Pessimiste, il notait dans son journal que la guerre ne serait pas
évitée, Hitler ne pouvant plus céder sans se compromettre devant son
peuple. Il regrettait que son entourage ne crût pas à la guerre.
Pendant l’été, le ministre et son secrétaire général se livrèrent une
guerre sans merci ; Sainte-Suzanne enregistrait les coups. Le 27 juillet,
Alexis lui demanda de retenir un télégramme au départ : « “Bonnet a
improvisé et il improvise très maladroitement.” Ton sec, colère contenue. »
Le même jour, le fidèle secrétaire d’Alexis apprend que Bonnet a dit au
nonce : « Je suis très mal servi, notamment par Léger et cette fripouille de
Crouy-Chanel ! » Le 23 août, Alexis laisse entendre qu’il n’a pas été
convoqué au conseil de défense national, contrairement à l’usage, du fait
de l’hostilité de son ministre. Le même jour, il confie à Hoppenot que
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« l’état d’esprit de Bonnet est le même “qu’aux pires jours de septembre”,
c’est-à-dire celui du défaitisme le plus pur », parallèle munichois qui
montre qu’Alexis était déjà absous de sa participation à la conférence. Une
scène avait éclaté entre les deux adversaires ; le ministre avait accusé le
secrétaire général de « pousser à la guerre “alors que le peuple de France
pourrait lui demander des comptes ». « Je ne fais qu’exécuter des ordres »,
avait répondu le secrétaire général. « Si cela continue », avait conclu le
ministre, « je démissionnerai et j’en appellerai au pays ».
Bonnet espérait encore dissocier l’Axe ; il crut sa politique d’autant plus
nécessaire lorsque l’URSS bascula dans le camp de l’Allemagne. Craignant
l’envoi d’un nouvel émissaire à Mussolini, Alexis surveillait les allées et
venues ; il demanda à Étienne de Crouy-Chanel de « l’informer des gens
qui venaient voir Bonnet ». Le 26 août au matin, réuni avec Daladier et
le secrétaire général, Bonnet obtint l’envoi à Rome du pacifiste italophile
Anatole de Monzie. Sur le moment, le secrétaire général ne fit pas d’objections mais, à peine sorti de la réunion, il regonfla Daladier. À dix-huit
heures, le président du Conseil téléphona à Georges Bonnet un contrordre,
pour annuler la mission dont Monzie avait déjà été saisi.
L’aveuglement : « Hitler est à bout »
Toute la politique d’Alexis, converti à la résistance à outrance, reposait
sur un calcul qui s’est avéré erroné. Fondée sur l’évaluation correcte du
bluff hitlérien, en mars 1936, mais l’appréciation fautive, à Munich, d’un
Mussolini mandaté pour sauver la mise du Führer, et sur les renseignements tendancieux qui lui représentaient un régime affaibli, cette politique
consistait à dissuader Hitler d’étendre son empire par la représentation
crédible du risque de guerre qu’il encourrait après le démantèlement de la
Tchécoslovaquie, en mars 1939. Alexis se trompait deux fois : Hitler reculerait plutôt que de déclencher l’irréparable ; si, d’aventure, il s’entêtait,
son prestige personnel ne résisterait pas à une guerre démoralisante.
Deux opinions professées par Alexis suffisent pour se représenter ses
illusions, même s’il ne s’agissait pas de jugements abstraits de tout horizon
d’attente. Dans le premier cas, concernant le bellicisme allemand, face à
l’adjoint de Phipps, Alexis développait un argumentaire qui visait à rassurer
un partenaire toujours inquiet de se laisser embarquer dans une guerre au
profit de la France. Le 2 mars 1939, les pronostics qu’il risqua devant
Campbell le montrent lucide sur les prochains objectifs de Hitler, mais
abusé lorsqu’il affirmait que le Führer n’irait pas jusqu’à la guerre contre
les Alliés. Convaincu qu’il consoliderait sa position en Europe centrale,
avant de s’attaquer à l’Europe occidentale, puis de se retourner dans un
troisième temps contre l’Ukraine, où la plupart des experts prévoyaient à
cette époque le prochain coup de force allemand, Alexis prophétisait avec
moins de bonheur qu’Hitler se dégonflerait s’il était convaincu de la détermination des Alliés à faire la guerre. Il espérait que l’Europe centrale pourrait lui tenir tête si les Alliés démontraient leur solidarité et leur fermeté.
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Son jugement erroné sur l’assise du régime nazi n’était pas moins biaisé
par l’effet qu’il recherchait sur son interlocuteur. En avril 1939, Alexis
regonflait Daladier en lui représentant la bonne impression produite en
Angleterre par les manifestations du durcissement français. Il croyait trouver en Allemagne d’autres raisons de se réjouir de cette fermeté : « Je saisis
cette occasion pour mettre sous vos yeux une courte note de notre consul à
Leipzig sur des signes croissants de désaffection allemande à l’égard du régime
hitlérien. J’y joins, dans le même ordre d’idées, un compte rendu de l’audience
secrète que j’avais cru devoir accorder à Rauschning, l’ancien président du
Sénat de Dantzig, et que je vous ai déjà signalée. Votre bien affectueusement
dévoué, Alexis L. »
Comment expliquer cette appréciation fautive, qui lui fut abondamment
reprochée par ses ennemis, dès la débâcle, de Léon Noël à Anatole de
Monzie, puis, sous Vichy, par les collaborationnistes de tout poil, de Drieu
à Déat ? Cette erreur n’était pas seulement la sienne ; elle était indivise à
tout un groupe de diplomates « optimistes », qui n’était pas seulement
composé de ses amis. De la correspondance bavarde de François-Poncet,
on pourrait tirer deux anthologies contraires, qui représenteraient Hitler
en pacifiste sincère ou en belliciste résolu. De cette dernière anthologie,
on pourrait encore tirer deux florilèges, où la France serait respectivement
épargnée ou concernée par l’impérialisme allemand. La correspondance
diplomatique n’était pas toute la source d’information d’Alexis. Il lisait la
correspondance des consuls qui maillaient le territoire allemand ; il le prouvait en la mettant sous les yeux de Daladier. La pertinence de leurs conclusions mériterait une étude particulière ; de quelques sondages, il ressort
que la tendance était de flatter le point de vue du Département : le régime
nazi ne résisterait pas au choc d’une guerre contre les Alliés.
Cette opinion s’était formée chez les directeurs du Quai d’Orsay par la
conjonction de deux phénomènes. Leurs informateurs sur l’Allemagne
nazie, en dehors des contacts officiels, étaient généralement des opposants
au régime, sociaux-démocrates, ou conservateurs et un peu trop wilhelmiens au goût des démocraties occidentales. Ils renforçaient Alexis et ses
proches dans l’idée qu’Hitler renforçait sa popularité à peu de frais, à coups
de bluff. Que les démocraties fissent tomber les cartes, elles verraient qu’il
n’avait pas de jeu. Ce raisonnement, entendu après mars 1936 et avant
Munich, pénétra lentement l’esprit d’Alexis. Il était devenu caduc lorsqu’il
en fut convaincu. Les services de renseignements allaient dans le même
sens, selon Léon Noël, qui aux premiers jours de l’offensive allemande,
trouva un secrétaire général arguant « de telles informations » pour le
convaincre que « l’état de l’opinion en Allemagne ne permettrait pas à
Hitler d’attaquer à l’ouest ».
Parmi les informateurs allemands qui passèrent leurs messages à Alexis,
le plus célèbre d’entre eux fut Carl Friedrich Goerdeler, qui devint l’un
des principaux artisans de la résistance allemande. En mars 1938, la tournée de l’ancien bourgmestre de Leipzig dans les capitales démocratiques,
pour dénoncer les illusions de l’apaisement, le mena à Paris où il ne fut
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pas le mieux reçu. Il avait été recommandé à Pierre Bertaux, qui, de petite
main des réseaux franco-allemands, à l’époque de Briand, était devenu un
technocrate de la République radicale-socialiste (il avait été membre du
cabinet de Pierre Viénot, dans le gouvernement Blum) et conservait des
relations avec Alexis qu’il admirait sur son versant littéraire. Bertaux avait
reçu chez lui l’opposant et apprécié « cet homme à la personnalité vigoureuse
et sympathique ». C’est ainsi que Goerdeler fut introduit dans le bureau
du secrétaire général pendant deux heures. Trente ans plus tard, Berteaux
confrontait ses souvenirs à ceux d’Alexis : « J’ai assisté à l’entretien. Goerdeler vous a dit en substance : “Que le gouvernement français ne cède pas au
bluff et au chantage d’Hitler ; faites face.” C’était, en somme, à l’avance, le
conseil de “ne pas aller à Munich”. Je ne sais ce que vous en avez pensé ; votre
réponse a été très officielle, diplomatique et politique, ferme. Et je n’ai plus eu
l’occasion de vous en parler 16. »
En réponse à un historien allemand qui enquêtait sur la démarche de
Goerdeler, Bertaux prêtait à Alexis des propos de « radical-socialiste du
midi, non pas fanfaron, mais prudent, s’en tenant à des considérations
très générales, qui ne l’engageaient guère ». Bertaux semblait excuser cette
attitude, en se souvenant avec Alexis des réticences françaises « à l’égard de
tout ce qui arrivait d’Allemagne ». Le très lucide opposant à Hitler avait
probablement renforcé les préjugés d’Alexis et justifié sa doctrine de la
fermeté dissuasive, fort de la solidarité anglaise. Quelques jours avant la
conclusion du pacte germano-soviétique, Sainte-Suzanne avait dressé le
tableau des pronostiqueurs, au Quai d’Orsay ; le secrétaire général y figurait parmi les plus optimistes : « Alexis croit que seule la représentation du
risque arrêtera Hitler, qu’il nous mettra à cinq minutes de la catastrophe,
mais s’il la déclenche c’est parce qu’il n’aura pas cru à la résistance francoanglaise. Beaucoup, dont Crouy, croient qu’Hitler fera la guerre en tout
cas. Bonnet se réserve de faire des pronostics. Poncet croit à une tension
comme on n’en a jamais vu, avec mobilisation générale et conférencemarchandage sur les armes sans que la guerre éclate. Parmi mes collègues,
beaucoup très inquiets, quelques-uns sans espoir. »
Alexis eut beau jeu, après qu’Hitler lui eut eu donné tort, de justifier
l’échec de sa politique par son application défectueuse entre les mains de
ses ministres. Dans son exil américain, annotant Le Livre jaune français, il
dénie toute justesse à l’argument qui veut que « la politique d’autorité n’a
pas arrêté l’Allemagne – mais précisément elle a été faite avec une ambiguı̈té
qui a empêché l’Allemagne d’y croire = n’a pas été une réelle politique d’autorité – fictive, ou à contretemps ». L’appréciation erronée de la stratégie hitlérienne était suffisamment ancrée chez Alexis pour résister aux démentis des
événements de septembre. Au lendemain de la déroute polonaise, Léon
Noël attestait que le secrétaire général demeurait « convaincu que la situation intérieure de l’Allemagne ne laissait pas les mains libres à Hitler, que
le peuple allemand était hostile à la poursuite de la guerre ; autrement dit,
pour lui, une attaque hitlérienne à l’ouest n’était pas vraisemblable. Il était
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
sûr de l’exactitude de ses informations. Elles résultaient de rapports irréfutables provenant de la Suisse qui se trouvaient devant lui sur sa table ».
Heureux de vérifier ses préventions, Léon Noël rapporta a posteriori un
propos entendu alors d’un de « ses anciens collaborateurs, après plusieurs
années de travail en commun : “Il s’est constamment trompé” ». Alexis
avait pu se tromper sur la stratégie hitlérienne, mais il avait eu raison de
prôner la fermeté face à un dictateur que ses crimes faisaient, après la
guerre, le symbole absolu du Mal. Là où il avait mal auguré la stratégie
hitlérienne, il se trouvait justifié d’avoir péché par optimisme face à un
adversaire moralement impossible à ménager. Cette justification tardive
était d’autant plus paradoxale qu’Alexis en avait joui malgré lui, comme
d’une divine surprise ; attaché encore à se défendre de l’accusation de bellicisme, dans son exil new-yokais, il pouvait après guerre se glorifier d’avoir
provoqué Hitler.
Les dernières heures qui précédèrent le conflit prouvèrent pourtant à
l’envi l’aveuglement d’Alexis. La tentative désespérée de Bonnet d’imposer
la médiation italienne pour sauver la paix, comme en septembre 1938, ne
fut que l’écume de l’Histoire. Elle discrédita gravement le ministre des
Affaires étrangères, une fois le conflit enclenché, et précipita sa chute ;
elle renforça au contraire le secrétaire général, au moment même où les
événements ruinaient son analyse. Le 29 août 1939, Henri Hoppenot
informa Roland de Margerie que la médiation italienne qui se profilait
consommait le divorce entre les deux camps : « Daladier et Léger considéraient qu’il y avait le plus grand danger à accepter en ce moment la direction d’une conférence internationale telle que le gouvernement italien
cherchait à la faire prévaloir au moyen de sa propagande ; tous deux, me
dit Hoppenot sont irréductiblement opposés à une conférence, hostiles par
principe, et ils ne pensaient pas tout à fait de même que Georges Bonnet
sur la question... »
Le 31 août, Mussolini offrit officiellement son arbitrage ; à la mi-journée,
Bonnet nota dans son journal la réaction d’Alexis, qu’il se fit un malin
plaisir d’ébruiter auprès de ses amis : « Nous y voilà ; c’était l’offre que nous
attendions ; elle constitue le piège dans lequel il ne faut pas tomber. Léger
ajoute que c’est le dernier quart d’heure où il faut tenir. Le tournant est
dramatique pour toute la politique française. Hitler est à bout. Et son ami
Mussolini pour le sauver lui propose à la dernière minute une conférence afin
de lui éviter une retraite désastreuse. » Bonnet était persuadé, au contraire, de
la résolution de Hitler à entrer en guerre avec les puissances occidentales ;
Mussolini, qui n’était pas prêt, avait tout intérêt à arrêter son compère,
pour ne pas avoir à prendre parti dans un conflit dont il n’avait pas les
moyens. La suite est connue jusqu’à la déclaration de guerre : le conseil de
cabinet, où Bonnet plaida pour la médiation italienne, le coup de théâtre
de la dépêche de Robert Coulondre, probablement portée par Alexis, d’accord avec Daladier, puisque eux seuls en connaissaient l’existence, en sus
de Bonnet, et l’encouragement décisif que les hésitants trouvèrent dans
cette exhortation pour rallier les partisans de la guerre : « L’attaque contre
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la Pologne était fixée à la nuit du 25 au 26 août. Pour des raisons encore
inconnues, au dernier moment, Hitler a reculé. [...] Le ton cassant de la
réponse au gouvernement britannique n’avait d’autre objet que de masquer
le fléchissement. Il ne faut pas s’y laisser prendre. Il n’est que de continuer
à tenir, tenir, tenir. »
Mal à l’aise face au peuple, dont il possédait une notion abstraite,
homme des affinités électives, qui avait le goût de l’épopée solitaire et
dédaignait les masses déshumanisées, préservé de l’expérience de la guerre,
qu’il envisageait sans engager sa personne, Alexis était plus à l’aise que
d’autres pour encourager à la confrontation, d’autant qu’il en espérerait
une paix à peu de frais. Formé à l’école du cynisme de Berthelot, pour
qui une mort était un drame, mais des milliers de morts une statistique, il
devint le champion de la guerre, après avoir été le champion de la paix,
sûr de l’engagement anglais, et animé par la certitude que l’affirmation
résolue de la force alliée dispenserait l’Europe d’un conflit long et
douloureux.
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XVII
Drôle de guerre, étrange défaite
La drôle de guerre passe pour consacrer la position prééminente d’Alexis
dans la définition de la politique étrangère française. Il n’avait jamais été
aussi exposé ; cela ne le faisait pas plus puissant ; cela l’embarrassa au
contraire, et réduisit sa marge de manœuvre.
Alexis s’enivra un temps de ce que son pouvoir, largement dissimulé
depuis 1933, se manifestât dans toute son ampleur, réelle ou fantasmée.
Pour la première fois on glosa sur la puissance du successeur de Berthelot,
que les événements, jusque-là, n’avaient pas élevé à sa hauteur. On le
scrutait de près, on évaluait la portée de son influence, et l’on mesurait
l’efficace de ses conseils à leurs résultats immédiats, auxquels la guerre
donnait une visibilité nouvelle. Il était pour certains l’homme de la résistance à Hitler ; pour d’autres, il était « l’homme des grandes apparences »,
pour reprendre un mot du général de Gaulle. Ceux-ci se réjouirent de son
départ, ou n’eurent cure de sa chute, dans la grande débâcle collective ;
ceux-là y virent le signe de plus grands désastres à venir, et condamnèrent
un gouvernement qui se débarrassait du plus fidèle ami de l’Angleterre ;
pour beaucoup, la fin de Léger se confondait avec le désaveu des mœurs
politiques faisandées de la IIIe République finissante.
Le « maı̂tre du ministère »
« Depuis le départ forcé de Georges Bonnet, le 13 septembre 1939
observait l’historien Jean-Baptiste Drusselle, le véritable maı̂tre du ministère des Affaires était le secrétaire général, Alexis Léger »
Le sommet du pouvoir d’Alexis ? Il était plus exposé aux commentaires
par l’importance et la publicité nouvelle que la guerre donnait à ses avis,
et il était plus facilement assimilé à une politique, la résistance à outrance,
dont on ne voyait pas qu’il la défendait depuis peu.
Le débarquement de Bonnet, qu’on pouvait difficilement maintenir au
Quai d’Orsay après l’avoir laissé s’user dans ses vaines tentatives conciliatrices, sonna en effet comme une victoire du secrétaire général. Le choix
de Champetier de Ribes, un « dur », pour renforcer le ministère d’un secrétaire d’État irréprochable, conforta sa ligne. « Bien joué Léger... », admit
Anatole de Monzie dans son journal. Mais la nomination de Daladier aux
Affaires étrangères, qu’il cumula avec la Guerre et la présidence du Conseil,
limita le triomphe du secrétaire général, au témoignage de Sainte-Suzanne,
le 14 septembre, au lendemain du remaniement ministériel : « Léger
radieux hier soir, content aujourd’hui. Le départ de Bonnet a pour lui une
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Drôle de guerre, étrange défaite
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saveur de victoire personnelle. Mais il voulait Herriot. » Parmi tous les
candidats alternatifs à Herriot, Henri Hoppenot évoquait le nom d’Alexis ;
on doute qu’il en fût jamais sérieusement question, sinon dans l’imagination du secrétaire général : « On ne sait à qui s’adresser : Chautemps ?
Pernot ? Champetier de Ribes ? Léger ? Ce dernier ne veut rien entendre :
n’ayant aucun contact avec les parlementaires, il serait coulé au bout de
deux mois et à jamais perdu pour toute action. »
Alexis regrettait d’autant plus Herriot que la confiance de Daladier
s’était émoussée, à trop de manœuvres ou de fausses promesses de son
secrétaire général. Même les Hoppenot interprétaient la nomination de
Robert Coulondre à la tête du cabinet de Daladier comme la recherche
d’un contrepoids à l’influence de son protecteur : « Il l’a nommé sans
consulter Léger et il est évident que si ces deux ambassadeurs diffèrent
d’opinion, une dualité gênante pourra en résulter dans la direction des
Affaires étrangères. » La situation d’Alexis s’en était trouvée « un peu modifiée » : « La gloire de Coulondre a augmenté après la publication du Livre
jaune et a eu des échos au Parlement : quelques députés l’envisageraient
comme le futur secrétaire général sans se rendre compte qu’il n’a aucune
des qualités requises pour occuper ce poste si différent de celui d’un
ambassadeur. »
À peine trois jours après la formation du nouveau gouvernement, le
19 septembre 1939, Sainte-Suzanne note que « Daladier s’exprime durement sur Léger et sur le Quai d’Orsay ». Mais il tempérait : « Je n’ai
aucune crainte en ce qui concerne Léger. Ils sont solidaires. Daladier et lui
doivent ramer sur la même galère, quoi qu’en veuille le président. » Le
4 octobre, Sainte Suzanne veut encore croire que les « propos blessants »
que Daladier tenaient sur son secrétaire général (« Il veut une politique
dure pour garder sa place. Il veut me mettre le grappin dessus ») demeuraient « sans conséquence ». Le 14 octobre, Paul de Villelume croit savoir
que Daladier « envisage de le remplacer par François-Poncet. Il aurait
songé aussi à Noël, mais il a contre lui d’être l’homme de Laval, de Flandin
et de Piétri ». L’impression déplaisante d’être dominé par le secrétaire général inclinait le président du Conseil à border son influence.
Si le pouvoir d’Alexis semblait sans précédent, il était non seulement
contesté en interne, mais aussi fragilisé par les ratés de la mécanique décisionnelle dans cette période accélérée, où l’initiative se perdait dans les
rouages des administrations rivales et des alliés mal coordonnés. Au Département, on déplorait que le centre de gravité de la machine régalienne se
déportât, à cause de la guerre, du Quai d’Orsay à la rue Saint-Dominique,
et des civils aux miliaires. Symboliquement, c’était au ministère de la
Guerre que Daladier recevait les principales têtes du Quai d’Orsay. Le
chemin n’était pas long ; il établissait pourtant une nouvelle hiérarchie des
préoccupations : « Tous les matins, observait Chauvel, Champetier, Léger
et Coulondre allaient ensemble rue Saint-Dominique pour passer en revue
les nouvelles du jour. » La création d’un commissariat à l’Information,
dirigé par Giraudoux à l’hôtel Continental, où avait migré le service des
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
œuvres françaises, morcelait l’autorité du secrétaire général. Alexis n’aimant
pas Jean Giraudoux, il lui avait adjoint André de Fels, cocu complaisant.
Mais il ne fallut pas longtemps au secrétaire d’Alexis pour consigner dans
son journal les « très mauvais rapports entre le Continental et le Quai ».
Cette évolution sanctionnait l’importance des questions stratégiques,
dans lesquelles Alexis n’avait pas de compétences, s’il avait toujours son
mot à dire sur les conséquences diplomatiques des options militaires envisagées. Ses conceptions en faveur d’un programme d’action maximaliste,
et une solidarité sans faille avec l’Angleterre, induisaient des contradictions.
L’agressivité recommandée face à l’Allemagne tenait à un mélange d’optimisme sur les forces matérielles de la France et de pessimisme sur ses
ressources morales. Il fallait acculer l’Allemagne à la guerre pour fragiliser
le régime nazi ; la guerre déclarée, il fallait la faire pour empêcher l’Allemagne de s’en tirer à trop bon compte. Alexis ne doutait pas qu’une
confrontation serait fatale à ses armes ; il n’avait pas d’autres craintes
qu’une paix séparée, qui permettrait à l’adversaire de sauver son potentiel
militaro-industriel. C’est pourquoi il s’attachait, à l’extérieur, à entretenir
la vigilance anglaise ; sur le plan intérieur, il craignait le défaitisme et les
divisions que l’inaction ne manquait pas d’alimenter.
Les circonstances de la déclaration de la guerre sont trop bien connues
pour qu’il faille les raconter encore. Le récit de Robert Coulondre, l’ambassadeur de France à Berlin, qui réclama à son ministre d’entendre de la
bouche du secrétaire général les paroles fatidiques, en fournit un résumé
significatif : « J’appelle le ministre au téléphone [...]. Il me prescrit [...] de
fixer la date de l’entrée en guerre de la France au 3 septembre à dix-sept
heures au lieu du 4 septembre à cinq heures. Je le prie de repasser l’appareil
à Léger dont le timbre de voix est plus caractéristique que le sien, car je
désire être sûr de la personnalité de mes interlocuteurs 1. » Par une sorte
de symbole de la prépondérance du haut fonctionnaire sur l’élu, la voix
d’Alexis était plus familière à l’ambassadeur que celle de Georges Bonnet.
Les ministres passaient, qui n’étaient pas de la famille, le secrétaire général
demeurait, seul gardien du temple.
Le sacrifice de la Pologne
Il y eut une sorte de complicité objective, quoique implicite, entre la
Guerre et le Quai d’Orsay, pour restreindre autant que possible l’aide à
la Pologne. Gamelin, le généralissime qui avait en charge la conduite de la
guerre et Alexis, qui incarnait la diplomatie française depuis sept ans, se
jaugeaient, se concurrençaient, mais au bout du compte s’épaulaient. Aussi
longtemps que Gamelin avait prétendu que la France n’était pas prête pour
une guerre d’offensive, Alexis avait maintenu sa diplomatie défensive, dans
les affaires espagnoles, de 1936 à 1938, en Europe centrale par la suite.
Pendant tout le mois de septembre 1939, ce fut un jeu du chat et de
la souris entre le diplomate et le militaire, à qui dominerait l’autre, par la
qualité de son information, et l’exclusivité de son influence sur Daladier.
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Depuis le cabinet diplomatique du président du Conseil, Jean Daridan
estimait, au début du mois d’octobre, que la chaı̂ne de propagation de
l’esprit de résistance trouvait son origine dans le bureau du secrétaire général : « Les militaires sont “durs” parce que Daladier est “dur”, et Daladier
est “dur” parce que Léger est “dur”. Léger est le seul à avoir soutenu et à
soutenir un point de vue cohérent avec dynamique et à le poursuivre avec
inexorabilité ; rien ne l’ébranle. Il agace prodigieusement Daladier, mais il
le domine. Expliquez votre point de vue à Daladier, peu importe, Léger
viendra après et le convaincra du sien. » Alexis déjeunait une fois par
semaine avec le général Gamelin. Sainte-Suzanne observait comment
Alexis s’employait à le circonscrire, à le galvaniser, quand son entourage
n’était jamais plus chaud que tiède. Le fidèle Crouy-Chanel doublait la
mission du colonel de Villelume, détaché par la Guerre au Quai d’Orsay,
en résumant au général Gamelin les télégrammes que le Quai d’Orsay ne
lui envoyait pas. À l’ignorance militaire d’Alexis répondait ainsi l’aveuglement diplomatique de Gamelin. Le diplomate était quitte de sa faiblesse.
Le général n’était pas rancunier, qui rendit hommage, après guerre, « à
l’entier concours que [Léger lui] prêta » en tenant l’état-major « constamment au courant 2 ».
Qui détermina l’autre à limiter l’aide à la Pologne à quelques incursions
de l’autre côté de la frontière allemande, en deçà de la ligne Siegfried ? À
vrai dire, l’ensemble des décideurs s’accordait implicitement à ne pas risquer une offensive de grande ampleur. Les cent quatre-vingt-seize Allemands qui périrent dans l’opération française ne firent guère défaut au
front oriental, où les lignes polonaises furent enfoncées dès le 4 septembre.
Le 6 octobre, tout était terminé. Priés par Varsovie de bombarder et de
fournir du matériel aérien, les Anglais et les Français s’entendirent à réserver l’essentiel de leurs forces. Dans une lettre qu’il adressa à Alexis le
9 septembre 1939, Charles Corbin entérina sans vergogne cette parcimonie. Il passait la Pologne par pertes et profits, et envisageait déjà le redéploiement des armées allemandes engagées sur le front oriental 3. Au
souvenir de Roland de Margerie en charge de la liaison diplomatique entre
Londres et Paris, le 7 septembre, le diplomate s’était rangé sans combattre
aux raisons du militaire : « Au cours d’un déjeuner avec Daladier et le
général Gamelin, Alexis avait pressé ce dernier d’engager quelque opération
qui pût soulager les Polonais à condition, bien entendu, dit-il au généralissime, que “cela ne trouble pas l’économie de vos propres projets”. Je reconnus au passage l’un des mots favoris du vocabulaire du secrétaire général
où les “convenances du ministre” tenaient une large place. Pouvait-on aider
la Pologne par quelque action aérienne sans se compromettre ? Le général
Gamelin répondit que les Anglais, peu habitués aux vols à grande distance,
n’envisageaient que des raids de jour, alors que pour notre part nous pensions à des bombardements de nuit. Encore fallait-il craindre que ceux-ci
ne fissent des victimes civiles et n’entraı̂nassent des représailles cruelles
pour la population française. Il résultait assez clairement de cet échange
que nous ne ferions rien. »
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
Il revenait à Alexis d’amortir le désespoir furieux de l’ambassadeur polonais. « Crouy dit que les Polonais insistent pour que nous fassions une
offensive aérienne, notait Sainte-Suzanne le 16 septembre ; c’est vrai ;
Lukasiewicz relance Léger à ce sujet, même la nuit par téléphone, et par
visite quand Léger l’accueille, j’entends l’accueille la nuit. À Londres, on
est sensible à cet argument. Ici, on commence à y prendre garde. Et Crouy
dit se ranger à cet avis. Villelume proteste : “Vous userez votre aviation
qui est inférieure à l’aviation allemande. Que ferez-vous au moment de la
bataille si vous avez beaucoup de pilotes tués et d’appareils démolis ?” »
Gamelin avait proclamé partout que l’armée polonaise tiendrait au
moins jusqu’au printemps 1940 ; le démenti que les armées allemandes
apportèrent à cette prévision justifia l’intervention cyniquement faible des
forces françaises. L’opinion publique et les milieux dirigeants pestaient
contre les rodomontades polonaises, mais on reprochait aussi à Gamelin
son optimisme, et son erreur affaiblissait indirectement Alexis. D’un télégramme de l’ambassadeur Bullitt, on déduit généralement que le secrétaire
général fut effondré par la défaite polonaise. L’historien Jean-Baptiste
Duroselle enregistrait non sans une certaine satisfaction que celui qui était
« considéré comme un “dur” faisait momentanément preuve du plus total
découragement ». Il surestimait ce découragement affiché en septembre
1939, comme il s’exagérait le « stupéfiant optimisme » qu’Alexis manifesta
deux mois plus tard devant l’ambassadeur Guariglia, en prenant au pied de
la lettre le discours fanfaron qu’il avait tenu pour convaincre la prudente
Italie de la résolution française. Aucun propos du secrétaire général n’avait
de valeur absolue, sa visée se rapportant toujours à son interlocuteur. Que
disait-il à l’émissaire de Roosevelt ? « La partie est perdue. La France est
seule contre trois dictateurs, la Grande-Bretagne n’est pas prête et les ÉtatsUnis n’ont même pas amendé le Neutrality Act. Une fois encore les démocraties arrivent trop tard. » Sans être de pure comédie, cette inquiétude
était manifestement exagérée, pour inviter le président américain à intervenir dans le jeu européen avant qu’il ne fût trop tard. Alexis en donna la
meilleure preuve en pressant l’Angleterre de hâter les opérations militaires
sur tous les fronts possibles, sûr de la victoire, inquiet seulement de s’en
faire voler le bénéfice par une paix précipitée.
La guerre à tout prix
Le comportement d’Alexis pendant la drôle de guerre fut à la fois cohérent, du fait de sa volonté d’agir à tout prix, et vibrionnant, par le désir
de ne pas perdre le contact avec les maı̂tres de l’heure, qu’ils fussent français ou anglais. Loin de craindre l’affrontement avec l’Allemagne nazie, il
s’efforça au contraire de déjouer toutes les tentatives de paix qu’il imaginait. Le 2 janvier 1940, il transmit à Campbell le secret confié par Ciano
d’une grande offensive allemande sur le front occidental, dans les deux
mois à venir. Alexis y vit le signe d’une prochaine offre de paix. Le conseiller de l’ambassade anglaise avait trouvé le secrétaire général « très inquiet
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de tout ce qui indiquait que dans les deux mois à venir les neutres
essayeraient de provoquer une paix anticipée pour évacuer leur crainte
d’être envahis, ce qui laisserait le potentiel militaire allemand intact 4 ». Les
Anglais prirent son alerte au sérieux ; six semaines plus tard, ils furent
moins convaincus par sa dénonciation d’intrigues néerlandaises dans le
même sens. Cette préoccupation d’Alexis était presque une obsession. Le
29 octobre 1939, le colonel de Villelume avait subi une longue diatribe
d’Alexis, qui vitupérait les pacifismes étrangers et domestiques : « Parmi
les neutres partisans de la cessation des hostilités, il cite en premier lieu la
Hollande. [...] Elle préfère esquisser seule un semblant de défense qui ne
la ruinerait pas. Elle s’accommoderait, somme toute, d’un protectorat allemand. Il en est d’ailleurs de même des Scandinaves. En définitive tous ces
neutres souhaitent une paix immédiate afin de ne pas courir le risque de
voir leurs richesses anéanties. Quant à l’Italie, qui ne veut pas s’être trompée, elle voit dans la paix le moyen de n’avoir pas à avouer son erreur et
de reprendre sans danger la politique de l’Axe. Deux sortes de Français
poursuivent les mêmes buts. Les communistes d’abord. Parmi eux, a dit
Léger au président du Conseil, il y a des saboteurs de fabrications qu’il
faut fusiller. Puis tous ceux qui se livrent à une propagande chuchotée,
allant jusqu’à organiser, même en province, des séances d’audition de la
radio de Stuttgart. Leur premier thème est que la guerre n’a plus d’objet.
Le second est tiré de l’insuffisance de l’effort militaire anglais. Le troisième,
développé plus spécialement par Frossard, Déat et Flandin, est qu’il faut
attaquer la Russie – puisque c’est impossible autrement. “Ces propagandistes, dit Léger, devraient être, eux aussi, sévèrement châtiés.” »
Sa dénonciation de la propagande allemande ne l’immunisait pas contre
ses effets toxiques. Il le démontra par une formule qu’il servit à SainteSuzanne le 18 octobre : « Léger préoccupé de l’effort allemand pour
déclencher une offensive de paix par l’entremise des neutres. » L’oxymore
n’alertait pas Alexis sur le paradoxe de sa pensée ; il était dupe du « discours
de paix » d’Hitler, qui avait déclaré le 6 octobre ne plus envisager de motifs
d’affrontement entre l’Allemagne et les Alliés ; il était victime, enfin, des
faiblesses de Daladier, qu’il devait compenser. Alexis n’avait pas été
complètement rassuré par la résolution du président du Conseil à refuser
les offres hitlériennes. Villelume croyait savoir que le discours prononcé en
réponse par Daladier, le 10 octobre, dépassait sa propre détermination :
« Ce n’est pas moi qui ai rédigé ce discours. Il est beaucoup trop dur. Je
n’ai qu’un désir : tout arrêter. » Daladier se répandait d’ailleurs dans les
couloirs du Parlement en propos plus ou moins défaitistes, se défaussant
sur son secrétaire général, qu’il accusait de « l’avoir trompé pour l’entraı̂ner
dans la guerre ». De son côté, Alexis se flattait de jouer au Pygmalion
devant Hoppenot : « Je m’efforce de le souffler, dit Léger, parlant de Daladier, de lui plaquer sur le visage le masque de César... Le pays ne se doute
pas de ce qu’il y a dessous. » Alexis devait encore compter avec le pacifisme
déclaré de quelques piliers du gouvernement ; si les « mous » n’étaient pas
chaque jour plus nombreux, les rangs des « durs » s’éclaircissaient au
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rythme des difficultés. Les jours les plus sombres, Sainte-Suzanne ne comptait plus que Mandel et Campichini parmi les ministres accordés à la résolution affichée par son chef.
Anatole de Monzie, le plus vociférant des pacifistes, était le premier
adversaire d’Alexis. Le 2 décembre, Villelume enregistra dans son journal
la scène qu’il lui avait faite à propos de « sa politique générale ». Le 8 mars
1940, il fit un nouvel éclat, qu’Alexis raconta à Hoppenot de façon qu’il
se sentı̂t redevable à son chef de l’avoir couvert : « Anatole de Monzie,
bégayant de fureur, téléphone à Léger en disant “C’est encore un coup
d’Hoppenot !” Il éprouve une véritable haine à l’égard d’Henri, on ne sait
pourquoi. “Qu’est-ce que vient faire Hoppenot là-dedans, s’informe Léger,
je suis responsable de tout ce qui se passe dans mes services.” “Alors c’est
vous ? J’aurais dû m’en douter !” Il criait tellement fort que Coulondre, à
ce moment dans le bureau, l’entendait à travers l’écouteur. “Daladier aura
à choisir entre vous et moi. Si vous ne partez pas, je donnerai ma démission.” » En sa qualité de ministre des Transports, Monzie voulait accorder
aux Italiens voyageant en bus des laissez-passer sans enquête préalable, au
risque de laisser entrer des individus suspects. Anatole de Monzie, qui
rapporta l’incident dans son journal, reprochait à Alexis de s’y être opposé
par une obsession italophobe qui le détournait de « vaquer à des soins plus
vastes ». Reconnaissant volontiers avoir « perdu toute mesure dans l’excès
de [sa] sincère fureur », il s’amusait d’en avoir été puni par « la plus
câline des missives ». Le mépris que ses adversaires inspiraient à Alexis le
dispensait de laisser la fierté ou le sens de l’honneur gêner sa méthode
pour les désarmer :
Cher ami,
Quelque irritation que puisse vous causer l’emploi de ce mot, auquel je tiens,
je dois, pour être vrai, vous adresser encore cette lettre privée.
La vie vaut mieux que tous ses malentendus, et celui-ci est bien le pire de tous.
Au nom de toute l’affection que j’ai cru longtemps partager avec vous, de tout le
prix que je lui ai donné et et [sic] de toute la reconnaissance que je lui garde je
veux encore vous répéter ceci :
Je ne comprends pas, je ne comprendrai jamais, je renonce à comprendre :
qu’importe !
Gardez contre moi, sur le plan administratif, tous les griefs que vous croyez,
de bonne foi, pouvoir accumuler. Gardez contre moi la conclusion de l’esprit que
je renonce à discuter, que je ne chercherai jamais à vous faire réviser. Mais sur
un autre plan, le seul qui m’importe, laissez-moi vous dire, du fond du cœur, à
l’homme de cœur que j’ai connu et aimé en vous : vous vous trompez grandement
sur moi, et je mérite mieux, de vous à moi, que cette constante, cette blessante,
cette cruelle méprise.
Si aujourd’hui une expression de moi, employée impersonnellement et abstraitement, a pu être ressentie personnellement par vous au-delà de toute intention
de ma part et à la mesure peut-être des dispositions que vous me prêtiez à tort,
je n’éprouve aucune gêne, bien loin de là, à vous dire aussitôt que je le regrette
infiniment et bien sincèrement 5.
Qu’il était difficile de se brouiller avec Alexis ! Pierre Laval aurait pu en
témoigner, qui se retrouvait à déjeuner avec lui au début de l’année 1940,
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en dépit de tout ce qui les séparait. Le secrétaire général ne négligeait pas
le champion du pacifisme d’opposition. Il surveillait dans ses propres couloirs les progrès du pacifisme, dont Louis de Robien était le porte-parole
truculent, Boisanger l’avocat discret et Rochat, dans sa propre équipe, le
représentant muet.
Alexis devait encore combattre le désir d’une « paix anticipée » qu’il
soupçonnait chez les militaires (notamment chez le général Georges) et
s’employait à catéchiser les femmes du monde, les maı̂tresses de ses
ministres, dont il savait l’influence sur leur esprit (il s’inquiétait de très
près des opinons de Mme de Crussol, la maı̂tresse de Daladier, et des
pensées d’Hélène de Portes, qui partageait la vie de Paul Reynaud), sans
parler des voyantes, à qui le Quai d’Orsay donnait des consignes
d’optimisme...
Alexis adaptait avec une telle habileté ses discours à ses interlocuteurs
que son esprit de résistance consistait en sa seule constance, masquant sa
versatilité à ses plus proches collaborateurs. Le 22 octobre 1939, devant
Sainte-Suzanne, Alexis exposa à Villelume, connu pour être rétif à toute
offensive, un programme purement passif, qui n’avait rien à voir avec ce
qu’il défendait en d’autres occasions : « 1) Léger ne souhaite pas d’offensive
française ; 2) il ne souhaite pas d’offensive allemande ; 3) il craint une
certaine faiblesse de l’opinion française ; 4) il croit que nous pouvons avoir
l’Allemagne par l’usure et la faire reculer en restant intransigeant l’arme au
pied. » Cela ressemblait davantage au programme de Villelume qu’à celui
du secrétaire général, s’il en eût jamais un. Par principe, Alexis plaidait en
effet pour l’ouverture de fronts tous azimuts.
Mais sur chaque question particulière, Alexis était aussi virevoltant que
sur la conduite générale de la guerre. À l’automne 1939, il caressait, avec
Daladier et Weygand, le rêve d’une occupation de Salonique ; le printemps
venu, il se montra moins résolu.
Un front balkanique ?
Les positions initiales, sur la question de l’ouverture d’un front balkanique mobilisant l’armée orientale de la France et un corps expéditionnaire
britannique, n’opposaient pas seulement le secrétaire général français aux
responsables anglais, hostiles à un projet dont ils n’avaient pas les moyens
pratiques. La question divisait le camp français lui-même. Les pacifistes et
les italophiles du Quai d’Orsay, qui étaient souvent les mêmes, ne doutaient pas que l’arrivée des Alliés dans la région provoquerait le basculement complet de Mussolini dans le camp allemand. Léon Noël et André
François-Poncet s’y opposaient nettement. L’ambassadeur français à Rome
communiait sur place avec sir Percy Loraine, l’ambassadeur anglais, qui
confortait Halifax dans son hostilité envers toute initiative dans la région.
François-Poncet n’hésitait pas à passer par Londres pour étayer sa thèse à
Paris. C’est ainsi qu’Alexis reçut en septembre un télégramme du Foreign
Office qui l’informa, par un détour piquant, des vues de François-Poncet,
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possesseur d’informations sur un accord en vertu duquel l’Italie entrerait
en guerre aux côtés de l’Allemagne si les puissances occidentales organisaient un front dans les Balkans ». À l’appui de la thèse de l’ambassadeur
français, le Foreign Office rapportait les dires du ministre de Yougoslavie
à Rome, lui-même hostile à une offensive, dont les effets lui semblaient
contre-productifs, s’ils devaient jeter l’Italie dans les bras de l’Allemagne.
Alexis voyait bien que Belgrade craignait l’exportation du conflit dans l’Europe balkanique, et préférait demeurer à l’écart de la conflagration. Seuls
Weygand, dans l’armée, et Daladier, sous l’influence d’Alexis, affichaient
leur faveur à une intervention dans la région, pour éviter de l’abandonner
à l’Allemagne. L’état-major du Quai d’Orsay s’activait en ce sens avec le
secrétaire général.
Alexis organisa la riposte sur le front argumentaire ; il fit sienne une
réflexion à usage interne du directeur politique, datée du 5 septembre.
Trois jours plus tard, sur papier à en-tête du « secrétariat général », elle
constitua la matière d’une note officielle, sous couvert d’une sollicitation
militaire : « Le général Gamelin et le général Weygand ont exprimé l’un
et l’autre le désir de savoir dans quelle mesure le ministère des Affaires
étrangères considérerait comme possible d’envisager dès maintenant l’étude
préparatoire, de concert avec le gouvernement grec, et la constitution effective d’une base à Salonique. » Alexis cherchait avant tout à affermir la
résolution des dirigeants français, Daladier en tête. Anticipant le reproche
de provocation à l’endroit de l’Italie, il expliquait que la ruée allemande
sur la Pologne permettait de présenter « l’entreprise de Salonique » « moins
qu’auparavant comme une menace sur l’empire italien, que comme la couverture nécessaire à l’ouest du bastion turc », qui devait « permettre aux
Alliés, non seulement de tenir la Bulgarie en respect, mais d’assurer les
bases nécessaires à une résistance éventuelle yougoslave ou roumaine
recueillant l’effort de la Pologne ». Alexis continuait en recommandant de
« profiter en toute éventualité du répit peut-être court » laissé par la neutralité italienne « pour envoyer, sinon en Grèce, du moins dans le Levant, les
troupes et le matériel destinés à Salonique ». La présence « à pied d’œuvre »
de la force française exercerait « une influence salutaire » sur les « alliés
éventuels dans la région ». Restait à convaincre la Grande-Bretagne, pour
les rallier à une expédition « qui, plus encore peut-être que dans la dernière
guerre, peut décider du succès plus ou moins prochain des hostilités 6 ».
Las, le secrétaire général se heurta du côté anglais à une hostilité sans
nuances. L’opposition se fit connaı̂tre à Paris par trois canaux. Le 7 septembre, Alexis reçut de Corbin le conseil de temporiser. À la question
politique de la provocation anti-italienne, s’ajoutait la question militaire
des navires nécessaires au convoyage, dont on était très ménagé outreManche. Au dire de Corbin, la question n’était pas mûre à Londres ; elle
l’était « d’autant moins que les Anglais [n’avaient] pas de troupes à envoyer
sur ce front éventuel ». Deuxième salve, le 9 septembre, lorsque le Foreign
Office fit connaı̂tre à Paris un télégramme de Percy Loraine, à l’appui de
sa position expectante : « Lord Halifax espère que le gouvernement de la
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République fera en sorte que ni son ambassadeur à Ankara, ni le général
Weygand ne feront à l’heure actuelle rien qui pourrait faire croire au gouvernement turc que les Alliés envisagent une intervention militaire dans
les Balkans. » Le 15 septembre, enfin, Ronald Campbell, conseiller à
l’ambassade de Grande-Bretagne, vint regretter devant le directeur politique que le voyage de Weygand à Ankara eût « pu apparaı̂tre comme un
signe d’encouragement à une intervention militaire dans les Balkans ».
À chaque admonestation anglaise, Alexis fit répondre que la menace qui
planait sur la Roumanie, du fait de l’avancée allemande en Pologne, changeait la donne. Il exploitait à outrance un argument dont Halifax, dans
un entretien avec Corbin, avait bien voulu reconnaı̂tre la pertinence.
À la question de la provocation anti-italienne soulevée par Londres, il
répliquait, non sans un peu d’artifice qu’il n’y avait rien d’agressif dans le
projet allié de base à Salonique ; l’action défensive des Alliés, pour maintenir
le statu quo dans la région balkanique, servait l’intérêt italien. Son
deuxième argument révélait combien le premier était factice ; il retournait
le postulat anglais selon lequel il ne fallait pas provoquer Mussolini. Le
temps était venu, jugeait-il au contraire, de l’obliger à choisir son camp. Il
expliqua dans un télégramme à Corbin, le 16 septembre, qu’en lançant le
projet d’une base à Salonique les Alliés se donneraient « l’occasion indirecte
et naturelle d’une première élucidation des intentions réelles de l’Italie ».
Au cours de la troisième semaine de septembre, les Anglais laissèrent
quelques espoirs aux partisans d’une intervention dans les Balkans. Ils
consentirent à une consultation « à brève échéance » entre Paris et Londres
sur la question. Sir Percy Loraine fit savoir à Corbin, aussitôt après avoir
reçu le télégramme d’Alexis, que le Foreign Office l’avait invité à parler à
Ciano, pour « lui faire sentir qu’une pénétration allemande dans la péninsule nuirait aux intérêts italiens » aussi gravement qu’à ceux des alliés.
Corbin ne dissimula pas au secrétaire général la dimension strictement
tactique de la réponse anglaise, dont la concession partielle servait à gagner
du temps, pour mieux récuser l’ensemble de la démarche. Mais, apparemment conforté, Alexis commanda moult notes à la direction politique, afin
de disposer d’une batterie d’arguments à faire valoir dans les conversations
à venir. L’une d’entre elles, datée du 20 septembre, inventoriait une longue
série d’avantages à espérer d’un front balkanique, ou plutôt d’inconvénients à prévoir si les Alliés laissaient les Allemands s’emparer de la Roumanie : ils se donneraient les moyens d’une guerre longue, ils obligeraient
l’Italie à sortir de sa neutralité, et à prendre sa part de conquêtes, pour
équilibrer les victoires allemandes ; ils empêcheraient pratiquement une
action de la Turquie, coupée de ses alliés dans les Balkans. Conclusion
imparable : « Ces perspectives nous imposent d’entreprendre immédiatement l’action nécessaire en vue de limiter la réalisation des desseins de
l’Allemagne dans les Balkans. » Alexis en était déjà à plaider pour la vitesse
d’exécution de son plan, dont il n’imaginait pas à quel point l’Angleterre
ne voulait pas. Le Foreign Office ne comptait pas sauver la Yougoslavie
malgré elle. Malgré sa grande activité, Alexis subissait les conséquences de
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
ses abstentions passées : il souhaitait une intervention précoce, pour rallier
les pays balkaniques, mais l’inaction franco-anglaise en Pologne dissuadait
précisément les neutres de tenter une aventure militaire contre l’Allemagne ; les réticences yougoslaves, alimentées par l’indécision alliée, donnaient en retour du grain à moudre aux adversaires d’un front balkanique.
Le conseil suprême interallié du 22 septembre laissa peu d’espoir aux partisans d’un nouveau Salonique, même si Daladier, remonté par Alexis,
défendit vaillamment la position française. Il se heurta à l’hostilité non
déguisée de Chamberlain, d’accord pour éviter la dislocation des Balkans,
mais très réticent sur le moyen proposé par les Français. Tout en acceptant
le principe d’une discussion de la question par les états-majors alliés, pour
apaiser son interlocuteur, il apporta d’emblée sa réponse, fondée sur les
mauvais souvenirs anglais de Salonique. « Diviser nos forces doit être une
faiblesse », indiqua Chamberlain, confirmant la prédiction de Corbin sur
la réticence anglaise à une utilisation massive de navires pour le transport
de troupes et de matériel. Le Premier ministre anglais souligna que la
position de Salonique, défensive, ne se prêtait pas à l’offensive ; il invoqua
le climat, mauvais, et les déboires rencontrés lors de la dernière guerre. On
décida de sonder l’Italie par Percy Loraine, ce qui laissait peu d’espoir aux
partisans de Salonique ; de son côté, Weygand sonderait Ankara.
Dans les semaines qui suivirent, les Anglais trouvèrent un puissant renfort dans l’extrême réticence yougoslave. Le 26 septembre, c’est FrançoisPoncet lui-même qui télégraphia à Paris le point de vue du ministre de
Yougoslavie à Rome ; il affectait à peine de l’en blâmer : son gouvernement
était « tout à fait opposé à l’idée d’une expédition franco-anglaise à Salonique qui n’aurait pas l’acquiescement ou la collaboration de l’Italie ». Le
30 janvier, Corbin fit savoir à son tour que le ministre de Yougoslavie
à Londres s’inquiétait auprès du gouvernement anglais des rumeurs de
débarquement à Salonique, alimentées par l’armée de Weygand. Alexander
Cadogan admettait ne pas savoir si le diplomate yougoslave parlait de son
propre chef ou défendait la position de son gouvernement. François-Poncet, enfin, fit savoir que secourir la Yougoslavie malgré elle équivaudrait à
perdre l’Italie. Spécialiste du clair-obscur dans ses dépêches d’Allemagne,
l’ambassadeur en Italie exprima son point de vue avec une rare clarté, le
22 janvier 1940 : « Un débarquement franco-anglais à Salonique qui n’aurait pas le caractère d’une parade, d’une riposte ou d’une réponse à un
appel explicite à notre aide, constituerait, à mon avis, la plus lourde
erreur. »
On ne voit pas qu’Alexis ait tenté d’agir directement à Belgrade pour
empêcher les Anglais de se cacher derrière la mauvaise volonté yougoslave.
La destruction des archives parisiennes empêche d’en rien conclure. Il fallut
que la menace sur la Yougoslavie vı̂nt de l’Italie elle-même, et non plus
seulement de l’Allemagne, pour dissiper l’illusion des italophiles de rallier
Rome, et que fût remise à l’ordre du jour l’intervention dans les Balkans.
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Drôle de guerre, étrange défaite
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Ouvrir les hostilités
Après la défaite de la Pologne, la guerre d’hiver, qui opposa la Finlande,
agressée le 30 novembre 1939, à l’URSS, offrit à Alexis une nouvelle occasion de sortir de l’inaction. Mais il balança entre son désir de mobiliser
l’opinion française, qui suivait avec passion la résistance des troupes finlandaises à l’offensive soviétique, et la crainte, partagée avec les Anglais, de
rompre de façon irréversible avec l’URSS. Que la SDN l’eût désignée
comme l’agresseur n’y changeait rien. Alexis évoqua le projet avec chaleur
devant l’ambassadeur Bullitt, à la mi-janvier, comme toujours lorsqu’il
parlait des entreprises françaises devant un étranger. Il se montra plus
réservé devant Villelume. Il proposait de sous-traiter l’affaire en usant des
forces polonaises réfugiées en France comme d’une armée supplétive. La
raison en était diplomatique, autant que militaire : Alexis sauvait l’apparence de la non-belligérance avec l’URSS, tout en se montrant économe
du sang français. Le gouvernement polonais en exil, qui n’entendait pas se
laisser manœuvrer de la sorte, s’abrita derrière le scepticisme anglais pour
déjouer ce projet. Daladier, dont les sautes d’humeur inquiétaient ses collaborateurs, en conçut de l’aigreur devant Margerie : « Dans ces conditions,
puisque à Londres on ne veut plus rien faire, je n’ai plus qu’à appeler
Flandin pour discuter la paix avec les Allemands. »
Il est vrai que le plan sorti de la rue Saint-Dominique n’avait rien pour
enthousiasmer les Polonais, qui prévoyaient cyniquement de bloquer l’entrée de Petsamo par des sous-marins, de harceler les Russes en surface par
des raids pour affamer la garnison, et de laisser enfin les Polonais reprendre
le port avant que les troupes franco-anglaises n’y débarquassent « l’arme à
la bretelle 7 ». Daladier avait poussé à l’action, non sans craindre la rupture
avec Moscou. Prudent, Alexis n’assista pas à la réunion du 24 janvier,
rue Saint-Dominique, qui lança l’étude technique du problème ; il laissa
Daladier, Champetier, Coulondre et Charvériat discuter avec Gamelin et
les siens. Le lendemain, Alexis expliqua ses réticences à Sainte-Suzanne
par le souci de consacrer toutes les forces françaises contre l’Allemagne et
la crainte de commettre « l’irréparable à l’égard des Soviets », en dépit de
son souhait d’« apporter de l’aide à la Finlande ». Une fois la position
française adoptée, il ne voulut pas s’en désolidariser et plaida vivement la
cause finlandaise à Londres. Jean Daridan résumait avec finesse son embarras : « Alexis a été contre l’affaire finlandaise jusqu’au début de février
parce qu’il voulait empêcher les Russes (les mettre à nos côtés). Après,
comme nous étions embarqués au vu et au su de tous sur le bateau finlandais, il a ramé, tout en ménageant Moscou. »
À la mi-février, pris entre les ardeurs des militaires français et les réticences très nettes des Anglais, Alexis ne sut plus quel parti prendre. Le
21 février, Margerie le trouva soucieux de ne pas se laisser entraı̂ner trop
à l’est ; il aurait préféré, comme les Anglais, réorienter l’effort militaire vers
la Norvège : « Il ne s’agit pas de s’égarer vers l’est, vers Arkhangelsk [port
russe sur la mer Blanche] par exemple comme l’état-major semblait tout
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
d’abord y penser ; cela ne ferait que nous détourner de notre objectif principal tout en justifiant les affirmations de ceux qui prétendent vouloir nous
livrer à une croisade antirusse. » Margerie se souvenait qu’à « ce momentlà Léger était en butte aux attaques des journaux qui lui reprochaient de
vouloir faire la guerre aux Russes et [qu’]il se défendait comme il pouvait
de ces attaques ».
Le plus intéressant dans l’affaire finlandaise, ce n’est pas le pouvoir d’influence qu’Alexis y révéla ; le secrétaire général avait accompagné les événements. La nouveauté tenait au fait que, privé du ministre des Affaires
étrangères qui faisait jusqu’alors écran avec l’opinion, Daladier se vouant
essentiellement à la conduite de la guerre, son nom avait été associé à
l’entreprise. Son autorité fut atteinte et son prestige d’expert clairvoyant
s’abı̂ma dans l’affaire. Il voulut liquider une affaire qui lui semblait trop
aventureuse pour les Alliés. En dépit de leur infériorité numérique, les
Finlandais avaient utilisé les rigueurs de l’hiver et leur connaissance du
terrain pour tenir en respect l’Armée rouge, mais ils arrivèrent aux limites
matérielles de leur capacité de résistance (essences et munitions) à la fin
du mois de février 1940. Le 2 mars, les Alliés demandèrent un droit de
passage aux gouvernements danois et suédois, en espérant les faire basculer
dans leur camp. Le 7 mars, Hoppenot fut le témoin d’une « très vive
discussion entre Daladier, Champetier de Ribes, Léger et Coulondre ». Le
dernier ambassadeur de France en Allemagne voulait tenter l’aventure à
tout prix, en dépit des rumeurs (fondées) de « négociations entre la Finlande et la Russie » : « Coulondre se laisse souvent emporter par la générosité d’un tempérament imprudent et c’est finalement Léger qui, gardant
son sang-froid, a remis les choses à leur place. » Au témoignage de SainteSuzanne, Coulondre songeait surtout à une tête de pont en Suède, avec
les gisements de minerais de fer nécessaires à l’effort de guerre allemand
en ligne de mire. Au Département, on attribua à l’influence d’Alexis sur
Daladier la décision de ne pas devancer l’appel des Finlandais, pour qui le
secours occidental arrivait trop tard : « Alexis estimait que nous ne pouvions prendre aucune initiative sans être appelés par les Finlandais. Finalement, la démarche d’Holma [Harri Holma, le ministre finlandais à Paris]
que nous avions gonflée n’a pu être jugée suffisante. Daladier s’est rallié
au point de vue d’Alexis. Jusqu’à présent, les efforts désespérés tentés ces
derniers jours pour décider le gouvernement d’Helsinki demeurent sans
écho. »
L’affaire tourna court avec la signature de la paix finno-soviétique, le
12 mars, date butoir fixée par les Alliés pour un appel à l’aide des Finlandais. Le prestige des Alliés s’était encore affaissé chez les neutres. Alexis fut
la cible de critiques à la Chambre, ce qui était presque sans précédent :
« Léger est attaqué de tous côtés : par les députés, sénateurs et membres
du gouvernement. » Les Hoppenot crurent alors se souvenir que « dès le
premier jour d’hostilités entre la Finlande et la Russie, [Alexis n’avait] cessé
de réclamer l’aide des Alliés pour la première cependant que les militaires
ne montraient qu’indifférence. Ce qu’ils nient aujourd’hui ». Le même
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15 mars, Sainte-Suzanne trouve Alexis « très embêté, très attaqué d’ailleurs : après avoir été si longtemps réticent sur le projet finlandais, il s’y
est donné à cent pour cent aussitôt après que le projet a été avalisé du
bout des lèvres, avec toute les réserves mentales par Londres et le grand
quartier général, maintenant très fâché de l’échec ».
Le 20 mars 1940, la chute du gouvernement Daladier, affaibli par l’affaire finlandaise, n’entraı̂na pas celle du secrétaire général. Alexis avait
manœuvré dans la mesure de ses moyens pour favoriser la formation du
cabinet Reynaud. L’énergique petit Provençal, héraut d’une droite
moderne, sensible aux conceptions stratégiques du colonel de Gaulle, prit
à Daladier, avec la présidence du Conseil, le fauteuil de Vergennes, lui
laissant seulement la Défense nationale et la Guerre. Reste que les Hoppenot continuaient de s’inquiéter pour leur protecteur, affaibli par l’affaire
finlandaise : « À la tribune de la Chambre, Alexis Léger a été violemment
attaqué et il ne s’est trouvé personne, au banc du gouvernement, pour
défendre le plus haut fonctionnaire des Affaires étrangères. » Hélène Hoppenot prévoyait déjà qu’il servirait de « bouc émissaire ». De fait, les circonstances de sa chute, accélérée par l’hostilité des « mous » qui
entouraient Paul Reynaud, Paul Baudouin, l’ancien émissaire de Bonnet
auprès de Mussolini, les inspecteurs des Finances Dominique Leca et Gilbert Devaux, introduits « en tiers et en quart entre le président et Léger »,
selon Jean Chauvel, sans compter sa maı̂tresse Hélène de Portes, jalouse
du salon de Marthe de Fels, plus brillant que le sien, ajoutèrent seulement
un parfum de scandale (arrivé par les femmes, Alexis tombait à cause
d’elles) à une mécanique implacable, qui exigeait de sacrifier à l’opinion
les responsables supposés du désastre national.
Sur le fond, pourtant, Paul Reynaud et Alexis Léger commencèrent
leur collaboration sur des positions très proches. Tous les deux voulaient
galvaniser l’opinion en engageant le pays dans une guerre réelle, quitte à
ouvrir les fronts dont l’état-major ne voulait pas. Dans ses premières décisions, Reynaud subit l’ascendant d’Alexis, qui sut l’entourer d’hommes à
sa main. Le président du Conseil avait songé au colonel de Villelume pour
prendre la tête de son cabinet diplomatique ; ce choix récompensait les
efforts du brillant militaire, qui avait investi les réseaux d’Hélène de Portes.
Villelume avait réclamé au secrétaire général sa bénédiction ; Alexis n’avait
pas été avare de son oint, tout en lui opposant discrètement la candidature
de Roland de Margerie. Joué par le secrétaire général, l’aviateur s’en
ouvrit devant les diplomates. Sainte-Suzanne reconstitua toute l’affaire, où
le corporatisme avait tenu son rôle : « [Villelume] tient pour certain que
Léger intervint aussitôt auprès de Reynaud pour lui conseiller Margerie
durissime, et Reynaud s’en tire en offrant le poste de chef à Margerie et
un poste de chef adjoint à Villelume qui se récuse. [...] Alexis a mis en
avant la situation personnelle de Margerie à Londres, d’une part, la nécessité de confier la direction du cabinet à un agent et non à un militaire,
d’autre part. » Ce qui n’empêcha pas Alexis, une fois son candidat « dur »
investi, de déjouer devant Villelume le reproche de corporatisme : « Léger
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me couvre de fleurs : j’aurais fait, me dit-il, un très bon chef de cabinet :
tact, discrétion, intelligence, connaissance à la fois des affaires diplomatiques et des affaires militaires. »
Stratégiquement, après l’échec finlandais, Alexis proposa de rebondir,
en Norvège et dans le Caucase. Le 14 mars, avant même la chute de
Daladier, il avait surtout regretté, dans la capitulation de la Finlande,
l’avortement de « l’opération sur Bakou qui devait priver l’Allemagne de
pétrole ». Le lendemain, il proposa de redéployer les forces prévues pour
la Finlande dans les « ports norvégiens pour couper l’Allemagne de ses
ressources en fer et “impressionner” les neutres et “remonter” les opinions
franco-britanniques ». La veille de la chute du gouvernement Daladier, il
avait proposé, au souvenir de Daridan, d’« intervenir en Norvège et aussi
– y croyait-il ? – dans la mer Noire, ou dans la Caspienne, en acceptant,
s’il le fallait, l’éventualité d’une rupture avec l’URSS ». En arrivant au Quai
d’Orsay, Paul Reynaud disposait ainsi d’une riche panoplie de propositions, qui partageaient deux camps antagonistes : Léger-Villelume, d’un
côté ; le colonel de Gaulle, de l’autre, son proche conseiller militaire, qu’il
avait dû renoncer à nommer secrétaire général de la présidence du Conseil.
Alexis avait tôt mesuré le peu d’estime que Paul Reynaud portait au
général Gamelin ; après avoir lié son sort au prudent généralissime, aussi
longtemps que Daladier, qui l’estimait, était demeuré maı̂tre du jeu, il
l’abandonna sans scrupules et aligna sa doctrine militaire sur celle de Villelume, qui avait l’oreille du couple présidentiel. Or Villelume s’opposait
nettement aux projets offensifs du colonel de Gaulle, qui invoquait les
inconvénients psychologiques de l’inertie, et préconisait d’« envahir immédiatement la Belgique » pour se frotter à la ligne Siegfried 8. Alexis s’accorda
avec Villelume, qui ne pensait pas que les effectifs français permissent une
telle offensive, pour préconiser des opérations sur des théâtres extérieurs.
Leur couple se dissocia en revanche sur le plan politique, à propos de la
déclaration franco-britannique du 28 mars, qui proclamait l’interdiction
pour chaque partenaire de conclure la paix séparément. Alexis l’avait vivement souhaitée, et peut-être initiée, tandis que Villelume s’en était
inquiété, et avait voulu l’amender.
Mais dans le registre militaire, Alexis s’alignait sur les positions de
Villelume ; c’est de lui peut-être qu’il tenait sa marotte caucasienne.
Villelume en parlait déjà à Gamelin en décembre 1939 et, selon Roland
de Margerie, il avait été le premier à l’envisager 9. Alexis lui emboı̂ta le
pas et multiplia les déclarations tonitruantes pour ébranler les réticences
britanniques. Le 15 janvier, Bullitt fit connaı̂tre à Washington l’appétit
d’action du secrétaire général : « Léger a exprimé l’opinion que les Anglais
étaient parfaitement idiots s’ils s’imaginaient pouvoir séparer les Russes des
Allemands et obtenir en fin de compte le soutien de l’Union soviétique
contre l’Allemagne. Il a ensuite déclaré que le gouvernement français avait
proposé au gouvernement britannique de faire entrer la flotte britannique
et la flotte française en mer Noire pour bombarder Batoum et d’envoyer
des avions pour bombarder Bakou, privant ainsi à la fois l’Allemagne et
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l’Union soviétique de leur approvisionnement en pétrole. Le gouvernement britannique avait répondu qu’aucun navire britannique ne participerait à une action en mer Noire qui serait hostile à l’Union soviétique. »
Témoin de l’idée fixe d’Alexis, « qui était le Caucase et le pétrole du
Caucase », Roland de Margerie observait son incapacité à faire évoluer le
Foreign Office, que ce fût par la bande américaine ou bien directement,
en agissant sur les responsables britanniques : « Léger avait eu un long
entretien en tête à tête avec Chamberlain dans la rotonde du Quai d’Orsay,
après le dı̂ner [à l’issue d’un conseil suprême interallié], le 5 février. Malgré
la chaleur avec laquelle il avait exposé son projet d’expédition contre le
Caucase, le secrétaire général des Affaires étrangères n’avait point réussi à
ébranler le Premier Britannique. » Au conseil des 22 et 23 avril, Chamberlain n’eut pas de mal à ajourner définitivement le projet, en exposant ce
qu’il aurait coûté en bombardements, dont ni les Français ni les Anglais
n’avaient les moyens sans se dégarnir dangereusement. Alexis a-t-il jamais
cru au projet caucasien ? Il voulait surtout de l’action, où que ce fût. Au
lendemain du conseil suprême réuni à Londres le 28 mars, où Reynaud
ne l’avait pas emmené avec lui, il avait compris que la mise à l’étude du
projet par les Anglais signifiait son enterrement. Il rassura sa secrétaire,
inquiète que son frère pût « être envoyé en Syrie » : « Laissez-le partir. Il n’y
aura rien en Orient. Vous aurez une attaque totale sur le front occidental. »
Insaisissable, il se contredisait par ailleurs en moquant les pronostics de
Gamelin : « S’il croit qu’il l’aura, sa bataille de Belgique, il se fourvoie
complètement. » Tous les arguments étaient réversibles. Il les employait
comme des armes tactiques, selon les besoins du moment et son interlocuteur particulier. Aussi bien, il n’y a pas à choisir entre le faux prophète
dont Jean-Baptiste Duroselle gaussait le « stupéfiant optimisme », et le
patriote résolu mais clairvoyant qu’admirait Sainte-Suzanne : « Au fond, il
soutient sans y croire les projets nordiques et de Bakou. Croit et accepte
la bataille sur notre front. »
L’activisme d’Alexis se reporta sur le projet churchillien, connu sous le
nom de Royal Marine, qui consistait à poser des mines maritimes dans les
eaux rhénanes et norvégiennes, pour paralyser le commerce allemand, au
mépris du droit des neutres. Alexis avait plaidé auprès du gouvernement
Daladier en faveur du projet anglais, qui avait été rejeté par le comité de
guerre français, le 12 mars, au grand agacement des Hoppenot : « Le président Lebrun, pensant aux représailles ennemies que la France pouvait
subir, s’affola ; Guy Mollet s’y opposa parce que, selon lui, il fallait tout
d’abord penser à la protection de nos fleuves, et Gamelin fit preuve de la
plus grande tiédeur, comme chaque fois qu’il s’agit de changer quelque
chose au statu quo. »
Au conseil suprême, les choses avancèrent dans le sens voulu par les
Anglais. Churchill, qui se réjouissait de traiter avec Reynaud, sut le
convaincre d’adopter son plan. On prévoyait la pose de soixante mille
mines flottantes sur le Rhin. Daladier, qui avait mollement soutenu le
projet en son temps, gonflé par le secrétaire général, se braquait désormais,
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en qualité de ministre de la Guerre. Margerie, qui était partisan de l’opération, comme toute l’équipe Léger, catéchisait avec lui les incroyants :
« Tout le monde est pour sauf Daladier, Gamelin et le président Lebrun,
par crainte de provoquer des représailles allemandes. [...] Léger se chargea
d’endoctriner Darlan et le général Vuillemin [le chef d’état-major de l’armée de l’air] ; de mon côté, je fis venir le colonel Petitbon [le chef de
cabinet de Gamelin] pour qu’il se chargeât d’informer Gamelin. » En dépit
de ces efforts, le comité de guerre français, réuni le 30 mars, ajourna au
1er juillet 1940 la pose des mines que Londres avait programmée pour le
1er avril ! Paul Reynaud demanda que le procès-verbal prı̂t acte de l’opposition irréductible du ministre de la Guerre, qui avait opposé son veto.
Sorti de la sphère d’influence d’Alexis, il redevenait pusillanime ; l’effort
du secrétaire général devait se reporter sur Reynaud, qui connaissait à son
tour des défaillances, après avoir vaillamment mais vainement défendu le
projet devant Daladier : « Villelume, Léger et Margerie ont fait un effort
désespéré pour que les décisions de Londres soient exécutées demain
1er avril. Devaux se hasarde à dire à Reynaud en présence de Léger que les
Allemands avaient dû avoir vent de la chose et que c’est ce qui explique la
récente démarche de l’ambassadeur d’Allemagne à Washington disant : si
on nous tue des civils, nous nous considérerons comme déliés de notre
promesse faite à Roosevelt de respecter la vie des civils ennemis. Léger, présent, coupe net la parole à Devaux dès qu’il fait allusion à cet argument
et l’empêche de le développer. Ce n’est qu’une fois Léger parti que Devaux
put dire son avis à Reynaud. La volonté d’Alexis pour aboutir était si forte
qu’il voulait éviter au ministre la connaissance de tout argument susceptible de le faire hésiter. Alexis et son entourage consternés de la décision
du comité de l’ajournement : que va dire Londres ? se demandent-ils 10. »
Remonté par Charles Corbin, qui ne lui dissimule pourtant pas la
consternation anglaise, Alexis, « infatigablement, remet la question sur le
métier ». Les Anglais avaient agité la menace de renoncer au projet norvégien si les Français refusaient de miner le Rhin. Reynaud était parti à
Londres avec une note du Département « portant sur la Scandinavie, la
mer Noire et le Caucase ». Il en était revenu avec la seule perspective
norvégienne : Londres y consentait finalement, non sans continuer de plaider pour Royal Marine, que Churchill vint lui-même défendre à Paris, le
5 avril. Alexis se déroba à une entrevue avec le premier lord de l’Amirauté
pour ne pas donner de grain à moudre à ses adversaires, qui le représentaient en marionnette de l’Angleterre.
Soudain tout s’emballa. Daladier concéda la pose des mines rhénanes,
pourvu qu’on évitât des largages aériens, qui risqueraient de provoquer des
ripostes aériennes. Il accepta simultanément la pose de mines dans les eaux
norvégiennes, ce qui fut fait dans la journée du 8 avril. Le lendemain,
l’Allemagne envahit le Danemark et la Norvège. Pour l’opinion et les
milieux dirigeants, il y avait dans cette coı̈ncidence une relation de cause
à effet. En réalité, l’amirauté allemande, sous la direction de l’amiral
Raeder, avait de longtemps persuadé Hitler d’occuper le Danemark et la
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Norvège pour garantir l’approvisionnement du Reich en fer suédois et le
doter de bases navales, en vue de l’affrontement à venir avec la GrandeBretagne. Inquiet des préparatifs anglais dans la région, l’amiral Raeder
avait obtenu de Hitler que l’invasion commençât le 9 avril. Le mouillage
des mines, dans la journée du 8 avril, fournit un prétexte formidable ; il
n’avait pas provoqué l’opération. Au Quai d’Orsay, comme dans la rue,
l’émotion était forte. Daridan confia à Sainte-Suzanne qu’Alexis était « très
attaqué », ayant « affirmé à Reynaud que l’Allemagne ne ferait pas de réaction militaire à la pose des mines ». D’un coup, sa réputation s’effritait et
son prophétisme était revisité : « En tout cas, me dit Daridan, Léger s’est
bien trompé. Le 15 mars 1936, il m’a dit que les Italiens (alors en Éthiopie) seraient jetés à la mer. Le 18 septembre 1939, il m’a dit que la Pologne
avait d’excellentes lignes de résistance et qu’elle résisterait. »
Un concours de circonstances autrement futile aggrava le sentiment de
responsabilité, ou plutôt d’irresponsabilité, du secrétaire général ; Roland
de Margerie en fit le tournant de ses relations avec le président du Conseil :
« La journée du 8 avril fut marquée par la pause des mines dans les eaux
norvégiennes, le 9 par l’invasion du Danemark et de la Norvège par les
armées allemandes. Prévenu dès sept heures du matin, j’arrivai peu après
au Quai d’Orsay où je trouvai les bureaux en ébullition. Paul Reynaud
réclamait Léger, sur qui on n’arrivait pas à mettre la main. [...] il restait
introuvable, au grand chagrin de son ami dévoué Henri Hoppenot, qui
sentait bien l’effet déplorable que cela produisait sur Paul Reynaud, si mal
disposé déjà pour le secrétaire général. “Où diantre peut-il être, me disait
drôlement Hoppenot, dehors à cette heure-ci il faut qu’il soit amoureux
d’une laitière.” Léger finit par arriver et, avec le manque d’à-propos caractéristique de l’homme qui se sent mal vu de son chef, entreprit d’exposer
à Paul Reynaud ce qui s’était passé en Scandinavie. Le président du Conseil
l’arrêta sèchement – “Nous savons cela depuis deux heures” – et continua
de parler avec Daladier et l’amiral Darlan, réunis dans son bureau 11. »
Alexis avait sa campagne de Norvège ; elle n’avait pas commencé comme
prévu ni ne se déroula comme il l’avait espéré. Devancés par les Allemands,
qui s’étaient emparés des principaux ports norvégiens, les Alliés ne rattrapèrent jamais leur retard initial, malgré leur succès tardif, fin mai, à Narvik,
le port le plus septentrional de Norvège. Les troupes du général Béthouart
n’eurent pas l’occasion d’exploiter leurs succès, alors que les armées allemandes menaçaient Paris... Quant aux relations d’Alexis avec son chef,
elles se dégradèrent rapidement, son charme étant empêché d’opérer par
la présence continuelle dans le bureau de Reynaud de ses « Soviets »,
Dominique Leca, Gilbert Devaux et consorts. Le 11 avril, Hoppenot
observe que « Léger est fort marri de ne pouvoir s’entretenir ave Paul
Reynaud sans qu’il soit assisté de ses jeunes lieutenants, des inspecteurs des
Finances qui se mêlent de diplomatie ». Deux jours plus tard, le directeur
d’Europe confie à sa femme que les « relations personnelles sont très tendues entre Reynaud et Léger ; Roland de Margerie, qui les estime tous les
deux, essaie mais en vain d’aplanir les difficultés ; les deux hommes ne se
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
comprennent pas et s’agacent réciproquement. Comme une discussion
allait avoir lieu chez Reynaud sur le sort de la Belgique, Roland en prévint
Léger en lui disant : “Baudouin et les autres sont en bas. Ne voudriez-vous
pas descendre ?” Il répondit : “Si Reynaud veut me voir, il n’a qu’à me
faire appeler.” »
Le cul entre deux chaises, Roland de Margerie profita d’un déjeuner
dans l’intimité du couple présidentiel pour en parler à Reynaud : « Je ne
sais si ma remarque porta, mais nous constatâmes pendant les jours suivants, Léger (qui finissait par ne plus descendre tant ça l’irritait de parler
devant un Soviet qu’il sentait hostile) et moi, que nous arrivions à voir
Paul Reynaud seul et que les autres vidaient les lieux quand venait notre
tour d’exposer les affaires. » Reste qu’Alexis ne descendait jamais voir le
ministre dans la matinée, et désertait peu à peu le terrain. Hoppenot craignait « que le ministre ne prı̂t trop facilement l’habitude d’appeler les chefs
de service du ministère, laissant de côté son secrétaire général. Léger autrefois téléphonait fréquemment aux divers ministres qu’il a servis, même à Georges Bonnet, mais avec Reynaud rien de tel ».
Au Quai d’Orsay on sentait « Léger très menacé ». « Il dit le contraire à
Crouy mais il crâne », note Sainte-Suzanne le 8 avril, qui mesure également
son affaiblissement à l’inquiétude de Marthe de Fels . Le 11 avril, de
passage à Paris, René Massigli participa à une réunion de travail avec le
général Weygand et le secrétaire général dans le cabinet de Reynaud :
« Léger demeura assez silencieux : ses rapports avec le président du Conseil
laissaient déjà à désirer ; les affirmations tranchantes de l’un déplaisaient à
l’esprit nuancé de l’autre, et le nouveau “patron” aux décisions rapides,
trop rapides parfois, était peu perméable aux méthodes de persuasion et
de séduction qu’auprès d’autres ministres, le secrétaire général avait si efficacement mises en œuvre. »
Ainsi affaibli, au printemps 1940, Alexis manifesta moins d’allant qu’à
l’automne 1939, lorsque les Anglais reprirent à leur compte son dessein
balkanique. Il n’avait pas cessé d’alimenter le projet de front oriental sous
le règne de Daladier, qui lui laissait une grande latitude. On parlait désormais d’une base opérationnelle en Turquie plutôt qu’en Grèce. D’accord
avec Gamelin, et avec le franc soutien de Weygand et Massigli, Alexis
faisait vivre le projet au Département. Il suivait de près le patient travail
de Massigli, à Ankara ; il sondait Athènes, qui donnait satisfaction, en
se déclarant prête à toute collaboration entre états-majors. Ce n’était jamais
assez pour la dure exigence d’Alexis avec les petits et les neutres, quitte à
agacer Maugras, son vieil ennemi, ministre de France à Athènes. Ce dernier
se plaignit à Hoppenot que le secrétaire général ne fı̂t pas assez confiance
aux Grecs, qu’il appelait ses « administrés », dans un abus de langage révélateur de l’impérialisme français.
Au printemps, la perspective d’une agression italienne contre la Yougoslavie permit à Alexis de relancer le projet qu’il avait entretenu, à défaut
de l’avoir fait avancer. Le 16 avril, il rédigea une longue note militant en
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faveur d’une confédération militaire balkanique propre à galvaniser l’implication des pays concernés. Le salut de chaque pays de la région dépendait
de « la communauté balkanique tout entière » ; l’assistance franco-britannique était suspendue à « l’organisation d’un véritable front balkanique à
opposer aux menaces individuelles ou collectives » pesant sur les Balkans 12.
Le réveil d’Alexis devait moins à l’urgence de la menace italienne, telle
qu’il se la représentait, qu’à l’inflexion de la politique anglaise. Le même
jour, il apprit à Massigli que les Anglais sondaient le gouvernement turc
sur le soutien qu’il voudrait bien apporter à une démarche des Alliés dissuadant Mussolini d’attaquer en Dalmatie. Brugère, le ministre de France
à Belgrade, renoua à la hâte les conversations militaires avec l’état-major
yougoslave, qui étaient depuis longtemps suspendues 13. Le secrétaire général, que Blondel avait entendu une semaine plus tôt défendre « le statu quo
de la neutralité » dans la région, se trouva bientôt à la traı̂ne des Anglais
qu’il devançait à l’automne. Après avoir consulté Paris, pour savoir quelle
serait la réaction de Belgrade face à une attaque italienne, le Foreign Office
décida finalement qu’il ne fallait pas se laisser déterminer par le degré de
résistance des États balkaniques, résolu à ne pas se laisser entamer par la
certitude que Rome considérerait l’ouverture d’un front allié à Salonique
comme un casus belli. Corbin fit savoir à Alexis que les Anglais préconisaient d’établir un protocole d’action avec la France, indépendamment des
intentions de Belgrade et des menaces italiennes. Plus circonspect, Alexis
suggéra une formule prévoyant la consultation de Belgrade. Lui qui n’avait
jamais accordé beaucoup d’importance au jugement du gouvernement
yougoslave, cantonné à une sorte de minorité politique, se trouvait soudain
dépassé par le pragmatisme britannique, qui ne comptait plus perdre de
temps à sauver les apparences de la sécurité collective.
Alexis se rallia finalement au point de vue des « durs » du cabinet britannique et fit savoir à Corbin, le 19 avril, que le gouvernement français
communiquait aux « représentants militaires » les instructions nécessaires pour mettre en œuvre « l’examen commun » du projet. À peine le
Quai d’Orsay s’était-il rangé au principe d’une intervention indépendante
de l’assentiment yougoslave, que Brugère fit savoir au Département la résolution de Belgrade de résister « à toute attaque italienne, même si l’Allemagne la menaçait d’intervenir militairement ». La Yougoslavie annonçait
qu’elle porterait bientôt ses mobilisés à un million d’hommes. Le 29 avril,
Alexis fit savoir à Massigli que Londres étudiait de près, avec Ankara, les
mesures à prendre en cas d’attaque italienne contre la Yougoslavie, et l’invita à s’y associer. Sans freiner cette dynamique nouvelle, Alexis était
dépossédé de l’initiative. Regonflé par la résolution anglaise, il affirma le
8 mai à Bullitt qu’il s’attendait à une attaque allemande contre la Yougoslavie, plutôt que contre les Pays-Bas. L’impréparation alliée n’altérait pas
son optimisme, qui ne le faisait pas douter d’une issue favorable en cas
d’affrontement avec l’Allemagne dans les Balkans. Mais à un témoin attentif comme Sainte-Suzanne, sa résolution semblait plus flottante : « Léger a
proposé ceci : si l’Italie débarque en Dalmatie, nous débarquons en Grèce.
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Il dit que l’Italie ne nous en empêchera pas, ne fera pas la guerre, mais ses
interlocuteurs ont l’impression que sur ce point sa pensée est beaucoup
moins affirmative que ses propos. »
La drôle de guerre révéla en Alexis un actif incapable d’initiative. Premier militant d’un front balkanique, à l’automne 1939, il se montra plus
circonspect lorsque les Anglais s’y rallièrent, au printemps 1940. Hostile à
l’action en Finlande, parce qu’elle était impopulaire en Angleterre, il s’y
rallia par fidélité personnelle à Daladier, et se trouva éclaboussé par un
échec qu’il avait pressenti. D’accord avec l’Angleterre pour précipiter une
offensive qui secouât les opinions alliées, il préférait les théâtres d’opérations extérieures, contre le vœu des Anglais ou du général de Gaulle d’un
engagement en Belgique. Sans doctrine militaire propre, il suivit Gamelin
sous le cabinet Daladier, mais passa à la doctrine Villelume quand Reynaud
déclassa l’opinion du généralissime. Si bien qu’Alexis se trouva à plaider
avec le « mou » Villelume une action dans le Caucase dont les Anglais ne
voulaient pas. Quand, enfin, il réunit tous les paramètres, en enfourchant
le cheval de bataille norvégien, qui ralliait les opinions de Villelume, de
Reynaud et des Anglais, il précipita sa disgrâce en passant pour un provocateur inconséquent, par le double hasard de l’affaire des mines et de son
absence au ministère, le matin de l’invasion allemande en Scandinavie.
Même sa diplomatie américaine était frappée du signe de la passivité. Il
accueillait le secrétaire d’État Sumner Welles, et se livrait à un grand
numéro de charme ; il recevait Jean Monnet et s’entremettait pour l’introduire auprès de Daladier, Corbin et Chamberlain, dans l’espoir de prouver
aux isolationnistes américains que leur ravitaillement ne se ferait pas à
fonds perdus, rationalisé par l’organisation franco-britannique 14. Mais il
n’imaginait pas un moyen d’intéresser les États-Unis à la sécurité de la
France comme il avait su le faire douze ans plus tôt avec le pacte BriandKellogg. Bref, il n’était ni ce mage extralucide de la République, que fantasmaient ses plus farouches partisans, ni le maı̂tre occulte des Affaires
étrangères acharné à affronter l’Allemagne, que ses adversaires consacrèrent
en bouc émissaire de la défaite. Alexis ne voyait pas venir l’offensive allemande de mai 1940 sur les Ardennes ? Il pensait comme son entourage.
Le 25 mars 1940, Henri Hoppenot conclut une longue note, qui avait
toutes les apparences de la raison, par cette prévision qu’il est trop facile
de juger déraisonnable : « Une décision militaire, sur le front actuel, dans
le rapport existant des effectifs et du matériel, n’est pas à prévoir 15. » Le
directeur d’Europe et le secrétaire général renforçaient mutuellement leur
optimisme, dont Hoppenot livra un bel échantillon à Massigli, en octobre
1939 : « L’importance du prix payé par Hitler à la Russie, ses efforts désespérés pour aboutir aujourd’hui encore à une solution pacifique, laissent
croire que l’Allemagne, derrière sa cuirasse d’acier, est plus malade et plus
faible qu’on ne le croit. »
On pourrait aussi bien confondre dans le même aveuglement le secrétaire général et le président du Conseil, quelques jours avant l’invasion
allemande. Ni l’un ni l’autre ne croyaient, au début du mois de mai, au
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risque d’une « attaque imminente contre les Pays-Bas », persuadés qu’il
s’agissait de rumeurs « propagées par le gouvernement allemand ». Le
8 mai, à quelques heures de l’offensive sur les Ardennes, Bullitt informa
Washington de la conviction indivise à Paul Reynaud et Alexis Léger
qu’Hitler attaquerait de préférence dans les Balkans.
Les « grandes apparences » d’Alexis Léger
« Léger, malgré ses grandes apparences, n’est pas un caractère. Il est
capable d’une diplomatie mais non pas d’une politique. Il suit donc la
politique d’un autre, comme il l’a d’ailleurs toujours fait. Ne lui attribuons
pas une importance qu’il n’a pas. » Il avait fallu deux années d’avanies
pour que de Gaulle, en août 1942, se résolût à ne plus faire fond sur
l’ancien secrétaire général. C’est dire s’il avait été frappé, comme ses
contemporains, par ses « grandes apparences ».
Au mépris de ses erreurs, Alexis reprenait indéfiniment le récit de soi et
tissait sa légende à mesure qu’il la décevait. Par moments, pris en flagrant
délit d’erreur, son mythe s’éventait. Daridan, le 9 avril 1940, avait apostasié brusquement sa foi. Dans la grande stupeur de l’invasion allemande en
Scandinavie, il s’était brusquement souvenu de toutes les prophéties erronées du secrétaire général. Mais il fut bientôt repris par le charme, et, à
près de cinquante années de distance, il renouait avec son admiration primitive et absolvait Alexis pour le restituer intact à sa légende, en dépit des
épisodes les plus compromettants auxquels il avait été mêlé : « On ne peut
pas dire que j’ai gardé de Léger le souvenir d’un munichois, il a fait de
son mieux, que peut-on lui reprocher ? »
Avec toute sa science du personnage, Sainte-Suzanne n’échappait pas
aux sortilèges de cette réécriture permanente. En dépit de ses observations
consignées dans son carnet, il ne confrontait jamais Alexis à ses contradictions. Sauf dans les tout derniers jours de son règne, il oubliait ses erreurs
et ses défaites, happé par le rythme de ses nouvelles batailles, subjugué par
la continuité de sa volonté à travers les métamorphoses de ses desseins. Il
observait pourtant avec une belle acuité les procédés du secrétaire général :
« Je pense qu’après une telle habitude de dire aux gens ce qui peut leur faire
le plus plaisir, en les félicitant d’avoir les qualités dont ils sont dépourvus et
qu’ils ont le plus envie d’avoir, ou qu’ils ont le plus envie de se voir
attribuer, le jeu est devenu quasi mécanique. J’imagine qu’à un homme
important, mais mauvais poète, et qui enrage de ne pas être prisé pour ses
poésies, il doit dire tout naturellement, tout de suite, que ses vers sont
d’une race inspirée. »
Malgré de longues années de liaison, Marthe de Fels ne s’était pas habituée aux artifices de son amant. Elle le confia d’autant plus crûment à
Roger Martin du Gard, en décembre 1940, qu’ils venaient de se séparer :
« Léger : un démon. Rien d’humain. Pour lui, ni les hommes ni les peuples
ne comptaient. Des pions sur un échiquier. Un jeu perpétuel et enivrant.
Aucune opinion sincère, aucun idéal personnel, aucune foi en rien, aucune
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amitié, aucun sentiment : la passion de dominer, et un goût effréné du jeu
international. »
De Gaulle avait connu Alexis dans les dernières semaines qui précédèrent
l’effondrement des armées françaises et, avec elles, de la IIIe République.
Sans partager sa conception stratégique, il avait été frappé par sa capacité
à incarner une ligne cohérente, et comme l’âme de la résistance à l’Allemagne, quand la plupart des dirigeants donnaient l’impression d’une irrésolution panique. Alexis n’était pas moins ballotté par les événements, mais
sa maı̂trise du verbe et son art consommé de l’analyse suffisaient à créer
l’illusion contraire. Le secrétaire général cultiva plus volontiers sa réputation sulfureuse à mesure qu’il se sentit affermi à son poste. Après avoir
triomphé de Georges Bonnet, en septembre 1939, il eut ce mot, qui balaya
les banalités d’usage que le ministre avait proférées en guise d’adieu :
« Espérons que les Allemands ne seront pas plus durs à avoir. » Son
cynisme et sa fermeté affichée lui permettaient de jeter un voile pudique
sur ses hésitations et ses voltes opportunistes. Au fond, Hoppenot était
beaucoup plus résolu et régulier que lui dans sa politique antiallemande,
et même anti-italienne, depuis qu’il dirigeait la sous-direction d’Europe. Il
ne manquait pas de s’en apercevoir parfois ; il n’avait pu s’empêcher d’être
déçu par l’implication de son chef dans la conférence de Munich. En
novembre 1939, il fut surpris par un ajout du secrétaire général, qu’il
découvrit inopinément, dans un télégramme destiné aux postes balkaniques. Alexis ménageait une ultime ouverture aux Italiens, en contradiction avec sa réputation d’intransigeance. Henri Hoppenot demanda à
Massigli de bien vouloir excuser cette inflexion qu’il n’avait pas inspirée :
« Dans le télégramme 1776, vous aurez trouvé, suivant une formule
célèbre, d’un côté la nuance, et de l’autre, le rattrapage. Le dernier paragraphe notamment, rajouté par le secrétaire général et que nous n’avons
vu, Rochat et moi, qu’après expédition, nous a sur le moment un peu
ahuris, et nous nous sommes dit qu’un pareil document ferait travailler les
facultés d’angoisse de nos différents agents dans les postes balkaniques,
auxquels il a été communiqué. »
Au Quai d’Orsay, cependant, l’image du fonctionnaire intègre pâlissait
à mesure que se découvraient ses artifices. Le jour de sa chute, il revint
soudain à Sainte-Suzanne que ses procédés n’opéraient plus : « Ces derniers
temps, beaucoup de trucs s’étaient éventés. Voulant se débarrasser de Daridan
quand il était à Genève et le séparer de Daladier, il avait dit à Daladier que
Daridan avait été giflé par des anciens combattants à Genève. C’était faux.
On l’a su. Récemment, Tessan lui demanda d’intervenir à Londres pour
être envoyé dans les dominions. Il dit qu’il avait écrit deux fois à Corbin.
Tessan rencontre Corbin qui tombe des nues. Jamais Léger ne lui avait
rien dit. L’utilisation de toutes les ficelles, le formalisme le plus pharisien
font moins de dupes qu’on ne pense, mais associent beaucoup de
complices. »
En 1940, l’évocation de la toute-puissance du secrétaire général venait
plus souvent de ses ennemis que de ses amis, et lui valait plus de haines que
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de louanges. Fin mars, le cardinal Baudrillart, depuis longtemps enragé,
s’exagérait son pouvoir, au moment où il était le plus menacé : « Que
n’avons-nous le courage de renvoyer ceux qui ratent tout, notamment un
nommé Alexis Léger qui mène tout depuis 1920 ? » Alexis avait régulièrement été pris à partie par la presse, mais avant les années 1938-1939, il
n’avait jamais été la cible que d’attaques ponctuelles, dans le cadre d’affaires qui le dépassaient. Depuis que la paix ne tenait plus qu’à un fil, que
l’isolement diplomatique de la France se confirmait et que le départ du
pacifiste Georges Bonnet l’avait laissé en première ligne, pour assumer une
logique de résistance qui incluait le risque d’affrontement, son nom était
associé dans les salles de rédaction à une ligne politique particulière et bien
identifiable. On avait commencé à lui tailler la réputation de maı̂tre
occulte de la politique étrangère, à l’été 1938, au paroxysme de la crise
tchèque. Candide, le 31 juin, expliquait les déceptions de la politique de
Georges Bonnet par ses menées anti-italiennes : « Alexis Léger se targue
d’être assez fort pour faire prévaloir, envers et contre tous, sa politique
personnelle, et pour s’arranger en sorte que les négociations qu’il est chargé
de conduire, si elles ne cadrent pas avec ses desseins particuliers, se perdent
dans les sables. Au besoin, des fuites habilement organisées viennent à
point nommé torpiller tout ce qui – aussi bien personnalités que programmes – peut gêner ses propres calculs. »
Léon Daudet ne lui faisait pas cet honneur. À quelques jours de la
conférence de Munich, il le diminuait en le comparant à son prédécesseur :
« Si Philippe Berthelot vivait encore, Beneš pourrait espérer, moyennant
finance, quelque manigance scélérate qui provoquerait la grande bagarre.
Mais Philippe Berthelot a disparu et Léger n’est certes pas de taille, ni
Comert, ni aucun autre, à le remplacer. » Il le rangeait dans la bande quasi
anonyme des « sinistres scribes du Quai d’Orsay », des « ronds-de-cuir bellicistes » ou encore des « funestes gratte-papier du Quai d’Orsay », avec
Comert toujours et Massigli souvent. Par dérogation, Maurras avait bien
voulu lui consacrer un feuilleton particulier, au printemps 1939, au titre
de ses origines créoles. Les 1er, 4 et 9 mai, il instruisit son procès en
négritude, pour conclure par ce verdict : « En justice ! en justice ! Et surtout hors du Quai d’Orsay, où non content de nous déshonorer, il nous
expose aux risques de la plus effroyable aventure de notre histoire 16. »
Depuis longtemps, la presse d’extrême droite usait de l’angle racial pour
attaquer le secrétaire général. Je suis partout avait salué sa nomination, en
1933, par une définition ethnique de son origine, « métis, né aux Antilles 17 ». Rebatet nourrissait sa hantise raciale en associant, pour sa plus
grande humiliation, la négritude du secrétaire général à son omnipotence :
« Ce que l’on soulignait et ce que l’on croyait savoir portait toujours à
travers le public les miasmes juridiques et belliqueux de la boutique du
négroı̈de Léger, secrétaire général et maı̂tre tout-puissant de nos Affaires
étrangères. » Dans le contexte de la propagande allemande, qui rabâchait
au public français, non sans succès, que la guerre serait le fait des Juifs,
étrangers et autres métèques, la créolité d’Alexis prit un tour obsédant
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alors qu’il s’identifiait avec le bellicisme français. Personne n’échappait au
soupçon ou, dans le meilleur des cas, à la curiosité raciale. Même les Hoppenot, lorsqu’ils moquaient les rumeurs hostiles qui visaient leur ami,
embrayaient gravement sur la question de son origine raciale :
A-t-il du sang noir ? Peu m’importe. Henri m’avait cependant raconté
jadis qu’un jour, Léger, invité chez une de ses belles amies, fut servi par un
domestique nègre. Et que celui-ci avait dit ensuite à sa maı̂tresse : « Lui,
monsieur, un peu sang comme moi. » Et comme elle se moquait, il avait
donné sa raison. « Y a que nègres pour prendre pain comme lui ! » J’ai pu
constater, qu’en effet, il a une façon inusitée de le prendre, le coupant des
deux mains et gardant dans une paume, pressé par le pouce comme pour le
réchauffer, le morceau qu’il va mettre dans sa bouche. Mais il est possible
qu’il reproduise inconsciemment un geste qu’il a vu faire pendant son
enfance à sa bonne métis ou aux nègres de la plantation.
Robien, qui aimait la gaudriole, jalousait les attributs que l’on prêtait
au secrétaire général du fait de ses origines créoles : « Il exerçait à n’en pas
douter un attrait particulier sur les femmes du fait qu’il passait pour avoir du
sang nègre, pour lequel elles éprouvent une curiosité malsaine en rêvant des
exploits que leur prêtent certains contes des mille et une nuits. Il savait d’ailleurs aiguiser cette curiosité, se donnait des airs de mage, se servant habilement
des connaissances de médecine qu’il avait acquises lors de ses premières études
et de ses souvenirs des ı̂les dont il évoquait avec tant de charme les envoûtements et les sortilèges et aimant à se faire passer pour un Raspoutine. » Si l’on
en croit Roger Peyrefitte, on jasait volontiers dans Les Ambassades sur la
goutte de sang noire prêtée au secrétaire général : « Plus d’un diplomate
français est d’origine étrangère. Disons tout bas, entre nous, que ce cher
Léger a lui-même son “accident ethnique”, puisqu’il est métis, quarteron,
octavon, je ne sais, bref, en d’autres termes, nègre blanc. »
« L’affreux mulâtre », systématiquement attaqué dans Je suis partout
après la défaite, se lassa de servir de dérivatif aux attaques contre la politique « belliciste » que l’énervante inaction, puis les premiers revers finnois
et norvégiens, dissuadaient ses ministres d’assumer devant l’opinion. Il
réclama les ciseaux de la censure, en décembre 1939, lorsque L’Action
française préconisa que le « petit troupeau d’obscurs imbéciles [du Quai
d’Orsay] fût méthodiquement décimé ». Son état-major s’en était ému :
« Henri dépêche Charveriat auprès de Léger muni du journal, pour lui
demander de sa part, de celle de Rochat de le mettre sous les yeux de
Daladier puisque la censure a laissé passer ce morceau de choix. “Je ne
vous ai jamais rien demandé pour moi-même, a commencé Léger, j’ai
souvent été attaqué par l’extrême droite et cela m’a plutôt réussi, mais
étant donné les circonstances, l’on ne peut laisser ainsi insulter des fonctionnaires et la censure étant rattachée à vos services, l’on pourrait croire
que vous approuvez ces attaques.” »
Après l’Anschluss, au printemps 1938, harcelé par les attaques de la
presse, dont il souffrait déjà douloureusement, en 1912, lorsque le Journal
critiquait ses premiers poèmes, Alexis lâcha devant Lilita, en plein dans
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l’évangile littéraire de sa jeunesse : « S’ils savaient à quel point je serais
heureux de tout lâcher là ! Mais vivre de ma plume, cela jamais. » En
réalité, Alexis ne souhaitait pas tellement lâcher le jeu auquel il s’adonnait
voluptueusement, mais il était heureux de ressusciter sa personnalité littéraire, qui lui valait une notoriété plus consensuelle. Loin de l’anonymat
auquel il prétendait, son nom de plume n’était pas pour rien dans son
prestige diplomatique. C’était parfois la part la plus admirée de son personnage. Lorsqu’il le rencontra à Londres, en juin 1940, Guy de Charbonnières fut plus réjoui d’approcher Saint-John Perse que de commenter
l’actualité internationale avec son ancien chef : « Sans doute avait-il perdu
son prestige de secrétaire général, mais il avait conservé à mes yeux, ou
peut-être repris, celui de Saint-John Perse. Je m’étais délecté de ses œuvres
une dizaine d’années plus tôt. »
Ce transfert d’admiration n’était pas toujours aussi explicite qu’au
moment précis du passage de relais entre Alexis Léger et Saint-John Perse.
Mais le poète avait toujours participé des « grandes apparences » du secrétaire général. Au Quai d’Orsay, on discutait volontiers des talents de SaintJohn Perse, qui se manifestaient dans la prose administrative d’Alexis
Léger. En mars 1940, Sainte-Suzanne interroge un collègue sur l’œuvre de
Saint-John Perse : « “Avez-vous lu ses poésies ?” “Il y a de grands dons,
me répond-il, et beaucoup de roublardise. C’est très fabriqué, comme son
attitude, il est très étudié, très au point d’ailleurs. Le passage de la contraction au sourire est remarquable.” Bref il croit que la dominante chez Alexis
est l’habileté. » Sainte-Suzanne comptait parmi ses plus fervents admirateurs ; à ses yeux, son talent de poète permettait au prosateur de surclasser
l’ensemble de ses pairs : « Autant ses poèmes sont littéraires, autant sa
rédaction au Quai est administrative, claire, précise, technique, vigoureuse.
Il écrit peu mais il corrige tout, insérant dans les télégrammes préparés des
paragraphes entiers. Ses corrections sont admirables et le classent indéniablement, sans hésitation possible, au-dessus de tous les rédacteurs du
Département, tellement au-dessus qu’on peut dire qu’il n’y a pas de
commune mesure entre eux et lui. » Sur ce point, Raymond de SainteSuzanne trouvait des contradicteurs : « Ce style ne satisfait pas tout le
monde. “Chez Léger, me disait [Jacques] Dumaine, c’est le mot qui appelle
l’idée.” D’autres jugent cette rédaction plus formelle que pleine. »
Il est malaisé de se représenter la notoriété littéraire d’Alexis à la fin des
années 1930 ; elle continuait certainement de jouer à plein dans son milieu
professionnel. Saint-John Perse n’avait eu droit qu’à quelques lignes dans
le deuxième tome de L’Histoire de la littérature française d’Albert Thibaudet, paru en 1936. Pour le critique, on avait tout dit de Saint-John Perse
quand on l’avait rangé derrière Claudel dont il avait repris le « verset » pour
en faire une « très large laisse rythmée ». Mais il n’y avait pas seulement les
critiques ; les journalistes politiques s’amusaient à pister Saint-John Perse
derrière Alexis Léger. Des allusions à la personnalité d’écrivain émaillaient
parfois les portraits du diplomate. Le Jour et L’Écho de Paris croyaient
savoir, après Munich, qu’on avait discuté littérature à la conférence. Après
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
avoir mystifié Hoppenot, Alexis avait inspiré l’auteur anonyme de ce
double article titré « L’artiste et le poète » : « Le chancelier Hitler est très
renseigné sur notre personnel politique et diplomatique. Lorsqu’on lui présenta, à Munich, Alexis Léger, il était déjà informé des talents de son
interlocuteur : “Je sais, dit-il, que vous faites de belles poésies.” Puis la
conversation s’égara un instant sur les arts, et le Führer parut confondre
un peu les genres. “Pardon, dit Léger, je ne pratique pas les arts ; je ne
suis que poète.” “Ah ! s’exclama Hitler, mais quelle différence faites-vous
donc entre artiste et poète ?” »
La publication épisodique d’un livre par un autre diplomate rappelait
aux journalistes la personnalité littéraire du premier d’entre eux. Lorsque
Robert Bouchez, jeune attaché, publia Saison du diable, un recueil de
poèmes en prose, Aux Écoutes, dans sa livraison du 5 novembre 1938, se
souvint que Berthelot s’était amusé à composer un sonnet en « omphe »
et que « Léger Saint-Léger Léger et John Perse » n’étaient qu’« une seule et
même personne ». Paris Midi en profitait pour citer les premiers versets
d’Anabase. Le cas de Fabre-Luce mis à part, qui attaquait dans son Journal
de la France, rédigé en 1939 et publié en 1940, les écrivains diplomates
qui préféraient leur carrière administrative à la pureté de leur art, Alexis
Léger profitait en général du « discret renom littéraire » de Saint-John
Perse. Dominique Leca, qui avait été normalien avant de devenir inspecteur des Finances, et d’assassiner la carrière d’Alexis, l’avait approché avec
« curiosité » et un « préjugé favorable » à cause de l’œuvre de Saint-John
Perse.
Au Quai d’Orsay, Alexis enfreignait volontiers, au bénéfice de quelques
initiés, la loi de séparation qu’il avait promulguée. À quelques heures de
la guerre, Sainte-Suzanne signala à son chef « le passage du Journal de Gide
le concernant ». Alexis s’enquit d’éventuelles « perfidies (Gide lui a envoyé
ses livres, et il n’a toujours pas remercié) ». Sainte-Suzanne fut « heureux
de le rassurer ». Alexis ne s’était pas coupé du milieu de la Nrf et notamment de Paulhan, qu’il continuait de fréquenter, distribuant comme autant
d’oracles ses avis littéraires sur les nouveaux talents qu’il guettait dans les
revues. Sainte-Suzanne en était témoin jusque dans son bureau du Quai
d’Orsay : « Il lit beaucoup, dit-on, encore maintenant et en tout cas discute
toujours avec joie d’art et de littérature. Il n’aime pas qu’on lui parle de
ses propres œuvres (peut-être parce qu’on lui dit beaucoup de bêtises à ce
sujet). Il n’aime pas pleinement qu’on en parle. Non qu’il ne soit pas
content de ses écrits ! Il n’est pas homme à cela. Quand Hoppenot dit
devant lui qu’il est un des plus grands poètes français, il ne le contredit
pas. Il est sensible à cette gloire. »
Avec la partition entre l’écrivain et le diplomate, Alexis perpétuait celle
qui séparait la réception de Saint-John Perse à l’étranger, volontiers flattée,
de celle, parisienne, qu’il surveillait d’assez près pour se tenir assuré qu’elle
ne nuisait pas à son autorité politique. En décembre 1939, la guerre ne
l’empêchait pas d’y veiller, avec la collaboration vigilante de SainteSuzanne : « Il refuse obstinément le droit de reproduire ses écrits dans des
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morceaux choisis. D’autre part, comme je lui avais signalé deux de ses
poèmes en vente chez Vrin, il me dit : “À quel prix ? Je les achèterai :
j’étrangle tous les exemplaires que je peux trouver.” Je lui réponds que je
souhaitais les avoir. “Alors soit, mais ne les faites pas circuler.” “Pourquoi
donc ?” “Sans doute parce que écrire des poèmes, et de surcroı̂t des poèmes
peu accessibles au grand public, ne fait pas sérieux. Qui dit poète dit rêveur
et ça n’est sûrement pas une bonne note au Parlement quand il s’agit d’un
fonctionnaire.” Sûrement, tel que je le connais, il y a dans son attitude sur
ce sujet une précaution, une prophylaxie. Cela dit, je répète (j’insiste à
dessein) que les Lettres sont sûrement un des soucis vivants, constants de
sa vie. Et pour ce qu’il pense de ses poèmes, je me souviens d’une indication. Je me souviens de l’avoir vu copier parfois, de sa belle écriture presque
trop systématiquement belle, des morceaux d’Anabase et les envoyer à
quelque jeune femme à qui il donnait ainsi une grande preuve de
confiance. »
Alexis n’avait pas ces pudeurs devant les étrangers, confiant dans l’étanchéité des milieux politiques nationaux, ravi qu’un peu de gloire littéraire
revienne à Paris, filtrée et parée des charmes de l’étranger. Devant Madariaga, Alexis n’avait aucune pudeur pour Saint-John Perse, au témoignage
de l’écrivain diplomate espagnol : « Oh, il lui est bien arrivé de me parler
un jour, à son bureau du Quai, de l’insuffisance prosodique des voyelles
chez tel romancier qui se croyait poète, mais nous avions alors épuisé notre
discussion sur l’interprétation donnée par l’Espagne à l’article 16 du
pacte. » En décembre 1939, Raymond de Sainte-Suzanne s’amusait de la
vanité littéraire de son chef dès que son autorité parisienne était sauvegardée : « Un Américain de la Nouvelle-Orléans avait envoyé à Léger un
article sur Saint-John Perse. Il le perdit. Longtemps après il me demanda
de lui en procurer un nouvel exemplaire (j’y réussis grâce à Sylvia Beach).
Il y pensait, il y tenait, tout en se gardant bien de marquer le coup. Mais
je suis sûr que si cet article avait été publié en France, il en aurait été
fâché. »
Les persécutions antisémites en Allemagne donnèrent une nouvelle occasion au diplomate de fusionner avec l’écrivain. Il aida Henri Hoppenot à
faciliter l’exil de Walter Benjamin, son traducteur des années 1920, et
peut-être celui de Sigmund Freud, d’après ses confidences invérifiées
devant Pierre Guerre. Cela ne suffisait pas pour conserver un contact suivi
avec les écrivains de son temps, ni avec les mœurs littéraires. De loin en
loin, il rendait service à un jeune surréaliste ou à un écrivain communiste,
ainsi qu’Aragon l’a raconté sous ses deux espèces successives.
Aurait-il encore su rompre avec sa carrière administrative si les événements ne l’y avaient pas obligé ? Il décida a posteriori, devant T. S. Eliot,
que la défaite l’avait seulement obligé à anticiper ce qu’il avait décidé pour
la victoire : « Vous savez quelle servitude a été pendant quinze ans ma vie
diplomatique à Paris, et plus particulièrement pendant les cinq dernières
années d’une dégradation constante de la vie publique française. J’entendais
me libérer spontanément au lendemain d’une victoire franco-britannique et
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d’un règlement de paix répondant à mes vues pour mon pays. Ma libération
est intervenue plus tôt que je ne le pensais, et dans des conditions hélas ! tragiques pour mon cœur de Français, bien qu’antérieures de plus d’un mois à
l’abandon final de la politique que j’ai toujours défendue et servie. » Ce n’était
pas le vœu qu’il exprimait devant Crouy-Chanel au lendemain de son
limogeage. Aussi bien, la contradiction était celle de sa vie même, qui ne
se connaissait totale que dans la dualité : « Il m’a dit, notait SainteSuzanne, qu’il renonçait à toute activité administrative ; à Crouy, il a dit
qu’il pensait à une activité politique plus étendue pour plus tard. »
Débâcle et disgrâce
Si l’invasion allemande de la Scandinavie, au matin du 9 avril, avait
atteint le prestige du secrétaire général, sa cote n’était pas nulle, loin s’en
faut, lorsque Paul Reynaud avait pris les Affaires étrangères. En décembre
1939, le futur président du Conseil proférait cette sentence balancée,
devant le colonel de Villelume, qui rendait justice à toute la gamme des
qualités du mage de la République, du charlatanisme au prophétisme : « Si
Léger s’est souvent trompé, il faut reconnaı̂tre cependant qu’en certaines
circonstances il a vu juste et loin. » À l’égard d’Hélène de Portes, dévorée
d’ambition pour son amant, Alexis était prévenu de longtemps que sa
liaison avec Marthe l’exposait à sa jalousie de mondaine. Il est difficile d’y
voir clair dans les motifs de cette femme, disparue dans un accident de voiture en 1940 ; son amitié avec Minou Bonnardel l’avait rapprochée un
temps d’Alexis. Sa haine rageuse succédait-elle à une affaire de cœur mal
dénouée, ou bien procédait-elle d’une de ces antipathies spontanées, contre
lesquelles les plus fins séducteurs demeurent impuissants ? En décembre
1940, Marthe se vantait d’avoir prévenu Alexis sept ou huit ans plus tôt :
« “Mme P. te hait. Le jour où Paul Reynaud sera au pouvoir, elle aura ta
peau.” Prophétie qui s’est réalisée, au printemps 40. » Alexis n’avait pas
négligé l’avertissement. Sans attendre l’arrivée de Reynaud, il avait soigné
sa maı̂tresse. En octobre 1939, Sainte-Suzanne observe que son chef « catéchise Hélène de Portes », soucieux de son influence sur les conceptions
politiques de son amant. Mais l’égérie était versatile. Dans les tout premiers
jours de la guerre, Alexis communiait avec le couple. Le 9 septembre 1939,
Sainte-Suzanne observe « l’intrigue virulente de Reynaud pour venir au
Quai » : « Léger, je crois, l’appuie. Il reçoit Hélène de Portes et va passer
la soirée avec elle et Reynaud. Hélène de P. très enflammée : “Il faut
faire la guerre tout de suite. Qu’attend-on pour faire la guerre ?” » Son
ardeur ne dura guère. Le 1er octobre, le baromètre était déjà au plus bas :
« Hélène de Portes, qui était très Jeanne d’Arc pendant cette intrigue, est
devenue aussi résolument “pour la paix”. »
Fragilisé au mois de mars 1940, perdant le contact avec Reynaud depuis
le début du mois d’avril, Alexis amorça un nouveau renversement d’alliance et se rapprocha de Daladier, pourtant considéré comme moins
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« dur » que le président du Conseil. Alexis justifia cette volte par suffisamment de bonnes raisons politiques pour brouiller les pistes ; il s’était pourtant rallié au principe d’une offensive dès l’invasion des Pays-Bas, sans
attendre l’appel du gouvernement belge, opinion dominante dans l’équipe
de Reynaud, à laquelle Daladier était hostile. Mais il est vrai qu’Alexis
soutenait depuis longtemps des positions contradictoires sur cette question.
Le 18 avril, Sainte-Suzanne observa les prolégomènes au renversement :
« Léger, qui depuis le 22 mars s’abstenait soigneusement de voir Daladier,
a déjeuné avec lui hier chez Bois [le journaliste] et l’a si bien “charmé”
que Daladier a imposé silence à Arago qui attaquait Léger. Bref, grand
étalage de loyalisme. » Pendant quelques jours Alexis conserva ses deux fers
au chaud, avec l’espoir de n’avoir pas tout à fait perdu Reynaud, si bien
que Sainte-Suzanne peinait à décrypter sa tactique. Le 18 avril, Emmanuel
Arago jure que « Reynaud veut sacrifier Gamelin et Léger. En ce cas Léger
travaille pour Daladier ? Ou bien... ne cherche-t-il pas à éliminer Daladier
qui barre la route à ses projets belges ? » C’était faire beaucoup d’honneur
à la stabilité de ses opinions stratégiques. À brève échéance, Alexis s’inquiétait surtout de sauver sa peau. Le lendemain, 19 avril, Sainte-Suzanne est
convaincu par Villelume, qui affirme que « Léger a agacé Reynaud au
début, mais que depuis trois ou quatre jours leurs relations sont meilleures
et qu’il ne l’a jamais cru menacé ». Le militaire est-il sincère, ou bien
cherche-t-il à intoxiquer l’adjoint du secrétaire général, pour endormir sa
méfiance ? Dix jours plus tard, en tout cas, Villelume ne pouvait pas douter
de la menace qui planait sur Alexis. Le 28 avril, déjeunant chez Reynaud,
il entendit Hélène de Portes pousser « une violente offensive contre
Léger ». Le 4 mai, Reynaud lui parla « de son intention de relever Léger
de ses fonctions ». Margerie a raconté avoir « retrouvé plus tard dans les
papiers de Villelume, en feuilletant, un décret daté de plusieurs jours précédant la disgrâce ; on l’avait dans l’esprit depuis longtemps ».
Mais Villelume avait si bien rassuré Sainte-Suzanne, que le fidèle secrétaire en revint à son analyse initiale : Alexis ne se raccommodait qu’en
surface avec Daladier, pour mieux contrôler Reynaud, et le conserver à sa
main au Quai d’Orsay. La lettre « insolente » que le Département adressa
à Daladier pour le convaincre de laisser les troupes françaises devancer la
Wehrmacht en Belgique le persuada que le secrétaire général se rangeait
décidément du côté de Reynaud : « Les propos de Crouy, de Marthe
– Léger est cent pour cent contre Daladier – ne remontent pas à un mois.
Sa politique “dure” cadre avec celle de Reynaud et du clan Churchill dans
lequel il a des relations suivies. Ses efforts pour installer Reynaud au
Quai, leurs contacts quotidiens. » Il imputait les quelques paroles acides
du président du Conseil au ministre de la Guerre : « Daladier, pas fâché
de faire le plus d’ennemis possible à Reynaud, a dû amplifier et diffuser
les sarcasmes du président du Conseil contre Léger. » Sainte-Suzanne était
à ce point dupe des habiletés de son chef, qu’il lui attribua, le 18 avril, le
ralliement de Reynaud au principe d’une offensive belge, oubliant
qu’Alexis plaidait peu de temps auparavant, avec Villelume, et contre de
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Gaulle, en faveur des opérations sur les théâtres extérieurs ; mais il retrouvait sa lucidité quand il s’agissait de Gamelin : « Reynaud, poussé par
Léger, aidé de Gamelin, qui se contredisait ainsi totalement par rapport à
quelques mois [auparavant], mais qui se savait attaqué par Reynaud, et
était exclusivement préoccupé de lui plaire, encouragé par Londres (Churchill), a décidé d’entrer en Belgique à titre préventif. »
Ces débats n’avaient pas d’autre enjeu que de situer les positions relatives
des décideurs, qui donnaient l’impression de se cantonner au rôle d’observateurs des événements, sur lesquels personne ne souhaitait tellement
conserver de prise. Lorsque les armées allemandes arbitrèrent tous les orateurs en pénétrant en Belgique, les Belges firent naturellement appel aux
Alliés. Paul Reynaud fut surpris par l’unanimité de ses conseillers militaires, l’iconoclaste de Gaulle se trouvant pour une fois parfaitement aligné
sur Gamelin, lequel se trouvait provisoirement sauvé par l’offensive allemande, alors que Reynaud avait programmé son limogeage. Seul Villelume
s’inquiéta ouvertement de l’avancée trop facile des troupes françaises, au
nord de la Belgique, pendant que le gros des armées allemandes s’engageait
plus au sud, sur le terrain difficile mais moins défendu du Luxembourg et
des Ardennes. Quant à Paul Baudouin, qui guignait les Affaires étrangères
(ou le secrétariat général, au dire de Sainte-Suzanne), il se fit un malin
plaisir de rappeler à Paul Reynaud la constante prédiction d’Alexis que les
Allemands n’entreraient pas en Belgique – négligeant la part rhétorique
d’un argument qui devait galvaniser le président du Conseil et l’amener à
faire avancer où que ce fût des troupes françaises minées par l’inaction.
Le dernier mot n’appartenait plus aux diplomates ; Alexis devait seulement se positionner pour se maintenir. Sa radicalisation, quelques jours
avant l’offensive allemande lui permettait de s’acheter une image incontestable de belliciste de lier son sort à celui de l’alliance franco-anglaise et
d’empêcher Reynaud de le sacrifier sans passer pour un défaitiste. Il est
douteux que le secrétaire général ait tenu mordicus au projet belge, comme
l’indique son rapprochement opportuniste avec Daladier, qui y était
opposé. Alexis dévoila rétrospectivement son calcul lorsque sa fureur
d’avoir été évincé par Reynaud, en dépit de son soin à tenir une position
maximaliste, le conduisit à faire passer le président du Conseil pour un
défaitiste. C’était tirer les conséquences de sa belle logique, qu’il préférait
toujours à la réalité, et punir le président du Conseil d’avoir manqué de
cohérence en continuant à faire la guerre sans le secrétaire général belliciste.
Alexis s’efforça par la suite d’effacer le poids des considérations personnelles qui avaient ruiné la logique de son calcul, pour mieux situer leur
antagonisme sur le plan des principes, et convaincre son adversaire de
défaitisme à l’inverse de son esprit de résistance. Pertinax, qui a raconté le
limogeage dans ses Fossoyeurs de la République, confia aux Hoppenot que
dans sa première rédaction il « avait indiqué, et même accentué, la sorte
d’incompatibilité d’humeur, d’antipathie physique existant entre Paul Reynaud et son secrétaire général, Léger ; ce dernier lui en avait fait supprimer
des passages. “Mais non, a-t-il déclaré, cela n’a pas existé” ». Et pourtant,
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selon les Hoppenot, « Paul Reynaud a été l’un des rares hommes ayant
résisté au charme et à l’autorité hautaine d’Alexis Léger ».
Au mois d’avril, une course de vitesse opposa Alexis à son ministre ;
pour la première fois, il la perdit. Dès le 18 avril, Baudouin fit savoir aux
Italiens que le départ du secrétaire général était décidé. Cette exagération
reflétait l’impatience du pacifiste italophile. Les jours suivants, le rapprochement amorcé avec Daladier se confirma, ne laissant plus de doute sur
la fragilisation de la position d’Alexis. Le 23 avril, Sainte-Suzanne croit
« savoir que Baudouin et Hélène de Portes continuent à dire du mal de
Léger à Reynaud et que celui-ci a réellement songé à le sacrifier ». Plus
grave, la maison d’Alexis se fissure. Rochat, qui avait tu jusque là son
hostilité au bellicisme de son chef, laissa mieux voir sa réserve : « Arago
me dit que Rochat n’aime pas Léger. Je subodore un désaccord politique
sourd depuis longtemps, bien que très discret », observe Sainte-Suzanne,
qui tient la chronique de l’offensive contre le secrétaire général. Le 24 avril,
il observe : « Hélène de Portes continue auprès de Reynaud sa campagne
contre Alexis, qui s’en inquiète. » Le même jour : « Léger, se sentant
menacé chez Reynaud par Hélène de Portes, se rapproche sensiblement,
ostensiblement de Daladier (qui est gagné et le soutient), et soutient
Gamelin qui vomit Reynaud. Parce que tous les deux sont menacés du
même malheur, dit-on. » Le lendemain : « Il est sûr que Léger souhaite le
départ de Reynaud et le retour de Daladier. »
Le secrétaire général et le généralissime comptaient sur la chute du
ministère Reynaud, qui n’était pas populaire, et le retour au premier plan
de Daladier, pour sauver leur peau. Il ne s’en fallut que de quelques heures.
Le 30 avril, tout le Quai d’Orsay bruisse du duel ; Arago apprend à SainteSuzanne que « l’entourage de Reynaud est déchaı̂né contre Léger : Baudouin, Leca, Hélène de Portes qui dit : “Je le tuerai en criant Vive la
France !”, et que Reynaud le sacrifiera, tandis que Daladier le garderait,
d’où la [...] jubilation de Léger, manifeste bien que muette » quand SainteSuzanne lui dit que Mandel est devenu anti-Reynaud. Arago ajoute : “Les
deux hommes, Reynaud et Léger, ne s’entendent pas – question de peau –,
Léger endort Reynaud et l’agace ». Alexis ne se faisait pas d’illusion sur son
sort si Reynaud conservait les Affaires étrangères : « Il porte beau, mais je
le connais assez pour sentir son inquiétude et sa tristesse. Je lui dis que
Boncour le soutient. “Alors il doit se sentir Cassandre”, et suit un grand
éloge de Boncour. »
Aussi, le 4 mai, lorsque Sainte-Suzanne rapporte à son chef que « le
cabinet passe pour perdu », il est avidement interrogé : « “Vous croyez à
ce point ?” me répond-il avec un frémissement. Je reprends (pour la première fois, je vois mon interlocuteur anxieux) : “Oui, on dit le cabinet
Reynaud très bas. Les affaires norvégiennes l’ont tué (c’est ce que tout le
monde dit, peut-être à tort d’ailleurs). Et comme Daladier est associé à
l’aventure, on assure qu’il ne sera pas rappelé.” Au mot “affaires norvégiennes”, je le vois se rétracter comme si j’avais appuyé sur une plaie : lui
aussi y est associé. [...] La vérité est qu’il a heurté des gens, qu’il est redouté,
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et qu’il a été le chef le plus agissant de la coalition intérieure qui a poussé
à résister à l’Allemagne jusqu’à la guerre inclusivement, et que les gouvernants, qui ne savent plus comment sortir de l’aventure, ne peuvent lui
pardonner son action. »
Le 6 mai, recevant l’ambassadeur italien Guariglia, Alexis fut embarrassé
et mécontent d’apprendre que son ministre avait envoyé une lettre à Mussolini à son insu 18. Deux jours plus tard, devant Roland de Margerie,
Alexis se plaignit amèrement de l’erreur commise par Reynaud, qui « manifestait une méconnaissance complète de la position politique et morale du
chef du gouvernement italien au regard de son allié allemand ». Alexis
théâtralisa l’incident, devant Margerie, pour impressionner Reynaud, en
affectant la rupture : « Léger visiblement très froissé du procédé m’explique
avec une émotion véritable qu’en sept ans, avec les ministres les plus variés,
il n’a jamais été victime d’un pareil manque de confiance ; en ces conditions, il est décidé de n’être plus qu’un rouage et il me demande de renoncer définitivement aux efforts qu’il me voit déployer depuis trois semaines
pour amener entre Paul Reynaud et lui un état de chose acceptable. »
Alexis élaborait son système de défense et préparait une riposte, en prévision de sa chute. Les arguments qu’il servit à Paul Reynaud, au lendemain
de sa chute, avaient déjà été rodés devant Sainte-Suzanne dix jours plus
tôt : « Ils ne me connaissent pas, je n’accepterai pas Londres. Si on invoque
des raisons nationales, je dirai que je ne peux représenter mon pays à
l’étranger alors que mon autorité à Paris est diminuée. Sans aller jusqu’à
des mesures excessives comme la révocation, je demanderai la mise en
disponibilité, je les obligerai à prendre leurs responsabilités en les obligeant
à prendre à mon égard une mesure péjorative, ils ne me traiteront pas en
diplomate courant (ici légère pause comme quelqu’un qui en a dit un tout
petit peu plus qu’il n’aurait voulu), et je les mettrai dans le bain. » Alexis
espérait encore avoir un coup à jouer : « Il me dit qu’ils n’aboutiront pas
à le “déloger”. En attendant il s’emploie activement à déloger Reynaud. Il
fait remettre à Daladier notes et idées et arguments, bref des armes pour
le combat qui s’annonce. »
Dans la nuit du 9 au 10 mai, l’Allemagne lança son offensive. La veille,
la censure avait arrêté un télégramme d’un journaliste américain « annonçant la nomination de Corbin à Rome, celle de Poncet à Paris comme
secrétaire général, celle de Léger à Londres ». Sainte-Suzanne apporta le
télégramme à Alexis, qui y vit un « plan de Reynaud ». De son côté, le
secrétaire général disposait d’une note des services de renseignements
reconstituant une discussion de deux diplomates de l’ambassade d’Angleterre à Paris, qui aboutissaient à peu près aux mêmes conclusions. La disgrâce d’Alexis était anticipée de tous les côtés.
Un ultime épisode opposa le secrétaire général au président du Conseil,
qui nourrit longtemps leurs récits antagonistes de ces jours tragiques. Dans
cette affaire comme en bien d’autres, Henri Hoppenot se fit l’avocat d’office de son grand homme : « Certaines légendes ont la vie dure. Notamment celle qui a fait grief à Alexis Léger et à ses collaborateurs d’avoir,
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dans un ténébreux dessein, ordonné, sans l’accord du ministre, le 16 mai
1940, l’incinération des archives du Quai d’Orsay. » En juillet 1947,
Hoppenot demandait à Chauvel, qui était assis dans le fauteuil d’Alexis, la
permission de redresser quelques idées reçues sur cette obscure affaire 19.
Elle était emblématique du manque de sang-froid des dirigeants, paniqués
par la recommandation du gouverneur militaire de Paris d’abandonner la
place. L’incinération avait alimenté les soupçons de nettoyage, par l’équipe
Léger, de documents qui auraient prouvé leurs maladresses ou leurs fautes.
Paul Reynaud en fit ses choux gras après guerre : « Tandis que [Churchill
et moi] parlions dans mon cabinet du Quai d’Orsay, des piles de dossiers
étaient jetées sur les pelouses du jardin et une fumée s’en élevait. Léger,
secrétaire général des Affaires étrangères, avait donné, sans m’en aviser,
contrairement à l’allégation contraire qui figure dans certains récits
romancés, l’ordre de brûler une partie des archives. » Pour faire justice de
ces accusations, Hoppenot rappela à Chauvel l’existence d’une « note que,
prévoyant les interprétations et les campagnes futures », il avait lui-même
rédigée, « en fin d’après-midi de ce même 16 mai ». Il obtint du Département la permission de la publier, ce qui fut fait dans Le Monde, en août
1947 :
Hoppenot se rend au cabinet de la présidence du Conseil et demande s’il
doit être procédé à l’incinération des archives. Il est répondu par Devaux
que la question ne concerne pas le cabinet de la présidence, mais relève de
la décision de De Margerie.
Hoppenot cherche alors Margerie et apprend de Dejean [adjoint de Margerie au cabinet diplomatique de Reynaud] qu’il est sorti pour un quart
d’heure. Il indique à Dejean la raison pour laquelle il souhaitait voir
de Margerie.
Remonté dans son bureau, Hoppenot est rappelé quelques minutes plus
tard par Dejean qui lui indique qu’il y a lieu de commencer immédiatement
l’incinération de toutes les archives politiques. [...]
MM. Charvériat, Rochat et Hoppenot se rendirent chez le secrétaire général auquel ils firent part de l’ordre d’incinération donné par le cabinet du
ministre. Léger demanda immédiatement Paul Reynaud au téléphone pour
en obtenir confirmation. Le président du Conseil répondit au secrétaire général qu’il convenait de mettre de côté les pièces d’archives historiques ou
politiques les plus importantes et de procéder à l’incinération immédiate de
tout le reste.
Hoppenot ne fit pas son redressement sur commande ; il n’adressa la
note qu’après coup à Alexis. La plupart des témoignages concordent avec
celui du directeur d’Europe. Parmi les partisans de Paul Reynaud, Dominique Leca indique que « Paul Reynaud demeurera persuadé, toute sa vie,
qu’il s’agit d’une initiative de Léger ». Mais il avouait pour sa part « ne
rien connaı̂tre sur l’origine de cette décision ». Dejean, dans ses mémoires
manuscrits sur « la bataille de France », n’attribue à personne l’incinération, qu’il représente comme une nécessité, les camions susceptibles d’emporter les archives n’étant pas assez nombreux * . Jean-Baptiste Duroselle,
* MAE, papiers d’agents, Maurice Dejean, 8, p. 253.
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
sans avancer ses sources, attribue au secrétaire général l’initiative de l’incinération. Par corporatisme, aveuglement, ou simple fidélité aux faits, la
plupart des diplomates confirmaient la version de Hoppenot. Margerie n’y
mettait aucune complaisance envers son ancien chef, lors d’un entretien
en juillet 1971 : « La décision a été prise dans une réunion regroupant
Alexis Léger et ses collaborateurs. Reynaud, consulté, a donné son consentement. Il est vrai que l’incident fut utilisé contre Léger. Ce dernier, d’ailleurs, donnait prise à certaines attaques, il était “le comble de l’artifice” 20. »
Le récit de Louis de Robien, qui est le plus pittoresque, exonère Alexis
de toute responsabilité dans la décision, qu’il aurait au contraire condamnée. Mais la version du chef du personnel, contradictoire avec celle de
Hoppenot, laisse entendre qu’il tenait ses informations du secrétaire général lui-même, dont il fut souvent la dupe :
En arrosant des papiers avec de l’essence, on alluma deux brasiers, l’un dans
la cour, devant le bureau des courriers, l’autre dans le jardin du ministre sur la
pelouse centrale. Par les fenêtres, les agents de tous grades aidés de leurs dactylographes jetaient par les fenêtres les cartons verts qui se disloquaient avec fracas
sur le pavé.
Je fis fermer les portes, voulant au moins cacher cette scène aux diplomates
étrangers, aux visiteurs et aux journalistes. [...]
Churchill est aussi à quatre heures au Quai d’Orsay, où s’est tenue une réunion
avec Gamelin, Daladier, etc. Il a vu le bûcher qui fumait dans le jardin... Quelle
honte pour nous.
Il semble qu’à la suite de cette visite les autorités se sont ressaisies et ont pris
conscience de leur affolement. Dupuy, le chef du service intérieur qui souffrait
comme moi du détestable exemple que donnait notre ministère, a entendu
Mme de Portes dire à Paul Reynaud :
« Quel est le con qui a donné cet ordre ?... »
« C’est Léger », répondit le ministre avec imprudence. Or c’était le ministre
lui-même qui vers la nuit avait exigé que l’on procédât sans perdre une minute
à la destruction de tous les documents et Léger n’a pu que me faire transmettre
par Charvériat un ordre que j’ai l’impression qu’il désapprouvait – comme je
l’ai senti quand je suis allé lui demander d’épargner les cartons des services qui
n’avaient pas de caractère politique.
Dominique Leca se souvenait que « le péril momentanément éloigné, ce
qui apparaissait comme une mesure de prudence raisonnable devint soudain à [ses] yeux un symptôme ridicule de panique. » C’est pourquoi,
devant Louise Weiss, Alexis prétendit avoir contesté l’ordre de son
ministre : « Léger a tenté de s’opposer à cet ordre, pour l’exécution duquel
MM. Rochat, Charvériat et Hoppenot s’en référaient à lui, mais les instructions venues du cabinet étaient formelles [...]. Léger avait fait remarquer que
cette mesure exécutée, soit en dehors, soit à l’intérieur du palais des Affaires
étrangères, se saurait immédiatement dans Paris, auquel on voulait cacher
que les Allemands avaient occupé, ou étaient sur le point d’occuper Laon. »
L’incinérateur ne devait pas seulement se défendre du soupçon de défaitisme, il devait répondre du fantasme de la destruction opportune de documents compromettants. Il visait plus naturellement Alexis que son
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ministre, qui n’avait pas comme lui deux septennats de responsabilités au
Quai d’Orsay. Ce jour-là, croisant un diplomate qu’il n’aimait pas, Robien
s’expliqua son air réjoui par le fait que « la preuve de ses imprudences – ou
de ses compromissions – allaient disparaı̂tre ». Baudouin, dont les mémoires
sont sujets à caution, attribuait l’incinération aux « instructions d’Alexis
Léger, secrétaire général des Affaires étrangères, désireux de faire disparaı̂tre
rapidement un certain nombre de documents et de dossiers ».
Paniqué ou maı̂tre de lui ? Fonctionnaire docile ou manipulateur profitant cyniquement du désastre pour effacer ses traces ? Il n’est pas plus facile
d’en décider que de fixer une image d’Alexis dans les derniers jours de sa
vie de diplomate. Ce même 16 mai, fatidique pour la conservation de la
mémoire du Quai d’Orsay, François Seydoux est impressionné par « sa
blancheur de cire, son œil fixe, la souffrance qui se dégage de tout son
être », qui « soulignent l’étendue du désastre ». Sainte-Suzanne ne voit pas
le même homme : « Très maı̂tre de lui dans cette bagarre. Il me dit qu’il
y a “désagrégation de l’esprit public”. Je comprends que nos régiments
flanchent. C’est confirmé. Heures livides jusqu’à seize heures. Sauf Léger
qui ne paraı̂t pas déprimé et déplore que nul ne songe à remonter le
courant, que tout le monde regarde le gouffre et considère notre chute
comme une fatalité. [...] Léger ne bouge pas dans son coin. Mais ferme,
calme, méprisant pour qui songe à fléchir. Terriblement fidèle à lui-même,
avec grandeur d’ailleurs. »
Qui croire ? Alexis est à la fois le plus résolu, en ces heures sombres, et
le plus conciliant, qui songe après tout le monde à ménager de larges
concessions à l’Italie pour éviter qu’elle ne s’engage dans le conflit aux
côtés de l’Allemagne. Il embouche son cor un peu tard. Le 15 mai, contrairement à son état-major, qui voulait « résister à l’Italie », il affirma « que
le maintien de la neutralité italienne valait bien les Balkans ». Il « redoute
la guerre avec Rome » ; c’est ce qu’il dit à Garnier, de l’ambassade de
France à Rome. Cette ultime volte ne suffit pas à sauver la France d’une
très tardive et opportuniste déclaration de guerre italienne. Le 18 mai,
dernier jour de ses fonctions officielles, le président du Conseil abrégea un
colloque sur la question. Son avis n’avait pas été entendu. Il ne serait plus
là, le 10 juin, pour recevoir des Italiens l’annonce opportuniste de leur
entrée en guerre.
Écarté du processus de décision, le secrétaire général apprit le 17 mai la
chute de Bruxelles, de Malines et de Louvain. « Pour la première fois »,
Sainte-Suzanne le voit « muet, calme, visiblement accablé ». « Je lui
demande s’il veut voir Villelume, il hésite un peu, puis me répond non,
à deux reprises, comme s’il redoutait cette conversation. [...] J’avais
demandé à Crouy, à propos de moral, si notre matériel était jugé bon par
les combattants ; “excellent”, m’avait-il dit. “Et suffisament abondant ?”
Gêné, il a éludé. Je dis cela à Léger, il ne me contredit pas, baisse les yeux,
ému, et sans répondre pose une question anodine. » Le lendemain, 18 mai,
le moral remonte. « On dit que notre résistance s’étoffe », note SainteSuzanne, qui déduit du remaniement ministériel qu’« Alexis est sauvé. Son
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ennemi Paul Reynaud monte en grade mais quitte le Quai ; son ami Daladier s’y réinstalle. Il n’est pas pour rien dans cette combine : depuis quatre
à cinq jours, Brussel, secrétaire de Mandel, venait plusieurs fois par jour
chez Alexis, y faisant d’interminables stations. Je me demande de quoi
ils parlaient. C’est un coup remarquable, une utilisation de circonstances
étonnantes, une belle manœuvre ».
En réalité, Daladier n’était plus disposé à défendre le secrétaire général.
Le 18 au soir, Alexis se coucha en croyant avoir gagné la partie. Paul de
Villelume a raconté la suite : « Daladier a promis aujourd’hui au président
que, conformément à son désir, il relèverait demain Léger de ses fonctions
de secrétaire général du ministère des Affaires étrangères. Mme de Portes,
méfiante, obtient de Paul Reynaud, vers sept heures du soir, qu’il se charge
lui-même de cette opération. Mais il faut que tout ceci soit fait avant
minuit, heure de l’expiration de ses pouvoirs directs sur le Quai d’Orsay.
Or, si la succession est maintenant ouverte, l’héritier n’est pas encore
désigné, et encore moins pressenti. Coup de téléphone à notre ambassadeur
au Vatican pour lui demander s’il accepterait de remplacer l’homme auquel
il doit cette demi-retraite. Mais Charles-Roux est allé passer le week-end à
Ostie et personne à l’ambassade ne sait où l’on peut l’y atteindre. FrançoisPoncet est aussitôt chargé de faire rechercher son collègue. On finit enfin
par le trouver. Il accepte. Leca prépare le décret de nomination. Il fait en
même temps avertir par Magre [secrétaire général de la présidence de la
République] le président de la République qu’on lui présentera très tard
dans la soirée une pièce importante à signer. Il ne lui dit pas, naturellement, de quoi il s’agit, de peur des réactions possibles. De même Margerie
a été laissé complètement en dehors du secret afin que Léger, qu’il pourrait
prévenir, n’ait pas le temps d’alerter ses protecteurs. Leca, toutefois, appréhende la résistance que ne manquera pas d’opposer Albert Lebrun. Il faudrait que le décret fût présenté par Baudouin à qui sa qualité de soussecrétaire d’État donne plus de surface ; mais celui-ci ne dı̂ne pas chez lui.
On parvient cependant à le joindre. Il arrive à l’Élysée à minuit moins
cinq. Le président de la République, interloqué, soulève, comme il était
prévu, de nombreuses objections. Puis, de guerre lasse, il signe. Sans perdre
un instant Leca fait porter le décret à L’Officiel. Il ne peut, en effet, y
être inséré que sur un bon du ministre en exercice. Ce n’est qu’après
l’accomplissement de cette ultime formalité que les conjurés respirent
enfin. »
Alexis a inspiré de nombreux récits du complot. Chaque fois, il y apparaı̂t arrogant, hautain et comme victorieux dans la défaite, que Reynaud
lui infligeait par les mains d’une femme. De fait, la plupart des témoins
immédiats ont noté la « dignité » de son départ et la bassesse de l’intrigue.
Même le très pacifiste Louis de Robien s’émut des conditions du limogeage : « À l’heure où les blindés allemands étaient à Reims ou à Amiens, ce
fut pour satisfaire à une jalousie de femme que fut sacrifié celui qui était à la
tête de notre diplomatie depuis tant d’années et qui, par son expérience de
la situation internationale, était incontestablement en situation de rendre des
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services. Mme de Portes, que Paul Reynaud affichait comme sa maı̂tresse, ne
pouvait en effet pardonner à Mme de Fels, dont elle se prétendait la meilleure
amie et qui passait pour être l’égérie du secrétaire général des Affaires étrangères, d’avoir une situation mondaine et une fortune supérieure à la sienne, et
ce fut elle qui exigea le renvoi de Leger, le harcelant chaque soir : “Eh bien
est-ce fait ?” Paul Reynaud, qui sentait malgré tout l’iniquité de la mesure
qu’elle lui demandait, répondait : “Pas encore.” Finalement Mme de Portes le
brusqua en désignant elle-même le successeur de Leger. Elle songea à CharlesRoux, alors ambassadeur auprès du Saint-Siège, qu’elle connaissait du fait que
comme elle il était originaire de Marseille. Tard dans la soirée elle demanda
elle-même au téléphone le palais Taverna à Rome. Ce fut mon collègue Nerciat, attaché d’ambassade, qui prit la communication et reconnut sa voix et
tandis qu’il faisait appeler son chef, elle passa l’appareil à Paul Reynaud.
Celui-ci fut ainsi dans l’obligation de demander à l’ambassadeur s’il accepterait
de remplacer Léger au Quai d’Orsay. La réponse affirmative de Charles-Roux
coupa les ponts. »
Au Département, on apprécia la dignité d’Alexis dans sa disgrâce ; il
passait pour avoir dit ses quatre vérités à Paul Reynaud. Le jour même,
Sainte-Suzanne « imagine que leur dialogue a été sévère » ; il le voit remonter « à son bureau et s’y barricader ». « Tard dans la matinée, il ouvre sa
porte. J’entre. Il est calme, maı̂tre de lui, paraı̂t presque soulagé et parle
aussitôt de la situation générale. Je le revois ce soir. Sur un ton uni et
sourd, plus méprisant que violent, il me dit que Daladier n’a pas d’épine
dorsale, qu’il est en dessous de tout, puis, moins brièvement, que Reynaud
est un petit coq, qu’il est vénal, plein de fausse volonté, comme un petit
nerveux. Tout ceci débité avec douceur et détachement ». Robien trouve
« une grande noblesse » à son refus de « toute compensation » et notamment
« l’ambassade à Washington que Daladier lui offrit ». Villelume témoigne
d’un « entretien très orageux dont les éclats parvenaient jusque dans la
pièce voisine ». En réalité, si l’entretien se termina par des éclats, et laissa
Paul Reynaud excédé, Alexis aborda celui dont il tenait sa disgrâce avec
l’affectueuse humilité qu’il opposait généralement à ses adversaires. C’est
du moins ce que laissent imaginer « les nombreuses notes au crayon qui
constituaient son plaidoyer », que Villelume le vit relire, en marchant vers
le bureau de Reynaud, telles qu’elles sont conservées parmi ses papiers
personnels : « C’est de vous ! C’est de vous que je reçois cela ! Quelle stupeur !
Je ne peux pas y croire. Non, croyez-moi, ne faites pas cela. Qu’ai-je donc fait
pour perdre votre confiance et votre amitié ? Ou qu’a-t-on fait derrière moi
pour vous la faire perdre 21 ?. »
Avant de lui opposer le digne refus qu’il avait annoncé à Sainte-Suzanne
quelques jours plus tôt, Alexis déploya toutes les ressources de sa dialectique pour essayer de le faire revenir sur sa décision. Après lui avoir témoigné sa « stupeur », il développa ses arguments dans un registre presque
privé : « Avant de parler au ministre, laissez-moi parler à l’homme – à
l’homme que vous êtes ou que j’avais toujours vu en vous, que j’ai aimé en
vous. » Sans vergogne, il retournait encore une fois sa veste et se rangeait
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sous son panache, quitte à renier la protection de Daladier : « Vous que
j’avais appelé ici de tous mes vœux, vous saviez que j’aspirais depuis longtemps
d’esprit et de cœur à travailler avec vous et pour vous ; vous savez que pendant
toute cette pénible décadence de notre vie gouvernementale des six premiers
mois de la guerre je n’ai cessé de lutter pour vous, à la modeste mesure de
mes moyens, dans des conditions qui altéraient quelquefois mes rapports avec
mes ministres d’alors et dont vous témoignaient Champetier de Ribes et
Coulondre. »
Il s’en prit ensuite à Hélène de Portes, et représenta à Reynaud tout ce
qu’il y avait d’abaissant, pour sa nature virile (on connaissait ses vanités
dans ce domaine), à se soumettre à une intrigue féminine. Alexis reprenait
sur ce registre, laissant deviner les bénéfices qu’il avait retirés de ses réseaux
féminins, si l’on identifie les Fels au « F » elliptique de ses notes : « Quand
vous êtes arrivé ici, c’est donc un ami, en même temps qu’un chef souhaité que
j’ai cru voir arriver, un homme que je pouvais servir en toute liberté d’esprit
(et de cœur) dans un rapport affectueux et confiant comme celui que j’avais
connu avec Briand, avec Herriot, avec Boncour, avec Barthou. La veille même
de votre prise de pouvoir je dı̂nais avec vous dans l’intimité chez nos amis F.
et rien ne pouvait me faire soupçonner de votre part la moindre réserve envers
moi. Ma surprise a donc été grande et extrêmement pénible, d’apprendre que
dans le même moment, une campagne était déjà faite contre moi, par votre
entourage professionnel ou privé, pour établir d’avance que je devais être écarté
comme inopportun ou suspect – Washington pour moi – je n’ai pas voulu
croire que cela pût répondre à votre propre sentiment. Vous êtes un homme
direct et sûr et votre nature est trop virile et trop chevaleresque pour comporter
rien d’insidieux. »
À mi-chemin entre ce registre privé, qui accusait l’inefficacité inédite de
sa séduction personnelle, et le terrain politique, où les deux bellicistes
supposés auraient dû se retrouver pour unir leurs efforts, il ne cachait pas
son dépit en déroulant le film de leur collaboration : « J’ai dû pourtant me
rendre compte qu’on avait réussi à fausser votre confiance, car quel que fût le
rythme des événements je ne pouvais pas ne pas interpréter, en de telles heures,
la perte du tout contact intellectuel ou moral avec vous, la raréfaction même
de mes rapports administratifs avec vous. J’en ai été profondément affecté. J’ai
renoncé à comprendre. On ne peut pas à la fois travailler et s’attacher à
démêler le fil des intrigues qui peuvent vous desservir du dehors. Il n’est pas
dans ma nature, pas plus qu’il n’est dans la vôtre, de chercher à forcer la
confiance ou l’amitié. Je me suis replié silencieusement sur mon travail en
attendant le jour où les événements eux-mêmes vous amèneraient à me faire
justice, administrativement et humainement. Il n’en était pas moins déconcertant de constater qu’après avoir eu la confiance amicale d’une douzaine de
ministres dont je ne partageais pas toujours les idées ou les méthodes, je rencontrais la réserve du ministre auquel je croyais pourvoir porter le plus d’attaches
personnelles. »
Il n’y avait rien, jusque-là, qui eût pu justifier les éclats entendus par
Villelume. La deuxième partie du laı̈us, adressée « maintenant au ministre »,
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était plus proche de l’image qu’Alexis a laissée de l’entretien. Manifestement informé de la compensation qui devait rendre convenable son limogeage, le secrétaire général avait prévu de décliner l’offre de l’ambassade de
Washington. Il invoquait des raisons de goût et d’aptitude : « Même en
temps normal, je vous dirais que je n’ai rien pour réussir à Washington : pas
de fortune ; pas de vocation ni de foi ; pas d’habitude de l’extérieur. La vie de
travail n’est pas celle de représentation. » En utilisant le terme de « vocation », Alexis montrait que seule la dimension politique de la diplomatie,
et, partant, le poste de secrétaire général, conçu comme une sorte de ministère permanent, rivalisait à ses yeux avec la vie de poète à laquelle il avait
renoncé. Il n’avait cure d’un poste de représentation.
Alexis termina par là où son entourage croyait qu’il avait commencé :
« Même en temps normal aucun secrétaire général n’a jamais quitté ce poste
pour une ambassade. C’est une fonction non régressive ; en Angleterre, pour
Vansittart, quand il fut disgracié, on ne lui a pas offert une ambassade, on a
créé quelque chose sur mesure, quelque chose de nouveau et de supérieur pour
lui dans l’apparence. Prenez la responsabilité de cette appréciation et de cette
conclusion et frappez-moi en conséquence en me relevant de mes fonctions ; je
réclamerai une mise à la disposition. » Pour la galerie, il résuma cette attitude
orgueilleuse d’une belle formule : « J’ai le droit au bénéfice intégral de
l’injustice. »
De retour dans son bureau, il griffonna pour lui-même ses griefs contre
son bourreau, « ce très petit homme que les événements n’ont pu hausser à
leur hauteur, etc., plein de bile ». Dominique Leca, qui avait trempé dans
l’affaire, résuma férocement sa réaction, en observant qu’il « manifesta des
réflexes éminemment égocentriques : “Me faire ça à moi !...” Il n’avait
jamais considéré Paul Reynaud, ni à vrai dire aucun de ses prédécesseurs,
comme un chef, mais comme l’incompétence au passage au sommet du
ministère. Il régnait en souverain sur les postes et les hommes ». Leca
mesura également l’égocentrisme d’Alexis dans sa riposte : « Léger interpréta sa “destitution” comme la préface délibérée d’une politique de neutralisme. Paul Reynaud fut par lui condamné à tout jamais. Aider
officiellement la France à Washington, il n’en fut plus question ! Il attendit
la suite des événements, guettant les petites occasions de vengeance qui ne
manquèrent pas. Il sut, en temps voulu, alimenter en indiscrétions des
journalistes et des confrères, orchestrer des confidences, tout en visant la
même cible : selon lui, le faible Reynaud aurait pris parti pour l’armistice,
dans le secret de son cœur, dès le 17 mai. Le flot des interprétations
péjoratives contre lesquels Reynaud ce cessa de lutter jusqu’à la fin de sa
vie trouve sa source dans la rancune d’un fonctionnaire éconduit, doté
d’un grand talent et de nombreux amis, et qui tira le maximum de cette
belle occasion pour exagérer la signification de son départ. »
Le jour même, en sa qualité de directeur du personnel, Robien dissuada
Alexis de priver le Quai d’Orsay de ses compétences en pleine crise nationale : « Je lui ai dit qu’il pourrait revenir dans la maison – au Conseil d’État
ou ailleurs. Il m’a dit que non. Il a refusé l’ambassade de Washington malgré
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les instances de Bullitt. Celui-ci semblait au courant, ce qui fait penser que
l’intrigue ourdie contre lui remonte à un certain temps. Je lui ai dit qu’il y
avait pourtant un rôle à jouer et que s’il décidait l’intervention américaine en
ce moment ce serait une magnifique réponse à ses ennemis. Il m’a dit qu’il ne
pouvait le faire en ne sentant pas la confiance du gouvernement 22. »
Le clan d’Alexis se sentit personnellement visé ; pour les autres, l’affaire
passa au second plan, dans les circonstances tragiques de l’effondrement
militaire. Hoppenot et Massigli incarnaient ces positions respectives. Le
premier, ému, écrivit au second, impavide : « Je n’ai pas besoin de vous
dire ce que le “limogeage” de Léger a représenté pour tous ceux qui étaient
ici associés à son travail et qui pouvaient apprécier l’iniquité de cette décision... [...] Léger a supporté le coup avec une dignité et une maı̂trise parfaites. Je ne vous dirai rien de mes sentiments personnels en le voyant
partir. Mais la Maison décapitée, et les dégâts faits à l’étranger, en Angleterre surtout, par son départ ne seront pas rapidement réparés. » Rétrospectivement, Massigli eut ce commentaire lapidaire : « La nouvelle [...] me
surprit sans m’émouvoir : je ne parvenais pas à lui découvrir d’autre cause
qu’une notoire incompatibilité d’humeur entre le ministre et son premier
collaborateur ; ce n’était peut-être pas le moment de lui donner tant
d’importance. »
Un petit complot amical ourdit une riposte pour qu’Alexis obtı̂nt finalement l’ambassade de Washington qu’il avait refusée sous l’effet de la colère.
William Bullitt, avec qui Alexis dı̂na le soir même, chez Léon Blum, le
pria d’accepter l’ambassade ; il était déjà intervenu auprès de Paul Reynaud
pour essayer de prévenir le limogeage. Charles Corbin, le 22 mai, lui fit
passer le même avis par Henri Hoppenot ; son opinion rejoignait celle de
ses amis anglais : « On me dit que vous avez refusé les postes qui vous ont
été offerts en faisant valoir qu’une mission entreprise dans de telles conditions ne bénéficierait pas de tout le crédit nécessaire. Prenant d’ici mes
perspectives, je puis vous assurer que la confiance qui a toujours été placée
en vous à l’étranger n’a nullement été atteinte par la mesure dont vous
avez été victime. Certains se sont inquiétés de sa signification, dans les
milieux politiques. Au Foreign Office, où l’on m’en a spontanément parlé,
j’ai recueilli des témoignages de surprise et de regret : Cadogan, Sargent et
bien entendu Vansittart, qui est indigné et qui déplore ce déplacement
d’autant plus que ses amis arrivent au pouvoir à Londres et que sa situation
personnelle s’en trouve très améliorée 23. » Ainsi amicalement pressé, Alexis
se ravisa.
Marthe de Fels envoya son mari, toujours complaisant, à Roland de
Margerie : « C’est dans l’après-midi du 23 mai que j’ai reçu la visite
d’André de Fels, désireux de parler de la situation de Léger et de le défendre. » Paul Reynaud a raconté de son côté qu’après avoir refusé l’offre de
Washington, Alexis lui « fit dire par l’un de ses confidents, Élie-Joseph
Bois, qu’à la réflexion, il revenait sur son refus ». « Trop tard », réponditil en rappelant qu’il avait soumis son offre à une acceptation immédiate.
Le récit de Paul Reynaud est corroboré par l’indignation spontanée
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qu’Élie-Joseph Bois témoigna à la victime de la « camarilla » : « Comment
Daladier peut-il prendre cela ? Je viens de téléphoner à Mandel qui l’ignorait !
Quant à moi quel regret j’ai d’avoir refréné mon dégoût du personnage et
d’avoir loué quelques-uns de ses actes... Un peu pour vous, un peu pour Daladier, par esprit de sacrifice dans les circonstances présentes ! [...] Je me demande
quelle est l’attitude à avoir pour vous... vous retirer sous votre tente et attendre
le juste retour – ou continuer à servir ailleurs... et attendre aussi 24. » L’indignation de Bois n’était pas de commande ; le préfet Chiappe, le lendemain,
en témoigna : « Hier nous avons parlé toute la journée de cette infamie avec
notre cher Élie Bois... Je veux simplement, mais de tout mon cœur – qui vous
a toujours été fidèlement attaché – vous assurer de toute mon affection. Elle
est peu de chose. Mais je vous l’offre telle qu’elle est... profonde, chaleureuse, constante et sur laquelle vous pouvez compter à tout instant, toujours...
fraternellement 25. » Bois, ni Fels, ni Chiappe, n’y purent rien, pas plus que
ses partisans politiques. Campichini, l’un des derniers « durs » du cabinet,
avec Mandel, lui adressa une lettre pleine de sympathie impuissante.
Le limogeage du secrétaire général valait camouflet pour tous ceux qui,
comme Pierre Viénot, militaient pour la résistance à l’Allemagne (« J’ai
ressenti avec une profonde tristesse l’injustice qui vous était faite ») ou qui,
comme le général Spears (chargé de la liaison entre les états-majors alliés),
défendaient l’Entente cordiale : « Personne ne vous a plus admiré que moi.
Vous voyiez toujours juste et exposiez toujours d’une façon merveilleuse le point
de vue de votre pays. De plus on ne pouvait que vous aimer aussi. » Stefan
Osusky lui écrivit une lettre pure de toute rancune : « Ce qui a le plus heurté
mon sentiment c’est que le changement diplomatique, précédant le changement
militaire de vingt-quatre heures, pouvait donner l’impression que c’était la
diplomatie qui était responsable des revers sur le champ de bataille. Je crois ne
pas avoir besoin d’en dire plus. » Morand, en ami, se situa sur un terrain
plus personnel en ramenant la perte du secrétariat général à un épisode de
l’aventure d’une vie beaucoup plus large que l’expérience administrative :
« Tu sais mieux que personne que les révolutions extérieures et les contraintes
qui nous sont imposées du dehors comptent peu ; nous les traversons sans qu’elles
nous transpercent. Elles ne gardent vite qu’une valeur de péripétie et cette
saveur romantique qui fait la fortune du biographe. Rien ne saurait rayer ton
cristal. [...] Tu as traversé sans t’user une épreuve interminable ; tu restes fort
et jeune, tout en t’étant magnifiquement donné à l’État. »
En dépit de la variété et de la ferveur de ces témoignages d’amitié, Alexis
eut un instant de découragement, le 20 mai, en quittant son bureau : « Je
vais tomber dans le noir, je ne saurai plus rien. » Il s’était repris, quelques
jours plus tard, lorsqu’il écrivit à Hoppenot depuis Arcachon, où il résidait
chez Marthe de Fels. Il retrouva naturellement son ton de chef d’équipe :
Merci encore du bon contact que vous m’assurez : il m’éclaire sur l’évolution
générale de la situation et me permet de vivre encore parmi vous. Ma seule
émotion, en quittant le Quai, en dehors de la tristesse d’abandonner la lutte en
un moment pareil, était seulement de faire défaut à ceux avec qui je vivais si
fraternellement, et d’un même souffle, au travail.
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Tenez bon et durez, fidèle à vous-même. Il n’est point d’autre maxime en ce
moment, pour vous, comme pour Margerie, et tout autre d’entre vous à qui
l’atmosphère deviendrait moins respirable. Votre privilège d’avoir vécu Asie et
Occident vous aidera.
Dites à Charvériat de ma part de ne me rien laisser ignorer de ses préoccupations. J’aimerais avoir directement de ses nouvelles. Pour plus de prudence, s’il y
a lieu, il peut toujours, comme vous, m’écrire sous double enveloppe. [...]
Dites aussi à Crouy [qui était engagé] de me donner de ses nouvelles : je
m’inquiète de son sort.
Demandez pour moi à Sainte-Suzanne, en lui transmettant une affectueuse
pensée, de vouloir bien s’occuper pour moi d’une question de passeports. [...]
Ne m’oubliez pas auprès de Rochat, à qui je garde une très attentive et affectueuse pensée ; et dites bien à Margerie de ma part que je fais confiance à sa
maı̂trise pour ne céder qu’en dernière limite à l’élégance de sa nature très racée.
Qu’il sache, en tout cas, d’homme à homme, que je n’oublierai jamais la sollicitude qu’il a partagée avec vous à mon sujet 26.
Après avoir fait la tournée de son équipe, Alexis traça les perspectives
de son destin. Il suivait le conseil de Bois, et se retirait comme Achille
sous sa tente, sans se douter qu’il y resterait toujours. Mais il évoquait déjà
sa doublure, le poète :
Ce que je puis souhaiter de mieux est qu’on s’abstienne le plus longtemps
possible de réévoquer mon cas dans le milieu gouvernemental actuel. Un long
recul m’est nécessaire. Il faudrait une situation nationale vraiment extrême pour
m’imposer le devoir d’un changement de décision. Cette décision reste pour l’instant la même quoi que puissent dire à mon insu des amis bien intentionnés :
n’accepter, du gouvernement qui m’a ainsi traité, d’autre situation que la
disponibilité.
Quant à l’aspect humain de la question, s’il n’y avait pas le drame de la guerre
et ma séparation d’avec vous tous, qui me fait ressentir encore plus vivement mon
exclusion de la lutte, vous savez mieux que personne, dans votre cœur d’ami, ce
qu’il faudrait en penser : on n’est pas à se plaindre quand on se retrouve intact
et sans compromission, sous sa loi propre, après vingt-sept ans de service public.
L’homme qu’on a cru atteindre en moi était seulement mon double, pour qui je
n’ai point d’amour-propre : il m’est toujours trop facile d’en laisser la dépouille
à la voierie.
En dépit de ses talents exceptionnels et de son caractère singulier, Alexis
s’était comporté en représentant moyen des élites françaises : son opportunisme, la plasticité de son intelligence, son indolence même, le portaient
toujours aux courants dominants. Il avait défendu le système de sécurité
collective qui emportait l’adhésion du gros des troupes, non sans jouer un
rôle particulier dans sa pérennité, en favorisant l’ascension d’agents qui y
croyaient plus que d’autres. Il s’était défié de l’Espagne républicaine
comme la plupart des élites. Il avait été munichois comme presque tout le
monde ; il s’était ravisé, comme la plupart de ses pairs, devant l’appétit
insatiable de Hitler.
Qu’elles ne lui fussent pas singulières, ne signifie pas qu’Alexis n’eut pas
d’opinions ; seulement, il ne les défendit jamais ouvertement. Il manipula
Paul-Boncour lorsqu’il lui parut trop peu ménager de la sécurité collective,
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Drôle de guerre, étrange défaite
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il soumit à des pressions étrangère Léon Blum dont il craignait la passion
partisane dans l’affaire espagnole, il fit chuter Laval lorsqu’il s’émancipa de
la politique genevoise qu’il était supposé défendre, et mina la position
de Georges Bonnet, trop conciliant à l’égard de l’Italie. En revanche, il ne
s’opposa pas à la politique de Louis Barthou, qui rompait en douceur,
mais résolument, avec celle de Briand, et il sembla désorienté lorsqu’il lui
revint d’assumer la conduite de la politique étrangère pendant la drôle de
guerre, alors que Daladier devait assumer les triples responsabilités de la
présidence du Conseil, de la Guerre et des Affaires étrangères. Alexis avait
défendu l’héritage de Berthelot, en maintenant une tradition d’anglophilie, de défiance envers l’Italie et d’hostilité à l’égard de l’impérialisme
allemand. Que la France de la III e République, profondément pacifiste,
sur la défensive, ait ouvert ses frontières à quarante mille Juifs allemands,
quitte à nourrir l’imbécile suspicion d’une diplomatie belliciste manigancée
pour leur profit particulier, et qu’elle ait préféré toujours s’entendre avec
une Angleterre longtemps complaisante avec le IIIe Reich et faiblement
armée, montre assez le fond majoritairement libéral de son peuple. Cette
France-là, à laquelle Alexis avait mêlé son destin, en la servant avec un
esprit de compétition qui lui faisait confondre son jeu personnel et les
intérêts nationaux, ne l’avait pas exposé à de sombres complaisances pour
satisfaire son désir de puissance. Alexis n’a pas vécu dans la France de
Vichy, qui l’aurait autrement éprouvé. De Gaulle, plus que Pétain, lui
servit de révélateur.
Alexis laissait derrière lui ses maı̂tresses, quelques amis, sa mère et ses
sœurs. Il abandonnait le décor quotidien de sa vie parisienne, depuis près
de vingt ans, son appartement banal, meublé de tapis de Chine et d’Éthiopie, de meubles familiaux, et d’un lit, offert par Marthe, avec ses couvertures de laine blanche, bordées de soie, que ses collaborateurs avaient
admirées lorsqu’il avait campé dans son bureau, aux derniers jours d’août
1939. La légende persienne veut que la Gestapo se soit ruée dans ce
modeste appartement, pour y rafler des documents compromettants. Les
béotiens auraient confondu Saint-John Perse avec Alexis Léger ; ils auraient
emporté des manuscrits là où ils pensaient tenir des secrets d’État. Cette
légende se nourrit d’événements réels. En août 1940, les Hoppenot
apprirent que l’appartement d’Alexis avait été occupé par les envahisseurs
« dès le premier jour » : « Les Allemands espéraient y trouver des papiers
importants mais ils ont dû se contenter de deux tapis chinois. » Alexis
n’était pas parti en laissant derrière lui les œuvres philosophiques et théâtrales dont il se vanta d’avoir été spolié par les Allemands. Après la guerre,
Henri Hoppenot mena son enquête : « Sa mère et sa sœur Éliane m’ont
assuré, à mon retour en France en 1945, qu’aucun manuscrit d’Alexis Léger
n’avait jamais été pris par les Allemands, ni aucun de ses objets personnels. »
En revanche, Alexis laissait Marthe de Fels derrière lui, ou plus exactement elle ne le suivait pas, qui ne pouvait se résoudre à abandonner son
mari, ou son train de vie. Son départ avait été programmé, mais elle apprit
aux Hoppenot qu’elle y avait renoncé « devant le “désespoir” de son mari ».
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
Elle s’en ouvrit à Morand, en août 1940 : « Alexis Léger, en s’embarquant
pour Londres, m’a suppliée de le suivre. J’ai hésité longtemps. Puis j’en ai
parlé à André qui m’a suppliée à son tour de ne pas l’abandonner. » L’admirateur de Saint-John Perse ne se satisfaisait pas de cette version, qui
diminuait l’image qu’il s’en faisait : « Les femmes se donnent souvent le
beau rôle »...
Diplomate sans poste et séducteur sans maı̂tresse, Alexis partait pour sa
rive natale, en Amérique, où il avait refusé de représenter la France.
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III
L’INVENTION DE SOI
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XVIII
Le duel Léger-de Gaulle (I) :
la guérilla du diplomate
« Je me trouverai un jour face à cet homme [de Gaulle]
et je devrai le combattre. Ceux qui le suivront seront contre moi. » *
Depuis le début de sa carrière, aristocrate de cœur rallié à son temps
démocratique, Alexis n’avait jamais cessé de servir l’homme du moment,
acceptant la loi de l’actualité. Son seul nord magnétique était l’Angleterre ;
et voici qu’elle défaillait à son tour sous les coups de boutoir aériens de l’Allemagne. Il suivit le nouveau maı̂tre de l’heure. En juin 1940, à Londres,
il croisa la France libre, et Churchill le pressa de rester à ses côtés, mais
Alexis ne croyait pas dans les chances du vieil empire ni dans celles du
jeune général. Rallié à l’Amérique, il s’attacha surtout à demeurer au-dessus
de la mêlée, réservé pour le grand rôle qu’il espérait.
Le temps s’accélère, au mitan de la vie. La guerre commande des décisions nettes et rapides ; Alexis est arrêté par l’inaction, l’irrésolution et la
peur. La peur de mourir le fait fuir loin de Londres bombardée. La peur
de se compromettre le retient à New York, les premiers mois décisifs de
son séjour américain, loin des cercles du pouvoir, à Washington. La peur
d’enfourcher le mauvais cheval l’empêche de rompre avec Vichy et de
rallier de Gaulle, comme il refusera, plus tard, de rejoindre Giraud en
Algérie.
Fuir la France et l’Angleterre, mais ne pas rompre avec Vichy
Le 16 juin 1940, Alexis quitte Bordeaux. Le 21 juin, il débarque à
Milford Haven. Deux semaines plus tard, le 4 juillet, il part de Glasgow,
traverse l’Atlantique et arrive le 12 juillet à Halifax, au Canada ; le 14 juillet 1940 au soir, il célèbre la fête nationale aux États-Unis. À Paris, où ses
amis suivaient son itinéraire, les Hoppenot apprirent qu’avant de « quitter
Londres », il avait « déclaré à Morand qu’“il ne reviendrait jamais en
France” ».
À défaut des mémoires politiques qu’Alexis n’a jamais écrits, où il aurait
expliqué sa trajectoire, d’Arcachon à Washington, la manière de mémorandum qu’il a rédigé en octobre 1940, pour réfuter, sur un plan juridique,
* Doucet, Hélène Hoppenot, op. cit., mot d’Alexis rapporté par Hélène le 8 juillet 1943,
mais prononcé plus tôt.
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
les attendus justifiant sa déchéance de la nationalité française, permet de
reconstituer son état d’esprit. Accusé de se rebeller contre l’armistice en
quittant le territoire national, Alexis plaida son ignorance de l’inflexion
politique du nouveau gouvernement, conforté par la continuité des
combats dont il avait été le témoin en quittant Le Verdon : « La conviction
sous laquelle M. Alexis Léger s’était embarqué de bonne foi trouvait pour lui
une confirmation dans un fait concret, constaté de ses propres yeux : le navire
anglais sur lequel il voyageait, attaqué trois fois par des avions allemands,
s’était trouvé défendu par des avions de chasse français ; ce qui attestait encore,
à la date du 17, et la poursuite intégrale de la lutte militaire française contre
l’Allemagne et la poursuite intégrale de la collaboration franco-britannique 1. »
Sur le plan politique, à défaut d’avoir accepté de témoigner devant la
commission d’enquête parlementaire sur les événements survenus avant
la guerre, Alexis a laissé une trace de sa conversation en mai 1945 avec
Georges Bidault, le successeur de Jean Moulin à la tête du Conseil national
de la Résistance, et futur chef du gouvernement ; il lui avait expliqué
son départ : « Semaine d’Arcachon : rien – sans contact avec personne, malgré
voisinage de Bordeaux. Contact seulement avec les criquets des Landes. Départ
le 16 juin – Arrivée à Londres deux jours après de Gaulle. Idée : me soustraire
aux Allemands (ennemi no 1), il faut me ménager une possibilité de rejoindre
le gouvernement français de résistance. À défaut, me réserver une action de
plaidoirie à l’étranger 2. »
La préoccupation immédiate d’Alexis était de se soustraire à la violence
nazie ; c’est par là qu’il justifia son départ devant le régime de Vichy :
« L’ancien secrétaire général du Quai d’Orsay était l’objet d’attaques constantes
de la presse nazie. Il ne pouvait se fier au sort qui l’attendait personnellement
s’il tombait un jour aux mains de la police allemande : les précédents de
l’occupation allemande en Autriche, en Tchéco-Slovaquie et en Pologne étaient
la seule donnée expérimentale que l’on eût encore sur le traitement réservé aux
agents diplomatiques des pays occupés, et il ne semble pas qu’un seul membre
du gouvernement actuel eût pu, alors, conseiller à M. Alexis Léger en particulier de demeurer au lieu de sa résidence privée à attendre le régime de l’occupation allemande. »
Du reste, il fallait que sa crainte fût forte pour le soustraire à ses responsabilités et affections familiales. À Lilita Abreu, à qui il confie une lettre
pour sa mère, il écrit le jour de son départ : « À l’heure la plus atroce de
ma vie de Français, de ma vie de fils et de ma vie d’Allan, je te confie ma
mère, sans pouvoir te dire plus. [...] Veille sur elle en même temps que
sur toi, car j’attends de toi que vous soyez rendues toutes deux. Ma mère
reste seule, avec ma sœur Éliane, crucifiée par l’exil de deux de ses
enfants 3. » Inquiète de représailles allemandes contre son amant, considéré
comme un adversaire par les Allemands, Marthe avait poussé Alexis au
départ, avant de se raviser. Le 7 juillet, les Hoppenot reçurent un « télégramme et une lettre de Marthe de Fels » exprimant son désir de « faire
revenir Léger en France » et priant ses amis de « lui télégraphier dans ce
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Le duel Léger-de Gaulle (I)
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sens, affolée, mais un peu tard, par la responsabilité qu’elle a prise de le
faire partir ».
Le général de Gaulle avait lancé son appel le 18 juin, avant qu’Alexis
n’arrivât à Londres. Plaidant la légitimité de sa fuite devant les maı̂tres du
nouveau régime, Alexis rappelait que le gouvernement avait appelé à la
résistance jusqu’à la veille de l’armistice, le 22 juin, mais il ne faisait aucune
allusion, bien entendu, à l’appel du « général félon ». Alexis n’affectait pas
seulement d’ignorer son existence, il reniait plus largement toute solidarité
avec l’allié qui accueillait les Français disposés à continuer la lutte : « Arrivé
à Londres le 21, il s’est confiné dans une retraite privée à la campagne, à une
heure de Londres. Après la signature de l’armistice franco-allemand, appréhendant une altération des rapports franco-britanniques qui pût l’exposer un jour
à une situation morale inattendue, il n’a pas hésité, en dépit des difficultés de
toutes sortes, à surmonter pour sortir d’Angleterre, à rechercher la première
possibilité de départ, par voie d’air ou de mer, à destination tout au moins d’un
pays neutre, d’où rejoindre ultérieurement une terre française non occupée. »
Évidemment, Alexis n’avait pas méconnu l’appel du général de Gaulle.
À Morand, qui était encore à Londres, il prétendait s’être rencontré avec
le général et lui avoir conseillé de « faire la guerre, pas un gouvernement ».
Ce n’était probablement qu’une vantardise, extrapolée de ses convictions.
Après guerre, il fit rectifier le témoignage de son vieux camarade, en expliquant qu’il n’avait eu aucun contact personnel avec de Gaulle, et il ne se
trouva aucun gaulliste pour le chicaner sur ce point. À l’ambassade de
France à Londres, la plupart de ses collègues s’étaient réjouis de l’appel
martial du 18 juin ; les mêmes furent refroidis par le discours du lendemain, dans lequel le général prétendit « parler au nom de la France ». Selon
les souvenirs de Charbonnières, qui n’étayait pas son jugement, l’ancien
secrétaire général n’avait pas éprouvé les affres de Roland de Margerie, qui
hésitait à rallier le général ou à rejoindre le consulat de Shanghai qu’on lui
avait offert : « Léger, lui, qui était en mauvais termes avec le général
de Gaulle, n’hésita pas longtemps avant de partir. » Cette animosité procédait peut-être de leurs divergences stratégiques, à l’époque de la drôle de
guerre ; les liens du jeune général avec le responsable de sa chute avaient
certainement aggravé les griefs d’Alexis.
Le secrétaire général déchu, que sa disgrâce rendait plus abordable, passait quotidiennement à l’ambassade et bavardait longuement avec Charbonnières, simple secrétaire d’ambassade, lorsqu’il n’y trouvait pas Corbin.
Le jeune diplomate a conservé le souvenir d’un homme plus marqué par
son échec personnel que par l’effondrement de la France : « De quoi parlat-il devant moi au cours de ces journées de juin 1940 ? Curieusement,
d’épisodes assez minimes de la vie diplomatique récente. Il émit sur le
comportement de tel et tel de nos collègues un certain nombre de critiques
sévères que je ne reproduirai pas, ne se montra pas plus tendre à l’égard
de personnalités du monde politique. Il était visiblement amer. »
Quant au général de Gaulle, il éprouvait manifestement une aversion
symétrique à celle d’Alexis. Parmi les noms évoqués, le 24 juin au matin,
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en accord avec Churchill, Halifax et Cadogan, pour former un comité
national français, seul celui de Léger, sympathique aux Anglais, provoqua
une réticence chez de Gaulle 4. Comment expliquer cette animosité réciproque, chez deux hommes qui n’avaient pas eu le temps de beaucoup se
connaı̂tre à Paris ? Si le seul fait d’appartenir au clan Raynaud disqualifiait
le général aux yeux d’Alexis, la déroute diplomatique qui avait conclu sa
longue domination au Quai d’Orsay suffisait à de Gaulle pour considérer avec suspicion le diplomate, étroitement mêlé aux mœurs de la
IIIe République.
Alexis résidait à Denham, une campagne située à une heure de Londres,
chez son vieil ami Vansittart, qu’il avait alerté de sa disgrâce aussitôt frappé
par Reynaud. Churchill souhaitait étoffer l’embryon de la France libre de
quelques-unes des personnalités présentes à Londres pour instituer un
Comité national français largement représentatif. De Gaulle pensait pouvoir s’appuyer sur Maurois, Corbin et Kérillis. Parmi les parlementaires
embarqués sur le Massilia, Campichini, Delbos et Mandel lui semblaient
utilisables. Tous allaient lui échapper, Alexis, comme les autres, que le
général ne souhaitait pas tellement retenir.
Grâce à Vansittart, Alexis fut reçu à la table du Premier ministre, aux
Chequers. Churchill le sonda. Crouy-Chanel, évoquant les souvenirs de
son secrétaire particulier, atteste que les Anglais auraient aimé retenir leur
ancien allié du Quai d’Orsay ; ils se résignèrent à parrainer plus ou moins
son départ à Washington :
Churchill avait demandé à Léger comment il voyait la poursuite de la
guerre après l’effondrement de la France. Léger avait répondu que l’attitude
américaine revêtait une extrême importance. Pourquoi Churchill n’irait-il
pas lui-même conférer avec Roosevelt ? Celui-ci n’était pas borné : il
comprendrait vite que le sort de la démocratie et l’avenir de son pays se
jouaient en la circonstance en Europe.
Churchill proposa alors à Alexis Léger de se rendre lui-même à Washington. Il connaissait bien Sumner Welles qui guidait la politique étrangère
américaine : qu’il tentât de l’influencer. Alexis Léger accepta, refusant toutefois toute autre assistance que celle de lui trouver une place sur un bateau
traversant l’Atlantique, chose qui, à l’époque, présentait la plus extrême des
difficultés. Ainsi fut fait.
Coleville avait trouvé la conversation un peu « conclusive » car Alexis
Léger, déjà, acceptait d’utiliser ses armes pour la victoire commune mais il
refusait de se laisser insérer dans les brancards d’une tâche officielle, voire
officieuse, disant qu’il aurait beaucoup plus d’autorité auprès de ses amis
américains s’il ne devait rien à personne.
Alexis n’avait pas tellement accepté une mission de Churchill, comme
le racontait aimablement Crouy-Chanel, qu’il l’avait convaincu de le laisser
partir ; d’où l’amertume anglaise, repérable chez certains agents du Foreign
Office dès l’automne 1940. En mai 1945, dans sa conversation avec Georges Bidault, qui sondait son antigaullisme, Alexis admit spontanément
avoir quitté l’Angleterre « malgré l’insistance de Churchill ». Il ne dissimula
pas à Bidault s’être tenu obligé, « dès ce moment-là, de plaider contre
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de Gaulle » au titre de l’ambition personnelle du général, qui associait
d’emblée le Comité national à son nom. De fait, Alexis œuvra contre le
général dès ses premiers efforts.
Le 22 juin 1940, l’armistice franco-allemand fut signé. Le 23 juin, deux
jours après l’arrivée d’Alexis en Angleterre, de Gaulle décida de prononcer
à la BBC une déclaration (elle est soustraite à ses Mémoires de guerre),
annonçant la naissance du Comité national français « en accord avec le
gouvernement britannique », bousculant un prudent communiqué que le
gouvernement anglais avait conjugué au futur 5. Le Comité n’était pas
encore constitué que de Gaulle voulait déjà le proclamer, sous sa seule
autorité. Le général devait prononcer son allocution à vingt-deux heures.
Moins de deux heures plus tôt, Alexis, qui en avait eu vent, essaya avec
Corbin et Vansittart de rattraper ce qui lui paraissait une erreur. Il adjura
les Anglais de réviser le texte. Halifax se rangea à leurs raisons, mais Cadogan plaida à l’inverse qu’il était trop tard pour se raviser. De Gaulle prononça son discours, mais s’attira l’hostilité des diplomates français et
mesura leur influence sur Churchill et son entourage. Devant Bidault,
Alexis résuma l’affaire en ces termes : « Incartades et exigences secrètes de
reconnaissance comme chef politique et gouvernemental : affaire des communiqués. » L’incident suffit à faire avorter le projet originel de Comité national.
Halifax étouffa l’affaire en interdisant de rediffuser l’allocution ; il pria les
journaux de ne pas lui donner d’écho. Churchill recula. Monnet, Léger et
Corbin avaient plaidé qu’un gouvernement français, éclos à Londres, serait
toujours suspect d’immixtion étrangère. Mieux valait le constituer en territoire français, en Afrique du Nord.
L’épisode nuisit durablement à de Gaulle. Les diplomates de passage à
Londres, Paul Morand, Roland de Margerie, Pierre Comert, ceux qui y
résidaient depuis plusieurs années, Roger Cambon, Guy de Charbonnièrs,
tous se détournèrent du général factieux, trop gourmand de pouvoir personnel. À cause de cet épisode, les journalistes et les intellectuels en transit
vers les États-Unis quittèrent souvent Londres avec une image péjorative
du général, qui le poursuivit longtemps. Mais Churchill n’avait plus guère
d’autres Français dans son jeu, après que le piège du Massilia se fut renfermé sur ses occupants et que les proconsuls les plus hostiles à l’armistice,
Puaux à Beyrouth, Noguès au Maroc et Peyrouton en Tunisie, se furent
tous ralliés à Pétain. Le Premier ministre n’avait pas d’autre choix que de
relancer la carte de Gaulle, malgré l’hostilité des dirigeants britanniques et
des Français de Londres. Le 28 juin, son gouvernement reconnut de Gaulle
« chef de tous les Français libres ». Ce n’était pas pour encourager Alexis à
s’attarder en Angleterre. Avant de partir, il conseilla à Churchill d’organiser
« la résistance française à l’extérieur en attendant la possibilité d’aider la résistance intérieure » ; c’est du moins ce qu’il prétendit, un peu anachronique,
à Bidault. Il aurait préconisé de « maintenir la France dans la guerre aux
côtés des Alliés – mais sous une forme d’abord purement militaire », hostile
à « toute formation politique ». Il se souvenait d’avoir exhorté Churchill à
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« susciter et coordonner des réseaux des forces extérieures », et à demeurer « irréductible » à « Pétain, Vichy, Laval ».
Alexis n’entendait pas s’exposer à Londres ; l’instinct de survie lui
conseillait la fuite, l’instinct politique l’induisait à se préserver de l’aventurier inquiétant qui prétendait incarner la France. Tous ceux qui n’ont pas
rallié de Gaulle en juin 1940 n’ont pas disparu de l’Histoire comme lui ;
Monnet a été recyclé en 1943 ; d’autres, comme Massigli ou Hoppenot,
se ravisèrent, après avoir partagé les préventions de leur ancien chef. Alexis
demeura irréductible après avoir tout misé sur l’Amérique. En 1960,
quelques mois avant l’attribution du Nobel, vainement brigué depuis six
ans, la cote d’Alexis était au plus bas à Paris, en plein gaullisme triomphant.
Hélène Hoppenot, qui estimait autant le général que le poète, confiait à
Marthe de Fels : « La faute commise, et qui est à la base de tout, c’est qu’il
a préféré se réfugier aux États-Unis plutôt que de rester en Angleterre. » À
quoi Marthe, qui en convenait, apporta cette explication : « Vansittart, qui
avait recueilli Léger à son arrivée à Londres, lui avait proposé ceci : “Nous
partagerons tout ce que j’ai : nous vivrons comme des frères.” “Mais si
nous sommes bombardés ?” avait objecté Léger. “Eh bien, nous mourrons
ensemble !” Mais Léger ne désirait pas mourir avec Vansittart (“Il a eu
peur”, en a conclu ce dernier) et il est parti. »
Le 4 juillet, Alexis embarqua sur un transatlantique, escorté par un
croiseur et deux destroyers ; à bord il retrouva Pertinax et Maurois. Sa
disparition des mémoires de Churchill laisse entendre qu’aux yeux de l’Anglais, au terme de l’histoire, Alexis méritait à ses yeux le même traitement
que le père du colonel Bramble, cet ami des beaux jours qui partit dans
les heures sombres révélant qu’il n’avait jamais été qu’un client. Alexis a
raconté les dangers de la traversée, en les exagérant peut-être. Le récit qu’il
en fit à Lilita vaut comme un joli morceau d’éloquence amoureuse : « Je
ne sais sous quelle protection j’ai cheminé jusqu’ici : ma mère penserait
que c’est sous celle de ses prières, ou de la petite médaille que j’ai découverte dans une doublure de mon vêtement. J’ai passé à travers des attaques
de sous-marins et d’avions ; l’aile de la mort m’a frôlé trois fois de si près
que je sais maintenant par expérience quels sont les derniers noms qui
peuvent encore me monter à l’heure de l’indifférence finale. Je sais aussi
qu’ils vous montent aux lèvres pour vous arracher à l’égoı̈sme de l’abandon
et de la désertion. » Ce n’était ni plus ni moins qu’un chantage au suicide,
pour appeler auprès de soi une maı̂tresse de secours, alors que Marthe
l’avait abandonné : « Ici, j’ai eu, secrètement, des heures dures. Mais ma
santé ne m’a point fait défaut, et mes forces morales sont intactes, quoi
qu’elles aient eu à endurer. J’ai surmonté d’ailleurs mes principales difficultés. Je vis maintenant sous l’aile de Liu [surnom de Lilita], dont j’ai longtemps souri. Le destin trouve une meilleure alliance au cœur d’une femme
que dans la volonté d’un homme. Ma mère ne saura jamais ce qu’elle vous
doit : mon salut, en une heure extrême. Que Liu écrive vite, et longuement, et librement. »
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Le duel Léger-de Gaulle (I)
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La lettre qu’il adressa parallèlement à Marthe permet de mieux se représenter Alexis, dans les premiers jours de son exil américain, indécis, caressant encore vaguement le projet de retour à la Guadeloupe, que sa
déchéance de la nationalité française lui interdit finalement : « Marthe de
Fels a reçu la lettre de Léger décrivant son voyage sur le bateau anglais qui
l’a emmené aux États-Unis. À quatre reprises il a failli être envoyé au fond
de l’eau. Il avait commencé à accrocher sa ceinture de sauvetage quand la
torpille du sous-marin qui les poursuivait manqua son but. Il habite chez
son amie américaine Mrs Chandler, chez laquelle Marthe l’a connu il y a
quatorze ans, qui, pour le préserver de la chaleur torride de New York, l’a
conduit dans une ı̂le qu’elle possède dans le nord où il a enfin retrouvé “la
solitude qu’il aime”. Il demande à Marthe de nous interroger sur un retour
éventuel à la Guadeloupe. Mais que conseiller ? S’il revient en territoire
français, même colonial, il peut être pris comme dans une souricière. S’il
reste en Amérique, on va dire que c’est parce qu’il a eu peur de rentrer. »
Partant de Londres, Alexis n’imaginait certainement pas un destin politique au général de Gaulle. À New York, il reçut une lettre de Charles
Corbin, datée du 11 août. L’ambassadeur démissionnaire y disait son étonnement que l’on se définisse et se partage selon la personne du général
de Gaulle. C’est dans cet esprit qu’Alexis arriva aux États-Unis, ne voulant
rompre ni s’engager avec aucun parti. Cette attitude lui donna du crédit,
à Washington, comme elle fut la cause de son isolement final.
Après avoir refusé l’ambassade de France en Amérique, quel acte
manqué que cette traversée de l’Atlantique, qui se termina, après six mois
de résidence new-yorkaise, à Washington même, en vue d’exercer pendant
cinq ans une manière de conseil occulte, mandaté par soi seul, ambassadeur
d’une France fantôme, qui n’était pas plus celle de Londres ou d’Alger que
de Vichy ! Après guerre, Alexis confessa à Bidault qu’il avait conçu son
séjour américain comme une ambassade officieuse, dont il tenait les lettres
de créance de sa seule volonté de servir. Voué à l’obscurité et à la prudence,
il feignait d’avoir délibérément réduit sa mission au plan strictement diplomatique, loin de toute ambition politique, « pour exercer auprès de quelques
hauts dirigeants d’Amérique toute l’influence personnelle, psychologique possible
en faveur de l’évolution vers l’assistance puis l’entrée en guerre de l’Amérique ».
Il représentait à l’ancien chef du Comité national de la Résistance les
motifs de son départ de Londres : « Éclairer l’Amérique contre Vichy, Pétain,
Laval et évoquer en Amérique la certitude d’une résistance intérieure française
à venir », augurée de ses premiers signes : « Résistance communiste, lettres
clandestines, lettre de Basdevant, et le gaullisme (qu’il m’est nécessaire, qu’il
m’est précieux d’exalter malgré mes réserves secrètes pour entretenir avant tout
la foi dans la France, de l’idée de résistance). »
Rationalisation rétrospective, qui ne trahirait peut-être pas la réalité, si
l’exilé ne s’était pas targué d’avoir d’emblée prévenu les Américains
contre le régime de Vichy. Il lui fallut au contraire plusieurs mois pour
faire le deuil de sa carrière et ne plus espérer de Pétain qu’il sauvât l’essentiel. L’entrevue de Montoire, le 22 octobre 1940, et l’annonce dans la
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
foulée de la politique de collaboration avec l’Allemagne, n’y furent pas
pour rien, peut-être. Mais la rupture fut surtout le fait du régime de Vichy
lui-même, lorsqu’il prononça la déchéance de la nationalité française de
l’ancien secrétaire général du Quai d’Orsay. Alexis comprit a posteriori le
parti à tirer de cette mesure. Sur-le-champ, il se démena comme un beau
diable pour ne pas être irréversiblement engagé contre la France officielle.
Dénationalisé à la fin du mois d’octobre, Alexis fut le seul Français d’Amérique, avec René Clair, à faire appel. À cette date, il ne pouvait pas ignorer
la politique de Montoire. Pendant toute l’année 1940, la très informelle
mission qu’il s’assigna auprès des autorités américaines ne l’éloigna pas de
l’ambassade officielle de la France de Vichy, ni ne le fit jamais plaider
contre le maréchal.
À la fin du mois de novembre 1940, Alexis demeurait indulgent avec
Pétain ; il le représentait à l’ambassadeur australien Richard G. Casey à
l’opposé de Laval, « une créature primitive sans qualité mais de grande
passion, détestant l’Angleterre ». Au dire d’Alexis, Laval souhaitait une
coopération absolue avec l’Allemagne, jusqu’à aider la défaite de l’Angleterre ; Pétain, lui, souhaitait honnêtement représenter la volonté de peuple,
si bien que son anglophobie était balancée par l’évolution favorable de
l’opinion publique française à l’égard de l’Angleterre, dans les derniers
mois 6. Il ne disait pas autre chose au journaliste diplomatique Raoul
Roussy de Sales, le 17 novembre : « Selon lui, si Pétain était seul il faudrait
l’aider. Il essaie, mollement mais honnêtement, de suivre l’opinion française. » En revanche, Alexis ne se privait pas de ruiner l’image de Laval en
Amérique. Pour lui nuire avec plus d’efficacité, devant un peuple dont il
découvrait le libéralisme foncier de l’organisation économique et sociale, et
l’anticommunisme viscéral, il représentait le chef du gouvernement français
comme plus socialiste que nationaliste. Devant ses collègues de la bibliothèque du Congrès, il prédisait que sa politique serait « a very leftist movement 7 ». Mais de Pétain, il avait plus de bien que de mal à dire.
Il est vrai qu’à New York, où Alexis demeura jusqu’à la fin de l’année
1940, le pétainisme demeurait aussi courant que le gaullisme était rare.
Chez les émigrés anciens, il était une forme de « fidélité à la France malheureuse », selon la jolie formule de Jean-Louis Crémieux-Brilhac. Camille
Chautemps, le plus considérable des responsables politiques français exilés
aux États-Unis, avait reçu de Pétain un ordre de mission personnel ; il
demeurait proche de l’ambassadeur Gaston Henry-Haye, nommé par
Laval. Alexis connaissait de longtemps Chautemps ; les trajectoires de leurs
conceptions respectives se confondaient quasiment, en dehors de la question italienne : hostiles à l’intervention en faveur du Frente Popular, favorables à Munich, ils avaient marqué la même inflexion, pour se raidir
finalement contre l’impérialisme allemand. Ils se retrouvaient, aux ÉtatsUnis, dans leur respect légaliste pour le régime de Vichy. Les écrivains les
plus en vue, André Maurois et Antoine de Saint-Exupéry, demeurèrent,
dans les premiers temps, moralement solidaires de Pétain. Alexis s’accordait
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Le duel Léger-de Gaulle (I)
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avec eux pour ne pas condamner le maréchal. Mais l’ancien secrétaire général, qui connaissait peu ou prou toute l’élite de l’émigration française,
n’avait pas de mal à se représenter en adversaire du régime de Vichy devant
ses plus farouches ennemis. On trouvait de tout dans la petite colonie
qu’Alexis croisait « dans les halls d’hôtel », dont il faisait l’inventaire pour
la partie féminine, devant Lilita : « Aliki [épouse de l’industriel Paul-Louis
Weiler], Mme André Maurois, Mme Cotnareanu [des parfums Coty,
actionnaire du Figaro], Germaine de Rothschild, les Muhlfeld, Guitou
Knoop [sculpteur], Josée Laval-Chambrun, Schiaparelli, des femmes de
peintres, de musiciens ou des littérateurs, des femmes journalistes et
quelques émissaires d’œuvres sociales ». Alexis, qui avait un mot pour chacun, n’avait pas de peine à complaire aux adversaires du nouveau régime.
Tout à sa haine pour Reynaud, il le confondait purement et simplement
avec le parti de l’armistice pour mieux condamner Vichy. Ses amis juifs,
Darius Milhaud, André Istel, les Rothschild (Édouard, Guy et surtout
Robert, qu’il appréciait particulièrement), ne doutaient pas de son irréductible hostilité à l’antisémitisme de la Révolution nationale. Il trouvait les
mots pour condamner, avec l’universitaire et syndicaliste chrétien Paul
Vignaux, le corporatisme rétrograde de Vichy. Il lui était d’autant plus
facile de s’entendre avec Pierre Cot, pour condamner la collaboration du
régime avec le nazisme (ce mauvais génie d’une Allemagne qu’ils avaient
tenté ensemble de réintégrer au concert européen, dans les années 1920),
que l’ancien ministre de l’Air considérait d’un œil méfiant les entreprises
de la France libre, après avoir été dédaigné par de Gaulle, en qualité d’emblème du Front populaire et responsable du désastre aérien de la France.
Il n’avait pas de peine à refuser, avec Jacques Maritain, toute ambition
politique au gaullisme et il communiait avec lui dans la confiance mystique
qu’il plaçait dans le peuple français. Il s’entendait encore avec le patriotisme de Roussy de Sales, qui lui confiait ses notes sur de Gaulle, pleines
de méfiance, sinon d’hostilité.
Ouvert à tous les vents et dissimulé, hanté par la crainte du mauvais
choix, Alexis louvoyait comme aux plus belles heures de la IIIe République.
Mais il compensait à son habitude les ondulations de ses positions idéologiques par la rectitude de sa posture morale. Dans son exil américain,
comme dans son bureau du Quai d’Orsay, il se forgea une réputation
d’absolue intégrité, qui fit longtemps écran aux ambiguı̈tés de sa pensée et
de ses ambitions personnelles. Dignité de vie, hôtels de « troisième catégorie » à New York, publicité réduite à la parution d’une photo dans le
Times, le représentant au balcon de l’un de ces hôtels, refus de tout emploi
officiel, statut de victime alimenté par des anecdotes invérifiables de traque
jusque dans sa chambre, par des agents allemands, tout était bon pour
compenser par des signes puisés à des catégories morales les tergiversations
opportunistes du politique.
La prudence obligeait la simplicité de sa vie matérielle, puisque Alexis
était privé de toute rémunération. Il pouvait s’en passer. Le secrétaire général déchu était parti de France avec un pécule assez rondelet, laissant à sa
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mère sa pension d’ambassadeur en disponibilité, qui représentait la moitié
de son traitement d’activité. Lorsque ses biens furent mis sous séquestre,
au printemps 1941, les efforts de ses conseils et amis, comme Louise Weiss,
permirent de les évader en partie sous la forme d’une pension pour sa mère
et sa sœur Éliane, qui n’étaient pas soumises à la mesure. De son côté,
Alexis était parti avec toute sa fortune, et même un peu plus.
Il avait déclaré à la douane anglaise trois cent quatre-vingt-dix mille trois
cent soixante-quinze francs, loin des cinquante mille francs qu’il avoua à
Paul Morand. Ce joli magot, qui représentait huit cent trente mille des
francs de l’année 2001 (ou encore cent trente-deux mille sept cent vingtsept euros de l’année 2004), suffisait pour alimenter les rumeurs les plus
péjoratives sur son compte. Hélène Hoppenot s’en désolait : « Les ennemis
de Léger – et il en a ! – font courir le bruit qu’il est parti de France en
Angleterre où les Anglais ont payé le prix de ses trahisons – muni de
grosses sommes d’argent – et qu’aussitôt après son arrivée à New York il
s’est mis en rapport avec des banquiers ! Infamies prononcées par des gens
infâmes. »
La sobriété de la vie parisienne d’Alexis, dont les besoins de voyage ou
d’objets précieux étaient satisfaits par ses amis et ses maı̂tresses, n’avait pas
suffi pour amasser une si coquette fortune de fonctionnaire. Les émoluments d’un secrétaire général demeuraient nettement inférieurs à ceux d’un
ambassadeur en poste, avec quelque dix mille cinq cents francs de l’époque
pour rémunération fixe, à quoi s’ajoutaient des primes, pour aboutir à
un revenu mensuel d’environ treize mille francs (l’équivalent de quelque
quarante-sept mille francs 2001). Encore, ces quelque quatre cent mille
francs représentaient moins de la moitié de ses valeurs mobilières, puisque,
au 27 septembre 1941, la Direction générale de l’enregistrement des
domaines comptabilisait pour son compte quelque cinq cent mille francs
de titres boursiers. En réalité, le plus gros de cette fortune ne provenait
pas de ses revenus, mais du reliquat joliment prospère de l’héritage paternel, dont il emportait hors de France plus que sa part, d’accord avec ses
sœurs. Cet héritage était assez fourni pour qu’il ait pu, en se taillant la
part du lion, laisser encore à sa mère et à Éliane quelque deux cent cinquante mille francs en billets, afin de parer aux sombres éventualités que
l’exode laissait présager.
Bref, à New York, Alexis disposait des seuls revenus de son capital, pour
autant qu’il ait pu le placer. Le poème de l’Exil évoque la Lloyd’s ; plus
prosaı̈que, Alexis prévint Lilita d’ouvrir un compte en banque à son arrivée : « Il se trouverait aussitôt bloqué en raison de ta nationalité française,
et il te faudrait beaucoup de peine et de temps, sans compter les frais,
pour obtenir une “License” autorisant la libération partielle et progressive
de tes fonds. Il faut garder tout son viatique sur soi-même ou le déposer à
son hôtel. » Son viatique, en l’occurrence, n’était pas négligeable, mais il
ne lui permettait pas de vivre du rentier à New York sans manger son
capital. Alexis racontait volontiers s’être essayé à des emplois manuels pour
survivre dans la dignité et l’indépendance. Son inhabileté fatale aux choses
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pratiques aurait ruiné ses projets ; ils ne furent probablement pas poursuivis avec beaucoup d’ardeur. Il aurait pu subvenir à ses besoins en s’engageant dans le champ intellectuel, à l’exemple de nombreux exilés français.
La publication de ses mémoires lui aurait apporté un gain substantiel. Au
regard des pratiques européennes, les conditions des éditeurs américains
étaient fastueuses. Alexis n’a jamais agité ce projet qu’en guise de promesse
devant Gaston Gallimard, ou de menace, pour tenir ses adversaires à distance. Il l’a toujours écarté, chaque fois qu’il fut sollicité. Couronné du
prix Nobel, il expliqua à Mauriac y avoir renoncé pour ne pas avoir à
souiller l’image de la France : « Cette histoire n’est pas à l’honneur de mon
pays. » L’exercice aurait été malaisé. Comment expliquer sa permanence
au sommet de la hiérarchie, sans justifier des politiques contradictoires ?
Il aurait fallu arguer des procédés inavouables qui lui avaient permis de
maintenir une forme de cohérence en manipulant Paul-Boncour et Blum,
en sabotant la politique de Caval et en minant la position de Bonnet. Une
autre raison commandait l’abstention : comment le pur poète aurait-il
descendu tous les degrés de la dignité littéraire, qui séparaient le plus noble
et le plus sacré des genres, à celui qui s’attachait le plus prosaı̈quement à
l’actualité, dont même Berthelot avait toujours représenté la vanité à ses
collaborateurs ? Malgré son insécurité financière, Alexis refusa, dès son arrivée en août 1940, une offre de quatre mille dollars reçue de l’Union Associated Publishers 8. Archibald MacLeish, le premier de ses amis d’exil,
devinait une ultime raison à ce refus. À Charles A. Pearce, éditeur « immensément curieux des rumeurs qui circulent sur Léger », persuadé qu’il
pourrait écrire « le » livre (« the one book ») sur la France, MacLeish répondit, en janvier 1941 : « Je suis certain que Léger refuserait toute publication
politique à l’heure actuelle, et même toute publication qui risquerait d’attirer l’attention des Allemands sur ses proches restés en France. » *
Déchéance de la nationalité française et rupture avec Vichy
Ce souci de préserver les siens explique peut-être l’énergie qu’il déploya
pour combattre la mesure de déchéance de la nationalité qui le toucha,
quitte à se compromettre avec les autorités de Vichy. Le 6 novembre 1940,
il feignit de découvrir la mesure qu’il combattait préventivement depuis
des mois, et contre laquelle il avait déjà réagi ; à Katherine Biddle, la demisœur de la princesse Bassiano, qui l’introduisait dans les milieux huppés et
démocrates de la capitale fédérale, il écrivit : « J’ai appris récemment par la
presse que le gouvernement de Vichy, au lendemain des entrevues francoallemandes de Paris, avait pris contre moi la mesure extrême de privation
de la nationalité française. » En réalité, Alexis n’avait jamais cessé d’être en
contact avec l’ambassade de France à Washington, ni de suivre l’évolution
du Quai d’Orsay, pour prévenir toute mesure dirigée contre lui. L’ambassadeur René de Saint-Quentin l’y aida amicalement. Sans attendre de
* BC, manuscrits, Consultants & fellows, box 25.
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renouer des liens personnels et d’échanger des vues politiques avec son
ancien rival, dès le surlendemain de son arrivée, de New York, Alexis
lui avait prié de faire suivre au Département un télégramme justificatif,
préventivement à toute mesure qu’il sentait poindre. Le 16 juillet au matin,
Saint-Quentin avait câblé son message : « M. Alexis Léger, de passage à
New York, me prie d’informer Votre Excellence des conditions de son
séjour à l’étranger. Dans sa situation officielle de disponibilité, sans aucun
emploi en vue, et à un moment où il était fondé de croire le gouvernement
prêt à quitter la France, M. Léger avait estimé devoir transférer provisoirement sa résidence en pays allié, en attendant de pouvoir rejoindre, s’il y
avait lieu, le nouveau centre de vie nationale française. » « En attendant les
possibilités de retour en France » il avait envisagé « de gagner finalement
les Antilles françaises d’où il est originaire sans perdre le contact avec les
autorités françaises ». Il refusait d’admettre « aucune confusion entre sa
situation régulière d’agent en disponibilité voyageant librement et celle
d’aucune catégorie de réfugiés politiques ou autres », dans la mesure où il
entendait sauvegarder son indépendance, « par la réserve qu’il s’imposait ».
Alexis avait demandé à Saint-Quentin d’ajouter une petite phrase de
connivence avec le chef de l’État, bien représentative de sa difficulté à
rompre avec le régime, dans sa position toute différente de celle du général
de Gaulle, condamné à mort par contumace : « M. Léger vous serait personnellement reconnaissant de vouloir bien à titre privé faire part de ces
indications à M. le maréchal Pétain. » Alexis demanda à Marthe de relayer
ses efforts auprès du maréchal. À la fin du mois d’août, les Hoppenot se
lassèrent des « téléphones constants de Marthe de Fels » qui voulait que le
maréchal Pétain lui donnât l’assurance que la dénaturalisation ne toucherait pas Léger : « Quelle importance d’être dénaturalisé par ces gens ? Un
Français ne peut perdre ainsi sa qualité de Français. Et Léger, ne possédant
aucune fortune, ne peut être atteint dans ses biens. »
Alexis ne pensait pas ainsi ; juridisme, sentimentalité, fragilité de son
identité française ? « Léger, dit Marthe, tient par-dessus tout à rester français. » Bon ami, qui dégringolait de la direction d’Europe, à cause de ses
liens loyalement affichés avec l’ancien secrétaire général, Henri Hoppenot
plaida sa cause « en haut lieu ». Le 17 juillet, le ministre Paul Baudouin
avait accusé réception du télégramme d’Alexis d’un message lapidaire :
« Veuillez dire à M. Léger que j’ai pris acte de ses explications, mais qu’il
n’aurait pas dû, dans sa situation d’ambassadeur en disponibilité, quitter
le territoire français sans en aviser le Département. » Alexis se défendit
comme un beau diable. Le 24 juillet, selon sa propre chronologie de l’affaire, il avait envoyé une « petite note pour Pétain et Laval » chez une
connaissance commune ; le 29 juillet, il fit câbler par Saint-Quentin une
nouvelle argumentation, juridique et morale : « Péniblement surpris de
l’appréciation d’après laquelle il n’aurait pas dû quitter le territoire français
sans aviser le Département », il contestait l’existence de cette réglementation. Mais il invoquait également sa « conscience de ne déserter aucune
obligation morale » en se référant habilement au conflit qui l’avait opposé
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à Reynaud, que le nouveau régime ne tenait pas en odeur de sainteté :
« Quant au souci que le ministre pouvait alors garder de sa présence,
M. Alexis Léger, dont l’éloignement du Quai d’Orsay était de fraı̂che date
(19 mai), pouvait se croire à bon droit dispensé de s’en enquérir, après le
traitement particulièrement désobligeant qui lui avait été personnellement
réservé par le même ministre (Paul Reynaud). »
Le 31 juillet, empêtré dans ce combat deux fois vain, parce que l’arbitrage juridique était biaisé par des considérations politiques et personnelles
(Baudouin détestait l’ancien secrétaire général, dont il avait longtemps
guigné le poste), et qu’un improbable succès lui aurait été moralement
préjudiciable, Alexis adressa une nouvelle lettre à Laval, et une autre à
Pétain « chez Leroy-Beaulieu ». Le 30 juillet, Baudouin réclama à SaintQuentin des informations supplémentaires pour instruire le dossier :
« Quand M. Alexis Léger est arrivé à New York, d’où il venait, quand
il est reparti et quelle est son adresse actuelle ? » Saint-Quentin transmit
l’ensemble des pièces. Alexis demanda à nouveau qu’on voulût bien « à
titre privé, faire part de ces indications à M. le Maréchal Pétain », dont il
espérait la mansuétude, en souvenir de leur collaboration passée. Mais
l’hostilité de Baudouin était plus grande que l’indulgence du maréchal.
Début septembre, devant le docteur Louis-Pasteur, Vallery-Radot, qui
s’entremettait pour trouver à Marthe de Fels un moyen de visiter Alexis
en Amérique, le ministre des Affaires étrangères ricana que ce voyage serait
superflu : « M. Léger va revenir car je veux qu’il passe devant la Haute
Cour de Riom... » Marthe activa ses réseaux politico-mondains ; fin septembre, elle atteignit Raphaël Alibert, garde des Sceaux et proche de
Pétain. Mais le 29 septembre, Baudouin, « un sourire féroce » ruina les
espérances d’Henri Hoppenot avec : « Dans quatre ou cinq jours, il aura
perdu sa nationalité. » Alexis tenta une ultime démarche auprès du chef de
l’État. Il lui adressa « une lettre particulière », « le 2 octobre, par l’entremise
de M. de Saint-Quentin ». Il y expliquait qu’il avait différé son projet de
passer « aux Antilles françaises », ce qui l’aurait ramené sur le territoire
national, par son souci d’« échapper à toute équivoque, à un moment où les
informations de presse américaine laissaient planer beaucoup de confusion, tant
sur la situation intérieure de ces ı̂les que sur les difficultés internationales
évoquées à leur sujet ». L’argument était habile : les Antilles françaises
avaient empoisonné les relations entre Vichy et Washington pendant l’été
1940, l’administration américaine craignant que les Allemands n’y établissent des bases militaires, en dépit de l’orthodoxie pétainiste de l’amiral
Robert, qui y exerçait les fonctions de haut-commissaire.
Peine perdue. Le 29 octobre, Alexis fut dénationalisé. Le maréchal avait
été sensible aux démarches en faveur de l’ancien secrétaire général, mais il
s’était laissé emporter par ses ennemis : « La dénationalisation de Léger a
produit de la stupeur au ministère, observait Hélène Hoppenot. Le maréchal a résisté, puis comme d’habitude a cédé. » Au début de l’année 1941,
Saint-Quentin représenta au ménage Hoppenot la souffrance d’Alexis qui
ne trouvait pas la sanction insignifiante en dépit de son origine : « La
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mesure dont il a été l’objet, que personne ne prévoyait et que je n’ai
entendu personne défendre, l’a profondément affecté, plus peut-être qu’il
ne convient, car elle est marquée, comme toute notre vie nationale, du
signe de l’improvisation et du provisoire. » Alexis ne l’entendait pas ainsi ;
ses ennemis non plus, qui se réjouissaient d’une sanction qui leur semblait
expiatoire. Au lendemain de l’annonce, le cardinal Baudrillart enregistra
avec satisfaction la « nouvelle liste de déchus de la nationalité française,
dont le trop fameux secrétaire général du ministère des Affaires étrangères,
Alexis Léger, le plus coupable ».
Signe qu’Alexis était demeuré en retrait de toute activité politique en
Amérique, Gaston Henry-Haye, le nouvel ambassadeur, tout dévoué qu’il
fût à Pierre Laval, voulut bien transmettre la protestation d’Alexis, avec
celle de René Clair, son attitude « ayant été correcte à l’égard du gouvernement depuis [son] arrivée aux États-Unis ». Le 16 février 1941, au terme
d’un long rapport sur les activités gaullistes aux États-Unis, Henry-Haye
lui décernait toujours un brevet de neutralité, sinon de loyalisme à la
France de Vichy : « M. Alexis Léger, qui a trouvé un emploi à la bibliothèque du Congrès comme chef de la section française, reste à l’écart de
toute activité gouvernementale. »
Le 5 novembre 1940, Alexis envoya au garde des Sceaux une très longue
note (treize pages) à l’appui de sa demande de révision. Il y posait en
véritable ami de l’Allemagne. Si son départ s’expliquait par la crainte de
subir des représailles de la « police allemande », elles ne se justifiaient pas
à l’encontre du plus authentique et persévérant artisan du « rapprochement
franco-allemand (sept ans de cabinet Aristide Briand, accords de Locarno,
voyage de M. Laval à Berlin, entrevue Laval-Goering à Cracovie, accords
économiques franco-allemands, conférence de Munich, où M. Léger était seul
négociateur français auprès du chef du gouvernement français, négociateur de
la Déclaration franco-allemande du 6 décembre 1938 et conversations francoallemandes du 6 décembre 1938 et conversations Bonnet-Ribbentrop à
Paris) ». C’était l’unique passage politique d’une plaidoirie essentiellement
juridique.
Plus tard, Alexis sut transfigurer à sa façon ces longues manœuvres. Sa
mémoire se fit sélective, évoquant la note d’essence juridique, et jamais sa
lettre à Pétain. Il donna à ses démarches l’apparence d’une contestation
strictement technique, sans portée politique. Il les justifia, enfin, par la
nécessité de préserver les femmes dont il avait charge à Paris, et qu’il ne
voulait pas exposer aux mesures de rétorsion financières du régime de
Vichy. Mais il comprit progressivement que Pétain l’avait servi aux ÉtatsUnis, en le consacrant à bon compte martyr de son régime arbitraire. Le
27 juin 1941, il rédigea un long message à l’attention d’un aimable messager, qui le récita à Marthe, de l’autre côté de l’Atlantique. Il délivrait la
nouvelle signification à prêter à ses manœuvres : « La protestation de principe et la requête en révision formulées par Alexis tendaient essentiellement
à un double but : 1) établir moralement qu’il n’acceptait pas, comme
Français, la perte illégale de sa nationalité ; 2) fournir pratiquement une
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base aux démarches entreprises pour la dissociation du sort de sa mère et
l’obtention en sa faveur d’une libération partielle des biens confisqués.
Pour lui-même, Alexis n’attendait ni ne souhaitait rien. Sa requête a été
volontairement rédigée en la forme juridique, la plus abstraite possible. Il
n’a rien à regretter : dans les circonstances actuelles, et plus encore de
demain, en Amérique l’iniquité des mesures prises contre lui est aussi favorable qu’elle est préjudiciable à ses auteurs 9. »
Mais Alexis ne pouvait pas douter que l’affaire laisserait des traces. Elle
ne compta probablement pas pour rien dans sa réticence à revenir en
France, après guerre. Paul Reynaud l’attaqua sur ce terrain. Alexis ne
répondit pas ; comment l’aurait-il pu : « Lorsque, l’automne venu, Pétain
lui semble avoir consolidé sa dictature, M. Léger prend ouvertement parti.
Par le canal de notre ambassade à Washington, il adresse une copieuse
supplique à Pétain pour lui demander l’aman. Il y tente de se faire pardonner son départ, en se présentant comme ma victime. Il ajoute que, libéré,
de ce fait, de toute attache administrative, il était parti dans le dessein
d’utiliser cette période de loisir forcé pour aller retrouver les siens à la
Guadeloupe. En conclusion, il offre ses services à Pétain. » Beaucoup plus
tard, après la mort du poète, Étienne de Crouy-Chanel indiqua d’une
annotation lapidaire, à destination du personnel de la Fondation SaintJohn Perse, ce qu’il pouvait y avoir d’embarrassant à communiquer les
documents relatifs à ces démarches de l’année 1940. Il n’est pas exclu
qu’un brouillon des lettres à Pétain repose quelque part dans les archives
de la fondation dédiée à la mémoire de Saint-John Perse.
L’échec de ses démarches libéra l’exilé. Pour ne pas empiéter sur l’ambassade de Saint-Quentin, qui se termina à Washington à la fin du mois
d’août 1940, Alexis était d’abord demeuré à New York. Le 4 septembre,
il expliqua à Lilita sa répugnance à se mêler aux circuits de la capitale
fédérale, non sans admettre que tel avait été son dessein initial : « Je vis
seul à New York, hors du milieu français et ma solitude est telle que je
voudrais disparaı̂tre sans laisser la moindre trace à la surface de cet abı̂me
où j’ai volontairement plongé. » Il n’y aurait pas à beaucoup forcer les mots
pour faire avouer à ces lignes qu’Alexis voulait disparaı̂tre dans l’Abı̂me où
s’était engloutie la France, pour reprendre le titre de l’ouvrage que JeanBaptiste Duroselle a consacré à ces années sombres. Mais Alexis n’était pas
homme à avouer ses faiblesses. Assommé par la défaite, éloigné du parti
de l’armistice par le régime de Vichy lui-même, il se réservait.
L’essentiel, pour Alexis, était de se démarquer de l’esprit partisan des
Français d’Amérique, qui se constituaient en clans antagonistes, dont
chacun versait à son tour dans des querelles intestines : Henry-Haye et
Chautemps chez les maréchalistes, le parfumeur Jacques de Sieyès et le
diplomate Maurice Garreau-Dombasle chez les gaullistes, sans compter
l’archipel des non-alignés, initialement majoritaire. Devant Georges
Bidault, en 1945, Alexis justifia sa distance à l’égard du gaullisme par la
règle qu’il s’était assignée de « ne jamais sacrifier [sa] figure ». Il expliquait
« la méprise des Français » à son égard par son refus du « sacrifice de [sa]
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
position morale ». Sa prudence révélait son espoir de rejouer un rôle de
premier plan, en dépit des tentations de « désertion » avouées devant Lilita.
Il se tenait à l’écart des publications rivales, Pour la Victoire de Geneviève
Tabouis et Henry de Kérillis, France-Amérique des gaullistes orthodoxes.
Il n’appartenait à aucune des organisations des Français d’Amérique,
France for Ever, le Fighting French Relief Committee, le Franco-American
Club. Il ne prenait la parole dans aucune université, et surtout pas à l’École
libre des hautes études, institution improvisée par les exilés français à
New York, qu’il jugeait inopportune en période de vacance de la France
légale.
Alexis distillait quelques jugements à des interlocuteurs choisis. En
novembre 1940, devant Casey, il se réjouit du choix de l’amiral William
D. Leahy pour représenter les États-Unis en France, sans méconnaı̂tre le
risque que Laval et sa clique ne l’interprétassent devant l’opinion française
comme une caution de la politique de coopération avec l’Allemagne
– Alexis ne disait pas encore collaboration. Ce marin respecté entretenait
des relations de confiance et d’estime avec Roosevelt et ignorait tout des
affaires françaises. Arrivé à Paris le 7 janvier 1941, il avait reçu une
formation rapide au Département d’État, à la fin de l’année 1940. Avec
Henry-Haye et Chautemps, Alexis compta parmi les Français qui briefèrent l’amiral. Ainsi conseillé, l’ambassadeur partit avec un préjugé favorable à l’endroit de Pétain, qui se renforça à son contact. Alexis s’était
également prononcé devant l’amiral sur Gaston Henry-Haye, le parlementaire antisémite choisi par Laval pour représenter le régime de Vichy à
Washington. Il avait eu ce jugement d’une ambivalence presque énigmatique à force de prudence : « Le gouvernement de Vichy a été d’une honnêteté irréprochable avec le gouvernement américain en envoyant M. HenryHaye pour le représenter. Cet homme incarne l’ensemble des tendances,
des idéaux et des méthodes de travail de son gouvernement. »
Alexis voyait de temps à autre le sous-secrétaire d’État (assistant secretary)
Adolf Berle, qui finit, beaucoup plus tard, par se lasser des informations
orientées de l’ancien diplomate, comme de tous ces Français qui réglaient
leurs comptes par le biais de son administration. Informé à l’été 1941 de
l’aide que sollicitait le général Weygand pour l’Afrique française, dont il
avait la responsabilité, Alexis délivra des conseils qui ne furent pas sans
effet sur la politique américaine. Il encouragea l’interventionnisme des
Américains dans l’empire français et leur servit d’alibi, alors que les Anglais
leur reprochaient trop de complaisance envers un général français qui
n’avait pas rallié le leur. Neville Butler, de l’ambassade britannique à
Washington, expliqua aux diplomates américains que l’Angleterre ne voyait
pas Weygand, ni sa politique, d’un aussi bon œil qu’eux ; Adolf Berle lui
répondit qu’il voulait bien reconnaı̂tre que les relations avec les autorités
françaises au Maroc étaient problématiques, mais il défendit le principe
d’une collaboration flexible et réversible, fort de l’autorité de l’ancien secrétaire général français : « D’après M. Léger, l’offre d’une aide américaine
testerait les intentions de Weygand selon qu’il réclamerait des munitions
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Le duel Léger-de Gaulle (I)
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ou des vivres. » Alexis avait déjà servi cet argumentaire à l’Australien
Casey : « La meilleure ligne de conduite pour les États-Unis consiste à
établir des relations commerciales avec l’Afrique du Nord et à fournir des
biens de première nécessité pour voir où cela mènerait, sans avoir à parler
politique avec Weygand 10. » En plaidant la cause de Weygand, comme il
l’avait fait pour Pétain, Alexis savait qu’il freinait la pénétration du gaullisme en Afrique et les progrès de sa reconnaissance en Amérique.
Pendant les six premiers mois de son séjour, Alexis n’avait pas eu accès,
sinon épisodiquement, aux cercles du pouvoir à Washington. Ses rencontres avec des officiels, comme l’amiral Leahy, s’étaient trouvées compliquées par sa résidence à New York. Il s’en était plaint, en décembre 1940,
à la femme de l’Attorney general Francis Biddle, qui joua bientôt un rôle
considérable dans sa vie. Katherine Biddle, née Chapin, lui était vaguement
familière, comme demi-sœur de la princesse de Bassiano. Il lui devait ses
premières relations américaines, dont il avait sollicité subtilement les
coordonnées. C’est par son intermédiaire qu’il reçut l’offre d’Archibald
MacLeish. Le poète américain, admirateur de Saint-John Perse, et directeur
de la bibliothèque du Congrès, lui tailla sur mesure un poste de conseiller
pour la littérature française, ce qui tira Alexis d’un profond embarras et
lui permit de s’établir à Washington. À Louise Weiss, qui était de passage
à New York, il avait laissé un petit mot qui témoigne incidemment de ses
difficultés à s’employer dans un poste universitaire : « Infiniment navré et
confus de n’avoir même pu vous apporter à temps mes excuses d’un tel
retard. J’arrive à l’instant seulement de ce Columbia du diable, où je n’ai
même pas pu dégager quelque espoir. »
Avant son installation à Washington, au début de l’année 1941, Alexis
ne fit que de brèves apparitions dans la capitale fédérale. En décembre
1940, il fut l’invité d’honneur d’un déjeuner chez Robert Woods Bliss, un
diplomate francophile. Le chanteur lyrique Doda Conrad a laissé un récit
pittoresque d’Alexis, promené par le chauffeur des Bliss, sur les bords du
Potomac, imaginant la fin de vie heureuse de George Washington. À
New York, il faisait partie des invités qui honoraient les mardis de
Mme Hughes, avec Maritain, Saint-Exupéry ou Zweig. Cette nouvelle
existence mondaine le consolait de ne pas avoir été suivi par Marthe de
Fels, qui se languissait de ses nouvelles. Lilita Abreu ayant rejoint l’exilé,
la place d’égérie n’était plus libre. Marthe l’ignorait sans doute, qui multipliait les signes, et même les tentatives de sortie de France, pour atteindre
son amant. En juillet 1940, elle espérait encore le faire revenir en France ;
effrayé d’apprendre que son nom était évoqué parmi les accusés du procès
de Riom, Alexis n’entendait pas rentrer. Il découragea pareillement les
tentatives de Marthe de le rejoindre en Amérique ; il avait voulu s’en expliquer, avant d’y renoncer, en biffant ce passage du message oral porté à son
ancienne égérie : « Alexis supplie qu’on ne doute jamais de sa fidélité aux
seules raisons humaines qu’il ait encore de vivre et de lutter, du fond de sa
solitude, parmi les épreuves de toute sorte de l’exil. Si Alexis n’a pas cru pouvoir
prendre sur lui, moralement, d’encourager un projet de départ, c’est qu’il avait
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
en vue les risques de toute sorte pouvant résulter ultérieurement de l’évolution
américaine. » Il avait peut-être été refroidi par le mauvais tour que leur
avait joué Edmée de La Rochefoucauld, la sœur d’André de Fels, dont
s’amusa Louise Weiss :
La comtesse Marthe se languit de l’absence d’Alexis. Sa belle-sœur, la belle
Edmée, est venue la voir il y a quelque temps, très aimable et très empressée.
— Ma chère, je vois que vous allez fort bien.
— Je vais très bien en effet.
— Je vois que vous êtes fort belle aussi, que vous êtes élégante. Cette robe vous
va à ravir. En somme, il ne vous manque rien.
— Mais non, ma chérie, rien du tout.
— Ah comme cela me fait plaisir et comme je suis contente.
Trois jours après, la comtesse Marthe apprenait que sa belle-sœur était partie
pour l’Amérique et qu’elle y voyait sans doute Alexis auquel elle s’empresserait de
répéter ce dialogue.
La comtesse Marthe en étouffait de rage.
En avril 1943, après le départ de Lilita, Alexis revint opportunément
sur l’épisode du voyage avorté, devant Hélène Hoppenot, avec l’espoir,
sans doute, que Marthe en serait informée. Il justifiait le télégramme par
lequel il lui avait demandé d’annuler son voyage par la nécessité de demeurer irréprochable, puisque c’était le fondement de son influence en Amérique : « À force de patience et de démarches, elle avait réussi à obtenir les
visas nécessaires pour y pénétrer et l’autorisation de sortir légalement de
France. Il y a eu forcément, explique-t-il, des compromissions avec des
fonctionnaires et des hommes politiques à qui je ne veux rien devoir. La
position intransigeante que j’ai prise ici ne me permet pas d’accepter de la
voir ici. On n’y comprendrait plus rien et les efforts que j’ai faits seraient
anéantis. » Alexis ajouta à son récit quelques promesses de fidélité, qui
démontraient son espoir de conserver la première place dans le cœur de
Marthe. Mais Alexis avait trop tardé. Au dire de Violaine, la fille d’Henri
Hoppenot, « l’immense chagrin de sa séparation d’avec Léger se prolongea
pendant deux ans, jusqu’à ce que Marthe eût fait la connaissance de Robert
Oumier, directeur d’une usine de boyaux »... La tragédie finissait en vaudeville. Alexis se languissait de lettres qui n’arrivaient plus ; Marthe expliquait
qu’elle n’avait pas reçu son courrier faute d’être à Paris, qu’elle avait fui
par effroi de la Gestapo : « Elle ne pouvait lui dire qu’elle se trouvait entre
les bras de son amant », observait froidement Hélène Hoppenot.
Le besoin de ne pas donner de nouvelles, mais d’en recevoir, le sentiment de responsabilité impuissante, et démissionnaire, comme si l’amant
ou le fils de famille refusait d’assumer un lien avec la France qui lui rappelait sa part dans le désastre national, répétaient la situation des années
1916-1918, lorsque le jeune homme, loin du front, se faisait oublier en
Chine. Alexis se lamentait de son impuissance devant Lilita ou Katherine
Biddle : « Il est facile, pour un homme, d’accepter toute épreuve personnelle, de lui souhaiter même la bienvenue comme à l’étranger qui franchit
notre seuil ; mais comment supporter l’épreuve de ceux qui vous sont chers
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Le duel Léger-de Gaulle (I)
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et pour qui l’on ne peut rien ? La pire souffrance virile n’est-elle pas de
faire défaut ? »
Le 8 avril 1942, Hoppenot lui envoya des nouvelles de sa mère, datées
du mois de février : « Elle est très triste de n’avoir rien de lui. » De Montréal,
il reçut quelques semaines plus tard un mot transmis par André Ganem :
« Préviens Al. L. à sa bibliothèque, que sa mère se lamente d’être sans nouvelles.
S’il peut m’envoyer ici, quelques lignes, elles deviendront une “carte familiale” 11. » Hoppenot, malgré toute sa dévotion, ne pouvait retenir de
légères remontrances : « Ne voulez-vous pas lui confier par moi un message ?
Je crois que c’est la plus grande joie que vous puissiez faire à votre mère. » De
son côté, le fils chéri recevait de tous les côtés des lettres de sa mère, même
s’il se plaignait du contraire.
Alexis manifestait la même ambivalence à l’égard de la chose publique.
Il faisait tout pour se constituer une autorité, mais il se réservait, inquiet
de la compromettre dans un parti. Un réflexe de commis de l’État le
prévenait de s’engager publiquement. Il avait accepté disait-il à ses amis,
« le poste assez mal rémunéré mais très honorable de conseiller pour les
lettres françaises à la Library of Congress » pour se rapprocher des milieux
dirigeants, à Washington. Il indiquait fièrement à ses visiteurs la modestie
de son salaire, quelque deux cents ou deux cent cinquante dollars, l’équivalent, disait-il, d’une dactylographe. Il ajoutait qu’il était payé sur fonds
privés, ce qui garantissait son indépendance à l’égard du gouvernement
américain. Il fit valoir l’argument à Bidault, après guerre, pour se défaire
du soupçon d’avoir été l’homme des Américains. De ses années au secrétariat général, Alexis se souvenait du prix de l’intégrité matérielle, pour qui
prétendait aux certificats d’intégrité morale. Il faisait de la précarité de son
emploi et de sa vie matérielle le drapeau de son indépendance et de la
pureté de son engagement politique.
Devant Hélène Hoppenot, en avril 1943, Alexis exagérait même la difficulté de sa vie, oubliant les vacances et les week-ends passés dans les résidences fastueuses de ses riches amis démocrates : « Pour la première fois
depuis que je le connais, il m’a fait part des difficultés matérielles de sa vie :
il gagne à sa librairie du Congrès si peu d’argent qu’il doit compter chaque
dollar et ne peut se rendre à New York s’il le désire. L’année dernière, au
prix de longs calculs [...], il a dû s’absenter pendant un mois pour raison
de santé, le climat humide de Washington lui convenant mal. » À son
arrivée à Washington, au début de l’année 1941, Alexis avait profité de
l’hospitalité des Bliss, qui avaient mis à sa disposition un pavillon situé
dans leur somptueuse propriété de Dumberton Oaks. Il avait été fort
dépité d’être mis à la porte de cette résidence arborée, qui côtoyait sereinement un cimetière. Le 15 juin 1941, il s’en plaignait à Lilita : « J’ai été
infiniment déconcerté d’apprendre que je devais restituer mon pavillon
pour la rentrée de septembre. On ne me l’avait jamais laissé prévoir et on
ne m’offre aucune possibilité d’arrangement. On met tant d’empressement
à m’aider dans mes recherches de nouveau logement que l’on semble souhaiter mon départ avant la fin d’août. » Alexis se vengea de la trop brève
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
hospitalité des Bliss par une moquerie dissimulée dans le Poème à l’Étrangère, qui célébrait sa vie d’exilé aux côtés de Lilita ; il s’en amusa avec
Hélène Hoppenot : « “Les maı̂tres un soir s’en furent épouvantés d’un
parfum de sépulcre.” En écrivant cela, me dit-il avec un regard dont la
malice rappelle celle de Claudel, je pensais aux pauvres Bliss ! Je suis sûr
qu’ils n’auront pas lu mon poème ou que, s’ils l’ont lu, ils ne se seront pas
reconnus. Et c’est leur faire bien de l’honneur. Ce n’est que le fisc qui a
obligé les Bliss à s’enfuir, comme il dit, de Dumbarton Oaks, le fisc et
non les morts. »
Alexis vivait avec un sentiment de précarité ; qu’il fût malade, et son
fragile équilibre était ruiné. Arrivée en Amérique au début de l’année 1943,
Hélène Hoppenot lui offrit ses services de garde-malade, lorsqu’une grippe
le cloua au lit. Alexis se plaignit à Hélène d’être seul et de ne pas savoir
où trouver un médecin :
— Voulez-vous que je vienne ? dis-je en m’attendant à un refus.
— Cela ne vous dérange pas ? Oh, oui, je le veux bien.
Je le trouve dans son lit, dolent, docile comme un enfant, transpirant sous
de nombreuses couvertures, enveloppé en plus dans une robe de chambre de
laine. [...] À Paris, sa mère et ses deux sœurs s’empressaient autour de lui
ainsi que Pasteur Valéry Radot. Les temps ont changé et ici une négresse
vient deux heures le matin faire son ménage, ensuite il est livré à lui-même.
Ayant été habitué à ce que tout fût prêt en rentrant dans sa maison après le
travail du ministère, il est décontenancé par des problèmes matériels qu’il n’a
jamais soupçonnés ; en fait de cuisine il a appris à faire des nouilles et, quand
il oublie de les préparer, il se rend au restaurant chinois de la Wisconsin
Avenue, à cinq minutes de chez lui. [...]
— Si je dois aller à l’hôpital, fait-il, je me jette par la fenêtre ! Il a des
sanglots dans la voix.
— Tant que je serai là, lui dis-je, vous n’irez pas à l’hôpital.
Quelques jours plus tard Alexis se montra autrement viril devant Lilita,
aux risques de la contradiction et de l’ingratitude : « Dans l’aggravation de
mon état, j’ai fini par céder à une petite manœuvre du médecin, qui a
abouti à ce que j’appréhendais le plus : l’intrusion amicale des Hoppenot.
[...] Hélène Hoppenot s’est naturellement, peu à peu, emparée de la
conduite de toutes les opérations (ma négresse étant elle-même grippée).
Elle l’a d’ailleurs fait méthodiquement et efficacement, et j’ai été, bien que
tardivement, assez bien soigné pour éviter finalement l’hôpital. » Hélène
n’était pas dupe de la comédie du malade qu’elle surprit après que le
médecin eut conseillé de laisser la grippe suivre son cours : « Ce n’est pas
du goût de Léger qui, en cachette, absorbe des drogues tout en faisant
profession de ne “jamais rien prendre et laisser agir la nature”. »
C’est ainsi qu’Alexis arriva à Washington, sans grande influence, mais
avec une réputation de fière indépendance qui en constitua le fondement.
Au début de l’année 1942, l’Anglais Ronald Campbell, nommé conseiller
à l’ambassade de Washington, rapporta au Foreign Office qu’Alexis ne
souhaitait pas demander d’audience à Roosevelt « parce que sa force tenait
à sa position morale d’indépendance et d’abstention 12 ». Raoul Aglion, le
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Le duel Léger-de Gaulle (I)
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représentant du général de Gaulle à New York, a parfaitement résumé
l’image qu’il voulait produire, et son heureux effet sur les milieux officiels
américains : « Ne faisant partie d’aucun groupe politique, ni gaulliste ni
pétainiste, il était en dehors et au-dessus de la mêlée. C’était, pensait Roosevelt, le seul Français en qui il pût avoir confiance en raison de son
impartialité et de sa vaste expérience des problèmes diplomatiques. [...] Il
était pour Roosevelt le conseiller idéal, indépendant, discret et connaissant
tous les problèmes de la France et de l’Europe. »
Mais Raoul Aglion s’exagérait l’influence de ce conseiller occulte, pour
mieux exonérer les gaullistes d’Amérique de leurs propres erreurs.
Ne pas rallier de Gaulle
De tous les grands serviteurs de l’État, les diplomates ont été parmi les
plus réticents à rejoindre de Gaulle. Sa qualité de militaire, son sens de
l’histoire, du tragique et de la démesure, sa folle impudence et même sa
violence, tout cela les tenait à distance. Corbin, Saint-Quentin, Cambon,
les diplomates que la guerre surprit à Londres ou Washington, brisés par
la défaite, plus ou moins hostiles à l’armistice, nettement désabusés de
Vichy, prirent leurs distances avec le nouveau régime sans rallier le général
pour autant. Pourquoi Alexis, qui s’était fait le parangon de la culture du
Quai d’Orsay, faite de prudence, de litote et de juridisme, aurait-il dérogé
à cette tendance, lui qui, encore jeune, et au sommet de l’administration,
avait le plus à perdre d’un ralliement hasardeux ?
Certain que l’Amérique déciderait du jeu français après guerre, son attitude face au gaullisme correspondait à celle du Département d’État :
méfiance et prudence. Il ne souhaitait pas que, sous la pression anglaise,
le général de Gaulle fût reconnu aux États-Unis autrement qu’en chef de
guerre. Il ne voulait pas lui concéder une once de sa propre légitimité en
Amérique en le représentant à Washington, ni lui laisser les premiers rôles
en le secondant à Londres.
Les premiers gaullistes d’Amérique constituaient un véritable panier de
crabes. C’est ainsi qu’ils se représentaient eux-mêmes et les autorités américaines ne les voyaient pas autrement. C’était la conséquence inévitable de
la variété de leurs origines, de leurs idéaux et de leurs motivations, à quoi
s’ajoutait une vision brouillée par la distance de la personne même du
général de Gaulle, dans lequel chacun reconnaissait ses propres désirs. Le
16 mai 1941, de Gaulle avait commandé à René Pleven, proche de Jean
Monnet et parmi les premiers ralliés de Londres, d’instituer une représentation de la France libre à Washington, en vue d’établir des relations permanentes avec le Département d’État. L’ancien secrétaire général parut à
l’optimiste breton le candidat idéal pour prendre la tête de la délégation.
Ce n’était peut-être pas l’avis du général. Mais Alexis, emporté par son
entreprise de séduction tous azimuts, n’avait-il pas lui-même laissé
entendre à Pertinax, à peine arrivé à New York, qu’il était « tout acquis »
à de Gaulle ? Au dire de Raoul Aglion, délégué de la France libre à
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
New York, Pleven essuya un net refus d’Alexis, comme d’ailleurs de Maritain et de Monnet, les autres têtes de liste pressenties. Souscrivant à l’appel
aux armes du général et à son refus de l’armistice, Alexis s’opposa à la
prétention du général de Gaulle à former un gouvernement, en expliquant
qu’« il n’accepterait de mandat de la Résistance que lorsqu’un comité de
salut public présidé par Lebrun, président de République, ou par Herriot,
président de la Chambre, ou encore par Jeanneney, président du Sénat,
serait formé ».
Alexis était assez diplomate pour enrober son refus de protestations de
sympathie ; elles persuadèrent Pleven d’écrire à de Gaulle que « ses idées
[étaient] très près des [leurs] ». En juillet, il ajouta qu’Alexis se « rapprochait de la France libre ». Élisabeth de Miribel, pionnière du gaullisme,
partageait cet optimisme. Pleven s’était rabattu sur Étienne Boegner,
homme d’affaires, fils du pasteur, et frère d’un diplomate alors en poste
au Proche-Orient. Boegner accepta de prendre la tête de la future délégation. Alexis le connaissait suffisamment pour s’employer aussitôt à l’alerter
contre de Gaulle. Adrien Tixier, haut fonctionnaire du Bureau international du travail, ancien collaborateur d’Albert Thomas, et par là également
familier d’Alexis, accepta également l’offre de Pleven, non sans réticences.
Roussy de Sales enfin, journaliste et écrivain de mère américaine, accepta
de se ranger derrière Boegner, qu’il respectait, malgré le scepticisme que
lui inspirait de Gaulle. Avec Sieyès et Aglion, parmi les premiers gaullistes
d’Amérique, Pleven avait ainsi constitué une délégation de cinq membres,
pour laquelle il obtint du Département d’État quelques privilèges diplomatiques, valise, chiffre et exemption de l’Alien Registration Act, qui réglait le
sort des étrangers. Pleven voulut y adjoindre un Comité national français
consultatif, qui aurait relayé son action. Il reprit son bâton de pèlerin, et
recommença à gravir un inaccessible sommet de prudence en sollicitant de
l’ancien secrétaire général qu’il en acceptât la présidence. Alexis lui opposa
le même refus.
Au même moment, Neville Butler, de l’ambassade d’Angleterre à
Washington, s’informa auprès de Pleven du résultat de ses sondages. Sa
réaction au nom de Léger prouve que le crédit considérable que l’ancien
secrétaire général conservait auprès des Anglais était déjà voilé par un certain ressentiment. Alexis apparaissait à Butler presque trop éminent pour
ce rôle de représentation. Il en parlait comme s’il craignait que ce choix
fût interprété comme une façon de brusquer les Américains en chassant
sur leurs terres. Pour expliquer sa réserve, Butler expliqua qu’il aurait préféré un homme jeune, intègre et de bon standing, sans être de tout premier
plan, comme Alexis 13.
L’opportunité de rallier Alexis à la France libre partageait le Foreign
Office. Un premier commentateur ne trouva pas très claires les réticences
de Butler : pourquoi se priver d’un personnage aussi éminent ? Un autre
diplomate, qui mêlait déjà à sa considération une pointe de regret, sinon
d’amertume, estimait qu’Alexis ferait très bien l’affaire à Washington, mais
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Le duel Léger-de Gaulle (I)
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qu’il serait encore mieux employé comme « ministre des Affaires étrangères » à Carlton Gardens. Aussi bien, ajoutait-il, il ne voyait pas qu’Alexis
ne se fût jamais déclaré pour de Gaulle ; il continuait à se planquer aux
États-Unis (« He is still lying low in the U.S. »).
De Gaulle avalisa les démarches de Pleven, et transféra seulement la
direction de la délégation de Boegner à Tixier ; il espérait rallier par là les
syndicats, mimant la décision de Roosevelt qui avait fait de John Vynant,
l’homologue de Tixier au BIT, son ambassadeur à Londres. Pleven parti,
les cinq délégués se réunirent régulièrement chez Roussy de Sales, pour
constater qu’à l’exception de Sieyès, ils ignoraient tout de l’homme qu’ils
représentaient. Au souvenir d’Aglion, « Boegner offrit d’aller à Londres
afin d’avoir lui-même un entretien avec le général et de lui demander
franchement quels étaient ses buts d’après guerre ». Avant de partir, il se
fit chapitrer par Alexis : « Mon cher, soyez patient ; si de Gaulle ne s’entend pas avec vous, il ne s’entendra avec personne. » Aglion assure qu’il
avait ajouté : « En dépit de tout ce que nous pouvons penser, n’oubliez
pas qu’il est à l’actif de notre pays. » Le 28 mai 1942, Boegner fut reçu par
de Gaulle, sans pouvoir faire montre de la patience promise ; le résultat
fut calamiteux, mais sans influence sur la réponse d’Alexis à la première
demande que de Gaulle lui avait faite de le rejoindre à Londres, dix jours
plus tôt : à cette date, il avait déjà répondu par la négative à la sollicitation.
L’explication par Boegner de ce refus constitua en revanche l’une des occasions de refroidir l’entretien avec le général.
La conversation prit d’emblée un mauvais tour. Boegner reproche à
de Gaulle de ne pas élargir sa représentation. De Gaulle réplique qu’il
n’aurait pas demandé mieux : « J’ai demandé à Léger et à Maritain de venir,
mais le State Department a fait pression sur eux pour qu’ils refusent. » Boegner
s’étrangle d’indignation : « Je sais pertinemment qu’aucune intervention défavorable n’a été faite auprès de M. Léger et de M. Maritain. Tous deux d’ailleurs m’ont autorisé à vous exprimer les raisons de leur réponse négative à votre
invitation. » C’est au tour du général de s’agacer : « Et que veulent-ils ? Je
suis la France et lorsque je demande qu’on vienne travailler avec moi il n’y a
qu’à venir. Il n’y a pas de raisons qui tiennent. » Boegner expose les raisons
de Maritain, de Gaulle le relance : « Et Léger ? » L’échange mérite une
longue citation :
— Monsieur Léger m’a dit de vous exprimer sa ferme volonté de servir
par tous ses moyens notre pays. À Washington où, sans chercher à jouer un
rôle personnel, il s’efforce cependant d’être utile, il suit étroitement votre
action, ayant à cœur de valoriser tout ce qui y est à l’actif de la France.
D’autant plus soucieux de votre bonne information sur les problèmes américains qu’il perçoit bien dans votre attitude l’influence de faits inexacts ou
mal représentés, il m’a lui-même recommandé un grand effort de patience
pour vous persuader des vérités dont il vous sent assez loin.
La petite leçon de diplomatie agaça le général. L’espèce d’examen de
passage que l’ancien secrétaire général lui fit subir à distance n’améliora
rien :
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
— Monsieur Léger m’a demandé de vous poser deux questions...
— Quoi ?
— Première question : monsieur Léger aimerait savoir si vous êtes sincèrement
attaché aux traditions démocratiques ?
— Je suis démocrate ! Je ne cesse de dire que je suis démocrate ! Tout le monde
me demande si je suis démocrate ! Je l’ai dit et redit : je suis démocrate ! J’en ai
assez, je ne le redirai plus !
— [...] La deuxième question de monsieur Léger est la suivante. Il s’inquiète
de voir que vous voulez faire venir monsieur Reynaud qui était devenu proallemand... Monsieur Léger a des raisons de penser que vos propres expériences
vous ont amené à la même conclusion. Silence du général. Long silence du
général 14 .
À cette époque, où Alexis subissait de nouvelles pressions britanniques
pour rallier le général, les propos rapportés par Boegner ne l’incitèrent pas
à fléchir. Roussy de Sales avait commenté vertement l’entretien Boegnerde Gaulle devant Alexis : « Le général est ce qu’on appelle un patriote, un
pur et un fanatique. C’est également un con. Rien ne m’irrite comme ceux
qui se haussent sur cette plate-forme facile. Il me semble qu’être français
va de soi 15. » Bref, Boegner et Sales, deux des cinq premiers délégués de
la France libre aux États-Unis, sortirent de l’épisode passionnément antigaullistes. Quant à Alexis, son hostilité instinctive devint raisonnée.
De Gaulle se serait volontiers passé des services d’Alexis. Mais Anthony
Eden l’avait averti de l’intention américaine de le marginaliser au sein de
son propre mouvement s’il ne l’élargissait pas. Le sous-secrétaire d’État
Sumner Welles l’avait annoncé à son homologue anglais, à la fin du mois
d’avril. Le général avait fait contre mauvaise fortune bon cœur, et c’est
pourquoi il avait sollicité le diplomate. Le 8 mai, Maurice Dejean apprit
à Charles Peake, qui représentait le gouvernement britannique auprès de
la France libre, que son propre poste de commissaire aux Affaires étrangères serait bientôt offert à Léger, dont il avait « de bonnes raisons de
penser » qu’il était décidé « à lier son sort à celui des Français libres ». On
lui offrirait dans un premier temps le poste de Tixier, à Washington, avant
qu’il ne rejoignı̂t Londres. Maurice Garreau-Dombasle ne cachait pas son
scepticisme, quoiqu’il fût pour partie à l’origine de la démarche. Conseiller
commercial à l’ambassade de France à Washington, il avait démissionné
dès la signature de l’armistice, et s’était spontanément offert au général
de Gaulle, sans le connaı̂tre ; Alexis l’aurait prévenu de le faire : « C’est
une sottise... Il faut composer. » De Londres, Garreau-Dombasle écrivit
à sa femme, demeurée en Californie, une lettre que les services anglais
interceptèrent. Daté du 29 mai, son long courrier avait été rédigé en plusieurs fois ; il l’avait commencé avant qu’Alexis n’ait décliné la sollicitation
gaulliste : « D’après un ami assez bien informé, on aurait fait des propositions
d’adhésion active à Alexis et à Maritain. Je doute fort qu’ils marchent – j’avais
négligemment dit à Dejean au début de mon séjour qu’il faudrait à Washington un homme connu, un général réputé ou un grand fonctionnaire comme
Alexis que l’on doublerait d’une équipe entraı̂née. Il m’avait demandé aussitôt :
“Croyez-vous qu’il accepterait ?” À quoi j’avais répondu évasivement que cela
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dépendrait de beaucoup de choses, de l’avis que lui donneraient les Américains
surtout 16. » Il confirmait par ailleurs le peu d’empressement de Dejean (que
l’intéressé n’avait pas dissimulé à Peake) à voir son poste offert à Alexis. Si
l’on suit Garreau-Dombasle, sans être enthousiaste, de Gaulle s’était
résigné à appeler Léger : « Je crois que le chef se rend compte qu’il s’est mis à
dos les deux pays dont le soutien lui est indispensable et que les tendances
provichyssoises de certains éléments au State Department auraient pu être
combattues plus efficacement par une politique exactement contraire à celle
poursuivie. »
Le 18 mai, de Gaulle télégraphia à Tixier de contacter Maritain pour
solliciter à nouveau son adhésion au Comité national ; il lui demanda
également de « transmettre à M. Alexis Léger le message personnel suivant » : Monsieur l’ambassadeur, je sais comment et avec quelle dignité
vous continuez à servir la France. D’autre part personne ne peut mesurer
mieux que vous le poids de la charge que je porte avec mes collaborateurs.
Ne croyez-vous pas qu’il serait conforme à l’intérêt national que vous
acceptiez de vous associer directement à notre effort dans des conditions
en rapport avec votre haute personnalité de grand serviteur de l’État ?
L’injustice commise naguère à votre égard fut, je le sais, l’un des plus
fâcheux résultats des mauvaises influences qui s’exerçaient sur le président
Reynaud et que j’ai eu moi-même à combattre par la suite sans réussir
hélas à en triompher. Je suis certain que vous pensez comme moi que le
présent et l’avenir de la France sont les seules choses qui comptent désormais. Veuillez noter que je serais très désireux que vous acceptiez de venir
conférer avec moi à Londres. Je vous prie d’agréer l’assurance de ma
haute considération. Général de Gaulle. » Il ajouta à l’intention de Tixier :
« Naturellement nous prendrions à notre compte les frais de voyage de
M. Jacques Maritain et de M. Alexis Léger. Je n’ai pas besoin de vous
recommander de tenir ces communications rigoureusement secrètes. »
Mieux valait en effet ne pas donner de publicité à la rebuffade qui était à
craindre ; elle arriva sans tarder, le 25 mai : « Mon général, je vous remercie
de la confiance que vous voulez bien me témoigner : elle m’assure de la
franchise avec laquelle je puis vous répondre. Si j’étais militaire, je serais
depuis longtemps avec vous, aux côtés des Alliés, dans l’action militaire
pour la libération de la France. Diplomate de métier, n’entendant assumer
que la direction d’une action diplomatique, je ne saurais m’associer à l’activité directrice du Comité de Londres sans accentuer encore, en apparence
comme en réalité, le caractère politique qu’on lui reproche. Ce serait inopportun pour le mouvement de la “France libre” ; ce serait contraire à la
conception que je me fais moi-même de son rôle. Cette certitude acquise,
je dois renoncer à me rendre à Londres : un déplacement sans suite pratique, c’est-à-dire sans engagement possible de ma part, ne manquerait pas
d’être mal interprété. »
Maı̂tre dans l’art de retourner les armes de son adversaire, Alexis regretta
devant Bidault, après guerre, que le message du général ait contenu « un
couplet contre Reynaud » ; esclave lucide de ses passions, il déplorait cet
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« appel à [ses] réflexes », qui n’était pas à la hauteur de l’enjeu. Alexis lâchait
le mot « cheap », qui renversait les valeurs de son adversaire, comme lui
hanté de grandeur. Il ajoutait que sa réponse (« Qu’il la publie ! ») affichait
une « pleine solidarité avec une seule réserve politique », tandis que Jacques
Maritain ne s’était pas donné la peine d’expliquer son refus, arguant oralement de ses obligations universitaires. Alexis justifiait son refus par son
patriotisme, plus pur que celui du général, qui acceptait d’être l’homme
de l’Angleterre, quand il n’était qu’au seul service de la France. Il expliqua
à Bidault avoir « reçu des télégrammes en même temps de Churchill et d’Eden
et d’Halifax » ; cette « pression anglaise sur de Gaulle (autant que sur [lui]) »
ne lui avait pas parue admissible. Ce fut l’occasion de mettre une pierre
dans le jardin de Massigli, son rival, qui hérita finalement du poste de
commissaire aux Affaires étrangères de la France libre : « Massigli m’a écrit
qu’il n’avait cédé qu’à la pression d’Eden. Je n’ai pas répondu. » C’était très
largement exagérer les propos de Massigli qui, en février 1943, avait
invoqué devant lui la pression anglaise parmi d’autres raisons de rallier la
France libre : « Une crise grave du “gaullisme” aurait les effets les plus dangereux sur un mouvement dont les Américains ne mesurent pas l’importance ; de
cette crise, l’Allemagne et les “collaborateurs” pourraient tirer un très dangereux
parti. Du côté anglais, d’autre part, on a beaucoup insisté pour que j’accepte
un poste qui me réserve à l’heure actuelle, je le sais fort bien, beaucoup de
déboires et peu de satisfaction. » *
La pression anglaise avait d’ailleurs probablement compté pour rien dans
le refus d’Alexis de rallier de Gaulle, puisqu’il n’avait reçu des mains
d’Halifax le télégramme d’Eden, daté du 20 mai 1942, que le 25 mai, jour
de sa réponse. Les Anglais avaient surtout agi a posteriori, dans l’espoir de
le faire changer d’avis ; Churchill lui adressa un message dans ce sens le
11 juin, après avoir pressé de Gaulle, la veille, d’élargir son Comité national et de « faire de nouveaux efforts en vue d’obtenir l’adhésion de
M. Léger ». Le climat détestable qui régnait entre les deux hommes, à la
suite de l’opération anglaise sur Madagascar, menée à l’insu du général,
s’était éclairci in extremis grâce à la victoire de Bir Hakeim. De Gaulle
assura à Churchill qu’« il serait très désireux de faire de Léger son commissaire des Affaires étrangères ». Churchill s’en réjouit, insistant sur sa
confiance dans le jugement politique de l’ancien secrétaire général. Le
compte rendu anglais de la conversation montre que Churchill avait
rudement reproché à de Gaulle le refus d’Alexis : « Il lui a dit qu’il ne
pouvait s’en prendre qu’à lui-même si des Français importants des ÉtatsUnis refusaient de le rejoindre. » Le Premier ministre britannique donnait
l’impression d’envier le poulain policé que les Américains avaient à leur
disposition, quand il devait composer avec les ruades du général. Le
compte rendu français de l’entretien reflétait l’optimisme (ou la mauvaise
foi) du camp gaulliste, qui percevait moins l’invitation à Léger comme une
* FSJP, lettre de René Manigli à Alexis Léger, le 12 février 1943 (datée par lapsus de
février 1942).
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obligation qu’un conseil amical de la part des Anglais. On retrouvait cet
écart dans les interprétations respectives du refus d’Alexis.
Maurice Garreau-Dombasle l’expliquait par de possibles pressions qu’il
aurait subies des Américains, de bien plus improbables conseils reçus des
Britanniques (le Foreign Office se désolait que la France libre nourrı̂t cette
hypothèse paranoı̈aque) mais aussi par « son manque de courage personnel ». De Gaulle expliquait également par ce souci de conservation de soi la
posture d’intégrité morale qu’Alexis adoptait pour se dérober. Le principal
intéressé avança évidemment d’autres raisons dans sa réponse écrite au
message de Churchill et devant les représentants du général de Gaulle en
Amérique. Il expliqua à Tixier que « la France libre aurait dû rester avant
tout un mouvement militaire ». La création du Comité national avait été
une erreur qu’il ne fallait pas aggraver « en développant les fonctions gouvernementales et diplomatiques du Comité », illégitime, n’ayant « pas reçu
de pouvoirs du peuple français ». Alexis ne croyait pas (il n’y était pas pour
rien) que le gouvernement américain le reconnaı̂trait « même en cas de
rupture avec Vichy ». Il prenait acte de « l’adhésion de certaines organisations de résistance française au général de Gaulle », mais il doutait de
leur représentativité, comme des orientations politiques du général. Ce
qui l’empêchait d’accepter « le seul poste » qu’il aurait pu envisager, « celui
de commissaire national aux Affaires étrangères ». Tixier terminait sur une
note plus prudente qu’optimiste, convaincu de l’influence d’Alexis sur
Sumner Welles : « Nous devons éviter à tout prix de rompre avec lui. »
À Churchill, qui l’enjoignait d’accepter « l’invitation de De Gaulle à
joindre le Comité national de la France libre », Alexis répondit le 28 juillet
que « la proposition en question, contrairement à ce qu’il semble croire,
ne lui [avait] jamais été faite par le général de Gaulle 17 ». C’était jouer sur
les mots, ou prêter beaucoup de machiavélisme à de Gaulle, qui l’aurait
invité à « venir conférer » avec lui à Londres dans l’espoir qu’il s’associât
« directement à [leur] effort », pour ne rien lui proposer de concret. Il avait
fallu plus d’un mois à Alexis pour répondre à la sollicitation du Premier
ministre anglais ; il s’en excusait en donnant plus de poids à sa réponse :
« Il en avait longuement pesé les termes. » En réalité, un mois plus tôt,
dans une longue discussion avec Halifax, il avait déjà ruiné tout espoir de
réponse positive. « Il aurait pu, disait-il, accepter de rejoindre de Gaulle
comme militaire, diplomate ou comme conseiller. Militaire, il ne l’était
point. Diplomate, il ne pouvait l’être, faute de mandat du peuple français.
Quant au rôle de conseiller, faute de familiarité ou de confiance mutuelle,
il ne pourrait être qu’un arbitre des différentes influences qui se partageaient l’entourage du général, avalisant des opinions ou des desseins qui
ne lui paraissaient pas heureux. En acceptant, il aurait trahi la confiance
du peuple français et des gouvernements américains et britanniques ; il ne
voulait pas, par ailleurs, occuper une fonction dans le Comité, qui l’aurait
assujetti aux gouvernements américains et britanniques. » Halifax ajouta
qu’il avait demandé au secrétaire d’État Cordell Hull de toucher un mot
à Léger de la sollicitation de Churchill, s’il en trouvait l’occasion. Hull
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avait accepté, sans cacher qu’il ne doutait pas de sa réponse négative. Il
n’y avait plus qu’à espérer, concluait Halifax, que Churchill saurait trouver
les mots pour convaincre Alexis lors de son prochain séjour aux ÉtatsUnis 18.
En réalité, la rencontre avait déjà eu lieu, six jours plus tôt, le 22 juin
1942, à la Maison-Blanche. C’était leur premier contact direct depuis le
1er janvier 1942, lorsqu’ils s’étaient rencontrés dans la foulée de la conférence d’Ottawa. Alexis n’a pas retranscrit l’entretien, mais il a conservé les
notes qu’il avait préparées en anglais pour qu’une maladresse linguistique
ne trahisse pas son argumentation : « De Gaulle ne m’a pas invité à joindre
le Comité national de la France libre, mais seulement à venir conférer avec
lui à Londres des conditions d’une coopération avec lui. Et, à la lumière d’un
télégramme de Eden à Halifax, ce que de Gaulle avait décidé de m’offrir était
une position de représentation diplomatique à Washington pour remplacer
Tixier 19. » Alexis n’entendait pas faire ses preuves dans un poste subalterne ; c’était peut-être le nœud du problème, que de Gaulle aurait pu
dénouer en offrant clairement et sans délai les Affaires étrangères. Mais le
voulait-il ? Pour le reste, Alexis servit à Churchill la même argumentation
qu’à Halifax. Tixier sut par l’ambassade britannique que Churchill avait
réfuté l’argument selon lequel la France libre devait demeurer un mouvement strictement militaire, sans prétendre incarner la souveraineté française. Tixier rapporta également l’obsédante exécration de Reynaud, qui
augmentait la défiance d’Alexis envers de Gaulle : « Il sait que vous
connaissez l’attitude réelle de Reynaud et est surpris du témoignage de
sympathie que vous lui avez donné dans la revue France libre. L’affaire
Reynaud joue un très important rôle dans la méfiance persistante de Léger
à votre endroit. »
Alexis pouvait bien dénier au cas Reynaud une quelconque influence
sur son antigaullisme, sur le vif ou, plus tard devant Georges Bidault, les
observateurs s’accordaient pour interpréter par là son animosité. En
novembre 1943, Hélène Hoppenot emboı̂tait le pas aux émissaires du
général revenus bredouilles : « Il semble que le retournement complet se
soit produit quand le général de Gaulle a prononcé une phrase aimable à
l’égard de Paul Reynaud, et la méfiance que Léger avait toujours éprouvée
pour le premier s’est transmuée en haine le jour où les gaullistes ont envisagé de faire évader de France l’ex-président du Conseil [...]. Pour Léger,
c’était la faute inexpiable : revaloriser son ennemi, c’était l’atteindre encore
et le frapper une fois de plus. »
Les différentes pressions que les représentants du général ou les personnalités qui lui étaient favorables exercèrent sur Alexis, de la fin du mois de
mai jusqu’à juillet 1942, n’y firent rien. L’entretien qu’on lui avait ménagé
avec Emmanuel d’Astier de la Vigerie, le chef du réseau Libération Sud,
de passage en Amérique, ne fit pas évoluer sa position. Ce ne fut pas
l’unique tentative. Alexis était bombardé de messages l’engageant à accepter l’offre de la France libre. Les conseils venaient de personnalités très
diverses et les arguments étaient souvent contradictoires. Pire, ils étaient
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parfois entourés de réserves, qui alimentaient les préventions d’Alexis. Le
médecin général Sicé, membre dès l’origine du Conseil de défense de l’Empire créé par de Gaulle à Brazzaville, le 27 octobre 1940, abreuvait l’ancien
secrétaire général de longues interpellations patriotiques. Mais ses invites
comminatoires à rejoindre de Gaulle s’accompagnaient de telles réticences
que ses efforts produisaient l’effet inverse de celui qu’il escomptait. Bientôt
refroidi par l’ambiance qu’il découvrait à Londres, Adolphe Sicé ne dissimulait pas, en juin, son espoir que la venue d’Alexis serve à corriger les
« idées arrêtées » antiaméricaines des gaullistes. À l’été 1943, Adolphe Sicé
ne lui demandait plus que de défendre les intérêts de la France à Washington, regrettant « l’“indépendance” accordée sur les instances de M. Pleven, par
le général de Gaulle, [son] mon avis en tant que membre du Conseil de l’Empire » au Levant (Syrie et Liban), repris aux forces vichyssoises.
Depuis sa geôle, Georges Mandel trouva le moyen de faire connaı̂tre
son avis à Alexis ; il l’avait transmis à Philippe Roques, son ancien attaché
parlementaire, seul autorisé à le visiter au fort du Portalet où Alexis avait
passé une saison de piou-piou (« Il occupait la deuxième chambre, à côté de
celle que j’ai occupée jeune homme »). Avec le message de Mandel, Roques
lui avait remis deux mémorandums dressant un tableau de la Résistance
intérieure affidée à de Gaulle. Mandel plaidait pour le général ; sa position
était « formelle » : « Vue de France, la situation aux yeux de l’opinion se
présente d’une façon simple : on est pour Vichy, pour la collaboration et la
dictature ; ou bien pour de Gaulle, pour les Alliés, pour la République. Dans
de telles périodes, cette simplicité de vues présente de grands avantages. Les
États-Unis auraient tort de ne pas s’en rendre compte. » Las ! L’un des mémorandums qui appelaient tous les patriotes à se rallier au symbole du général
de Gaulle enregistrait la caution de Reynaud ; Philippe Roques commit
une fameuse maladresse en lui mettant sous les yeux l’allégeance du responsable de sa chute qui proclamait qu’« il se considérait jusqu’à la victoire
comme un simple soldat du général de Gaulle ».
Outre les visites régulières de Tixier, Alexis reçut plusieurs personnalités
mandatées par de Gaulle. L’ancien diplomate les recevait si courtoisement,
et avec un tel désir d’entrer dans leurs vues, qu’ils repartaient généralement
avec la conviction qu’il n’était pas perdu pour la cause. Le 10 juin 1942,
le colonel Pierre de Chevigné, qui dirigeait la mission militaire gaulliste à
Washington, fut longuement reçu par Alexis dans son modeste appartement de deux pièces. Le télégramme très détaillé que le militaire envoya à
de Gaulle montre que l’ancien diplomate conservait des capacités de séduction intactes. Pierre de Chevigné commençait par ce constat, en forme de
bilan, qui balayait toutes les manifestations de scepticisme, sinon d’hostilité, qui avaient été celles d’Alexis jusqu’alors : « Il me paraı̂t très sympathisant envers la France libre et son chef. » Illusionné par la subtile dialectique
d’Alexis, dont la courtoisie confinait parfois à l’hypocrisie, Pierre de Chevigné ne devinait pas la perfidie derrière l’assentiment, ni la condamnation
derrière l’avertissement.
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Lorsque l’ancien secrétaire général indiqua son attachement à « certains
grands principes tels que la libre expression de la volonté nationale et la
liberté de l’individu », sans afficher de préférence pour les « formes du
régime », dont il assurait « se moquer pas mal », le militaire se sentit autorisé à conclure qu’il était inexact que le diplomate ait contre le gaullisme
« des préventions d’ordre politique ». Il ne voyait pas qu’Alexis s’employait,
selon son habitude, à mettre à l’aise son interlocuteur, dont il imaginait
que son nom, sa formation de saint-cyrien et son mandat gaulliste ne le
portaient pas à glorifier les mœurs politiques de la IIIe République. Pierre
de Chevigné ignorait peut-être qu’Alexis s’était toujours prévalu de son
attachement au régime républicain, qu’il ne séparait pas du service de la
France ; il se laissa abuser par ses ambiguı̈tés, qu’il interpréta dans le sens
qui lui convenait : « J’ai entendu dire aux États-Unis que M. Léger n’était
pas dans la France libre en raison de sa méfiance envers les tendances
politiques de son chef. À moins que M. Léger ne m’ait menti, ce dont je
doute, ceci est faux. M. Léger m’a bien dit : “Je me suis parfois posé la
question de savoir si le général de Gaulle était attaché à ces principes.”
Mais il m’a dit ceci comme un homme qui avait conclu pour lui-même
par l’affirmative. »
Le colonel de Chevigné ne soupçonna pas davantage que les conseils
prodigués par Alexis, au terme de leur entretien, valaient réprobation ; une
réprobation qu’il exprimait, c’est vrai, avec combien plus de clarté et de
vigueur devant l’administration américaine ! « Que le général de Gaulle,
conseilla délicatement Alexis, ne se laisse pas attirer par la Russie qui pourrait lui faire des propositions sous un jour très acceptable mais à l’emprise
de laquelle il n’arriverait plus à se soustraire. Le général de Gaulle a su
garder magnifiquement son indépendance et sa dignité vis-à-vis des AngloSaxons, il faut qu’il en fasse de même à l’égard des Russes. »
Alexis avait encadré cet entretien par deux conversations avec Pierre
Mendès France, les 1er et 20 juin 1942. À leur première rencontre, le jeune
parlementaire radical, rallié à la France, libre ne s’illusionna pas moins que
Pierre de Chevigné, et parvint aux mêmes conclusions que lui :
« [M. Léger] accepterait probablement maintenant d’aller à Londres sous
réserve des précautions nécessaires pour éviter des inconvénients pour vous
et pour lui en cas d’échec de la rencontre. Une entente avec Léger aura
entre autres avantages l’accroissement des chances de succès de votre visite
personnelle ici, que je crois indispensable. » Mendès France pressait en
effet le général de Gaulle de se rendre aux États-Unis pour y rencontrer
Roosevelt et dissiper ses craintes ; comme Chevigné, il pensait que le ralliement d’Alexis faciliterait le contact : « Il est indispensable de préparer
minutieusement cette visite par des entretiens avec une personnalité informée de la position du gouvernement américain et exerçant sur lui une
grande influence. Léger me semble la personne la mieux qualifiée pour
jouer ce rôle. Le projet de visite ici est à poursuivre, mais les chances de
succès seraient accrues si Léger y collaborait 20. »
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De Gaulle avait probablement déjà arrêté sa religion sur l’ancien secrétaire général, dont il n’avait jamais espéré le ralliement avec beaucoup de
ferveur. Certain télégramme vengeur, mais allusif, que le général adressa à
Tixier, laisse imaginer qu’il comptait Alexis parmi les « Français de sincérité plus ou moins douteuse appuyée par les éléments étrangers » qui intriguaient contre la France libre. C’est ainsi que le comprit en tout cas son
administration, à Carlton Gardens, qui rangea ce télégramme dans le dossier « négociations avec Alexis Leger ». Mendès France, qui sous-estimait
peut-être les préventions du général, ou souhaitait qu’il les surmontât, ne
se laissa pas décourager et se rencontra à nouveau avec Alexis, le 20 juin
1942. Ce deuxième entretien, qui dura près de trois heures, dissipa
quelques-unes de ses illusions. En confiance avec le jeune turc du parti
radical, dont il estimait probablement l’indépendance de vue, Alexis laissa
mieux voir sa position. « En définitive, conclut Mendès France, Léger se
réserve. »
Alexis n’avait pas épargné à son visiteur son long couplet contre le responsable de sa chute : « M. Paul Reynaud cherche à profiter de la vague
de popularité des accusés de Riom. Mais son cas est tout différent. Pourquoi, dès lors, paraı̂tre se rapprocher de lui et même le blanchir ? C’est
une politique peu recommandable et inspirée des plus mauvaises traditions
des combinaisons d’avant guerre. » Enfin, Alexis représenta sous une forme
moins ouatée l’avertissement qu’il avait prodigué à Pierre de Chevigné :
« Il m’a fortement mis en garde contre la tentation de nous orienter du côté
des Russes, qui nous font des avances trop habiles pour ne pas être intéressées. »
Par une comparaison historique flatteuse, qui établissait une correspondance de tempérament intéressante, Alexis laissait deviner le rôle qu’il
aimerait jouer à la libération : « La situation de la France à la conférence
de la paix sera très difficile. La tâche de M. Talleyrand au congrès de
Vienne n’était qu’un jeu d’enfant en comparaison de celle qui attend nos
négociateurs. »
En cet été 1942, les responsables de la France libre n’avaient plus qu’à
se plaindre de l’alignement des thèses d’Alexis sur celles de Washington,
sans pouvoir démêler qui, du Français ou du Département d’État, inspirait
l’autre. Les gaullistes d’Amérique commençaient à prendre la mesure
de l’hostilité d’Alexis, derrière sa façade impénétrable. À cette date, il
n’était sorti qu’une seule fois de sa retraite officielle et de son travail d’influence clandestin, le 26 mars 1942, pour célébrer le quatre-vingtième
anniversaire de la naissance d’Aristide Briand. Il s’agissait d’une figure du
passé, qu’il s’était ingénié à démarquer du maréchal Pétain comme du
général de Gaulle, pour distraire les Français de ces deux modèles qui
polarisaient leur attention. Depuis sa semi-clandestinité, il œuvrait aussi
bien contre l’un que contre l’autre.
S’opposer à de Gaulle
En arrivant à Washington, Alexis s’était d’abord acharné contre Paul
Reynaud. Après avoir pris la mesure de l’irréversible impopularité de
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
Vichy, il s’employa à confondre son ennemi avec le régime honni. En août
1941, il se rencontra avec Campbell, comme au bon vieux temps parisien.
Il alerta son bienveillant interlocuteur contre un complot qui préparait le
retour au premier plan de Reynaud. Un mois plus tard, il n’avait pas
encore ruiné son crédit auprès de Campbell par ses incessantes vitupérations contre le responsable de sa chute. Le conseiller de l’ambassade
anglaise notait qu’Alexis conservait une grande discrétion, et demeurait à
l’écart des luttes partisanes. Fort de son expérience du personnage, il ajoutait : « En tout cas Léger parvient parfaitement à créer cette impression. »
En janvier 1942, Ronald Mack, au Foreign Office, était déjà plus nuancé :
« Léger est évidemment encore très amer contre Reynaud. Il n’a montré
aucun désir de rallier la France libre. Son expérience leur serait secourable,
mais sa réputation ferait du tort au mouvement. Il a quantité de détracteurs en France, et l’on peine à imaginer Léger jouant un rôle dans la
France d’après guerre – mais je suis persuadé qu’il demeure un bon ami pour
nous 21. »
Alexis sortit de sa neutralité au début de l’année 1942, lorsqu’il perdit
tout contact avec la France officielle, dont il ne doutait plus du dévoiement
collaborationniste, ce que le retour de Laval confirma au printemps. Il
plaida alors contre le régime de Vichy, plus nettement face aux Anglais
qu’avec les Américains. Les premiers étaient mieux disposés que les seconds
à entendre une condamnation de Pétain. Son pari d’une pax americana
faisait Alexis plus sensible à l’opinion de Washington, sans l’obliger pour
autant à marchander ses principes. Il savait que le patriotisme et le moralisme des Américains leur rendraient sympathique une personnalité qui
défendı̂t nettement les intérêts de la France. À cet égard, Alexis avait pris
sans ambiguı̈té le parti des gaullistes dans l’affaire de Saint-Pierre-etMiquelon. L’amiral Robert, gouverneur des Antilles pour le compte du
régime de Vichy, avait autorité sur l’archipel situé au large des côtes de
Terre-Neuve, dont la prise possible par les Allemands inquiétait les Canadiens, quoique son utilité miliaire, se résumât pour l’heure à une station
météorologique et un émetteur radio. Les troupes canadiennes envisageaient une opération ; les États-Unis, de leur côté, avaient conclu un
arrangement avec l’amiral Robert sur le principe du statu quo. De Gaulle
prit tout le monde de vitesse en commandant à l’amiral Muselier de se
saisir de l’ı̂le par la force. Le 24 décembre 1941, une poignée d’hommes
réussit l’opération militaire, doublée d’un succès politique, puisqu’un plébiscite sanctionna le ralliement à la France libre à 98 % des voix. Sur le
plan diplomatique, l’opération était moins heureuse. Le secrétaire d’État
Cordell Hull, furieux de l’initiative, publia un communiqué vengeur qui
condamnait l’action des « so called Free French ». Devant Bidault, à la Libération, Alexis cita son action, en cette heure décisive, comme l’un de ses
plus éminents services rendus à la cause gaulliste.
Devant Adolphe Berle, au cours d’un dı̂ner, Alexis avait en effet évoqué
l’affaire : « Léger a dit que c’était une situation impossible ; que l’opinion
publique française ne verrait qu’une chose, en réalité, que les États-Unis
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avaient eu le choix entre un régime de Vichy dominé par l’Allemagne et
un de Gaulle antiallemand, et qu’ils avaient choisi Vichy. » Plus tard dans
la conversation, il avait fermement repris son interlocuteur : « Ce n’est pas
une question de transfert de souveraineté mais une simple question de
politique intérieure. » Le plébiscite, à ses yeux, avait clos la question. Cela
n’empêchait pas Alexis de vouloir ruiner la position du général de Gaulle
pour dissuader Washington de reconnaı̂tre jamais la France libre, et obliger
les Anglais à se rallier à un autre champion : Alexis ne doutait pas qu’il
jouerait les premiers rôles à la Libération.
Si bien qu’il ne servait pas le même discours aux Anglais, qu’il mettait
discrètement en garde contre de Gaulle, et aux Américains, qu’il excitait
par ses prophéties très alarmistes. Le 6 février 1942, Alexis s’entretint longuement avec Ronald Campbell. Alambiqué, son discours commença par
une condamnation de la politique française de Washington, coupable de
trop se compromettre avec Vichy et de réserver Pétain pour la Libération,
au risque de jeter les Français dans les bras du communisme. Mais, après
avoir abondé dans le sens de son interlocuteur, Alexis engagea la GrandeBretagne à ne pas rompre avec Vichy, à s’en servir plutôt, en usant des
sentiments de l’opinion française pour faire évoluer Pétain. Surtout, il
découragea le Foreign Office de croire que Washington reconnaı̂trait
jamais de Gaulle : « M. Léger, rapportait Campbell, a expliqué que le
Département d’État souhaitait poursuivre une politique indépendante de
la nôtre. Ils ne sont pas favorables à de Gaulle et ils ne le reconnaı̂tront
pas, parce que cela donnerait une position trop importante à un homme
qu’ils considèrent comme un instrument de l’Angleterre. »
Alexis espérait-il rallier Londres sur son nom avant même que les Américains ne les y eussent engagé ? Ce n’était peut-être pas raisonnable de
l’espérer, mais la meilleure façon de provoquer cette issue idéale restait
de ruiner l’espoir britannique d’imposer de Gaulle aux Américains. Il expliqua à Campbell que « le Département d’État souhaitait unifier les Français
opposés à l’Axe en les désorbitant de la mouvance de la France libre gaulliste, sous leur leadership, pourvu qu’ils parviennent à trouver un Français
capable de les rassembler ». Campbell ne pouvait pas contredire Alexis :
Sumner Welles lui avait récemment confié son désir de trouver une personnalité étrangère à la France libre pour prendre la tête des Français hostiles
à l’Axe ; l’Américain avait suggéré le nom de Camille Chautemps. Ronald
Mack, le responsable des questions françaises au Foreign Office, n’eut
connaissance de cette longue conversation que deux mois plus tard, en
avril 1942 : « Le Département d’État n’aime pas le général de Gaulle.
Nous sommes pleinement conscients de ses erreurs, comme de ses mérites,
que le Département d’État refuse de considérer. » Mais les Américains
étaient assez ridicules de faire la fine bouche « s’ils n’avaient personne
d’autre qu’un Chautemps à proposer comme alternative ». Le point de vue
d’Alexis lui semblait « intéressant comme toujours », mais on sentait
poindre la méfiance envers ce poulain de l’Amérique, qui dénigrait celui
de l’Angleterre. Un autre commentateur ajoutait : « Il y a certainement du
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vrai dans ces vues, mais je les aurais trouvées perverses si elles n’avaient
pas été défendues par un homme de l’intelligence de Léger. »
Du côté américain, on ne considéra pas, jusqu’à l’automne 1941,
qu’Alexis pouvait aspirer aux premières responsabilités, et on ne lui reconnaissait même pas une influence décisive sur la politique française de
Washington. En octobre 1941, Hamilton Fish Armstrong, rédacteur en
chef de la prestigieuse revue Foreign Affairs, s’inquiéta que MacLeish fût
en mesure de prolonger les fonctions d’Alexis, qui lui garantissaient une
résidence à Washington, car il estimait que son influence était positive
auprès des milieux dirigeants ; mais il ajoutait aussitôt ce bémol : l’ancien
secrétaire général ne touchait qu’aux franges des centres de pouvoir de la
politique américaine 22. Ce n’était pas faux. Toute la politique étrangère
américaine était concentrée dans les mains de quelques individus auxquels
Alexis n’avait pas accès. Roosevelt définissait la ligne générale, et tranchait
entre les deux têtes rivales du Département d’État, Cordell Hull et Sumner
Welles. Au Département d’État, quatre assistants secretary se partageaient
les responsabilités. Parmi eux, Alexis avait et aurait surtout affaire à Adolf
Berle et Dean Acheson.
Alexis ne fut jamais familier du secrétaire d’État Cordell Hull, qu’il ne
rencontra que deux ou trois fois en tête à tête ni davantage d’Edouard
Stettinius qui le remplaça en novembre 1944. Sumner Welles, en revanche,
qui fut sous-secrétaire d’État jusqu’à sa démission en septembre 1943,
connaissait Alexis depuis ses tournées européennes ; il l’avait vu à Paris en
septembre 1938, en pleine crise tchèque, puis en mars 1939, lorsque Daladier l’avait invité à dı̂ner au Quai d’Orsay. De cette rencontre, il avait
retenu qu’Alexis avait manifesté « la clarté et la logique magnifique de
sa pensée », révélant « la nature foncièrement libérale de sa philosophie
politique », ce qui en faisait un excellent démocrate aux yeux de ce parfait
représentant des patriciens de la côte Est réunis autour de Roosevelt. Il
brocardait cependant le goût d’Alexis pour la clarté logique de l’argumentation, au détriment de la complexité de la vie réelle – en dépit de sa
philosophie vitaliste. Mais Alexis ne rencontra Welles que très rarement, à
ses débuts à Washington, où le sous-secrétaire d’État lui avait conseillé
de se fixer, quitte à accepter l’offre de MacLeish. Non qu’Alexis ne cherchât pas à multiplier les occasions de rencontres. Il lui envoyait force courrier, pour lui recommander tel diplomate, ou démentir des propos qu’on
lui prêtait, sourcilleux gardien de son intégrité morale. Le 26 mars 1942,
il lui envoya le texte de son allocution pour le quatre-vingtième anniversaire de Briand : « Non certes pour vous infliger sa lecture mais par simple
correction envers votre Département, où j’ai toujours rencontré votre amicale
confiance et votre personnelle délicatesse. » Welles ne fit pas semblant de lire
la prose de l’écrivain diplomate, et le remercia d’un mot lapidaire. Jusqu’à
cette date, les archives d’Alexis ne conservent la trace que d’un seul entretien avec Welles, vaguement daté de 1941. L’ancien sécrétaire général du
Quai d’Orsay avait préconisé de « ménager » un Pétain « reconnu » qui restait « une couverture et un trompe-l’œil, sans plus servir de frein » car il était
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« usé ». Alexis était demeuré très prudent, faute de savoir si l’Amérique
était « loin de toute initiative militaire ». C’est dire que le Foreign Office
lui-même s’exagérait singulièrement son influence, en avril 1942, lorsque
Mack affirmait que le Français « voyait beaucoup M. Welles ». Le rythme
de leurs rencontres s’accéléra progressivement ; leurs rendez-vous furent les
plus fréquents au printemps et à l’été 1943, lorsque Alexis crut pouvoir
éliminer de Gaulle, avant une brusque retombée à compter de la fin de
l’année. Sans lui ménager d’emblée l’accès à son bureau, Welles fit tôt
grand cas de son avis ; c’est qu’il expliqua au gaulliste Raoul Aglion, qui
l’avait rencontré en mai 1942 : « C’est une grande conscience, c’est un
homme éminent, impartial. Le président considère qu’il a une connaissance étendue de bien des problèmes. Nous l’écoutons avec intérêt. »
Welles avait peut-être forcé la dose pour impressionner son interlocuteur,
et lui représenter les alternatives à la France libre dont disposait la présidence américaine ; les qualificatifs qui lui venaient à l’esprit ne sanctionnaient pas moins l’éclatant succès d’image d’Alexis, qui avait impressionné
les Américains ainsi qu’il le voulait.
Quant à Roosevelt, Alexis n’eut presque aucun contact avec lui ; entre
l’hiver 1942 et la fin de la guerre, ils se résumèrent à un ou deux dı̂ners
partagés, avec de nombreux officiels, et l’envoi de deux lettres personnelles.
Auparavant, de temps à autre, le président avait été informé par Sumner
Welles de ses entretiens avec Alexis. Ce qui n’empêchait pas à ses adversaires de lui prêter une influence occulte déterminante sur l’esprit de Roosevelt. Selon Aglion, « tout le monde à Washington connaissait ses rapports
avec le président ». Aux États-Unis comme en France, Alexis avait établi
son pouvoir dans l’ombre ; on le suspectait par là de toutes les turpitudes
et l’on s’exagérait la réalité de son pouvoir. Le 8 novembre 1943, Alexis
adressa à Roosevelt, par l’intermédiaire de Francis Biddle, devenu son
Attorney general, une lettre boursouflée, qui mêlait les louanges les plus
excessives à des attaques transparentes contre de Gaulle. Dans son mot
de présentation, Biddle avait pris soin d’identifier Alexis comme l’ancien
« secrétaire permanent » du Quai d’Orsay et de lui rappeler qu’ils s’étaient
rencontré à un dı̂ner donné l’hiver précédent avec Sumner Welles – précaution qui suffit à faire justice à la fable de leur intimité 23. Selon Henri
Hoppenot, bien informé depuis sa position de représentant de la France
giraudiste, puis gaulliste, à Washington, « il n’a jamais rencontré le président
Roosevelt que deux fois, et jamais en tête à tête ». Alain Bosquet tenait de
Francis Biddle et Mrs Bliss que les rencontres avaient été « fort rares :
deux, trois ou quatre, tout au plus ». Quelle que fût son admiration pour
le président et malgré ses remarquables capacités d’affabulation, Alexis ne
s’est d’ailleurs jamais attribué l’intimité ni l’influence qu’on lui prêtait
auprès du président. On ne saurait mieux la résumer qu’Henri Hoppenot :
« Son influence, qui fut certaine, s’exerçait par le canal de Sumner Welles,
alors sous-secrétaire d’État. Elle cesse avec le départ de ce dernier, en
1944. »
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De toutes les interventions d’Alexis en direction du président, son premier coup, le plus indirect mais le plus à-propos, fut le plus lourd de
conséquences. Sumner Welles fut à ce point frappé par l’une de ses premières discussions avec Alexis, le 13 août 1942, qu’il en fit aussitôt établir
un compte rendu à l’usage exclusif du président et du secrétaire d’État.
L’attaque d’Alexis suivait la soudaine embellie des relations entre Washington et la France libre. On ne comptait plus sur Vichy, de Gaulle avait
manifesté une modération inattendue dans l’affaire de Madagascar, et
Bir Hakeim prouvait que la France libre pouvait rendre des services militaires, en Afrique, en attendant de faire ses preuves sur le territoire métropolitain, où la Résistance intérieure s’unifiait sous le panache du général.
Le 9 juillet 1942, premier pas sur le long chemin de la reconnaissance, un
accord avait consacré ce nouveau climat en reconnaissant que « la défense
de ceux des territoires français qui sont sous le contrôle des Forces françaises libres est vitale à la défense des États-Unis ». Dans ce contexte, Alexis
résuma à Sumner Welles les raisons de son refus de rejoindre le Comité
de Londres, et fit état d’une nouvelle sollicitation, transmise par André
Istel. Selon Alexis, ce « proche ami », qui avait épousé Yvonne Gallimard,
présenté comme un scientifique et économiste (il avait fait partie de l’entourage de Paul Reynaud et faisait profession de banquier, en Amérique,
où il s’était réfugié), était « tombé complètement sous l’influence du général de Gaulle ». Istel avait « consenti à lui transmettre un nouvel appel
urgent du général de le rejoindre dans le Comité national de la France
combattante 24 ». De Gaulle avait dicté à son émissaire un message qui
« indiquait très précisément à M. Léger les politiques que le général
de Gaulle était déterminé à mettre en œuvre, en particulier la politique
extérieure que de Gaulle souhaitait pour la France après guerre ainsi que
les bases de la politique intérieure ».
On jurerait que ce deuxième message du général de Gaulle n’a jamais
existé. André Istel, de sa propre initiative, ou bien aiguillé par l’entourage
du général, avait effectivement plaidé la cause de la France libre auprès
d’Alexis ; il ne lui avait probablement pas apporté cet « appel personnel à
collaborer » du général de Gaulle, que ni ce dernier, ni ses partisans, ni
même Alexis, après la guerre, n’ont jamais évoqué. Il aurait fallu que le
banquier fût un bien mauvais messager pour caricaturer à ce point la pensée gaulliste, et la faire ressembler au pire ramassis de ragots de la propagande adverse, les mieux à même d’indisposer Washington.
Alexis connaissait suffisamment l’administration démocrate pour lui servir cyniquement les pires défauts qu’elle appréhendait ou fantasmait chez
le chef de la France libre. Il appuya à tous les points sensibles de la susceptibilité américaine : « Dans le champ de la politique extérieure, le général
de Gaulle a déclaré que la politique française serait purement nationaliste
et que les fondements de la politique extérieure tiendraient dans l’accord
le plus étroit, à la fois politique et militaire, avec la Russie soviétique. Il a
affirmé que ce n’était que dans cette voie que la France pourrait éviter un
monde sous hégémonie anglo-saxonne. À l’égard de la Grande-Bretagne,
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la politique française devrait démontrer sa reconnaissance pour la part
anglaise dans la libération de la France, mais rien de plus. À l’égard des
États-Unis, la France ne devrait entretenir que des relations économiques,
et à part égale avec l’Amérique latine. » Alexis attribuait le prétendu désir
du général de Gaulle de fonder la politique française sur « un nationalisme
rigide et une entente étroite avec l’URSS » par ce calcul : « Grâce à l’influence soviétique auprès des Français et les manipulations par le gouvernement soviétique des communistes français, le général de Gaulle pourrait
s’assurer à son bénéfice personnel le contrôle du gouvernement provisoire
quel qu’il fût. »
Il fallait un peu de naı̈veté aux Américains pour croire que de Gaulle
aurait pensé s’attacher les services de l’ancien sécrétaire général du Quai
d’Orsay en lui avouant de tels desseins. Alexis fit fond sur cette naı̈veté en
prêtant à de Gaulle des paroles toujours plus agaçantes sur la conduite de
la guerre. Le général français « s’opposerait résolument au déplacement
de la direction suprême de l’effort de guerre de Londres à Washington. Il
ne pensait pas qu’il serait dans l’intérêt de la France que Washington détı̂nt
le contrôle suprême de la stratégie politique et militaire ».
Après s’être employé à représenter le général en partenaire impossible,
Alexis se posait clairement en candidat alternatif, comme champion de la
sécurité collective et ami des Anglo-Saxons : « M. Léger a déclaré que ce
message l’avait confirmé dans les sentiments et les doutes profonds qu’il
nourrissait à l’égard du général de Gaulle ; ils avaient justifié ses refus
répétés de prendre aucune part dans le Comité gaulliste. Pour lui, le salut
de la France tenait uniquement et suprêmement à la prédominance de
l’influence anglo-saxonne sur le monde, pour une période considérable
après la signature de l’armistice. Seule l’institution d’une organisation
mondiale, après la guerre, serait en mesure d’offrir l’espoir d’un monde
juste et pacifique dans lequel le peuple français pourrait vivre et espérer
recouvrer sa vieille position d’influence internationale. Il lui semble évident
que les plans du général de Gaulle étaient parfaitement hostiles à ce type
de coopération internationale en vue de l’organisation mondiale. »
Pour finir, et non sans raison, Alexis attribua à Eden la pérennité du
gaullisme en Angleterre ; il invita les Américains à développer leurs propres
capacités de renseignement, en France, pour ne pas dépendre des sources
anglaises et gaullistes. À ses yeux, les sentiments des Français étaient plus
américanophiles que jamais ; il loua la politique de ravitaillement de
l’Afrique du Nord et de la France non occupée, comme la plus apte à
entretenir ces sentiments. Alexis termina son entretien avec Sumner
Welles en exprimant « l’espoir le plus vif, dans l’intérêt de la France, que
le gouvernement américain n’irait pas plus loin dans ses relations avec le
général de Gaulle que la politique déjà annoncée publiquement quelques
semaines plus tôt ».
Par l’effet d’un étrange hasard, quelques jours après s’être entretenu avec
Sumner Welles, Alexis reçut de Roger Cambon, l’ancien collaborateur de
Charles Corbin à Londres, une longue lettre datée du 15 août, qui
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confirma extraordinairement sa mauvaise foi 25. Une nouvelle occasion,
pour Alexis, de vérifier les vertus magiques de l’autosuggestion : ce qu’il
avait voulu, au point de l’inventer, advenait. Il trouva en Roger Cambon
un allié idéal pour diaboliser de Gaulle. La démonstration de l’ancien
conseiller de l’ambassade de France à Londres rejoignait certaines préoccupations qu’il avait affectées devant Sumner Welles, au risque de finir par
y croire : « Après avoir eu en matière intérieure des conceptions très
proches de celles de Vichy (style Pétain-Maurras), on incline aujourd’hui
à adopter les vues des organisations socialistes, non parce qu’elles ont en
elles-mêmes une valeur mais parce qu’elles semblent posséder un certain
avenir. » Ce qui n’empêchait pas Cambon de s’inquiéter des « conceptions
autoritaires » de la « majorité du corps d’officiers » du général de Gaulle.
Alexis souligna sa prédiction, propre à effrayer les démocrates américains,
évoquant « un régime de maintien de l’ordre qui sous des apparences provisoires et libérales risque grâce à son organisation policière de s’implanter
si fortement que le peuple français comprendra trop tard son véritable
caractère ».
Après ce coup de maı̂tre, Alexis continua à décrédibiliser de Gaulle
auprès des Américains. Il tenait des propos assez similaires aux Anglais,
sans savoir s’il pouvait espérer les dissocier de leur champion. D’une
conversation informelle avec Hoyer Miller, un Anglais envoyé à Washington pour coordonner l’effort de guerre anglo-américain, il apparut
qu’Alexis ne prévoyait rien de moins qu’une guerre civile en France, après
la libération, au vu des alliances que de Gaulle passait avec la gauche et
l’URSS. Son interlocuteur trouva Alexis sacrément volubile. Comprendre,
soustraction faite de l’understatement, un peu exalté 26. Il lui avait redit
n’avoir jamais reçu d’invitation formelle à rejoindre le Comité. Au Foreign
Office, on s’agaçait : « Le comportement de M. Léger inspire si peu de
confiance que je doute que la France libre trouverait un véritable bénéfice
dans son adhésion. » Un autre diplomate admit la possibilité de la bonne
foi d’Alexis, de Gaulle n’ayant pas soumis au Foreign Office le texte du
télégramme qu’il lui avait envoyé en mai : l’invitation n’avait peut-être pas
eu la précision souhaitée. Au demeurant, ce diplomate s’accordait avec son
collègue pour ne pas faire grand cas du renfort que constituerait le diplomate français. En somme, à compter de l’été 1942, les attaques qu’Alexis
portaient contre de Gaulle faisaient mouche aux États-Unis, mais se retournaient contre lui à Londres, sauf auprès de Churchill, qui lui conservait
estime et confiance.
Devant ses nouveaux réquisitoires contre de Gaulle, l’ironie, au Foreign
Office, laissa place à l’impatience et à l’indignation. En octobre 1942, le
patient Campbell rapporta cruellement la nouvelle marotte d’Alexis, qui
faisait du général de Gaulle un suppôt de Staline, suite à l’accord du
28 septembre par lequel Moscou reconnaissait le Comité national comme
le seul représentant de la France combattante et le seul habilité à traiter
avec l’URSS : « L’autre jour, à un déjeuner de l’ambassade polonaise,
M. Léger nous a prodigué l’un des plus jolis tours de prestidigitation que
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Le duel Léger-de Gaulle (I)
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j’aie jamais vu réussir, même de la part de cet expert en la matière 27. »
Et de rapporter sans ménagement son conseil d’interdire aux gaullistes
l’administration de Madagascar, où les Anglais avaient débarqué pour
prendre de vitesse les Japonais. Selon Alexis, de Gaulle devenait impopulaire en France, du fait de son entourage qui passait d’un extrême à l’autre,
sans jamais passer par le centre républicain. Les moscoutaires, autour de
lui, l’obligeaient à prendre un virage antianglais, et à se jeter aux bras
de l’URSS, par dépit et défiance envers les Anglo-Saxons.
Quatre jours plus tard, Campbell reprit la plume pour commenter l’impact des propos d’Alexis : « Ces vues ne seraient peut-être pas tellement
importantes en elles-mêmes si Léger ne fréquentait pas assidûment Welles
et, sans aucun doute, exercent une influence considérable sur les idées du
Département d’État quant à la politique française. » Au Foreign Office,
on commenta non sans rancœur les ambitions dissimulées d’Alexis par
lesquelles on expliquait son travail de sape contre le général de Gaulle :
« M. Léger a une influence des plus dangereuses sur Washington. Ses remarques
sont malveillantes et non constructives. Sans aucun doute, il fera tout son
possible pour s’assurer une position dominante dans le régime qui émergera en
Afrique du Nord, quel qu’il soit. »
À la fin de l’année 1942, les responsables des affaires françaises du
Foreign Office, d’accord avec leurs collègues de l’ambassade de Washington, las d’enregistrer les coups qu’Alexis portait à leur champion, décidèrent de ne plus tenir compte de ses commentaires ; même, ils
commencèrent à rendre les coups, en donnant de la publicité à ceux que
lui portaient les gaullistes d’Amérique. Le 7 novembre 1942, sur le chemin
de l’Amérique latine où il allait représenter la France libre, Emmanuel
Lancial, ancien consul rallié à de Gaulle, conversa longuement avec un
diplomate anglais. Il évoqua le puissant ennemi du général de Gaulle, qu’il
avait bien connu avant guerre 28. Lancial se dit frappé par les ravages de
l’âge sur son ancien chef. Il laissa entendre, non sans mauvaise foi, que ses
grandes facultés intellectuelles s’étaient détériorées. L’ambassade de France
à Washington s’empressa de répercuter ces commentaires à Stirling, le
nouveau responsable des questions françaises au Foreign Office, nettement
hostile à Alexis. C’était désormais la tendance majoritaire chez les diplomates de ce département, qui jouaient la carte de Gaulle, et fréquentaient
régulièrement ses agents. C’était également le sentiment de leur représentant auprès des gaullistes, Charles Peake qui, par force, représentait son
pays à demeure. On lui mit la dépêche sous les yeux, avec ce résumé cruel :
« M. Lancial pense que M. Léger est plus gâteux que dangereux. »
À cette époque, les gaullistes avaient renoncé à amadouer Alexis, dont
ils ne doutaient plus de l’hostilité. Elle leur revenait de toutes parts. Pleven,
le 7 septembre, rapporta à de Gaulle les avertissements de Walter Lippmann, influent journaliste américain et sympathisant de la France libre.
Ce n’était pas le premier écho que de Gaulle recevait du raidissement
d’Alexis. Le 17 août 1942, Dejean l’avait déjà alerté, sur la foi d’informations venues de Tixier et de Paris. Cela prouvait la qualité de ses réactions,
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
cinq jours après le fameux entretien d’Alexis avec Sumner Welles. Il existe
deux versions de ce télégramme d’alerte ; les deux sont sévères pour l’ancien secrétaire général du Quai d’Orsay. Celui dont la communication
était réservée au seul de Gaulle l’était davantage : « M. Léger aurait été
nettement mécontent de notre arrangement du 9 juillet conclu en dehors
de lui, et il ne serait pas étranger à l’interprétation strictement militaire
qui lui a été donnée par le State Department. [...] On ne saurait manquer
d’être frappé du parallélisme entre l’attitude de Léger et celle du Département d’État, aussi bien à l’égard de la France combattante que de la Russie
et de la Grande-Bretagne. L’impression dominante est que M. Léger
éprouve un certain dépit de voir que, malgré tout, la position internationale de la France combattante s’affermit. Je n’ai pas le sentiment que nous
puissions désormais compter sur son aide. Nous ne pouvons guère espérer
mieux que de le neutraliser en le ménageant. L’influence réelle qu’il exerce
sur le State Department reste, en effet, un facteur que nous ne pouvons
négliger 29. » Les services de la France libre eurent seulement connaissance
de ce verdict lapidaire : « L’ancien secrétaire général du Quai d’Orsay a
critiqué notre politique à l’égard de la Russie. Aux yeux de M. Léger, seuls
les États-Unis compteraient désormais. » Maurice Dejean craignait peutêtre la survivance de solidarités chez les anciens collaborateurs du secrétaire
général. Quelques jours plus tard, il lui attribua en tout cas le recul du
Département d’État, qui limitait la portée de l’accord du 9 juillet et considérait que « la nature politique que revêtirait désormais la France combattante serait de nature à gêner, dans le cas d’une opération en territoire
français, la collaboration militaire entre les Forces françaises libres et les
États-Unis ». Il lui revint même, par le neveu de François Charles-Roux,
que la réserve d’Alexis excédait désormais celle du State Department, dégénérant « peu à peu en hostilité ».
Alors de Gaulle considéra, pour ne plus y revenir, qu’Alexis était une
créature américaine : « Quant à l’attitude de Léger, elle ne fait que refléter
celle du State Department. Léger, malgré ses grandes apparences, n’est pas
un caractère. » La suite est connue. L’oracle est tombé et clôt le débat.
Pour de Gaulle, sinon pour tous les gaullistes, Alexis n’est plus un allié
possible ; il est donc un adversaire. Alors que sa trajectoire fut encore
appelée à croiser celle de la France libre, son dossier personnel, aux archives
du CNF, ne s’épaissit plus de la moindre pelure de télégramme. Le verdict du général vouait Alexis au néant.
Naı̈vement, après la guerre, l’adversaire du général s’efforça de réviser le
jugement des gaullistes via Bidault. Il reconnaissait avoir plaidé contre les
« écarts » du général, et « contre tout projet américain d’un Comité français
indépendant du Comité de Londres », mais il ne reconnaissait aucune opposition de fond. Sa tâche d’assistance initiale accomplie, il s’était confiné à
une humble retraite : « Lorsqu’on en est arrivé à la délégation régulière, puis
à l’ambassade officielle, [j’ai] considéré comme terminée la tâche personnelle
que je m’étais assignée. » Cette abstention aurait été malencontreusement
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Le duel Léger-de Gaulle (I)
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interprétée comme de l’hostilité : « Pendant ce temps, de Gaulle, qui bénéficie de mon aide, ne cesse de me demander de franchir le pas de l’allégeance.
Je répondais en souriant que cela n’ajouterait rien à ma solidarité – que pour
le reste (entreprise politique particulière) mes réserves ne regardent que moi,
que j’en fais abstraction publiquement et ne demande à personne de les partager, je n’usais ni de la plume ni de la parole. »
Plus avant dans la discussion, Alexis se plaignit à Bidault de la « réaction
violente de De Gaulle contre [lui], » imité par toute la France libre qui, faute
de pouvoir « trouver quelque chose » pour le salir, « le traite de vichyste ». Or,
Alexis le proclama hautement devant Bidault, il n’avait « jamais prononcé
le nom de De Gaulle à Roosevelt ». Pour finir, Alexis se dédouana en se
défaussant sur les deux principaux intéressés : « En fait, un seul Français a
influencé Roosevelt contre de Gaulle : de Gaulle (de même pour Churchill). »
À Hoppenot, il expliqua symétriquement que l’antigaullisme de Roosevelt
lui appartenait en propre : « C’est un homme qui se fie à son jugement et
ne se laisse influencer par personne. »
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XIX
Le duel Léger-de Gaulle (II) :
la victoire du général
L’épisode Darlan : prudence et attentisme
(novembre-décembre 1942)
Le 8 novembre 1942, les troupes anglo-américaines débarquèrent en
divers points des côtes d’Afrique du Nord. Le général Giraud avait été
programmé par les Américains pour donner une caution française à l’opération et gagner aux Alliés l’armée d’armistice. Selon Raoul Aglion, le nom
du général Giraud avait été soufflé par Alexis, en deuxième choix, faute
d’avoir pu rallier Weygand, qu’il aurait prioritairement suggéré. « À mon
âge, on ne devient pas un rebelle », avait répondu Weygand à l’offre formulée par Robert Murphy, consul américain à Alger. Il validait la prophétie
qu’Alexis avait prononcée devant Roussy de Sales en novembre 1940 : « Ce
n’est pas un rebelle mais un homme qui pense au jugement de l’histoire, et
qui en a peur. »
En avril 1942, le général Giraud s’était évadé d’Allemagne, puis réfugié
en France non occupée. Contacté par les Américains dès le mois de mai,
il s’était rallié au principe d’un débarquement allié en Afrique du Nord,
avec l’illusion qu’il contrôlerait les opérations militaires. L’amiral Darlan
était sur les rangs, mais les Américains préférèrent s’entendre avec Giraud.
En octobre, dans des conditions rocambolesques, des représentants de
Giraud en Algérie formalisèrent un accord avec le consul Murphy et certains généraux américains. À peine l’échange de lettres effectué, Giraud,
qui croyait avoir obtenu le commandement en chef des opérations,
apprit qu’elles étaient déjà engagées, la flotte alliée croisant déjà en Atlantique, pour débarquer dans la nuit du 7 au 8 novembre. Exfiltré en toute
hâte de France, par sous-marin, puis en hydravion, Giraud rencontra un
Eisenhower en plein ouvrage, ahuri par ses prétentions à appliquer les
accords conclus au mois d’octobre. Hasard ou prémonition, Darlan était
à Alger. Ménageant aussi longtemps que possible Vichy autant que
Washington, il se rallia opportunément aux forces américaines quand il
lui apparut que la ligne de résistance prônée par Pétain renforcerait la
« dissidence » de Giraud. La suite est bien connue : les affrontements
franco-américains au Maroc, où Noguès, après avoir neutralisé la dissidence de Béthouart, suivit les instructions de Vichy et ouvrit le feu dans
la rade de Mers el-Kébir ; l’annonce par Hitler de l’occupation de toute la
France et sa revendication de la flotte française, qui choisit de se saborder.
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Le duel Léger-de Gaulle (II)
665
Pour les Américains, Darlan offrait une alternative à de Gaulle, au moins
sur le terrain pratique, alors que Giraud n’avait prise sur rien. En attendant
de régler la course des prétendants à la tête de la Résistance, les Américains
bombardèrent Darlan haut-commissaire de l’Afrique du Nord, flanqué de
Giraud au poste de commandant en chef des forces militaires, Marine
exceptée. Autant Washington voyait avantage à s’entendre avec de Gaulle
dans la perspective d’une action militaire en France métropolitaine, autant
le débarquement en Afrique du Nord l’avait relégué au second plan, la
France libre n’y pesant guère.
Ce n’est rien de dire qu’en dépit des difficultés de leurs relations avec
de Gaulle, les Anglais ne se réjouirent pas de l’accord qui entérina le proconsulat africain de Darlan. Roosevelt, désillusionné par la France, câbla
un message ironique à Churchill, le 12 novembre, au sujet du « combat
des chefs » qui se préparait ; il se réjouissait que de Gaulle fût neutralisé
par son compère ; de son côté, il s’occupait de Giraud. Pour son compte,
Churchill était déstabilisé par l’intronisation de Darlan ; la modération
manifestée en cette occasion par de Gaulle lui rendait sa collaboration plus
précieuse. Le 5 décembre 1942, quelque peu désemparé, le cabinet anglais
sollicita de son ambassade à Washington le conseil d’Alexis. S’il était largement démonétisé au Foreign Office, les plus hauts responsables anglais,
Churchill au premier chef, veulent « savoir la ligne qu’adopte Léger dans la
question de l’Afrique du Nord et quel avis en particulier il a pu donner au
Département d’État 1 ». Halifax répondit personnellement le 11 décembre.
Il n’avait pas vu Alexis ces dernières semaines, mais ses collaborateurs à
l’ambassade avaient recueilli de différentes sources qu’en dépit de sa joie
causée par le débarquement allié en Afrique du Nord, l’éminence grise
était très préoccupée par le choix de l’amiral Darlan. Halifax croyait qu’il
avait « avisé le Département d’État de rester sur ses gardes face à un Darlan
qu’il considérait avec la plus grande suspicion ». En cela, Alexis n’avait pas
varié, qui le présentait deux ans plus tôt comme « malhonnête, anglophobe
et mal aimé des meilleurs éléments de la Marine ». Pour autant, Halifax
ne doutait pas que l’antigaullisme d’Alexis l’empêchait de soutenir franchement la France libre contre la France de Darlan, devant ses interlocuteurs
américains.
Bien que compromis aux yeux des gaullistes, Alexis assura néanmoins
leurs représentants en Amérique de sa solidarité dans cette affaire. Le
15 novembre, Tixier, qui demeurait le plus poreux à ses pouvoirs de
conviction, transmit sa vertueuse indignation à de Gaulle : « Alexis Léger
est révolté par les négociations avec Darlan. Il invite tous les Français,
gaullistes ou non, à faire bloc contre cette résurrection du régime de Vichy
qu’il considère comme une trahison du peuple français. En termes mystérieux, il m’a dit que le gaullisme avait une magnifique partie à jouer mais
il a refusé de m’expliquer en quoi consistait cette partie 2. »
Si l’on suit les explications qu’il donna quelques semaines plus tard à
Henri Hoppenot, Alexis s’était trouvé aussi surpris que le Département
d’État par la solution Darlan. Il croyait savoir qu’elle s’était imposée de
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fait, entérinée par les militaires américains sur place, au grand dam des
« hauts fonctionnaires américains ». Cette option contrariait manifestement son espoir de rafler la mise en Afrique du Nord. La confusion fut
brutalement interrompue par Bonnier de la Chapelle, jeune monarchiste
français, qui assassina l’amiral, le 24 décembre 1942, sans que l’on sache
encore bien démêler à ce jour qui l’avait mandaté ou manipulé à cette fin.
Halifax, qui n’avait que des informations de seconde main, avait laissé
espérer à son département que l’un de ses adjoints tirerait bientôt les vers
du nez d’Alexis pour clarifier sa position. Ce fut fait quelques jours avant
l’assassinat de Darlan, par le numéro trois de l’ambassade. Contrairement
à ce qu’il avait laissé espérer à Tixier, Alexis préconisa le renforcement des
liens entre la France combattante et les États-Unis. Mais il ne pensait pas
que de Gaulle pût constituer une solution en Afrique du Nord, seul ou
dans une combinaison collective. Le général apparaissait comme un
homme qui revendiquait une part personnelle dans l’organisation politique
de la France à venir. Pour Alexis, il appartenait au seul peuple français
d’en décider. Tel quel, de Gaulle lui paraissait l’otage de l’Union soviétique
et du Front populaire. Faute d’une personnalité française à qui confier
l’Afrique du Nord, Alexis préconisait tout bonnement de s’en remettre aux
États-Unis : « Il pense que la meilleure et la seule solution serait d’installer
un administrateur américain à la tête de l’ensemble de l’Afrique du Nord.
Il faut que les Alliés prennent la responsabilité morale d’administrer les
différentes parties de l’empire français pendant toute la durée de la guerre
et de l’armistice. Aucune parcelle de l’empire ou de la France ne sera
véritablement libérée aussi longtemps que l’Allemagne ne sera pas défaite.
Si les Alliés se retiraient, les territoires français seraient incapables de leur
solitude. »
Après l’assassinat de Darlan, Ronald Campbell s’entretint lui-même avec
Alexis ; libéré de sa prudence par la résolution forcée de l’affaire, le Français
se fit plus véhément. Il pouvait bien le dire désormais, « il avait déploré
l’arrangement avec Darlan, à cause de sa farouche hostilité à tout ce qui
avait à voir avec Vichy et pour la confusion qu’il induisait dans l’esprit des
Français ». À la fin du mois de mars 1943, devant Oliver Harvey, de
passage à Washington, il fit « clairement comprendre sa plus complète
réprobation à l’endroit de Darlan et de tout ce qu’il avait entraı̂né ». Mais
la disparition de l’amiral ne devait pas ouvrir la voie au général de Gaulle.
Il lui semblait toujours aussi peu indiqué de confier l’administration de
l’Afrique du Nord à la France libre. Alexis ne pensait par que ce fût le
vœu du peuple français, ni son intérêt, depuis que de Gaulle s’était offert
à Staline. Il plaidait toujours en faveur d’une administration américaine et
cherchait à prévenir l’émergence de possibles concurrents. Il alerta notamment les Anglo-Saxons contre la personnalité de Flandin, craignant que
Leahy ne proposât sa candidature à la tête de l’Afrique du Nord, par
ignorance de son passé sulfureux. Pour Alexis, les Français le considéraient
« presque comme un traı̂tre ». Les diplomates du Foreign Office s’accordaient au moins sur ce point avec Alexis : Flandin était en faveur auprès
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de l’amiral Leahy ; il l’était également auprès de Churchill, au point qu’Anthony Eden avait pris sur lui d’arrêter un télégramme à Macmillan, le
représentant britannique à Alger, qui préconisait de relancer l’ancien
ministre des Affaires étrangères de Pétain, en contrepoids à de Gaulle.
Eden et ses diplomates considéraient la candidature d’Alexis avec moins
d’hostilité que celle Flandin, sans pour autant faire fond sur l’ancien secrétaire général. Il leur semblait « déconnecté des réalités ». On s’étonnait au
Foreign Office de sa thèse selon laquelle « l’empire français devrait être
administré par les Américains et les Britanniques jusqu’à complète libération »,
et l’on spéculait sur son attitude face à la solution Giraud que préparaient
les Américains ; on parlait du diplomate pour seconder le général, qui avait
montré ses limites politiques. Des rumeurs le disaient déjà à Alger, alors
que de Gaulle avait vainement proposé à Giraud une fusion dont il aurait
assumé la direction.
Il est certain qu’Alexis se mêlait des questions nord-africaines. Il proposa
une liste de personnalités alternatives à la candidature de Marcel Peyrouton
pour le gouvernement de l’Algérie lorsqu’elle fut évoquée à Washington,
en décembre 1942, espérant peut-être rafler la mise. Il connaissait bien
l’ancien résident général au Maroc et en Tunisie, mais il lui semblait que
son passé de ministre de l’Intérieur de Pétain prolongerait l’ambiguı̈té américaine à l’égard de la France de Vichy, en dépit de son hostilité à Laval,
qui l’avait fait démissionner de son ambassade en Argentine, et rallier
Giraud. Alexis avait communiqué à Sumner Welles une liste de personnalités qui lui paraissaient plus « intègres ». Une fois la nomination de Peyrouton acquise, Alexis lui laissa habilement entendre qu’il n’avait pas été
pour rien dans sa désignation ; mais il mesurait l’impopularité de la décision, violemment critiquée par la presse anglo-saxonne, qui y voyait une
maladroite ingérence américaine et une caution inopportune au régime de
Vichy. Roosevelt en fut tellement irrité qu’il envisagea d’imposer à Giraud
un autre gouverneur, sans attendre que Peyrouton n’eût pris ses fonctions.
D’Afrique du Nord, le 16 janvier 1943, le président américain indiqua à
Cordell Hull qu’il songeait à Jean Monnet. Ses attendus justifiaient la
stratégie de neutralité d’Alexis : « Il a su se maintenir en dehors des
embrouilles politiciennes de ces dernières années, et il me fait une bonne
impression. » Hull déconseilla Monnet, qui lui semblait complaisant à
l’égard du gaullisme, mais, fort du portrait-robot dressé par Roosevelt, il
proposa les candidatures de Roger Cambon et d’Alexis Léger, qui n’étaient
certes pas suspects de tendresse envers le général. Il rencontra parfaitement
la pensée de Roosevelt. Dans son fameux télégramme du 18 janvier, dans
lequel il moquait « la fiancée de Gaulle » qui ne voulait pas se mettre au
lit avec Giraud, le président croisa la pensée de son secrétaire d’État :
« Pensez-vous que Léger pourrait être utilement employé là-bas ? Je suis
d’accord avec vous au sujet de Monnet. J’aimerais que vous m’indiquiez
ce que vous pensez de Roger Cambon, qui jouit du respect de tous et qui
connaı̂t bien l’Afrique du Nord grâce à son père. »
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Cordell Hull penchait nettement en faveur de la candidature d’Alexis :
« Je suis sûr que Léger accepterait de servir à n’importe quel poste pourvu
qu’il puisse défendre les intérêts de son pays avec assez d’indépendance à
l’égard des Alliés et des chefs militaires français pour assumer la conduite
effective des affaires administratives. Il a évidemment une expérience en la
matière bien plus importante que Cambon, et il a apporté son soutien sans
réserve à notre politique à l’égard de la France en Afrique du Nord. »
En dépit de cet adoubement, Alexis ne reçut pas des Américains le
gouvernement civil de l’Algérie. Giraud sut convaincre les Anglo-Saxons
que Peyrouton s’imposait comme le meilleur candidat, eu égard à son
expérience. Soulagé, peut-être, de ne pas se jeter dans ce guêpier, Alexis en
conçut toutefois quelque amertume, qu’il purgea en blâmant ouvertement
le gouverneur de l’Algérie. En février 1943, un diplomate anglais le trouva
« fortement opposé à Peyrouton ». Ses réserves n’épargnaient pas le général
Giraud lui-même. Dans la foulée de l’assassinat de Darlan, Alexis n’avait
pas caché à Ronald Campbell la tiédeur de ses sentiments pour le nouveau
maı̂tre de l’Afrique du Nord, qu’il jugeait « réactionnaire ».
Alexis était à la croisée des chemins. D’un côté, un général aventureux
et dominateur ; de l’autre, un général conservateur et influençable. Il
demeura l’otage de sa fatale indécision.
Ne pas rallier Giraud (janvier-mai 1943)
Par trois fois, en janvier, février et avril 1943, Alexis fut appelé à
rejoindre le général Giraud à Alger. Roosevelt en personne, les Américains
d’Alger, conjointement à Churchill et Giraud lui-même, tous essuyèrent
le même refus courtois. L’ambition politique d’Alexis n’était pas assez
refroidie pour y voir autre chose qu’une stratégie prudente, mais ambitieuse : rafler la mise, lorsque les deux rivaux qu’il ne voulait pas rallier se
seraient déconsidérés en s’entredéchirant.
Le général de Gaulle, faute de vouloir s’entendre avec Giraud, et d’obtenir, pour l’écarter, le soutien de Churchill, choisit de prendre l’opinion à
témoin. Dans une déclaration à la BBC, le 28 décembre, puis dans un
communiqué de presse, le 2 janvier 1943, il se plaignit sans façon que « la
grande force nationale d’ardeur et d’espérance que [constituait] la France
combattante [ne fût] pas représentée officiellement dans les territoires français », ainsi qu’elle aurait dû l’être en Afrique du Nord. Les Américains
voulurent prendre de Gaulle à son propre piège et l’enferrer en Afrique du
Nord. C’est dans cet esprit que l’entrevue d’Anfa fut préparée. Dans les
environs de Casablanca, Roosevelt et Churchill conféraient des problèmes
mondiaux depuis la mi-janvier 1943. Ils convoquèrent Giraud et
de Gaulle, pour organiser leur mariage forcé, qui devait corseter le tempétueux cadet. Des rencontres du 22-25 janvier, il ne sortit qu’un laconique
communiqué et une poignée de main entre les rivaux, dont on savait
qu’elle avait été provoquée pour la photo.
Avant la réunion, les Américains avaient tenté de renforcer Giraud en
lui adjoignant un administrateur civil. Ils avaient tout naturellement pensé
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à Alexis. Le 19 janvier, Sumner Welles lui communiqua un télégramme
de Roosevelt qui lui offrait de devenir le subordonné direct de Giraud,
responsable civil pour toute l’Afrique du Nord. Sumner Welles sonda ses
dispositions : « Giraud, trouvé très accommodant et compréhensif, va se consacrer à son commandement militaire. On recherche une personnalité française
pour prendre en main la direction générale administrative qu’il assume en ce
moment en même temps que la direction générale militaire. 1) Que pensez
vous pour ce rôle de Cambon ? Accepteriez-vous d’être son conseiller ? 2) Accepteriez-vous de prendre vous-même cette direction ? Cambon accepterait-il de
servir avec vous 3 ? »
Cordell Hull avait soufflé cette idée à Roosevelt. En pleine affaire Peyrouton, le président s’était plaint de l’isolement de Giraud. Plutôt qu’au
gouvernement de l’Algérie, Hull avait proposé d’employer Alexis au sommet de la hiérarchie civile, renforcé par Cambon. Il avait précisé à Roosevelt qu’Alexis n’accepterait pas de remplir ces fonctions si elles ne lui
conféraient pas une sorte d’autonomie civile par rapport à l’autorité militaire de Giraud 4. Hull avait envisagé tous les obstacles possibles à ce projet : les propres dispositions de Giraud, les réticences britanniques,
l’opposition des gaullistes. Or Giraud réclama l’aide d’Alexis, Churchill
relaya l’offre américaine et les gaullistes ne furent pas consultés. L’opposition vint d’Alexis lui-même, qui ne voulait pas rejoindre Giraud aussi
longtemps qu’il n’aurait pas obtenu au préalable l’élimination politique du
général de Gaulle pour ne pas se trouver engagé dans un camp susceptible
de devenir minoritaire. C’était la seule hypothèse que Hull n’avait pas
envisagée.
Après guerre, devant Bidault, Alexis justifia son abstention, en dépit
de « l’insistance » américaine, par des scrupules politiques : « Giraud ne
correspondait pas à mes convictions, mes sentiments, qui s’opposaient au symbolisme du milieu réactionnaire d’Afrique du Nord (politiquement et socialement), en partie vichyste. » Il ajoutait que son refus avait « faussé » sa
relation avec Roosevelt ; de fait, cette occasion manquée semble l’avoir
éliminé du jeu pour le président américain. À l’attention de Bidault, Alexis
ajouta qu’il entendait préserver son seul capital, qui était l’indépendance
de sa position morale. De fait, Sumner Welles avait admis que « la direction
civile provisoire aurait à travailler en contact avec le commandement supérieur
américain. Il tiendrait cependant sa nomination de Giraud. » Alexis avait
donné la même explication à son ami MacLeish, qui répondait après guerre
aux interrogations de Jacques Dumaine : « Je sais exactement à quel scrupule il a obéi. Le président Roosevelt exerça alors sur lui une pression
“overhelming”. Mais la tâche qu’il laissa entrevoir à Léger fit craindre à
celui-ci de ne pouvoir agir librement en tant que Français mais comme
une sorte d’agent américain. Plus grande fut l’insistance présidentielle, plus
tenace devint son hésitation. » « La preuve est faite que Léger, ce grand
imaginatif, n’a pas l’esprit d’aventure », concluait Jacques Dumaine...
Sur le moment, face à Sumner Welles qui sonda ses premières réactions,
Alexis mit l’accent sur la première raison :
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
— Première réaction : je ne suis pas bien vu.
— Pourquoi ?
— C’est un milieu [en Afrique du Nord] qui m’est personnellement hostile. Et pour moi, face au peuple français, il s’agirait de compromissions avec
les milieux collaborationnistes de Vichy.
La prudente réserve d’Alexis lui fit décliner la proposition de Welles de
« télégraphier à Roosevelt pour lui demander plus de précisions sur la détermination de la fonction, des attributions et du rôle ». Elle ne l’empêcha pas de
continuer à prétendre jouer l’homme providentiel. À l’ultime question de
Sumner Welles : « Ne voyez vous personne d’autre, localement, de plus approprié ? », il avait répondu sèchement : « Il n’y a personne. »
Il y avait pourtant Jean Monnet, vers lequel Roosevelt se tourna à nouveau, malgré l’hostilité initiale de Cordel Hull. Début février, Eden
annonça à André Philipp, socialiste rallié à de Gaulle, la venue à Alger
d’un « Français de grande distinction, de grande expérience diplomatique,
qui ne serait rallié ni à la France combattante, ni au général Giraud ».
Philipp pensa à bon droit à Léger, pour s’en inquiéter. Le profil l’évoquait
à s’y méprendre. Il est possible qu’Alexis n’ait pas résisté à la vaine tentation de donner quelque publicité à la sollicitation qu’il avait déclinée. Mais
il s’agissait bien de Jean Monnet.
En dépit du refus initial d’Alexis, les Américains et les Français non
alignés d’Amérique continuaient d’espérer qu’il s’impliquerait à Alger.
Alexis laissait entendre qu’il y serait disposé pourvu que de Gaulle fût
confiné par les Américains à un rôle purement militaire – il ne voulait pas
être employé pour jouer lui-même ce rôle. Au même moment, Murphy se
fit fort d’obtenir la venue d’Alexis ; il le dit à Macmillan, son homologue
britannique, que Churchill avait installé à Alger dans le but de contrebalancer l’influence américaine en Afrique du Nord. Le 16 février, Macmillan
sollicita des instructions à Londres : fallait-il soutenir l’initiative ? Les réactions anglaises manifestèrent la fracture grandissante entre Churchill et le
Foreign Office. À la base de la pyramide, les jugements étaient les plus
rudes sur le cas Léger, fondés sur son attitude des années récentes. Rumbols, le premier commentateur du télégramme de Macmillan, se souvenait
du peu d’empressement d’Alexis à rallier Alger et craignait l’emprise qu’il
gagnerait sur la politique extérieure de Giraud. Rumbols recommandait
froidement de répondre que l’Angleterre ne verrait aucun avantage à la
venue d’Alexis. Il était curieux de savoir ce qu’en attendait Murphy ; pour
lui, il n’espérait rien d’heureux du personnage au pessimisme non
constructif et à l’antisoviétisme virulent. Ce jugement était renforcé par
une analyse inquiétante que le Foreign Office avait reçue une semaine plus
tôt de son ambassade à Washington : Alexis « ne perdait pas une occasion
d’attaquer la France combattante ». Son opinion influençait manifestement
le Département d’État ; sous une forme atténuée, ses hauts fonctionnaires
reprenaient à leur compte ses craintes et renforçaient la tendance hostile à
la France combattante aux États-Unis, relayée par la presse isolationniste.
Même si la propagande nazie, qui faisait de l’Allemagne le dernier rempart
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contre le communisme en Europe, ne trouvait pas d’écho en Amérique,
l’action de Léger flattait les pacifistes qui plaidaient en faveur d’une paix
négociée pour juguler le péril soviétique.
Un étage au-dessus, Barclay n’était guère plus favorable à l’envoi du
Français, s’il continuait pourtant à l’estimer : « Le fond de sa position est
sain, bien entendu, mais il est aussi résolument anti-de Gaulle et je ne suis
pas sûr que nous puissions compter sur lui pour contribuer à l’établissement de relations harmonieuses entre de Gaulle et Giraud. Selon des rapports récents, il est plus que jamais obsédé par l’idée que la France libre
est livrée aux mains des Soviets et qu’assister le gaullisme revient à favoriser
l’établissement d’un régime communiste en France. À Alger, il trouverait,
je le crains, des oreilles complaisantes à ses thèses. Si l’on pouvait le
convaincre de passer par Londres, les choses se présenteraient mieux, mais
le Département d’État ne le verrait sûrement pas d’un bon œil. De toute
façon, il refusera probablement d’aller nulle part tant que la situation ne
se sera pas éclaircie. »
En troisième rideau, et un cran au-dessus, Mack se devait d’être plus
politique, c’est-à-dire plus prudent. Il ironisa sur les illusions de Murphy,
qui s’imaginait faire changer d’avis Alexis quand Churchill s’y était cassé
les dents. Or, précisément, Churchill avalisait la tentative de Murphy. Il
avait annoté le télégramme de Macmillan à l’intention d’Eden, en rappelant son propre désir de faire venir Alexis en Afrique du Nord. Mack
connaissait-il la position du Premier ministre ? Ce n’est pas impossible au
vu de la suite de son commentaire, qui se résignait sur un ton grinçant, à
proposer le soutien du Foreign Office à la démarche américaine : « Cela
pourrait faire beaucoup de bien à M. Léger de s’échapper un instant de la
bibliothèque du Congrès, de visiter Alger et de venir à Londres pour
reprendre contact avec les réalités européennes. » Encore un étage plus
haut, Strang s’accorda avec Mack pour souhaiter la venue d’Alexis.
Le 23 février, Eden synthétisa les notes de ses services et informa
Churchill que le Foreign Office consentait à soutenir l’initiative américaine, non sans dissimuler son scepticisme : « Je doute que Léger porte
la moindre [biffé, remplacé par « beaucoup »] d’attention à un appel de
Murphy. » Eden n’attendait rien de plus que ses services du diplomate
français, mais, en bon politique, il voulait prouver sa bonne volonté aux
Américains. C’est ainsi que l’entendaient ses collaborateurs. Barday annota
le télégramme que le ministre envoya à Macmillan (« Je ferais bon accueil
à une visite de M. Léger à Alger ») de ce commentaire désabusé : « Son
Excellence souhaite probablement mettre ça sous les yeux de Welles à
l’occasion 5. »
Au même moment, à l’ambassade britannique à Washington, Campbell
prédisait qu’Alexis n’irait pas à Alger. Il refuserait de servir dans l’administration française en Afrique du Nord aussi longtemps qu’il n’aurait pas la certitude d’une rupture complète avec Vichy et son personnel. C’est ce qu’Alexis
lui avait dit au cours d’un déjeuner, le 23 février, ajoutant, irrévocable, qu’il
était « hors de tout ». Halifax transmit l’information le 27 février, ce qui
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eut pour seul effet d’apprécier sa collaboration aux yeux de Churchill,
qui surenchérit sur la démarche de Murphy. Le 1er mars, il envoya ce
message à Halifax, à destination d’Alexis : « Je serais très heureux si vous
vouliez bien vous rendre à Alger comme tous vos amis anglais et américains
le désirent. Le secrétaire d’État [Eden] m’approuve sans réserve. » Plus
tard, Alexis expliqua à Churchill que cette précision lui avait mis la puce
à l’oreille, en laissant entendre que l’accord du Foreign Office n’allait pas
de soi.
Le 4 mars, Halifax s’acquitta de sa tâche, non sans avoir versé son écot :
« Oserais-je ajouter que moi aussi j’espère très vivement que vous pourrez
faire le déplacement, tant je suis convaincu du prix des conseils que vous
pourriez donner 6. » Il n’en pensait pas un mot ; il livra son veritable sentiment à ses collègues : « Sur ma vie, je ne vois vraiment pas ce qu’il pourrait
bien faire en Afrique du Nord, si jamais il y allait. »
Alexis tarda à donner sa réponse. Halifax le reçut le 17 mars. Sans être
explicite, Alexis laissa entendre que sa collaboration se paierait du sacrifice
du général de Gaulle, ou, au moins, de sa subordination aux responsables
politiques : « Il n’a pas caché que le message du Premier ministre l’avait
laissé perplexe ; aussi bien, il ne voyait pas ce qu’il pourrait faire en Afrique
et il n’était pas facile pour lui de prendre l’initiative, même s’il se sentait
capable d’y aller sur d’autres bases. Il m’a promis de me communiquer sa
réponse sous la forme d’un message au Premier ministre. » Alexis avait
alimenté cet augure mystérieux d’une vision pessimiste mais pénétrante
de la politique étrangère de la France, entre les mains du général : « Le
gouvernement soviétique, quoi qu’on puisse en dire, ne sera jamais disposé
à soutenir un système de sécurité collective en Europe, qui doit rester basé
sur les démocraties anglo-saxonnes. Le général de Gaulle sera ce que
M. Léger appelle un super-nationaliste et, par conséquent, il ne sera pas
disposé à collaborer à l’établissement sensé d’un système international. Il
ne faudra pas longtemps pour que l’URSS et de Gaulle, tels que M. Léger
se les représente, se rapprochent de l’Allemagne 7. »
Le rapprochement avec l’URSS et l’Allemagne, la méfiance à l’égard des
pays anglo-saxons et le peu de cas des institutions internationales, c’était
un tableau assez clairvoyant de la politique étrangère du premier président
de la Ve République ; mais baignait dans une obscure lumière. De Gaulle
démentit ce pessimisme en se dérobant à la pression communiste ; ce ne
fut pas la moindre des raisons de son départ du Gouvernement provisoire,
en janvier 1946.
Alexis déduisait de ses postulats péjoratifs des conclusions peu réjouissantes pour la diplomatie britannique : « Il m’a dit que le général Giraud
pourrait continuer à faire honnêtement son travail de soldat, et qu’à l’heure
du débarquement en France, il faudrait composer en formant un gouvernement d’occupation militaire. On pourrait trouver un renfort dans le ralliement de Jeanneney, Herriot et Marin jusqu’à ce que les Conseils généraux
fissent leur devoir constitutionnel et formassent un nouveau gouvernement. » C’était la première allusion d’Alexis à la loi Tréveneuc, adoptée
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par la jeune IIIe République en 1872, après la défaite contre la Prusse.
Alexis se fit l’inlassable avocat de ce texte qui prévoyait la réunion des
Conseils généraux en cas de vacance du pouvoir.
Au même moment, les difficultés que Jean Monnet rencontrait à Alger
confortaient la prudence d’Alexis. Monnet apportait souplesse et diplomatie à Giraud ; de Gaulle lui opposait rudesse et ruades. Le chef de la
France libre jouait la montre. Le ralliement de la Résistance intérieure,
qu’il attendait de Jean Moulin, lui conférerait une autorité sans égale. En
attendant, il opposa des fins de non-recevoir à toutes les tentatives de
médiation menées par Monnet pendant les mois de mars et avril 1943.
Alexis crut à l’excellence de sa stratégie lorsque Monnet en vint à le solliciter lui-même. Le 30 avril, il lui câbla un appel à l’aide : « Le géneral Giraud
vous demande de bien vouloir venir à Alger discuter avec lui de la situation
française. J’espère très vivement que vous accepterez, à cette heure particulière, qui nécessite si gravement l’effort de chacun 8. »
La veille, Giraud avait télégraphié lui-même à ses représentants à
Washington son vœu qu’Alexis se rendı̂t à Alger. Après avoir complété
pendant une semaine sa riche documentation sur Monnet, qu’il avait un
peu fréquenté pendant la drôle de guerre, et qu’il n’aimait pas, au témoignage de Morand, Alexis répondit très longuement au général Giraud. Il
commença par la formule qu’il avait utilisée avec de Gaulle, ce qui augurait
mal de la suite : « Je vous remercie de votre confiance. Elle justifiera toujours ma franchise envers vous. » De fait, il balaya rapidement l’hypothèse
de sa venue : « Le voyage en question soulève en ce moment pour moi de
sérieuses difficultés. Je cherche à les résoudre. Mais en toute hypothèse, je
ne vois pas comment je pourrais arriver à temps pour m’exprimer encore
utilement. La discussion serait déjà close. » Le reste du message consistait
en un long exposé sentencieux. Alexis prévenait le général Giraud de « s’investir lui-même des pouvoirs de l’exécutif. Un gouvernement ainsi formé
ne serait pas reconnu, le gouvernement américain en particulier ne dérogera jamais à la règle qu’il s’est faite de respecter, jusqu’à sa libération,
l’entière liberté de décision du peuple français ». Il préconisait de s’en tenir
à « un organisme administratif exerçant par délégation et comme simple
dépositaire des pouvoirs de la République une gestion des intérêts français ». Il envisageait la restauration de l’ordre constitutionnel par le biais
de la loi Tréveneuc (Giraud fit usage de l’argument pour contrer les prétentions politiques du général de Gaulle) ; il appelait « l’organisation centrale »
à ne pas se limiter « aux deux milieux de Londres et d’Alger ». Il représentait la nécessité d’inclure « un tiers élément constitué par quelques hommes
libres de toute allégeance particulière ». C’était probablement son ambition
la plus immédiate : jouer, dans l’exécutif provisoire, le rôle d’arbitre qui
réglât la mêlée des partisans.
« Dans le cas où l’accord [avec de Gaulle] ne pourrait être réalisé »,
Alexis ne voulait pas rejoindre Alger aussi longtemps que le général Giraud
n’aurait pas rompu sans ambiguı̈té avec l’esprit du régime de Vichy, son
personnel, et ses lois ; il évoquait notamment le « correctif à trouver pour
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la question du décret Crémieux », dont l’abrogation par Vichy en 1940
avait privé les Juifs d’Afrique du Nord de la nationalité française. Alexis
craignait de rallier un exécutif provisoire qui n’aurait pas d’assise à gauche.
Pour y remédier il préconisait, sur le plan social, de rompre avec le « paternalisme de Vichy », ce qui permettrait de surcroı̂t d’élargir l’assise politique
de la France d’Alger : « Toutes ententes avec les syndicalistes auraient
l’avantage d’atteindre en fait les socialistes, sans risquer de confusion politique à la frontière du communisme. » Il concluait par les questions de
politique étrangère, pour se réintroduire comme une donnée du problème :
« Elles retiennent ici toute mon attention. Je me réserve et me ferai devoir,
chaque fois que l’occasion m’en sera personnellement donnée, de recommander du côté français toutes les prises de position nécessaires pour
ménager à temps l’évolution la plus favorable à nos intérêts. » Il ajoutait
aussitôt de déni révélateur : « Ce sera toujours, je vous prie de le croire, le
libre avis d’un homme qui ne recherche ni ne souhaite aucun rôle personnel, qui n’est ni ne sera candidat à aucun poste 9. »
En somme, Alexis attendait une évolution idéale de la situation pour
s’engager : liquidation de la dimension politique de la France libre mais
aussi épuration des éléments vychistes d’Afrique du Nord. La déception
que causa chez les Alliés la défection d’Alexis fut largement éclipsée par
l’intransigeance que de Gaulle manifesta à Anfa. Elle avait renforcé les
préventions de Roosevelt et désagréablement impressionné Churchill. Le
ressentiment de ce dernier, qui avait été humilié par son farouche poulain, relança son désir d’une solution alternative. René Massigli, arrivé à
Londres le 27 janvier 1943, rallié à la France combattante après quelques
jours d’ultime hésitation, lui semblait trop timoré pour s’affranchir du
général. Mais Alexis ne voulait pas partager les premières places avec
de Gaulle, dont il craignait l’impétueuse intransigeance, ni rallier Giraud,
dont il pressentait les insuffisances et l’étroitesse de ses soutiens politiques,
qui le couperaient de ses réseaux d’avant guerre. En bon diplomate, il
envoya son fidèle Henri Hoppenot en éclaireur.
Henri Hoppenot s’informait régulièrement du destin de son ancien
chef, dont il attendait un signe et le conseil d’une orientation. Il lui avait
écrit une petite dizaine de lettres, sans jamais recevoir de réponses à ses
questions. Fallait-il se démettre de son ambassade à Montevideo, qu’il
avait reçue de Baudouin, après avoir été successivement limogé de la sousdirection d’Europe, refusé à Lisbonne par Salazar, pour anglomanie et
libre-pensée, puis privé de Mexique, pour n’avoir pas renié Léger devant
Vichy ? À la nouvelle de sa démission, dans les derniers jours d’octobre 1942,
Alexis l’avait félicité, non sans le dissuader, elliptique, de rallier de Gaulle :
« At last together, keep your independance, Affectionately. » Hoppenot le
remercia de ce télégramme qui « rompait un silence, qui [l’]’aurait attristé,
s’[il] n’avait eu assez confiance en [lui] pour en respecter les raisons ». Il
lui indiqua, dans la même lettre, son désir de servir la cause alliée, si
possible aux États-Unis. Alexis rédigea un télégramme sibyllin, rédigé dans
un anglais si maladroitement fidèle à ses oracles ambigus qu’Henri ne
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parvint pas à l’interpréter : « [Il] peut signifier en effet qu’en attendant, le
continent américain est pour moi le lieu où rester – ou bien qu’en attendant, il y a immédiatement une place pour moi aux États-Unis... J’ai eu
recours aux lumières de la plus haute autorité en langue anglaise pour me
donner son interprétation, et elle n’a pu me tirer d’embarras. Je ne puis
donc compter que sur une lettre plus explicite de vous. S’il s’agit d’attendre, j’attendrai, en Argentine pour où nous partons dans une semaine !
Mais combien je préférerais qu’une possibilité de travail quelconque s’offrı̂t
immédiatement pour moi aux États-Unis, qui me permı̂t de m’y rendre
sans délai, comme me le conseillaient vivement mes amis du Foreign
Office. Éclairez-moi, je vous en prie, le plus tôt possible 10. »
Le jour de l’an, Alexis envoya un nouveau télégramme, qui atteignit
Hoppenot le 3 janvier 1943 : « Extremely important for you be Washington
as soon as possible. Immediate franco-america possibilities Africa. Affectionately. » Henri suivit le conseil de son ancien protecteur, malgré l’avis défavorable de Tripier, représentant de Vichy en Argentine, qui n’avait jamais
aimé Alexis : « Vous allez de nouveau vous trouver sous la coupe de Léger
et rentrer dans cette petite chapelle. » De fait, si Henri Hoppenot partit
d’Amérique latine avec des dispositions plutôt favorables à de Gaulle, à
qui il avait d’ailleurs envoyé une lettre demeurée sans réponse, il délaissa
cette option sous l’influence d’Alexis. Avant de le rejoindre, Henri lui avait
exposé des vues qui ne correspondaient pas exactement aux siennes : « Je
crois qu’il faut s’orienter vers une organisation gouvernementale française
qui ait son siège en Afrique et qui fasse au gaullisme la place que l’on ne
peut lui refuser. » Aux États-Unis, où il n’était pas connu, Hoppenot apparut naturellement comme le candidat d’Alexis. L’éminence grise fit tout
son possible pour le maintenir hors de l’orbite gaulliste en le persuadant
d’accepter l’offre de Giraud de diriger les services civils de sa représentation
à Washington. La veille, Tixier lui avait montré un télégramme de Massigli, qui lui faisait une proposition similaire pour le compte des gaullistes.
Le 15 février, Hoppenot donna sa préférence à Giraud. Sa réponse, adressée au général Béthouart, qui représentait Alger à titre militaire, montre la
part qu’y prit Alexis : « J’ai montré le télégramme d’Alger que je vous
restitue ci-joint à M. Léger et la conversation que j’ai eue avec lui à ce
sujet n’a pu que me confirmer dans mon intention d’accepter en principe
la proposition que le général Giraud veut bien me faire. » Henri aurait
préféré un poste à Alger, et Hélène, à Londres, sans se dissimuler que
« dans ce cas-là, c’était la brouille complète avec Léger ». Le désir d’Alexis
d’avoir Hoppenot à ses côtés, à Washington, comme informateur privilégié
sur le milieu d’Alger, ne primait pas seulement les désirs des Hoppenot,
mais aussi ceux de Sumner Welles, qui ne dissimula pas à Henri, le
1er mars, qu’il aurait préféré le voir devenir le pendant de Murphy à Alger.
Il était convenu qu’Henri visiterait Giraud à Alger. Cette rencontre, au
mois de juin 1943, offrit une nouvelle occasion à Alexis d’évaluer le rôle
qu’il pourrait jouer en Afrique du Nord. Henri avait pris ses instructions.
Alexis lui avait expliqué qu’il ne voulait pas « redevenir l’agent d’exécution
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qu’il avait été, obéir à des ministres dont il n’approuvait pas la politique ».
« Il envisagerait d’être l’un des membres du Comité qui se forme et d’avoir
à représenter la France en Amérique du Nord, “puisque c’est là où tout se
fera” ». C’était, devant son ancien collaborateur, l’aveu décisif de sa stratégie et de ses ambitions personnelles, longtemps dissimulées.
Sans attendre l’ambassade particulière d’Hoppenot, à la fin du mois de
mai Alexis avait déjà reçu des informations de Boegner, de retour d’Alger.
Cet autre émissaire avait parlé d’Alexis avec Giraud à plusieurs reprises. Le
général admirait la dignité de sa position : « Il vit dans une retraite complète.
Très frappant. J’aime beaucoup. Croyez-vous qu’il vienne me voir ? » Boegner,
parfait ambassadeur, lui fit valoir qu’Alexis s’était « refusé à de Gaulle »,
« très conscient des défauts immédiats du Comité national ». Le lendemain,
l’idée avait fait son chemin chez Giraud : « Je suis extrêmement seul. Léger
aussi. Je vais lui envoyer un télégramme très amical. Je voudrais qu’il vienne.
Pouvez-vous lui confirmer mon désir ? » Il souhaitait sa venue, même conditionnelle : « S’il veut venir et repartir, je comprendrai. » Prudent et sans
doute désillusionné sur les capacités de Giraud, Alexis prépara un long
télégramme qu’il soumit à Sumner Welles, le 27 mai. Il ne semble pas
qu’il fût jamais envoyé ; Alexis laissa Boegner repartir avec de vagues
encouragements pour Giraud à contenir de Gaulle et préparer une visite à
Washington. Tel quel, le projet de télégramme perpétuait l’attentisme prudent d’Alexis, sa prétention à orienter directement la politique française
depuis Washington, et sa répugnance devant la fusion en cours entre
Londres et Alger. Mystérieux et important, il se prévalait d’« entretiens
personnels auxquels il se faisait un devoir de se prêter ici dans l’intérêt français » pour expliquer sa décision de ne pas se rendre à Alger.
De son côté, en arrivant à Alger le 30 mai 1943 pour négocier la fusion
du Comité nationale française et du gouvernement d’Alger, de Gaulle
savait qu’il était en train de gagner la partie. D’une certaine façon, Alexis
avait participé à son succès, en ne se jetant pas dans la mêlée pour aider
Churchill et Roosevelt à le marginaliser. Il n’était pas passé loin, pourtant,
d’obtenir de Churchill l’élimination préalable de son rival, qui lui aurait
permis de s’engager sans risque.
Liquider de Gaulle (mars-juillet 1943)
Henri Hoppenot avait permis à Alexis de sonder l’attitude des Anglais,
et leur avait laissé entendre ses intentions : l’ancien sécrétaire général pourrait rallier Alger « mais à la condition d’obtenir un poste de réelle autorité.
Il ne voulait plus être attaqué à la place de ministres dont il ne partageait
souvent pas les vues. Le poste qu’il accepterait de prendre en charge devrait
se situer dans le champ des Affaires étrangères ». Campbell observa le changement puisque la ligne d’Alexis avait toujours été de prétendre qu’il ne
pouvait pas y avoir de politique étrangère pour la France, aussi longtemps
qu’elle ne serait pas pleinement restaurée sous l’autorité de la GrandeBretagne et des États-Unis. Il demanda perfidement à Henri d’interpréter
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cette volte : « Hoppenot a étouffé un éclat de rire à l’exposé de cette théorie
de Léger ; il a clairement laissé entendre qu’elle avait surtout servi à justifier
sa stratégie attentiste. »
Quelques semaines plus tard, Alexis tint le même langage à Oliver Harvey, membre de la délégation anglaise de passage à Washington. Signe
qu’il se remettait sur le marché, il regretta que le ministre Eden n’ait pu
lui accorder un entretien. Puis il se lança pendant une heure « dans un tel
flot de paroles qu’il [avait été] difficile de placer un mot ». Il n’était candidat qu’à un poste de décideur. Pour la première fois, il fit son propre
éloge, et justifia sa position, marquant un net désir d’être employé : « Depuis qu’il a quitté la France, il a maintenu ce qu’il appelle son intégrité
morale. Il n’a accepté d’argent d’aucun mouvement français et il a vécu sur
le salaire modeste alloué par la bibliothèque du Congrès. Sa vie politique a
consisté à travailler avec des ministres dont les politiques étaient équivoques et contraires à ses convictions. Il a fait de son mieux, pendant ces
années, pour amortir les effets de ces politiques, mais maintenant que les
circonstances en ont fait un homme libre, il n’a pas l’intention d’évoluer
à nouveau dans l’équivoque. C’est pour cette seule raison qu’il a cru devoir
refuser l’invitation du général Giraud. » 11
Ses vertus justifiaient de nouvelles prétentions, qu’exigeaient également
les circonstances : « On lui a proposé de prendre la tête des affaires civiles
de l’administration, mais en arrivant seul et désarmé dans ce milieu qui
lui était le plus hostile en France, il serait impuissant. Son devoir serait de
démettre la plus grande part de l’administration, ce qui est irréalisable. [...]
Il est plein d’admiration pour le général de Gaulle comme soldat d’honneur, symbole de la résistance et grand patriote, mais sur le plan politique
et diplomatique il se comporte en novice, et, même avec les meilleures
intentions, il accumule les gaffes à l’égard de l’Amérique et de l’Angleterre,
ce qui compromet son mouvement et l’avenir de la France s’il y prenait le
pouvoir. »
Lorsque Harvey suggéra son ralliement à l’unique autorité française
« qui sortirait d’une union des deux généraux », Alexis ne fit « aucune
objection ». « J’en ai retiré l’impression, concluait le diplomate anglais, que
s’il pensait pourvoir obtenir un poste d’influence et ne pas avoir simplement à endosser une politique qu’il ne contribuerait pas à façonner, il
serait enclin à accepter. » Épurée de ses clauses de style, la proposition
d’Alexis consistait à s’offrir aux Anglais comme la tête politique du gaullisme à Alger. Il serait ami de l’Angleterre et habile diplomate, mieux que
de Gaulle ; prudent et raisonnable comme Giraud, il serait mieux que lui
le garant de la continuité démocratique de la France. Il lui fallait seulement
l’assurance que de Gaulle serait confiné aux fonctions militaires, d’où il
n’aurait jamais dû sortir.
Au Foreign Office, on ne savait pas comment accueillir cette offre de
service. L’avis prévalut d’attendre la réponse d’Alexis au message de Churchill. Au bas de l’échelle, Speaight considérait que le Français serait « plus
utile à déblatérer à Washington plutôt qu’à rafler la mise à la fin de la
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partie en Afrique du Nord ». Au sommet de la pyramide, Cadogan s’accordait avec le jugement d’Halifax, qui jurait ne pas voir le moindre intérêt à
la venue d’Alexis à Alger, mais concluait à la nécessité d’attendre qu’Alexis
se découvrı̂t en répondant à la sollicitation du Premier ministre. Le Foreign
Office n’avait pas oublié ses attaques contre de Gaulle, en dépit des amabilités qu’il avait servi à Harvey pour l’amadouer : « Ses sympathies personnelles vont à de Gaulle et à son mouvement, bien davantage que du côté
de Giraud. » Alexis avait même prétendu devant lui n’avoir « jamais eu un
mot contre le général de Gaulle, ni contre sa personne ni contre son mouvement, en dépit de ses réserves intimes ». Barclay s’en offusquait : « En
toute rigueur, ce n’est pas vrai. Ce n’est en tout cas pas l’impression qu’il a
donné à beaucoup de monde à Washington. » Mais les diplomates anglais
doutaient surtout de la résolution à s’engager du beau parleur. Avec le
temps, la force de sa position d’arbitre était devenue une faiblesse, et Rumbols pouvait à bon droit douter des suites concrètes de son offre de service
tardive et prudente : « Je crois qu’il est assez clair désormais qu’on aura
beau pousser ou tirer M. Léger, rien ne le fera prendre une part active aux
affaires françaises. »
Pourtant, l’intransigeance du général et l’exaspération de Churchill,
combinées au patient travail de sape antigaulliste mené au Département
d’État, laissèrent espérer un instant à Alexis qu’il était sur le point de
gagner la partie.
Le 4 mai 1943, en effet, de Gaulle torpilla les efforts de conciliation
avec Giraud, patiemment entrepris par Monnet, et favorablement accueillis
par Massigli. Il attaqua dans un discours fracassant tout aussi bien les
ingérences américaines, les complaisances de Giraud et l’esprit vichyssois
d’Alger ; pour finir, il crucifia son rival : « La volonté nationale est maintenant en marche, rien ne pourra l’arrêter et certainement pas un homme
qui tient sa légitimité de quatre fonctionnaires demeurés fidèles au maréchal Pétain. » Murphy, à Alger, était furieux ; Churchill, à Londres, ne
l’était pas moins. Le 11 mai, le Premier ministre britannique arriva aux
États-Unis pour conférer avec Roosevelt, qui s’était décidé, sur les conseils
de Murphy, à éliminer de Gaulle du jeu politique français. Le 21 mai,
Churchill câbla à Eden son intention de se rallier à la ligne américaine :
« Je demande à mes collègues d’examiner dès maintenant la question de
savoir si nous ne devons pas dès maintenant éliminer de Gaulle en tant
que force politique et nous en expliquer devant le Parlement et devant la
France. »
Le même jour, Churchill reçut Alexis à la Maison-Blanche. Selon le récit
qu’il en fit aux Hoppenot, la rencontre se déroula dans une atmosphère de
conspiration, qui n’était pas improbable, au vu du fossé qui s’élargissait
entre le Premier Britannique et le Foreign Office. Alexis laissa entendre
qu’Eden avait retenu un premier appel du Premier ministre : « Winston
Churchill l’a fait appeler un soir en cachette du personnel de son ambassade, dont il se méfie. [...] Le plus grand homme d’État de l’Angleterre
était dans son lit. “Eh bien ?” lui dit-il. “Eh bien ? Je suis venu à votre
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premier appel.” “J’avais chargé Eden d’un message.” “Je n’ai rien reçu.”
“Ah ! c’est toujours la même chose”, s’écria Churchill ; dans sa colère il
écarta brusquement les couvertures, fit mine de se lever, et Léger se hâta
de changer de sujet. »
Alexis se représentait dans la position qu’on lui connaissait de conseiller,
sollicité par les décideurs. En réalité, c’est lui qui avait demandé un entretien à Churchill d’un billet pressant : « Si vous pouvez trouver une minute
pour moi avant votre départ, je vous en prie, donnez-la-moi, à quelque heure
que ce soit. Je vous dirai d’un mot ce que je dois vous dire et ne puis dire que
de vive voix. Je veux vous expliquer aussi comment il m’a été pénible de ne
pouvoir répondre à votre dernier télégramme. » Quant au contenu de l’entretien, on peut l’établir en comparant le récit d’Alexis avec celui de Churchill, qui en fit la matière d’un second télégramme à son gouvernement,
le 23 mai. D’après l’Anglais, dont la clarté d’esprit simplifiait peut-être l’exposé subtil d’Alexis, le Français mettait l’élimination politique du général
de Gaulle comme prix à son retour aux Affaires : « Je viens de m’entretenir
avec Léger. Il était en pleine forme au physique comme au moral [une
réponse à l’accusation de Lancial ?]. Il m’a déclaré qu’il ne pourrait jamais
travailler avec de Gaulle et qu’il n’avait aucune intention de venir en
Angleterre tant que nous soutiendrions de Gaulle. D’un autre côté, il est
entièrement d’accord avec le mouvement gaulliste et considère qu’une fois
débarrassé de De Gaulle, il constituerait un espoir sérieux pour la France.
Il ne veut pas aller en Afrique, parce que cela reviendrait encore à participer
à une entreprise de division, mais il irait volontiers si un accord pouvait
être conclu entre Giraud et le Comité national français débarrassé de De
Gaulle. »
Ainsi pourvu d’un candidat alternatif, Churchill se trouva conforté dans
son intention d’éliminer le général de Gaulle : « Je suis de plus en plus
convaincu qu’il me faut écrire une lettre à de Gaulle pour lui dire qu’en
raison de sa conduite, il ne nous est plus possible de reconnaı̂tre la validité
des lettres que nous avons échangées, mais que bien entendu, nous continuerons à collaborer étroitement avec le Comité national français, tout en
nous efforçant de promouvoir l’union la plus large possible entre tous les
Français qui désirent combattre l’Allemagne. Si nous pouvions introduire
Herriot et Léger dans un Comité dont de Gaulle serait exclu, il serait alors
possible de constituer avec Giraud un groupement fort et qui représenterait
parfaitement la France pendant la période de guerre. Je suis convaincu que
les choses ne peuvent plus continuer comme avant. »
Alexis avait virtuellement gagné. Mais il n’exploita pas sa victoire, qui
était déjà minée par le projet de réunion à Alger des deux généraux. Churchill l’ignorait encore, à Washington ; pas son cabinet, qui apprit au même
moment l’allégeance de l’ensemble de la Résistance française à de Gaulle.
Fort de ces informations, les ministres britanniques ne tinrent pas compte
des instructions du premier d’entre eux. Lorsqu’il apprit la concession de
Giraud, Alexis comprit que la partie était perdue. Il était convaincu,
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comme ses confidents, Boegner côté français, Sumner Welles côté américain, que l’adversaire du général de Gaulle avait laissé passer l’occasion de
le liquider, et qu’il en deviendrait au contraire la victime. Il produisit
d’innombrables notes, dans les jours suivants, qui reprenaient cette
antienne : « Trop tard. Quel dommage. Roosevelt et Churchill étaient d’accord
pour liquider de Gaulle. Les concessions de Giraud font tout échouer 12. » C’est
à cette lumière que se comprend son refus agacé de rallier Giraud et son
long projet de télégramme, rédigé le 26 mai, et finalement conservé pardevers lui.
Devant Churchill, Alexis ne s’était d’ailleurs pas montré si résolu que
l’Anglais eût pu oser la liquidation politique du général en se tenant assuré
d’obtenir le renfort du diplomate. Alexis craignait manifestement d’être
mis en avant et refusait de prêter ne fut-ce que son nom, ou la promesse
de sa participation, pour aider les Anglais à se débarrasser du général :
Minuit. Au lit, en pyjama bleu, avec écritoire (planche). [...]
A. L. : Encore une fois, je ne peux aller prendre position aux côtés de Giraud
et y entraı̂ner des Français face au peuple français, que si la possibilité d’une
position nationale est fournie par la cessation du dualisme que vous entretenez
vous-même.
W. C. (insistant) : Vous devez venir à Londres, même comme émigré à titre
privé. On a besoin d’hommes comme vous. Vous m’éclairerez. Vous pouvez beaucoup envers de Gaulle. Il dépend de moi pour bien des choses. Les Américains
me reprochent de ne pas user de mes moyens d’action.
A. L. : Il m’est difficile de venir tant que le malentendu persiste [Alexis Léger
précise dans son compte rendu :] (sous-entendu : tant que la Grande-Bretagne
appuiera de Gaulle...). [...]
W. C. : Au point de vue politique, si j’écartais de Gaulle du Comité national,
viendriez-vous y prendre sa place ? On a besoin de vous. Tous les hommes de
Londres sont timorés devant de Gaulle. Massigli est très faible et a peur de De
Gaulle. Je comprends bien votre position. De quel côté êtes-vous ? Avec le gaullisme, sans de Gaulle. Moi aussi !
Je suis à un tournant décisif. Avant même de vous voir, j’en étais au point où
il n’était pas dit que je n’allais pas en finir avec de Gaulle. Mais que faire
pratiquement ? Que me conseillez-vous ? [...]
A. L. : [...] Le minimum dans l’immédiat est d’enlever à de Gaulle sa propagande (argent, radio, avions et parachutistes, réseau de communication). Après
le malaise, il faudrait calmer le peuple français, le rassurer. Démocratiquement et
socialement faire évoluer le milieu de l’Afrique du Nord. Développer la politique
démocratique des répondants de la résistance française à l’étranger. Il s’agit de
dépersonnaliser le gaullisme sans faire de De Gaulle un martyr.
W. C. : Il faut que je vous revoie. Il est très possible que j’aie à prendre sans
plus attendre des mesures décisives.
A. L. : Il conviendrait, je crois, d’inviter de Gaulle une dernière fois à aller
s’associer à une simple collaboration militaire, à aller prendre le commandement
de la grande armée française qui doit être mise sur pied pour l’arrivée sur le
continent. Dès maintenant son Comité national et son entreprise politique
seraient liquidés. La voie politique, qu’on a laissé compromettre, était celle envisagée à Anfa : coopération militaire et élargissement national au seul niveau de
l’Afrique du Nord.
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Le duel Léger-de Gaulle (II)
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M. Roosevelt et vous-même devriez alors dire à de Gaulle : « Ne voulez-vous
pas renoncer à votre entreprise politique qui n’est pas compatible avec la coopération militaire qui intéresse seul, en ce moment, le point de vue interallié ? Alors
libre à vous de vous consacrer à cette entreprise politique. Vous êtes désormais un
chef de parti politique, un chef de mouvement national. Rien de plus légitime ;
mais cela ne concerne que la vie politique française après la libération. Jusquelà 13 ... »
L’entretien se termina par une exhortation de Churchill. Pour impliquer
l’un des artisans qu’il souhaitait au « gaullisme sans de Gaulle », il voulait
donner de la publicité à leur rencontre : « Churchill insiste (sur une question
du secrétaire) pour qu’on apprenne à la presse ma visite. Il y voit des avantages,
qu’on sache quelque chose, l’ambassadeur s’est entretenu avec lui, c’était opportun. En me laissant, rappelé à l’heure par son secrétaire : “Mais il faudra que
vous veniez à Londres, auprès de moi. Il faut en tout cas que vous passiez à
l’action. Que vous sortiez de votre retraite, de votre ‘pavillon’ (geste des mains,
signifiant : tour d’ivoire, attitude supérieure, d’intellectuel, de philosophe, de
méditation). Il faut travailler, il faut combattre. La vie est courte. Il faut que
vous travailliez, travailliez, travailliez. Il faut vous battre, vous battre, vous
battre...” »
Alexis rapporta avec une très fidèle inexactitude ses propos devant
Bidault à la libération : « Quand Churchill est venu faire sa démonstration
pour la liquidation du gaullisme (juillet 1943) c’est moi qui ai eu à lui dire :
ne pas casser l’acte de foi de la Résistance en brisant le gaullisme politique qu’il
était préférable d’avoir en face (argent, radio, avions, intelligence service plus
censure). » Il s’inventait une modération qui rendait moins cruelles les
conséquences de son abstention ; en réalité il avait été moins modéré que
pusillanime.
Quelques jours après s’être entretenu avec Churchill, le 27 mai, Alexis
fut convoqué par Sumner Welles, qui ne le rassura pas pleinement : face
aux progrès du général de Gaulle, « Sumner Welles ne se référait qu’à la
barrière Churchill, comme s’il ne pouvait plus compter sur la barrière américaine ». Trois jours plus tôt, face à Boegner, qui lui représentait les difficultés que Churchill rencontrait au Foreign Office pour imposer la
liquidation politique du général de Gaulle, Sumner Welles s’était pourtant
montré encourageant : « Oui, mais le Foreign Office devrait en passer par
là : c’est la volonté de Churchill ! J’ai parlé de M. Léger. Churchill aimerait
comme nous que Léger prenne les affaires en main. » La retenue américaine
n’aidait pas Alexis à sortir du bois. Le 25 mai, Boegner s’était rencontré à
nouveau avec Sumner Welles ; il en avait discuté ensuite avec Alexis, qui
ne cachait ni l’ampleur de ses ambitions, ni ses réticences à s’engager en
Afrique du Nord : « Je ne dois pas aller là-bas, je ne dois jouer un rôle qu’à
la fin en France, sans m’être compromis. Je ne peux pas aller dans cette aventure. » Et d’expliquer à Boegner et à Sumner Welles, qui semblaient l’encourager à se jeter dans la bataille, qu’il se « brûlerait en retournant
d’urgence aux affaires 14 ».
Au moment qu’il s’excluait lui-même du jeu, Alexis croyait se préserver,
pour mieux rafler la mise à la Libération, nageant dans l’irréalité de ses
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
fantasmes. Il y était encouragé par ses amis américains, qui le dissuadaient
de rallier Churchill aussi bien que de Gaulle. À l’été 1942, déjà, Katherine
Biddle avait écrit à son protégé sa foi, qu’elle partageait avec MacLeish :
« Je continue à croire que vous aviez raison de ne pas rejoindre Churchill,
que vos étoiles sont alignées sur celles des États-Unis, et que bientôt elles
brilleront toutes. »
Le 29 mai, à Alger, sur le chemin de Londres, Churchill s’entretint avec
Macmillan et Robert Murphy. Sa poussée de fièvre antigaulliste n’était pas
retombée. Il continuait à prôner l’élimination politique du général. Après
lui avoir coupé les vivres à Londres, il comptait transférer le Comité national à Alger où son influence serait diluée par l’arrivée du général Georges.
Le Premier ministre persévérait dans son espoir que « l’on persuadât
M. Léger de se rendre à Alger ». Murphy avait répondu que les ÉtatsUnis lui apporteraient leur « soutien s’il envisageait d’entrer dans le comité
exécutif ». Au mois de juin 1943, pendant que de Gaulle et Giraud négociaient la fusion de leurs camps, l’affrontement à distance continua. Churchill évoquait tantôt Herriot, tantôt le général Catroux, et toujours Alexis,
pour diluer de Gaulle au sein d’un Comité national renouvelé.
Mais Alexis comprenait que de Gaulle avait gagné la manche. Il se
contentait de jouer les trouble-fête et portait ses derniers coups, avec l’espoir de constituer une alternative au dictateur qu’il craignait, ou qu’il
feignait de craindre. Il commença de jouer ce rôle le 8 juin 1943, lorsque
fut proclamée la fusion des Comités de Londres et d’Alger, au risque d’altérer son amitié avec les Hoppenot, qui organisaient le grand cocktail de
réconciliation nationale : « Léger est sombre, furieux. Les mots “abus
de confiance” reviennent sur ses lèvres car “on trompe et on a trompé le
peuple français” sur les intentions de son leader. “Il a remporté une victoire
100 % : il amènera tout le monde à la dictature.” [...] Léger apporte à
cette affaire une telle passion, accueillant sans contrôle ce qui est utile à sa
thèse, c’est-à-dire tout ce qui est défavorable au général de Gaulle, se
fâchant avec ceux qui ne sont pas de son avis, que je me demande si notre
amitié elle-même y résistera ? »
Il était encore plus violent dans la solitude de son bureau, où il comparait l’union des deux France, forcée par les gaullistes à leur avantage, à rien
de moins que « l’Anschluss hitlérien ». Il reprit l’expression devant Sumner
Welles, qui l’avait invité à commenter les événements. Alexis révélait son
dépit de ne s’être pas lancé dans la bataille par une comparaison qui lui
apportait une amère consolation : s’il y avait été, il aurait fini comme
Franz von Papen, le vice-chancelier de Hitler qui lui avait servi de caution
d’honorabilité avant d’être écarté du pouvoir : « Anschluss. Abus de
confiance. [...] Aujourd’hui, si l’on n’arrête pas de Gaulle en redressant la
situation compromise par Giraud, de Gaulle sera maı̂tre des Alliés. Il va
s’émanciper financièrement avec les richesses de l’Algérie. [...] J’aime mieux le
sort d’un Sforza que d’un von Papen. C’est une erreur de la part de Churchill,
en cas de liquidation de De Gaulle, de me faire prendre la tête. Il s’agit au
contraire de ne plus retomber dans les formules personnelles 15. »
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Sumner Welles ne désespérait pas de faire jouer un rôle au plus sérieux
candidat de l’Amérique : « Si l’union ne réussit pas du fait des exigences de
De Gaulle, garderez-vous la même attitude favorable à Giraud : un soutien
en conservant une réserve contre de Gaulle ? » Alexis répondit par l’affirmative. Il conservait assez d’espoir de jouer un rôle pour interroger à son tour
la constance de la politique américaine : « Si l’union se fait dans des conditions satisfaisantes, le gouvernement américain modifiera-t-il sa position de
non-reconnaissance d’un gouvernement français jusqu’à la libération du peuple
français et sa libre expression ? – absolument pas, jamais. »
Lié à l’Amérique par cette promesse, Alexis continua à dresser sur la
route du général tous les obstacles que la politique américaine pourrait
susciter renonçant à tracer une troisième voie, loin des deux généraux. Il
ne pouvait plus espérer les premières places, et abandonnait ses rêves de
grandeur à Saint-John Perse.
Un duel sans fin
« Alexis Léger, qui connaı̂t toute la question, se définit lui-même comme
“gaulliste mais anti-de Gaulle”. » En octobre 1943, Churchill décrivait
le fond de sa pensée par le truchement de ce mot d’Alexis. En réalité, le
diplomate n’avait cure du gaullisme, mais il enviait le destin du général
qui ressemblait au conquérant hautain d’Anabase. Son courage et sa
morgue ressuscitaient un esprit d’aventure disparu de l’histoire de France
depuis Napoléon, qu’Alexis admirait secrètement. De Gaulle représentait
tout ce qu’Alexis aurait aimé être, sans le pouvoir. Parvenu à la maturité,
et au sommet des désirs qu’il avait empruntés à d’autres, il était condamné
au processus inverse de la passion mimétique. Il poursuivait de Gaulle de
sa haine, parce qu’il ne l’avait pas prévu, et qu’il était inimitable.
L’évolution de Hoppenot vers de Gaulle, la déception que lui inspirait
l’action de Giraud, l’emprise croissante des gaullistes sur la France africaine, tout cela qui conduisait Alexis à renoncer, lui rendait plus odieuse
l’erreur de n’avoir pas rejoint le général quand il en était temps. L’entretien
du 21 mai avec Churchill, qui l’avait fait rêver à contretemps d’éliminer
le général, l’avait empêché de redresser sa stratégie, au moment où il envisageait peut-être de rejoindre in extremis le gaullisme. Une note rédigée le
14 mai 1943 par un diplomate de la suite de Churchill, Harvey sans doute,
prouve qu’Alexis avait sollicité l’entretien dans de nouvelles dispositions.
Après avoir marqué sa franche déception de l’attitude de ce « Diogène en
quête d’une politique honnête », le diplomate anglais soulignait que « ses
vues avaient récemment évolué » : « Il y a trois mois il parlait du danger
d’une évolution prosoviétique et procommuniste de De Gaulle, ce qui
flattait les dispositions des disciples de l’école Murphy. Dernièrement il ne
cachait pas sa déception de la politique de Giraud, et inclinait à penser
qu’après tout de Gaulle était plus intègre qu’il n’y paraissait, quels que
fussent ses sentiments personnels à son égard. »
Le diplomate anglais préconisait de ne pas accéder au vœu d’Alexis de
se rencontrer avec Churchill. Un autre, Campbell probablement, plaidait
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au contraire pour un entretien, dont il n’imaginait pas qu’il aurait l’effet
inverse de celui qu’il escomptait, ignorant les dispositions furieuses de
Churchill à l’égard du général de Gaulle – s’il évaluait avec finesse celles
d’Alexis : « À mon sens, cela vaut la peine d’essayer encore une fois de galvaniser M. Léger. La situation a changé depuis qu’il a décliné la dernière sollicitation du Premier ministre de venir à Londres rejoindre de Gaulle, et s’il incline
à ne plus considérer de Gaulle comme aussi nuisible, il sera peut-être disposé à
rompre avec les charmes de l’inaction. Il me donne l’impression (rien de plus)
de prendre conscience qu’il est peut-être en train de rater un train et de chercher une excuse pour le rattraper. »
Churchill n’avait rien fait pour favoriser l’évolution d’Alexis et l’avait
l’obligé à devenir l’otage de sa posture anti-de Gaulle. Ne doutant plus de
la victoire prochaine de l’homme du 18 juin, Alexis avait complètement
abandonné l’idée de rallier Giraud, ce « couillon », qu’il rencontra seulement pour communier dans sa détestation du gaullisme. Ce fut le 8 juillet
1943, au cours de la tournée américaine de Giraud, destinée à obtenir
l’équipement nécessaire à l’armée d’Afrique. Alexis écouta patiemment ses
espoirs illusoires que de Gaulle pérı̂t de ses propres excès. Il ne partageait
pas cet optimisme. Un mois plus tôt, ayant eu vent de la politique temporisatrice préconisée par Monnet, qui avait conseillé à Giraud : « Attendez
donc encore trois mois et il se coulera », Alexis s’était écrié devant les
Hoppenot : « Mais dans trois mois, il sera trop tard pour faire quelque
chose contre lui. Monnet est un hypocrite. » En croisant Henri sur le seuil
de la résidence du général Giraud, son dépit avait pris une forme explosive
lorsque son ancien collaborateur avait affiché un courtois scepticisme
devant sa sentence définitive : « Aucun homme raisonnable ne peut avoir
de doutes sur les intentions du général de Gaulle. » Henri avait répondu
qu’il n’était « pas sûr » de ses ambitions de dictateur, les indices sur lesquels
se baser étant « bien minces ». Sous le coup de la colère, Alexis était devenu
écarlate : « Si je ne connaissais depuis si longtemps votre désintéressement,
Hoppenot, je ne pourrais croire à votre sincérité. » Cet éclat en rappelait
un autre à Hélène, révélateur de l’étendue de l’impuissante ambition d’Alexis : « Je me trouverai un jour face à cet homme, et je devrai le
combattre. Ceux qui le suivront seront contre moi. »
À défaut de l’affronter en duel singulier, le matamore conservait un
pouvoir de nuisance. Par quelques paroles bien senties auprès des personnalités qu’il côtoyait, il s’employait à freiner la reconnaissance américaine
du Comité français de libération. Le 8 juillet 1943, Alexis était passé du
bureau du général Giraud à celui du secrétaire d’État, Cordell Hull. Il l’avait
trouvé attentif à ses vues : « Signe d’assentiment quand j’évoque l’impossibilité
morale pour tous les gouvernements alliés d’imposer, par leur reconnaissance,
l’autorité despotique et totale, l’autorité d’État d’un Comité composé seulement
de deux éléments partisans [...] à des Français qui ne relèvent d’aucune des deux
factions et à qui leur conscience et leur loyalisme de citoyens français ne permettent
pas, dans l’intérêt français, de reconnaı̂tre aucun de ces deux groupements. »
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Son coup suprême fut sa longue lettre à Roosevelt, dont la Pléiade
ne donne qu’une version tronquée des attaques les plus transparentes et
vénéneuses à l’endroit du général de Gaulle. Daté du 8 novembre 1943,
le courrier fut transmis le lendemain au président par Francis Biddle. L’Attorney general le recommanda à l’attention de Roosevelt en rappelant son
« étroite amitié » pour « l’ancien secrétaire permanent du ministère des
Affaires étrangères français ». La lettre d’Alexis n’avait aucune raison de
déplaire, n’étant que flagornerie à l’endroit du président et perfidies à
l’encontre de De Gaulle qui, sans être cité, était attaqué à chacune des
lignes censurées dans la Pléiade. Le deuxième paragraphe du courrier subit
ce sort, dont les cajoleries pour Roosevelt (« le nom vénéré de Celui, qui,
le premier, dès janvier 1941, a su rejoindre le cœur du vrai peuple de
France ») n’étaient pas flatteuses pour la réputation hautaine de Saint-John
Perse : « On ne sait ce qu’il faut le plus admirer, de la clarté de vision, de
la fermeté de jugement ou de la continuité de décision qui nous auront
valu cela. » « Cela », c’était l’amorce de la sécurité collective, proclamée par
la charte de l’Atlantique du 12 août 1941, qui commençait à trouver une
réalisation avec la conférence de Moscou d’octobre 1943, où Anglais, Américains et Soviétiques s’étaient mis d’accord pour occuper l’Allemagne à
trois. Il fallait un peu d’optimisme pour y voir une politique de sécurité
collective, plutôt que le partage de l’Europe.
Cette politique assurait à la France, avec la certitude de l’implication
américaine, qui lui avait tant fait défaut dans l’entre-deux-guerres, d’échapper à la fois à la gouvernante anglaise, avec laquelle Alexis avait dû composer, et au repli continental qu’il prêtait à de Gaulle. Il craignait, dans des
allusions transparentes, qu’il menât « une politique en réalité anti-anglosaxonne et plus spécifiquement anti-américaine, où l’égoı̈sme d’une ambition personnelle pourrait être intéressé à entraı̂ner par surprise la bonne
foi du peuple français avant son ressaisissement. Un tel abus de confiance,
pour l’instauration du pouvoir personnel, pourrait en effet utiliser toutes
les ressources démagogiques de la xénophobie et du nationalisme, dans la
situation physique et morale où se trouvera, à sa libération, un grand
peuple aussi malheureux et aussi justement fier de ses titres que le peuple
français 16 ».
Il ne dépendait plus de Roosevelt, ni même d’Eisenhower, d’empêcher
de Gaulle d’incarner la libération de la France ; tout juste Alexis pouvaitil, en retardant la reconnaissance officielle de la France combattante, tenter
de l’empêcher d’administrer la France libérée. Il s’y employa tant qu’il le
put.
Au début de l’année 1944, alors que la question de l’administration des
territoires libérés devenait plus pressante, Alexis réussit à offrir un bref
instant de gloire à la loi Tréveneuc. Il l’avait soumise sans succès à Londres
et aux Français d’Alger ; Roosevelt avait davantage de raison de vouloir
appliquer une loi qui diluait toute ambition personnelle dans la multitude
des conseillers généraux. Alexis lui envoya le texte le 31 janvier 1944. Le
Département d’État préconisa la plus grande prudence. Edouard Stettinius
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établit une note moins que tiède : la loi n’était guère applicable, elle faisait
quasiment l’unanimité contre elle à Alger, et il était sage de ne pas prendre
position dans une affaire qui ne concernait que le peuple français. Paradoxalement, c’est un gaulliste qui avait déterré la loi : le conseiller d’État
René Cassin, l’un des rares hauts fonctionnaires à avoir rallié le général
de Gaulle, en avait fait l’un de ses arguments juridiques pour démontrer
l’illégitimité du régime de Vichy. Paul Vignaux avait déterré le texte à la
bibliothèque municipale de New York et l’avait communiqué à l’ancien
secrétaire général. Pour une fois, Alexis se montrait plus politique que
légaliste : la loi, adoptée dans la foulée de l’invasion prussienne, n’avait pas
été retenue dans le corpus organique de la IIIe République. Mais le discret
conseiller savait trouver chez Roosevelt une oreille attentive au moindre
argument contraire à la prétention du général de Gaulle à incarner la
France. De fait, le président reprit épisodiquement son argumentaire. Six
semaines plus tard, devant Edwin Wilson, son ambassadeur à Alger, il
expliqua que les Français n’avaient « aucun besoin d’un pouvoir central »,
la France pouvant « être gouvernée par les autorités locales des départements et des communes, comme elle l’avait été effectivement pendant des
années sous la IIIe République ». Roosevelt ajouta, ce qui ne laissait aucun
doute sur l’usage antigaulliste de la loi Tréveneuc, sorte de paravent constitutionnel au proconsulat américain : « Eisenhower, à mon avis, devrait
avoir toute latitude de traiter avec d’autres groupes que le Comité français
de libération car ce Comité peut, par exemple, nommer de mauvais représentants dans une région, alors que d’autres groupes pourraient avoir des
représentants dignes d’être pris en considération 17. »
Paradoxalement, les chefs militaires américains se montrèrent moins
enclins que le président à user de la loi Tréveneuc. Essayant de rallier
l’armée à son projet, Alexis fut longuement reçu par John Mac Cloy,
collaborateur du ministre de la Guerre Henry Stimson. Il avait été introduit par MacLeish et Stettinius 18. Le premier espérait peut-être qu’Alexis
se rebifferait en découvrant les projets du ministère de la Guerre, qui
comptait s’en remettre aux structures prévues par le Comité français de la
Libération nationale pour administrer la France libérée. À l’inverse, le
second espérait probablement que les militaires sauraient persuader Alexis
que ses projets étaient chimériques. L’entretien avec Mac Cloy, qui dura
près de trois heures, le 21 février 1944, ruina les derniers espoirs d’Alexis
d’habiller de son texte de loi fétiche l’AMGOT (Allied Military
Government of Occupied Territories), ce projet d’administration directe
des territoires libérés. Au titre de son antigaullisme, Alexis était l’un des
rares Français de Washington à appeler de ses vœux cette formule qui
aurait empêché le Gouvernement provisoire du général de Gaulle.
Mac Cloy se plaça sur le terrain militaire. Des trois conceptions possibles, traiter avec l’administration vichyste en place, prendre directement
la responsabilité de l’administration locale par le biais de l’AMGOT ou
s’en remettre à l’administration du Comité d’Alger, Mac Cloy ne cacha
pas sa préférence. La première n’avait pas de sens. La deuxième n’était pas
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pratique : « Nous n’avons pu former les hommes pour cela, nous serions maladroits, ce serait de mauvaise psychologie. » Restait la solution gaulliste.
Mac Cloy plaida pour cette option avec la même ferveur qu’Alexis requerait contre elle. « De tous nos renseignements récents, de différentes sources, il
résulte en fait que la majorité de l’underground français est favorable à une
administration gaulliste », attaqua Mac Cloy. Alexis se cabra et contredit
formellement cette assertion, sans citer ses sources. Elles se résumaient,
selon ses propres notes, au seul Mornay, résistant antigaulliste qui avait
contribué à l’image qu’il se faisait de la résistance métropolitaine, dont il
ne voulait pas admettre le ralliement au général de Gaulle. Mac Cloy
ajouta que la « question de la légalité était une question politique dont l’armée,
sur son terrain immédiat et pratique, n’avait pas à tenir compte » : « Nous
sommes forcément liés par le point de vue politique (du président). Mais c’est
l’armée, localement (Eisenhower) qui aura à apprécier, à proposer, c’est-àdire pratiquement à décider, d’après des convenances et responsabilités locales,
purement militaires : tout ce qui doit faciliter sa tâche immédiate et la dispenser de prendre en charge des responsabilités civiles. » À ce titre, la loi Tréveneuc se définissait à ses yeux par son « impraticabilité », faute de quorum
et à cause des éléments collaborationnistes, sans parler de la réticence de
l’armée à prendre une telle initiative, qui équivalait en soi à une option
politique. Pour conclure l’entretien, il demanda à Alexis s’il croyait « vraiment que de Gaulle marchait à une entreprise personnelle ». Le Français
répondit sans hésitation par l’affirmative. Il ajouta que « le gaullisme mènerait à une guerre civile immédiate » si les Américains laissaient le général
« intervenir illégalement dans l’administration locale et le gouvernement provisoire ». Ce serait, à terme, la révolution, « au lieu d’une bonne dépuration
résultant du libre cours de la vie française libérée et laissée à elle-même ». Les
deux hommes se quittèrent sur leurs positions initiales ; Alexis promit
tout de même de fournir sa documentation sur la loi Tréveneuc. Le lendemain, il déposa au domicile de Mac Cloy le texte que lui avait jadis remis
Boegner, avec ses propres additions à la plume. Le surlendemain, il y ajouta
des annexes.
Sept mois plus tard, Mac Cloy eut le triomphe modeste, à un cocktail
donné par Francis Biddle ; il glissa simplement à Alexis qu’il croyait « à
l’harmonisation graduelle de la vie publique française et à l’acceptation du
gaullisme ». Entre-temps, Alexis avait menti effrontément à Hoppenot, qui
lui reprochait doucement son influence négative auprès des militaires :
« Léger nie qu’il ait pris “sa canne et son chapeau” pour se rendre chez des
fonctionnaires américains afin de protester contre la reconnaissance projetée du Comité. [...] Mac Cloy a plusieurs fois demandé à le rencontrer et
Léger a toujours refusé mais, dès le moment où il a fait intervenir
MacLeish, à qui Léger doit son poste du Congress Library, il a dû accepter
l’entrevue. Comme “il savait à qui il avait affaire”, il s’est amusé à prononcer l’éloge de Jean Monnet [il l’avait au contraire attaqué] et l’autre en est
resté stupéfait, il prétend avoir été prudent dans ses critiques du général
de Gaulle. »
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En mai 1944, un an après s’être entretenu avec Churchill à la MaisonBlanche, l’influence politique d’Alexis ne tenait plus qu’à une capacité de
nuisance. En février 1944, Hervé Alphand, ancien conseiller financier de
l’ambassade de Washington, tôt rallié à de Gaulle, prêtait à son ancien
chef les dernières réticences américaines à reconnaı̂tre de jure le Comité
français de la Libération nationale, dont la déclaration du 27 août 1943
avait seulement enregistré l’existence de facto. De fait, la reconnaissance
attendit. Le 6 novembre 1943, de Gaulle étêta le Comité pour en prendre
seul la présidence ; en avril 1944, Giraud abandonna son poste de général
en chef, la dernière fonction qu’il détenait encore. Le 3 juin 1944, le
Comité français de la Libération nationale devint Gouvernement provisoire de la République française, sans jamais avoir été reconnu par le gouvernement américain. Mais Alexis était marginalisé, et les Anglais ne
prenaient plus la peine de le consulter.
Le 20 mai 1944, c’est donc dans la rue qu’Alexis se rencontra par hasard
avec le bon Ronald Campbell, qui avait toujours modéré le dépit de ses
collègues. Malgré toute la sympathie qu’il lui conservait, le diplomate
anglais fut sidéré par l’amertume d’Alexis, convaincu d’avoir été involontairement induit en erreur par Churchill, dont la résolution coléreuse n’avait
pas résisté aux analyses du Foreign Office. Quoi, n’avait-il pas entendu de
la bouche de Churchill, qui s’était exprimé dans les mêmes termes à Sumner Welles et à Roosevelt, un jugement sans ambiguı̈té sur les affaires
françaises ? Il ne pouvait pas croire que le Premier ministre ait renié ses
sages conceptions d’homme d’État, comme les récents développements de
la politique anglaise le laissaient penser. Et d’entonner son refrain sur la
politique russe de De Gaulle, son repli continental et nationaliste, qui
tournait le dos à l’Atlantique. Il ne comprenait pas que l’Angleterre, plus
encore que l’Amérique, pût se résigner à laisser le Comité régner dans une
France où les élections seraient factices, au vu des lois en préparation pour
restreindre la liberté de la presse. La politique anglaise mènerait immanquablement la France à la guerre civile, sans compter l’impopularité qui
rejaillirait sur l’Angleterre, responsable d’avoir légitimé des hommes
comme Passy. Passy, qui représentait les méthodes de la Gestapo et qui
n’hésiterait pas à les utiliser pour imposer de Gaulle et son Comité par la
force, tout cela sous les yeux des Anglais. Il y avait quelque chose de
tragique, disait Alexis, à voir une politique de quarante années, à laquelle
ils avaient tous été dévoués, être ruinée de telle façon. Il en concevait les
plus grandes craintes pour l’avenir, non seulement de leurs deux pays, mais
du monde. 19
Campbell s’étonna qu’Alexis lui resservı̂t ces vieilles lunes, alors que
toutes les informations convergeaient pour décrire l’adhésion massive des
Français métropolitains au symbole de la résistance qu’incarnait de Gaulle.
Le diplomate anglais s’accordait avec ses collègues pour considérer que les
informations d’Alexis sur la non-représentativité du général et de son
Comité étaient invalidées par tous les témoignages, mais il voulut le faire
connaı̂tre au Foreign Office, afin qu’il ne se fı̂t pas d’illusion sur le son de
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cloche qui revenait à Roosevelt et son entourage quoique Alexis lui eût
assuré qu’il demeurait très mesuré dans l’expression de ses opinions.
Indulgent, Campbell conclut que la diatribe d’Alexis lui était certainement inspirée par le sentiment de culpabilité de s’être tenu à l’écart des
événements. Ses collègues étaient moins conciliants. Simpson renvoya à
Alexis les turpitudes qu’il attribuait à de Gaulle : si le Comité flirtait
plus que nécessaire avec l’URSS, c’était par dépit de n’être pas reconnu
par les États-Unis, et pour obtenir une reconnaissance contre laquelle
Alexis œuvrait sans relâche. L’attitude d’Alexis et la politique américaine
inspiraient une seule et même amertume à Mack. Son ressentiment s’avivait d’une crainte ultime que de Gaulle ne fût débordé par un candidat
des Américains. Un dernier commentateur s’en donna à cœur joie – Harvey sans doute : « Les arguments de Léger auraient eu davantage de poids s’il
était demeuré en Angleterre après la débâcle française, lorsque le général
de Gaulle est venu ici ; s’il avait essayé de l’aider de sa connaissance des affaires
internationales, au lieu de partir en Amérique avec une hâte tellement indécente après un séjour de seulement quelques jours. Il aurait au moins pu revenir
ici, comme le Premier ministre lui a instamment demandé de le faire. J’ai vu
moi-même Léger à Washington l’année dernière [...]. Il n’avait clairement pas
la conscience tranquille. Son principal confident était M. Sumner Welles. J’ai
supposé que par conséquent il était désormais moins influent 20. »
Si l’influence d’Alexis avait décliné après la démission de Summer
Welles, victime de sa rivalité avec Cordel Hull, Roosevelt n’avait toujours
pas reconnu le chef du Gouvernement provisoire à la veille du débarquement. Le président américain avait vainement attendu que de Gaulle le
sollicitât pour l’inviter à Washington ; la médiation de Churchill n’y avait
rien fait. De Gaulle n’entendait pas se rendre dans la capitale fédérale sans
avoir enregistré une série de succès en Normandie, qui établirent autant
de faits accomplis. François Coulet et Pierre de Chevigné, à titre civil et
militaire, administrèrent les premières poches de territoires libérés, à la
pointe du Cotentin et dans la plaine de Caen. Ce n’est que le 6 juillet,
après avoir fait le premier pas, mais en affectant de répondre à une invitation, que de Gaulle arriva enfin à Washington. Le contexte de campagne
électorale obligea le président Roosevelt à certains égards envers le Français,
chaleureusement accueilli par le peuple américain. Ce succès du général
de Gaulle, consacré par la reconnaissance de facto du Gouvernement provisoire, signa la complète défaite d’Alexis.
Pour la première fois, l’influence du discret diplomate était signalée dans
la presse américaine ; c’est à titre péjoratif qu’Elsa Maxwell, l’échotière du
New York Post, glissa le 20 juin 1944 qu’elle avait sans doute été déterminante et « préjudiciable à la cause des Français libres » : « Il n’aime pas
de Gaulle qui, pour lui, j’imagine, tient un peu du parvenu... Je suis absolument certaine que c’est le discret et persévérant M. Léger qui a déconseillé de reconnaı̂tre au Comité français de la Libération nationale la qualité
de Gouvernement provisoire. » Il est vrai qu’Elsa Maxwell était « plus gaulliste que de Gaulle ». Au Foreign Office, Simpson commentait, vengeur :
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« M. Léger s’est tapi dans les ombres les plus sombres desquelles il faut espérer
qu’il ne sortira jamais. » C’était naturellement l’avis du général de Gaulle,
qui exigea de Hoppenot qu’il fût blackboulé de la réception qui devait
clore sa visite, où presque toute la colonie française était conviée. Hoppenot consola Alexis par avance, en lui rendant minutieusement compte du
séjour du général, commencé à Washington par un entretien sans témoin
avec le président, dont il avait tiré, avait-il confié à son représentant en
Amérique, l’assurance de l’intégrité de l’empire et l’association de la France
« au rang des grandes puissances du directoire », contrebalancée par l’acceptation de principe de l’installation de bases américaines sur le territoire
français. 21
L’échange entre Alexis et son ancien collaborateur n’était pas équitable :
à la demande de Hoppenot (« Il voudrait savoir ce que j’ai pu entendre dire
sur l’impression de la visite »), l’aı̂né avait opposé une fin de non-recevoir :
« Je me récuse, n’ayant eu aucun contact et n’ayant entendu que des choses très
indirectes, je n’ai que l’impression du lecteur de journaux. » En revanche,
Alexis recueillit une foule de renseignements de la bouche d’Henri, concernant leurs anciens collègues et les jugements du général, à l’exception de
celui qu’il porta sur sa propre personne, sur lequel il nourrissait quelque
illusion, croyant avoir encore le choix de tirer le premier : « Henri Hoppenot
ne semble rien oser me dire à mon sujet. Je m’abstiens de rien demander.
J’ignore s’il a pu ou dû donner le ton à mon sujet, comme je l’avais d’avance
demandé, ou si je dois prêter à de Gaulle la spontanéité de la réserve ou de
l’hostilité à mon égard. »
Étonnante naı̈veté, parmi tant de cynisme : Alexis avait-il si peu
confiance en lui pour douter à ce point de son existence et de l’effet de
ses coups ? Ou bien, par excès de confiance au contraire, se croyait-il si
habile, qu’il pensait avoir préservé le secret de ses attaques ? Son aveuglement était tel sur ses chances de s’imposer en France à la Libération, qu’il
avait pris les devants, et s’était inquiété de ne pas avoir à rencontrer
de Gaulle pour préserver sa pureté d’homme du recours, sans imaginer que
l’hostilité de son adversaire triomphant rendait ses précautions inutiles... Le
29 juin, à peine informé du séjour américain du général, il avait téléphoné
aux Hoppenot : « “La visite à Washington du général de Gaulle est-elle
décidée ?” Ou plutôt la visite de “cet homme”, comme il dit. “Je ne pense
pas qu’il me ferait appeler, mais il faudrait l’en dissuader s’il avait cette
intention.” Car lui, Léger, sait trop bien à quoi s’en tenir sur la façon dont
l’entretien serait dénaturé s’il avait lieu et comment l’on compromettrait
la position d’indépendance qu’il a prise. D’ailleurs, il ne pourrait lui dire
que des vérités, c’est-à-dire des choses désagréables. Lui, Léger, il est républicain et “cet homme” est un usurpateur. Il lui semble déjà le voir, comme
Napoléon, prendre une couronne d’empereur et se la poser sur la tête ! »
Si bien qu’en juillet 1944, Alexis découvrit sans doute avec quelque
étonnement la violente hostilité du général qui avait préconisé que le cocktail donné par les Hoppenot, à Washington fût seulement fermé à « Léger,
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Tabouis, Kérillis et Labarthe ». Alexis se consolait petitement de cette hostilité en apprenant de Hoppenot que « de Gaulle n’aimait pas Massigli :
étroit, manque d’imagination, attaché au-delà de l’opportunité politique à
l’ancien personnel collaborationniste du Quai ». Alexis partageait son privilège de quarantaine avec Henry Kérillis. L’ancien député antimunichois
était passé de la sympathie spontanée pour l’appel du général à continuer
la lutte, à la méfiance, lorsqu’il avait décliné sa suggestion de faire évader
de France des politiques comme Blum, Reynaud ou Mandel, en vue d’élargir le Comité de la France libre. La méfiance était devenue une farouche
hostilité, nourrie par celle d’Alexis, qu’il alimentait aussi bien. Le patriote
républicain, convaincu d’avoir affaire à un dictateur, fournissait et réclamait une copieuse documentation. Le 12 septembre 1944, il demanda sans
ambages à Alexis de lui établir une note dans la semaine à venir, en vue
de nourrir sa documentation pour « un livre d’une très grande importance
sur de Gaulle ». Kérillis répondait à une demande qui lui avait été « faite
d’Alger et de Paris, en vue de la campagne électorale qui pouvait être brusquée » en France. Il attendait d’Alexis la « liste des conflits survenus entre
de Gaulle et les Anglais », celle « des conflits survenus entre lui et les Américains » sans compter celle de ses « fluctuations d’attitude à l’égard de la
IIIe République ». Sollicité pour le chapitre consacré aux affaires impériales,
Alexis ne manquait pas de munitions. Il disposait des notes du philosophe
et économiste Louis Rougier, directeur du journal new-yorkais Pour la
victoire (d’orientation antigaulliste), sur les activités de la France libre à ses
débuts. Il avait également archivé de nombreux documents diplomatiques
anglais sur les relations du Royaume-Uni avec l’empire français, communiqués par Kenneth Pendar, le consul américain à Marrakech. Alexis ne
fut pas seulement l’informateur bénévole de Kérillis, mais son premier
lecteur, et presque son commanditaire, qui pressa le polémiste de hâter sa
publication, craignant que les opérations militaires en cours ne fournissent
un prétexte commode à la censure. Le 4 octobre 1945, Kérillis annonça à
Alexis la publication de son livre sous le titre De Gaulle, dictateur ; il
regrettait de ne pas avoir pu devancer les élections, mais il espérait encore
lancer une campagne d’opinion en envoyant le livre à Herriot, Blum,
Bastid, Marin et des journalistes parisiens.
La documentation politique des années américaines d’Alexis l’emporte
de beaucoup, en volume, sur les dossiers personnels qu’il avait conservés de
ses années d’activité au Quai d’Orsay. Cette documentation lui permit
d’appuyer, sur des informations soigneusement renouvelées, l’argumentation tôt rodée qu’il servait à ses visiteurs français et à ses contacts anglosaxons. Il était en relation avec toutes les personnalités françaises hostiles
à de Gaulle. Il disposait, en sus des notes désillusionnées de Boegner et de
Roussy de Sales de nombreux contacts avec le quintet des personnalités
ostracisées avec lui par le général, lors de sa visite à New York de l’été
1944. Il tenait de Pertinax, qu’il voyait abondamment, une relation de sa
conversation avec le général ; il reçut d’André Labarthe, tôt rallié à la
France libre, et presque aussi vite opposé à son chef, son livre Retour au
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feu, avec sa prière de le communiquer à Francis Biddle ; il conversait avec
Camille Chautemps, à l’ambassade de France à Washington ; il collationnait ses renseignements avec ceux de Geneviève Tabouis, son ancienne
complice, louangeuse stipendiée de la politique américaine dans son journal qui se démenait Pour la victoire, pourvu qu’elle se gagnât sans
de Gaulle.
Pour condamner le général de Gaulle en connaissance de cause, il avait
exploité au mieux la documentation ouverte, et actualisé ses dossiers de
coupures de presse sur la France libre. Il lisait de près les différentes publications gaullistes à travers le monde, qu’il annotait soigneusement ; la collection complète des œuvres, discours, déclarations et conférences de presse
du général de Gaulle passait entre ses mains. Certains de ces documents,
avant que son hostilité ne devı̂nt notoire, lui arrivaient des gaullistes euxmêmes. Il en tirait des conclusions qu’il exposait volontiers à ses visiteurs.
En mai 1943, Hélène Hoppenot avait observé sans plaisir le prosélytisme
d’Alexis : « Il fait lire à Henri des coupures de revues clandestines parues
en France où le général est encensé par ses admirateurs, comme autrefois
le maréchal Pétain l’était par les siens. » Hélène n’était pas convaincue
par les preuves recueillies au terme de ce formidable travail de documentation : « Une ou deux phrases mal venues, tirées des discours prononcés à
Londres, le chapitre d’un livre écrit avant la guerre, des déclarations plus
imprudentes de ses thuriféraires, un ou deux extraits des journaux clandestins de l’undeground, est-ce suffisant pour justifier cette passion ? » Lié aux
Français de Londres qui, dans l’orbite de la revue France, n’étaient guère
favorables à de Gaulle, il tenait également des socialistes du groupe « Jean
Jaurès », hostiles au ralliement préconisé par André Philip, des arguments
qui lui permettaient de justifier par des arguments de gauche son antigaullisme plus personnel qu’idéologique.
Sur la situation en France intérieure, il recevait autant d’informations
du Département d’État qu’il lui en procurait. Jusqu’au rassemblement de
tous les mouvements de résistance sous la bannière gaulliste, les trois
France de Vichy, Londres et Alger se disputaient l’opinion des Français
métropolitains. Alexis ignorait superbement les visites et les messages qui
ne flattaient pas son point de vue. Le ralliement de Mandel à de Gaulle,
la rencontre avec Astier de la Vigerie, les témoignages d’André Philip, René
Massigli et Jean Chauvel (animateur d’un « bureau d’étude », embryon
de Quai d’Orsay clandestin) ou la visite de l’amiral Auboyneau, tous ces
témoignages à l’actif du général échouaient dans les limbes de sa documentation personnelle. Peu de chances qu’il en eût jamais parlé, sinon de façon
tendancieuse, à ses interlocuteurs du Département d’État. Il était le zélé
publicitaire, au contraire, de tout ce qui diminuait le poids et la portée du
gaullisme. Il se régalait des critiques de « Carte » (le résistant André Girard)
à l’encontre du général et de la politique anglaise. Il offrit toute son attention à une relation de Boegner, de retour d’Algérie en mai 1943, informé
par les Français arrivant de métropole que « la résistance active était très
faible, la population étant saine d’aspiration mais nulle dans l’action », et
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concluait à l’abus de confiance du général de Gaulle, les hommes qui
s’engageaient dans la résistance sous sa bannière le faisant « par tempérament » plutôt que par « programme ».
D’une façon générale, on lui représentait l’action de la résistance sous
un jour péjoratif. Rien ne l’indique mieux que sa formule qui résumait sa
conversation sur le sujet avec le parlementaire Jean Fernand-Laurent,
proche de Kérillis : « La prétendue underground. » En cela aussi, Alexis
suivait la voie américaine : le désenchantement du président Roosevelt
contaminait son choix de l’épithète, et la langue de sa patrie d’adoption
imposait un substantif qui préférait l’ambiance douteuse de la clandestinité
à l’image combattante de la « Résistance ».
À compter de la fusion des représentations giraudistes et gaullistes à
Washington, Alexis fut mieux informé des réalités françaises grâce à la
documentation de Hoppenot. C’est de lui qu’il reçut la relation d’une
conversation solidement charpentée entre de Lattre et l’ambassadeur
Vinant, ambassadeur américain à Londres. Ce document complétait son
information sur la nature et la variété des mouvements ; il plaidait, à l’inverse de sa croyance, en faveur de l’unité réalisée sur le terrain. Vers la
même période, l’amitié de Paul Vignaux lui fut une précieuse occasion
de diversifier ses sources d’information sur les mouvements de la gauche
syndicaliste et chrétienne. Mais Vignaux n’était pas plus gaulliste que lui ;
ce nouveau son de cloche ne bouleversa pas sa vision. En janvier 1944,
Alexis croyait encore savoir, au terme d’un long cheminement d’informations (confidences d’Aglion à Pierre Cot, revenues à Alexis par le biais de
la femme de Cot), que « les Français arrivés de France, même triés sur le
volet par le gaullisme, n’étaient pas gaullistes politiques (50 %) » : « En
France, de Gaulle jouirait d’un élan sentimental très grand, mais ne serait pas
suivi politiquement. Les Français verraient tout au plus un général de Gaulle
ministre de la Guerre. Ils seraient hostiles à son entourage ». Le 29 avril 1944,
Boegner conforta ses préjugés par des informations venues de France, via
Mornay. D’après ce dernier, il n’était « pas question que de Gaulle réussı̂t
dans une entreprise personnelle, car sur un plan populaire, la soif de liberté
était telle qu’il ne pourrait réussir qu’en renonçant au pouvoir personnel, le
fascisme n’ayant aucune chance ». Après une conversation téléphonique le
2 mai, Alexis le revit chez Étienne Boegner. Mornay lui certifia à nouveau
que les Français étaient décidés, dans la perspective du débarquement, « à
faire un grand effort contre les Allemands, les gaullistes et les Russes » !
Mornay entretenait l’antigaullisme d’Alexis en l’assurant de l’importance, en France, de son personnage de rempart contre l’aventurier. Une
connaissance, lors de l’un de ses séjours, lui avait demandé : « “Mais monsieur Alexis Léger, comment ne l’avez-vous pas vu ? Aurait-il donc changé de
position ?” Mornay répondit qu’Alexis n’avait pas varié. L’autre a dit : “Ah !”
de soulagement. Importance prêtée en France à son rôle : “Et dites-lui bien
que surtout, ce ne sont pas des fascicules, mais de la bonne démocratie qui
pense ainsi envers lui.” » L’affabulateur s’attrapait aisément aux chimères de
ses pairs...
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Alexis était d’autant plus crédule qu’il restreignait peu à peu ses sources
d’information aux personnalités en sympathie avec ses vues, les seules
fiables à ses yeux. Boegner continuait de l’abreuver d’informations tendancieuses sur la Résistance. Cela prenait parfois un tour proprement délirant.
Le 28 avril 1944, Boegner se tint assuré via sir Charles Hambro, chef de
l’une des branches de l’Intelligence Service, que de Gaulle (longtemps
conspué pour son anglophobie par les compères) s’entendait en réalité avec
le gouvernement britannique pour livrer la France aux intérêts économiques anglais.
En mai 1944, Étienne Boegner se souvint opportunément que lors de
sa tempétueuse visite du mois de janvier 1941, le général s’était bien davantage intéressé à un cousin marginalisé par la famille, « original » et « d’Action française » qu’à « la personnalité et la situation morale du pasteur », son
père Marc, premier président de la Fédération protestante de France, qui
luttait aussi bien officiellement que clandestinement contre la persécution
des Juifs sous le régime de Vichy. C’est à peu près à cette date qu’Étienne
et Alexis commencèrent leurs investigations pour faire du général
de Gaulle, qu’ils s’étaient représenté en communiste soviétophile, puis en
agent anglais, un comploteur royaliste, œuvrant à la restauration de la
famille de France. Alexis instruisit ce procès avec beaucoup d’acharnement,
et le continua bien après la Libération.
Sur la situation du gaullisme en Amérique, Alexis trouvait sa meilleure
source d’information en la personne de Francis Biddle, qui lui fournissait
des synthèses de renseignements élaborées à partir de notes du FBI et du
Département d’État. Alexis y trouvait du grain à moudre : on y rapportait
par exemple une véhémente discussion de Tixier avec le président Roosevelt. Le bouillant représentant du général de Gaulle avait excipé du soutien
américain à l’amiral Darlan et de la non-reconnaissance de la France libre,
pour avertir Roosevelt que les gaullistes trouveraient peut-être nécessaire
de conseiller au peuple français de s’orienter vers une position de neutralité
à l’égard des États-Unis.
Plus tard, en janvier 1944, il releva les évaluations assez variées de la
représentativité du gaullisme, Aglion se prévalant d’un gaulliste pour cinq
ou sept Français d’Amérique, quand une source américaine indiquait le
rapport d’un pour dix, sur une population totale de cent quatre-vingt-cinq
mille personnes, dont cent cinquante mille étaient en voie d’« américanisation ». Par cette source, Alexis crut savoir que les élections organisées par
le mouvement gaulliste « France Forever » avaient été entachées d’irrégularités, les non-gaullistes ayant été privés du droit de vote. Il en fit un argument, après guerre, pour dénoncer le résultat des élections en France
libérée. Parfois, le serpent se mordait la queue. Le 9 mars 1944, Francis
Biddle lui remit un rapport consacré aux « groupes d’étrangers aux ÉtatsUnis » ; il y trouva, longuement cités, ses propres avis. Il se mira complaisamment dans ce miroir, soulignant ses propos sur le péril communiste
pour une France libérée dont de Gaulle serait l’apprenti sorcier, se réjouissant de rencontrer son jugement désillusionné sur la politique anglaise,
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cité par Halifax, annotant enfin ses sombres prédictions sur les ambitions
personnelles du général.
L’organisation à venir des relations internationales constituait l’ultime
sujet d’étude d’Alexis et le signe de sa détermination à se préserver en
politique ! Il avait établi une longue note sur les nouveaux espoirs d’organisation européenne de Coudenhove-Kalergi, avec qui il était resté en contact
à l’occasion de l’hommage à Briand. L’européiste prévoyait l’élimination
de Hitler pour rétablir « les droits de l’homme et le règne de la loi en Europe »
(expressions qui n’étaient pas familières à la plume d’Alexis) et restaurer
« la civilisation occidentale en Europe ». La paix devrait restaurer les frontières de 1937, « sans annexions », mais selon une nouvelle organisation du
continent et des relations internationales. La note prévoyait une « fédération européenne » organisée sans le Royaume-Uni, sur le modèle helvétique,
dont le gouvernement fédéral aurait autorité pour une « diplomatie supérieure », avec une monnaie et un marché douanier uniques. Une armée
fédérale ne laisserait aux groupements particuliers qu’une milice défensive.
L’hostilité à venir d’Alexis envers le projet de Communauté européenne
de défense, laisse imaginer qu’il annotait ce document sans adhérer à son
principe directeur.
La très riche documentation rassemblée par Alexis lui permit surtout
d’alimenter son argumentation politique pour prétendre à la direction
d’une troisième France qui, de Washington, réglerait celles de Londres et
d’Alger. Sans jamais se proclamer ouvertement candidat à ce rôle, il se
constituait une étroite clientèle qui flattait son espoir de constituer une
alternative pour ses compatriotes. Il entretenait les réseaux de sympathies
et de reconnaissance que lui valaient les services rendus à ses compatriotes
(visas notamment), grâce à ses connexions dans les milieux officiels américains. Avait-il envisagé, à défaut de se lancer dans la bataille politique, de
prendre la tête d’une résistance des agents diplomatiques ? C’était le souhait qu’Henri Hoppenot avait entendu Saint-Quentin formuler, au début
de la guerre : « Il espérait que vous prendriez la tête d’un “mouvement”
et de l’initiative de je ne sais quelle organisation du corps diplomatique
français dans cet hémisphère. Je lui ai répondu qu’il faudrait, en tout cas,
que les agents vous en fournissent la possibilité par une opération préalable
de dégagement. » L’ancien directeur d’Amérique n’était pas rancunier, lui
que le secrétaire général avait jadis écarté de la direction politique, au profit
de son fidèle Bargeton. Au contraire, il vouait une manière de culte au patriotisme républicain d’Alexis. Il n’était pas le seul des agents du Quai d’Orsay
à tenir l’ancien secrétaire général pour une incontournable référence morale
dans la défaite. Alexis recevait quantité de courrier d’anciens subordonnés,
qui lui demandaient conseil. Le 19 août 1941, Gilbert Arvengas, en poste
à Mexico, inquiet de l’évolution antianglaise de Vichy, songea à demander
sa mise en disponibilité. L’avis qu’il sollicita donne à voir l’autorité que
l’ancien secrétaire général conservait sur les agents en poste : « Bien qu’il
ne m’ait été donné d’avoir que fort peu de relations avec vous, je voudrais
solliciter de votre expérience un conseil sur la conduite à tenir dans les
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
circonstances actuelles. » Alexis flattait cette tendance, et régalait sa cour
de jeunes diplomates, à Washington. « Ce fut l’époque de ce que j’appellerai “les leçons d’histoire dans un parc”, a raconté Baeyens – le parc de
Dumbarton Oaks à Georgetown. Charles Lucet, Étienne Burin des Roziers
et Paul Guérin allions le soir écouter Saint-John Perse égrener ses souvenirs et nous donner des enseignements tirés d’événements auxquels il avait
été intimement mêlé 22. »
Lucet conserva un souvenir ému de ces soirées avec le prestigieux aı̂né :
« Léger, que nous voyions presque chaque soir, nous disait : “Qu’est-ce
que vous attendez pour aller vous battre contre les Allemands”, il ne disait
pas d’aller rejoindre de Gaulle, mais il disait : “Ne restez pas dans cette
équipe vermoulue et pourrie 23.” » Burin des Roziers, qui rejoignit finalement de Gaulle, attribua à Alexis un rôle décisif dans son choix de prendre
l’uniforme. De son côté, Jacques Baeyens fit savoir à Henri Hoppenot
qu’il avait quitté l’ambassade de France à Washington « avec la complète
approbation de M. Léger ». Son autorité morale dépassait le champ de la
Carrière. André Girard, ébloui par l’éloquence d’Alexis, n’était pas loin,
après leur rencontre en octobre 1943, d’en faire un leader politique capable
de tenir tête à de Gaulle : « En un mot – très respectueusement – vous
êtes notre homme, non celui d’un clan, ou d’une organisation – mais du
pays qui aime, qui souffre, qui se défend. » Dans les derniers jours de
l’année 1944, il espérait encore en lui, contre toute évidence : « Je pense à
vous constamment, comme à celui qui pourrait bientôt nous sortir de ce
tragique imbroglio. »
Caméléon, Alexis ne se coupait d’aucun milieu ; il était particulièrement
à l’aise avec la gauche républicaine. Il cultivait ses liens avec Paul Vignaux
et restait en contact avec les hommes de la IIIe République qui passaient
par Washington, mais il dissimulait ses contacts avec Chautemps, que ses
offres successives aux différents partis avaient universellement discrédité. Il
ne se cachait pas, en revanche, de rencontrer Pierre Cot, dont la trajectoire
était proche de la sienne : il avait été de la mouvance Briand, dans les
années 1920, et incarné une ligne « dure ». Ils s’étaient bien opposés sur
l’alliance militaire avec la Russie, sans, peut-être, que le ministre de l’Air
s’en aperçût jamais. Quels que fussent leurs sentiments respectifs, ils
avaient l’apparence d’appartenir à la même équipe d’avant guerre. Ils s’entretinrent, en août 1943, à Washington, de l’avenir parlementaire de la
France. Alexis lui confia ses « craintes pour l’avenir ». Devant ce type d’interlocuteurs, le gaullisme ne péchait plus sur sa gauche, mais sur sa droite.
Alexis fit part à Felix Gouin ou à Mendès France, des « dangers représentés
par certaines influences fascistes », et se plut à flatter la crainte que le parlementarisme fût soluble dans le gaullisme.
Mais les réseaux tissés dans le fil des obligations, les alliances à courtes
échéances, contractées contre de Gaulle plutôt qu’en faveur d’un parti ou
d’une idée, ne débouchaient sur aucune alternative sérieuse. Il fallait toute
la paranoı̈a d’Adrien Tixier pour craindre encore, en mai 1944, l’émergence d’un comité rival, devant Guérin de Beaumont, qui faisait office de
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Le duel Léger-de Gaulle (II)
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consul général à New York pour le Gouvernement provisoire : « Êtes-vous
sûr que Chautemps, Léger et Jean Monnet ne songent pas à former un
comité destiné à remplacer celui d’Alger qui serait soutenu par les Américains ? Êtes-vous sûr qu’Hoppenot ne se réserve pas une carte de ce côtélà ? »
À cette date, de Gaulle avait déjà eu raison du diplomate, et provoqué
indirectement la renaissance du poète.
L’hallali : Alexis Léger éliminé par de Gaulle
En dépit du soin apporté par Alexis pour sauver les apparences, il devint
la cible des gaullistes d’Amérique, une fois le triomphe du général assuré.
En avril 1942, un rapport du Département d’État relevait déjà que
Raoul Aglion disait tout le mal qu’il pensait de Léger, responsable de la
politique qui avait mené à la défaite et qui serait certainement évincé au
sortir de la guerre 24. À compter de l’été 1943, Alexis fut sur la défensive,
bien que régulièrement assuré du soutien moral des Américains. Il se rencontra avec Sumner Welles, au mois de juin 1943, pour lui demander si
Roosevelt et lui comprenaient qu’il n’ait pu se « prêter à rien » à Alger ni
à Washington. Welles acquiesça. Sa position à Alger aurait été intenable.
Amer, Alexis prévoyait la défection de Monnet ; le 18 juin 1943, il avertit
Welles : « J’avais bien dit au président : vous aurez des déceptions et des
ennuis avec cet homme. Je regrette que nous n’ayez pas mis Churchill en
garde 25. » Bientôt leurs conversations prirent le tour très général de discussions sans objet pratique. Alexis évoquait les problèmes planétaires, ou
bien voguait dans le temps en évoquant le pacte Briand-Kellog ; puis il
commentait le soutien que le général de Gaulle recevait des Juifs, s’arrêtant
au cas Lippmann, comme il l’avait fait jadis à propos d’Istel.
Faute d’employer Alexis, les Américains le renseignaient. C’est de lui
qu’Henri Hoppenot apprit, le 13 février 1944, la mise au point de l’arme
atomique, comme il avait été l’un des premiers à en entendre parler, en
1939, par un collaborateur de Joliot : « Il paraı̂t qu’ils ont misé à cent
pour cent sur un nouvel explosif qu’ils tiennent en réserve et dont la force
est si terrible qu’on n’en peut supporter même les vibrations. Ils croient
qu’aucune armée, aucune défense ne pourront résister à ses effets. Sinon
la guerre sera longue. » L’information ne manquait pas d’intérêt pour le
représentant du Comité français de la Libération nationale. Ses informations n’avaient pas toujours la même fiabilité, parasitées par ses talents de
fabuliste. Le 13 juin 1944, dépitée par la lenteur de la progression alliée en
France, Hélène Hoppenot se souvenait qu’Alexis avait « donné à Pertinax
l’assurance que l’on devait attaquer par sept côtés à la fois : dans le sud
de la France, dans le nord, en Norvège, dans les Balkans... ». « Rêves d’un
poète ? », concluait-elle...
En juin 1944, depuis sa retraite, Sumner Welles demanda à Boegner de
transmettre à Alexis son conseil d’« entretenir le contact avec le président par
Biddle » pour contrebalancer les influences contraires devenues majoritaires : « Le président veut limiter de Gaulle, mais Sumner Welles croit que
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
toutes les opinions (américaine, anglaise et française) sont pour de Gaulle. »
Quelques jours plus tard, Alexis encouragea Welles à mener la grande
œuvre de reconstruction mondiale autour d’une politique de sécurité collective universelle ; Welles lui rendit la politesse en lui « répondant que
c’était lui l’homme nécessaire à cette heure ». Ces deux conseillers marginalisés, qui échangeaient des amabilités, pressentaient-ils qu’ils ne reviendraient jamais aux affaires ?
Attaqué de toute part, dans la presse gaulliste comme dans les salons
mondains, Alexis faisait le gros dos. À Washington, il était de plus en plus
isolé, les non-alignés se faisant rares. Ses amitiés étaient prises en otage par
sa passion. En novembre 1943, il reprocha à Pertinax un article insuffisamment sévère pour de Gaulle : « Vous n’êtes plus un journaliste indépendant », s’écria-t-il, sans goûter l’ironie de ce reproche, après en avoir fait le
vecteur privilégié de ses manipulations les plus machiavéliques dans l’entredeux-guerres. Pertinax ne goûta pas la plaisanterie, pas plus qu’Hélène
Hoppenot : « Pertinax trouve que, dans ces conditions, l’amitié est bien
difficile. Elle l’est. Moi aussi j’ai eu quelques propos à pardonner, par
exemple quand Léger a insinué que les fonctionnaires suivant ou ayant
rallié de Gaulle ne songeaient qu’“à prendre des places”. Je savais qu’il
visait ainsi Henri, et qu’il était blessé, ulcéré par ce qu’il a considéré comme
une “défection” de celui qui, à ses yeux, a toujours passé pour un disciple.
Lui ayant répondu que je ne pouvais croire que le général de Gaulle puisse
nourrir de noirs desseins de dictature, il a répliqué : “Votre patriotisme est
émoussé.” Ne pouvant le croire, j’ai pris l’affirmation comme s’il s’était
agi d’une boutade. Une amitié de tant d’années ne peut être rompue pour
une phrase. »
Ses anciens amis retenaient leurs coups de griffe ; les gaullistes de la
première heure lâchaient leurs coups. Il est vrai qu’Alexis les avait exaspérés
de son mieux, continuant de les inquiéter aussi longtemps que possible.
En avril 1944, Hélène Hoppenot enregistra sa candeur scandalisée à se
voir haı̈ par des gens qu’il ne connaissait pas et à qui il n’avait « rien fait »,
ce qui était assez avouer sa conception purement personnelle des prises de
position politiques. Du côté américain, « une des “hôtesses” traditionnelles
de Washington, la seule qui, depuis la défaite de la France, ait éprouvé
une vive sympathie pour le général de Gaulle », ne cache pas sa désapprobation à l’ancien secrétaire général ; elle le fait savoir à Hélène Hoppenot :
« Mrs Tuxton Beal me dit qu’elle vient de rencontrer Alexis Léger et qu’elle
lui a demandé : “Eh bien, qu’attendez-vous pour faire quelque chose pour
la France ?” Son visage a pris son masque impénétrable, immobile. “Que
voulez-vous dire ?” “Vous jeter dans la mêlée.” “Ne savez-vous pas que le
général de Gaulle est dangereux ? Un dictateur futur. C’est de l’abus de
confiance, etc.”. Et il lui a récité toutes les tirades qu’il offre à ses visiteurs.
“Je ne puis arriver à le comprendre”, me dit Mrs Beal 26. »
Alexis conserva une arme de dissuasion, aussi longtemps que le Comité
dépendit des Anglo-saxons. Au début du mois de mai 1944, un diplomate
français arrivant d’Alger confia à Hélène Hoppenot qu’il avait « entendu
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parler sans trop d’amertume de Léger » : « On le ménage et il serait encore
bien accueilli s’il se rendait en Afrique, parce que l’on pense qu’il a l’oreille
des Américains, mais s’il arrivait à perdre cette influence, l’on serait impitoyable. » De fait, André Istel, qui s’efforça de plaider la cause d’Alexis
devant le général de Gaulle, reçut cette réponse jetée « négligemment » :
« Monsieur Léger ne jouera plus aucun rôle. »
Alexis accusa le coup lorsqu’il s’avéra que, de Bayeux à Paris, l’accueil
réservé au général était triomphal. Le 31 août 1944, le bureau des services
stratégiques au Département d’État interrogea les services d’Adolf Berle :
comment pousser des personnalités comme Vignaux et Léger aux bonnes
places, dont on tiendrait l’assurance d’une politique atlantiste ? Berle
répondit le 4 septembre qu’il ne voyait vraiment pas comment favoriser
le retour de quelqu’un comme Alexis qui n’en n’exprimait pas le désir,
conscient de la détestation des gaullistes.
Le 21 mai 1945, devant Georges Bidault, Alexis renia son action des
cinq dernières années, et refusa d’endosser explicitement le rôle qu’il avait
joué dans l’ombre ; il n’était pas dans l’opposition au Gouvernement provisoire, il était ailleurs, sur un autre plan, dans l’abstention. Après s’être
targué d’une active et discrète sympathie pour le mouvement de la France
libre dans sa dimension militaire, Alexis justifiait son retrait : « J’ai quitté
toute activité politique. Depuis deux ans, je n’ai pas franchi un seuil administratif. Je n’ai plus qu’un contact strictement privé que je ne puis éviter sur le
terrain mondain et personnel. En conclusion, je ne suis pas dans l’opposition,
mais dans l’abstention totale. Si j’étais dans l’opposition, pourquoi me prêter
si petite mesure ? Pense-t-on que je me réfugierais dans de petites sournoiseries,
de petits coups d’épingle et de petites intrigues de coulisse et d’action indirecte ?
Non, mais à ciel ouvert, et la plume à la main ! » Cette dénégation de son
rôle était si parfaitement inexacte qu’elle supposait une lucidité sans
ombre ; elle ne l’avait pas affranchi de son impuissance à porter des coups
en pleine lumière.
Alexis pouvait l’appeler « abstention », son duel avec de Gaulle n’était
pas fini, et devait durer encore longtemps ; seulement l’équilibre initial des
forces laissa place à une asymétrie grandissante, qui finit par épuiser son
objet. À mesure que de Gaulle s’affirmait comme le sauveur et l’honneur
de la nation, croissait la haine obsessionnelle d’Alexis ; la figure de l’exilé
diminuait aux yeux du général, avec sa capacité de nuisance, et la disparition de sa personnalité politique. À terme, Alexis devint un étranger pour
de Gaulle, au sens strict du terme, puisque le général le crut ou feignit de
le croire citoyen américain. Il n’y avait pas de plus cruelle façon de frapper
Alexis, si peu assuré de son identité française qu’il la proclamait sans cesse,
en Amérique, et si bellement devant son ami MacLeish : « De la France,
rien à dire : elle est moi-même et tout moi-même. Elle est pour moi
l’espèce sainte, et la seule, sous laquelle je puisse concevoir de communier
avec rien d’essentiel en ce monde. Même si je n’étais pas un animal essentiellement français, une argile essentiellement française (et mon dernier
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
souffle, comme le premier, sera chimiquement français), la langue française
serait encore pour moi la seule patrie imaginable, l’asile et l’antre par excellence, le seul “lieu géométrique” où je puisse me tenir en ce monde pour
y rien comprendre, y rien vouloir ou renoncer. »
En 1960, le général n’avait pas encore oublié ; il donna une preuve
de sa rancune en écartant Alexis d’une réception donnée à la résidence de
l’ambassadeur de France. Le poète y était pourtant un familier, qui jouissait
de l’amitié d’Hervé Alphand. Ce dernier a donné sa version de la petite
vengeance du président de la Ve République : « La question se posait de
l’invitation d’Alexis Léger à la réception des Français à la résidence. De
Gaulle me rappela les événements des années 1940 et ajouta : “Depuis
lors, il ne m’a jamais donné signe de vie. Je serais très heureux qu’il obtı̂nt
le prix Nobel mais je ne tiens nullement à l’inviter à l’ambassade 27.” »
Alexis demanda des explications à Alphand. Comme devant Bidault,
quinze ans plus tôt, il refusa le statut d’opposant déclaré ; il se plaignit au
contraire de l’ingratitude des gaullistes au regard de l’aide qu’il leur avait
apportée en Amérique, pendant la guerre. À partir de minces éléments
authentiques, il broda un récit qui le transformait en allié secret du gaullisme. Alphand s’ébaubissait : « Tout cela n’est pas connu. Votre action au
contraire a certainement été dénaturée aux oreilles de De Gaulle. Il importerait
qu’il fût éclairé. Vous devez, autant que je puisse me permettre de vous le
conseiller, demander à le voir et à vous en expliquer avec lui 28. »
Alexis refusa prudemment, trop certain de s’exposer à des contradicteurs
mieux informés. Il s’en tira par une pirouette : la vision sombrement pessimiste de l’humanité, qui rapprochait le général de Gaulle de Clemenceau
(par cette comparaison, Alexis entrait de lui-même dans la mythologie de
l’homme providentiel qu’il dénonçait), lui interdirait de croire à un acte
désintéressé ! Alexis termina la discussion par un amendement inattendu à
son jugement sur la politique du général, qu’il n’appréciait toujours pas
pour sa politique intérieure, mais dont la diplomatie le satisfaisait. Ménageait-il une ouverture à une réconciliation, dont il ne voulait pourtant pas
prendre l’initiative ? Alexis commença par une inversion typique de sa
rhétorique : il ne s’abaissait pas en mettant de l’eau dans son vin, (qui était
pourtant autrement corsé lorsqu’il jugeait de Gaulle devant ses amis) ; c’est
le général qui se diminuait par des mesures d’ostracisme mesquines et
indignes de son rang ; en réalité, c’est bien lui qui faisait le premier pas :
« Je n’aime pas voir un homme se diminuer devant moi. Après, quoi que je
pense de l’homme de Gaulle, cela ne peut affecter en rien mes sentiments de
Français à l’égard de son action pour la France. J’ai mes réserves de républicain
contre sa politique intérieure et ce coup d’État militaire dont procède son
régime, mais j’en fais abstraction (en pensant à son rôle national du moins,
aussi bien d’ailleurs qu’à la dégradation de la IVe République). Sa politique
algérienne me déçoit pour tout ce qu’elle a d’équivoque et de vacillant mais
j’en fais aussi abstraction. Mais sa politique étrangère me donne pleine satisfaction, à moi diplomate de métier et Français à l’étranger si longtemps souffrant
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Le duel Léger-de Gaulle (II)
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des huit ou dix années d’abjection, de soumission et d’abdication face à l’étranger. La politique de grandeur, que l’on a tort de reprocher à de Gaulle, relevant
pour moi aussi du réalisme politique. Je continuerai donc, impersonnellement,
de manifester à l’étranger ma solidarité, ma loyauté de Français envers la
politique étrange du président de Gaulle. Quoi de plus ? Je souhaite sincèrement qu’il continue d’être utile à la France dans les circonstances actuelles, et
comme clef de voûte actuelle du monde il nous garde du chaos. »
La politique de grandeur du général, et la reconnaissance universelle du
Nobel, décerné à l’automne 1960, adoucirent les rancœurs, en comblant
les orgueils respectifs, quoique la résurrection d’Alexis, sous les traits de
Saint-John Perse, raviva ponctuellement les souvenirs du duel des années
sombres. Évoquant le Nobel d’Alexis, qu’il jalousait, Malraux se plut à
glisser à Henri Hoppenot que de Gaulle ne détestait que deux personnes,
qui lui avaient manquées, à l’heure où il avait besoin d’eux, Roland de
Margerie et Alexis Léger. De son côté, Marthe de Fels fut ennuyée par un
article de L’Express qui réveillait de vieilles blessures ; son auteur se souvenait d’une rencontre avec Alexis, quelques années plus tôt : « J’entendis
pendant toute une soirée des récits qui dénonçaient les erreurs du général
au cours de la guerre et depuis la libération. La politique gaulliste à l’égard
des États-Unis semblait à Alexis Léger une aberration. Il la condamnait
avec une froide conviction. Que pense-t-il aujourd’hui ? Je ne sais. Alors,
pour lui, le général de Gaulle était un dangereux aventurier. Et le procès
qu’il instruisait était singulièrement fourni. » « Pourquoi aller rappeler tout
cela ? » se lamentait Marthe de Fels. Hélène Hoppenot grinçait : « Elle
voudrait bien qu’un voile pudique fût jeté sur cette époque. »
De fait, de Gaulle n’avait rien oublié ; contrairement à l’usage, il ignora
le lauréat du prix Nobel. Marthe confia à Hélène Hoppenot qu’Alexis était
« triste de n’avoir pas été invité à l’Élysée ». Aussi gaulliste que persienne,
Hélène était moins scandalisée que Marthe : « Elle s’en étonne naı̈vement.
Est-ce si étrange lorsque l’on sait qu’à Washington il a été le principal
opposant au général et qu’il ne manquait pas, s’il recevait un visiteur, de
le traiter de tous les noms ? »
Peu à peu, le prestige littéraire l’emporta sur la rancœur politique. Avant
le Nobel, déjà, Marthe avait essayé de renouer le contact entre les deux
ennemis vieillis, et finalement rapprochés par la politique : « Sous le sceau
du “plus grand secret” qu’elle a sans doute révélé à d’autres dans les mêmes
termes, elle a tenté un rapprochement entre le général de Gaulle et lui.
Un grand ami dont elle tait le nom – ce qui la justifie à ses yeux pour son
indiscrétion car elle a donné sa parole de n’en parler à âme qui vive (et
qui doit être Pasteur Vallery-Radot) – s’entretenant des poètes avec le
président en a profité pour nommer Léger dans la conversation, indiquant
que les Américains lui avaient fourni le moyen de revenir en France en lui
offrant la maison de Giens. “Pourquoi accepter cela d’eux ?” a-t-il
demandé. “En raison de la pauvreté de ses ressources !” Le général est resté
un moment silencieux puis a dit : “La Quatrième République ne prenait
guère soin de ses gens...” (N’a-t-il pas dit la Troisième ?) Mais sans rien
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
ajouter d’autre. Léger approuve, paraı̂t-il, “l’Algérie algérienne”. » Quatre
ans plus tard, un ami de Marthe lui raconta un dı̂ner à l’Élysée ; les
convives versaient dans une conversation littéraire. Le nom de Saint-John
Perse surgit, après celui de Claudel ; le pardon se confondait avec l’oubli :
[...] au nom de Saint-John Perse, un silence se fait. Le général de Gaulle
se tourne vers Alphand, qui est à gauche de Mme de Gaulle :
— Saint-John Perse est-il devenu américain ?
— Mais pas du tout, mon général ! Il a épousé une Américaine, mais il
demeure citoyen français et passe même ses vacances en France, dans une
propriété, près de Giens. D’ailleurs je sais qu’il vous admire beaucoup, mon
général.
— Il n’en a pas été toujours ainsi. Mais c’est un très grand poète. Je suis
content que Malraux l’ait couronné [du prix national des Lettres, en 1959].
Pourquoi ne l’ai-je pas vu à Washington, au cours de la belle réception que
vous m’avez donnée ?
— Peut-être était-il absent ou souffrant ?
— Dites-lui que je l’attends 29.
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La renaissance de Saint-John Perse
« Réduit par l’inaction au métier d’enchanteur. »
Comme à Pékin, à la fin de la Grande Guerre, Alexis fut, pendant les
années de la Seconde Guerre mondiale, dans son exil américain, simultanément écrivain et diplomate. Ses deux personnalités ne fusionnaient pas,
chacune s’épanouissant dans des semi-clandestinités séparées. Mais la partition était plus factice que jamais. La renaissance de l’écrivain retenait le
diplomate de s’engager, ou le consolait de ses échecs ; le diplomate cherchait en littérature la grandeur qu’il avait perdue en politique. Il se mit au
service du poète en mobilisant ses réseaux pour obtenir le prix Nobel.
Condamné avec la IIIe République
Par goût comme par orgueil, Alexis aurait préféré obtenir une éclatante
réparation du monde politique que de renouer avec la reconnaissance littéraire. Mais son passé qui le liait à une époque non pas seulement révolue,
mais condamnée, l’obligea à cette mue.
Pendant la drôle de guerre, les attaques des pacifistes s’étaient concentrées sur le secrétaire général, à défaut d’une personnalité qui incarnât plus
nettement la guerre à outrance. La censure le protégeait mieux dans la
presse qu’en librairie. Au début de l’année 1940, Fabre-Luce avait publié
en volume son Journal de la France, qui imputait le bain de sang à venir
au secrétaire général : « Au Quai d’Orsay, règne depuis dix ans un créole
nonchalant qui étend sur beaucoup d’esprits un curieux empire de rêve.
[...] Autour de lui, un petit groupe de sédentaires essaie de faire entrer
dans ce cadre fictif des pays où il a négligé de voyager. Depuis dix ans,
aucun échec n’a pu l’arrêter. [...] À leur prochaine erreur, il faudra, pour
sauver l’honneur, verser le sang. Voilà la première “mafia” qui devrait être
désignée à l’opinion par une exécution symbolique 1. »
Après l’armistice, les attaques se généralisèrent. Lucien Coquet, familier
du directeur de cabinet de Briand, se montra aussi sévère, mais moins
explicite. Dans son Candide et l’armistice, il ressuscita le pèlerin de la paix,
qui revenait juger ses anciens collaborateurs. Briand se plaignait d’avoir
« été trahi, trois fois trahi ». Par égards ou par prudence, l’européiste déçu
ne nommait pas les trois Judas de la cause pacifiste : « Le plus jeune des
trois, mon expert administratif, est aux États-Unis. J’espère qu’il se repent,
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
avec retardement. Peut-être redoute-t-il les représailles d’une “cavalerie de
Saint-Georges” dont, à ma connaissance, il serait injuste de le soupçonner
d’avoir reçu des offrandes. »
Sans toujours connaı̂tre les attaques dont il était l’objet, dans son exil
américain, Alexis se savait la cible de tous les ennemis qu’il avait accumulés
en France, depuis les pacifistes de gauche jusqu’à la droite nationaliste,
sans compter les maris cocus, les femmes éconduites et les diplomates
aigris. Sa fuite et sa dénationalisation libéraient les coups, dont on ne
craignait plus qu’ils ne fussent rendus. Drieu la Rochelle répétait à tout va
que « Leger, trois jours avant la déclaration de guerre, disait à un de [ses]
amis : la révolution éclatera en Allemagne le premier jour de la guerre ».
Dans son journal publié en 1941, Anatole de Monzie s’en prit au secrétaire
général belliciste, dont il dénonçait la souplesse d’échine : « M. Alexis
Léger se flatte d’avoir servi avec la même exacte fidélité quelque douze
ministres de tendances diverses sinon contraires. »
À peine les pleins pouvoirs votés à Pétain, la presse d’extrême droite
avait appelé à « brûler du soufre au Quai d’Orsay ». Dans Gringoire, le
8 août 1940, sous la plume de Raymond Recouly, ce fut un long réquisitoire contre les diplomates en général et le premier d’entre eux en particulier : « L’esprit briandiste, hélas, survit à son auteur. [...] L’agent malfaisant
de cette politique au Quai d’Orsay fut M. Léger, qui conserva, pendant
plus de dix ans, sa charge. Les majorités parlementaires, les ministres
avaient beau se succéder, M. Léger, lui, demeurait immuable, indéracinable. Il fallut la défaite, la perspective d’un effondrement prochain, pour
qu’il fût éloigné. » Recouly en appelait hypocritement aux principes démocratiques pour condamner les pouvoirs permanents des grands commis de
l’État dans l’instable IIIe République : « Même quand ce haut fonctionnaire
était, au vu et au su de tous, en désaccord marqué avec son propre ministre,
son supérieur hiérarchique – ce fut le cas avec M. Laval, avec M. Bonnet –,
c’est non point le fonctionnaire, mais le ministre, qui était finalement
contraint de s’en aller. M. Daladier dit un jour à M. Bonnet, qui tâchait
de se mettre d’accord avec l’Allemagne : “Vous pouvez toucher à Comert,
chef des informations au Quai d’Orsay, puissamment imprégné de l’esprit
de la SDN, à laquelle il avait longtemps appartenu, vous pouvez toucher
à Massigli, directeur politique, très ardent genevois, lui aussi, grand responsable de notre brouille avec l’Italie, mais je vous interdit de toucher à
Léger.” Rien de plus significatif que cette anecdote, dont je garantis
l’authenticité. »
Alexis savait qu’Henri Hoppenot avait payé cher sa proximité avec lui ;
la presse ne l’appelait plus autrement que « l’âme damnée de M. Alexis
Léger ». Paul Baudouin, à la tête du ministère des Affaires étrangères, l’accablait au nom de cette amitié. Ses anciens collègues n’étaient pas en reste.
Peretti della Rocca jugeait la « responsabilité terrible d’Alexis Léger, dans
les affaires d’Espagne ; la politique de Briand ».
Il ne parut pas à Alexis, bien qu’il se fût toujours targué de servir non
pas seulement la France in abstracto, mais bien la IIIe République, en particulier, qu’il lui revenait d’endosser toutes les faiblesses du régime défunt
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La renaissance de Saint-John Perse
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devant ses interlocuteurs anglo-saxons, qui le considéraient sans indulgence. En novembre 1940, il expliqua à Casey la défaite de la France par
« une détérioration progressive de la vie publique française qui était devenue évidente il y a plusieurs années ». Il la faisait commencer en 1936,
lorsque Flandin avait « refusé de résister à la remilitarisation de la Rhénanie
par Hitler ». Alexis jurait qu’il avait « offert sa démission à ce momentlà ». Il concluait : « C’était un mois avant les élections qui amenèrent Blum
au pouvoir. » À l’entendre, le Front populaire n’avait rien arrangé. Il tirait
Briand hors du cloaque parlementaire, dont il décrivait longuement les
mœurs insanes ; selon lui, l’avocat des anarcho-syndicalistes aurait souhaité
une « démocratie autoritaire ». En 1942, l’hommage qu’il prononça pour
le quatre-vingtième anniversaire de la naissance de Briand, en plein dans
la mythologie de l’homme providentiel, louait l’aristocrate qui avait
conduit les foules sans jamais leur céder, et versait dans une sorte de messianisme qui soulignait en creux les insuffisances et les faillites de la
IIIe République. Elle avait trahi l’homme de la paix par son pacifisme
dévoyé, comme Vichy avait trahi « l’offre de collaboration faite, sur pied de
paix, en plein accord avec la Communauté européenne, par une France
victorieuse et forte à une Allemagne républicaine et désarmée », en cédant
à une collaboration « au profit d’un ordre germanique, par une Allemagne
totalitaire, impérialiste et raciste ». Mais les fautes de Vichy naissaient
de la faillite de la IIIe République ; Briand, lui, « n’eût jamais commis
l’erreur psychologique de pratiquer, à contretemps, la politique dite
d’apaisement » !
La seule fois qu’Alexis sortit de son silence public, pendant la guerre
(silence compte pas le texte qu’il donna le 14 juillet 1942 au journal de
Tabouis xxx, Pour la victoire, sous le titre « Exil, au III »), ce fut ainsi pour
se tourner vers le passé, ignorant la lutte présente. Il préférait s’éclairer à
la lumière des années 1920 qu’à celle de la décennie suivante, et se dissociait des concessions des années 1930, encore trop proches de la guerre,
en reniant les successeurs de Briand. Il prenait garde cependant, en dénigrant les dernières années de la République, de ne justifier en rien la figure
du général de Gaulle, ni celle du maréchal Pétain, dont la légitimité prospérait sur la condamnation de la III e République. Briand était un libéral,
qui n’aurait jamais toléré le régime policier de Vichy : « Il haı̈ssait tout
despotisme, et, méprisant l’abus de la pratique policière, il n’avait pas
besoin de recourir à l’histoire antique pour évoquer la décomposition
sociale à laquelle se voue lui-même tout régime fondé sur la délation. »
Briand n’était pas un aventurier ni un orgueilleux ; il n’aurait jamais versé
dans le culte de la personnalité gaullienne : « Et celui-là fut grand parmi
les hommes de son temps, qui, sous ce signe d’élection, dénué de toute
vanité, inaccessible à toute sollicitation du pouvoir personnel, sut toujours
restituer à son milieu humain tout ce qu’il lui empruntait. »
Dès les premiers jours de son exil, à New York, Alexis avait travaillé à
s’acheter un passé honorable, franc des lâchetés de la IIIe République soudain déshonorée. Il prit force notes sur le Livre jaune que le Quai d’Orsay
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avait consacré aux origines de la guerre et dont il avait contrôlé de très
près l’édition. Encore sous l’emprise de ses illusions, il voulait convaincre
de la résolution belliqueuse d’un régime qui en avait pourtant suffisamment donné de preuves à l’Europe, avant même d’attaquer la France. Il
annotait : « L’accablant témoignage du Livre jaune = responsabilité de l’Allemagne = Plaidoirie contre l’Allemagne. » Pour sa part, il n’avait rien à se
reprocher puisque « la diplomatie avait donné ce qu’elle avait à donner.
Munich, la déclaration de guerre franco-allemande + huit mois de
temporisation ».
Quelque temps plus tard, rattrapé par la réception américaine des événements européens, il ébaucha un article justificatif qui contredisait ses notes
sur Le Livre jaune. Il imputait désormais la « course au clocher » qui avait
rendu « la guerre fatale », à la conférence qu’il louait précédemment d’avoir
offert un sursis au réarmement français : après le « 6 mars », Munich avait
été « le deuxième manque à agir » et les démocraties s’étaient « laissées rattraper ». Lorsqu’il se tournait vers sa responsabilité passée, même instruit par
le regard américain, son horizon d’attente demeurait l’opinion française,
dont il appréhendait le jugement, plutôt que le public anglo-saxon. Baudouin avait agité la menace de faire comparaı̂tre Alexis devant la Cour de
Riom ; il ne fut pas convoqué, finalement, et son nom n’apparut pas dans
le réquisitoire du procureur consacré aux seuls inculpés Blum, Daladier,
Guy la Chambre, Gamelin, Pierre Cot et Robert Jacomet. Mais sous le
titre « trials », dont le pluriel trahissait son pessimisme, Alexis avait constitué un dossier qui préparait son argumentaire. Il y inversait drôlement le
miroir au prince tendu à Parodi après guerre.
L’ancien secrétaire général récusait le principe même de sa convocation devant un tribunal français : « Impossible de parler librement sans m’exposer ou exposer le gouvernement à l’inopportunité. » l’Inopportune, sa
convocation serait plus simplement inutile : « Il n’est rien que je sache que
mes ministres ne savent. Et ils savent des choses que je ne sais pas. » Le mythe
de la toute-puissance du secrétaire général, longtemps flatté, n’était plus
d’actualité : « Ma responsabilité directe limitée à la fidélité d’exécution = pure
administration = ne relève que de l’autorité administrative = Y a-t-il un
ministre qui m’accuse d’avoir trahi l’exécution de ses décisions ? Responsabilité individuelle inconcevable : comment pourrait-on caractériser/citer comme coauteur ou complice un subordonné, agent d’exécution ? (Département : le
devoir est d’exécuter). »
La Libération suscita la même crainte que la défaite. Alexis craignait
d’avoir des comptes à rendre. Il était défavorablement prévenu contre le
climat de la France libérée. Une lettre que Georges Bonnet lui écrivit
depuis son exil suisse, à l’été 1946, le conforta dans ses craintes : « La
liberté pour laquelle nous sommes entrés en guerre revivra-t-elle jamais telle
que nous l’avons connue ? Pour le moment, le régime de l’autorisation préalable
pour les journaux, la brusque et complète disparition de la presse radicale, la
création d’un mode nouveau de scrutin à circonscriptions électorales étendues,
l’inéligibilité de six cents députés et sénateurs solidement assis jadis dans leurs
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départements, contribuent à fausser le résultat des consultations électorales 2... »
Les échos qu’il recevait de Paris ne lui représentaient pas seulement la
décadence de la vie politique, mais aussi les difficultés de la vie matérielle.
Pertinax, en février 1946, insista dans sa première lettre de France sur les
insuffisances du ravitaillement et les excès du coût de la vie. Il détaillait
ses difficultés à conserver son statut de résident, après avoir quitté le sol
américain. Lorsque la commission d’enquête parlementaire sur les événements survenus avant la guerre le convoqua, Alexis se défaussa. Il n’était
plus qu’un diplomate en disponibilité, qui abjurait ses ambitions du jour
pour se laver des reproches de la veille. Il préférait ne pas embrasser sa
vieille mère plutôt que s’exposer aux représailles symboliques des gaullistes
et des communistes en quittant les États-Unis pour répondre aux parlementaires français.
Cette prudence le fit renoncer aux places auxquelles il pouvait encore
prétendre après avoir renoncé à ravir la première au général de Gaulle.
Arlésienne de la IVe République : la statue du Commandeur
Ce ne fut pourtant pas faute d’avoir été sollicité, ni d’avoir placé ses
pions. Le 18 avril 1945, à peine rentré en France, Félix Gouin, président
de l’Assemblée constituante et bientôt successeur du général de Gaulle à la
tête du Gouvernement provisoire, fit dire par sa femme qu’Alexis pouvait
« compter absolument sur son amitié ». En pleine mue, Alexis alliait la plus
habile stratégie à une sorte d’indifférence, ou de lassitude, qui l’empêchait
d’entretenir ses réseaux. Pendant une année complète, il laissa les courriers
du ménage sans réponse, obligeant Laure Gouin à l’atteindre par des tiers.
Ses plus fidèles partisans n’avaient besoin d’aucun encouragement pour
le défendre, mais ils manquaient de moyens. Abel Dormoy, son beau-frère
et premier supporter, à défaut de pouvoir l’aider, suivait de près l’évolution
de sa situation administrative, et l’informait du climat parisien, en général
peu favorable à l’ancien secrétaire général. La parution des mémoires de
Reynaud occupa une bonne partie de leur correspondance, en 1947. L’ancien président du Conseil avait promis à Marthe de Fels que le nom de
son secrétaire général n’y serait pas cité. Si bien qu’aux yeux d’Abel Dormoy, Reynaud était deux fois parjure qui l’avait longtemps attaqué : « Tu
sais actuellement ce qu’il en est. L’histoire des documents des Affaires étrangères,
brûlés à ton insu, est une infamie. Qu’as-tu fait de l’ordre écrit que t’avait
fait tenir cette canaille ? Vas-tu réagir ? Tu as assez d’amis en Amérique pour
rectifier cette ignominie. Je suis en ébullition. » Cet ordre écrit n’était probablement qu’une affabulation à vocation familiale. Avec la crainte de se
confronter à ses mystifications, Alexis trouvait une raison supplémentaire
de se terrer en Amérique.
Henri Hoppenot n’était pas moins dévoué, qui avait redressé dans Le
Monde le récit de Paul Reynaud sur l’incinération des archives et défendait
inlassablement la figure d’Alexis à Paris. Il avait notamment « fait démentir,
avec Corbin, dans Le Figaro, une nouvelle qui annonçait [son] retour avec
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Camille Chautemps », dont le voisinage n’était pas valorisant. La première
mission confiée au bénévolat d’Henri Hoppenot, consistant à sa réintégration dans les cadres diplomatiques, fut tôt menée sans rencontrer d’opposition de la part du général de Gaulle. Dès février 1945, Hélène put
réconforter Alexis sur ce plan. Dans la foulée, Jean Chauvel, le nouveau
secrétaire général, interpréta avec bienveillance la situation administrative
de son ancien chef, en lui faisant bénéficier d’une position d’activité pour
la période de juin 1940 au 1er septembre 1944. Il s’enquit ensuite d’un
emploi honorable : « Je me suis préoccupé de rechercher des fonctions qui
pourraient vous être confiées dans les conditions qui ne vous gênent point. J’ai
pensé aux fonctions internationales. Il en est deux pour lesquelles nous allons
être appelés à présenter des candidatures. Il s’agit des postes de secrétaire général
adjoint de l’ONU et de directeur général adjoint de la coopération intellectuelle. M. Bidault, à qui j’en avais touché un mot, serait, en principe, d’accord.
Il m’a semblé que la meilleure façon d’attaquer le problème serait de faire
faire une suggestion par Léon Blum. Je ne veux cependant rien entreprendre
sans être certain de votre accord. Voulez-vous me faire savoir, le plus tôt possible, ce que vous en pensez ? Je crains, en effet, que nous ne soyons obligés de
prendre position. »
Plus tard, Chauvel évoqua la possibilité d’un poste de « conseiller diplomatique du gouvernement ». Il étudiait également la possibilité d’un poste
de directeur général adjoint à l’Unesco. D’autres lui laissaient moins d’espoirs. La sincérité brutale de Claudel, en janvier 1948, était cruelle : « J’ai
tâché de me renseigner au Quai d’Orsay pour tâcher de savoir si décidément
on était résolu à se priver longtemps encore des services qu’un agent exceptionnel
tel que vous pourrait rendre dans les postes les plus élevés. Je n’ai pas rencontré
précisément d’hostilité à votre égard, mais... l’oubli. » Il n’hésitait pas à bousculer paternellement son ancien protégé : « Mon impression est que vous ne
pouvez rester indéfiniment dans le climat mortel où vous dépérissez et qu’il
faut tâcher de rentrer en France. Si vous aviez votre retraite, vous disposeriez
tout de même d’un fond de ressources, et une fois sur place il serait bien étrange
qu’une capacité comme la vôtre ne finisse pas par s’imposer. C’est toujours une
erreur de bouder, de s’ankyloser, de se laisser pétrifier et paralyser par le désusage. Tant pis pour la statue que la maxime stoı̈cienne nous engage à faire de
l’être vivant que nous sommes après tout ! » Mais Alexis se plaisait à incarner
la statue du Commandeur, une figure pour laquelle il avait une dilection
toute spéciale, au souvenir de son neveu.
Le 21 avril 1946, Alexis eut l’occasion d’avoir une longue explication
(deux heures) avec Léon Blum, venu négocier l’annulation des dettes de
guerre françaises à Washington. Alexis était resté en contact avec ses
proches, pendant sa captivité, et avait renoué par courrier leur vieille relation amicale, dès sa libération de Buchenwald. Il lui avait envoyé des Français d’Amérique (Paul Vignaux), et ses protecteurs américains (Francis
Biddle) ; il avait usé d’une formule magritienne pour situer leur relation
sur un autre plan que celui des recommandations professionnelles : « Cher
ami, ceci n’est pas une lettre. » Leur amitié s’ancrait dans un registre à la
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fois humain et tragique, qui liait leur histoire à celle de leur temps : « Je
vous ai déjà dit, chaque fois que je l’ai pu, la très vivante et fidèle pensée qui
me tournait vers vous à toutes les étapes de votre longue épreuve, intimement
mêlée pour moi à notre épreuve nationale 3. » Bref, au début de l’année 1946,
Blum était dans d’excellentes dispositions pour entendre son ancien
conseiller diplomatique, qui le recevait en son fief américain.
Après l’avoir averti des principes et mécanismes de la politique extérieure
américaine, Alexis se lança dans un très long bilan de la politique étrangère
que de Gaulle avait menée en 1945, jusqu’à son départ en janvier 1946.
Il le qualifiait lui-même de « procès », tant cette politique lui paraissait
péjorative à « 100 % ». Il la comparait, au moyen d’un chiffrage naı̈vement
scientifique, avec les bilans négatifs à « 50-60 % des pires périodes ». Il raillait l’attitude du général à l’égard de l’ONU naissante, qui lui avait fait
« manqué sa rentrée » dans le concert international. Il stigmatisait l’absence
de la France à Yalta et l’incapacité du général à « prendre rang parmi les
quatre grandes puissances ». Il se désespérait de la « politique européenne de
synthèse continentale », qui exorbitait la France de son destin naturellement
occidental. Il qualifiait les relations bilatérales avec l’Angleterre et la Russie
de « ruine ». Il s’inquiétait de la perte des clientèles traditionnelles de la
France, dans le monde arabe, qu’il attribuait à une tactique au jour le jour,
préférée à la véritable stratégie d’une politique désintéressée.
Blum embraya sur le cas personnel d’Alexis : « Et vous, parlons de vous,
Alexis. Pensez-vous rentrer ? » L’ancien secrétaire général apprécia la valeur
de sa collaboration en feignant de ne rien espérer d’un retour : « Mon désir
serait de ne pas rester ici, de rentrer, de me retrouver humainement en France,
simplement pour respirer en France, sans compter les préoccupations humaines
(mère). Mais je n’ai ni les moyens de vivre à titre privé en France, ni de
fonctions publiques qui m’y attendent. Je me contenterai seulement de vivre à
titre privé en France dans quelque retraite de campagne. Mais je n’ai jamais
eu de fortune, et ce qui put être sauvegardé est consacré à ma mère. Quant
aux fonctions publiques, ma réintégration administrative ne m’a même pas
encore été assurée (surprise de Blum qui croyait savoir le contraire). Je lui
explique que c’est un principe acquis aux Affaires étrangères (Chauvel) mais
pas à l’étage de la signature Gouin (décret) : l’affaire a déjà capoté une première fois. Conséquences graves pour ma retraite. »
Cela sonnait comme un appel à l’aide ; de fait, Blum régla aussitôt
l’affaire, qui était bien engagée. Revenant sur la prolongation de son exil,
Alexis accumula une série de négations, qui contestaient ses raisons inavouables de demeurer à Washington : la prudence, qui lui commandait de
se tenir loin de ses ennemis en France, l’orgueil, qui lui interdisait de
déchoir en acceptant un autre poste que celui dont Paul Reynaud l’avait
chassé. Il commença par la crainte qu’on lui prêtait de s’exposer au feu de
ses adversaires : « Ce n’est nullement, comme mes amis le croient, les conditions politiques qui m’empêchent de rentrer. Elles ne m’auraient pas empêché,
même sous de Gaulle. » Alexis se faisait bravache et se tressait une couronne
de résistant, offerte à bon compte par Vichy : « Je rappelle les mesures de
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Vichy contre moi, qui n’ont pas été personnellement, effectivement annulées
pour moi à la Libération. » Quant à ses hautes ambitions, Alexis les voilait
de scrupules et fausses timidités ; il finit pourtant par laisser entendre qu’il
n’espérait rien de moins que son poste de secrétaire général dans un ministère Blum, ce qui n’était pas mal vu à quelques mois de la formation du
cabinet dirigé par le socialiste : « Je ne pourrais m’intéresser qu’à un partage
des responsabilités publiques : or je ne suis pas un homme public et je n’accède
pas à la vie parlementaire, ce qui fait que je ne me présente pas aux élections.
Il ne reste plus que l’administration des Affaires étrangères pour un diplomate
de carrière. Les ambassades ? Outre que les deux principales, Londres et
Washington, sont tenues, et je pense bien tenues, le rôle d’ambassadeur n’a plus
d’intérêt politique, même de rectification de tir, avec les gouvernements actuels
et l’arrière-plan actuel de la vie parlementaire. Quant au poste de secrétaire
général, dont j’ai déjà connu l’ingratitude (décadence politique, équivoque,
sans participation possible, le contraire de ce qu’on a personnellement souhaité
et préconisé : voir sous Bonnet, Flandin, Laval – paradoxe de symboliser publiquement Munich quand on y était opposé) je ne pourrais concevoir cette possibilité (encore que Chauvel soit là, dont je pense beaucoup de bien)
qu’exceptionnellement, à titre personnel, avec un grand ministre dont j’aurais
l’amitié et la confiance et qui me demanderait personnellement de l’aider
administrativement et de vivre diplomatiquement tout cela avec lui, de le
décharger et de l’aider. »
Blum botta en touche : « Et à l’ONU ? » Bluffeur à son habitude, et
d’autant plus volontiers avec Blum que son honnêteté foncière l’empêchait
de deviner la malice, Alexis se prévalut d’invraisemblables promesses de
Roosevelt, qui ne risquait pas de le contredire d’outre-tombe. Après avoir
dit son peu de goût pour les postes d’adjoints (« Il s’agit de bureaucratie
administrative. [...] Je n’irais pas comme simple administrateur, subalterne
– ce serait une régression diplomatique »), Alexis se vanta de ses « efforts
auprès de Roosevelt pour le maintenir et l’ancrer dans la politique de sécurité
collective dont il était le seul soutien », expliquant par là que le président
américain ait songé à lui confier le secrétariat général de l’ONU, alors qu’il
avait seulement évoqué le poste d’ambassadeur français à l’ONU, ce qui
était nullement de son ressort : « Il m’avait demandé (après m’avoir fait
sentir ses difficultés là) : “Du moins accepteriez-vous le rôle de secrétaire général ?” J’avais répondu : oui, malgré mon peu de goût pour cette fonction, et
ma répugnance à déserter le service diplomatique de mon pays. Mais là encore,
dans ce poste (responsabilité accrue du secrétaire général + possibilité d’initiative et d’influence politique, diplomatique, psychologique...), je pouvais me
dire que je servais indirectement les intérêts de mon pays, confondus pour moi
avec la politique de sécurité collective. De tous les postes aujourd’hui possibles,
ce n’est plus vrai. »
Blum ne voulait toujours pas mordre :
— Et à l’Unesco ?
— En principe, ce serait en effet, sur un plan purement intellectuel, une
situation envisageable. Je ne m’y refuserai pas en principe (pour vivre). Mais je
voudrais du moins savoir de quoi il s’agit exactement, ce que cela signifierait.
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Las, Alexis se heurtait à la candidature de son meilleur ami américain,
MacLeish, que Blum voyait succéder à l’intérimaire Huxley.
L’entretien s’était terminé sans que Léon Blum eût rien promis. Mais la
graine germina. Alexis l’arrosait. Le 25 décembre 1946, Blum à peine
revenu aux affaires, il lui écrivit une longue lettre. Il procéda à son habitude, évoquant d’abord les affaires internationales, puisqu’il offrait de servir
des conceptions générales, plutôt que son bénéfice particulier, avant de
glisser vers le registre personnel ; incidemment, il rappela à Blum qu’il
relevait désormais de son autorité administrative. Il signala qu’il avait
démissionné de la bibliothèque du Congrès. Blum réagit aussitôt, et lui
offrit une ambassade prestigieuse, sans que l’on sache laquelle. Dans les
premiers jours de l’année 1947, il lui fit connaı̂tre sa proposition ; le 7 janvier Alexis reçut une note complémentaire, disparue, avec ce mot affectueux : « Cher Alexis. La note ci-jointe, qui a été rédigée par Foulques [pour
Fouques-Duparc ?] vous indiquera ce dont il s’agit. Vous êtes d’ailleurs, j’imagine, aussi bien au fait que lui. Cela me paraı̂t, quant à moi, une offre
acceptable pour vous – et je souhaite de tout cœur que vous l’acceptiez. Répondez télégraphiquement à Foulques ou à moi-même. Votre ami consolant,
L. B. 4. »
Alexis répondit par un télégramme privé, doublé d’un télégramme
diplomatique en clair, comme s’il cherchait la publicité pour son refus, qui
lui paraissait une revanche : « Suis vraiment désolé d’avoir à vous confirmer
la réponse négative que j’ai dû vous faire transmettre par télégramme privé
du 11. J’y joins encore, avec mes vœux émus, ma plus profonde reconnaissance
pour le souci personnel que vous avez bien voulu prendre de ma situation au
milieu de vos lourdes préoccupations publiques Affectueusement, A. L. 5. » Il
s’en était expliqué plus longuement dans une lettre envoyée à peine l’offre
reçue, comme s’il avait de longtemps anticipé une offre inférieure à son
unique désir et qu’il avait préparé la relance qui lui permettrait d’obtenir,
avec son ancien poste de secrétaire général, la seule réparation vraiment
consolante. Alexis prit soin de ne pas froisser son bienfaiteur : « Cher ami,
Votre pensée me touche infiniment. Votre sollicitude m’émeut assez pour que
je m’inquiète, cette fois encore, du jugement que vous pourrez porter sur une
réponse négative. Je vous suis très reconnaissant de la délicatesse que vous avez
eue de me faire interroger d’abord à titre privé. » Mais par le détour du mot
« vocation », il fit comprendre au plus littéraire des hommes d’État que
son offre n’était pas assez haute pour le détourner du destin poétique avec
lequel il renouait depuis quelques années : « Je reconnais tout l’intérêt du
poste en question, tout son attrait aussi. Je ne saurais pourtant y apporter assez
de goût pour y trouver vocation. » Il ne fermait pourtant pas la porte à une
réhabilitation qui ne pouvait être qu’intégrale pour avoir un sens à ses
yeux : « Je ne puis que regretter, et je regrette, dans votre offre amicale, l’occasion d’une réparation morale dont j’eusse aimé tenir de vous l’expression
publique. » Boudeur, il demandait davantage pour sortir de sa retraite hautaine : « Destitué sous le régime de Paul Reynaud, dénationalisé sous le régime
de Pétain, proscrit sous le régime de De Gaulle, écarté ou mis de côté sous les
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régimes suivants, jusqu’à votre venue, je n’attends, pour le mieux, que l’oubli
des régimes à venir ; et je suis prêt à m’en accommoder. Qu’il me reste, du
moins, la satisfaction de ce profond merci que j’aurais pu vous adresser 6. »
Les rumeurs allaient bon train, au Quai d’Orsay, sur le poste qu’Alexis
avait dédaigné. Boisanger croyait savoir qu’il s’agissait du Palais Farnèse.
Selon Roland de Margerie, Alexis avait décliné la représentation de la
France à l’ONU, « qui lui eût permis de continuer à vivre en Amérique
auprès des amis auxquels il tenait ». Six mois plus tard, pourtant, Alexis
fit savoir à Chauvel « que le seul poste qu’il eût considéré comme convenable pour lui, et qu’il eût immédiatement accepté s’il lui avait été offert,
était celui de délégué de la France aux Nation unies 7 ».
À l’extérieur du Quai d’Orsay, où l’on connaissait l’offre de Blum, sans
connaı̂tre la réponse d’Alexis, on spéculait sur le poste qu’on lui réservait.
En février 1947, les journalistes de Aux Écoutes, singulièrement adoucis,
jouèrent aux prophètes : « Après l’armistice, Alexis Léger s’était réfugié aux
États-Unis. Il y a mené pendant six ans une vie retirée, pleine de dignité.
Au lendemain de la libération son titre d’ambassadeur lui a été rendu, mais
il était maintenu en disponibilité. Cette situation pourrait bientôt prendre
fin. Et un poste officiel très important va sans doute lui être offert très
prochainement. » Quelques jours plus tôt, Kérillis lui avait déjà adressé ses
félicitations : « On m’apprend de Paris que vous allez sortir de votre exil et
qu’une promotion des plus brillantes vous est accordée. Je veux simplement
vous dire combien j’en suis heureux et combien à mes yeux votre courage, votre
dignité et votre indépendance dans l’exil, ont mérité cette éclatante revanche
au sort. » Alexis fut heureux de confirmer l’offre, qui valait réparation ;
plus heureux encore d’apprendre à son complice antigaulliste qu’il l’avait
dédaignée : « J’ai refusé successivement la situation de premier représentant
français à l’Unesco, l’ambassade de Rome et le poste de délégué du gouvernement français au Conseil de tutelle de l’ONU. Je souhaiterais pouvoir rentrer
en France à titre purement privé, mais je n’en ai pas les moyens : ni logement,
ni ressources suffisantes. » L’admiration de Kérillis en fut encore augmentée :
« Sans que vous me donniez les raisons de votre refus, je les devine sans peine,
et j’examine le caractère dont vous faites preuve. C’est chose peu commune
dans les temps que nous traversons 8. »
Kérillis pensait sans doute à la médiocrité du régime et à l’emprise des
communistes sur la vie politique nationale ; c’était négliger l’orgueil
d’Alexis, qui lui commandait d’effacer l’humiliation causée par Paul Reynaud par une réparation à la mesure de l’offense. C’est ainsi que Marthe
de Fels expliqua ses refus à Hélène Hoppenot, au lendemain de la consécration offerte par le prix Nobel qui comblait la vanité littéraire d’Alexis
sans effacer absolument ses frustrations politiques :
Léger a dit à Marthe : « Je n’ai plus rien à désirer », et elle ajoute :
— Il n’y a vraiment que la politique qui l’intéresse.
— Dans ce cas, pourquoi n’a-t-il pas accepté autrefois l’offre de Léon
Blum ?
— Parce qu’il ne lui avait pas offert le poste de secrétaire général.
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Alexis avait décliné l’ambassade offerte par Blum, mais il reçut voluptueusement la réparation symbolique qu’il lui offrit ; son plaisir fut probablement augmenté par l’aigreur que les gaullistes en conçurent, à l’instar
de Christian Valensi : « C’est au cours d’une grande réception à l’ambassade [de Washington] qu’eut lieu la solennelle réhabilitation de Léger.
Léon Blum, en effet, qui était avec l’ambassadeur en tête de la ligne de
réception, avait tenu à avoir Léger à ses côtés ; il lui avait, je crois, offert
au nom du gouvernement de retrouver au Quai d’Orsay sinon son ancien
poste de secrétaire général, du moins le lustre d’une très grande ambassade
– ce que Léger n’accepta jamais. Du moins était-il ainsi rétabli avec honneur et dignité dans la “Carrière”, où il n’occupa plus aucun poste mais
conserva les allures de sphinx souvent incompréhensible qui avaient toujours été les siennes 9. »
Personne n’ignorait plus, dans les milieux parisiens, que l’effacement du
mage de la République, imposé par Paul Reynaud, puis prolongé par le
général de Gaulle, relevait désormais du libre choix d’Alexis. Pourtant, il
ne renonçait nullement à sa chimère, au dire de Louise Weiss : « Lors de son
passage à Washington, Léon Blum lui avait fait d’autres offres, plus qu’honorables. “Le secrétariat général, monsieur le président, le secrétariat général”,
aurait répondu Léger 10. » À Paris, Marthe de Fels relayait sa folle ambition ; la ténacité dont elle fit preuve donne une idée du prix du soutien
qu’elle apporta au secrétaire général pendant l’entre-deux-guerres. À l’été
1946, elle avait d’abord sondé Suzanne Borel, devenue Mme Georges
Bidault, dont le mari était président du Conseil : « Je vais voir Léger.
Auriez-vous un message du président ? » À quoi la première diplomate française avait seulement donné l’assurance qu’il pouvait « revenir quand il
voudrait ». Marthe lui demanda si son mari verrait « un inconvénient à ce
que monsieur Léger revienne dans la Maison, au secrétariat général des Affaires
étrangères ou ailleurs ? » Bidault avait été catégorique : « Impossible qu’il
revienne au secrétariat des Affaires étrangères, car 1) il n’est pas aimé dans la
maison, 2) on lui reproche Munich, 3) que diraient les communistes ? » Huit
ans après son habile participation à la conférence, Alexis en payait le prix ;
la justice immanente commençait son ouvrage et les événements continuaient de produire leurs effets. Instruite de ces oppositions, Marthe revint
à la charge directement auprès du chef du gouvernement :
Marthe :Quant à la question de Munich...
Bidault : Pourquoi n’a-t-il pas donné sa démission ?
M. : J’ai été juge [pour « témoin », lapsus significatif] moi-même de sa
fureur. Mais il y avait le devoir professionnel.
Les communistes ? Évidemment c’est difficile pour vous pour le moment. Mais
n’est-il pas plus opportun de tenir toujours tête aux communistes ?
B. : J’aurais des grèves générales, des difficultés insurmontables, ce serait impossible de gouverner. Nécessité de certains ménagements pour eux.
M. : Et puis il y a la question du général de Gaulle (dissentiments avec Léger).
B. : Oui. Évidemment le général ne l’aime pas beaucoup, mais ce n’est pas
surtout cela. Avant tout il y a la question des communistes. Et je suis dans
l’incapacité avant les élections prochaines de faire quoi que ce soit. Peut-être que
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je ne serai plus là. Il serait seulement temps alors, que j’examine la situation de
l’ambassadeur.
Tout cela, indiquait Marthe, avait été nuancé, avec « plus d’égard et de
bienveillance » que la retranscription ne le laissait imaginer. Elle avait souligné l’importance de la situation d’Alexis en Amérique pour valoriser les
services qu’il pouvait rendre à la France, sans réussir à ébranler la prudente
neutralité de Bidault : « Je le sais parfaitement. Dieu sait que nous manquons
d’hommes et que l’intelligence de M. L. est fort appréciable dans les moments
que nous traversons. Pour ma part j’ai fait ce qu’il était dans mes moyens de
faire pour sa réintégration dans les cadres. »
Le temps finit par ruiner les espérances d’Alexis. Il joua avec l’état civil
comme avec toute vérité qui lui semblait injuste, pour prolonger l’illusion
de son retour ; c’est à cette période qu’il fut le plus enclin à se faire naı̂tre
en 1889, non pas seulement par coquetterie, mais aussi pour des raisons
administratives. Vincent Auriol, l’ancien ministre du Front populaire
devenu président de la République, avec lequel Alexis évoqua son sort, à
Washington, le 10 mars 1951, lui demanda son âge ; Alexis répondit sans
vergogne « soixante-deux ans », ce qui posait encore un problème au président de la IVe République, tout disposé fût-il à aider le jeune retraité. Avec
une parfaite mauvaise foi, Alexis prétendit n’avoir « rien discuté, rien
refusé » : « On n’a pas eu besoin de moi apparemment. » Auriol lui demanda
si Blum n’avait « rien tenté » pour lui ; Alexis éluda. Auriol insistait : « Il
faut que je vous trouve quelque chose. Mais il y a la question de l’âge. » Alexis,
gêné peut-être que le président découvrı̂t qu’il avait déjà épuisé les recours
pour retarder sa mise à la retraite l’année précédente, laissa tomber, grand
seigneur : « Il n’y a rien à chercher. »
Quatre ans plus tard, recroisant Auriol, qui se lamentait (« Pourquoi
n’êtes-vous pas là, votre absence est si souvent regrettée, on fait tant de bêtises
en ce moment, on bafouille, j’ai si souvent pensé à vous »), Alexis répéta qu’on
ne lui avait fait « aucune offre de service : ni d’ambassade, ni même à l’ONU,
où quatre fois le représentant français a été renouvelé, au profit d’anciens
subordonnés ». « J’ai, assurait Auriol, après mon dernier passage officiel à
Washington, parlé de vous à Schumann instamment : comment pouvez-vous
ne pas employer un homme comme Alexis Léger ? Il m’a répondu que le Quai
d’Orsay était devenu si pléthorique qu’il avait dû y dégager des places 11. »
Même privé de tout espoir de retour, même coupé de la France, Alexis
n’abandonna pas son personnage d’éminence grise. À Washington, il
aimait donner des conseils à l’ambassadeur de France, lui offrir son entremise auprès des milieux huppés de la capitale. En 1950, Louise Weiss,
l’avait entendu parler à l’ambassadeur Henri Bonnet comme d’une sorte
de doublure affichée pour la galerie. Elle croyait savoir que Dean Acheson,
le chef du Département d’État, consultait l’ambassadeur de l’ombre sur les
affaires françaises, avant le titulaire, dont Alexis appréciait dédaigneusement les capacités : « Mais oui, Henri Bonnet donne ici honnêtement toute
sa mesure ! »
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Il n’était pas un diplomate ou un politique de passage qui n’eût droit à
ses conseils. Il les prodigua longuement le 18 février 1949, à Alexandre
Parodi, son successeur au fauteuil de secrétaire général. Face à Maurice
Petsche, ministre des Finances du cabinet Pleven, il joua son personnage
d’expert en politique américaine, en octobre 1950, en distillant des formules théâtrales : « L’armée et la marine tiennent la guerre avec la Russie
pour souhaitable, le Département d’État pour inéluctable, le vice-président
pour probable et Truman pour possible. » Alexis livrait ses augures apaisants,
non sans se placer, mégalomane, sur le même plan que les décideurs américains : « Je suis presque seul ici à penser différemment. Oui, la guerre est
évitable, à condition de maintenir le rapport de forces et de conserver effectivement la supériorité atomique, à condition de maı̂trise diplomatique pour éviter
toute maladresse, toute rhétorique forçant les obligations de prestige et de crédit
russe, jusqu’à la mort de Staline. » Multipliant les analogies avec le temps
de sa splendeur, il se montrait toujours plus déconnecté de l’actualité.
Louise Weiss, qui le visita en 1950, le trouva mal informé de la situation
hexagonale. En juin 1954, face à Robert Mengin, journaliste antigaulliste,
Alexis compara la situation internationale à celle de l’entre-deux-guerres,
non sans mélanger un peu les dates, comparant l’Amérique de 1954 à
l’Angleterre et la France de 1935, quand il pensait à celle du 7 mars 1936,
John F. Dulles faisant office de nouveau Flandin en matière d’« hypocrisie ».
À considérer ainsi l’actualité dans le miroir du passé, il reconnaissait en
Pierre Mendès France la figure la plus fidèle au radicalisme d’antan. De
toutes les personnalités de la IVe République, il était le seul à trouver grâce
à ses yeux. À peine son gouvernement formé, en juin 1954, il téléphona à
Pertinax pour prendre quelques informations, et l’assurer que l’Angleterre
et les États-Unis estimeraient d’autant plus le nouveau président du
Conseil qu’il oserait rompre avec la docilité à laquelle le « long régime
Schumann-Bidault » les avait habitués. Alexis s’inquiétait surtout des abandons de souveraineté prévus par la CED. Était-ce l’effet d’un vieillissement
de ses convictions de jeunesse, ou le signe que l’auteur du mémorandum
européen n’avait jamais réellement adhéré à son audace et à son ambition
« fédérale » ? Il rejoignait la vieille garde du Quai d’Orsay pour déplorer
vivement la perte d’indépendance nationale et espérer qu’un homme providentiel s’y opposerait. Hoppenot, qui se lamentait avec Massigli, assurait
ce dernier, non moins européiste qu’Alexis dans les années 1920, de l’identité de vue de leur ancien chef : « L’on défend toujours la CED en invoquant la sécurité qu’elle nous assurera. L’on fait silence sur l’indépendance,
la liberté de décision et d’action dont elle nous privera, l’état de médiatisation auquel elle nous réduira. [...] J’ai vu Léger récemment : il partage à
cent pour cent notre sentiment. » Alexis s’en était ouvert au ménage Hoppenot, en octobre 1953, lorsqu’il était allé les voir à New York, où Henri
représentait la France à l’ONU : « Ses idées sur l’armée européenne rejoignent les nôtres ainsi que sur la nécessité d’opposer aux Américains une
politique ferme et polie. » C’est pourquoi Alexis espérait beaucoup de
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Mendès France, dont il vantait « l’intelligence, l’imagination et la psychologie ». Il l’honorait de sa plus flatteuse comparaison : « Il peut jouer à l’étranger le rôle de Briand, d’abord snobé par l’Angleterre et l’Amérique. »
Il eût été trop bête de penser autant de bien d’un homme et de ne pas
le lui dire. Alexis écrivit de sa position de vigie désintéressée, loin « depuis
longtemps et pour toujours, de toute orbite publique », qui donnait plus de
poids à ses avis, pour le remercier du « réveil de vie nationale ». Il se réjouissait du rejet de la CED, que PMF avait permis en s’en remettant au
Parlement, faute d’avoir obtenu des partenaires de la France les atténuations des clauses supranationales qu’il avait souhaitées : « Si la CED avait
été votée avec les abandons de souveraineté qu’elle comportait, et sans participation anglaise, ni garantie valable de l’Amérique, j’aurais, pour la première
fois, désespéré de l’avenir de notre pays. » Il félicita le président du Conseil
d’avoir « rétabli la situation morale de la France » dans le monde en pratiquant « la vraie psychologie » envers le monde anglo-saxon : « Le déconcerter
par la maı̂trise courtoise de son indépendance. » Spectateur rassuré de la réorientation continentale de la Grande-Bretagne, au terme de l’ultime mandat de Churchill, qui avait longtemps favorisé une politique strictement
atlantiste, Alexis incitait Mendès France à « alléger le poids de l’arbitrage
anglais » pour dégager une « maı̂trise européenne » proprement française, ce
qui revenait à renouer avec le vieux projet de Briand. Il voyait dans le
« développement immédiat et direct du rapport franco-allemand » le « réalisme
et la garantie future. Pour l’Europe d’ailleurs comme pour [la France] puisque
la route de l’Union européenne passe par la route de l’entente franco-allemande, mais l’inverse n’est pas vrai ». Il se réjouissait surtout du nouvel
esprit national et de « la rupture consommée avec un abominable passé ».
Alexis conclut par l’évocation des conversations de l’été 1942, lorsque PMF
essayait de rallier le diplomate au gaullisme.
Mendès France se montra naturellement sensible à cette avalanche de
compliments et contesta la prédiction modeste d’Alexis selon laquelle ils
ne se croiseraient pas lors de sa visite en Amérique.
Pris entre ses souvenirs, qu’il perdait, et le présent, qui le fuyait, Alexis
s’accrochait à un avenir chimérique, cajolant ses visiteurs, entretenant
l’amitié des fidèles, et ménageant, sinon des perspectives de retour, au
moins l’illusion de compter encore, en écrivant à tous les nouveaux
ministres des Affaires étrangères, fussent-ils gaullistes. Il en fit ainsi avec
Maurice Couve de Murville, qui le remercia longuement de ses félicitations. Mais Alexis était trop lucide pour ignorer que l’heure du diplomate
était passée ; il remettait à Saint-John Perse son rêve de grandeur.
Saint-John Perse, poète résistant ?
La métamorphose du poète dura quelques années, pendant lesquelles il
renonça progressivement à ses ambitions politiques. La poésie de SaintJohn Perse, en occupant le terrain public que le diplomate avait déserté,
facilita cette mue. Aux abstentions et au silence que l’on reprochait à Alexis
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Léger, dans les temps sombres, Exil apportait un démenti en s’affirmant
comme un prise de parole publique, que l’on pouvait généreusement assimiler à un acte de résistance, en dépit de la défaveur du poète pour les
œuvres d’actualité.
Alexis entoura la renaissance de Saint-John Perse d’autant de réticences,
de dénégations et de coquetteries que sa première naissance. Que dire des
raisons qui y présidèrent ? Exil, mieux qu’Anabase ou Amers, renoue avec le
lyrisme personnel d’Éloges. On ne saurait mieux le dire qu’Yves Bonnefoy,
interrogé sur ses préférences pour les poèmes de l’enfance et de l’exil : « Il
me semble que l’intérêt plus particulier que j’éprouve pour eux vient de ce
que ce sont les moments où la personne dépasse sous la cape. Avec les
poèmes d’Éloges, on surprend le visage de l’enfant se reflétant dans les
grandes réalités simples du monde premier, et dans Exil on entend la
douleur d’une personne bien réelle de son siècle, qui a été séparée, non
seulement de ses lieux de vie, mais aussi de son droit à exercer la parole
d’une certaine manière. Et qui laisse paraı̂tre ce drame dans ses mots, et
métaphorise son besoin, sa perte, ses aspirations d’une manière où on sent
soudain beaucoup plus d’existence 12. »
Alexis n’avait pas changé ses façons de poète inavoué, embarrassé d’une
parole trop lourde pour lui ; il mimait encore Claudel aux prises avec sa
muse : « Je vous connais, ô monstre ! Nous voici de nouveau face à face. »
Comme à ses débuts, il revint à un ami de réclamer le poème. MacLeish
remplaça Rivière ; Alexis affectait toujours la distance, jusqu’au dédoublement. Sollicité par MacLeish, qui lui offrit de publier en revue ce qu’il
écrirait, il répondit sur le ton de la confidence, à l’été 1941 : « Cher ami,
j’ai bien rencontré Perse, un soir, parmi l’étonnante faune nocturne de ce
Georgetown “d’avant le péché”. Nul ne m’a paru plus étonné d’apprendre que
du poème français pouvait se publier en Amérique 13. » À peine Exil rédigé, il
affecta de l’offrir à son commanditaire pour son usage privé, sans beaucoup
s’employer pour flatter cette illusion. Au contraire, il laissa deviner son
exigence d’une parution bilingue, qu’il obtint finalement : « Mon cher
Archie, voici mon poème sur l’exil. Il est à vous. Disposez-en comme vous
voudrez. Il m’aura permis du moins un geste de confiance envers un poète que
j’admire, envers un homme que j’aime. Si vous pouvez le faire dactylographier,
vous m’en donnerez les exemplaires à réviser : j’en garderai quelques-uns, car
je n’ai pour moi-même qu’un mauvais brouillon et je dois aussi à notre amie
Katherine de lui communiquer, avant impression, ce poème écrit chez elle. Je
ne sais d’ailleurs si une telle œuvre peut être publiée aux États-Unis en français.
Et elle serait intraduisible. »
La renaissance était à éclipses. Alexis menaçait périodiquement de faire
disparaı̂tre Saint-John Perse ; comme au temps de son adolescence, c’était
souvent un appel à l’aide dans l’ordre matériel. En 1944, il prit Katherine
Biddle à ce chantage : « Ce n’est pas par plaisir, bien loin de là, ni par
affectation, que j’ai eu à étrangler en moi le seul être qui me soit au fond
vraiment naturel, et que j’ai déjà eu à comprimer toute ma vie. Mais je n’avais
pas le choix ; car cet être-là, libérable ou libéré, devenait trop inopportun pour
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ma préparation pratique à une vie nouvelle, à laquelle je serai le moins adapté
des hommes. Mon inaptitude matérielle ne peut encore s’aggraver de l’affaiblissement du dédoublement poétique. » La menace était très claire, face à ses
admirateurs américains : qu’on ne l’aidât pas, et Perse disparaı̂trait à cause
de la précarité de sa vie pratique, comme il s’était longtemps effacé derrière
ses responsabilités politiques. Le message était toujours reçu, et le poète
inlassablement aidé, bien au-delà du terme de son contrat avec la bibliothèque du Congrès.
Saint-John Perse renaissait en Amérique, ce qui n’était pas sans incidence sur sa nouvelle condition littéraire ; mais c’est en France qu’il voulut
d’abord retrouver son rang de poète, faute d’y pouvoir retrouver sa place
de secrétaire général.
Loin de Paris et dénationalisé, Alexis avait été soustrait à la tentation de
rien publier dans la Nrf de Drieu. Cela suffit pour en faire un poète de la
résistance ; celle, déterritorialisée, qui dressait une France spirituelle contre
l’oppression de l’occupant, depuis la Suisse (Béguin et les Cahiers du Rhône
où furent publiés Les Yeux d’Elsa), l’Algérie (Max-Pol Fouchet et Fontaine),
l’Amérique du Nord (Yvon Goll et Alain Bosquet, créateur d’Hémisphères)
et l’Amérique latine (Roger Caillois et les Lettres françaises). Ce n’était pas
la résistance, autrement romanesque, de la France métropolitaine, qu’Aragon, Cassou, Char ou Desnos incarnaient en exposant leur chair. En mai
1944, dans une bibliographie de la production littéraire française pendant
la guerre, établie pour le Congress, Alexis établissait une distinction entre
les œuvres visant à « une libération directe dans l’immédiat » et celle visant
« une recherche d’évasion dans l’inactualité » ; nul doute qu’il se rangeait
lui-même dans la deuxième catégorie. Moins légitime, peut-être, elle avait
pour elle le prestige de la distance ; et le secret, toujours, sied au poète. À
la Libération, la divine surprise de se trouver associé à cette résistance
littéraire joua un rôle décisif dans le transfert d’Alexis Léger à Saint-John
Perse.
Sur son versant diplomatique, Alexis n’était pas à l’aise avec la résistance
politique. Il l’avait minimisée et jugée sévèrement. Marthe de Fels, enorgueillie de sa vie aventureuse pendant la guerre, résumait parfaitement le
dépit d’Alexis de ne pouvoir figurer ce visage de la fierté nationale, faute
d’avoir compris ou voulu comprendre la résistance intérieure comme une
donnée des relations internationales : « Marthe dit que, lorsqu’elle s’est
“précipitée” aux États-Unis après la guerre, organisant péniblement une
tournée de conférences pour aller revoir Léger, elle raconta à ce dernier
tous les hauts faits de résistance, d’héroı̈sme des Français, des tortures
subies, etc., et le trouva “inintéressé, même presque froid et regardant le
plafond tandis que je parlais. Ce fut entre nous la première cassure. Il ne
s’est jamais rendu compte de ce que représentaient les dangers courus ni
de la fraternité qui nous unissait”. (Est-ce une allusion à l’affaire Poumier,
son amant, qui a pu revenir aux oreilles du poète ?) » Sans qu’Alexis y fût
pour beaucoup, sa figure de poète vint au secours de ses abstentions politiques. À peine paru dans la revue Poetry, en mars 1942, Exil fut publié
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aux Cahiers du Sud, à Marseille, en mai 1942, et repris dans les Lettres
françaises de Caillois, à Buenos Aires, en juillet, et dans la collection « Les
poètes des Cahiers du Rhône », aux éditions de La Baconnière, à Neuchâtel, en octobre 1942. Ce n’était pas seulement une diffusion mondiale,
c’était un triple brevet de patriotisme, et même de résistance poétique.
Alexis, qui refusait à ses œuvres l’évidence de leurs références historiques,
n’avait revendiqué aucune portée politique à ses poèmes, ni seulement
prêté une quelconque signification symbolique de cet ordre au simple fait
de leur publication en temps de guerre, dans les marges françaises qui
échappaient à Vichy. Il n’avait rien montré de tel à ses divers éditeurs ;
il était d’ailleurs sans relation avec certains d’entre eux, qui le publiaient
spontanément. Il n’aurait pas souhaité que fût assignée à son œuvre poétique une signification circonstancielle. De L’Arche, revue publiée à Alger
sur le conseil de Gide, pour faire contrepoids à la Nrf dévoyée de Drieu,
il écrivait à Caillois, en pensant à l’impureté de son engagement politique :
« Elle est née bâtarde et n’en guérira jamais. » Mais Alexis ne fut pas
mécontent, en avril 1945, de tenir de Jean Ballard ce brevet de résistance
littéraire : « Vous savez sans doute que les Cahiers du Sud, au mépris des
sanctions qui pouvaient les frapper, ont publié Exil en mars 1942 et que
cela a déchaı̂né un beau tollé dans les journaux de la collaboration. »
Il n’y avait eu que la jeunesse pour oser réclamer à Alexis de descendre
dans l’arène. Alain Bosquet, fiévreusement gaulliste, vénérait le poète, sans
le connaı̂tre. À la lecture du poème paru dans Poetry, il proclama lyriquement son admiration dans La Voie de la France, le journal gaulliste d’Amérique ! C’était bien la seule fois qu’Alexis y figura... Il est vrai qu’en mai
1942, la rivalité demeurait dissimulée. Sous le titre « Un poète immortel :
Saint-John Perse », Bosquet sommait son mystérieux aı̂né, avec l’audace de
ses vingt-trois ans : « Nous demandons à ce grand poète de descendre
parmi nous, pour nous guider dans notre lutte contre le nazisme. »
Il ne sortit aucun engagement politique de cette exhortation, mais de la
littérature, qui conforta l’image du poète exilé, dressé contre l’oppression
allemande et les compromissions françaises. En juillet 1942, Ivan Goll
sollicita d’Alexis, qu’il avait rencontré au mois de janvier de la même
année, des textes pour Outremonde, la revue poétique qu’il fondait avec
Alain Bosquet. Dès qu’il s’agissait de publier, Alexis excellait dans la dénégation. Il renoua avec ses prétéritions de jeune homme, et fit voir son désir
par sa négation : « Dites-moi, je vous prie, si votre projet tient encore et si
vous avez toujours besoin de moi. Je n’ai guère le goût de publier en ce moment,
et j’ai encore moins le goût des pages détachées en revues, mais il me serait trop
pénible de vous faire défaut, à vous et à Alain Bosquet. Confirmez-moi donc
votre entreprise, donnez-moi, si vous le pouvez, plus de détails à son sujet, et
dites-moi, s’il y a lieu, de quel délai je dispose encore pour vous envoyer quelque
chose. » Le projet de revue tenait toujours, si elle avait changé de nom.
Outremonde était devenue Hémisphères, et parut à six reprises entre 1943
et 1945. Alexis lui destina le Poème à l’Étrangère inspiré par les quelques
mois d’exil partagés avec Lilita. Alexis prétendit avoir cru « égaré ce poème »
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
écrit à l’été 1942. La publication passait par la fiction de la perte et du
désintérêt : « De mon ı̂le, l’été dernier, j’avais dû [le] confier pour la poste à
un “lobster man”. Vous avouerai-je, un peu lâchement, que je n’étais pas
fâché de laisser cette responsabilité au sort ? La publication, en effet, pour
moi toujours aussi désagréable, était redevenue, de surcroı̂t, momentanément
inopportune. »
Hémisphère n’était pas réellement une revue « résistante » ; mais, loin de
la France occupée, dirigée par Alain Bosquet, engagé volontaire dans l’armée américaine, elle était irréprochable et cautionnait à merveille l’image
du lutteur spirituel que Saint-John Perse produisait avantageusement alors
qu’Alexis Léger faisait défaut, et que tous ses amis rageaient de son abstention politique.
Par Ivan Goll, Alexis reçut encore la caution de Klaus Mann, qui
composait une anthologie européenne. Il y entra bien volontiers, pourvu
que ce fût sous son seul pseudonyme, sans référence à son nom d’état civil,
dont il lui avait déplu que Poetry fı̂t mention lors de la publication d’Exil.
Alexis voulait bien résister en poète, pourvu que ce fût discrètement ; le
souci de ne pas exposer sa famille à Paris, péril qu’il s’exagérait peut-être,
y était pour beaucoup. Cette crainte avait suffi pour l’induire à refuser à
Coudenhove la retransmission radiophonique, en France, de son discours
en l’honneur de Briand : « J’ai, à Paris, ma mère et mes sœurs, exposées déjà
à bien de mauvais procédés et un beau-frère qui peut être pris demain comme
otage. » * Il tenait également à se tenir à l’écart de toute publication des
Français d’Amérique, partisane, et par là compromettante, cancanière et
dérangeante lorsqu’il s’agissait de son Poème à l’Étrangère, qui célébrait sa
liaison d’exilé. Une allusion biographique du Times lui déplut nettement,
à l’été 1943. En juin de cette année, il accepta d’Yvon Goll la proposition
d’une publication de luxe de Poème à l’Étrangère, à condition d’être assuré
« instamment contre toute reproduction du poème dans la presse française
locale ». Il est vrai que les périphrases du poème permettaient d’identifier
les amants.
Alexis n’avait en revanche aucune réticence à offrir la meilleure publicité
à ce poème dans les milieux littéraires, pour relancer son existence poétique. Il recommanda à Goll d’envoyer le numéro d’Hémisphères, qui s’honorait du Poème à l’Étrangère, à Roger Caillois, Victoria Ocampo,
T. S. Eliot, Édouard Roditi, Denis de Rougemont et André Spire, pour
ne compter que ses pairs ou traducteurs ; il y ajoutait une liste d’universitaires et éditeurs américains, avec cette justification altruiste : ils « me semblent [...] susceptibles de s’intéresser à la carrière de votre revue ».
Le 29 novembre 1943, Max-Pol Fouchet lui demanda d’Alger, par télégramme, l’autorisation de publier « Ode à étrangère » dans Fontaine. Alexis
y consentit, au grand désarroi d’Yvan Goll, qui n’avait pas été consulté, et
considéra qu’il s’agissait d’une édition pirate. Alexis accorda également la
* Centre européen de Coppet, lettre d’Alexis Léger à Richard Coudenhove-Kalergi,
Washington, le 25 mars 1942.
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La renaissance de Saint-John Perse
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publication d’Exil et de Pluies en mai 1944, puis de Neiges, en novembre
1944, dans cette revue « élaborée entre Limoges, Genève et Tanger », qui
« publiait des auteurs de France occupée et d’Amérique : Maritain, Bernanos,
Breton 14 ». Saint-John Perse se plut à leur compagnie.
La renaissance du pur poète ?
Le diplomate se justifiait de ses silences politiques par sa parole poétique ; Saint-John Perse n’entendait pas trahir pour autant ses conceptions
littéraires. C’est comme pur poète, après guerre, qu’il réinvestit efficacement le champ littéraire français, lassé des querelles partisanes.
Isolé en Amérique, sans moyen de contrôler la réception de son œuvre
dans l’espace francophone, en dépit de son souci d’imposer sa morale poétique à ses lecteurs, fût-elle l’organisation de sa disparition, Alexis pouvait
seulement témoigner de la parfaite honorabilité de sa vie littéraire,
conforme à ses conceptions de jeunesse, bibliothécaire irréprochable de la
« basilique du Livre », de MacLeish, où reposaient « les livres tristes,
innombrables, par hautes couches crétacées, portant créance et sédiment dans
la montée du temps... ». Il ne dérogeait pas au commandement de désintéressement matériel en vivant d’un salaire et en publiant, en Amérique
certes, mais en français, dans des revues aussi élitistes et prestigieuses que
Poetry, à Chicago. Devant Roger Caillois, qui évoquait la position d’attaché
culturel au Brésil qu’il avait déclinée, Alexis renoua spontanément avec le
lexique religieux pour le féliciter : « Vous avez certainement bien fait de
renoncer à “l’ordre temporel” brésilien pour sauvegarder la continuité de
votre fil conducteur », qui était la revue des Lettres françaises.
Il forçait un peu le trait, et se représentait volontiers en poète maudit,
devant Alain Bosquet, au mépris de la réalité de son existence mondaine :
« Je l’entends me dire, sans pathos mais comme crispé : “Bien des nuits,
entre les fumées du chauffage municipal souterrain, qui s’échappaient à
New York de petits trous dans l’asphalte, me risquant dans la Douzième
Avenue, à hauteur de la Quarante-deuxième ou de la Quarante-huitième
Rue, je me faufilais au milieu des camions qui déchargeaient les marchandises tropicales, venues des Antilles et en particulier de Porto-Rico. Il arrivait qu’un cageot contı̂nt quelque banane trop mûrie ou un ananas avarié.
Je me penchais pour les ramasser, et les Nègres se mettaient à rire... ” »
L’image du créole humilié par les Noirs offrait la meilleure formule pour
dire le renversement de la condition du secrétaire général déchu, en inversant l’ordre social, sinon divin, qui voulait que les Noirs, plutôt que les
Blancs, eussent faim.
À peine la guerre finie, Alexis profita du rétablissement des communications pour renouer avec ses pairs, et tenir d’eux la reconnaissance littéraire
qu’il avait négligée depuis l’organisation de la réception d’Anabase. Seulement, ses meilleures cautions n’étaient plus là pour témoigner en sa faveur.
Rivière était mort en 1922, Larbaud aphasique depuis 1935, Gide disparu
en 1951. De ses glorieux aı̂nés, seul demeurait Claudel ; Alexis choisit son
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patronage pour réinvestir le champ littéraire français. Ses contemporains, il
les avait longtemps négligés ; les Supervielle (né en 1884), Reverdy (1889),
Salmon (1881) ou Jouve (né comme lui en 1887) n’étaient pas soucieux
de lui concéder leur position dominante dans l’espace poétique français.
C’est avec la génération cadette qu’Alexis multiplia les prises de contact. Il
fit en général le premier pas ; ce fut le cas avec René Char, dont il voyait
bien tout le parti qu’il pouvait tirer de sa révérence : il cumulait l’avantage
d’être politiquement irréprochable, comme résistant authentique, et de
défendre le lyrisme poétique. Alexis pressentit très tôt qu’il pouvait s’en
faire un allié. En septembre 1947, Char se reconnut au signe qu’Alexis lui
avait envoyé ; l’habileté de sa séduction se mesure à son efficace : « Cher
Saint-John Perse, rarement regard et voix répondent au souhait de l’accord.
Aujourd’hui votre lettre, à laquelle je n’étais pas préparé mais que je désirais
obscurément, à travers vos poèmes, m’autorise à vous dire mon affectueuse
admiration de toujours. Je penserai désormais à vous présent. Cela me rend
heureux, beaucoup. »
Ravi par la révérence inattendue du très hautain et silencieux poète,
Char devinait-il la reconnaissance attendue en retour ? Il avait joint à sa
lettre un poème manuscrit, « Le muguet », qu’Alexis trouva probablement
mièvre, bien loin des compliments dont il avait accablé spontanément
Seuls demeurent en septembre 1947 : « Si je n’ai pas à vous en remercier
personnellement, je n’en suis que plus libre pour vous dire combien j’ai goûté
entre toutes cette œuvre, combien j’en aime l’allure, la naissance, la race – son
exigence secrète autant que sa beauté formelle. Il est bien qu’une telle œuvre
soit possible à l’heure actuelle en France et qu’elle y trouve audience. Elle porte
trop en elle-même les signes de son intégrité et de son authenticité pour qu’on
puisse craindre, comme de tant d’autres, qu’elle cède jamais à nulle complaisance, à nulle compromission. Je sais qu’un art aussi impitoyable envers luimême se gardera toujours tel et fidèle à lui-même – dans sa plus pure et sa
plus vraie fatalité poétique. » Intégrité, « fatalité poétique » et donc prédestination magique, Alexis adoubait Char avec son épée de vieux chevalier des
lettres du début du siècle ; il en faisait son féal. Char entra volontiers
dans le jeu. En mai 1948, il lui écrivit une lettre où l’échange se noua
autour de la « reconnaissance » réciproque. La formule décisive qui la scella
(« le crime de commercer avec ma vérité ») restituait Alexis à ses débuts en
littérature pure, désintéressée de tout engagement politique ou de succès
commercial : « Cher Saint-John Perse, [...] il est difficile de vous parler de
moi, de mon commerce avec l’action ; avec la complexité des êtres, j’ai retenu
un certain embarras, de la méfiance, de l’innocence et de la générosité et pardessus tout un parfait attachement à ce que la plupart des vivants ne voient
pas. J’habite le plus souvent possible mon Vaucluse natal et me gouverne sans
doctrine. La plume généralement me tombe des mains à l’instant où les autres
la prennent, ce qui ne me singularise pas pour autant ! Une vieille affaire de
famille – exploitations de carrières de gypse – m’évite le crime de commercer
avec ma vérité. » *
* FSJP, lettre de René Char à Alexis Léger, Paris, le 8 mai 1948.
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Alexis recueillit bientôt le fruit de ses efforts ; il demanda à Char une
contribution circonstancielle à l’hommage qu’il réclamait à Paulhan, aux
Cahiers de la Pléiade, le purgatoire de la Nrf. Il reçut, en plus de la page
demandée, l’annonce de sa renaissance poétique en France : « J’adresse à
Paulhan une page dont vous êtes le centre, le cœur constant. La revue Empédocle, par la plume d’Albert Béguin, vous consacre sa chronique des lettres de
son numéro de janvier. Je vous ai fait envoyer le numéro récent. Nous aimerions beaucoup que vous apparaissiez au sommaire de cette revue. Je vous le
demande à voix basse, ne voulant pas vous ennuyer. Nous parlons ici souvent
de vous, votre œuvre ouverte sous nos yeux. Pas plus tard qu’avant-hier Marguerite de Bassiano, hier A. Monnier puis des jeunes, avides et fraternels... Je
vous dis un peu puérilement cela car c’est la meilleure façon de vous rendre
tangible la fidélité dont vous êtes entouré 15. » Jusqu’à leur rencontre, au
retour d’exil d’Alexis, les deux poètes ne cessèrent plus d’évoquer l’actualité
poétique, en France, sous le signe de la littérature pure ; Char était toujours
disposé à se situer à part, et à situer Alexis plus haut encore, d’être plus
loin de ce champ souillé : « Le coteau de la poésie est sillonné de trafiquants de sacré, de “journalistes” pour qui poème et poubelle ont la même
évidence. »
Alexis eut moins de succès avec Malraux, dont il considérait qu’il prenait
le relais de Gide, comme nouveau pape de la littérature de vigie, posture
qu’il condamnait et qu’il enviait à la fois. Comme avec Char, il fit le
premier pas, au début de l’année 1954, après un séjour américain de Malraux, qui n’avait pas honoré l’exilé : « Cher ami, c’est une déception pour
moi d’apprendre (on me le confirme aujourd’hui) que vous avez déjà repris
votre vol et qu’il n’y a plus d’espoir de vous voir passer à Washington. Je vous
y attendais : j’aurais été heureux de pouvoir vous accueillir un peu personnellement. Tant de choses, me semble-t-il, dont j’eusse aimé causer librement avec
vous – de dehors des choses littéraires dont il n’y a jamais rien à dire. Nos
routes, jusqu’ici, se sont rarement croisées, et je ne sais plus où ni quand j’aurai
occasion de vous revoir. Que je vous dise du moins tout mon regret de n’avoir
pu vous serrer la main. » La réponse de Malraux, polie mais laconique, se
tenait loin du « cher ami » servi par Alexis : « Vous savez, Cher Monsieur,
que vous êtes la seule personne que j’aurais souhaité rencontrer à Washington ;
c’est pourquoi je vous suis reconnaissant de votre lettre. » Tentative sans lendemain. Alexis ne se découragea pas ; c’est lui, encore, qui reprit contact, en
1958, négligeant l’animosité de Malraux à son égard. Alexis avait accusé
réception de son dernier opus en des termes flatteurs, sinon très inspirés (« C’est un maı̂tre livre que vous nous avez donné là »), et l’avait assuré
qu’il ne passerait pas en France sans tenter de l’atteindre. Malraux répondit
sept mois plus tard, toujours laconique : « votre lettre m’atteint seulement
aujourd’hui (en même temps que l’édition américaine d’Amers) à la veille de
mon départ pour les Antilles. Elle m’apporte un message dont je vous suis
reconnaissant, et auquel répond, vous le savez, mon amicale admiration ».
Malraux était courtisé comme caution littéraire ; le retour du général en
fit l’un de ses rares alliés possibles au sein du régime gaulliste. Le nouveau
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renversement qui lui permettait de réinvestir le champ littéraire français
en pur poète, dégagé de tout engagement politique, après avoir excusé ses
abstentions politiques au nom de sa résistance littéraire, était facilité par la
partition de ses deux personnalités. Les silences du poète et les absentions
du diplomate pouvaient s’interpréter avantageusement comme des fidélités
à la littérature pure. Alain Bosquet n’a pas dissimulé ses efforts pour susciter une nouvelle dévotion au poète qu’il entendait, avec quelques autres,
imposer à un champ littéraire français miné par les engagements politiques et les rivalités de personnes : « Je ne prends aucune précaution à
la face des poètes comme Eluard, Supervielle, Fombeure, Follain, Pierre
Emmanuel, Salmon, que j’apprends à fréquenter. Je fais sans relâche l’éloge
de mon poète favori, aux dépens des maı̂tres de l’heure, même quand ils
s’appellent Claudel, Breton ou Reverdy. Cette stratégie – Roger Caillois
m’appuiera bientôt, relayé plus tard par Paulhan et Marcel Arland – me
vaut des sarcasmes, des exclusives et peut-être des haines. Dans la France
des années 1950, vouée au civisme et encore mal lavée des rhétoriques de
la libération, il n’est pas adroit de répudier le nationalisme, le stalinisme, la
raison, le bon sens. La droite comme la gauche ne savent que faire de ce
barde ésotérique qui manie une si belle langue, au service d’un dessein si
obscur. Le moralisme rampant de Sartre, de Camus, d’Aragon, de Teilhard
de Chardin, de Gabriel Marcel ne lui sont guère favorables [...]. Quant
aux gaullistes, il va de soi qu’ils le vomissent. » Lointain, Saint-John Perse
pouvait prétendre régler tous ses concurrents, transcendant toute rivalité
séculière depuis sa position d’exilé du siècle et de la France. En réalité,
Alexis ne satisfaisait plus, en Amérique, les exigences de sa jeunesse, mais
ses abandons étaient trop lointains pour qu’on les connût.
Une poésie circonstancielle
À la Libération, la plupart des Français réfugiés en Amérique traversèrent l’Atlantique pour rentrer chez eux. Alexis demeura à Washington.
Aux raisons politiques qui lui faisaient craindre d’affronter le passé français,
s’ajoutaient les raisons du poète. À la bibliothèque du Congrès, puis, mieux
encore, avec la bourse Bollingen, Alexis disposait de ressources matérielles
qu’il ne retrouverait pas en France, où sa retraite d’ambassadeur était versée
à Renée et Éliane. Insensiblement, sa condition évolua. De réfugié circonstanciel, il devint un émigré permanent. Dans une lettre de l’été 1945, où
il se plaignit du départ de Pertinax (« Je n’aurai plus, à mon retour, aucun
compatriote pouvant franchir mon seuil »), Alexis évoqua devant Francis
Biddle le testament qu’il voulait lui remettre, pour mieux marquer qu’il
remettait son destin à ses amis américains ; il s’excusait des tracas qu’il leur
causait et remontait aux temps héroı̈ques de l’immigration américaine :
« Où est le bon vieux temps où l’on n’avait à assister ses amis que dans d’amusantes “affaires d’honneur” ?... Pas même cela à vous offrir dans mon exil ! Les
anciens émigrés avaient certainement plus d’allure. »
Alexis se laissait asservir aux conditions matérielles que l’Amérique lui
offrait, ce mécénat privé qu’il n’aurait probablement pas souffert dans sa
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jeunesse, s’il avait pu seulement l’imaginer. Il s’en vengeait en se représentant l’Amérique non pas seulement comme un refuge, mais comme une
réserve vierge et primitive, à civiliser et à conquérir.
En 1946, le contrat d’Alexis avec la bibliothèque du Congrès expira,
après que MacLeish eut réussi à le prolonger pendant cinq ans, en dérogeant à toutes les règles de l’institution. Alexis étudia des offres d’universités américaines, mais craignit manifestement d’avoir la moindre leçon à
professer. Les poètes Allen Tate et Katherine Biddle s’entremirent pour lui
obtenir la bourse quinquennale de la Fondation Bollingen, animée par
Mary Mellon, et dont son ami Denis de Rougemont bénéficiait déjà. Il
dut se contenter de conditions inférieures, balançant, devant Katherine,
entre reconnaissance et amertume : « Grâce à votre sollicitude et à votre
intervention à Washington, la “Bollingen Foundation” s’est décidée à m’offrir
a grant in aid. » Mais cette bourse ne s’élevait qu’à deux cent cinquante
dollars par mois, pour trois années : « C’est loin de ce que croyaient les
premiers amis qui m’avaient parlé de ce projet (minimum, disaient-ils, de cinq
cents dollars, et possibilité même de six cents dollars, comme pour l’écrivain
franco-suisse Denis de Rougemont). C’est en tout cas insuffisant pour engager
définitivement toute l’orientation actuelle de ma vie, sur la base littéraire que
j’envisageais, avec résidence en Amérique et séjours en France. »
Katherine ne voulut pas laisser son poète, non pas dans l’indigence, qui
aurait dramatisé son statut de poète désintéressé, mais dans le pire registre
qui fût, pour lui, celui du quelconque. Elle éleva à trois cent cinquante
dollars mensuels la bourse (trois mille euros ou vingt et un mille francs
2001), qui fut renouvelée jusqu’en 1966, bien au-delà de l’obtention du
généreux prix Nobel. À cette date, la Fondation fut liquidée ; Paul Mellon
prolongea personnellement la bourse. Louise Weiss déplorait, en 1950, « la
facilité de vie » à laquelle Alexis s’abandonnait comme poète subventionné :
« La Fondation ne leur demande rien, à ces poètes, que les produits de leur
inspiration lorsque celle-ci voudra bien se manifester. » La bienfaitrice n’était
pas loin de partager l’opinion de Louise Weiss, si l’on en croit Hélène
Hoppenot : « Lorsque Alexis Léger a dû quitter la bibliothèque du
Congrès, Maria Martins s’entremit auprès de Mme Mellon pour lui
demander de l’aider et de lui faire obtenir, si possible, la bourse créée par
son mari, destinée à mettre pendant quelques années à l’abri du besoin
un écrivain et lui permettre de travailler sans avoir de comptes à rendre.
Mme Martins lui a fait remarquer que la somme était modique : “Trois
cent cinquante dollars par mois. Mon chef de cuisine, ajouta-t-elle, gagne
la même somme.” “Oui, mais lui, répliqua Mme Mellon, au moins il
travaille !” »
Les choses étaient plus contraignantes qu’il n’y paraissait. Les poètes
subventionnés devaient toutes leurs œuvres à la Fondation, qui était également une maison d’édition. Alexis vivait de sa plume, après avoir crié qu’il
ne le ferait jamais, et il forçait ses œuvres à fleurir ; d’où, peut-être, cette
justification a posteriori, souvent répétée, à Paulhan, Caillois ou Bosquet :
le poète élaguait, et ne conservait, disait-il, que neuf dixièmes du premier
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jet. Obligé de produire, il se faisait bavard ; également obligé par les
commandements de sa jeunesse, il prétendait retrancher. L’inflation de son
œuvre américaine, à partir de cette date, laisse comprendre que l’obligation
de produire l’emportait. Les dictionnaires l’y aidaient. En jouant la gardemalade, en février 1944, Hélène Hoppenot, avait surpris Alexis, le dictionnaire ouvert, complétant sa collection de mots rares. Bien plus tard, en
1971, Morand s’amusa du même procédé : « R. Carlier a été rendre visite
à Saint-John Perse. “Sur sa table, une feuille, où je jetai les yeux : il alignait
des mots rares !” Comme au beau temps du symbolisme 16 ! »
Contre l’illusion d’une parfaite continuité de l’œuvre d’Alexis, que
Julien Gracq moquait non sans arguments comme une sorte de solipsisme
onaniste (« On peut ouvrir le recueil n’importe où, et porter la page
ouverte à son oreille comme un coquillage, c’est toujours la même cantilène océanique qui se soude sans effort à elle-même et se mord à satiété
l’étincelante queue »), la poésie américaine de Saint-John Perse marque un
étrange renversement. Le lyrisme, moins directement personnel que les
chants d’Éloges, déguise sous la célébration cosmique des éléments, un
motif inscrit dans l’actualité la plus immédiate. Seulement le poète s’employa à déporter ces allusions sur le plan intemporel de la mythologie, aidé
par une langue rare et précieuse, et des périphrases savantes. Les exemples
sont innombrables de ces irruptions de l’actualité, qui forment la trame
d’un poème comme « Pluies », où « les catafalques des Habsbourg » et
« l’autre guerre » évoquent allusivement les deux conflits mondiaux vécus
par le poète. D’Éloges à Anabase, le motif, d’anecdotique, était devenu
historique, mais le poète avait su trouver la passe qui menait à l’universel :
l’enfant créole célébrait l’enfance sur un plan absolu ; l’aventure impériale
du diplomate français permettait de chanter la violence de la conquête et
de la guerre, sous tous les cieux et à toute époque. En commentant Neiges,
Jeffrey Melhman, historien de l’émigration française à New York, a joliment résumé le renversement entre la poésie conquérante d’Anabase et
l’œuvre américaine du diplomate vaincu et exilé : « Et si la blancheur était
là avant tout pour effacer l’épopée de la conquête et son renversement
piteux, l’accablante configuration dans laquelle la poésie de “Saint-John
Perse” se déploya dès ses origines ? »
Cette humiliation a provoqué la disparition du sujet ; la conscience passive du poète ne savait plus affronter le motif biographique que par le
biais livresque de références savantes. L’actualité, transposée sur un plan
mythologique, à prétention universelle, n’était plus ce passé enfantin filtré
par une sensibilité personnelle, ni cette aventure impériale dont le poète
était l’acteur en même temps que le spectateur. Vents est ainsi une vaste
fresque historique qui, des conquérants à la première explosion nucléaire,
raconte sans le dire la geste américaine par une série de périphrases
mystificatrices.
Saint John Perse cultivait des procédés qui devenaient des tics, indivis à
sa prose et à sa poésie inflationniste. Pas de courrier de ses années américaines où il ne se reproche « le cancer de son silence » ; dans Exil son âme
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est « livrée au cancer du silence ». Exil émeut comme témoignage biographique sur la condition du réfugié ; Vents est trop long pour jamais pouvoir
le finir, et Amers vraiment trop ridicule pour jamais pouvoir le lire sans
rire. Le très exact poète d’Éloges y verse dans un érotisme pompier : « Tu
frapperas, promesse ! – Plus prompte, ô maı̂tre, ta réponse, et ton intimation
plus forte ! Parle plus haut, despote ! et plus assidûment m’assaille : l’irritation
est à son comble ! Quête plus loin, Congre royal : ainsi l’éclair en mer cherche
la gaine du navire... »
Les meilleurs passages sont rimbaldiens : « J’ai rêvé, l’autre soir, d’ı̂les
plus vertes que le songe... » Les moins bons rappellent le symbolisme le plus
vain, où le jeu verbal atteint à l’inanité et les allitérations deviennent de
purs exercices d’orthophoniste sadique : « En toi mouvante, nous mouvant,
nous te disons Mer innommable : muable et meuble dans ses mues, immuable
et même dans sa masse [...]. »
Renouant avec l’écriture, Alexis n’avait pas repris contact avec la littérature contemporaine. En 1950, Alain Bosquet, qui rencontra pour la première fois son grand homme, eut bien de la peine à amener la conversation
sur le terrain littéraire. Quand il y parvint, ce fut pour s’apercevoir que
Saint-John Perse, lecteur, n’avait guère évolué depuis la publication d’Anabase : « Connaı̂t-il vraiment la poésie de son temps ? Il a des notions générales, qui ne lui permettent pas de s’attarder aux détails. Que Claudel l’ait
beaucoup nourri, il l’admet volontiers, il reconnaı̂t à Valéry quelque
noblesse. Je constate que ses connaissances s’arrêtent grosso modo, au milieu
des années 1920, époque d’Anabase. » Au reste, Bosquet s’amusait de la
splendide solitude dans laquelle Alexis souhaitait être honoré, avant de
retoucher à sa demande l’étude qu’il lui avait consacrée : « La moindre
mention de Claudel a disparu... Perse voudrait que je supprime mes lignes
sur Lorca (qu’il sous-estime), Maı̈akovski (il me dira un jour : “Ce n’est
qu’un gueulard”), Pessoa (qu’il ne connaı̂t absolument pas). »
Ce désir de solitude ne commandait pourtant pas une totale indifférence
pour ses contemporains. En 1944, Alexis avait dressé une bibliographie
« restreinte » de « la production littéraire en France depuis la Guerre » pour
la bibliothèque du Congrès. Ce n’était pas une simple compilation. Alexis
proposait une hiérarchie, « s’inspirant d’un seul souci de valeurs littéraires ». Ses préférences, en poésie, allaient à Eluard, Jouve, Joe Bousquet
et Léon-Paul Fargue. En dépit de ces concessions au temps présent,
commandées par son emploi, Alexis demeurait un lecteur et un écrivain
du début du siècle. C’était aussi vrai de sa poétique, que de sa représentation des devoirs du poète, ou de sa linguistique encore cratyléenne et présaussurienne, sans compter sa philosophie, qui demeurait bergsonienne
lorsqu’il évoquait, dans les années 1950, la « notion d’“écart” » : « un recul
qui nous garde toujours, intellectuellement et moralement, à l’angle
extrême de l’état de veille et de l’état militant, à l’angle extrême de l’exceptionnel, contre tout automatisme de la vision et tout assouplissement des
exigences humaines ».
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
Un poète américain ?
Alexis n’ignorait pas tout à fait la littérature française contemporaine
mais, devant Alain Bosquet, il affectait de négliger absolument la poésie
anglo-saxonne. Il essayait pourtant de se faire une place dans le champ
littéraire américain. Il se disait peiné de l’accueil américain fait au Poème
à l’Étrangère. Bien entendu, il avait vainement protesté de l’inactualité de
l’œuvre. Il l’assénait devant Hélène Hoppenot, qui pistait l’Emigrée, dont
la rumeur faisait « une Cubaine, épouse d’un secrétaire de cette ambassade », sans avoir deviné Lilita, qu’elle connaissait pourtant : « Il ne s’agit
pas d’une femme ni d’un poème d’amour... Tout le monde sait que ce
n’est pas mon genre. » Selon Hélène Hoppenot, abstraction faite de l’illusion créée par Saint-John Perse dans la Pléiade, où ses poèmes américains
semblent avoir été accueillis avec ferveur, « les critiques littéraires américains [n’avaient] pas très bien accueilli la Lettre à l’Étrangère, y flairant un
dédain voilé pour leur pays ». Le poème avait surtout agité les échotiers.
La femme du prédécesseur d’Henri à la tête de la mission de représentation
du Comité d’Alger avait « attesté hautement partout » que Lilita était
l’Étrangère. Mi-flatté, mi-embarrassé, Alexis se plaignait devant son inspiratrice des commentaires parus dans « trois périodiques américains (dont
deux pages de Times) reproduits dans une Revue », et de citations reprises
« dans des journaux fort peu littéraires », sans parler des potins qui couraient les « salons puérils de Washington ».
Grâce à l’aide sans relâche de MacLeish, porté à la tête de l’Académie
américaine des arts et lettres, Alexis gagna peu à peu une position singulière
dans le champ littéraire américain, où il ne partait pas de rien grâce à la
traduction de T. S. Eliot. À grands coups d’honneurs officiels, qui tournaient froidement le dos à ses exigences de jeunesse, Alexis se tailla une
statue de grand poète : grand prix quinquennal de la poésie en 1950,
décerné en même temps que le prix du romancier à Faulkner, prix de la
revue Poetry, en 1952, doctorats honoris causa de plusieurs universités, élection comme membre honoraire de l’American Academy of Arts and Letters
en 1960, invitation du président Kennedy aux cérémonies officielles d’investiture etc. Il défendait avec d’autant plus de vigueur la mythologie d’une
inspiration transcendant l’historicité du poète. La publication de l’étude
Saint-John Perse, poète de gloire, où Maurice Saillet ne respectait pas le
cloisonnement du poète et du diplomate, obligea Alexis à une mise au
point ; il prévint Caillois de suivre ce funeste exemple : « je ne sais s’il y a
cuistrerie dans son cas, ou bien simple méconnaissance (fort naturelle à un
esprit critique) du principe poétique en lui-même et des voies de l’imaginaire
dans la création artistique ». Caillois se le tint pour dit, dans son importante
étude sur la Poétique de Saint-John Perse, parue l’année suivante.
C’est en Amérique, enfin, qu’Alexis inaugura la pratique des poèmes
dédicacés, qu’il suspendit dans sa retraite provençale. Exil est dédicacé à
MacLeish, « Pluies » aux Biddle, « Neiges » à Renée et Vents à « Atlanta et
Allan P. », dédicace obscure qui liait sans doute Alexis lui-même, que sa
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La renaissance de Saint-John Perse
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mère appelait Allan, à quelque Atlante d’Amérique, ainsi qu’il appelait les
Américaines dans ses poèmes. Alexis confessait par là que son œuvre ne
naissait pas tout à fait de rien, ni solitairement ; rentré en France, plus
rien, sauf à considérer que Chanté par celle qui fut là porte sa dédicace
dans son titre. Il revenait à sa position initiale : le poète ne doit rien à
personne.
S’il reconnaissait ses dettes envers ses protecteurs américains, Alexis s’efforçait de recharger de signes positifs sa situation d’exilé, revenu par défaut
à l’écriture. Il n’était plus un diplomate déchu, mais un écrivain dressé
contre l’injustice. Ce faisant, il affectait de renouer avec une tradition
familiale, ce qui n’était pas complètement faux au regard de l’exil de
Prosper Léger, si l’on voulait bien oublier que cet ancêtre bonapartiste ne
fuyait pas la Révolution, comme Alexis le laissait entendre avec quelque
prétention aristocratique devant le ménage Lanux, mais au contraire la
terreur blanche de la seconde Restauration : « Dites à Pierre que je lui
sortirai un jour, en France, de mon gousset, ma pièce de monnaie royale en
témoignage, pour lui et moi, d’une émigration beaucoup plus vieille que celle
que nous partageons en ce moment ici, affectueusement, A.S.L ».
Dans cette position, Alexis n’avait pas toujours la force de sa morale,
bravement clamée dans Exil (« Tais-toi, faiblesse »). Devant les Hoppenot,
qui l’invitèrent à réveillonner le 31 décembre 1943, il manifesta une
sombre complaisance, qui leur parut un peu composée : « Léger que nous
avions invité à passer le dernier jour de l’année en notre compagnie refuse,
disant qu’il “veut rester seul et triste” aussi bien la veille du jour de l’an
que la veille de Noël. Il est en exil. Ceci est une de ses attitudes car je sais
bien qu’il ne fêtait pas ces dates autrefois et qu’en conséquence sa solitude
n’est pas plus grande que les autres jours de l’année. Il a le goût de frapper
l’imagination. »
Alexis échappait à la vacuité de sa vie privée du service de l’État, et au
péril de l’insignifiance de son exil, après guerre, en l’inscrivant dans une
tradition historique qui le justifiait. Il se laissait voir en Victor Hugo à
Jersey, contempteur de Napoléon le Petit. L’image s’imposait à Roland de
Margerie, lorsqu’il évoquait une visite au poète, en 1946 : « il me parut
sclérosé, prisonnier de lui-même et de son passé, insuffisamment oublieux
des différentes personnalités que des événements d’une autre importance
faisaient paraı̂tre négligeables en 1946. Je retrouvais en lui cette pente à
l’artifice en 1940 quand j’eus l’occasion de travailler à côté de lui et je me
demandai s’il ne s’était pas composé un personnage d’exilé volontaire,
“façon Victor Hugo”, si j’ose m’exprimer ainsi, dont il aurait plus de peine
à se déprendre qu’à y persévérer ».
L’intuition de Margerie, diplomate féru de littérature, était parfaitement
clairvoyante. Il n’est pas nécessaire de forcer la lecture d’Exil pour en démêler les références aux Contemplations et aux Châtiments. Comme le poète
réfugié à Jersey, Alexis écrivait son poème depuis une ı̂le, Long Beach
Island et pour que l’allusion soit assez claire, il précisait : « New Jersey » !
Dès le premier chant, Saint-John Perse mêlait son destin et son poème à
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ceux du grand imprécateur. Son errance « sur toutes grèves de ce monde »
se souvenait des Contemplations, où l’exilé « erre de grève en grève ». Hugo
jouait à Chateaubriand, Alexis invoquait ces deux « Princes de l’exil », pour
rejouer la spécialité française d’une discorde nationale théâtralisée. Critiquer le régime scélérat de Vichy, puis, plus tard, le despotisme du général
de Gaulle, c’était reprendre les façons du Breton fabulateur et obsédé de
généalogie. Chateaubriand, comme Alexis, était plus sensible à ses échecs
politiques qu’à ses succès littéraires ; ceux-ci ne le consolaient jamais tout
à fait de ceux-là. Alexis s’illusionnait-il sur la postérité de son action politique ? Il réinvestissait avec d’autant plus d’ardeur le champ littéraire, en
commençant par « Those us » qu’il finissait par prendre en grippe de trop
leur devoir.
En 1958, un journaliste du New York Times observe la situation singulière d’Alexis dans les lettres américaines : « à ma connaissance, Saint-John
Perse est le seul poète français dont l’œuvre entière ait été traduite en
anglais ». De fait, Alexis devenait une mascotte américaine, au moins dans
les milieux huppés et démocrates de la capitale fédérale. Invité au traditionnel et satirique Gridiron Dinner, en 1961, il y avait été accueilli par une
longue ovation ; la presse de Washington le considérait à peu près comme
américain. The Washington Evening Star, qui lui consacra un portrait, en
juillet 1958, ne le présentait-il pas « frenchman by birth », comme s’il était
devenu américain ? En 1949, Francis Biddle avait procuré à Alexis le bénéfice d’une loi spéciale qui lui permettait de sortir du pays sans perdre
son statut de résident permanent ni les avantages afférents au passeport
diplomatique avec lequel il était entré sur le territoire américain. À l’intérieur du pays, Alexis voyageait sans cesse, curieux de géologie, de minéralogie, de botanique et de zoologie. Imbu de sa courte expérience du Gobi,
il se proclamait sérieusement « spécialiste des déserts » devant Alain Bosquet, et se vantait de longs séjours dans ceux du Sud américain. Il amusait
Hélène Hoppenot avec ses façons d’aventurier : « Toujours fort mystérieux
sur l’emploi de son temps, le lieu où il ira passer ses vacances, il dit : “Cet
hiver, j’irai peut-être dans l’extrême sud.” On pourrait penser à la Patagonie, mais il veut simplement dire la Louisiane ou la Floride. »
Sa curiosité englobait la variété sociale américaine, qu’il cataloguait dans
les dossiers documentaires, qui fécondaient ses poèmes. Les coupures de
presse qu’il mélangeait joyeusement dans des collages à la manière de
Richard Hamilton, relevaient du pittoresque comme du politique. L’un
de ses montages mêlait des maillots de bain en nylon avec des éclairages
fluorescents, une exposition de bœufs gras, le sweet land of liberty de
MacLeish, une représentation de l’automne américain, un cimetière à Hollywood, le plus grand drugstore du monde, un candidat à la présidence
somnolant entre deux réunions électorales, et l’explosion de la bombe A
sur l’atoll de Bikini.
Il conservait un regard français sur l’Amérique, dont il se préservait
essentiellement en refusant d’en approfondir la langue. Mal parler l’américain ne préservait pas son français au témoignage de Bosquet, convié avec
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lui à un dı̂ner chez les Biddle, au printemps 1950 : « Parleur fascinant, il
ne se préoccupait guère, ce qui m’a assez étonné, de la pureté de son
vocabulaire, et je me suis même dit que les États-Unis avaient eu une
fâcheuse influence sur lui : dans une phrase sur trois, au moins, il intercalait quelques mots anglais, en donnant l’impression d’avoir recours à des
américanismes savamment choisis, alors que son américain était d’un
lamentable niveau. Il disait : “c’est to the point”, ou “je sais what is at
stake” ; et j’en ai conçu un certain agacement 17... »
Le créole franco-américain contaminait ses écrits intimes ; même, SaintJohn Perse n’échappait pas à quelques américanismes, qui écrivit « futur », pour « avenir », dans son hommage à Dante, en 1965. À l’inverse,
quelques années plus tôt, corrigeant le discours du Nobel que Saint-John
Perse avait rédigé en anglais, Bosquet y trouva « plus de soixante solécismes, contresens et erreurs diverses ». De fait, les travaux rédigés en américain par Alexis, à la bibliothèque du Congrès, laissent voir la stricte
transposition qu’il opérait du français, ou plutôt du persien, langue figée
dans ses formules superbes et immuables.
Alexis cultivait également sa distinction européenne par le soin attaché
à sa mise. Pour celui qui, en France, s’alignait toujours sur le code vestimentaire le plus contraignant, il était aisé de paraı̂tre un arbitre des élégances au pays du casual. Alexis était dans une position intermédiaire. Il
faisait office de Grec des Romains, d’Européen suprêmement civilisé et
raffiné ; mais il était aussi l’Indien des Américains, qui payait son repas de
ses pitreries. Au terme de la soirée chez les Biddle, Bosquet découvrit avec
un peu d’embarras le coût de la vie américaine de son grand homme :
« après dı̂ner, on le supplie de faire quelque lecture. On lui apporte le
théâtre de Georges Feydeau, pour lequel il éprouve une prédilection à
toute épreuve. Une heure et demie durant, il nous lit – et ma stupéfaction
n’a dégal que mon amusement – avec de grands gestes Occupe-toi d’Amélie :
tous les personnages à la fois, avec des changements de ton et des inflexions
qui en disent long sur ses devoirs mondains. Il lui faut à tout prix amuser
la galerie, et il s’en acquitte avec un bizarre talent ». Alexis payait de mots
ses protecteurs, cette monnaie qui avait enchanté Berthelot, et ne subjuguait pas moins ses amis américains. MacLeish s’estimait récompensé de
son aide qui, d’une note dans Poetry, avait établi la réputation poétique
de Saint-John Perse en Amérique, quand Alexis lui offrait son estime, fûtelle exprimée à titre confidentiel, pourvu qu’il le fı̂t avec ses mots : « avec
quelle suprême élégance vous engagez en ma faveur toute l’autorité de
votre nom ! Je ne connais, dans toute notre vieille Europe, aucun poète
de votre race, de votre taille et de votre rang qui sache porter si généreusement témoignage en faveur de nul autre que de lui-même ». Alexis ne fit
jamais rien de plus que l’assurer de son amitié, à chaque service qu’il lui
demanda, si l’on tient pour négligeables les corrections qu’il voulut bien
apporter à une piètre traduction française d’un mauvais poème de circonstance écrit par MacLeish en 1944.
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On aurait tort de se représenter Alexis en simple utilisateur de ses amis
américains ; il les aimait sincèrement, les voyait beaucoup. Avec Archibald
MacLeish, l’amitié était assez forte pour qu’elle empruntât les voies de
l’identification. Alexis n’avait-il pas songé au pseudonyme Archibald Perse ? Ne s’adressa-t-il pas un jour à son « cher Alexis » au lieu d’« Archie »,
dans un beau lapsus qui disait combien l’amitié, pour lui, ne valait que
par identification ? Alexis mélangeait dans un complexe antiaméricain assez
courant son admiration pour la puissance matérielle du pays et son dédain
de ses forces spirituelles et de ses mœurs. En 1959, à Paris, devant Cioran
et Bosquet, il se montra « sévère, contrairement à son habitude, pour
l’Amérique : “Le prestige intellectuel n’y existe pas. L’Américain, c’est ça :
on le croise devant l’ascenseur, on lui dit : ‘Passez d’abord, je vous prie !’
et il ose passer !” ». Mais Alexis conservait une affection sentimentale pour
un continent qui était sa « rive natale ». Il frôlait son ı̂le, de plus en plus
près, à chaque croisière dans la mer des Antilles qu’il devait à l’hospitalité
navale de ses riches amis. Revint-il jamais en Guadeloupe ? Une discussion
entre Edmond Dupland, érudit local, et Dorothy Léger, la veuve du poète,
confirme qu’Alexis fit une brève escale sur sa terre natale. Edmond
Dupland évoquait la rumeur d’un transit à l’aéroport du Raizet, à la
Pointe-à-Pitre, qui n’aurait pas suffi à engager le poète à saluer sa famille :
« Ce voyage a bien eu lieu, mais, ce qu’on ignore ou qu’on veut ignorer,
c’est que ce jour-là il était très fatigué et que, seul, ne sachant chez qui
aller, il n’avait guère le cœur à sortir. De plus, l’escale était très brève. Il a
donc préféré se reposer tranquillement dans le salon à l’intérieur en attendant le départ. Et, croyez-moi, il l’a beaucoup regretté. Mme Leger s’anime
alors, comme si mes questions quasi indiscrètes auxquelles elle répondait
de si bonne grâce se révélaient à elle comme l’écho d’injustes racontars
qu’elle se devait de réfuter. Elle reprend aussitôt : “Mon mari n’ignorait
par tous ces ragots dont il souffrait mais auquel sa dignité lui dictait de
ne pas s’abaisser à répondre. Ce que je peux vous certifier c’est qu’un jour,
alors que nous voyagions ensemble en avion, je l’ai vu pleurer tandis que
nous survolions la Guadeloupe. Cela il faut qu’on le sache ! 18 »”.
Une lettre d’Alexis à son oncle Paul Dormoy, demeurant aux Antilles,
témoigne bellement de cette émotion. Mais faute de rentrer en France,
réinvesti de sa grandeur passée, Alexis préférait demeurer l’absent pour les
siens, dans la présomption de cette grandeur, habitant un Washington
qu’il représentait comme le lieu « flagrant et nul » du poème de l’exil. Un
émissaire envoyé en France, en 1947, entretint cette chimère en allant dans
la famille du poète : « vous tenez une grande place dans le cœur de votre
famille et le culte qu’elle a pour vous est bien touchant. Chacun voudrait
bien vous revoir mais tous comprennent, votre maman la première, qu’un
peu de patience est encore nécessaire. [...] Ce qui console tous les vôtres
et votre Maman tout particulièrement, c’est la grande cote morale qui vous
entoure dans la simplicité de votre retraite ». Comme en Chine, Alexis se
régalait d’être aimé de loin par les siens. Il explique à Roland de Margerie
qu’« il avait toujours un pied dans un avion pour aller voir sa mère qui
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tenait une grande place dans sa vie ; en fait, observait Margerie, il n’y mit
jamais l’autre pied et sa mère mourut sans qu’il l’eût jamais revue ». Il y
entrait un peu de l’égoı̈sme du fils très aimé. À Hélène Hoppenot, qui lui
téléphona, en janvier 1945, pour le prévenir de l’envoi d’un colis à sa
mère, il dévoila l’ignorance des conditions matérielles de l’existence de
celle-ci :
Que faut-il ajouter aux boı̂tes de lait en poudre et aux tablettes de chocolat
pour les suivants ? Et le voilà bien embarrassé : je constate qu’adorant sa
mère, il ignore tout de ses goûts, de ses besoins. Cherchant à l’aider, je lui
demande, que mange-t-elle, qu’aime-t-elle ? Il ne se le rappelle pas – je crois
surtout qu’il ne le sait pas. Du miel, je crois, finit-il par dire après un de ses
longs silences.
Quand Lambert, rentrant en Europe, est venu prendre congé de lui et le
prévenir qu’il lui restait une petite place pour un paquet dans une de ses
valises (ce qui n’était pas un mince cadeau par ce temps de disette parisienne),
il n’a su quoi lui envoyer et après avoir bien hésité a porté son choix sur...
une boule en caoutchouc. « Car, a-t-il dit, je me souviens que, dans mon
enfance, je voyais ma mère la remplir d’eau chaude avant d’aller se coucher.
Je la revois marchant dans la chambre en la serrant contre elle.
En 1945, Renée ne lui faisait pas grief de son absence, à croire cette
lettre d’Henri Hoppenot à sa femme, rédigée après une visite parisienne :
« Je lui ai dit sur son fils tout ce qui pouvait l’intéresser et qu’elle a recueilli
presque religieusement. Son moral est bon et elle paraı̂t à peu près résignée
à ne pas le voir rentrer avant quelque temps. [...] Elle souhaite immensément le revoir mais comprend les difficultés qui s’opposent à son retour.
Je n’ai pas besoin de vous dire combien l’accueil que sa fille et elle nous
ont fait ont été émouvants. Nous leur avons donné deux boı̂tes de lait.
C’est ce dont elles ont besoin plus que de toute autre chose. »
Finalement, Alexis ne revit jamais sa mère, qui mourut en 1948. Crainte
de paraı̂tre devant elle sans avoir été rétabli dans sa grandeur passée, peur
de ne pouvoir rentrer aux États-Unis sans passeport, peur des représailles
des gaullistes, de la commission d’enquête parlementaire, tout cela devait
peser bien lourd pour l’écarter de sa mère, dont Paulette lui écrivit, au
lendemain du Nobel : « Elle t’aimait d’un amour maternel de prédilection
bien justifié 19. » Cet amour inconditionnel l’avait dispensé d’avoir jamais à
se justifier devant quiconque, fort d’un dévouement absolu et d’une image
de soi qui le protégeait du monde entier. Les autres n’étaient pas toujours
aussi tendres ; l’amitié exigeante de Louise Weiss n’émoussait pas son
regard acéré : « Il me dit son regret de n’avoir pas pu assister sa mère dans sa
dernière maladie. Regrets, certes, mais explication non valable. Alexis Léger est
tourmenté par la crainte de rentrer et de vivre en France une vie médiocre
d’ambassadeur à la retraite. Orgueil incommensurable. »
Dix ans après la mort de sa mère, Alexis se maria dans son pays d’adoption. Au printemps 1958, ses amis français apprirent son union avec Dorothy Russell, dont ils ignoraient jusqu’à l’existence, alors qu’à Washington
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la « liaison, bien que discrète, était connue » : « Alexis habitait même chez
elle et Marthe de Fels était la seule à l’ignorer ou à le feindre ». Les admirateurs français du poète se renseignèrent avant de pouvoir juger sur pièces.
Les Hoppenot interrogèrent un ami diplomate, de retour de Washington :
« Ils ont une gentille petite maison, très américaine, dans le goût Georgestown et dont les pièces de réception tout au moins ne portent pas le
moindre signe de la personnalité de Léger. Sa femme, qui est aimable,
assiste à la conversation plutôt quelle n’y prend part. Cette conversation
d’ailleurs tend souvent au monologue. » Alexis cherchait avant tout à prévenir un soupçon, chez ses amis français : il n’avait pas fait un mariage
américain. C’était laisser supposer qu’il aurait pu faire un mariage intéressé,
mais qu’il n’avait pas renoncé à la figure du pur poète en restant voué à
l’art plutôt qu’à l’argent. Pourtant, la nouvelle désolait ses amis, qui
voyaient dans ce mariage avec une Américaine une concession du poète aux
conventions bourgeoises, et un signe supplémentaire de son acculturation
américaine.
On peut toujours attribuer au dépit amoureux la déception de l’ancienne égérie lorsqu’elle annonça la nouvelle aux Hoppenot : « Interminable téléphone de Marthe de Fels pour m’apprendre cette nouvelle
surprenante : le mariage de Léger ! Avec une Américaine de cinquante-deux
ans. “Je l’ai rencontrée plusieurs fois... Mais c’est tellement dommage.”
Dommage pour la “figure qu’il était”, la légende qu’il avait soutenue jusqu’alors sans défaillir. Naturellement, avant de sauter le pas, il a consulté
Marthe : “Il y a encore deux ans, il m’avait demandé de l’épouser (ce qui
m’étonne. Léger n’aurait pas accepté de la faire divorcer et abandonner
ses enfants et petits-enfants). Mais vous me comprenez ? C’était là chose
impossible... J’ai un mari, des enfants, une position mondaine. Je ne peux
pas laisser tout cela. Et puis je n’ai pas de fortune. Je lui ai demandé
comment nous pourrions vivre dans la pauvreté tous les deux. [...] C’est
ennuyeux que Léger ait choisi pour épouse une Américaine et non une
Française ; deux ou trois de mes amies n’auraient demandé que cela mais
cela aurait pu me gêner beaucoup plus.” » Marthe se désolait de la perte
définitive de son amant abandonné ; en 1950, Louise Weiss avait déjà
pressenti, à sa façon de réclamer des nouvelles de Marthe, qu’Alexis cherchait « en Amérique une revanche féminine éblouissante ».
Henri Hoppenot n’avait pas ces raisons, quelle que fût son amoureuse
admiration pour la poésie d’Alexis ; c’est l’habit du pur poète, taillé sur le
patron en vogue dans sa jeunesse, qu’Alexis défroquait sous les yeux navrés
de ses plus anciens fidèles ; des mots religieux leur venaient : « Henri, qui
a suivi de son fauteuil mes jeux de physionomie pendant cette conversation, plutôt ce monologue, se montre à la fois étonné – et déçu. Il admirait
cette rigueur, cette intransigeance, tout ce que Léger avait abandonné pour
vivre comme un moine dans la pauvreté. On ne peut continuer que si l’on
a la foi, lui dis-je, sinon l’usure vient. Sa légende était trop grande pour
lui et cependant il a eu la force de la soutenir pendant des années. Et au
nom de quoi ? De la postérité ? En vaut-elle la peine ? » Le 1er août, Charles
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Corbin s’accorda avec son cousin pour regretter le mariage : « Henri et
Corbin s’interrogent sur les mobiles qui l’ont amené à envisager ce changement de vie – et sont d’accord pour regretter qu’il n’ait pas eu le courage
de vivre sa légende jusqu’à la fin. » Alain Bosquet ne réagit pas autrement :
« Ainsi donc, lui aussi... Ma première surprise fait place à une sorte de
déception : le grand homme redescendu sur terre... »
Le choix d’une Américaine ajoutait à la déception des amis français du
poète. Marthe de Fels l’accusa de s’être acculturé : « Lorsqu’elle a vu Alexis
Léger pour la dernière fois, il avait beaucoup changé physiquement – il a
atteint presque soixante-douze ans – et même moralement, s’est pour ainsi
dire américanisé. “Pensez donc ! Il y a dix-sept ans qu’il vit là-bas.” » L’ancienne égérie n’aida pas l’épouse américaine à trouver sa place en France ;
Alexis, bisaigu à plaisir, en joua avec délices, pour conserver son image de
poète farouchement solitaire : « “Elle est possessive, dit Marthe, comme la
plupart des femmes américaines, voyez Mme Bliss : jamais elle ne quitte
son mari.” Marthe ne lui facilite pas la tâche, essayant, dès qu’elle le peut,
d’entraı̂ner Léger dans des apartés. “L’autre jour il m’a dit ‘le mariage m’a
apporté beaucoup de choses mais il m’a retiré ce à quoi je tenais le plus
au monde : la solitude’. Il n’est libre que lorsqu’il se retire dans une petite
pièce de sa maison dont il a défendu l’accès ‘sinon elle est auprès de lui’.” »
L’ancienne maı̂tresse se tenait sur le terrain mondain, pour se plaindre
des manières du nouveau monde de l’heureuse élue : « Elle est tellement
américaine qu’elle ne manquera pas d’américaniser un peu plus son mari ;
elle m’a beaucoup gênée car elle a l’habitude de demander – je sais que
cela se fait dans son pays – à tous ceux qui lui étaient présentés leurs noms,
prénoms, jusqu’à leur numéros de téléphone ! J’ai dû prévenir Alexis. »
Alexis lui-même ne vivait pas sans vergogne la situation, qui insista
longuement sur les origines européennes de sa femme, dans la notice biographique de la Pléiade : « Épouse, à Washington, Dorothy Russell, née
Milbrun, famille américaine de vieille souche anglaise. » En note, l’obsession généalogique occupait une pleine page, pour prouver le pedigree
anglais de sa femme. C’est que, pour être devenu un poète américain,
Alexis n’en demeurait pas moins d’argile française, selon ses termes ; fort
de la reconnaissance de l’Amérique, il voulait reconquérir la France.
De Gaulle avait triomphé de Léger et, par là, permis la renaissance de
Saint-John Perse. Alexis se crut vengé, au début de l’année 1946, lorsque
de Gaulle tomba par là où il avait péché à ses yeux. L’alliance extérieure
avec les Soviétiques et le pacte intérieur avec les communistes l’acculèrent
à la démission. Alexis espérait en être débarrassé pour toujours. En 1950,
cérémonieusement bousculé par Alain Bosquet, qui l’interrogeait sur la
réalité de son influence antigaullienne auprès de Roosevelt, Alexis ne lui
prédisait aucun avenir :
— Je l’ai dit et redit à d’autres. Je vous le redis : j’ai refusé de choisir
entre un traı̂tre et un usurpateur. Pétain a trahi, et de Gaulle au début ne
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
représentait que lui-même. Je suis partisan de la légitimité, ou alors je me
tais : mettons que je me remets à la poésie.
Je lui réponds avec une sorte d’insolence polie :
— Excusez-moi, mais les gens de ma génération ne peuvent pas avoir agi
selon ces scrupules abusifs. Moi, j’ai choisi la France libre. Je n’ai pas attendu
que la tempête passe.
— Oui, les générations qui suivent la mienne ont pris leurs risques.
C’était leur rôle, et pas le mien. Je ne suis pas un guide ; d’ailleurs les diplomates le sont rarement. Ils pèsent trop le pour et le contre.
Alexis se confessait mauvais politique ; il se montra piètre prophète :
— Vous n’avez tout de même pas poussé Roosevelt à choisir Giraud à la
place de De Gaulle.
— J’aurais choisi Herriot.
— Un homme dépassé. Si j’ai bien lu les détails du procès Laval, lui aussi
aurait voulu, in extremis, remettre les pouvoirs entre les mains d’Herriot ?
Il sourit :
— De Gaulle a démissionné. Et Roosevelt est mort.
— L’Amérique se contente de Truman.
— Peu importe : les États-Unis sont les seuls à vraiment avoir gagné cette
guerre. De Gaulle était si peu démocrate.
— Je le sais. Lors de l’affaire Muselier, on m’a proposé de servir dans les
rangs de la France libre. Après avoir longtemps réfléchi, j’ai préféré m’enrôler
dans l’armée américaine. Vous lui voyez un avenir, à de Gaulle ?
— Pas plus, justement, qu’à Herriot, Reynaud et les autres, Daladier...
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Le roman d’un poète
(1958-1975)
« Alexis, je lis ta vie, je la repense, éclairée par ton œuvre.
C’est un saint qui me parle ; de lui je continue à recevoir la leçon ;
indigne de ton exemple et fier de ton amitié. »
Paul Morand à Alexis Léger, Noël 1972 1.
Giens, le 10 juillet 1958. Alexis fait les honneurs de sa maison provençale au ménage Bosquet : « Il nous raconte comment il est venu en possession de la maison. Quatre ans plus tôt, en grand secret, quelques-uns de
ses amis américains se sont cotisés pour lui offrir un toit ; ils ont cherché
du côté de la Bretagne, et ont failli acheter une propriété face à l’ı̂le de
Bréhat. Les hivers y étant trop rigoureux, ils se sont dit qu’il les passerait
à Paris, et qu’il succomberait à la tentation des salons et des milieux littéraires, ce qu’il fallait éviter à tout prix. Ils ont fini par se résigner : ce serait
la Méditerranée. »
En réalité, Alexis devait cette villa provençale à la générosité personnelle
de Mina Curtiss, une admiratrice richissime, qui joua auprès du poète, en
version américaine et féminine, le rôle de protection jadis dévolu à Gabriel
Frizeau. Leur correspondance authentique, bien loin de ce que montrent
les Œuvres complètes, laisse voir que Mina fut continuellement manipulée
par Alexis. Serviable, prodigue à l’envi d’aides de toute sorte, le poète se
jouait de cette admiratrice enamourée avec trop peu d’égards pour qu’il
vaille d’en parler longuement. Il justifiait probablement sa conduite par le
service des intérêts supérieurs de la poésie. Sous la fiction d’une donation
collective, Mina lui avait offert les Vigneaux, où il finit ses jours avec une
autre femme qu’elle.
Par un étrange effet du hasard, en 1958, l’année où Alexis se maria et
inaugura le rituel de son séjour estival aux Vigneaux, dont il avait pris
possession l’année précédente, sur la presqu’ı̂le de Giens, son vieil adversaire revint au pouvoir. Une fois pour toutes, la tentation politique était
écartée. C’est en poète qu’Alexis revenait en France. Mais la France ne se
souvenait pas plus de Saint-John Perse que d’Alexis Léger.
Rompant avec sa courtoisie habituelle, devant les Bosquet, Alexis se fit
« ironique et soudain distant : “Voici le résultat. Ils ont voulu me restituer
à la France. Et la France s’en fout. Elle a bien raison.” »
Sous l’effet de la désillusion, Alexis confessait son appétit de gloire,
qu’elle fût politique ou littéraire. Déçu de ne pas trouver, comme poète,
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
la reconnaissance qu’il n’espérait plus comme diplomate, il lui revint d’organiser lui-même l’hommage qu’il espérait pour Saint-John Perse.
Par un paradoxe rarement surpris par ses contemporains, il organisa
minutieusement la réception de son œuvre pour prouver sa fidélité aux
dogmes de la littérature pure, qui proscrivaient précisément de se soucier
du public. Après son retour en France, qui suivait la publication d’Amers,
il passa plus de temps à orienter Roger Caillois, Alain Bosquet, Jean Paulhan, Pierre Guerre ou Albert Henry qu’à poursuivre son œuvre, sauf à
compter la correspondance fictive de la Pléiade comme une œuvre
romanesque.
La grandeur du poète
D’Amérique, au début de l’année 1948, Alexis avait sollicité l’adoubement de Claudel, sa première admiration. À son habitude, le censeur de
la Pléiade ne se laissa pas voir en position de demandeur et fit disparaı̂tre
le passage de sa lettre qui en constituait le véritable motif, pour sa première
prise de contact depuis sa chute, en 1940 : « Dites-moi, je vous prie, s’il
vous serait possible de donner quelque chose. Je vous le demande simplement.
Vous me répondrez aussi simplement. Vous savez suffisamment tout ce que cela
signifierait pour moi, littérairement – peut-être même de décisif en ce moment.
Vous savez aussi tout ce qui s’y attacherait pour moi, humainement 2. » Pour
le lecteur de la Pléiade, il sauvait la phrase nécessaire à l’intelligence de la
situation, mais il renversait les positions d’un seul petit coup de ciseau, en
supprimant l’adverbe : « J’ai su que vous vouliez [bien] me consacrer
quelque choses de votre plume 3. »
Marthe était du complot, qui offrit les colonnes de La Revue de Paris.
Il le fallait bien, car Claudel avait décliné la suggestion d’Alexis de joindre
son écot au numéro d’hommage que préparait Max-Pol Fouchet dans Fontaine, à l’instigation zélée du principal intéressé : le grand poète catholique
était en froid avec Fontaine « à la suite d’un article abominable qu’elle [avait]
publié ». Le nom de Claudel était celui qu’Alexis tenait prioritairement à
associer à cet hommage. Faute de contribution dans Fontaine, Alexis
retourna une contrariété en opportunité. L’hommage du glorieux aı̂né
aurait plus d’éclat s’il venait à part ; puisque Marthe s’entremettait et
offrait l’hospitalité honorable de La Revue de Paris, restait à trouver le
prétexte. Vents avait paru depuis trois ans déjà ; faute de mieux on en fit
le sujet de l’article.
En juillet 1949, Claudel confia à son Journal son peu d’enthousiasme à
satisfaire la commande : « Je commence à m’occuper de l’article promis
à Alexis Léger, ce qui m’ennuie énormément. » Auparavant, il avait exigé
de son cadet qu’il exprimât personnellement sa requête, pour fouetter sa
paresse : « Du fait de votre agnosticisme total, mon cher Léger ! vous êtes si
loin de moi ! Paulhan me tourmente pour que je lui donne cette étude. Je ne
le ferai que si vous-même m’en témoignez personnellement le désir. »
Comment Alexis ne l’aurait-il pas fait, alléché par la promesse de Claudel
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de l’établir « en pleine lumière à [son] rang » ? De fait, Claudel le lui assurait : « Quel grand poète vous êtes devenu 4. » « Grand » ne signifiait pas pur
ni bon poète, dans son esprit. À la Noël 1945, Claudel avait avoué aux
Hoppenot son peu de goût pour les poèmes américains d’Alexis. Il confiait
n’éprouver « aucune admiration pour Pluies ou Nuages [Neiges !] » : « Ce
sont surtout des énumérations. Cela me rappelle celles de mes petites-filles
que je faisais monter sur mes épaules. Je lui disais : “Que vois-tu là-haut ?”
Et elle me répondait : “Je vois le ciel, je vois la terre, je vois la voiture de
la marchande de fruits, je vois le bon Dieu, etc.” » Alexis, qui n’avait pas
eu vent de ces réserves, se délecta des compliments et se laissa aller à de la
gratitude, qu’il gomma plus tard de la Pléiade, parce qu’elle marquait trop
évidemment du même sceau d’ambition le désir de plaire littéraire et de
pouvoir politique, quand la poésie n’aurait jamais dû se mêler d’aucun
souci séculier : « Il m’émeut aujourd’hui de vous voir pencher un moment sur
mon sort littéraire, comme vous le faisiez un jour, au seuil de ma vie d’homme,
sur l’orientation de ma vie professionnelle. »
À voir les coupures qu’il infligea au texte, lorsqu’il le reproduisit plus
tard dans Les Cahiers de la Pléiade, où aboutit finalement le projet d’hommage imaginé par Max-Pol Fouchet, Alexis ne fut pas tellement enchanté
du résultat, lardé de citations fautives et de jugements moraux. Qu’importait le fond ; seul le nom comptait, et sa grandeur : « De vous, seul grand
dans mon temps, et seul investi pour moi de l’autorité lyrique, j’ai eu,
littérairement, ce que je pouvais souhaiter de plus haut – le seul honneur
qui vaille, et le seul, certes, dont je puisse m’émouvoir. » Saint-John Perse
censura la suite, qui pour ne pas laisser voir au lecteur de la Pléiade l’expression de sa « profonde reconnaissance ».
C’était l’occasion d’un ultime renversement dans leur relation, où chacun avait un temps dépendu de l’autre, avant que la mort de Claudel n’en
fit la proie d’Alexis. Le survivant rendit alors son hommage au disparu,
émaillé d’un franc mensonge : « Je n’ai pas connu Claudel établi dans la
gloire officielle et la consécration publique. » Alexis invitait à comprendre
que le poète honorable était celui de ses débuts, le consul tonitruant de
leur première rencontre, le dramaturge du « premier théâtre poétique
– avant toute révision », dégagé des honneurs publics et des obligations
théologiques. Il préférait le rebelle, l’obscur consul dont la gloire ne pouvait venir que de la littérature, à l’ambassadeur le plus célèbre de son
temps, celui qu’il avait pourtant le mieux connu. Il dressait le Claudel
paı̈en, qu’il n’avait même jamais connu, contre l’Académicien catholique,
pour mieux incarner, lui l’humble Saint-John Perse, secrètement hébergé
par le Quai d’Orsay de l’entre-deux-guerres, le type du pur poète qu’il
prétendait n’avoir pas trahi.
Cette lecture n’avait que peu de sens pour Claudel, dont l’universelle
gourmandise avait fait de toute chose matière à célébration ; elle renseigne
surtout sur Alexis, obligé par les conceptions de sa jeunesse à une littérature
désintéressée, englouti par son métier alimentaire, et rendu malgré lui, sur
sa rive natale, à sa vocation première. Il usa de Gide (l’autre nom qu’il
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avait prioritairement sollicité pour l’hommage prévu dans Fontaine)
comme d’un semblable révélateur de sa propre fidélité à la littérature pure,
lorsqu’il prescrivit à Gaston Gallimard son ordonnance pour une saine
relance de la Nrf, en 1952 : « La rectitude et non l’anomalie ; la vitalité et
non la vulgarité, avec toute les obsessions de l’impuissance. C’en est assez, déjà,
d’une littérature qui se ronge les ongles, et qui finirait elle-même par tourner
à “l’ongle incarné”. De Gide lui-même, qui a tant marqué la Nrf, ne gardez
que l’héritage antérieur à 1914, le seul qui vaille. »
Loin de l’image hautaine du poète, indifférent à la réception de son
œuvre, qu’il se plaisait à produire, Alexis ne laissa aucune revue de côté,
pourvu qu’elle lui fût accessible, et sollicita tous les hommages souhaitables
lorsqu’il réinvestit le champ littéraire français. Lointain, et silencieux dans
sa retraite, il dépensait une énergie patiente et décisive dès qu’une occasion
se présentait d’augmenter son capital de reconnaissance littéraire. Il décochait alors une lettre d’éloges fulgurants, dont le destinataire ignorait
l’usure des formules.
Il avait commencé cette chasse dès ses années américaines. Faute de
signe venu du côté des surréalistes, Alexis alla spontanément à la pêche en
écrivant à André Breton, en septembre 1947 : « J’ai d’autres œuvres en
train, mais retrouverai-je le goût de les publier ? Ma solitude est si totale et
mon éloignement tel, que je n’y perçois, naturellement, aucun écho. Je ne sais
absolument rien de nos milieux littéraires. Je n’imagine d’ailleurs pas, à l’heure
actuelle, qui pourrait encore s’intéresser à des écrits de ce genre ; et je ne vois
pas non plus qui pourrait encore témoigner en leur faveur. »
En décembre de la même année, informé qu’un hommage se préparait
dans Fontaine, Alexis reprit sa plume pour atteindre Max-Pol Fouchet et
relancer le projet, sans avoir jamais l’air de rien solliciter. Sous le signe de
la littérature pure, il flatta sa « liberté d’esprit » qui gardait la revue « des
cristallisations du succès et de l’enregistrement des valeurs acquises », avant de
glisser incidemment son « changement d’adresse résidentielle 5 ». Aussitôt,
Fouchet assura Alexis de sa grande amitié et de sa détermination à réaliser
le numéro d’hommage. Assuré du projet, le poète s’attela à la tâche et
relança Max-Pol Fouchet lorsque la revue connut des difficultés. Les lecteurs de la Pléiade n’avaient pas besoin de connaı̂tre les démarches
d’Alexis ; Saint-John Perse les censura : « J’entends, de Paris, que des collaborateurs acquis, comme Gide, ou éventuels, comme d’autres que je vous ai
mentionnés, croiraient aujourd’hui la disparition de Fontaine assez définitive
pour qu’ils dussent renoncer à leur contribution. Je vous mentionne tout cela,
cher ami, bien au-dessus de toute pensée personnelle, pour vous faire
comprendre l’appréhension que j’éprouve à votre sujet. » Alexis relança MaxPol Fouchet, sans relâche et s’étonna de ses silences après avoir lui-même
laissé ses premiers courriers sans réponse, aussi longtemps qu’il n’avait pas
été question de l’honorer d’un numéro spécial. Du jour où la disparition
de la revue fut avérée, Alexis n’écrivit plus, assuré que « l’hommage à SaintJohn Perse trouverait aussitôt sa place dans les Cahiers de la Pléiade, si
Fontaine ne pouvait renaı̂tre ». Alexis imputa son silence à la perte du
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courrier de son correspondant ; Fouchet envoya des lettres recommandées,
ce qui n’y changea rien. Le projet de relance avorta ; Alexis demanda à
Paulhan de relayer Fouchet et sa défunte Fontaine. Les amitiés littéraires
ne duraient pas au-delà de l’intérêt particulier qu’Alexis y avait placé.
En reprenant le projet d’hommage pour le compte de la Nrf (qui n’avait
pas retrouvé son nom, compromis par la direction de Drieu, et s’appelait
encore Les Cahiers de la Pléiade), Paulhan se rapprocha de Saint-John
Perse. De ce rapprochement procéda, presque quinze ans plus tard, une
étude signée par l’arbitre des lettres françaises, décisive dans la réception
du poète en France. Après l’aventure de Commerce, les deux hommes
s’étaient parfois croisés, lorsque Paulhan avait pris la succession de Rivière
et organisé son hommage. À la fin de la guerre, Alexis avait repris contact
avec lui. Au début de l’année 1945, il lui avait fait tenir Neiges. Ils avaient
noué une relation épistolaire, assez amicale pour qu’Alexis pût solliciter
indirectement l’hommage des Cahiers de la Pléiade, où il avait espéré ratisser au plus large, évoquant les noms de Ponge, Guillevic, Reverdy, Joë
Bousquet, Prévert et même Malraux. Il avait regretté la défection de nombreux étrangers, et celle de Claudel, palliée par l’article de La Revue de
Paris.
Alexis avait suivi pas à pas l’élaboration du numéro, relançant discrètement Paulhan, au milieu de mille témoignages d’amitiés quand le projet
s’enlisait, le freinant, au contraire, quand il paraissait que les auteurs réunis
n’étaient pas assez prestigieux et qu’il fallait en trouver de nouveaux. Il
recueillit avec satisfaction les réactions provoquées par sa publication, à la
fin de l’année 1950, et classa dans son press-book les coupures de presse
qui l’avaient salué constituant un « tournant littéraire » dans la réception
de son œuvre en France.
Tout cela n’avait pas altéré le goût de Paulhan. Il avait sollicité de Perse
un poème, pour la nouvelle Nrf, et l’avait remercié de lui avoir donné
Amers avec l’enthousiasme attendu de l’héritier de Rivière envers l’un des
auteurs historiques de la revue : « Je suis émerveillé d’Amers. Nul texte de
prose ou de poésie ne pouvait mieux marquer, en tête du premier numéro
d’une nouvelle Nrf, ce qu’il y a de plus pur, et de plus puissant dans
notre ambition. » C’était s’en tenir au registre de la morale poétique et du
positionnement stratégique dans le champ littéraire français. Sur le plan
esthétique, Paulhan évitait de dire son goût pour l’œuvre, en restant académique : « Jamais non plus, je pense, votre voix n’avait maı̂trisé tant de tons,
et de registres divers. » Un an plus tard, recevant une nouvelle livraison du
très long poème de la mer, Paulhan se montrait nettement plus tiède,
devant Raymond Aron, inquiet du sommaire du numéro huit : « Nous
manquons jusqu’ici de grandes œuvres. La Lettre au père – qui me semble
admirable – n’apporte pas de grande nouveauté ; de plus, elle est allemande. Or c’est de la France que nous voudrions voir sortir l’étincelle.
Restent Amers et – je suppose Les Premiers Temps [d’André Dhôtel]. Mais
cela est peu. » Appréciation purement quantitative ?
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
Avec Paulhan, Alexis tenait à sa main, après Caillois et Bosquet, l’une
des plus fortes autorités critiques de son temps. Il ne se privait pas, d’ailleurs, de réactiver cette fidélité, quand il lui semblait qu’elle lui manquait.
En 1959, il le rappela à l’ordre, ou plus exactement à la tradition lyrique
de la revue : « Vous m’aviez annoncé la publication d’une étude sur Amers
dans la Nrf. Ce projet a-t-il pu avoir une suite ? J’y attacherais du prix, vous
le savez, car, à n’entendre jamais le moindre écho dans la Revue, de mon
œuvre éditée, ou à n’y rencontrer comme rares allusions, que les seules réticences
ou critiques d’un écrivain suisse [Philippe Jacottet] qui semble faire autorité
dans la maison en matière poétique, je me demande, à distance, si l’évolution
du milieu littéraire de la revue, de plus en plus analytique et antilyrique, n’a
pas cessé de répondre à mes conceptions poétiques – ce que je trouverais d’ailleurs tout à fait naturel, croyez-le bien 6. »
Au début des années 1960, Alexis relança Paulhan, pour obtenir de lui
l’étude qui l’établirait en gloire dans le champ littéraire français. Il lui en
avait en quelque sorte passé la commande, au terme d’une longue approche
(« C’est en France, vous le pensez bien, et non à l’étranger, que j’aimerais voir
passer une route littéraire, pour peu que j’en eusse une »). Paulhan s’y colla
sans plus d’ardeur que Claudel. Stylisticien hors pair, il peinait à relier
l’analyse des procédés rhétoriques de Saint-John Perse à sa conception
d’ensemble, aveuglé par son commanditaire : « J’achève cette fois mon introduction. C’est une tâche bien lourde, et bien difficile, que vous m’avez confiée.
Il m’a semblé, plus d’une fois, que j’en étais écrasé. » L’étude, généreusement
(mais partialement) citée dans les Œuvres complètes, concluait non sans un
peu de complaisance que Saint-John Perse avait « donné une nouvelle
Bible, la Bible de notre monde-ci, je ne vois pas qu’il y ait là-dessus le
moindre doute ». Il avait fallu beaucoup d’habileté au diplomate qui se
survivait, dissimulé sous la nouvelle identité littéraire d’Alexis, pour intéresser le directeur de la Nrf à l’œuvre de Saint-John Perse, dont il disait à
Drieu en 1942, à propos d’Exil : « C’est du beau Léger (et je dois avouer
que le plus beau Léger ne me semble pas nettement préférable à Salammbô,
par exemple)... »
À l’automne 1950, qui l’avait vu salué par Les Cahiers de la Pléiade, les
liens d’Alexis avec Les Cahiers du Sud, entretenus pendant l’entre-deuxguerres, lui avaient valu un « Hommage à Saint-John Perse » organisé par
le Marseillais Pierre Guerre. Une relation épistolaire commença entre les
deux hommes qui offrit à Alexis, avec une nouvelle affection, un artisan
dévoué et infatigable de sa réception en France. La reconnaissance de ses
pairs, surtout, restituait Saint-John Perse à la première place des poètes
français. Avec Pierre Jean Jouve et René Char, il avait pris lui-même l’initiative de correspondances qui aboutirent à des rencontres, facilitées à la
fin des années 1950 par ses retours saisonniers en terre française. Ses amitiés littéraires suivaient toujours la même courbe : des lettres somptueuses
établissaient un lien de très haute essence, entre deux poètes d’exception ;
puis venaient les premiers contacts personnels. L’amitié chaleureuse et
dévouée remplaçait le ton hiératique des premières missives. En 1949,
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Alexis envoya à Pierre Jean Jouve une édition luxueuse d’Exil ; Jouve le
remercia : « Vous êtes, dans votre hautaine solitude, un père et un ami 7. »
Dix ans plus tard, une étape parisienne de l’exilé permit à Jouve de s’entretenir au téléphone avec lui, pour organiser une rencontre aux vertus
thaumaturges : « Notre entrevue m’a fait un grand bien. Votre présence avait
un ton si chaleureux et profond, dans des paroles simples, que je sentais comme
la réunion de deux pairs, de deux compagnons ayant assumé en même temps
le poids de l’ouvrage de poésie. Personne ne m’avait donné jusqu’à présent un
si formidable sentiment, de contenir sous la même vue ce que l’on est et l’être
devant qui l’on est. Il n’y avait donc plus de solitude, puisque “deux hommes
solitaires comme nous” se rencontraient, conscients d’être ensemble. » Solitude
élective, parité de génie poétique : Alexis pouvait compter sur Jouve dans
sa rentrée sur la scène littéraire française. Plus tard, après que Perse eut été
couronné du Nobel, et après avoir laisser affleurer un peu d’aigreur dans
ses félicitations, comme la plupart des poètes, Jouve statufia son ami, afin
que rejaillı̂t sur leur familiarité un peu de sa grandeur : « Vous êtes le plus
haut poète à portée de nos yeux, vivant, et aussi proche que possible de la
Poésie. »
Le procédé de reconnaissance mutuelle, qui élevait les deux parties, fonctionna aussi bien avec Char. De retour en France, Alexis prit l’initiative
de leur rencontre en invitant le poète provençal aux Vigneaux ; le jeu de
la reconnaissance littéraire se doublait, au plan politique, des plaisirs de
l’antigaullisme : « Voici qu’une étoile inespérée m’apparaı̂t dans le ciel de cet
été ! dans le creux de notre France horizontale et lourde d’hypnose ! Le malheur
médiocre s’acharne sur elle. Le général cocher ne me rassure pas du tout quant
aux suites de la course, au premier difficile virage... Je ne crois pas à sa “grandeur”, encore moins à ses pouvoirs naturels... Nous parlerons mieux ensemble
– si on nous en laisse le temps ! – de la montée incalculable des périls. » Une
crise de rhumatisme, qui cloua Char au lit, différa la rencontre ; ce fut
l’occasion de revenir au premier signe dont Saint-John Perse l’avait salué,
qui lui promettait la postérité, ce salut des Poètes : « Je pense souvent à
vous, avec chaleur et reconnaissance. Certes, cela je vous l’ai écrit déjà, depuis
le temps de notre après-guerre où votre lettre, à propos de “Seuls demeurent”,
jetait tout à coup sur mon travail une lumière affectueuse dont l’éclat n’a pas
cessé de me nourrir et de m’encourager. » Ils se rencontrèrent finalement à
Paris, à l’automne 1958, avant le départ des Léger pour leur hiver américain. Char fut reçu chez eux, rue Bonaparte ; il rendit l’invitation, quelques
jours plus tard, à son domicile parisien, où il convia également Camus.
On ignore comment s’appréhendèrent le patricien créole et le pied-noir
sans façons mais leur rencontre demeura sans lendemain. Camus, qu’on
imagine mal à l’aise avec Alexis, déclina les nouvelles invitations de Char,
pour se consacrer aux répétitions de l’une de ses pièces. Un an plus tard,
Alexis trouva les mots, cependant, pour atteindre Char, touché de plein
fouet par la mort de son ami, survenue quelques semaines après l’internement de sa sœur. Comme Jouve, Char attribuait au poète des pouvoirs de
consolation qui tenaient à sa nature magique : « Vous m’avez fait, vous me
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
faites du bien. Je n’oublierai pas le baume de votre parole en ces jours qui se
continuent, plus rongeurs qu’un deuil venu de loin ou foudroyant. » Comme
Jouve, l’amour-propre de Char se pinça à la nouvelle du Nobel, qu’il
accueillit avec un sombre lyrisme. Il disait se réjouir du prix qui distinguait
la poésie et son ami ; il ne le montrait guère : « Ah ! ne laissez pas tout ce
qui hait la poésie et les poètes ici planter sa cabane sur votre noble terrain, et
faire semblant d’apprécier d’entendre votre parole. Nous avons durement lutté,
vous savez, depuis 1945, afin que ce que nous aimons ne soit pas altéré, gâté,
rompu et dispersé à tous vents méchants. [...] S’il fait nuit sous les nuages, il
ne fait pas assez sombre pour que les mains sûres ne s’étreignent pas, pures par
leur sentiment et par leur vérité. »
Au moment que Perse allait à Char, à l’été 1958, Bonnefoy vint à lui,
jeune et déférent : « Cher Saint-John Perse, je suis un poète français et, de
passage aux États-Unis, je serais très heureux si vous m’accordiez de vous
voir 8. » Des liens se nouèrent, que la différence d’âge délivrait de tout
soupçon de rivalité ; les félicitations du jeune poète à l’occasion de la consécration du Nobel furent plus simplement joyeuses que celles de ses aı̂nés :
« Inutile de vous dire combien j’avais été heureux de voir votre œuvre, si
universelle, universellement reconnue. »
Au milieu de ces allégeances, qui n’allaient pas sans réserve (Char s’offusquait du titre de « plus grand poète » décerné par Mandiargues à Perse ;
Supervielle avait émis le même genre de réserves à Caillois, pendant la
guerre), quelques dissonances étaient soigneusement bannies du concert
d’éloges orchestré par Saint-John Perse. Le nom de Ponge, avancé par
Paulhan pour l’hommage des Cahiers de la Pléiade, avait été accueilli avec
faveur par Alexis. Sa défection le bannit de l’univers persien. Plus tard,
Ponge fut l’un des rares poètes français à ne pas dissimuler ses réserves à
l’égard de Saint-John Perse.
En 1953, la publication par Gallimard du premier tome de l’édition
complète des œuvres de Saint-John Perse, élargit l’audience du poète audelà de ses pairs. La France littéraire découvrait la mue. Le diplomate
s’effaçait ; pour la première fois, la renommée d’Alexis devait davantage à
sa personnalité poétique qu’à son action politique, dont le souvenir s’effaçait. Le critique Émile Henriot, dans Le Monde du 8 avril 1953, salua
la publication comme « un événement littéraire d’importance ». Il avait
parfaitement perçu la rupture éditoriale avec les pratiques confidentielles
de Saint-John Perse dans l’entre-deux-guerres : « Les minces et lourds
recueils qui ont fait jusqu’ici sa gloire aux yeux d’un petit nombre d’élus
– parmi lesquels figurent des admirateurs aussi considérables que Francis
Jammes, Paul Claudel, Gide, Valery Larbaud, Hofmannsthal ou
T. S. Eliot – n’avaient paru qu’en éditions restreintes, parfois interdites
ou retirées par le poète lui-même. »
Cette rupture n’était pas reçue comme la concession d’un pur poète
revenu dans le champ littéraire, faute d’emploi politique. Au contraire,
l’effacement politique qu’Alexis n’avait pas choisi, lui était aimablement
crédité : « M. Léger a continué de vivre en Amérique, où il s’était réfugié ;
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et le peu que l’on sait de lui, sans l’avoir jamais rencontré, est d’une dignité
exemplaire. Il n’a pas fait parler de lui dans son silencieux exil, et il paraı̂t
avoir renoncé à toute fortune diplomatique ou politique sans idée de revanche. » L’article était titré « Le retour de Saint-John Perse » ; mais Henriot
voyait bien qu’il s’agissait plutôt de la conquête inédite d’un large public,
s’il ne disait pas qu’Alexis souhaitait élargir sa reconnaissance littéraire à la
mesure des voluptés régaliennes auxquels il avait dû renoncer.
En 1954, Caillois donna sa Poétique de Saint-John Perse ; par un paradoxe qui s’explique aisément, le sévère contempteur des Impostures de la
poésie, le critique acide de la mythologie de l’inspiration, approcha avec
tout le sérieux de sa méthode le plus mystificateur des poètes, pour le
trouver conforme à sa poétique de l’exactitude. Caillois ignorait tout ce
qu’il y avait de fortuit, et de banalement biographique, dans l’encodage
savant d’une œuvre dont chaque terme était fondé, mais dont l’ensemble
ne répondait qu’à une accumulation de correspondances (suggérées par les
dictionnaires analogiques) et d’allusions personnelles, privées de signification dès lors que le motif biographique était récusé. Alexis n’aurait pas su
mieux dire que son critique, qui présenta son étude dans le bulletin d’avril
1954 de la nouvelle Nrf sous le signe de la stricte cohérence sémantique,
en dehors de toute historicité : « Je ne recherche ni les influences, ni les
sources. Je ne me soucie pas non plus des détails de la vie de l’auteur.
J’ignore délibérément s’il aima, s’il souffrit, s’il se désespère. Je ne veux ni
savoir ni conjecturer ce qu’il lut, pour en identifier la postérité dans ce
qu’il écrivit. Je n’ose m’intéresser qu’à son art. En somme, cette étude
s’occupe de l’œuvre, et de l’œuvre seule. Elle fait à peu près comme si
l’auteur n’existait pas. »
Les correspondances d’Alexis, suivies sur de longues périodes, permettent
de dater l’aboutissement de sa mue. André Girard, le peintre résistant
antigaulliste, qui s’était lamenté pendant des années qu’Alexis ne retrouvât
pas son poste de secrétaire général, permet de mesurer l’accomplissement
de la métamorphose, au milieu des années 1950. L’écrivain avait pris le
pas sur le diplomate ; sa grandeur procédait de la poésie, comme de sa
distance avec l’indigne politique : « Nous avons plaisir à voir grandir sans
cesse à Paris la gloire de Saint-John Perse. Vous touchez non seulement les
lettrés mais toute une jeunesse bien plus française que ses tristes dirigeants
d’aujourd’hui. »
Acteur de cette mue, s’il ne s’en trouvait pas à l’origine, Alexis s’engagea
sans réserve dans la recherche d’une reconnaissance littéraire qui compensât
le plaisir immédiat jadis reçu de l’action diplomatique. Il encouragea les
travaux universitaires, qui commençaient de prendre Saint-John Perse pour
sujet, tandis qu’il laissait sans réponse les chercheurs qui l’interrogeaient sur
sa carrière diplomatique. Il accueillit avec faveur l’étude de René Girard,
et l’incita (vainement) à persévérer dans la critique persienne. Il encouragea
Daniel Racine, l’un des premiers étudiants à entreprendre une thèse d’État
consacrée à Saint-John Perse, qui l’entretenait en détail des heurs et malheurs de ses aventures universitaires. Le couple Léger répondit avec bienveillance à la dizaine de lettres que le jeune chercheur enthousiaste lui
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
écrivit au début des années 1970. Alexis en fut récompensé par une étude
qui entrait parfaitement dans sa logique.
« Réduit par l’inaction au métier d’enchanteur », Alexis n’eut de cesse
d’honorer la figure du poète au détriment de l’homme d’action, à rebours
de son œuvre, qui représentait indéfiniment la stérilité livresque. Il redéfinit dans sa maturité la poésie comme un mode de connaissance (ce fut
l’objet du discours de Stockholm, en 1960) mais aussi comme un mode
d’action. C’est ainsi qu’Alexis rendit hommage à Dante dans son « Discours de Florence », en 1965 : « Que la poésie elle-même est action, c’est
ce que tend à confesser la solitude du proscrit. [...] Et celui-là fut d’Occident, où le songe est action, et l’action novatrice ». In extremis, les livres
n’étaient plus voués à la poussière honteuse ; ils devenaient les lieux du
pouvoir durable de l’esprit, quand les hommes d’action se vouaient à l’oubli : « Combien de potentats, combien d’hommes de pouvoir et de maı̂tres de
l’heure, podestats, autocrates et despotes, hommes de tout masque et de tout
rang, auront déserté les cendres de l’histoire, quand ce poète du plus grand exil
continuera d’exercer sa puissance chez les hommes – puissance non usurpée. »
Par la grâce de la poésie, Alexis échappait à la hantise de prouver sa
valeur dans le siècle : « Poète, suzerain de naissance, et qui n’a point à se
forger une légitimité. » Rétabli dans sa légitimité poétique, Alexis ne renonçait pourtant pas à la logique prédatrice de l’homme de pouvoir. Il entendait dominer en suzerain la République des lettres, veillant à la
reconnaissance de ses pairs, dût-il les abaisser pour cela. À qui l’interrogeait
sur Jouve, il lâchait sans vergogne : « J’admire sa constance à m’envoyer
ses œuvres depuis trente ans, sans jamais avoir le moindre signe de moi. »
Questionné sur Char : « Pourquoi un tel parti pris de morale ? » Quelques
années plus tôt, Alain Bosquet enregistrait les critiques de Saint-John Perse
qui le laissait seul au sommet, d’autant plus cruel qu’il demeurait frustré
de toute reconnaissance française :
De René Char :
« Ce sont de petites vérités paysannes. »
De Camus :
« Des élans et des problèmes de collégien »
d’Apollinaire :
« Il est surfait. Comme tous les étrangers, c’est un produit de culture. »
[...]
De Supervielle :
« Du La Fontaine, avec quelques étoiles en plus 9. »
Alexis ne se tira pas mieux de la contre-épreuve, lorsque Bosquet voulut
l’honorer à l’occasion de la publication d’Amers. La plupart des écrivains
sollicités pour cet « hommage international » se récusèrent cruellement, et
n’émargèrent pas au sommaire du numéro de Combat en, 1957 : « Réponse
de Samuel Beckett : “Je me creuse le ciboulot pour les quelques lignes que
vous m’avez demandées. Le silence de ces espaces infinis est décourageant.
Vous ne m’en voudrez pas, n’est-ce pas, si je ne donne rien ?” [...] Jules
Supervielle : “Il m’est impossible, en ce moment, de me distraire de mon
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travail personnel. Je me fatigue vite et n’ai que de trop rares heures utilisables dans la journée pour mon œuvre.” Albert Camus : “Je suis mal
préparé à parler, même brièvement, de Saint-John Perse” », etc. L’hommage regroupa tout de même une pléiade de poètes, dont bon nombre de
résistants (Jean Cassou, Pierre Emmanuel et Pierre Jean Jouve au titre de la
résistance intellectuelle) mais aussi Jean Grosjean (associé à la résistance
gaulliste, du fait de son amitié avec Malraux, dont il avait partagé la captivité) ou Henri Miller et Julien Gracq. En fin diplomate, Alexis apprécia
l’opportunité de la publication dans le périodique gaulliste, qui lui parut
assez éclatante pour justifier son premier retour en France. Il remercia
Alain Bosquet en ce sens : « Mon arrivée à Paris, fin mai, coı̈ncidait avec
cette étonnante manifestation, si remarquablement organisée par vous dans
Combat et dont la répercussion ne cessait de se faire sentir dans la presse,
influençant certainement les premiers articles consacrés à la sortie de mon
nouveau livre chez Gallimard. » Mais il préféra organiser lui-même l’hommage à son œuvre, que ses pairs lui concédaient toujours trop chichement.
La recherche des honneurs
Évidemment, le jeu voulait qu’Alexis prétendı̂t le contraire : il ne cherchait pas les honneurs, il les fuyait. En novembre 1958, rue Bonaparte, il
le jura à Bosquet : « Jusqu’à ma mort, je ne me montrerai plus en public. »
Voir ! Poète américain, honoré par les poètes et les institutions américaines,
Alexis n’eut de cesse de gagner la reconnaissance littéraire qui lui faisait
défaut dans son pays. Au temps de son exil, les signes venus de France,
amicaux et fervents, étaient demeurés le fait d’initiatives personnelles et
isolées : les hommages des Cahiers de la Pléiade et des Cahiers du Sud à
l’automne 1950, la publication chez Seghers, dans la collection « Poètes
d’aujourd’hui », du Saint-John Perse d’Alain Bosquet, l’importante étude
de Caillois, parue en mars 1954, et le numéro spécial de Combat, qui avait
célébré les soixante-dix ans du poète dans son numéro du 16 mai 1957.
Cette reconnaissance demeurait purement éditoriale, cantonnée au milieu
des revues, ce qui n’élargissait guère le cercle de ses anciens lecteurs. Il y
avait bien eu cette offre d’entrer à l’Académie Mallarmé ; l’institution était
trop modeste pour hausser sa figure au niveau du créateur universel qu’il
voulait incarner devant le public français. Il se défaussa en élevant des
objections de principe, quand ses réticences n’étaient que question de
degré : « Je n’ai pas, à proprement parler, de vie littéraire, et je n’en aurai
point. Je ne vis pas non plus en France. C’est assez, me semble-t-il, pour
n’avoir pas à invoquer mon âge ni mes goûts. » Alexis retrouvait les accents
de sa jeunesse pour se composer une posture rimbaldienne, plagiant le
poète des Assis : « Nulle réserve à l’égard de votre milieu : je ne vois pas,
aujourd’hui, où pourrait mieux s’asseoir un poète – si tant est qu’un poète
puisse jamais s’asseoir. » Alors qu’il avait déjà tourné le dos à ses principes
de jeunesse, il les invoquait faute d’être honoré comme il l’aurait voulu.
À peine rentré en France, revenu dans l’orbite mondaine de Marthe de
Fels, Alexis s’employa à réparer ce défaut de reconnaissance ; ses amis y
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
voyaient un besoin de compensation pour le diplomate frustré, qui rabâchait ses souvenirs de la Carrière. Tout à son impatience, Alexis commit
quelques impairs ; ses proches le rappelèrent à la règle sous laquelle il s’était
engagé en poésie, un demi-siècle plus tôt. En 1958, dans la foulée, il est
vrai, d’un mariage qui ne l’inclinait pas à l’indulgence, Marthe de Fels
confia sa « déception » à Hélène Hoppenot : « À l’instar de Jules Supervielle, il avait accepté de laisser organiser à la bibliothèque Doucet une
exposition de photos, lettres, œuvres, etc., sur lui-même. “On m’a même
demandé, fait Marthe dégoûtée, de donner toutes celles de lui que je possédais. Quelle faute il aurait faite ! Léger ne se rend plus compte de ce qui se
fait en France ou ne se fait pas. Si encore elle avait eu lieu à la Bibliothèque
nationale.” » Quelques jours plus tard, à la veille de son départ pour son
hiver américain, Marthe chapitra Alexis : « Elle lui a dit : “Vous vous
embourgeoisez. Vous vivez une vie mondaine pour laquelle vous n’êtes pas
fait. Autrefois vous l’auriez refusée. Elle portera préjudice à votre œuvre.”
Il l’a reconnu (dit-elle), puis répondu : “Vous voyez très loin mais c’était
cela ou la mort.” Depuis la parution de son recueil américain, il n’a écrit
qu’un seul poème qu’il a déchiré “tellement il était désespéré”. »
Deux ans plus tard, nouvelle boulette : à quelques jours de la consécration qu’allait lui apporter le Nobel, Alexis envisagea d’accepter le titre de
« prince des poètes ». Marthe de Fels informa Hélène Hoppenot de la faute
de goût du poète américanisé : « “Mais voyons c’est ridicule, personne ne
prend ce titre au sérieux.” Et elle ajoute : “Pour moi c’est encore sa femme
qui le pousse à accepter, ne sachant pas de quoi il retourne, toujours pour
le pousser en avant.” Alors Léger va envoyer au Monde une note : “Je
n’accepte en aucun cas de porter un titre auquel je n’ai pas vocation.” »
Ainsi fut fait. Une fois couronné du Nobel, Alexis antidata de quelques
jours sa réaction, pour gommer le temps d’hésitation indigne de son nouveau statut, et c’est sous la date du 9 octobre qu’il publia sa réponse
dans la Pléiade. Façon de ne pas renoncer tout à fait au bénéfice de cette
reconnaissance, fût-elle de deuxième ordre : « Informé tardivement, par la
presse, des résultats d’une élection qui tendrait à faire de moi un “Prince
des Poètes”, je crois devoir faire savoir aux répondants de cette élection
que je n’accepterai, en aucun cas, de porter un titre auquel je n’ai point
vocation. » Décliner l’offre ne répondait pas à un simple souci de standing
littéraire ; il y entrait aussi un calcul stratégique, en vue d’une consécration
autrement plus honorable : « Marthe ne désespère pas de le faire nommer
un jour académicien. “Ce sera fait tôt ou tard et pourquoi perdre
d’avance une voix, celle de Jean Cocteau, en lui disputant un titre tout
honorifique ?” »
Entre-temps, Alexis avait reçu le prix national des Lettres. Ce succès
d’apparence mineur lui causa un plaisir révélateur de son dépit de n’être
pas honoré en France. Il avait obtenu cette récompense grâce à Julien
Cain, le directeur de la Bibliothèque nationale, qui lui était un supporter
indéfectible. Maurois, qui lui annonça la nouvelle, lui fit l’article du prix ;
c’était l’occasion de prouver son allégeance française et Alexis l’entendait
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bien comme tel : « Comme vous je n’aime guère les prix littéraires et je n’en
ai jamais eu. Mais celui-ci est différent. C’est une sorte de prix Nobel à l’échelle
de la France et il n’a été donné qu’à des hommes comme Alain, Valery Larbaud. En outre il me plairait que vous receviez un prix “national” pour bien
marquer l’attachement de la France au plus grand poète français vivant. Rien
n’a été annoncé dans la presse parce qu’on voulait d’abord être sûr de votre
acceptation (qu’Hervé Alphand a dû confirmer à Malraux) et aussi savoir
quand vous serez à Paris pour la cérémonie qui est assez solennelle 10. »
Ce fut l’occasion de renouer avec Malraux. Comme dans ses années
américaines, Alexis se trouva un cran au-dessus de son correspondant dans
la cordialité. Il poursuivit Malraux, feu follet aux lettres lapidaires. Le poète
se méfiait : il n’entendait pas que le ministre du général se dérobât à la
remise du prix ; c’est ce qui fit toute la saveur de leurs échanges. Malraux
avait proposé la date du 1er septembre. Mais Alexis avait découpé une
brève, dans la presse, qui annonçait un voyage de Malraux à l’étranger du
23 août au 13 septembre. Il proposa en conséquence la date de remise
du prix. Sur le ton de la connivence propre à deux écrivains distingués par
le service de l’État, Alexis commença par une révérence à la titularisation
de l’écrivain à la tête du premier ministère de la Culture : « Je vous félicite de l’institution officielle du ministère des Relations culturelles. Cela
n’ajoute rien à l’autorité de votre nom dans l’exercice de vos fonctions actuelles,
mais cela accroı̂t certainement vos moyens d’action. » Puis il l’accula, pour
être sûr de tenir de ses mains la reconnaissance officielle de l’État français,
dont il n’avait rien reçu, depuis 1940, qu’une dénationalisation et une
mise à la retraite. Fidèle à ses façons, il renversa la situation et assujettit la
réalité à son désir en suggérant d’anticiper la proclamation du résultat pour
dissiper les préventions qu’on lui prêtait censément d’accepter un prix de
l’État gaulliste : « L’ajournement de toute publication est interprété malicieusement comme révélant je ne sais quelle réserve, réticence ou discussion de ma
part – ce que je voudrais, vous le savez, avant tout éviter dans les circonstances
actuelles 11. »
Malraux céda. Parmi les nombreux écrivains présents, Alain Bosquet se
réjouit particulièrement de la remise du prix : « Après avoir reçu des mains
de Malraux le grand prix national des Lettres, au Palais-Royal, il écarte les
journalistes, échotiers, écrivains qui se pressent autour de lui, fend la foule,
vient vers moi et me remet solennellement le brouillon de son allocution :
“Gardez ça. Vous au moins, vous n’êtes pas du complot.” Le lendemain,
dans un salon de l’hôtel de Castille, il reçoit, sur mon insistance, Yves
Bonnefoy, Robert Sabatier, Charles Le Quintrec, Pierre Emmanuel, Luc
Estang et Pierre de Boisdeffre. Généralités sur la poésie. [...] À la fin de
l’entretien, je le vois fort ému pour la première fois. Il serre la main de chacun de nous, le regarde avec une intensité fervente et dit : “Je vous remercie
de votre confiance et de m’avoir moralement soutenu.” »
Le prix valut à Alexis un regain de notoriété en France. Saint-John Perse
était d’ores et déjà bien mieux connu en France qu’avant guerre et le poète
redonnait du lustre à l’ancien diplomate dans le monde politique. Vincent
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Auriol, qui n’avait jamais cessé de soutenir Alexis Léger dans sa retraite
américaine, le félicita de cette « légitime récompense attribuée à Saint-John
Perse en attendant le prix Nobel ». Alexis n’attendait rien d’autre.
Dès 1953, la Fondation Bollingen avait envoyé au comité Nobel les
traductions anglaises d’Exil et de Vents. À Paris, on avait évoqué le nom
de Saint-John Perse pour le prix en 1954. Des raisons politiques augmentaient ses chances de coiffer Malraux, favori mais desservi par son gaullisme. Ni l’un ni l’autre ne l’avait emporté. À croire Roger Peyrefitte, la
candidature de Malraux avait rencontré l’opposition de celui qui fit l’élection d’Alexis, le secrétaire général de l’ONU, Dag Hammarskjöld.
Hoppenot y mit du sien ; il envoya le 11 mai 1954 les Œuvres complètes
de celui qu’il présentait comme son « candidat au prix Nobel » à Dag Hammarskjöld, membre de l’Académie suédoise, et de son comité Nobel. Le
Suédois s’intéressa personnellement au poète, dont il connaissait déjà Anabase ; il était d’autant plus accessible à la médiation de Hoppenot, que le
représentant français à l’ONU n’avait pas été pour rien dans son élection,
l’année précédente, au poste de secrétaire général, auquel il avait intéressé
le représentant américain Henry Cabot Lodge. Hammarskjöld devint le
meilleur promoteur de la candidature d’Alexis, suivant de près la traduction en suédois de son œuvre par Erik Lindegren, à qui il avait inspiré le
projet. Alexis n’avait pas ménagé sa peine, ni ses amis, pour se gagner ce
soutien, qui lui fut décisif.
En février 1955, Henri avait reçu une lettre d’Alexis. Hélène Hoppenot
n’avait pas été dupe de « cet événement extraordinaire », suite d’« une
conversation téléphonique » avec Henri à ce sujet. Le fidèle et dévoué ami
avait annoncé au poète sa démarche auprès de Dag, flattant ses espoirs :
« Un de ses mystérieux informateurs lui a dit : “Hoppenot est si bien
avec Hammarskjöld qu’il l’appelle par son prénom.” » À la réception d’une
nouvelle lettre d’Alexis, quoique prévenue de longtemps des éclipses de
leur amitié, Hélène s’était agacée du manège : « Je mâche une amertume
irraisonnable et peut-être peu amicale en pensant qu’au cours de tant d’années, alors qu’en exil une lettre de lui était si importante pour Henri, il
n’ait jamais trouvé ni le goût ni le moyen de lui en faire parvenir et que,
soudain, quand son intérêt est en jeu, il l’en comble. » Mais elle ne pouvait
s’empêcher d’admirer l’art du poète louangeur : « C’est, comme toujours,
magnifiquement dit. »
Le 15 juin 1955, Alexis confesse aux Hoppenot « à quel point l’attribution du prix Nobel le tirerait de ses difficultés financières : “Ce serait pour
moi miraculeux” ». Hélène confirma les démarches entreprises par Henri.
« Léger brûle de savoir si la sagesse consiste à se tenir coi ou à faire intervenir en sa faveur quelques personnalités parisiennes ou anciens prix Nobel
(je vois de loin Marthe de Fels se précipiter vers eux avec la grâce d’un
éléphant !). “Tout serait changé pour moi”, répète Léger. »
La première campagne d’Hammarskjöld, en 1955, (comme les quatre
suivantes), fut infructueuse. Le secrétaire général de l’ONU ne se découragea pas ; Alexis se montrait moins stoı̈que devant les Hoppenot : « Pauvre
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Léger... Avec ce goût de l’absolu qui ne l’a jamais quitté mais lui a fait
commettre quelques erreurs, il croit sûrement que la partie est perdue pour
toujours, bien qu’Hammarskjöld pense qu’elle n’est que remise, ce prix
étant rarement attribué à un candidat se présentant pour la première fois. »
À cette date, Alexis n’avait pas encore rencontré son bienveillant protecteur de l’ONU, ni même ne lui avait écrit. Hammarskjöld ouvrit leur
correspondance en septembre 1955 ; ils se rencontrèrent dans les derniers
jours de l’année 1955. Alexis livra ses impressions aux Hoppenot dans une
longue lettre datée de février 1956, où il les remerciait d’avoir intéressé à
sa cause Martin du Gard et François Mauriac, les nobélisés français : « Invité d’abord chez lui à un dı̂ner officiel de diplomates, puis à l’ONU,
dernier étage, à un déjeuner plus intime (mais pas seul), je l’ai trouvé fort
sympathique : intelligent et nuancé, sensible et libre et courageux ; d’une
surprenante franchise. » Il avait pudiquement écarté l’essentiel : « Je me
suis naturellement arrangé pour que rien ne fût jamais effleuré qui pût
donner à penser que je fusse informé de l’essentiel dont j’aimais mieux
pour lui qu’il ne fût pas parlé. »
Désormais, Alexis fut en campagne permanente ; il abreuvait de lettres
les Hoppenot, peu habitués à ces cajoleries. Le 15 juillet 1956, Hélène
s’amusa d’une longue missive, dont les bavardages préliminaires retardaient
courtoisement le motif principal : « Ne sachant trop ce qui demeure possible pour moi sous l’étoile polaire, je garde tout mon scepticisme (l’argent
n’a jamais figuré dans ces lignes de la main que vous avez voulu vousmême un jour regarder). J’ai déjà dit à Henri en le remerciant de son
initiative de janvier dernier, combien j’étais sensible à son affectueuse sollicitude, et quelle reconnaissance je lui en gardais. Je lui ai dit aussi le peu
que l’on pouvait attendre, me semblait-il, des deux hommes mis en cause
à Paris [Martin du Gard et Mauriac]. Je serais pourtant curieux de savoir
comment s’est manifesté l’accueil réservé aux deux démarches en
question. »
Dans leur correspondance, Dag et Alexis tournaient autour du pot ;
le diplomate ne voulait parler que poésie, ou politique internationale ; le
poète aurait bien aimé mêler les deux, et causer diplomatie littéraire. En
aveugle, Alexis l’informait Dag de toute manifestation autour de son œuvre
qui lui semblait propice à la faire connaı̂tre à Stockholm. Les Hoppenot
persévéraient et mobilisaient en sa faveur le milieu littéraire parisien, sans
rencontrer l’enthousiasme qu’ils espéraient des Français nobélisés. En juillet 1956, Hélène enregistra les réserves que Martin du Gard avait laissé
voir à Gaston Gallimard sur leur stratégie publicitaire : « Je continue à
penser mordicus... que si Léger n’a pas le prix cette année, nous y serons
tous pour quelque chose... Néanmoins, j’ai fait ce que tu m’as demandé :
j’ai écrit aux membres du comité Nobel de l’Académie suédoise que, si
Saint-John Perse était élu, j’en serais heureux pour nous, Français, pour
eux, Suédois et pour la Poésie. Ce qui est vrai, mais qu’il aurait fallu taire. »
Il conseillait « aux amis de Léger de se tenir tranquilles », persuadé que
leur campagne était contre-productive. Mauriac avait répondu dans le
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
même sens aux sollicitations d’Henri : il ne demandait « pas mieux que de
faire la démarche préconisée », non sans exposer son scepticisme, dont on
peut se demander s’il n’habillait pas poliment ses réserves sur l’écrivain :
« Vous savez quelle admiration et quelle amitié j’ai pour Alexis Léger. Mais
je sais par expérience, que les membres de l’Académie Suédoise détestent
toutes les démarches et toutes les pressions extérieures. Êtes-vous sûr que
je ne porterai pas tort à notre ami en faisant ce que vous me demandez ?
À la réflexion je vais quand même le faire mais en spécifiant bien que c’est
à l’insu d’Alexis Léger. » Du côté anglo-saxon, les admirations littéraires
dont Alexis se targuait n’étaient pas mobilisables ; sollicité, T. S. Eliot ne
se montra pas pressé d’apporter son soutien à un poète dont il laissa
entendre qu’il était surestimé.
Les années passant, l’espoir s’amenuisait. En octobre 1958, Hélène Hoppenot enregistra le succès de Boris Pasternak : « Léger doit avoir perdu
tout espoir. » Des deux côtés de l’Atlantique, la presse avait parié cette
année-là sur Saint-John Perse ; Alexis n’avait pas voulu y croire. Le succès
de Camus, l’année précédente, ruinait à ses yeux les chances d’un Français
pour les années à venir. C’est pourquoi, en 1960, il était partagé entre un
espoir déjà ancien, et la crainte d’être à nouveau déçu.
Le jour du succès, les amis d’Alexis se sentirent honorés à travers lui.
Comme leur grand homme, ils avaient changé. L’année de la publication
d’Anabase, Larbaud s’amusait de l’échelle de valeurs des Nobel, trop courte
pour toiser James Joyce, sa grande admiration du moment ; il pestait
contre Ernest Boyd qui niait l’importance d’Ulysse : « Ce pauvre homme
considère le prix Nobel comme “la seule consécration qui implique qu’un
écrivain a acquis une célébrité européenne” ! C’est incroyable 12. » Mais
Alexis se souvenait suffisamment de sa jeunesse, pour affecter encore, en
1959, devant Hammarskjöld, de n’avoir accepté que du bout des lèvres le
grand prix national des Lettres : « À mon corps défendant, j’ai dû accepter
cette fois le fait accompli, parce qu’il m’était représenté que mon refus de ce
prix national, décerné finalement par l’État français, ne pourrait manquer,
dans les circonstances actuelles, d’être interprété comme une manifestation politique. » Dag fut assez bon pour le croire. Il salua élégamment le Nobel
attribué à Saint-John Perse, dont il était largement responsable, comme
une récompense pour l’institution plutôt que pour le poète : « Je me réjouis
d’un prix Nobel qui ne peut rien ajouter à la gloire d’un grand maı̂tre et
très cher ami mais par l’acceptation duquel il honore une institution qui
me paraı̂t importante comme gardienne des valeurs de l’esprit en ce temps
de déchéances de la plus noble des libertés de l’homme. » Son télégramme
avait croisé celui d’Alexis, qui reconnaissait tout ce qu’il lui devait : « Pour
vous mon cher Dag toute ma pensée sans mots » ; quelques jours plus tard,
il lui témoigna une gratitude inhabituelle, tournée cependant sous une
forme négative : « Je ne sais plus vous dire encore : merci ! tant ce mot a cessé
d’être de mise entre nous. »
Alexis s’obligea à une sereine indifférence en accueillant la nouvelle, par
une sorte de fidélité impuissante et purement formelle à ses valeurs de
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jeunesse. Alain Bosquet, comblé par la récompense qui distinguait « son »
poète, l’appela avec ferveur ; Alexis répondit en marin sur le départ : « Ah !
mon cher, j’allais m’éloigner en mer, lorsque j’ai appris tout ça. Je vous
fais toutes mes excuses : j’ai dû livrer à ces Scandinaves, venus spécialement
de là-bas, beaucoup plus que je n’ai consenti à vous révéler en vingt ans. »
Le témoignage des Biddle ne concordait pas avec le grand détachement
affecté par Alexis, au dire de Marthe de Fels : « Elle vient de voir les Biddle
qui se trouvaient auprès de lui au moment de l’annonce du prix Nobel ;
ils disent qu’il se refusait à y croire puis qu’il s’est mis à trembler d’émotion
quand il a été convaincu qu’il était désigné. Et lui qui jusqu’alors avait
refusé de parler au téléphone avec les journalistes, déléguant Dorothée à
sa place, quand elle vint lui dire : “Il y en a d’autres à la porte !”, ceux-là
il voulut les recevoir et se lança dans des histoires si interminables qu’ils
furent obligés de l’interrompre : “Nous devons aller écrire notre article.” »
Renseignements pris, Bosquet s’amusa de cette nouvelle manifestation de
la « mythomanie de Perse » : « Francis Biddle, de passage à Paris, et témoin
de tous les événements, à Giens, me raconte : “Il ne se doutait de rien.
Seule Katherine le taquinait parfois et il ne cessait de répondre : ‘la France
a eu le prix trop souvent.’ La veille, il était très calme, et il est monté dans
sa chambre très tôt, avant même dix heures. Au matin, il était d’une
extrême pâleur. J’ai saisi son pouls. J’ai compris qu’il n’avait pas pu fermer
l’œil. Lorsque l’ambassade de Suède a téléphoné, un peu après neuf heures,
il est remonté dans sa chambre et n’en a plus bougé. En mer ? Il n’en a
jamais été question. D’ailleurs, il n’y avait pas une seule embarcation à
l’horizon.” »
Ce n’est pas un poète, mais un homme, écrivain et diplomate, que le
prix honora ; la poésie avait rattrapé la dignité perdue du côté politique ;
aussi bien, Alexis ne parla-t-il guère de son œuvre devant les journalistes
venus aux Vigneaux : « Au milieu de l’après-midi, les journalistes suédois,
puis les français, ont commencé à affluer. Il a fallu toute l’obstination de
Dotty et la visite inopinée de Vincent Auriol, pour qu’il condescende à les
recevoir. Alors, il a agi comme un guide de musée : pendant une heure et
demie, ce fut une minutieuse visite de la maison. Pas un mot de l’œuvre,
ni sur ses opinions, mais tous les détails qu’on voulait sur les objets de
famille, les bibelots, les livres ! »
La part biographique et circonstancielle, plutôt que l’œuvre, le personnage plutôt que le poète : Alexis avait de longtemps délaissé ses idéaux de
jeunesse quand il les trahit en acceptant le Nobel. Au moins fut-il sauvé
de l’Académie, malgré qu’il en eût. En décembre 1958, Hélène Hoppenot
avait observé un soudain infléchissement de l’antigaullisme d’Alexis. Elle
l’attribuait aimablement à l’influence de Mauriac. L’écrivain gaulliste avait
bon dos pour justifier la volte d’Alexis ; en réalité sa crainte toujours vivace
de s’opposer frontalement au maı̂tre de l’heure, et son désir de recevoir
pour son personnage littéraire la reconnaissance immédiate qu’il n’espérait
plus sur le versant politique, l’enjoignaient de modérer son discours
antigaulliste.
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
Avec le Nobel, l’Académie française venait au premier rang des honneurs
qu’il espérait. Marthe le pilotait dans les méandres politico-littéraires d’une
France qu’il ne connaissait plus. Le 20 décembre 1958, quelques jours
après avoir enregistré l’adoucissement politique d’Alexis, Hélène Hoppenot
interrogea Marthe de Fels : « Je lui demande si elle n’a pas pensé à le
pousser vers l’Académie française : “Depuis longtemps ! Impossible ! Il a
trop d’ennemis. Vous avez vu ce que cela a donné pour Paul Morand ?
J’en ai parlé, comme vous pouvez le penser, non à ceux qui l’aiment mais
à ceux qui le détestent et leur réponse a été formelle : ils s’opposeraient à
sa candidature. Même François Mauriac...” »
Le sacre du Nobel conféra une nouvelle importance au candidat, mais
diminua le prix d’une reconnaissance strictement nationale. En mai 1961,
Christian Murciaux, qui était de la Carrière et avait consacré un livre à
Saint-John Perse, confia son embarras à Henri Hoppenot : « Je fais figure,
bien malgré moi, de représentant bénévole à Paris des intérêts littéraires
de Saint-John Perse et c’est ainsi que je viens d’être l’objet d’ouvertures
qui me semblent intéressantes d’académiciens et en particulier de mon vieil
ami Daniel-Rops. » À quoi Hoppenot répondit, le 1er juin 1961, sur une
ligne trop fidèle à sa jeunesse pour ne pas décevoir secrètement l’appétit
d’honneur d’Alexis : « Je vois ce que gagneraient un grand nombre d’académiciens à se prévaloir du choix qu’ils auraient fait de Saint-John Perse. Je ne
vois pas le bénéfice que retirerait mon ami de cette reconnaissance in extremis
qui ne pourrait, à aucun titre, représenter une consécration. Ses pairs, pour le
caractère et le talent, sont, à une ou deux exceptions près, ailleurs que dans
cette réunion de gens du monde et d’écrivains “distingués”. Je vois mal SaintJohn Perse écoutant sans rire ou prononçant l’éloge du regretté M. Buisson. Je
ne préjuge naturellement pas de la suite qu’il pourra donner à votre démarche.
Peut-être y répondra-t-il favorablement. Mais si minime que m’en paraisse le
risque, je ne voudrais pas y avoir contribué 13. »
Le 5 juin, Henri communiqua le tout à son grand homme. Alexis le
remercia, non sans quelque dépit, de la vertu littéraire à laquelle il le
contraignait. En effet, Christian Murciaux était piloté par Marthe de Fels,
pour le plus grand plaisir du poète, qui ne pouvait le confesser à Hoppenot. Il se conforma pieusement à l’image que son plus fervent admirateur
conservait de lui : « Une belle lettre de Léger en réponse à celle d’Henri
pour l’affaire de l’Académie. “Votre lettre à Murciaux m’a fait trop plaisir pour que je n’aie pas à cœur de vous le dire. C’est la lettre que je
voudrais avoir écrite à un ami. J’avais répondu la veille même, et demandé,
avec bonne grâce, mais aussi nettement, qu’on détournât M. Daniel-Rops
de ses illusions : je n’ai de sentiment ni pour ni contre l’Académie : ma
route, tout simplement ne passe pas par là. Elle ne passe d’ailleurs nulle
part.” »
En réalité, Alexis continua d’intriguer, avec Marthe de Fels. Mais il
retrouvait sur son chemin les ennemis qu’il avait accumulés au long de sa
carrière, et qui tenaient les principales institutions de la République. François-Poncet ne voulait pas voir entrer le poète obscur dans le temple de la
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clarté française. Léon Noël avait été sérieusement bizuté par le gaulliste
Capitant qui lui avait fait sentir le retard de son ralliement au gaullisme
avant de franchir le seuil de l’Académie des sciences morales et politiques.
Le premier président du Conseil constitutionnel n’entendait pas être
dépassé par son meilleur ennemi, qui n’avait jamais demandé l’aman. Lorsqu’il apprit qu’Alexis faisait campagne à sa façon « compliquée et sournoise », il « alerta aussitôt Pompidou », au dire de son biographe. « Le
Premier ministre lui assura que de Gaulle [...] n’approuverait jamais une
élection de Saint-John Perse. L’ambassadeur, rassuré, lui conseilla cependant, à toutes fins utiles, d’en prévenir “tout de suite” Maurice Genevoix,
secrétaire perpétuel de l’Académie française depuis 1958 14. »
À l’été 1963, Alexis apprit à Jean Paulhan que sa candidature était empêchée par l’opposition du général de Gaulle, qui avait affiché son intention
de ne pas entériner son élection en cas de succès. L’année suivante, Paulhan
relança l’espoir du poète : « On m’assure, de deux côtés, que de Gaulle aurait
montré quelque regret de ses premières réactions, et qu’il serait prêt le cas
échéant à appuyer votre candidature à l’Académie (Il a encore des progrès à
faire. Attendons.) ». Mais rien ne vint nourrir cet espoir.
Ainsi dédaigné, Alexis s’offrit une double vengeance en œuvrant contre
la candidature de Paul Reynaud, en 1966, puis en refusant d’entrer à
l’Académie, lorsque, après la mort du général, de discret solliciteur, il
devint le dédaigneux sollicité.
Le 9 novembre 1969, de Gaulle rendit l’âme. Les académiciens n’attendirent pas longtemps pour tendre la main à celui qu’ils avaient ostracisé.
Le 17 novembre, Jacques Chastenet le sollicita pour rehausser le prestige
de l’institution ; la mort de Paulhan, son éditeur et exégète, survenue un
an plus tôt, libérait un fauteuil et fournissait une occasion toute trouvée :
« Nous sommes fort nombreux à souhaiter passionnément que vous posiez – ou
autorisiez quelqu’un à poser – votre candidature au fauteuil de Paulhan. Je
puis vous garantir que vous y seriez élu à la quasi-unanimité. Vous êtes trop
bon français pour n’avoir pas quelque souci du lustre de l’Académie. » En
dépit de nombreux aménagements proposés par Chastenet, qui le dispensait de « toute visite », et l’assurait qu’il ne serait tenu à aucune assiduité,
Alexis déclina, et s’offrit le luxe d’affirmer qu’il n’avait jamais sollicité de
siège. Si bien que Morand croyait pouvoir le ranger parmi les hautains qui
surplombaient de leur grandeur naturelle l’institution impure : « Anouilh,
Saint-John Perse, Sartre [ont] refusé toutes les invitations, propositions,
suggestions, etc. »
La révérence de l’action
D’être honoré par la poésie, le diplomate était beaucoup pardonné. Massigli ou François-Poncet, ses anciens rivaux, s’inclinaient devant le lauréat
du prix Nobel. L’estime et l’amitié de ses vieux camarades Labonne ou
Morand, s’augmentaient du respect que leur inspirait le plus préstigieux
sacre littéraire. L’esquisse de la réconciliation avec de Gaulle procédait de
cet effacement du diplomate derrière la gloire du poète.
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Alexis accueillait volontiers les hommages du monde politique ; sa
double personnalité fascinait à gauche comme à droite. Le poète était
moins regardant que le diplomate violemment anticommuniste ; il ne
dédaignait pas une révérence, d’où qu’elle vı̂nt. L’étude de Claude Roy,
période communiste, concluant que Vents était le « grand poème du capitalisme croulant », l’avait laissé sceptique... Mais il fut accueillant avec Roger
Garaudy lorsque le marxiste lui envoya, en mars 1962, le texte d’un
discours qu’il avait prononcé à la Sorbonne au sujet de « la poésie de SaintJohn Perse », en qualité de « membre du bureau politique du Parti communiste français 15 ». Le sénateur soumettait à l’assentiment du poète la publication de ce texte « en plaquette à la fois à Paris et à Moscou » : « Je voudrais
être sûr au moins de ne pas présenter de votre œuvre une image fausse. » La
réponse d’Alexis montre que le poète faisait feu de tout bois. Quelles que
fussent ses prétentions à œuvrer dans l’inactuel, il accepta le jugement
historicisant de Garaudy, pourvu qu’il fût d’une chaleureuse partialité. Le
communiste pouvait bien dégoiser dans le jargon de la scolastique marxiste,
et pointer avec la même pertinence que Saillet son impossibilité à « faire
de son action comme homme public la poésie et de sa poésie une action »,
il pouvait bien dresser moult passerelles entre « l’aliénation historique »
vécue par le secrétaire général et ses poèmes de l’exil (« plus d’un siècle se
voile aux défaillances de l’histoire »), il ne fut pas mal accueilli par Alexis :
« À la limite des réserves doctrinales que vous formulez très loyalement, et qui
s’écartent, aussi bien, du plan absolu du poète, je crois pouvoir accepter la
généreuse interprétation dont vous voulez bien faire crédit à mon œuvre sous
l’un de ses aspects les plus immédiats. »
Pourquoi cette indulgence, là où Saillet, dix ans plus tôt, s’était attiré
les foudres du poète en débusquant « l’intrusion de l’histoire contemporaine dans la geste imaginaire » d’Exil ? Saillet était de ces « pions » que
Claudel lui avait appris à détester. De Garaudy, la critique historicisante
venait précisément d’un homme d’action, qui revendiquait une dynamique
révolutionnaire. Là où Saillet regrettait les références à l’actualité,
Garaudy reconnaissait à Perse le mérite de prendre le monde tel qu’il
était et de conserver « au milieu du désastre, un optimisme souverain, une
certitude de la victoire finale de l’homme, de sa civilisation, de ses conquêtes ». Et d’ajouter : « On retrouve en lui cet enthousiasme prophétique de
certains romantiques à la veille de 1848. » Prisonnier de sa grille de lecture,
qui le conduisait à théoriser le matérialisme de Saint-John Perse (« cette
confiance prend racine dans une lointaine alliance de l’homme avec les
choses, dans ce pacte primordial avec la matière »), Garaudy était mieux
inspiré lorsqu’il pointait l’impossibilité d’Alexis d’être moderne, qui ne
croyait pas pouvoir faire du poème un acte, fût-il de connaissance : « Là
où l’action prend fin commence le chant. »
Parmi les hommes d’action, de gauche comme de droite, qui révéraient
la poésie, la dilection d’Alexis allait à ceux qui étaient le mieux capables
de se dresser contre de Gaulle. Après l’effacement de Mendès France, il
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reporta ses espoirs sur les socialistes Gaston Defferre et François Mitterrand. Avec Defferre, Alexis prit les devants, sans que la poésie y fût pour
rien d’autre que l’entremise offerte par Pierre Guerre, littérateur et avocat
provençal. Alexis lui envoya à tous propos ses félicitations et l’alimenta en
documents américains propres à nourrir sa critique de la politique étrangère gaulliste. En retour, il ne reçut que tardivement le titre de « Maı̂tre »,
le maire de Marseille adressant ses réponses à « l’ambassadeur ». Il en alla
tout autrement avec François Mitterrand, qui multipliait les occasions de
se rencontrer avec le poète, travaillé par la même contradiction que lui,
entre dévotion littéraire et appétit de puissance. Saint-John Perse était privé
d’action politique et Mitterrand incapable d’œuvre littéraire ; leurs rencontres, à croire Erik Orsenna, nourrissaient leurs frustrations inversées :
« L’homme d’État voulait évidemment causer littérature, Alexandre le
Conquérant et grammaire de l’Univers. Tandis que notre prix Nobel (alors
à venir) ne s’intéressait qu’aux dernières basses manigances de la IVe République, laquelle, par chance, n’en manquait pas 16. » Alexis n’avait pas perdu
son instinct politique, qui spéculait déjà que Michel Rocard ne serait pas
un animal politique à pouvoir supplanter François Mitterrand, dont il
prévoyait qu’il « retomberait toujours sur ses pattes ».
Valéry Giscard d’Estaing était mieux qu’un adversaire du gaullisme, il
en incarnait l’envers, à droite, réconciliant sur son nom les atlantistes libéraux et les rescapés de Vichy ; cela valait bien l’envoi des Œuvres complètes.
Connu pour son goût de la froide clarté française, incarnée par Maupassant, Giscard ne prisait peut-être pas particulièrement le lyrisme épique de
Saint-John Perse ; mais le jeune ministre de l’économie de Pompidou marqua par sa réponse l’accomplissement de la mue d’Alexis. Pour le petit-fils
de Jacques Bardoux, familier du diplomate dans les années 1920, SaintJohn Perse n’était plus un diplomate de l’entre-deux-guerres, mais un pur
poète de l’après-guerre, qui s’identifiait moins à Anabase qu’à « Neiges »,
paru en 1944 : « Mon cher Maı̂tre, puis-je vous dire combien j’ai été touché
que vous preniez la peine de m’adresser la récente édition de vos œuvres. Un
tel envoi me permet à la fois de satisfaire mes goûts et de vérifier ma mémoire,
puisqu’il y a longtemps que je me récite “Neige” à moi-même 17. »
La Pléiade : embaumé dans un destin de légende
Tôt conscient de sa finitude, tôt hanté par sa disparition, Alexis balançait entre l’espoir d’un salut littéraire et l’ambition de marquer le siècle de
son empreinte historique. Adolescent, à la mort de sa grand-mère, il saluait
l’image de celle qui « préparait avec tant d’amour son souvenir », comme
si rien d’immédiat ne pouvait advenir sans avoir été jugé digne d’être
mémorisé. Chez Alexis la mémoire anticipait l’action. Depuis que sa vie
politique s’était achevée, avec la guerre, Alexis soignait sa légende, selon la
stricte étymologie du mot. Il sélectionnait ce que le lecteur de Saint-John
Perse devait lire de la vie d’Alexis, afin que son destin politique confirmât
la pureté de son engagement littéraire. C’était contradictoire avec son art
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poétique, qui proclamait que l’œuvre devait être lue pour elle-même, « détachée comme un fruit de son arbre ». Mais Alexis écrivait sa vie de poète
telle qu’elle aurait dû être, ce qui était une forme de fidélité à ses idéaux
de jeunesse.
Avec sa formule qui a fait florès – « il suffit au poète d’être la mauvaise
conscience de son temps » –, Alexis n’attrapait pas seulement les antimodernes de sa jeunesse, qui résistaient à la civilisation technologique née de
la révolution industrielle, et à la démocratisation bien-pensante de la
société de masse, issue de la Révolution française. Pour une gauche morale,
il incarnait une forme de vigilance spirituelle à l’égard des régimes coupables. Alexis avait-il été défait par Vichy, après avoir été anti-italien ? Il
était du bon côté, sinon résistant, sinon antifasciste. Alexis avait-il fait fond
sur le pacifisme de l’entre-deux-guerres et s’était-il rallié in extremis au clan
belliciste après avoir été à Munich ? Il était surtout républicain, qui s’était
montré conciliant à l’égard de Weimar pour sauver l’Allemagne du totalitarisme. Il n’avait pas prévu le bellicisme de Hitler ? Il avait été broyé par
un mal dont il s’était constitué l’adversaire trop solitaire.
À mesure que le temps passait, la participation d’Alexis aux affaires
s’épurait de son parfum de scandale et n’était plus reçue qu’à travers un
voile légendaire. Lui-même ressassait son passé sans souci de vérité historique et replaçait ses duels avec Paul Reynaud et Charles de Gaulle ou
ses confrontations avec Hitler, Mussolini et Staline, dans une perspective
mythologique. Les témoignages abondent de visiteurs venus rencontrer
Saint-John Perse, qui ne trouvèrent que le diplomate, dénonciateur bavard
de ses adversaires politiques. L’historien François Goguel, qui préparait un
entretien, fut alerté : Pierre Bertaux, qui avait été reçu par Alexis pour lui
parler d’un livre sur Hölderlin, avait subi pendant six heures un monologue haineux visant Paul Reynaud. Il n’avait pas été question un instant
du poète allemand. Le diplomate Armand Bérard, qui rendait « de loin en
loin visite à Alexis Léger », à Giens, appréciait le « passionnant causeur » ;
mais le nom de Paul Reynaud venait-il dans la conversation, « il perdait
alors tout contrôle et se déchaı̂nait sans fin contre celui qui, en 1940,
l’avait écarté de son poste ». Jacques de Bourbon-Busset, qui accomplit le
même pèlerinage, entendit la même prédication : « Il avait conçu une
terrible amertume de son limogeage par Paul Reynaud qu’il chargeait de
tous les crimes, y compris de collaboration ou de désir de collaboration
avec l’Allemagne. » Charles Corbin, dès la nouvelle de son séjour français
connue, se précipita à Giens, et le trouva dans les mêmes dispositions : « Il
ne l’avait pas rencontré depuis de nombreuses années et cependant Léger
n’a cessé de vitupérer contre Paul Reynaud, ressassant ses vieux griefs. »
« Il m’a fait l’effet d’un émigré », rapporta Corbin, qui résumait parfaitement la condition historique du créole, écartelé entre les deux rives de
l’Atlantique.
Paul Morand s’étonna, en 1965, pour leurs premières retrouvailles
depuis l’armistice, de retrouver son ami rivé au moment historique où ils
s’étaient quittés, et où s’était arrêtée sa carrière ; il avait donné rendez-vous
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à Saint-John Perse, il retrouvait Alexis Léger : « Je donnai un déjeuner
pour lui, avec quelques noms de la jeune littérature ; devant eux, respectueux mais surpris, il ne parla guère que du passé, printemps 1940. L’auteur d’Exil n’avait jamais cicatrisé. »
Après Paul Reynaud, de Gaulle venait en deuxième position de ses ratiocinations haineuses. Le lendemain du retour aux affaires du général, Alexis
dramatisa devant MacLeish : « Je ne me résignerai jamais à la perspective
d’une dictature dans mon pays. » Avec quelques semaines de recul, il livra à
Bosquet son analyse de la naissance de la Ve République : « Quand un
pirate vient vers vous et vous dit : “Je puis sauver la ville de la destruction
et empêcher les autres pirates d’intervenir”, vous traitez avec lui, forcément.
L’homme a changé : il n’est pas loin de la sénilité. Cela dit, il vaut ce qu’il
remplace : une IVe République devenue la piteuse caricature de la IIIe. »
En septembre 1958, il se réjouit de n’avoir pas eu à voter au référendum
qui devait décider l’adoption de la nouvelle Constitution, faute de carte
d’électeur. Pour Dag Hammarskjöld, Alexis caricaturait de Gaulle en
Louis-Philippe : « Ici, nous voici, Français, sous un régime de monarchie
faussement “constitutionnelle”, car c’est bien d’une “charte octroyée” qu’il s’agissait, et le vote sur ce mauvais texte, à prendre ou à laisser, n’était qu’un vote
sur une personne ou sur la commodité immédiate d’une formule. »
La haine obsessionnelle d’Alexis diminuait parfois sa figure de grand
poète. Bosquet en fut le témoin embarrassé, en 1964 : « Dı̂ner traditionnel : ai réuni les Léger, Michaux et Cioran au Petit Riche, dans un salon
particulier. Le dı̂ner est ponctué par l’antigaullisme exacerbé de Perse :
“De Gaulle, il ne relève pas de l’histoire, ni même de la préhistoire, mais de
la paléontologie.” Accès d’américanophilie : sa femme doit exercer quelque
influence, dans ce domaine-là. Au fond, c’est déplaisant. La gêne fait place
à l’hostilité. Michaux fulmine, d’abord de façon indistincte ; puis il s’écrie :
“Vous m’emmerdez avec de Gaulle. Parlons d’autre chose ou je m’en vais.”
La consternation est générale. Cioran et moi, nous ne savons où nous
mettre : nous faisons semblant de n’avoir rien entendu et nous empressons
autour de Dorothy Léger, encore plus embarrassée que nous. Perse feint
une sorte d’amusement factice et se met à raconter des histoires d’ı̂les
lointaines, de plumages et de singes. »
Tout à ses souvenirs, Alexis n’était pas revenu en France sans devoir les
confronter à la mémoire nationale. La commission d’enquête parlementaire
sur les événements survenus avant la guerre relisait l’action du secrétaire
général à la lumière de la défaite, qui lui donnait tort. Paul Reynaud s’en
donna à cœur joie. Plus grave, Maurice Saillet, au milieu de son étude
littéraire globalement admirative, dressa le premier portrait du diplomate pour le public français ; Alexis ne lui pardonna jamais cet accroc qui
faussait la réception de son image de poète victime du mal historique. Les
admirateurs de Saint-John Perse découvrirent en 1952 que le diplomate
n’avait pas toujours bénéficié des lumières du poète : « Sur le plan de
l’action politique internationale, les avis concernant Alexis Léger sont
beaucoup plus divisés et sujets à variations. Taxé de pacifisme par les uns
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et de bellicisme par les autres, on estime toutefois, de l’extrême droite à
l’extrême gauche, que ses vues sont arbitraires, “personnelles”, et souvent
plus conformes à ses désirs qu’aux réalités. [...] Selon notre propos, nous
ne donnons ici que des repères biographiques – à l’exclusion de toute sorte
de jugement qui pourrait s’y rapporter. Il nous importe peu de savoir, par
exemple, si Alexis Léger est resté fidèle ou non à “l’esprit de Locarno”
pendant les sept années de son secrétariat général – ou bien s’il est responsable, comme on l’a dit, du “Waterloo diplomatique” qu’aurait été la
conclusion du pacte germano-soviétique du 23 août 1939. »
L’étude qu’Elizabeth R. Cameron publia en 1953, dans un recueil collectif consacré à la diplomatie de l’entre-deux-guerres, offrit l’occasion d’un
redressement. Ce fut une opération décisive dans la stratégie autobiographique d’Alexis. La première étude historique consacrée à l’ancien secrétaire général du Quai d’Orsay devait répondre aux commentaires
malveillants et leur substituer une nouvelle doxa, fondée sur l’autorité de
l’université. Elle fit mieux que faire barre aux interprétations péjoratives
de l’actualité : elle est demeuré jusqu’à présent la seule étude universitaire
jamais publiée sur le diplomate. Traduite très librement par Alexis, qui en
fit la pierre de touche de son portrait diplomatique dans Honneur à SaintJohn Perse, elle fixa pour longtemps, dans le public français, l’image que le
poète voulait produire de son rôle historique.
Elizabeth R. Cameron enseignait l’histoire contemporaine au Bryn
Mawr College, en Pennsylvanie, dans les années 1940, lorsqu’une
recherche sur la politique française dans les années 1930 la conduisit à
solliciter un entretien à l’ancien secrétaire général du Quai d’Orsay, par
l’entremise de Pierre de Lanux. En 1951, lorsque les professeurs Craig
(Princeton) et Gilbert (Bryn Mawr) conçurent le projet d’un ouvrage collectif sur la diplomatie de l’entre-deux-guerres, le portrait d’Alexis échut
tout naturellement à l’universitaire qui pouvait se prévaloir de ses contacts
avec lui, favorisés par des amitiés communes sur le versant littéraire
d’Alexis, décidément serviable au diplomate. Faute de documentation assez
abondante, Elizabeth Cameron s’en remit largement au témoignage du
diplomate, qui lui accorda bien volontiers une nouvelle série d’entretiens.
Ils furent si confiants que les contacts ne cessèrent plus, et continuèrent
même par-delà la mort d’Alexis, avec sa veuve ; Cameron participa volontiers au gardiennage du temple. En 1977, elle affirma légèrement que « des
efforts avaient été faits, après la guerre pour priver M. Leger de sa citoyenneté, en relation avec ses désagréments avec M. de Gaulle ».
Sur son versant littéraire, Alexis n’était jamais interrogé sur ses responsabilités historiques, mais présenté comme une victime de la violence et de
l’injustice de l’histoire. Il était admis que sa pureté spirituelle en faisait une
proie toute désignée. Aussi son départ du Quai d’Orsay était-il invariablement attribué à Vichy, plutôt qu’à Paul Reynaud, qui n’offrait pas une
figure historique assez tranchée pour valoriser la pureté du poète. Dans
son article du Monde, par exemple, Émile Henriot affirmait qu’Alexis avait
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été « révoqué en 1940 par le gouvernement de Vichy, déchu de la nationalité française et réintégré à juste titre dans ses droits après la Libération ».
Désormais, le poète répondait du diplomate devant l’Histoire. Alexis
n’avait jamais voulu se vouer à la politique ; il avait été enlevé, contre sa
volonté, par le pèlerin de la paix ; c’est ce qu’il expliqua à Mme Pierre
Mendès France, à qui il faisait « une cour assez pressante » au dire d’Alain
Bosquet : « Alexis se lance dans l’interminable récit de ses débuts au Quai
d’Orsay, “violé” par Aristide Briand à faire une carrière pour laquelle il
n’avait, assure-t-il, pas de véritable vocation. Mendès France écoute toutes
ces vieilleries, avec une déférence un peu ennuyée. Dorothy Léger a
quelque chose d’ironique, comme si elle admirait à quel point une même
anecdote pouvait, dans la bouche de son mari, se transformer, voire se
dénaturer, pour la centième fois. Marthe de Fels, elle, baisse la tête et
semble penser : “Ah ! quel malheur, d’avoir perdu cet homme-là.” »
En abdiquant toute prétention politique, Alexis avait recouvré la bénédiction d’amis littéraires à qui ses positions antigaullistes l’auraient opposé
dans cette transsubstantation. Au lendemain du Nobel, Mauriac lui donna
son absolution d’une page de son « Bloc-Notes », malgré quelques réserves
pour les années de guerre, mais sans restriction concernant l’entre-deuxguerres : « “Je ne comprends rien à ce Perse !” m’écrivait drôlement une
amie suédoise. Moi, je crois le comprendre, et je l’aime depuis plus longtemps qu’aucun vivant, car je dois être le plus vieux de ses amis : nous
nous sommes connus étudiants à Bordeaux. Il avait dix-huit ans quand il
est venu dı̂ner chez ma mère. [...] Aujourd’hui, ce n’est jamais le poète
que j’écoute quand nous causons, mais le témoin et l’acteur d’une longue
Histoire “en misère féconde”. J’ai pu démêler ainsi les raisons du malentendu entre lui et de Gaulle qu’en fait il a toujours soutenu ; mais durant
les quatre années de l’Occupation, il n’était pas d’avis (et il ne croyait pas
que ce fût souhaitable pour de Gaulle) que les Alliés le reconnussent
comme incarnant le gouvernement officiel de la France. Or, Alexis Léger
était l’un des plus écoutés parmi les conseillers de Roosevelt, en ce qui
concernait l’Europe... Ce grand poète diplomate qui, sur la scène ou la
coulisse, vit se préparer lentement la catastrophe, sans détenir le pouvoir
de la conjurer, au milieu de protagonistes dont beaucoup appartenaient à
l’espèce la plus basse, quel refuge verbal il se sera ménagé, pour son illustre
retraite ! »
Deux ans plus tôt, Mauriac avait lavé Saint-John Perse des soupçons de
l’Histoire avec une eau plus claire, prodiguant la générosité large que l’on
doit à un confrère moins honoré que soi : « Que les coupables aient réussi
à charger de leurs propres fautes les épaules du seul homme d’État français
qui les ait dénoncées et n’y ait eu aucune part, cela surtout m’étonne 18. »
En 1952, Alexis avait collaboré de très près à l’élaboration du portrait
qu’Alain Bosquet lui avait consacré dans la collection « Poètes d’aujourd’hui » chez Seghers. La notice biographique était de son fait ; mais il avait
effacé ses traces : « je vous demande seulement de faire état de toute indication comme venant de vous-même, qui me connaissez personnellement. Il
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me serait pénible d’apparaı̂tre comme ayant pu coopérer en quoi que ce
soit à un livre sur moi-même ». Il ne fit pourtant rien d’autre, jusqu’à sa
mort, s’immisçant dans les travaux critiques, dans la biographie d’Honneur
à Saint-John Perse et dans celle de la Pléiade, qui obéissaient au même
dessein : représenter Saint-John Perse en poète très pur et Alexis Léger en
diplomate très puissant, nettement séparés, mais liés par l’union personnelle de l’homme, également prophétique sur ses deux versants.
Honneur à Saint-John Perse, présenté comme une anthologie d’hommages et témoignages littéraires, suivie d’une documentation sur « Alexis
Léger diplomate », n’avouait nullement la mainmise totale sur entreprise
de celui qui y était honoré. L’exigence tatillonne d’Alexis, et le soupçon,
conçu par Paulhan, d’un travestissement de la mémoire, furent peut-être
à l’origine de la dispute qui brouilla leur amitié vers 1963. L’affaire fut
assez grave pour que le poète réclamât ses lettres à son éditeur. Il fallait
admettre sa capacité de transfiguration si l’on voulait demeurer son ami.
La plupart d’entre eux l’avaient progressivement assimilée ; assez progressivement pour ne pas s’en scandaliser. Paulhan l’avait peut-être découverte
trop brutalement. Hélène Hoppenot, de son côté, avait de longtemps pris
le parti d’en sourire. Au vu de la prospérité des légendes persiennes, elle
songeait dès 1961 à leur postérité et s’inquiétait pour les historiens à venir :
« Dans cinquante ans, dis-je à Henri, si son œuvre se lit encore (et Henri
en est sûr) il sera impossible à ses exégètes de faire la part de la légende ou
de la vérité, tant il aura brouillé les pistes et menti abondamment. Et l’on
s’étonne qu’il y ait tant d’énigmes dans la vie de Shakespeare ! “Oh, fait
Henri il y aura bien quelques Guillemin [spécialiste de Claudel, notamment] dans ce temps-là pour rétablir les faits.” Mais que d’erreurs souvent
volontaires se sont perpétuées et seront indéracinables. » Hélène attribuait
à sa peur de souffrir son refuge « dans un monde intérieur et féerique » ;
son talent de conteur, en Amérique, lui semblait augmenté par ses difficultés matérielles : « Certains de ses réflexes sont ceux d’un enfant, c’est peutêtre parce qu’il a été élevé par des femmes à sa dévotion, aimé par des
femmes, admiré par des amies femmes, qu’il cherche à se préserver de la
douleur et des ennuis. » Cet enfant qui cachait le thermomètre pour faire
accroire qu’il avait plus de fièvre que l’instrument ne voulait le dire, et
prolonger la veille d’Hélène Hoppenot, ne valait pas qu’on appelât mensonge la négation de ses malheurs : « Ceux qui ne l’aiment pas l’appellent
“menteur”. Il m’a dit un jour : “Une chose n’a pas eu lieu si l’on se donne
la peine de la nier ou de l’oublier.” Et quand je lui ai répondu : “Je ne me
leurre jamais”, il a jeté sur moi un regard d’incrédulité, de pitié. »
Les huit cents pages de fabulations ou de manipulations textuelles qu’entérine le gros volume d’Honneur à Saint-John Perse reprenaient celles des
publications qu’Alexis avait personnellement suscitées et organisées :
l’hommage des Cahiers de la Pléiade, en 1950, celui des Cahiers du Sud,
paru en 1959, édité sous la responsabilité de Pierre Guerre, un admirateur
à la crédulité sans limites. Les témoignages individuels y étaient manipulés à plaisir. La partie diplomatique était signée d’initiales mystérieuses,
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« P.-E. N » ; Alexis l’avait organisée à sa main, comme il avait traduit à sa
guise l’étude de Cameron qui en constituait la plus grosse part.
En septembre 1963, Gaston Gallimard avait voulu découper l’énorme
volume en « six ou sept » unités, « analogues aux Cahiers Paul Claudel »
qui paraissaient depuis la mort du grand modèle, et dont Saint-John Perse
jouissait également depuis sa disparition. Alexis se déroba en invoquant
son amitié pour Paulhan, qui avait bon dos : « Indépendamment de la
répugnance personnelle à cette publication de Cahiers, il m’était pénible de
laisser trop dénaturer la conception première d’un projet dont l’initiative vous
appartient en propre et dont la longue évolution n’a cessé de relever de votre
amical regard et de votre entière appréciation 19. » C’était très exactement
tourner le dos à la réalité. L’origine du projet venait d’Alexis ; il en suivit
pas à pas la réalisation, littéralement obsédé par la partie diplomatique,
pour laquelle il réclama le secret et la maı̂trise. La hâte d’Alexis ne s’expliquait pas seulement par le désir d’être honoré par ce volume : Gaston
Gallimard en avait fait l’étape préalable à la publication d’une Pléiade,
dont il ne voulait guère. Alexis ne voulait pas mourir avant de s’être édifié
ce monument : « Je crois qu’il serait bon maintenant de hâter la publication
envisagée, écrivit-il à Paulhan en 1961, car [...] l’édition de la Pléiade ellemême doit être subordonnée, pour sa mise en train, à la parution du livre en
question. »
En 1960, fort du Nobel, Alexis avait sollicité de Gaston Gallimard qu’il
dérogeât à la règle de publication post mortem qui prévalait pour la collection de la Pléiade. Gallimard avait tièdement acquiescé, et fait patienter le
poète en consentant au gigantisme d’Honneur à Saint-John Perse. Une fois
le volume paru, et la manœuvre dilatoire épuisée, Alexis revint à la charge,
arguant de son grand âge, en mars 1966 : « il est temps, plus que temps, de
passer à la mise en train de cette édition de la “Pléiade” dont nous sommes
convenus * ».
Gaston tenta une stratégie d’évitement, en suggérant de préférence le
projet de mémoires politiques qu’Alexis évoquait épisodiquement depuis
la fin de la guerre. En 1960, après le couronnement du Nobel, Paulhan
avait invité Claude Gallimard à relancer Alexis sur ce sujet. Gaston, son
père, qui veillait encore en patriarche sur les auteurs historiques de la
maison, le relançait régulièrement. En 1963, à l’occasion d’une brève parue
dans Candide, qui annonçait l’intention d’Alexis de passer à l’acte, Gaston
lui rappela qu’il le sollicitait « depuis plusieurs années » : « Vous ne doutez
pas que je serais heureux de vous imprimer le plus tôt possible et je pourrais si
vous le désiriez vous verser vos droits d’auteur à l’avance. »
En juin 1966, à court d’arguments face à la requête d’Alexis d’entrer de
son vivant dans la Pléiade, Gaston invoqua l’insuffisance du volume de son
œuvre poétique (« Nous n’arrivons pas à atteindre les quatre cents pages »)
pour réclamer l’adjonction de « tout ou partie » du « Journal » antigaulliste
qu’Alexis prétendait avoir rédigé au cours de son exil américain : « Cette
* FSJP, lettre d’Alexis à Gaston Gallimard, le 11 mars 1966.
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publication – tout en donnant une valeur éclatante d’inédit à votre projet –
nous permettrait de franchir cet obstacle impérieux du nombre de pages auquel
je me heurte. » À ce prix, Gaston Gallimard envisageait « une issue » pour
« ce projet qui [lui tenait] à cœur », disait-il, autant qu’au poète.
Alexis feignit la colère pour se dépêtrer de la situation : comment auraitil pu publier un Journal qu’il n’avait pas écrit ? Il excipa du dédoublement
de ses personnalités politiques et littéraires, non sans contradiction, puisqu’il avait déjà prévu de publier dans la Pléiade des textes politiques
comme son discours d’hommage à Aristide Briand. Victime de l’Histoire,
depuis qu’il n’en était plus acteur, il trouvait vraiment fâcheux qu’on lui
imputât la minceur d’une œuvre amputée par la violence gestapiste. À
Bosquet, à Garaudy, à bien d’autres encore, Alexis avait dépeint le sac de
son appartement de l’avenue Camoens par la police allemande ; devant
ses éditeurs, il prétendit avoir perdu deux pièces de théâtre et un essai
philosophique. Il sut presser suffisamment Gaston pour qu’au même mois
de juin, il se prévalût de son assentiment devant Jean Paulhan : le projet
de Pléiade était remis « en train pour [lui] ». Gaston avait manifestement
transigé en acceptant une solution intermédiaire : la publication de la
correspondance inédite du poète. Alexis s’enquit auprès de Paulhan des
fonctions exactes de Robert Carlier, responsable de la collection « Poésie »
chez Gallimard à qui revenait la tâche de rassembler ces textes, et se plaignit de l’accommodement qui le réjouissait certainement : « Toute cette
inflation de papier à quoi il faudrait se résigner pour étoffer d’annexes inopportunes les mille pages de papier Bible d’une édition standard à la Pléiade est
bien contraire à toutes mes conceptions et à tous mes goûts en fait d’édition de
l’œuvre elle-même ! Et tout choix trop restreint à rejeter aux “Notes” n’arrangerait pas l’affaire. (Mais je n’entends pour rien au monde donner là quoi que
ce soit de mes mémoires politiques.) * »
Devant ses amis ou ses éditeurs, Alexis continua pourtant de faire miroiter cette chimère éditoriale. Après la publication de la Pléiade, Saint-John
Perse fit encore rêver les Gallimard : en juin 1975, quelques semaines
avant la mort du poète, Claude confia à Morand que Saint-John Perse
allait « lui donner des mémoires ». Les mille pages réglementaires ne furent
pas noircies de cette matière historique. Le premier plan dressé par Alexis
se confinait dans les limites de son œuvre poétique. Il pallia l’absence des
mémoires qu’il n’avait jamais écrits et la perte fictive de ses manuscrits
imaginaires par une correspondance qui ne l’était pas moins. Il se lança
avec ardeur dans cette œuvre en prose, inédite et inavouée. Robert Carlier
s’occupa de réunir les lettres réelles d’Alexis ; ce dernier les retoucha et
écrivit celles qui lui manquaient : les lettres d’exil, pour une bonne part,
les lettres d’Asie dans leur presque totalité. Les lettres de Chine à sa mère,
datées de la fin de la Première Guerre mondiale, furent ainsi rédigées par
Alexis dans les années 1960, pour satisfaire les exigences éditoriales de
Gallimard, et conférer à sa trajectoire une cohérence qui justifiât aussi bien
* CSJP 10, lettre d’Alexis à Jean Paulhan, le 28 juin 1966.
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son œuvre poétique que son destin historique. Morand sentit l’infériorité
de son propre personnage quand il découvrit cette correspondance :
« Après avoir lu les lettres de guerre (1915-1917) que A. Léger envoie de
Pékin à sa mère, je jette un coup d’œil sur celles que ma mère a pieusement
gardées : c’est impubliable. Écrites à la hâte, du bureau, où les attachées
n’avaient, à cette époque, que des emplois subalternes (chiffreurs ou dactylos), sans style, sans pensée, terre-à-terre, envois par la valise (au moins
Léger, c’était du thé vert de Chine, c’est-à-dire de la poésie lointaine, sur
fond de Gobi et non de Channel). »
De fait, ces « Lettres d’Asie » avaient demandé bien du travail de documentation et d’écriture ; annoncées fin 1967 à Robert Carlier, Alexis ne
les envoya finalement qu’au terme de l’année suivante. Les « Lettres d’exil »
eurent droit au même traitement, largement réécrites ou inventées pour
l’occasion. Pour l’introduction, Alexis avait d’abord songé à l’étude de
Caillois ; il se ravisa, et proposa la notice biographique annexée au portrait
que lui avait consacré Jacques Charpier dans la collection de la « Bibliothèque idéale ». Robert Carlier ignorait probablement qu’Alexis en était
l’auteur, mais il accepta que le poète reprı̂t lui-même le cours de la chronologie, à compter de l’année 1961, où elle s’arrêtait. Qui mieux que lui
aurait pu le faire ? Au terme de cinq années de labeur, le projet aboutit au
début des années 1970 ; le poète, harassé par sa grande œuvre prosaı̈que,
avait craint de ne jamais la voir publiée. Le 2 juillet 1970, il supplia Carlier
de conclure : « Santé franchement mauvaise et qui s’aggrave maintenant
sérieusement (quatre-vingt-cinquième année). Je vous en prie instamment,
hâtez, hâtez à tout prix les choses ! Après tant d’années d’attente et tant d’assistance personnelle de ma part, vous ne pouvez laisser cette malheureuse édition
tourner à l’édition posthume. (Puis-je écrire aux Gallimard pour leur demander d’alléger par ailleurs votre tâche et vous donner un assistant ? C’est mon
dernier appel, que vous pouvez prendre comme un cri d’alarme). »
Ombrageux, jaloux de son autorité et sûr de sa grandeur, Alexis contrôla
le travail de son éditeur, et lui imposa des coupes dans les études des
critiques publiées en annexe. Robert Carlier ne dissimula pas sa gêne
devant « l’opération Jivaro » qu’il avait « fait subir au texte de Caillois ».
Enfin, la Pléiade parut, en 1972. Devant Gaston Gallimard, Alexis s’en
déclara « assez satisfait ». Pour la première fois peut-être, au soir de sa vie,
ainsi justifiée devant la postérité, il exprima à son éditeur une « profonde
gratitude ». Alexis consentit à reconnaı̂tre les mérites de Robert Carlier, qui
s’était épuisé à la tâche. Il laissa entendre à Gaston que la faute en revenait
à sa maison, qui ne l’avait pas suffisamment assisté dans un projet pour
lequel elle n’avait peut-être pas marqué assez d’attachement : « Pas de griefs
à garder contre le pauvre Carlier, à qui l’on doit beaucoup dans la préparation
et la mise en train d’un tel travail : victime seulement de son surmenage, de
son insuffisance de moyens et d’assistance, aussi bien que de ses défaillances
de santé, dans le surcroı̂t de travail qu’il avait cru pouvoir assumer personnellement en marge de sa tâche régulière chez vous. »
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
L’œuvre de Saint-John Perse ne se séparait plus du message édifiant du
récit autobiographique composite qui l’accompagnait, dans l’écrin de la
Pléiade. Le lecteur y était invité à vérifier, par une étrange contradiction,
la stricte observance des règles du désintéressement séculier d’un écrivain
qui réclamait d’être honoré pour prix de son sacrifice.
Quel était le sens des transfigurations apportées par Alexis à son double
destin d’homme de songe et d’action ? Il n’y entrait pas seulement de la
vanité. Le vieillard corrigeait sa correspondance de jeunesse pour sembler
ne rien avoir dû à personne, ayant surgi comme un météore dans la France
poétique du début du siècle, sans ascendance ni soutien ; il donnait l’impression d’avoir vécu dans la force et la joie, sans faiblesse ni perte de
contrôle de soi. Ces façons de s’honorer disaient, à travers son cas biographique, les vertus qu’il reconnaissait à la poésie en elle-même. L’exemple
particulier de sa grandeur édifiait le lecteur sur la valeur générale de la
poésie. En rattachant l’ensemble de sa vie aux règles qu’il avait faites
siennes dans sa jeunesse, sans en avoir toujours eu la capacité, il s’offrait
une rédemption personnelle, mais il établissait aussi une morale universelle.
Morand reconnaissait dans la Pléiade de Saint-John Perse la figure d’un
homme qu’il ne connaissait plus depuis 1940, mais qui demeurait fidèle
au poète exemplaire qu’il avait incarné dans leur jeunesse ; c’est comme tel
qu’il l’admirait : « Alexis, je lis ta vie, je la repense, éclairée par ton œuvre.
C’est un saint qui me parle. »
En gommant la tristesse, l’incertitude et l’échec, Alexis prouvait a posteriori que sa morale de l’optimisme était saine, qui lui avait permis d’établir
sa gloire. Dans un mouvement circulaire, où la fable se fécondait sans
cesse, Alexis trouvait dans la réussite qu’il avait soigneusement organisée la
preuve a posteriori de son étoile, et de sa prédestination poétique.
La Pléiade n’était pas seulement la raison pratique du poète, dont la
bonté efficiente dispensait de discuter les réalisations circonstancielles. Elle
offrait une dernière occasion de laver son style, et de l’épurer de ses coquetteries symbolistes, mal tolérées par une oreille de la fin du XXe siècle. Dans
son vaste retour sur son œuvre et sa vie, Alexis avait amaigri sa langue, et
supprimé ses lourdeurs.
Alexis n’était plus loin de la mort, prêt à l’affronter. Il fallait encore
organiser, au deuxième degré, la réception de ses Œuvres complètes, dont
le premier dessein était déjà de conditionner par des signes biographiques
la réception de ses poèmes. Alexis distribua les points, et favorisa une
émulation dans l’éloge. Sachant qu’il pouvait compter sur sa garde rapprochée, il élargit le cercle des dévotions, et stimula le deuxième cercle en
activant le premier. Morand confie ainsi à « Guéhenno que son article sur
Saint-John Perse est celui que le poète a préféré. Il est ravi ». Alexis était
moins porté à goûter les premiers doutes émis par Mathieu Galley, dans
L’Express du 1er juillet 1973, sur la réalité de son prophétisme chinois. La
Pléiade faisait surtout fulminer les contemporains d’Alexis, qui avaient été
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assez proches de lui pour n’être pas dupe de ses transfigurations, les Massigli, Noël ou François-Poncet. Pour le reste, elle fascinait, elle agaçait peutêtre, mais elle continua, bien au-delà de sa mort, à attraper les candides.
À l’été 2004, un historien de la Chine se réjouit doctement, dans un article
de la revue Relations internationales, de trouver dans une lettre à Philippe
Berthelot, datée de 1918, une lecture qui rencontrât ses horizons d’attente ;
il avait tôt fait d’opposer la magie du poète à l’aveuglement de ses contemporains, qui n’avaient pas su deviner, comme Saint-John Perse, la nécessité
d’endiguer le communisme chinois...
La vieillesse d’Alexis se cachait derrière l’immortalité qu’il se préparait.
Les admirateurs qui le visitèrent jusqu’à la fin, Pierre Guerre ou Gloria
Alcorta, témoignèrent de l’intégrité de l’esprit malgré la déchéance du
corps. En 1979, Dorothy expliqua certaines affabulations de la Pléiade par
un lourd traitement thérapeutique : « Il faut que vous sachiez, ce qui a
toujours été tenu secret, car Alexis interdisait toute mention à sa santé, qu’il
était atteint depuis 1967 d’un cancer généralisé et qu’il a vécu depuis lors sous
le soutien et, malheureusement, les effets, d’une lourde médication contre la
maladie et les douleurs. » En août 1971, Marthe de Fels confie à Paul
Morand : « Alexis Léger ne peut plus écrire, ses doigts ne remuent pas. »
À leur dernière rencontre, en décembre 1974, il lui apparut « de plus en
plus las, restant de longues heures étendu, souffrant des reins et d’une
jambe ». À Hélène Hoppenot, Marthe raconta que le poète lui avait alors
lu « une œuvre curieuse, presque une sorte de conte ou étaient enchâssés
des épisodes de sa vie. La lecture faite par lui s’étant prolongée, Marthe,
sentant sa fatigue, lui avait proposé d’emporter le manuscrit dans sa
chambre, mais il avait refusé et continué à lire “une œuvre magnifique” ».
Le crabe ayant terminé son office, le poète poussa « un long soupir » :
« quand Dorothée est venue, elle l’a trouvé mort ».
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XXII
Prospérité de la légende
« Nous vivons d’Outre-mort, et de mort même vivrons-nous. »
« Madame, Saint-John Perse disait il y a quelques années : “la course est
faite, et n’est point faite. La chose est dite, et n’est point dite.” La course,
aujourd’hui, est faite. La chose, irréversible, est dite. » Les condoléances
que le président Giscard d’Estaing adressa à Dorothy Léger, le 25 septembre 1975, cinq jours après la disparition de Saint-John Perse, étaient
joliment tournées ; elles méconnaissaient cruellement l’espérance du poète.
Alexis n’avait pas bâti le monument de son œuvre, orné du récit de sa vie,
pour subir la loi de l’irrévocable. Conçue sur l’arête de l’ambiguı̈té, il
comptait que l’œuvre continuât à dire après sa mort.
Alexis était devenu un personnage de fiction, un personnage dont s’emparaient tous ceux qui l’avaient connu pour continuer le grand récit collectif qui élabore les légendes. Dans l’espoir de mieux voyager dans le temps,
Alexis avait confié son dépôt à la communauté littéraire ; c’était un poète
que la mort emportait, c’était le poète qui ferait pardonner certaines heures
du diplomate, si le mystère de l’alliance entre ses deux existences œuvrait
pour la postérité du personnage de légende.
Un personnage légendaire
Il n’y a pas de solution de continuité entre la vie d’Alexis, son œuvre,
et celle des autres. La plus grande modernité du poète tient peut-être à
l’autofiction permanente qui a présidé au récit de soi, en dépit de son
dédain du biographique ; son personnage a fécondé l’imaginaire de son
temps. Son œuvre autobiographique est partout, disséminée dans l’imaginaire collectif, écrite par les journalistes et les historiens, mais aussi les
romanciers, qui ont fait de l’écrivain diplomate un personnage de leurs
fictions.
Son enfance antillaise, sa jeunesse aventureuse, sa maturité de grand
commis de l’État, sa guerre hautaine et silencieuse, son exil américain, sa
gloire tardive et dédaignée, tous ces épisodes de la vie d’Alexis entrent
en résonance avec les fantasmes de ses contemporains ; ils ont prouvé, en
propageant sa légende, qu’Alexis était bien de son temps, jusque dans sa
prétention à l’intemporalité, au siècle des idéologies millénaristes.
À chaque échelon qu’Alexis avait gravi, grade ou fonction administrative, publication ou récompense littéraire, il avait inspiré des articles qui
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Prospérité de la légende
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colportaient ses légendes. Il affectait de s’en désoler et prétendait y opposer
le silence comme meilleur démenti. En réalité, lorsqu’un récit biographique sortait si peu que ce fût de son contrôle, il exerçait aussitôt sa
police. Aux fictions propagées aux diverses étapes de sa vie, la presse ajouta
un chapitre après sa mort. Après avoir produit tant d’efforts pour établir
la gloire de Saint-John Perse, ce n’était pas la moindre de ses réussites
posthumes que d’apparaı̂tre à ses confrères comme un animal non littéraire, et un poète dédaigneux de reconnaissance. Dans Le Monde, Robert
Sabatier se dit « frappé par sa dignité et sa gentillesse et par le recul dont
il témoignait vis-à-vis de la chose littéraire ». « Il n’avait rien d’un homme
de lettres » concluait-il. Pour La Croix, Saint-John Perse était, « mort en
solitaire loin des cénacles, loin des honneurs même si l’on excepte le prix
Nobel ». Le Figaro reprit le lieu commun du Janus qui avait préservé le
poète des aventures séculaires : « Lorsque l’on regarde la vie de Saint-John
Perse, une coupure fondamentale sépare sa carrière de diplomate de son
œuvre poétique 1. »
Cette partition n’empêchait pas le diplomate de jouir de sa propre
légende. Fort de son statut de témoin, Mistler certifiait ce prodige, dans
L’Aurore, qu’Alexis n’avait jamais sacrifié le service de l’État à celui de la
poésie : « jouissant de la confiance totale d’Aristide Briand, auquel son
dévouement était entier, il a toujours fait passer au premier plan ses fonctions diplomatiques ». Parmi les fictions entérinées par la presse, l’absolution communiste reçue de la plume d’Aragon ne compta pas pour rien ;
elle lavait le diplomate de la plus grande faute que lui reprochait la gauche :
sa politique de non-intervention en Espagne. Par une cruelle ironie, cette
relecture en différents épisodes se fit du 23 au 29 septembre 1975 dans
L’Humanité, qui titrait tous les jours sur les « crimes » de Franco, le chef
nationaliste qu’Alexis avait contribué à installer, et qui se préparait à exécuter, au jour de sa disparition, onze « terroristes » basques. Le 23 septembre,
l’organe du parti communiste partagea sa une entre l’Espagne et la disparition du poète, commentée par une déclaration d’Aragon à l’AFP : « Je suis
très ému. La France perd son plus grand poète du XXe siècle. Bien qu’il
fût très âgé, les derniers écrits de lui que j’ai lus ajoutaient encore à sa
gloire. » Le 26, l’auteur du mentir vrai exonéra Alexis de sa responsabilité
dans le drame de l’entre-deux-guerres, sans affaiblir sa légende d’éminence
grise : « Je parle de cette aventure singulière d’un homme qui joua ce rôle
secret sinon de diriger, du moins d’incliner la politique de son pays dans
le sens d’une paix française, et cela pendant près de vingt années. » Aragon
termina son feuilleton le 29 septembre, en même temps que Franco mit
fin au suspens espagnol : « Franco a encore assassiné. » Par un singulier
acte manqué, Aragon conclut son hommage à Saint-John Perse au moyen
d’une comparaison avec Picasso, accolant la peinture-manifeste des Républicains à l’inventeur de la non-intervention : « Et, devant la terre qui s’est
refermée sur le poète dans la presqu’ı̂le de Giens où il dort, où il a daté
en septembre 1959, à soixante-douze ans, l’un de ses plus hauts poèmes
[Chronique], j’aime à les marier, ces deux noms de la gloire, moi qui à
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
cette grande fête de Vallauris, il n’y a pas si longtemps, pour saluer le
peintre des Demoiselles d’Avignon et de Guernica, avais choisi de lire deux
poèmes miens où je n’avais guère parlé que de la magnifique impudeur
d’aimer. »
Mais dans l’ensemble, la presse ne fut pas à la hauteur de la légende
qu’Alexis voulait léguer à la postérité. Morand conçut une sorte de peine
posthume pour son vieil ami, dont la figure de pur poète ne lui semblait
guère en cette fin de siècle politisée et partisane : « Le peu d’éloges et de
commentaires suscités par la mort de Saint-John Perse n’a rien de surprenant ; si un mort n’a pas derrière lui l’UDR [Union des démocrates pour
la République gaulliste], à la grande rigueur l’Académie française ou une
veuve abusive, personne ne remarque la disparition d’un écrivain. »
Les articles ne propageaient qu’à courte échéance la légende ; Alexis était
mieux servi lorsque les journalistes se faisaient historiens. Tabouis, Pertinax, Bois, trois de ses fidèles plumes de l’entre-deux-guerres, ont laissé des
récits qui ont fixé plus durablement que les journaux les fictions inspirées
par le diplomate. Pertinax accréditait les fables d’Alexis en prétendant
contrer les fausses légendes qui l’accablaient, non sans sacrifier à un double
paradoxe : il n’était l’homme de personne puisqu’il avait servi tous les partis, sans que la permanence de son action, sous des ministres parfois
néfastes, eût jamais altéré son intégrité de grand commis de l’État ; et si
l’on croyait qu’il était de gauche, parce que la droite l’avait attaqué, et
même limogé, on oubliait qu’« en régime de Front populaire, il avait été,
dans le Parlement, la cible des communistes ». Les communistes avaient
bon dos, dont la haine garantissait que les attaques venaient de tous bords.
Bref, Alexis avait impartialement servi la France, et ne devait pas se
confondre avec la République radicale qui avait fait sa carrière.
Chez Tabouis, le récrit de l’œuvre diplomatique d’Alexis était plus
impressionniste. On n’y trouve pas une justification d’ensemble, mais on
est frappé, à chaque crise de la vie internationale, de voir qu’Alexis devançait les événements en défendant la position que la postérité sanctionnerait
comme la plus juste. En mars 1936, il exhorte Flandin à la résistance ; le
17 juillet 1936, il prévoit l’intervention allemande et italienne en Espagne,
à la veille de Munich, il n’entend pas renoncer à une Tchécoslovaquie
garantie par les dictateurs. Lorsque la politique du Quai d’Orsay devient
trop difficile à justifier, à l’heure du pacte germano-soviétique, Alexis disparaı̂t purement et simplement du récit.
D’autres ouvrages d’histoire immédiate, sans dépendre aussi étroitement
du contrôle d’Alexis, propageaient des anecdotes fabuleuses qui élevaient
son personnage au-dessus de la grisaille administrative et dessinaient son
profil de héros romanesque. Les historiens du passé très récent n’étaient pas
toujours favorables à Alexis. Il en était même pour attaquer violemment le
diplomate ; mais leur ton polémique et le caractère ouvertement pamphlétaire de leurs ouvrages atténuaient leur crédibilité, non sans renforcer le
caractère légendaire du personnage. S’ils inversaient la valeur des exagérations d’Alexis et de ses partisans, ils participaient de la même réécriture,
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qui élevait l’ancien secrétaire général au-dessus de ses attributions administratives. L’ampleur de la défaite accusait enfin les traits du fonctionnaire
modèle, qui avait déçu les habitués de Philippe Berthelot. Ses ennemis
servaient aussi bien sa mémoire lorsqu’ils lui attribuaient des pouvoirs
maléfiques, à la hauteur de sa légende.
Giulio Cerreti, publiciste prodigue, masquait son identité de communiste italien sous le pseudonyme de Paul Allard, au début de l’Occupation,
pour accabler au nom du pacifisme et de l’anglophobie en vogue les Responsables du désastre. Il lui semblait que les diplomates n’assumaient pas,
devant l’opinion, la part qui leur revenait dans la défaite : « Parmi les
accusés de Riom, il y a plusieurs hommes politiques. Un seul militaire.
Mais aucun diplomate [malgré] [...] la responsabilité primordiale du Quai
d’Orsay dans l’impréparation et le déclenchement de la guerre. » Dans son
tableau-reportage consacré en 1938 au Quai d’Orsay, le publiciste avait
déjà alimenté le mythe de l’omnipotence occulte d’Alexis : « Si la vedette
du Quai d’Orsay se nomme Pierre Laval, Flandin, Yvon Delbos, PaulBoncour ou Georges Bonnet, ils règnent, mais ne gouvernent pas : le vrai
ministre s’appelle Léger. Le vrai ministre, c’est le secrétaire général. Il est
permanent, tandis que l’autre !... Il est de la Carrière, tandis que
l’autre !... »
D’autres qu’Allard, avec plus de documents et moins de romanesque,
avaient propagé l’image de l’omnipotence du secrétaire général. Le Léger
d’Alfred Fabre-Luce n’était pas moins nocif que celui d’Allard, en étant
moins fictif. Quand le diariste du Journal de la France représentait Georges
Bonnet, en mars 1939, prisonnier de son secrétaire général, il échappait
aux généralisations hâtives et exagérées d’Allard. S’il donnait de la publicité
à une créance largement partagée par les élites françaises d’alors, il ne la
créait pas de toutes pièces : « Au Quai d’Orsay, Georges Bonnet n’est plus
qu’un prisonnier. Son président affecte de l’ignorer, son secrétaire général
refuse d’exécuter ses instructions sans ordre écrit ; ce ministre abandonné
doit chercher ses collaborateurs au-dehors. »
Les auteurs faisaient un vieux procès théologique à Alexis et sa double
prétention à l’omnipotence et à l’omniscience. Pourquoi, sachant les
erreurs de ses ministres, ne les avait-il pas redressées s’il dominait ces frêles
créatures de son pouvoir occulte et supérieur ?
Ce n’était pas le point de vue des ministres qui rédigeaient leurs
mémoires, que ce fût avec l’œil bienveillant de Paul-Boncour, le vitriol de
Reynaud ou les louanges empoisonnées de Bonnet. Vu d’en haut, le personnage demeurait prosaı̈quement un fonctionnaire. Au réflexe de
l’amour-propre, qui ne voulait pas concéder à un subalterne les pouvoirs
qui lui revenaient, s’ajoutait pour ces ministres, quand ils étaient le plus
solidaires d’Alexis, le souci de ne pas nourrir sa réputation sulfureuse,
quitte à rogner les pouvoirs qu’on lui prêtait. Cette précaution inspira la
bienveillance de Paul-Boncour lorsqu’il rédigea ses mémoires en 1943. Son
ancien secrétaire général, et la politique qu’il incarnait étaient trop attaqués
pour qu’il trouvât décent de se défausser sur lui des erreurs qu’on leur
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reprochait communément. Au premier rang venaient les illusions de la
politique de sécurité collective. Paul-Boncour reportait habilement sur ses
devanciers de droite, Millerand et Poincaré, les trop lourdes responsabilités
d’une politique orientale qui relevaient moins de la sécurité collective que
d’un impérialisme supérieur aux moyens de la France :
Dressant la silhouette de hauts fonctionnaires, sur l’horizon politique,
c’est à Alexis Léger et à Philippe Berthelot qu’on prétend en faire porter le
poids, sans doute parce qu’ils figurèrent, sous des ministres successifs, la
permanence du Quai d’Orsay. C’est faire trop bon marché des chefs dont,
après tout, ils exécutaient les ordres ; et je m’étonne que quelques-uns de
ceux-ci n’aient pas un mot pour revendiquer leur responsabilité, comme je
revendique la mienne.
Ce n’est même pas de Briand, ni d’Herriot, ni de moi-même, ni de
Tardieu, ni de Laval, ni de Flandin, ni de Delbos, ni de Bonnet – car Léger
les a tous servis, et il ne dépendait que d’eux de s’en défaire, s’il ne se
conformait pas à leur politique – que datent les pactes, les ententes avec la
Pologne, la Roumanie, la Yougoslavie et la Tchécoslovaquie. C’est au lendemain de la guerre, M. Poincaré ou M. Millerand étant ministres des Affaires
étrangères, que furent conclues ou amorcées ces alliances. C’est de là que
date l’orientation de notre politique en Europe centrale et orientale 2.
Paul Reynaud, s’il peignait à l’inverse son secrétaire général en intrigant
florentin, lui déniait, comme Paul-Boncour, les formidables pouvoirs que
ses ennemis moins informés lui prêtaient. Il ne le représentait pas en
démiurge démoniaque, mais simplement en opportuniste, munichois à
l’heure du pacifisme triomphant, qui, « le vent ayant tourné, se rangea
parmi les adversaires de Munich et travailla à se donner figure de belliciste ». Il ne lui reconnaissait pas l’importance d’un fonctionnaire toutpuissant, mais seulement l’habileté d’un homme de réseau, qui « se ménageait des appuis politiques, en faisant profiter de ses indiscrétions sur les
affaires de l’État un petit nombre de journalistes privilégiés ».
Alexis n’avait pas joué moins de tours à Bonnet qu’à Reynaud. Mais
Bonnet avait plus de raisons que Reynaud de léguer le souvenir d’un fonctionnaire dévoué et scrupuleux. Tandis qu’Alexis avait réussi à s’exonérer
de tous les péchés de l’avant-guerre, à commencer par celui de Munich,
où il l’avait pourtant remplacé, Bonnet se régalait, au début des années
1970, à se blanchir au contact du pur poète thaumaturge. Pour cela, il
convenait de ne pas salir le diplomate : « Il a toujours agi comme un
fonctionnaire ayant la plus haute conscience de son métier, résistant à
toutes les sollicitations, patriote et républicain, au sens vrai du mot. La
manière dont il a refusé toutes les offres qui lui furent faites de revenir à
sa carrière diplomatique, la dignité avec laquelle il a vécu indépendant et
pauvre à l’étranger sont la marque de son caractère et témoignent de sa
volonté d’indépendance. » Mais à chaque pas où son pied avait dérapé,
l’ancien ministre se rattrapait à Alexis. C’est à Munich que le concours du
secrétaire général était le plus précieux. Bonnet, à vrai dire, parvenait moins
à s’absoudre à son contact, qu’à l’entraı̂ner avec lui dans cet enfer de la
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mémoire nationale : « Au moment des difficultés relatives à la Tchécoslovaquie, je n’ai eu aucun différend avec Léger. Bien au contraire. Il fut, dans
toute cette période, de jour et de nuit à mes côtés ». Nouvelle étreinte
(salvatrice ou mortelle ?) avec les accords Bonnet-Ribbentrop : « Je trouvais
auprès de Léger la même compréhension quand il s’agit de préparer la
déclaration franco-allemande de décembre 1938. Je demandais qu’il fût à
mes côtés dans mon entretien avec Ribbentrop qui avait, lui, à ses côtés,
son ambassadeur à Paris. Je vois encore, le 6 décembre 1938, Alexis Léger
face à Ribbentrop dans mon bureau du Quai d’Orsay. Contraste saisissant !
La finesse, la bonté et l’intelligence de l’un s’opposent à la grossièreté, la
dureté et la sottise de l’autre. »
Georges Bonnet embrassait Alexis d’un baiser empoisonné. L’insinuation et l’antiphrase instillaient le venin du soupçon. Pour l’insinuation,
Bonnet passait par le détour d’un ami, qui était un ennemi d’Alexis :
« Nous avons eu ensemble une collaboration cordiale, et je n’ai jamais
songé à me séparer de lui. Anatole de Monzie, qui était ministre des Transports, m’a souvent interpellé à ce sujet. Dans son livre Ci-devant il a écrit :
“Georges Bonnet n’a pas osé congédier Alexis Léger. [...] Il a accepté d’être
trahi plutôt que de brusquer et d’innover.” Le jugement de Monzie, dont
la merveilleuse intelligence était souvent brouillée par la passion, est injuste
et inexact, aussi bien pour Léger que pour moi-même. [...] J’ai la certitude
qu’Alexis Léger exerçait ses fonctions avec une loyauté extrême. »
L’antiphrase consistait en dénégations qui ne trompaient pas ses
contemporains les mieux informés, puisque Bonnet se concentrait sur les
points notoirement faibles du secrétaire général. Que penser de ce jugement sur le secrétaire général accusé tous azimuts d’organiser des fuites à
sa convenance, que Fabre-Luce avait dépeint en « nonchalant créole » :
« D’une puissance de travail sans limites, d’une exactitude exemplaire, il
était silencieux et discret pour tout ce qui concernait les affaires et les
hommes qu’il dirigeait » ? Comment croire à ce démenti, quand tous les
salons parisiens avaient bruissé des cliquetis de leur duel : « Bien entendu,
nous avions fort à faire l’un et l’autre pour dissiper les bruits que les
malveillants tentèrent parfois de faire courir. La presse s’en emparait. On
annonçait que nous étions en désaccord sur telle ou telle question fondamentale de la politique étrangère ou que j’allais nommer un autre secrétaire
général. Tout cela ne reposait sur rien. Mais nous nous entendions pour
dissiper ces nouvelles tendancieuses. »
Bonnet renforçait et minait la légende du diplomate, lui prêtant toutes
les vertus qu’il revendiquait pour son personnage, non sans lézarder son
portrait de subtiles craquelures. Alexis avait été bien attrapé qui, à la grande
surprise des Hoppenot, s’était obligé à louer ces mémoires, quel que fût son
dépit intime d’être représenté en courtisan obséquieux : « Parfois, [notre]
conversation sérieuse et prolongée était interrompue par l’arrivée dans mon
bureau, par un escalier intérieur, de mon jeune fils Alain, cinq ans, qui
venait me dire bonsoir. Léger interrompait alors son entretien diplomatique. Il accueillait l’enfant avec quelques mots pleins de gentillesse. Et
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quand celui-ci était parti il me disait : “Comme c’est agréable, comme c’est
reposant, l’apparition de ce petit.” » Aussi bien, Bonnet reprenait-il l’exacte
stratégie d’Alexis, qui rédimait son personnage diplomatique par son prestige de poète : « Je pense, qu’en définitive, Léger a eu raison de ne pas
revenir au Quai. Il aurait beaucoup souffert en constatant à quoi était
réduit désormais le poste de secrétaire général qu’il avait occupé avec tant
d’éclat. Il s’est consacré à la poésie. Et il a bien servi la France puisque
Saint-John Perse a obtenu le prix Nobel et que son nom est connu et
admiré aujourd’hui dans le monde entier. »
Pour le reste Alexis a disparu des mémoires de tous ceux que son attitude
avait déçus ; ils ont préféré se taire plutôt que de l’attaquer. De Gaulle ne
le cite pas dans ses Mémoires de guerre. Churchill et Eden, n’ont pas davantage honoré l’anglophile devenu ami de l’Amérique. Vansittart l’a très allusivement cité dans ses mémoires, sans s’attarder sur une longue amitié qu’il
aurait autrement honorée si Alexis était demeuré à Londres auprès de lui.
Les portraits spécifiquement consacrés à Alexis portaient moins loin que
ces mémoires d’acteurs du drame national. Pierre Guerre entérina avec une
admiration impavide les anecdotes fabuleuses de son grand homme. Le
Saint-John Perse hiératique de Pierre Oster Soussouev était conservé à
l’abri du temps ; l’angle intime de la vision n’avait pas pour but d’inscrire
le poète dans son siècle, mais seulement dans l’humanité. Le portrait
d’Alain Bosquet est autrement complexe. Investi par le poète lui-même
dans les fonctions de gardien du temple persien, son hommage posthume
n’a pas la statique des autres portraits. Il est travaillé d’un doute historique, naturel à un écrivain qui s’était engagé dans le tumulte du siècle au
moment où Alexis s’en était désengagé. Bosquet redoutait parfois d’avoir
été victime d’un abus de confiance, pour user d’une expression chère à
Alexis ; c’est ce qu’il exprima devant Marthe de Fels quelques jours après
la mort du poète : « Je lui fais part de mes réserves au sujet du volume
de la Pléiade, entièrement préparé et mis au point par Perse : les éléments
biographiques – surtout à l’époque de Munich – y sont tendancieux, tandis
que ses lettres, sans qu’il ait consulté leurs destinataires, apparaissent avec
des coupures, des omissions, des arrangements qui lui donnent toujours le
beau rôle. Je ne lui cache pas mon malaise : tout, dans la vie littéraire de
Saint-John Perse, a été orchestré par lui, sans faille ni humilité naturelle. Sa
majesté nous est connue, ainsi que sa façon de dominer son œuvre, au
même titre que ses amitiés. Cette image, au fur et à mesure que les témoins
disparaissent, qui pourra la corriger ? [...] On ne connaı̂tra jamais de SaintJohn Perse que la parade, la solennité, la grandeur étudiée, le mythe, la
légende, le personnage privé de ses angoisses et de ses simplicités. Je me
ferai peu à peu à l’idée que l’osmose entre l’œuvre et l’homme n’est pas
un superbe artifice. Mais, quelque part, j’en souffrirai. »
Un personnage de fiction
« Les conditions même de son exil, sa solitude, sa fierté en faisaient une
espèce de héros de roman dont les avis et les conseils étaient recherchés
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avec insistance. » Ce témoignage du gaulliste de New York, Guy FritschEstrangin, permet d’imaginer par quel mécanisme la fascination qu’Alexis
exerçait sur ses contemporains a permis au personnage qu’il avait élaboré
avec autant de soin que son œuvre écrite de se trouver assimilé à elle, et
mieux encore, de se trouver capable de contaminer l’œuvre d’autres écrivains sans parler des peintres comme Braque, ou des musiciens comme
Darius Milhaud, qu’il inspira. Raymond de Sainte-Suzanne, dans son journal, affublait de pseudonymes les personnages du drame historique qu’il
chroniquait. Ce modeste paravent à l’indiscrétion d’un lecteur indésirable
tenait en général à d’aimables calembours sur les patronymes : Bonnet
devenait « Petit Chapeau », et Boisanger « Bois des Anges ». Crouy-Chanel
était rapporté à l’origine géographique de son nom : « le Brabançon ».
Alexis seul tenait de la fiction, qui devenait Axel, affilié au personnage
sombre et sévère de Villiers de L’Isle-Adam, auteur familier au secrétaire
général. Le maı̂tre du jeune Axël, s’appelait Janus, et l’enjeu de sa vie
consistait à décider s’il fallait se tourner vers les trésors séculiers ou vers le
renoncement, afin de posséder toute chose en esprit ; le modèle n’était pas
mal trouvé. Mais Alexis n’évoquait pas seulement des personnages littéraires ; il en inspirait. Il envahissait l’imaginaire de son temps, sous son
nom propre ou bien déguisé en personnage purement fictif. Les livres
qu’il n’avait pas écrits en puisant dans la matière si romanesque de la vie
diplomatique, il les inspirait. Le talent dont il avait privé son œuvre poétique se retrouvait, éparpillé, dans les œuvres des autres.
Ces personnages fictifs dont Alexis a provoqué la naissance tissent une
sorte d’œuvre romanesque disséminée. Elle est facilement repérable lorsque son personnage a investi la littérature sous son nom propre. L’autofiction de Bodard, le réalisme militant d’Aragon, les règlements de comptes
littéraires de Peyrefitte, l’unanimisme de Jules Romains, le souci du réel
sartrien, ont convoqué des personnalités historiques pour en faire des personnages fictionnels, de leur vivant, sous leur identité d’état civil. La bourgeoisie avait pris le pouvoir dans les démocraties occidentales ; l’histoire se
vengeait d’elle, en envahissant son imaginaire. Lucien Bodard s’intéressait
moins à Alexis qu’à Berthelot, qui touchait de plus près à son père. L’un
comme l’autre figuraient d’excellents personnages romanesques. L’Alexis
de Bodard tenait son aura de son prédécesseur ; c’est à ce titre qu’il fascinait sa mère, qui lui reportait la passion que Berthelot ne pouvait plus
cristalliser. Chez Pierre-Jean Rémy, Alexis apparaissait comme un personnage puissamment évocateur, goûté par un ambassadeur dont le nom de
Blériot, masquait mal celui d’Henri Hoppenot 3. Ici Alexis faisait rêver,
sans féconder une œuvre.
Aragon ? Comme Alexis, il avait affaire avec une vocation littéraire, qu’il
ne savait pas concilier avec un métier. Il admirait de loin, et redoutait sans
doute, le sort qu’Alexis avait ménagé à sa vocation dans les chancelleries.
Pour lui, le parti communiste jouait en quelque sorte le rôle que le Quai
d’Orsay avait tenu chez Alexis. Saint-John Perse poète admiré, modèle
ambivalent, habitait l’œuvre romanesque d’Aragon, en entrant dans la
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composition de créatures littéraires qui n’avouaient pas l’emprunt, mais
aussi sous son nom propre, parmi les deux cents personnages réels et fictifs
des Communistes. De ce long réquisitoire, la légende d’Alexis ne sortait pas
grandie. Aragon mêlait le regard critique de l’historien militant à la sensibilité du témoin ébloui pour restituer le secrétaire général à son exact rôle
historique, à travers la conversation d’un ministre, doutant de la sincérité
du diplomate dans les négociations franco-russes, et de son visiteur, persuadé de sa bonne foi. Le ministre attaquait :
— [...] tenez, il y a une quinzaine... j’ai rencontré Léger, pas le peintre,
celui du Quai, le poète d’Anabase... Alexis...
— Il était pour l’alliance russe, celui-là !
— Je le croyais... il m’a dit... Watrin, les choses ne sont pas toujours
comme elles paraissent... Léger jure qu’il n’a jamais cru qu’on pouvait s’entendre avec les Russes... dès le premier jour... Alors, je lui ai demandé :
« Mais pourquoi avez-vous poussé aux pourparlers contre le sentiment de
votre ministre ? » Parce que Bonnet, vous imaginez, il a tout fait pour qu’on
ne parle même pas ! Il m’a dit, Léger : « Si on n’avait pas parlé... les gens
auraient gardé de ce côté-là un espoir, un rêve... Il fallait parler, pour prouver
que c’était impossible de s’entendre... et même, tenez, c’est moi, Léger, qui
ai imaginé, exigé, sachant bien que c’était impossible, qu’on envoie des militaires... pour que lorsqu’on romprait, quand les Russes rompraient, la chose
soit plus sensible à tous... » Alors, je lui ai dit : « Léger, dites donc, c’est dans
cet esprit-là qu’on a engagé les pourparlers ? » Il m’a dit : « Oui... dans cet
esprit-là 4... »
L’exposé des motifs est trop convaincant pour qu’Aragon n’ait pas
entendu ces propos de la bouche même d’Alexis. Il le certifia à la libération : « M. Alexis Léger m’avait déclaré qu’il n’avait jamais cru à l’alliance
russe, et avait tout fait pour en rendre l’échec plus éclatant 5. » De fait,
dans sa nécrologie publiée dans L’Humanité, Aragon se souvenait d’avoir
sollicité un rendez-vous au secrétaire général, au bénéfice d’Elsa, en 1939,
« à la fin du mois d’août », c’est-à-dire au lendemain du pacte germanosoviétique.
Le Léger de Roger Peyrefitte affronte la postérité grêlé par les piques
d’un écrivain diplomate qui en jalousait un plus grand que lui. Peyrefitte
lui reconnaissait le mérite d’avoir conservé une forme d’anonymat littéraire, mais il lui reprochait, dans Les Ambassades, d’être passé du pacifisme
briandien au « vaste complot contre la paix ». Pour le reste, le Léger de
Peyrefitte chérissait, avec la poésie, le pouvoir et les mondanités ; bref, il
ressemblait à son peintre. Chez Sartre, comme chez Jules Romains, Alexis
ne faisait que passer, pour seulement créer un effet de vraisemblance historique. Sa silhouette se profilait, comme aux actualités, pour donner de la
profondeur à une fresque qui valorisait au premier plan des personnages
fictifs. Dans Les Chemins de la liberté, Alexis se tenait derrière Daladier,
qui revenait de Munich en maudissant « les cons » venus lui faire un
triomphe. Le portrait du tout nouveau secrétaire général était poussé plus
loin dans Les Hommes de bonne volonté ; Jerphagnon, qui était un peu Jules
Romains, voulait s’en faire un ami :
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— À l’instant du fromage, Jerphanion demande :
— Tu as vu Léger hier. Comment cela s’est-il passé ?
— Pas mal. Il reste évidemment un peu épaté d’avoir décroché à son âge
un poste pareil. Et inquiet. Donc disposé à l’amabilité, à l’indulgence. Je l’ai
appelé : « Monsieur le secrétaire général » au moins six fois. J’ai fait allusion
à ses poèmes. Hein ? Tu ne me croyais pas capable de tels raffinements ?
— Ils sont très bien, ses poèmes. Jallez les apprécie beaucoup. L’homme
lui-même a du charme, je trouve. J’aimerais m’en faire un ami ; mais il est
élusif.
— Il m’a dit plusieurs choses fort intelligentes, et qu’il semblait penser
sérieusement. Ce qui me gêne, c’est un je ne sais quoi de biscornu... j’appellerai ça volontiers le côté Nouvelle Revue française de sa vie...
— ... qui vaut bien évidemment le côté Revue des deux mondes ; mais je
te comprends. Nous sommes plus carrés que ça.
À Paulhan, Jules Romains précisa ce qui le gênait chez Perse : son côté
féminin. Cela fit beaucoup rire Paulhan, qui savait le grand cas qu’Alexis
faisait de sa virilité...
L’hommage des écrivains à la puissance poétique d’Alexis, et à ses talents
de conteur, était plus subtil quand ils ne convoquaient pas son personnage
au titre d’une caution historique, mais qu’il s’imposait à leur inspiration
romanesque. Rien d’étonnant à ce que la figure mystérieuse d’Alexis contaminât l’imaginaire de ses contemporains quand il partageait sa vie avec
une romancière. Le personnage d’Erik Brandt formait la matière même de
Parmi les hommes, le roman à clés de Karen Bramson. Mais dans ce cas,
c’est le livre qui devait à Alexis sa postérité, plutôt que l’inverse ! Il entrait
aussi facilement par infraction dans les livres des romanciers qui étaient
ses amis ; par bonheur, ils avaient plus de talents que ses maı̂tresses. Dans
L’Homme pressé, si Placide est un peu Jean Giraudoux, Pierre, le héros, est
beaucoup Paul Morand ; mais il doit à Alexis les épisodes les plus aventureux de son passé. Hedwige, la jeune épousée de Pierre, réclamait à Placide,
l’intellectuel myope, qu’il lui racontât la vie de son mari ; Placide lui racontait celle d’Alexis : « Il a trouvé dans un désert de Mongolie un immense
crâne de cheval (du cheval de Gengis Khān, a-t-il tout de suite prétendu),
un crâne maléfique qui semait la ruine et la mort et qui a d’ailleurs fini
par faire capoter leur avion. Ce chanceux de Pierre fut le seul rescapé de
l’accident. » Connue par Marie Laurencin, peut-être, ou de la bouche
même d’Alexis, l’anecdote avait suffisamment frappé Paul Morand pour
qu’il en fı̂t la matière d’une nouvelle, publiée en anglais, loin de la curiosité
jalouse d’Alexis : « Le cheval de Gengis Khān 6. » Pour que l’emprunt ne
parût pas un vol, Morand attribuait la découverte du crâne à un personnage qu’il baptisait sans mystère Erik La Bonne, reconstituant ainsi, auteur,
inspirateur et patronymie, le trio du concours de 1913 et de la Maison de
la presse. Pour le reste, le personnage hâtivement ébauché devait moins à
Alexis, le cavalier chinois, qu’à Eirik Labonne, l’excentrique diplomate :
« Parti de Pékin, il entendait regagner l’Europe à cheval, car il redoutait
bien moins de mourir de froid que d’étouffer dans la chaleur du transsibérien. Depuis plusieurs jours, il cheminait ainsi, tout seul, chantant Parsifal
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à gorge déployée, ses longues jambes battant les flancs de son cheval mongol ; et comme son costume était inattendu dans ce genre d’expédition
– un pardessus de ville cintré à la taille, des pantalons, un col montant
amidonné et un chapeau gris (qu’il portait par principe) – il ne manquait
pas de provoquer un étonnement considérable parmi les Chinois qu’il
croisait. » La fin parisienne de la nouvelle reprenait exactement le récit
persien : l’offrande à Marie Laurencin, devenue Lady Cynthia D., la malédiction attachée à l’objet et l’expédition nocturne pour s’en débarrasser,
dans la Seine, depuis le pont de l’Alma.
Alexis avait fait si forte impression sur Paul, dans l’entre-deux-guerres,
que le romancier rédigeant L’Homme pressé, au début de l’Occupation,
s’identifiait deux fois à lui : à travers son double Pierre, à qui il prêtait les
aventures chinoises d’Alexis, mais aussi par le truchement de la femme
qu’il lui donnait, Hedwige, qui prononçait les « r », « à la créole », et racontait les mêmes histoires d’enfance baignée dans de l’eau-de-feuilles-vertes :
« Quand j’étais petite, ma nourrice me donnait des bains de rhum. Ça
m’a dégoûté du rhum à tout jamais. » Morand, romancier, réalisait très
exactement la recommandation d’Hélène Hoppenot, à qui Alexis avait
raconté la même histoire, chez Marthe de Fels : « Enfant, ses servantes
mélangeaient à l’eau de son bain cinq litres de rhum blanc et, lorsqu’elles
détournaient la tête, il plongeait son visage et lampait une gorgée du breuvage (à ce moment je pense “Vraiment, il va trop loin !”) Mais Marthe de
Fels dit : “Oui, votre mère me l’a raconté : elle vous a surpris un jour.”
Ce qui gêne les interlocuteurs de Léger c’est qu’ils ne peuvent faire le point
de départ entre la réalité et la fiction de ses récits. Ses ennemis disent de
lui : “Un charmeur doublé d’un menteur.” La sagesse est probablement
de ne pas se soucier de leur véracité et de les prendre comme des
ébauches de poèmes. » Morand les terminait en roman.
La postérité romanesque du personnage d’Alexis est plus intrigante chez
Aragon ; l’influence y est diffractée par la distance ; l’inspiration du romancier bénéficie du souffle légendaire que ne facilite pas la familiarité.
« L’homme double » des Beaux Quartiers, hanté par le péril de la guerre et
le désir de fuite (« Toute ma défense est dans cette duplicité, dans ce
maintien pour nous d’une oasis. Fuir ! Ah, peut-on fuir vraiment ? »),
devait peut-être au secrétaire général qu’Aragon avait rencontré à quelques
jours de la mobilisation générale. Dans Les Voyageurs de l’Impériale, le petit
Pascal Mercadier semble plus sûrement façonné sur le modèle du poète de
« Pluies », « Neiges » et Vents : « Il vient de commencer un nouveau cahier,
et il a écrit en tête : Les Forces et les Rêves. Le premier poème est sur
les fleuves. Puis viendront les océans, les orages, les volcans, les geysers, les
aurores boréales, naturellement. »
Embaumé comme poète
D’outre-tombe, Alexis veillait encore sur sa mémoire. Il avait protégé sa
dépouille de diplomate dans la grande ombre que faisait son œuvre poétique, et organisé sa postérité littéraire. Sur ce versant, sa mémoire n’était
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pas menacée. Avant le Nobel, Alexis était si peu connu du grand public
qu’il ne valait pas de s’y attaquer ; après le Nobel, la consécration internationale intimidait les critiques. Mauriac les réservait à ses confidents. Il
avait confié à Michel Droit : « Sa poésie m’ennuie un peu... On peut
même dire que ses vers sont tout à fait exécrables ».
Morand réservait ses piques à son journal : « Saint-John Perse a été
d’abord F. Jammes (Éloges), puis Claudel (Vents, Exil, etc.). Sera-t-il
demain Leconte de Lisle ? » Deux jours après la mort de son ami, il eut
cette épitaphe cruelle : « Que court est le chemin entre l’avant-garde et le
rétro ! » Pour le public, bonne âme, Morand entrait volontiers dans les
vues d’Alexis sur ce que devait être un pur poète : « Il était très mystérieux,
on ne le voyait presque pas, il ne fréquentait absolument personne ; sa vie
rappelle celle de Larbaud. Il ne se mêlait pas à l’agitation de Paris, aux
étudiants, pas plus qu’à la vie mondaine. Il avait un appartement dans
lequel il n’y avait qu’une malle : vie absolument poétique, c’est-à-dire très
peu située dans l’espace et le temps 7. »
Bonne ou mauvaise, l’image du poète s’imposait au détriment du souvenir du diplomate. Alexis l’avait voulu ainsi. Mais il n’avait pas laissé au
hasard sa postérité littéraire.
Au contraire, il l’avait verrouillée, après avoir orchestré la réception de
son œuvre ; il laissait d’outre-tombe Marthe de Fels y veiller. Deux jours
après sa mort, elle réunit quelques amis fortunés autour de ce projet :
« Faire quelque chose pour la mémoire d’Alexis Léger. » Hélène Hoppenot,
qui avait été conviée, s’agaça de ces bavardages inutiles ; il ne sortit rien
de la réunion que le numéro d’hommage programmé par la Nrf et de
vagues promesses de Marthe : « Je suis résolue à ne leur donner aucun
document ni une seule lettre, peut-être aiderai-je la Bibliothèque d’Aix
pour installer le fonds Léger, pour le reste je veux bien qu’il se forme,
comme pour Claudel et Jean Cocteau, une Société. Je veux bien leur laisser
la disposition de mon salon – une fois par an. » Le legs de la bibliothèque
du poète à la ville d’Aix-en-Provence et le projet de société fusionnèrent
finalement pour accoucher d’une Fondation Saint-John Perse.
Inspiré par Pierre Guerre, Alexis avait adhéré au principe d’une Fondation, sur le modèle américain, à la fois musée, centre de recherche et
maison d’édition, dont les collections reviendraient à la ville d’Aix-enProvence. En novembre 1975, Pierre Guerre fit la tournée des proches
d’Alexis. Son itinéraire passa naturellement par les Hoppenot : « Il
recherche les lettres, les articles d’Alexis, sans espoir de trouver des manuscrits inédits, car il semble que tout ait été publié ; il cherche aussi à recueillir des fonds pour l’installation de ses livres à la Bibliothèque d’Aix. » Les
statuts de la Fondation, inaugurée en 1976, prévoyaient la défense de la
mémoire littéraire de Saint-John Perse. Le fonds diplomatique, qui est
d’importance, ne fut guère valorisé par les pionniers de la Fondation, à
commencer par Dorothy Léger, qui veillait jalousement sur la mémoire de
son mari. L’institution était conçue comme un conservatoire de la
mémoire, qui devait entériner, défendre et propager la légende persienne.
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Ce ne fut pas sans poser des problèmes à mesure que se dilua, au sein de
la Fondation, l’influence des proches du poète et de ceux qui, l’ayant
côtoyé, considéraient d’un œil suspicieux l’historicisme des nouveaux
venus, qui ne l’avaient pas connu personnellement. Dans les années 1990,
sur la base des manuscrits déposés à la Fondation, des universitaires
commencèrent à fendiller le masque du Grand Poète, en donnant une suite
scientifique aux doutes que certains critiques attentifs avaient exprimés dès
la parution de la Pléiade. Des travaux philologiques s’employèrent à restituer l’œuvre du poète à son temps, sans susciter les recherches proprement
historiques qui auraient décloisonné les versants séparés du poète et du
diplomate, pour restituer l’homme à son unité.
Le déséquilibre des recherches universitaires, presque toutes consacrées
à Saint-John Perse, au détriment du destin politique d’Alexis Léger, permet
d’imaginer ce que pèse le souvenir du diplomate dans la mémoire collective. Vouée à la mémoire du poète, la Fondation Saint-John Perse a pourtant laissé une vaste documentation politique, serviable à l’historien des
relations internationales. L’activité éditoriale reproduit ce déséquilibre. Elle
n’assure une postérité au diplomate que depuis peu, à la faveur de la publication de souvenirs de collaborateurs. L’élégant portrait d’Étienne de
Crouy-Chanel a été conçu comme une défense et illustration. Les carnets
de Raymond de Sainte-Suzanne, notes saisies à vif, ont été exhumés après
sa mort. Pour le reste, la foisonnante collection des Cahiers Saint-John
Perse, les Souffles de Perse publiés par la Fondation, les études savantes, les
numéros spéciaux de périodiques (Europe, Revue des deux mondes) propagent généralement le souvenir d’un poète dont on rappelle qu’il fut un
diplomate considérable, sans jamais creuser les apparences. Fendillé, le
masque de Saint-John Perse laisse voir un nouveau poète, non pas un
nouveau diplomate.
En dehors de la Fondation Saint-John Perse, les lieux de mémoire qui
participent à la postérité d’Alexis saluent invariablement le poète et relèguent
la trajectoire de diplomate au rang de preuve de l’honorabilité du poète.
Il y a un lycée Saint-John Perse, à Pau, dont les élèves ignorent probablement tout d’Alexis Léger ; une rue (ou plutôt une allée) Saint-John Perse,
à Paris ; un hommage sculpté par Patrice Alexandre, au jardin des Plantes,
où Alexis traı̂nait avec Mélanie de Vilmorin ; un musée Saint-John Perse,
en Guadeloupe, qui ne doit rien à la gloire diplomatique d’Alexis Léger.
La biographie proposée par le site Internet du lycée Saint-John Perse, aimablement édifiante, honore l’espoir d’Alexis que la postérité de son œuvre
poétique n’ait pas à pâtir de son passé diplomatique (on pourrait en dire
autant de la biographie proposée sur le site de la fondation Nobel, sans
parler de la Fondation Saint-John Perse ou de la notice de Wikipédia) :
« Il fait ses études à Pau, puis embrasse une carrière diplomatique (ambassades de Pékin, Corée, Japon, Quai d’Orsay à Paris). Il s’opposera avec
acharnement à la politique dite d’apaisement à l’égard d’Hitler, ce qui lui
vaut d’être révoqué, en 1940, par le gouvernement de Vichy : il s’exile aux
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États-Unis. Ce long exil explique la méconnaissance dont il fut l’objet en
France jusqu’en 1960, où il reçut le prix Nobel de littérature »...
Le diplomate excusé par le poète
« Léger, un matin, trouve sur sa table le décret qui nomme à sa place
François Charles-Roux [...] Il s’éloigne, sa carrière est terminée. Saura-t-il
encore ressusciter en lui ces doubles qu’il a eu le tort d’étouffer : le poète
d’Anabase, le médecin espagnol, le rêveur des Antilles ?... » En 1940, FabreLuce se hâtait d’éloigner Alexis du Quai d’Orsay ; juge implacable du
diplomate, il voulait bien lui pardonner s’il redevenait poète. Le chroniqueur politique, qui croyait au même ciel littéraire qu’Alexis, l’avait trouvé
coupable de se commettre dans un emploi pour lequel il n’était pas fait,
sans l’envisager avec la légèreté des Morand, Giraudoux, ou Chadourne :
« Ce n’est peut-être pour eux qu’une façon de continuer leurs voyages,
de nourrir ainsi leur talent. D’autres, qui hésitaient entre deux destinées,
s’enferment dans la moins belle. »
À sa mort, le diplomate reçut l’absolution de ses plus grands adversaires
grâce à sa vieillesse strictement poétique. Dans son exil américain, Alexis
avait compris que sa transsubstantiation l’exonérerait, sous l’espèce poétique, de ses fautes politiques.
Gaston Palewski a formulé de la façon la plus frappante ce rachat du
diplomate par le poète. Dans la nécrologie informelle qu’il lui consacra
dans la Revue des deux mondes, le gaulliste pardonna au diplomate au nom
de son œuvre poétique. Il n’éludait pas ses griefs politiques ; il regrettait
qu’« ayant séduit Briand de ses grâces félines il eût pris la place de ce
grand Philippe Berthelot » qu’il aimait de tout son cœur. Après s’être réjoui
hâtivement de son attitude dans les années 1930, et avoir porté au crédit
du secrétaire général les insultes que l’histoire avait transformées en brevet
d’honorabilité, « belliciste » ou « valet de l’Angleterre », il en venait au
cœur du problème : « Pourquoi faut-il qu’en 1940, à Londres, il n’ait pas
compris que la légitimité de la France était avec ceux qui attestaient par
le combat, mais aussi par la défense des intérêts français, la fidélité aux
alliances ? » Palewski reprochait surtout à Alexis sa promotion de la loi
Treveneuc : c’est « en vertu de cette conception qu’avaient été préparées
cette monnaie étrangère, cette administration des territoires occupés par le
commandement anglo-américain que nous réussı̂mes à mettre en échec et
qui auraient laissé la partie belle aux communistes ; car ceux-ci seraient
paradoxalement devenus les représentants de l’indépendance nationale ».
Mais à la mort du poète, il voulait bien lui trouver les excuses qu’il lui
refusait à la libération : « Il croyait que le pays aspirerait à voir revenir la
IIIe République, alors qu’au moment où la guerre devenait victorieuse seul
de Gaulle représentait pour le pays ceux qui, en son nom, n’avaient jamais
cessé le combat. » Pour finir, le gaulliste accorda son pardon au diplomate,
rédimé par la gloire de Saint-John Perse : « Si je rappelle ce vieux conflit
devant la tombe ouverte du poète, c’est qu’il faut expliquer comment s’est
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perpétué ce dissentiment qui a éloigné de nous une valeur française à un
moment où la poignée d’hommes que nous étions avait tant besoin de ces
hautes cautions. Le politique s’est trompé. Ceci ne nous empêchera pas de
nous incliner devant le poète. »
François Seydoux résumait : « Quelle qu’eût pu être, plus tard, son
action diplomatique, il ne se serait pas acquis la gloire littéraire devant
laquelle la plupart s’inclinent. » L’argument était réversible ; ailleurs,
Seydoux l’avait servi sous la forme d’une réprimande au secrétaire général :
« On pouvait se féliciter que le poète fût un diplomate. On ne pouvait
guère imaginer qu’il pût être un administrateur. » Hervé Alphand, qui
salua avec ferveur Berthelot, dans son discours d’adieu à la carrière, le
7 février 1973, omit soigneusement de citer Alexis Léger, l’adversaire du
général de Gaulle. Peu recommandable dans son habit diplomatique, il le
redevenait comme poète. Plus loin, dans son discours, il pleura « la disparition de Claudel, de Giraudoux, et l’absence de Saint-John Perse ».
Seul Combat, dépositaire du gaullisme résistant, avait voulu faire « sonner une note discordante » dans « la presse unanime » lorsque le prix Nobel
avait été décerné à Saint-John Perse. Henri Cazals revendiquait le droit
d’« analyser la formation d’une légende » (« rien n’a été dit sur lui qu’il
n’ait lui-même lancé ou suggéré en parfaite éminence grise qu’il fut ») en
se situant à la soudure entre la poésie et la politique. Malgré son « admiration » pour « l’œuvre du poète », il lui refusait le bénéfice de l’hétérogénéité, dont il ne donnait pas lui-même l’exemple : « Cet homme qui
répétait à l’envi que sa vie privée n’intéressait pas le public, qui ne voulait
pas qu’on fasse même allusion à sa vie administrative, qui se disait tout
entier dans son œuvre, calligraphiait lui-même les légendes de ses photos
face à la mer ou au désert et depuis quelques jours se répand en anecdotes
sur sa jeunesse ou ses voyages, en explications sur les pavillons de ses
bateaux ou ses plaisanteries d’enfant terrible de la diplomatie. » Derrière le
jugement moral que Cazals portait sur une posture qui lui semblait une
imposture, se profilait un verdict esthétique. Pour une fois, le poète ne
sauvait pas le diplomate ; au contraire, la conduite de celui-ci contaminait
l’œuvre de celui-là : « Sait-il que c’est la grandiloquence qui risque un jour
de vieillir son œuvre ? » Mais la mort d’Alexis emporta ces ultimes réticences ; aucune nécrologie n’eut la sévérité de Cazals en 1960.
Le pardon au diplomate venait plus facilement à ceux qui ne l’avaient
pas affronté. Le Méridional du 5 octobre 1975, sous la plume de Jacques
Paget, soulignait que la mort de Saint-John Perse faisait disparaı̂tre « le
dernier vivant » des participants de Munich ; mais il lavait aussitôt Alexis
de toute responsabilité dans l’accord. Dans La Croix, Étienne Borne croquait au pluriel des « Visages de Saint-John Perse », sans jamais rencontrer
celui du munichois : « C’est dans la fidélité à l’homme de Locarno que le
secrétaire général du Quai d’Orsay, souvent en désaccord avec son
ministre, notamment au moment de Munich dont il est le témoin impuissant et désespéré, tente en vain de faire prévaloir un esprit de résistance
aux entreprises hitlériennes. »
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Alexis entrait dans la mort armé de toutes ses fables pour affronter la
postérité ; il en avait besoin, pour affronter ceux qui lui survivaient.
Un poète politique ?
« La proie des vivants », disait Sartre, mais le moyen de vivre d’outremort sans passer par eux ? Chacun se souvenait d’un Saint-John Perse qui
lui ressemblait. Alexis n’avait-il pas flatté ce réflexe égocentrique en montrant toujours à ses interlocuteurs la part qu’ils voulaient voir ? Deux exemples, pris aux extrêmes, suffisent pour se représenter la diversité des images
qui lui survivaient : d’un côté, l’antigaulliste maréchaliste dont se souvenait
Paul Morand ; de l’autre, la figure du combattant socialiste perpétuée par
Paul Vignaux.
Un mois après la mort du poète, le 20 octobre 1975, Dominique Aury
demanda à Paul Morand de « collaborer à un numéro spécial de la Nrf sur
Saint-John Perse ». Morand s’y attela : « Très condensé. L’essentiel. Pas un
mot sur ce que l’on m’a raconté (Aliki sur Léger à New York, les opinions
de Laval et du Maréchal sur lui, très élogieuses, etc.). » Mais ce fut plus fort
que lui ; il se glissa dans le portrait, pour s’exonérer de son antigaullisme en
relatant celui d’Alexis, en juin 1940, à Londres :
—
—
—
—
Tu as rencontré de Gaulle ?
Ce matin même
Qu’est-ce que tu lui as dit ?
Faites la guerre, ne faites pas de gouvernement 8.
Une polémique s’ensuivit dans Le Monde ; on y fit valoir qu’Alexis
n’avait pas rencontré de Gaulle à Londres ; on y insinua que Morand
prenait le poète en otage. Si bien que Morand ne résista pas à la tentation
de dire tout ce qu’il s’était résolu à taire. Le Monde publia son droit de
réponse : « Vichy a été contraint de prendre contre Alexis Léger des mesures
administratives, mais le maréchal et Laval lui gardaient leur estime. » Le
Monde s’offusqua, qui ne se représentait pas Saint-John Perse autrement
qu’en victime de Vichy. La Seconde Guerre mondiale avait fait éclater le
milieu relativement homogène, groupé autour de Briand dans les années
1920, anglophile, pacifiste et européiste, dont Paul Morand, autant que
Louise Weiss, avait fait partie. Le Monde avait beau jeu d’opposer l’Européenne progressiste à l’ancien ambassadeur de Vichy pour s’offusquer de
l’abus de mémoire. Sans répondre à l’objection de Morand, le journal
rappelait qu’Alexis avait été persécuté plutôt qu’estimé par Vichy et supplicié par sa déchéance de la nationalité, au témoignage de Louise Weiss :
« Elle ne semble pas avoir noté que l’estime dont parle M. Paul Morand
eût été, sur cet écorchement, un baume suffisamment efficace. »
La défense aurait été plus efficace en invoquant les haines de certains
milieux collaborationnistes. Le témoignage de Benoist-Méchin (très proche
de Louise Weiss avant guerre), aurait été précieux s’il avait été publié à
cette date, qui accréditait la mythologie résistante d’Alexis en attribuant
à la rémanence de son influence les limites de la collaboration du Quai
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d’Orsay : « J’ai parlé plus haut de la fermentation gaulliste qui “travaillait”
les cadres supérieurs de notre armée, et dont le centre semblait être les
bureaux du ministère de la Guerre. Cette conspiration avait des ramifications dans tous les autres départements. Le ministère des Affaires étrangères, où la plupart des disciples de Léger étaient restés en place, était, lui
aussi, un foyer de dissidence 9. »
Ces morceaux de mémoire, éclatés par la fracture nationale des années
1940, détenaient chacun une part de la vérité d’Alexis, qu’il faut encore
concilier avec l’image qu’en conservait Paul Vignaux. Le vieux complice
d’Amérique avait retenu des complaisances d’Alexis, disposé à ratisser large
pour mobiliser contre de Gaulle, qu’il était purement et simplement socialiste. C’est ce qu’il certifiait aux lecteurs de l’hebdomadaire du PS, L’Unité,
à la disparition du poète : « Lors même qu’il critiquait durement certaines
conduites de dirigeants socialistes, il ne manquait pas de maintenir : “Le
socialisme est la vérité.” [...] En toute vérité, la manière dont “le plus grand
poète du XXe siècle” demeura pleinement un citoyen de la République peut
rendre sa mémoire plus chère aux lecteurs de L’Unité. » En réalité, les
partis politiques incarnaient des valeurs trop relatives pour qu’Alexis fı̂t
jamais fond sur eux ; il avait confondu ses intérêts avec ceux de la gauche
radicale, non sans pester contre le Front populaire, pour ne pas s’aliéner
la droite ; farouchement anticommuniste, là où son individualisme et son
goût de la liberté arrêtaient sa complaisance carriériste et son indifférence
partisane, il n’avait pas eu de peine, après la guerre, à manifester ses sympathies aux forces les plus capables de se dresser contre le général de Gaulle,
dont il détestait la personne plus que les idées.
Aussi bien, l’admiration que les gaullistes de la deuxième ou troisième
génération professent volontiers à l’égard du poète manifeste que l’on
pourrait aussi bien tirer Saint-John Perse loin des radicaux auquel Alexis
avait fait remise de sa carrière. Maire de Paris ou président de la République, Jacques Chirac n’a jamais caché son goût pour le poète, qu’il a
célébré en apposant une plaque commémorative sur son domicile parisien,
le 12 juin 1979, réunissant les hommages de Crouy-Chanel et de PierreEmmanuel sur ses deux versants, politiques et littéraires. D’autres hommes
de droite, en admirant l’écrivain diplomate, cultivent l’espoir de n’avoir
pas déserté le champ spirituel en se vouant à la politique. François Léotard
a intitulé ses mémoires d’un octosyllabe tiré d’Anabase : « Je vous hais tous
avec douceur ». Saint-John Perse, par sa double personnalité, cajole les
espoirs de ceux qui se livrent aux voluptés immédiates du pouvoir sans
renoncer à l’ambition de durer par la création littéraire. Des personnalités
politiques piquées de poésie, aussi différentes que François Mitterrand ou
Dominique de Villepin, ont investi la mémoire de Saint-John Perse en
nourrissant peut-être un repentir littéraire.
Dans un article piquant du Nouvel Observateur, Aude Lancelin a brocardé
en juillet 2005 les prétentions littéraires de Dominique de Villepin. Elle
relayait la vigie de Barrès, qui moquait un siècle plus tôt les prétentions
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littéraires d’un Clemenceau ; l’autonomie du champ littéraire restait martialement défendue : « Que cherche au juste Villepin en sautant ainsi aux
alentours de 1997 sur Kolwezi-Saint-Germain ? » De la Belle Époque au
début du XXIe siècle, la poésie ayant dégringolé de l’olympe littéraire, les
prétentions de Dominique de Villepin lui semblaient aussi anachroniques
qu’illégitimes. « Le mythe du lettré à responsabilité l’habite en tout cas.
Saint-John Perse, à l’évidence. » Aude Lancelin voyait dans le hold-up
poétique de Villepin une démagogie politique analogue à celle d’une certaine poésie : « “La poésie m’a toujours semblé proche des promesses électorales,
cette autre rhétorique aux alouettes”, écrivait Philippe Muray en 2003 dans
sa décapante préface à Minimum Respect, recueil dans lequel il raillait
notamment le “mauvais goût sacerdotal” de René Char et “l’incontinence”
de Saint-John Perse. “Sauf qu’elle n’est jamais exposée à la résistance ou à la
sanction du réel, ce qui lui permet de demeurer éternellement une forme de
démagogie parmi d’autres.” »
Ce triomphe contemporain du roman sur la poésie a revalorisé le diplomate dans un ultime renversement : la personnalité duelle d’Alexis et le
personnage légendaire de Saint-John Perse continueraient d’inspirer et de
fasciner, quand on ne lirait plus le poète. Le roman de sa vie, éclaté dans
la Pléiade, a plus d’avenir, peut-être, que la grandiloquence d’Amers.
La fusion posthume du Janus
Le poète et le diplomate n’ont jamais cessé de se gêner ni de s’aider. À
titre posthume, le diplomate et le poète se servent encore en fusionnant
sur un plan légendaire. Mais il fallut pour cela que s’effaçât la génération
qui témoignait en défaveur du diplomate.
Les mémorialistes les plus sévères pour Alexis ont été ses exacts contemporains. Étaient-ils mieux informés que leurs cadets, ou plus aigris qu’eux
par un rival dont la carrière s’était faite à leurs dépens ? François-Poncet
est à part, qui dédaigna silencieusement son ancien rival. Léon Noël et
René Massigli attendirent la mort d’Alexis pour lancer leurs piques avec
une violence inégale. Léon Noël mêla le fiel à l’acide dans une série d’ouvrages publiés de 1975 à 1984. Massigli avait la rancœur moins agressive,
mais non moins prudente. Ses mémoires, publiés trois ans après la mort
d’Alexis, attaquèrent son antigaullisme ; il était plus facile de viser la
période où leur action ne s’était pas mélangée : « Par égard pour notre
longue collaboration au quai d’Orsay, le manuscrit de ce chapitre ne mentionnait ici aucun nom propre, mais, depuis qu’il a été écrit, ont paru dans
la collection de la Pléiade les Œuvres complètes de Saint-John Perse. [...]
Le texte de la biographie directement inspiré par Léger donne l’image d’un
homme moralement solidaire de la Résistance et s’abstenant simplement
de toute association avec les organismes politiques de Londres. Le témoignage ici rapporté obligera l’historien de l’avenir à retoucher sensiblement
ce tableau : Léger ne se borna pas à s’abstenir de tout contact avec la
France libre ; dans la mesure de ses moyens, il la combattit non sans efficacité, notamment auprès du président Roosevelt lui-même. »
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
Le mythe du Janus, qui déresponsabilisait Alexis de son passé diplomatique, exaspérait Massigli au point de le faire sortir de sa réserve, dès lors
qu’il s’accompagnait de la revendication, paradoxale et injustifiée, de son
prophétisme politique. À cet égard, la présentation du mémorandum européen dans la Pléaide, sous les traits d’une anticipation de la construction
européenne d’après guerre, lui semblait abuser la postérité : « Je n’ai pour
ma part rien entendu à l’époque même qui jette quelque lumière sur l’évolution de la pensée de Briand ou qui permette d’affirmer, par-delà des
formules qui se contredisent, la présence d’idées précises et pas seulement
le rêve généreux d’un vieil homme d’État. Une seule personne, je pense,
aurait pu éclairer sur ce point essentiel les générations nouvelles, mais
Saint-John Perse, bien avant de disparaı̂tre lui-même, et peut-être dès le
lendemain de la libération, accomplie, grâce à de Gaulle, dans des conditions autres que celles qu’il avait escomptées, avait décrété qu’Alexis Léger
était mort ; il n’en avait pourtant pas le droit ; en faisant insérer, dans le
recueil de ses Œuvres complètes, le mémorandum de 1930, il s’en est affirmé
l’auteur ; il nous devait donc le fil d’Ariane qui nous aurait guidé dans ce
labyrinthe. »
Ceux qui, avec quelques années de moins, avaient été fascinés par un
chef, et non pas un rival, trouvaient ce déploiement de règlements de
comptes post mortem un peu exagérée. Jean Daridan corrélait leur outrance
avec la lenteur de leur éclosion ; il contrebalançait le témoignage des plus
anciens devant les magnétophones du Quai d’Orsay : « Nous voyons maintenant de vieux messieurs de quatre-vingt-dix ans régler des comptes qu’ils
avaient formés quand ils avaient la moitié de cet âge en y mettant une
âpreté, un côté incisif qu’alors ils n’avaient pas, car si Noël n’aimait pas
Léger il ne l’exprimait que de façon très feutrée. Il a fallu beaucoup de
temps pour que cela transperce. » De son côté, Jean Daridan avait publié
des mémoires ; il avait accroché à sa galerie de portraits un tableau balancé
mais plutôt indulgent de son ancien chef : « L’homme aimait s’entourer
d’une aura de mystère, et il tenait parfois des propos sibyllins aux visiteurs
que scrutaient ses yeux sombres ; mais il cachait sous un abord qu’il voulait
impressionnant une réelle chaleur humaine, dont les agents connaissaient
le prix. »
Léon Noël fut le plus cruel ; il fut aussi le plus clairvoyant lecteur de la
Pléiade qui épingla « les faux caractérisés », et la dissimulation de ce qui
« aurait été susceptible de ternir son prestige ».
Le cas de Jean Chauvel est à part ; il passait pour un disciple d’Alexis,
qui l’avait placé à la tête de la sous-direction d’Asie. Poète frustré, il avait
cultivé ses relations avec le secrétaire général, qui ne lui avait pas ménagé
sa protection. Après guerre, le cadet ayant succédé à l’aı̂né, au plus haut
poste du Quai d’Orsay, il s’était employé à lui procurer les conditions les
plus favorables de mise en disponibilité et de retraite. Rien, dans son attitude, n’avait jamais laissé prévoir l’acidité qu’il montra dans ses brillants
mémoires. Il est vrai que Chauvel n’y épargna personne. Là où Crouy,
Sainte-Suzanne ou Hoppenot représentaient le directeur d’Asie essayant
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avec maladresse d’entrer dans l’amitié de son chef, le mémorialiste renversait les rôles : « J’avais peu de sympathie personnelle pour Léger. Il le savait
certainement, étant sensible à ces choses. » Cette position était plus confortable pour graver à l’acide un portrait dont la férocité accablait les
méthodes plutôt que la politique du secrétaire général : « Une présence
assez courte, des indisponibilités prolongées à quoi s’ajoutaient, j’imagine,
les colloques avec le ministre, ne facilitaient pas le contact avec les services.
La bonne heure était la fin de l’après-midi. Encore arrivait-il que la porte
fût fermée à clé sur des cogitations plus ardues ou plus secrètes ou que,
dès l’entrée, le maı̂tre du lieu, d’un mouvement de tout le bras, refoulât le
visiteur ; ou qu’un “laissez-moi ça là” fût toute sa réponse. »
Les plus jeunes étaient plus indulgents ; de l’indulgence à l’indifférence
il n’y a qu’un pas. Mieux valait peut-être la passion des rivaux pour servir
la mémoire politique d’Alexis. Le corporatisme jouait en faveur de l’ancien
secrétaire général. Les agents entrés dans la Carrière lorsque Alexis la dominait considéraient que les diplomates endossaient trop facilement la responsabilité de la défaite militaire ; c’était le point de vue de Jacques de
Bourbon-Busset : « On l’a évidemment accusé parce qu’il fallait un bouc
émissaire. » Alexis s’en tirait à bon compte devant cette génération entrée
au Quai d’Orsay au moment où il en sortit. Ses pare-feu faisaient merveille,
à l’exception de celui qu’il avait dressé trop tardivement pour s’exonérer
de Munich ; les diplomates entrés dans la Carrière à cette époque (au
contraire des plus âgés qui avaient subi, dans la proximité d’Alexis, ses
manipulations mémorielles), se souvenaient mieux que les journalistes de
sa participation à la conférence honteuse. Bourbon-Busset y voyait la seule
faute du secrétaire général : « À Munich il a soutenu cette thèse que la
politique de Munich n’était mauvaise que dans son application, pas dans
son principe ; je ne comprends pas très bien, il a voulu se justifier d’avoir
accompagné Daladier et Georges Bonnet [sic] à Munich, ce qu’il devait
regretter. D’une manière générale il a pris des positions fermes, pour la
guerre d’Espagne ou la remilitarisation de la Rhénanie, on ne peut pas lui
reprocher d’avoir cédé là-dessus. »
Légèrement plus ancien que cette génération, Roland de Margerie fut le
plus sévère, qui avait si bien connu le secrétaire général des jours sombres
depuis le cabinet de Reynaud. À quelques heures de la guerre, il avait été
témoin d’une amorce de revirement de la part d’Alexis, soudain disposé à
renier sa réputation de belliciste intransigeant. Cette volte flagrante renouvela la perception que le cadet se faisait de son irréductible aı̂né. Le soupçon s’était instillé lorsque Alexis lui avait servi une promotion de l’alliance
franco-soviétique qui sonnait faux : « Avec toute la force de persuasion de
son langage, il a fait un plaidoyer pour le pacte franco-soviétique qui ne
remplissait pas du tout son office. Pour la première fois j’ai senti tout
l’artifice de son éloquence et je me suis demandé si je n’avais pas affaire à
un habile rhéteur beaucoup plus qu’à un secrétaire général des Affaires
étrangères. » L’annonce de l’accord germano-soviétique provoqua la révélation : « J’ai eu une impression assez bizarre en le voyant parce que je
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connaissais bien l’homme, je l’avais vu souvent auparavant et il m’a donné
l’impression ce jour-là d’avoir renversé complètement ses batteries, expliquer que c’était la faute des Russes et la faute d’autres gens si nous nous
trouvions en guerre et qu’il n’était plus aussi partisan de la résolution qu’il
l’avait été dans les semaines précédentes. » Margerie concluait par cette
cruelle péroraison : « J’ai eu beaucoup affaire à lui à ce moment-là et il
m’a donné la même impression fuyante, l’impression d’un homme qui
veut absolument avoir eu raison, ne jamais s’être trompé, ne pas avoir à se
reprocher quoi que ce soit. »
François Seydoux, qui était de la génération de Margerie, portait le
même jugement intermédiaire, entre la fascination du débutant et la réprobation envers le déserteur américain. Son portrait laisse une impression
mélangée, nettement moins favorable que celui qu’il consacra à Philippe
Berthelot : « Je conserve le souvenir du secrétaire général qui planait sur la
diplomatie française avec le charme poétique de ses yeux rêveurs et de son
langage coloré, avec la courtoisie exotique venant de son origine antillaise,
douloureusement inquiet quand le péril s’accrut. Trop impressionné par
un message fâcheusement optimiste qui nous parvenait de notre ambassade
à Berlin, il mit jusqu’au bout tout son espoir, si vives étaient les appréhensions que la France lui causait, dans l’effondrement d’Adolf Hitler. Je fus,
aux heures décisives, renseigné à la meilleure source sur ses illusions ; elles
me glacèrent. »
Charles Lucet, qui avait mieux connu Alexis à Washington, dans son
rôle de conseiller occulte, que dans sa gloire du secrétariat général, était
plus indulgent que Margerie ou Seydoux ; il ne voulait pas croire à son
action antigaulliste : « Quant au président Roosevelt sur l’influence de qui,
on a prononcé des tas de noms, j’exclus celui d’Alexis Léger qui a été
accusé à mon avis tout à fait à tort d’avoir joué un rôle néfaste 10. » Comme
Lucet reconnaissait ne pas avoir été le témoin direct des événements, à
partir du débarquement américain en Afrique du Nord et n’avoir été
qu’« un peu » en contact avec lui, ses raisons d’absoudre Alexis Léger
étaient surtout sentimentales – et littéraires : « Je voudrais être très prudent
parce que j’ai un culte pour Saint-John Perse. [...] il est certain qu’un
certain nombre de Français qui ont quitté la France ont dit énormément
de mal de De Gaulle, Maurois, surtout, André Maurois a eu une influence
extrêmement perverse alors que l’on croyait qu’il était un ami des pays
anglo-saxons. Léger c’était différent. Il n’avait pas pour de Gaulle la haine
que de Gaulle avait pour lui, car de Gaulle le haı̈ssait. »
Jacques Baeyens avait l’impertinence affectueuse. Avec Lucet il avait
partagé les longues soirées de Dumberton Oaks : « Sa voix mélodieuse, ses
intonations qui venaient des ı̂les, le cheminement d’une pensée de qualité
exceptionnelle nous envoûtaient presque. Je dois reconnaı̂tre que, parfois,
bercés par cette harmonie, nous nous laissions aller à un assoupissement
que favorisait la chaleur de l’été [...]. Il y avait un choix de classiques, dont
l’intérêt ne diminuait jamais. Ainsi la rencontre Pétain-Göring à Cracovie,
à l’occasion des obsèques nationales du maréchal Pilsudsky en 1935.
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L’Allemand voulait absolument s’asseoir à la table du vainqueur de Verdun. Laval était aussi de la partie... Puis, Munich 1938, avec une série de
portraits saisissants. »
Mais qu’importait, au fond, l’indulgence ou la sévérité des pairs
d’Alexis : elle fondit bientôt dans l’indifférence, puis l’oubli. Le quatrième
titulaire du secrétariat général s’évanouit dans les mémoires de ses successeurs, après le règne de Chauvel. Une égratignure chez Massigli, pas un
mot chez Joxe ou Parodi, de rares et prudentes allusions chez Alphand,
plus rien chez Geoffroy de Courcel. Quant aux autres ! Il y a quelques
années, un secrétaire général du Quai d’Orsay, lointain successeur d’Alexis
Léger, saisi d’un questionnaire qui interrogeait la postérité diplomatique
de Saint-John Perse, fit répondre poliment que la mémoire du Quai
d’Orsay n’était pas assez profonde pour se souvenir d’un si lointain aı̈eul ;
l’exercice était inutile, les diplomates ne sauraient rien dire d’Alexis Léger.
Tandis que s’effaçaient les générations qui avaient travaillé avec Alexis,
les historiens s’emparaient du personnage. De son vivant, Alexis n’avait
fait que de piètres figurations dans l’historiographie française. En 1962, à
la parution du sixième tome de l’Histoire de la IIIe République de Jacques
Chastenet, consacré au Déclin (1931-1938), il n’apparut qu’une fois, au
seul titre de sa créolité, l’une des rares qualités que ce grand volontaire
ne se devait pas. Au tome suivant, Alexis occupait plus de place : Chastenet, qui ne suggérait pas encore au poète de se vêtir de vert, le représentait
en « jusqu’au-boutiste », au patriotisme « plus abstrait » que « terrien », et
dressait un bilan qui pour être perspicace, n’était pas indulgent. Nourri à
tous les ressentiments qu’un contemporain puisait aux sources immédiates
de la presse et des témoignages oraux, son portrait le représentait en opportuniste, crédité seulement avec quelque générosité d’une forte capacité de
travail : « Séduisant et un peu mystérieux créole, poète abscons, mais
incontestablement puissant, Léger, après avoir grandi à l’ombre de Berthelot,
évinça discrètement celui-ci. Travailleur, fin psychologue, excellent rédacteur, adroit à dissimuler sa vraie pensée derrière des phrases abondantes en
vocables rares, habile à se faire des amitiés dans le monde politique et dans
la presse, il régna longtemps en maı̂tre sur les bureaux du Quai d’Orsay.
Très attaché au système des pactes, très anti-allemand, très anti-italien, il
sut néanmoins ne pas heurter de front Georges Bonnet et, bien que le
desservant quelques fois, il se maintint tout le long de son ministère. Bonnet éliminé, la situation de Léger put paraı̂tre définitivement affermie, mais
son caractère ondoyant irrita Reynaud et plus encore la comtesse de
Portes. » Ces traits ambigus n’en faisaient pas un monstre (« L’ambassade
de Washington lui est offerte. Il la refuse, non sans dignité »), ni son
limogeage un événement à la mesure de celui de Gamelin ; il apparut
« moins significatif aux yeux du public, important pourtant ».
Après sa mort, Alexis tint sa revanche, qui fit une entrée fracassante dans
l’école française de l’histoire diplomatique. Les travaux de Jean-Baptiste
Duroselle perpétuaient la tradition orale du Quai d’Orsay, où les collègues
d’Alexis, qui étaient demeurés dans l’administration, avaient eu tout le
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
loisir de ruminer leur rancœur. Plein des témoignages de Léon Noël et
René Massigli, l’historien de La Décadence faisait d’Alexis Léger, avec
Pétain et Gamelin, l’un des trois individus « à l’exceptionnelle autorité »
qui demeuraient, quand les gouvernements passaient. Le compagnonnage
n’était pas flatteur, ni le portrait. Une contre-offensive s’engagea, menée
avec une maladroite ferveur par la Fondation Saint-John Perse. Elle s’adjoignit les services bénévoles d’Étienne de Crouy-Chanel. Autrement diplomate, l’ancien collaborateur d’Alexis offrit son aide à Jean-Baptiste
Duroselle, pour rectifier de menues erreurs factuelles, avant d’aller à l’essentiel : « Je serais tout disposé, si cela peut vous agréer, à relever et suggérer les corrections à faire. Ce serait, en ce qui me concerne, en toute
discrétion et sans aucune mention d’une intervention de ma part. Cependant, je souhaiterais en contrepartie que nous puissions convenir de
quelques retouches à apporter, dans une prochaine édition, à certains passages concernant Alexis Léger. Je pense qu’il serait possible, par quelques
légères retouches, d’émousser certaines pointes et de nuancer certaines
affirmations reposant sur des témoignages fragmentaires ou prévenus. [...]
Je ne pense pas que notre pays ait à gagner au dénigrement de personnalités
de cette envergure ; l’Histoire, si elle peut porter des jugements, doit le
faire avec sérénité et sans précipitation 11. »
Le Monde, qui avait donné une recension élogieuse de La Décadence,
joua les arbitres. Le directeur de la Fondation Saint-John Perse réclama un
droit de réponse. Duroselle préféra traiter avec Crouy-Chanel, qui pour
n’être « pas d’accord » avec lui, était « courtois et compétent ». On lui offrit
de dresser un portrait du diplomate dans le quotidien du soir, sans faire
mention de La Décadence. Ainsi fut fait, dans l’édition du 9 septembre
1980. Mais Dorothy et la Fondation n’étaient pas satisfaites par les corrections et les légers redressements obtenus pour la réédition de La Décadence.
Le nom de Georges-Henri Soutou fut évoqué avec faveur pour inspirer
une biographie réparatrice. Dorothy rencontra et apprécia le jeune historien, dont elle ignorait sans doute qu’il était un disciple de Jean-Baptiste
Duroselle. Le projet n’eut pas de suite.
Par une sorte de croisement historiographique qui en dit long sur les
mémoires respectives, l’action du diplomate avait d’abord été mieux cotée
chez les historiens américains que chez leurs homologues français. La tendance s’est inversée ; aujourd’hui, la révision des légendes diplomatiques
du poète est plus sévère outre-Atlantique qu’en France, où le pessimisme
durosellien et la critique de l’idéalisme briandien sont à leur tour révisés,
à l’aune de l’actualité de la coopération internationale et de la construction
européenne.
Sur la foi de l’étude universitaire d’Elizabeth R. Cameron, grâce aux
relais de ses amis américains influents, Francis Biddle et MacLeish, par
une sympathie inconsciente, peut-être, pour l’américanophilie d’Alexis,
longtemps l’historiographie anglo-saxonne a posé un regard bienveillant
sur son action diplomatique. On ne discutait pas sa vertu, si l’on évaluait
son efficacité ; on ne s’intéressait guère au poète, si l’on ne doutait pas de
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sa qualité, sanctionnée par le prix Nobel. Depuis quelques années, les
historiens anglo-saxons se sont affranchis de cette sympathie mécanique.
L’écart se mesure d’une génération l’autre ; il est parfois sensible chez un
même auteur, à vingt ans d’intervalle. L’évolution du jugement d’Anthony
Adamthwaith est d’autant plus exemplaire qu’elle s’inscrit dans une grille
de lecture résistant à toutes les réévaluations récentes de la politique étrangère des démocraties occidentales pendant l’entre-deux-guerres. Sa vision
d’Alexis Léger est l’une des rares dynamiques de son immuable conception
de la décadence française.
Son Léger de 1977, serti dans une vaste étude de la France de 1936 à
1939, n’était pas infaillible ; il bénéficiait pourtant d’un préjugé globalement favorable. L’historien de Berkeley l’observait, en 1937, crâne devant
Bullit, quand tous les officiels français brillaient par leur pessimisme :
« Une tentative courageuse mais isolée de ne pas baisser le pavillon. »
Adamthwaith ne discutait pas l’axiome posé par Cameron : le secrétaire
général avait été à la pointe de la résistance française au bellicisme allemand. Complexe, Alexis n’était pas ambigu ; moins puissant qu’on ne se
l’était représenté dans le monde anglo-saxon, et moins efficace, il n’était
pas moins vertueux : son rôle à la conférence de Munich, critère moral
par excellence des contempteurs de l’apaisement, l’exonérait de toute
complaisance. En 1995, dans son nouveau livre sur La Grandeur et la
Misère de la France de l’entre-deux-guerres, Adamthwaith ne variait pas dans
son analyse de la faillite française, mais son désenchantement s’étendait à
la personne d’Alexis. Par une sorte de palimpseste historique, il reprenait
tels quels des passages de son premier livre, en accusant les traits du secrétaire général. Il n’était plus l’un des rares responsables français épargnés
par le jugement vengeur de l’historien ; sa position à Munich était revisitée
sur pièces. L’historien américain blâmait désormais sévèrement l’incapacité
du secrétaire général à s’opposer à Bonnet et à sa politique d’apaisement :
« Léger était l’exact modèle du mandarin qui s’efface volontairement ; il
aurait été bien en peine de restaurer une morale et d’initier une réforme.
Il faisait penser au conquérant d’Anabase, distrait de ses pourparlers avec
les ambassadeurs et les princes par la contemplation de son âme. [...] Pardessus tout, Léger n’était pas un combattant et il fuyait la confrontation.
[...] Dans la crise tchèque, il adopta une position ambivalente, [...] En
1938-1939, il succomba à un pessimisme fataliste. »
Avec des attendus différents, la plupart des études anglo-saxonnes
récemment consacrées à la politique étrangère française dans les années
1930 ont retouché dans le même sens l’image initialement flatteuse du
diplomate. Robert J. Young, dans son ouvrage sur La France et les Origines
de la Deuxième Guerre mondiale, paru en 1996, conclut que Léger s’était
très tardivement converti à la résistance à l’Allemagne nazie, lorsqu’il était
apparu qu’Hitler était sur le point de mettre la main sur suffisamment de
ressources en Europe pour qu’une guerre longue ne tournât plus nécessairement à l’avantage de la France et de ses alliés. C’était, sans le dire explicitement, admettre qu’Alexis avait d’abord été, et pendant longtemps, un
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
appeaser. Plus récemment, dans une étude consacrée à l’échec de la réédition de l’alliance franco-anglo-russe, Michael Carley a pointé la responsabilité du secrétaire général qui s’était targué d’avoir milité en faveur d’un
accord : « Léger se plaignit d’être “entouré de réticences”. En réalité, la
plupart de celles-ci étaient dues à son comportement. » C’était déjà la
conviction de Nicole Jordan qui, dès 1992, avait allégrement revisité le
mythe d’un secrétaire général réaliste et froidement disposé à s’allier avec
Moscou pour contrer Berlin ; au contraire, elle signalait que Laval, en
s’affranchissant du dogme de la sécurité collective pour se lancer dans des
négociations bilatérales avec les Soviets, avait dû passer outre aux avertissements du secrétaire général.
En France, à l’inverse, le portrait tout défavorable dessiné par JeanBaptiste Duroselle à la fin des années 1970, a laissé place à des réévaluations positives. Dans sa biographie d’Édouard Daladier, publiée en 1993,
Élisabeth du Réau portait sur le diplomate un regard beaucoup plus sympathique que Duroselle, se félicitant qu’il ait contribué au durcissement
du président du Conseil, au printemps 1939, contre la tendance Bonnet ;
l’historienne adhérait sans réserve à l’autoportrait psychologique et moral
du diplomate. La lettre qu’Alexis avait adressée à Daladier pour célébrer
son accession à la présidence du Conseil, en 1933, lui semblait « émouvante ». Laurence Badel envisage avec sympathie un Léger moderne, sinon
prophétique, qu’elle oppose volontiers à un Berthelot traditionnellement
attaché à l’axe franco-britannique, hostile au rapprochement avec l’Allemagne, et incapable d’envisager la présomption briandienne de l’intégration
européenne. Le Léger de Jean-Marie Palayret, qui courre dans sa thèse consacrée à l’impossible alliance franco-italienne, est soigneusement balancé ;
briandiste anachronique, Alexis est apprécié pour son antifascisme supposé.
Ces aperçus, soustraits d’études générales sur la politique étrangère de
la France, ne constituent pas un portrait cohérent du diplomate, capable
de balancer la postérité du poète. Mais si le souvenir du poète triomphe,
il ne dédaigne pas le secours de l’histoire politique pour durer ; c’est que
l’époque n’est plus à la poésie. Saint-John Perse accède à la postérité grâce
à la curiosité que suscite sa double personnalité d’écrivain acteur de l’Histoire. Le poète est aimé comme humaniste, pour avoir été un diplomate
antifasciste ; le diplomate est admiré d’avoir su être un si grand poète en
occupant de si hautes responsabilités. Contre son exigence d’inactualité,
c’est la dimension romanesque et accidentelle de sa vie qui intéresse ou
fascine ; à chaque rive, l’autre profil prête son prestige.
Une enquête sociologique récemment consacrée aux écrivains démontre
que le mythe du Janus continue de servir l’image du pur poète, ignorant
l’étranglement que le diplomate a fait subir à l’écrivain, alors que l’immense majorité des auteurs sont voués à un fatal dédoublement professionnel. Le haut fonctionnaire interrogé plaide ainsi « en faveur du “second
métier”, par rapport auquel la littérature peut être vécue comme un “luxe”
– dans la tradition du “fonctionnaire-écrivain” dont il se réclame et dont
Saint-John Perse fait figure de modèle 12 ».
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Poète et diplomate, Alexis ne s’était jamais connu unifié dans l’action.
La postérité réunit ce qu’il a séparé. Au vrai, la séparation n’avait jamais
été absolue. Pendant la Seconde Guerre mondiale, sans être un véritable
poète résistant, Alexis ne fut pas non plus un pur poète, qui se voyait
encore un destin politique de premier plan. À la Libération, il ne se fit pas
pamphlétaire voltairien, ni grand contempteur hugolien, mais il y songea,
évoquant des mémoires ou un Journal antigaulliste qu’il n’écrivit pas. Le
poète ne dissimulait pas que cette abstinence était une incapacité ou un
manque de foi ; il mettait en scène cette impuissance, pour un peu l’outrepasser. En mai 1958, il feignit de craindre une dictature gaulliste devant
Dag Hammarskjöld : « Je ne me résignerai jamais, personnellement, à la
perspective d’une France dictatoriale. J’aimerais mieux renouveler, moralement, mon bail d’exil volontaire. Mais qu’est-ce qu’une plume littéraire – et
de poète ! – pour servir, en pareil temps, même de très loin et d’infime façon,
le pays qu’on porte au cœur ? »
Alexis a cherché sa liberté dans la maı̂trise de son destin, puis sa réinvention. Il a cru pouvoir mener sa vie « comme une femme » et ne pas la suivre
« comme une fille » ; il a voulu encore la réécrire. Il était pourtant entré en
littérature plus obligé qu’un moine bénédictin, contraint par les règles de
la pure littérature de son temps. Son choix de la Carrière mimait celui
de Claudel, et continuait, avec toute une génération, une tradition française déjà ancienne.
Alexis a récusé l’emprise des circonstances sur son destin poétique ; « il
n’est d’histoire que de l’âme ». Mais sa carrière fut encadrée par les deux
guerres mondiales, qui lui imposèrent ses métamorphoses. Au début des
années 1920, Alexis suivit les maı̂tres de l’heure, Briand, Poincaré, Herriot,
Briand à nouveau. Il entra aussi bien dans la tradition du Quai d’Orsay,
superficiellement rénovée par Berthelot, que dans la politique de sécurité
collective incarnée par Briand, et généralement admise par les forces dominantes de la IIIe République. Dans les années 1930, il demeura pacifiste
aussi longtemps que le gros des élites. En mars 1939, il accompagna plus
qu’il ne suscita le retournement de tendance venu de Londres. Coı̈ncidence encore ? À peine la défaite de la France consommée, Alexis alla au
plus puissant.
En 1940, la France déchoit dans l’ordre politique, son empire est
menacé, Alexis déserte le champ de l’action pour celui de l’esprit. Sa renaissance poétique coı̈ncide avec l’invention de la diplomatie culturelle française ; la prétention universaliste de son œuvre américaine au lyrisme
météorologique correspond à la naissance de la francophonie. Homme de
procédés, et pourtant très vivant, il devint anachronique à force de demeurer fidèle à l’idée qu’il se faisait de son destin. Il continuait de maudire
Paul Reynaud quand tout le monde l’avait oublié.
Que reste-t-il aujourd’hui d’Alexis Léger dans la mémoire collective ?
Quelques années suffirent à dilapider son capital d’expertise diplomatique
et à décolorer l’image contrastée du fonctionnaire tout-puissant. Pendant
quelque temps, ses amis se lamentèrent de cette force inemployée, puis, la
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
coupure de la guerre étant si nette, Alexis fut assimilé aux vieilleries d’une
IIIe République mal aimée.
Quelle est la postérité de la poésie de Saint-John Perse aujourd’hui ? Il
n’est pas facile de le dire ; tout compte fait, le poète a peut-être retrouvé
la gloire confidentielle qui était la sienne dans l’entre-deux-guerres, savamment goûtée par de rares initiés.
Reste le personnage. C’est la cohérence de ses deux visages, fusionnés
dans la figure du prophète, ou seulement rassemblés dans celle du Janus,
qui perpétue aujourd’hui la légende du pur poète et du diplomate intègre,
deux fois irréductible aux compromissions du siècle. Cette légende continue de fasciner ceux qui rêvent d’un double destin « de songe et d’action ».
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Notes
Introduction
1. Doucet, manuscrit 19 675, lettre d’Alexis Léger à Henri Hoppenot, Arcachon, le 31 mai 1940.
2. Saint-John Perse, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibl. de la Pléiade »,
1972, p. 213, Vents, II.
3. Voir le témoignage de Edmond Dupland (D’Alexis Léger à Saint-John Perse
ou découverte de Saint-John Perse, Cagnes-sur-Mer, E. Dupland, 1999), auteur
guadeloupéen, dépositaire d’une tradition orale, qui atteste de ce désir de la
famille.
4. Bernadette et Philippe Rossignol, Ascendance antillaise de Saint-John Perse
(Alexis LEGER), CGHIA, octobre 1982,
5. FSJP, « Acte de naissance de Leger, Marie René Auguste Alexis, du sexe
masculin, né en cette ville le trente et un mai dernier, à cinq heures du soir, maison
de la dame Délias, rue d’Arbaud, où demeure le père, du mariage du sieur Leger,
Édouard Pierre Amédée, âgé de trente-six ans, avocat avoué près le Tribunal de
première instance de la Pointe-à-Pitre, premier adjoint au maire de cette ville,
avec la dame Dormoy, Marie Pauline Françoise Renée, âgée de vingt-deux ans,
sans profession, tous deux domiciliés en cette ville. »
TOUT CONCILIER (1887-1921)
L’héritage guadeloupéen
1. Images à Crusoé, version originale (Nrf, août 1909). La confidence autobiographique est moins sensible dans la version corrigée en 1925, retenue dans les
Œuvres complètes, op. cit., p. 20.
2. Pierre Guerre, Portrait de Saint-John Perse, Marseille, Sud, 1989.
3. FSJP, Lettre manuscrite (signature illisible) à Amédée Leger, Pointe-à-Pitre,
le 11 juillet 1899.
4. FSJP, lettre d’Alexis à son père, août 1898.
5. FSJP, lettre d’Alexis à son père, le 2 août 1898.
6. Lettre d’Alexis à Frizeau, le 22 août 1908, passage coupé dans les Œuvres
complètes, op. cit., p. 735. Voir Albert Henry, Lettres d’Alexis Leger à Gabriel Frizeau, 1906-1912, Bruxelles, Académie royale de Belgique, 1997. Les citations des
lettres authentiques publiées dans cet ouvrages sont en italique pour les démarquer
de la correspondance avec Frizeau publiée avec des retouches dans la Pléiade.
7. CAOM, Fonds ministériel, série géographique Guadeloupe, vol. 66, dossier 493, procès verbaux du Conseil-Privé de 1835.
8. « Éponyme, l’ancêtre, et sa gloire, sans trace », est-il dit exactement, au
chant IV de Chronique, Œuvres complètes, op. cit., p. 395. L’ancêtre éponyme était
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
peut-être ce Caille qui donna son nom à sa résidence du « Morne au Caille », à
moins qu’il ne s’agisse d’une référence au « chemin Leger » qui se trouvait autour
des cascades du Carbet.
9. Doucet, Hélène Hoppenot, « Journal inédit », Paris, le 27 octobre 1938.
10. CAOM, Dépôt des papiers publics des colonies, Notaires, actes de l’étude
d’Alexis Leger.
11. FSJP, lettre de Pierre Labrousse, avocat à Pointe-à-Pitre, le 1er janvier 1900.
12. FSJP, lettre d’Amédée à Alexis, le 17 septembre 1896.
13. Lettre d’Alexis à son père, probablement à l’été 1898.
Le fils chéri
1. FSJP, lettre d’Alexis à Renée, Pointe-à-Pitre, le 22 octobre 1895.
2. FSJP, lettre d’Alexis à Amédée, Matouba, le 1er août 1898. Esswinght est le
professeur d’anglais d’Alexis qui se trouve faire la traversée en même temps que
lui.
3. Saint-John Perse, Lettres à l’Étrangère, Paris, Gallimard, 1987, p. 72. Alexis
à Lilita Abreu, Washington, le 15 juin 1941.
4. Expression de Catherine Benoı̂t, Corps, jardins, mémoires. Anthropologie du
corps et de l’espace à la Guadeloupe, Paris, CNRS, 2000.
5. FSJP, lettre d’Alexis à sa mère, Pointe-à-Pitre, le 24 octobre 1897.
6. Saint-John Perse, Œuvres complètes, op. cit., p. 644, lettre datée de Pau,
mai 1906 ; l’original ne se trouve pas à la FSJP.
7. FSJP, lettre de Marcelle Auclair, Paris, le 7 décembre 1972, à l’occasion de
la publication des Œuvres complètes de Saint-John Perse dans la collection de la
Pléiade.
8. MAE, archives orales, entretien d’Étienne de Crouy-Chanel, le 4 mai 1984.
9. Œuvres complètes, op. cit., p. 793, lettre à Larbaud datée de fin décembre
1911, sans certitude sur son authenticité, l’original n’étant pas à la FSJP.
10. FSJP, brouillon de discours, probablement à l’occasion du départ de Gratien Candace du sous-secrétariat aux Colonies, occupé en 1932-1933.
11. Saint-John Perse, Lettres à l’Étrangère, op. cit., p. 144. Notes de Lilita
Abreu.
Exil, déclassement et affabulation
1. Saint-John Perse, Œuvres complètes, op. cit., p. 859, lettre à sa mère datée
fictivement du 9 avril 1918.
2. Valery Larbaud et Léon-Paul Fargue, Correspondance, Paris, Gallimard,
1971, p. 67, lettre du 6 avril 1911, Pau.
3. Albert Henry, Lettres d’Alexis Leger à Gabriel Frizeau, op. cit., p. 95, lettre
du 7 février 1909, Pau, éditée avec des coupes dans Saint-John Perse, Œuvres
complètes, op. cit., p. 740. On notera la formule « en-allée », typique de Segalen,
qu’il rencontra plus tard.
4. François Mauriac, « Bloc-Notes » du 5 décembre 1960, cité inexactement
dans HSJP, p. 788.
5. Michel Décaudin, La Crise des valeurs symbolistes (1885-1914), Genève, Slatkine, 1981.
6. Antoine Compagnon, Les Antimodernes, de Joseph de Maistre à Roland
Barthes, Paris, Gallimard, 2005, p. 9. La phrase est au pluriel dans le texte.
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Notes
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7. APLB, lettre d’Alexis à Berthelot, Shanghai, le 13 novembre 1916.
8. BN, manuscrits, papiers Louise Weiss.
9. FSJP, lettre d’Alexis à Francis Jammes, Pau, juin 1911, passage censuré des
Œuvres complètes, op. cit., p. 761.
10. BRB, lettre d’Alexis à Albertine Jammes, datée a posteriori du 6 novembre
1909.
11. FSJP, lettre à Jammes, 6 avril 1909, passage supprimé des Œuvres complètes,
op. cit., p. 757.
12. Jacques Rivière et Alain-Fournier, Correspondance, Paris, Gallimard, 1991,
t. II, 1904-1914, p. 18, lettre de Jacques Rivière à Henri Fournier, Paris, le 11 juin
1907. Rivière ajoutait : « Cependant, les quelques mots qu’il a prononcés, distillés,
ne m’ont pas paru transcendants. N’empêche qu’il m’irrite. »
13. Saint-John Perse, Œuvres complètes, op. cit., p. 761, lettre à Francis Jammes,
Pau, juin 1911, passage conforme à l’original, FSJP.
14. BRB, lettre d’Alexis à Francis Jammes sur papier à en-tête du cabinet du
ministre, 6 décembre (sans mention d’année).
15. BRB, lettre de Jammes à Gabriel Frizeau, le 9 mars 1932.
16. FSJP, lettre d’Alexis à Claudel, le 10 décembre 1908.
17. Saint-John Perse, Œuvres complètes, op. cit., p. 712, lettre à Claudel, Bordeaux, novembre 1906, et FSJP pour la phrase en italique, censurée.
18. FSJP, lettre citée du 10 décembre 1908.
19. MAE, archives orales, Étienne de Crouy-Chanel, le 4 mai 1984.
Une vocation littéraire
1. FSJP, lettre de Paul Morand à Alexis Léger, le 16 octobre 1945.
2. Valery Larbaud, Ce vice impuni, la lecture, Paris, Gallimard, 1926, rééd.
1941, p. 270. Le vocabulaire religieux est souligné par nous.
3. Adrienne Monnier, « Lettre à un jeune poète », avril 1926, Les Gazettes,
Paris, Mercure de France, 1961, rééd. Paris, Gallimard, 1996, p. 44.
4. Laurent Jenny, La Fin de l’intériorité, Paris, PUF, 2002, p. 111.
5. Saint-John Perse, Œuvres complètes, op. cit., p. 799, lettre datée de Paris,
août 1913. L’absence d’original à la FSJP, la date erronée (l’idée datait de 1911)
la reformulation un peu lourde des attendus de la lettre de Larbaud à laquelle il
répond censément, laissent penser à une écriture fictive dans les années 1960. La
double personnalité littéraire de John Donne, prédicateur et poète religieux d’une
part, poète érotique d’autre part, avait tout pour plaire à Alexis.
6. FSJP, lettre d’Alexis à Gide, Pau, mai 1911, passage coupé dans les Œuvres
complètes, op. cit., p. 769.
7. Lettre d’Alexis à Claudel, Bordeaux, le 10 juin 1911, Œuvres complètes,
op. cit., p. 721 ; le passage cité en italique ne se lit que dans la version originale,
FSJP.
8. FSJP, lettre à Schlumberger, le 4 juin 1911.
9. FSJP, lettre à Valery Larbaud, le 30 juin [1911], éditée dans les Œuvres
complètes, op. cit., p. 787, avec référence fautive au texte de Perse.
10. Paulette Patout, Alfonso Reyes et la France, Klincksieck, 1978, p. 196, lettre
de Reyes à Jiménez, Paris, le 7 septembre 1923.
11. La Phalange, décembre 1911. Reproduit dans les Œuvres complètes, op. cit.,
p. 1227.
12. « Les articles du mois, M. Valery Larbaud et M. Saintléger Léger (“La
Phalange”) par M. Gaston Picard », La Flora, Revue des lettres et de l’art gracieux,
le 15 février 1912, p. 33.
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
13. Auguste Angles, André Gide et le premier groupe de la Nouvelle Revue française, t. II, L’Âge critique (1911-1912), Paris, Gallimard, 1986, p. 32.
14. FSJP, lettre à Rivière, le 30 avril 1911, passages en italique absents des
Œuvres complètes, op. cit., p. 689.
15. FSJP, lettre à Rivière, le 10 janvier 1912, publiée très remaniée dans les
Œuvres complètes, op. cit., p. 702.
Le Quai d’Orsay, trottoir de la poésie ?
1. L’Action française du 3 avril 1935.
2. Saint-John Perse, Œuvres complètes, op. cit., p. 802, lettre à Larbaud, datée
du 29 mai 1914, passage conforme à l’original, FSJP. Pour le mot de Claudel,
Léger l’avait cité à Frizeau le 31 mai 1917, dans une lettre conservée à la BRB.
3. FSJP, lettre d’Alexis à Claudel, Pau, le 10 décembre 1908, reproduite partiellement dans les Œuvres complètes, op. cit., p. 716.
4. Jean Lacouture, Une adolescence du siècle, Jacques Rivière et la Nrf, Paris,
Seuil, 1994, rééd. Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1997, p. 839.
5. Saint-John Perse, « Message pour Valery Larbaud », Les Cahiers de la Pléiade,
no 13, automne 1951-printemps 1952, p. 13.
6. FSJP, lettre à Rivière, Pau, le 30 avril 1911, reproduite partiellement dans
la Pléiade, op. cit., p. 689.
7. FSJP, lettre à André Gide, hiver 1911-1912, absente de la Pléiade.
8. FSJP, lettre à André Gide, novembre 1911, passage absent des Œuvres
complètes, p. 777.
9. BN, Manuscrits, lettre à Paul Valéry, Paris, le 21 mai 1912.
10. Gaston Palewski, « Propos », La Nouvelle Revue des deux mondes, novembre
1975, p. 389, et une reproduction du dessin en question p. 384.
11. FSJP, lettre à André Gide, Londres, juillet 1911, reproduite partiellement
dans les Œuvres complètes, op. cit., p. 778.
12. FSJP, lettre à Jean-Aubry, Washington, le 19 septembre 1947.
13. MAE, personnel, Alexis Léger, le 13 janvier 1913.
14. Paul Morand, Mes débuts, Paris, Arléa, 1994.
15. Paul Morand, « Il n’a jamais failli sur l’essentiel et reste un être parfaitement accompli », Arts, le 13 juin 1957.
16. Henri Hoppenot, D’Alexis Léger à Saint-John Perse, Liège, éditions
Dynamo, 1960.
17. Doucet, lettre de Philippe Berthelot à Francis Jammes, le 23 février 1911.
18. Paul Morand, Journal d’un attaché d’ambassade, Paris, Gallimard, 1998, le
3 novembre 1916, p. 53.
19. Paul Claudel et Darius Milhaud, Correspondance, Cahiers Paul Claudel,
no 3, Paris, Gallimard, 1961, préface de Henri Hoppenot, p. 8.
20. Édouard Bonnefous, Avant l’oubli, la vie de 1900 à 1940, Paris, Nathan,
1984, p. 339.
21. Saint-John Perse, Œuvres complètes, op. cit., p. 803, lettre du 13 mai 1915,
datée du 23 juin 1914, et FSJP, lettre du 12 septembre 1915.
22. FSJP, passages censurés de la lettre du 30 janvier 1914, Œuvres complètes,
op. cit., p. 786, et lettres absentes des 28 mai et 5 août 1916.
23. Paul Claudel et Darius Milhaud, Correspondance, op. cit., p. 9.
24. Marcel Proust, Sodomme et Gomorrhe, cité dans HSJP, p. 383.
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Notes
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25. Jules Laroche, Au Quai d’Orsay avec Briand et Poincaré, 1913-1926, Paris,
Hachette, 1957, p. 223. Sous le nom de Jacques Sermaize il a publié avant guerre
L’Heure qui passe et La Voie sacrée.
26. Doucet, Hélène Hoppenot, « Journal inédit », 1938.
27. Doucet, lettre à Hoppenot, le 9 septembre 1916.
28. Doucet, lettre à Hoppenot, le 12 août 1915.
29. Paul Morand, Mon plaisir en littérature, Paris, Gallimard, 1967, p. 239.
Carte postale de Jean Giraudoux à Paul Morand, le 11 août 1916.
30. APLB, lettre de Karen à Hélène Berthelot, Cap d’Ail, le 15 décembre
1916.
31. APLB, lettre de Karen à Hélène, Antibes, le 25 mars 1917.
32. Karen Bramson, Parmi les hommes, Paris, Calmann-Lévy, 1926, p. 1.
Une plume au service d’une ambition
1. Doucet, lettre de Paul Claudel à Henri Hoppenot, Rome, le 10 février 1916.
2. Mireille Sacotte, Saint-John Perse, Paris, Belfond, 1991.
3. MAE, personnel, Alexis Léger, I, 18 décembre 1919.
4. Saint-John Perse, Œuvres complètes, op. cit., lettre datée fictivement du 3 janvier 1920, soit quelques semaines avant son retour !
5. FSJP, Alexis Léger à Misia Sert, Paris, septembre 1916.
6. Lucien Bodard, Le Fils du consul, Paris, Grasset, 1975, p. 226.
7. Yves Beauvois, Léon Noël, de Laval à de Gaulle via Pétain, 1888-1987, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2001, p. 63.
8. MAE, personnel, dossier Alexis Léger, lettre de Martel, Pékin, le
24 décembre 1917.
9. Saint-John Perse, Œuvres complètes, op. cit., p. 851, lettre fictivement datée
de Pékin, le 4 novembre 1917.
10. Article d’Alexandre Conty dans Le Journal des débats politiques et littéraires,
le 31 août 1928.
11. RHD, lettre de A. S. Leger à Boppe, le 23 avril 1919.
12. APLB, lettre à Philippe Berthelot, le 16 décembre 1919.
13. MAE, Nantes, Ambassade, série A, Pékin, 443 bis.
14. MAE, personnel, Alexis Léger, I, télégramme de Boppe à Paris, Pékin, le
25 août 1918.
15. DDS, Band 9 (1925-1929), p. 30, de Dunant à Motta, Paris, le 17 mars
1925.
16. MAE, Nantes, Pékin, 541.
17. MAE, Asie, Chine, 7, f. 5.
Tout concilier dans la coulisse chinoise
1. Doucet, manuscrit 19 691, lettre de Henri Hoppenot à Maurice Saillet,
New York, le 1er décembre 1952.
2. AN, CAOM, Indochine 41 096, lettre de Conty au gouverneur général de
l’Indochine, le 25 mai 1917.
3. FSJP, lettre d’Alexis au ministre Lou, Pékin, le 29 janvier 1920.
4. Saint-John Perse, Œuvres complètes, op. cit., p. 891, lettre réécrite adressée
« à une dame d’Europe », Pékin, le 17 mars 1921.
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
LE MAGE DE LA RÉPUBLIQUE (1921-1940)
La volonté de puissance
1. FSJP, lettres de Paul Morand à « une dame » et un « Antoine », des 21 et
22 octobre 1921. Alexis mit aussi son séjour américain à profit pour revoir Béatrice Chanler, qu’il avait connue avant guerre (à Londres), et chez qui il résidera
pendant les vacances, dans son exil américain, sur son ı̂le de Seven Hundred AcreIsland.
2. Jean-Noël Jeanneney, « Finances, presse et politique : l’affaire de la BIC
(1921-1923) », Revue historique, avril-juin 1975, et L’Argent caché, Paris, Fayard,
1981.
3. FNSP, Genebrier, 9, note anonyme de la préfecture de police du 7 mai
1923.
4. MAE, Nantes, Chine, dossiers 89, 572 et 583-5.
5. AN, Peycelon, 370/1, dr 4, télégramme de la légation à Pékin, 3 décembre
1921, no 893, annoté de la main d’Alexis et ajouts manuscrits dans le corps du
texte qui en précisent le sens.
6. MAE, Chine, 101, pièce du 23 novembre 1920, archivée par Alexis.
7. MAE, Chine, 387.
8. MAE, personnel, Naggiar, lettre d’Alexis, autographe et signée.
9. MAE, papiers 1940, Léger, 6, f. 73 et 76, deux notes sur les incidents de
Corfou entre l’Italie et la Grèce, et la SFGBIC – la société qui relance la BIC.
10. BN, manuscrits, lettre d’Alexis à Mme Jean Bonnardel, le 12 avril 1930.
11. FSJP, passages caviardés de la lettre à Larbaud du 13 octobre 1923, Œuvres
complètes, op. cit., p. 804.
12. Respectivement FSJP, lettre de Valéry à la princesse Bassiano, et son travestissement en lettre à Alexis, datée par lui de 1925, dans HSJP, p. 794.
13. Julien Gracq, En lisant en écrivant, in Œuvres complètes, t. II, Paris, Gallimard, « Bibl. de la Pléiade », 1989, p. 695. Ce texte, daté de 1975, met en regard
Anabase avec le poème composé par Rudyard Kipling à l’occasion du jubilé de
diamants (1897) de la reine Victoria.
14. Paulette Patout, Alfonso Reyes et la France, op. cit. L’auteur établit que
Larbaud avait fait lire à Alexis le manuscrit de la Visión de Anáhuac de Reyes
(1927) avant la publication d’Anabase.
15. Michel Murat, « Saint-John Perse dans le paysage littéraire des années
1950 », Saint-John Perse, 1945-1960, une poétique pour l’âge nucléaire, Paris,
Klincksieck, 2005.
16. BN, lettre de Berthelot à Giraudoux, le 1er décembre 1931.
17. APLB, post scriptum de Mélanie de Vilmorin à une lettre d’Alexis à Philippe
Berthelot, calligraphiée par ses soins, Coursette-sur-Mer, le 5 octobre 1927.
18. C’est le sens aussi bien de la lettre qu’il écrit à la veuve Boppe (RHD) que
celle qu’il adressa à Katherine Biddle, à la mort de son mari. CSJP, no 15, p. 318 :
« Vous êtes, chère Katherine, une des femmes les plus courageuses que j’aie
connues, et certainement plus liée à la vie, physiquement et moralement, que ne
l’était intimement Francis, dans son détachement foncier, sa grande lassitude et
tout son pessimisme. »
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Notes
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L’ombre de Briand
1. FSJP, deux lettres non datées de Poincaré qui s’adressait à Léger pour arranger un rendez-vous avec Briand, ou repousser une rencontre empêchée par une
grippe.
2. FO 371/11046, f. 54, commentaire de « AC », probablement Alexander
Cadogan, daté du 23 avril 1925. En dehors de cette citation, livrée dans sa version
originale, les archives anglo-saxonnes utilisées dans cet ouvrage sont traduites par
nos soins.
3. Heinrich Brüning, Mémoires, 1918-1934, Paris, Gallimard, 1974.
4. AN, Peycelon, 370, AP, 2, Lettre du 16 mars 1923.
5. Jean Daridan, Le Chemin de la défaite, 1938-1940, Paris, Plon, 1980, p. 191.
6. Jules Blondel, Au fil de la carrière, récit d’un diplomate, 1911-1938, Paris,
Hachette, 1960, p. 31.
7. BN, département des manuscrits, où se trouve toute la correspondance
connue entre Paul Valéry et Alexis Léger. Pour cette lettre datée du 13 février
1935, Alexis transmet une dépêche du ministre de France en Suède qui précise
avoir agi de son propre chef en faveur de la candidature de Paul Valéry, sans
instruction du Département.
8. APLB, lettre à Philippe Berthelot, Bormes, décembre 1927.
9. MAE, Cabinet 94, f. 31 et 32, mai 1927.
10. BN, Louise Weiss, « Notes et documents pour Les Mémoires d’une Européenne », « Notes sur mon séjour à Washington fin mai 1950 ».
11. FNSP, dossier Monzie copié des archives soviétiques, lettre du 3 mai 1933.
12. FO 371/11 829, 2 juin 1926, lettre de Wigram au Foreign Office relatant
un déjeuner avec Léger.
13. Le Journal, le 12 juillet 1930. L’Écho de Paris, le même jour, publia le
même texte, probablement d’après un communiqué officiel du Quai d’Orsay.
14. MAE, Z, Europe, Grande-Bretagne, 58, f. 122 sq.
15. FSJP, papiers diplomatiques, carton 3, mémoire d’Alexis adressé au maréchal Pétain, au ministre des Affaires étrangères et au ministre de la Justice, pour
contester la mesure de déchéance de la nationalité française prise à son endroit, le
5 novembre 1940.
16. MAE, Allemagne, no 398.
17. MAE, papiers Léger, 13, f. 160. Le brouillon est perdu au milieu d’un
dossier de correspondance passive des années 1930, rangé après une lettre de
Massigli du 26 septembre 1936, l’archiviste ayant sans doute repéré le « 26 septembre » incrusté dans la trame du papier.
Paix universelle ou Europe française ?
1. MAE, Allemagne, 390, f. 44, télégramme manuscrit de Léger, le 20 août
1927.
2. MAE, papiers d’agents, Fleuriau, 3, f. 40, lettre de Philippe Berthelot à
Fleuriau, le 17 novembre 1927.
3. APLB, lettre signée « Lisbeth » à Philippe Berthelot, le 6 septembre 1927.
4. FSJP, dossier 5, publié par Saint-John Perse dans HSJP, p. 753 ; il date à
tort le discours du 27 avril 1927.
5. BIT, Genève, cabinet Albert Thomas, lettres d’Albert Thomas à Peycelon ;
AN, lettres d’Albert Thomas à Léger et Shotwell.
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
6. MAE, États-Unis 65, 66 et surtout 272 ; SDN 738 ; papiers 1940, Léger 2.
Pour Massigli, AN, 156/MI, Wladimir d’Ormesson, « Journal inédit », le 19 janvier 1928.
7. AN, lettre d’Albert Thomas à Alexis, le 27 mai 1927.
8. Papers Relating to the Foreign Relations of United States [1927], vol. II,
Washington, 1942, télégrammes no 209 sq.
9. MAE, États-Unis, 66, f. 128, « très confidentiel ».
10. MAE, papiers Léger 2, télégramme de Paul Claudel du 10 décembre 1927.
11. MAE, Y, 639, f. 207, dépêche du 16 septembre 1929.
12. MAE, papiers Fleuriau, 3, f. 25, lettre de Berthelot à Fleuriau, le 31 octobre
1920.
13. MAE, Y, 644, f. 36, dépêche de Charles-Roux au Département, le 8 avril
1930.
14. MAE, Y, 639.
15. BN, manuscrits, lettre d’Alexis à Mme Bonnardel, le 8 septembre 1931.
16. MAE, papiers Léger, no 3.
17. MAE, papiers 1940, Léger 6, dépêche au cabinet du ministre, le 5 octobre
1931.
18. Armand Bérard, Un ambassadeur se souvient, au temps du danger allemand,
Paris, Plon, 1976, p. 102.
19. APLB, lettre d’Alexis à Philippe Berthelot, Genève, le 18 mai 1931.
20. BN, lettre de Philippe Berthelot à René Massigli, Paris, le 18 mai 1931.
21. FO 371/15160, discussion d’Alexis avec Ronald Campbell, le 19 avril
1931.
22. MAE, papiers 1940, Léger, 12, f. 41, lettre de Levinson à Claudel, début
juin 1932.
23. MAE, Y, 529.
24. MAE, Y, 530, f. 32, lettre manuscrite d’Aimé de Fleuriau à Alexis, Londres,
le 16 septembre 1932.
25. AN, Wladimir d’Ormesson, op. cit., le 18 février 1933.
26. AN, 496 AP, papiers Daladier, 3, lettre du 31 janvier 1933, Paris.
27. Aux Écoutes du 11 mars 1933, p. 28, rubrique théâtrale. Le lecteur aura
rectifié de lui-même : Claudel revenait de Washington, la capitale fédérale, où il
était ambassadeur. Par une étrange ironie du destin une brève signalait une manchette qu’on donnait au théâtre des Ambassadeurs (forcément) la « pièce de Karen
Bramson ».
28. Hamburger Nachrichten, cité par Jean-Luc Barré, Le Seigneur chat, Philippe
Berthelot, Paris, Plon, 1980, p. 400, date non précisée, circa février-mars 1928.
Le successeur de Berthelot
1. FO, 371/16712, commentaire manuscrit d’un responsable du Foreign
Office, le 9 décembre 1933, sur un télégramme rendant compte d’un entretien
Campbell-Léger, le 8 décembre 1933 (signature illisible).
2. AN, Wladimir d’Ormesson, op. cit., le 1 er mars 1933.
3. FO, 371/11828, f. 102, le 17 février 1926.
4. FO, 371/15160, Campbell à Vansittart, le 19 avril 1931.
5. FO, 371/16712, Campbell à son Département, le 9 décembre 1933.
6. MAE, papiers 1940, Léger, 12, f. 57, lettre de Jules Henry, conseiller à
l’ambassade de France à Washington, le 20 mars 1933.
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Notes
803
7. MAE, personnel, 3e série, Fernand Pila, lettre du 15 juillet 1927 à Louis de
Robien.
8. MAE, papiers 1940, Léger, 13, lettre à Fernand Pila, le 2 mai 1936.
9. MAE, personnel, Clauzel, lettre de Paul-Boncour signée Léger, Paris, le
8 mars 1933, réponse de Marcilly, Berne, le 10 mars 1933.
10. MAE, papiers 1940, Léger, 11, f. 65, lettre de Bruxelles, datée du 25 juin,
sans mention d’année, orthographe originale.
11. MAE, papiers 1940, Léger, 13, f. 6, lettre de Dampierre à Bargeton, Rome,
le 26 juillet 1932.
12. Piètr S. Wandycz, The Twilight of French Eastern Alliances, 1926-1936,
Princeton, Princeton University Press, 1988, p. 445.
13. MAE, papiers d’agents, Naggiar, 4, télégramme de Paris, le 29 octobre
1937.
14. MAE, personnel, Comert, dépêche de François-Poncet, le 23 février 1938.
15. MAE, Pologne, 374, f. 185 : « Envoyé le 22 août à M. de Marès Gd Hôtel
d’Alsace 12 Bd de l’Esplanade à Contrexéville (Téléphone 33). »
16. Doucet, Hélène Hoppenot, « Journal inédit », le 7 août 1939.
L’héritier de Briand
1. FO 371/15160, discussion d’Alexis avec Campbell, le 19 avril 1931.
2. MAE, Y, 9, f. 32, note du 12 février 1934.
3. MAE, Z, Pologne, 136, f. 15, en mai 1927 Alexis ajoute à une déclaration
de Briand au Kurjer Poranny l’expression « équilibre européen » qui ne figurait pas
dans le projet initial préparé par un certain Blanchet.
4. MAE, Y, 9, f. 136, note du 12 avril 1934, sans doute commandée par Alexis
au Département, au vu de cette annotation manuscrite : « Note remise à M. de
Chappedelaine avant un voyage d’études à Prague, Vienne et Budapest. »
5. MAE, Y, 74.
6. MAE, Y, 73, f. 159, télégramme signé Léger du 13 janvier 1933.
7. FSJP, 10, 2, brouillon dactylographié et annoté de la main d’Alexis en vue
de sa déposition sur l’affaire Stavisky.
8. Compte rendu de l’audition d’Alexis Léger, le 7 juin 1934, Le Temps du
8 juin 1934, FSJP, 55.
9. FO 371/17656, dépêche de Tyrrell à Londres, Paris, le 21 février 1934, et
commentaires de trois agents du Département, dont Vansittart, qui insistent sur
l’injustice de la campagne de presse et les motivations malsaines de Bailby.
10. DAT, 7N 3143, et AN, Papiers Schweisguth (351 AP), no 3.
11. DM, 1BB2/207.
12. DAT 7N 3143, le 6 octobre 1930, note du 2e Bureau.
13. DDF, Ière série, II, no 275, dépêche de François-Poncet, de Berlin à Paris,
le 8 février 1933.
14. MAE, papiers Léger, 6, f. 51, note non datée, sans doute vers 1932, suite
à la publication des Papiers Stresemann.
15. MAE, Allemagne, 713, f. 124, Fleuriau à Paris, le 15 février 1933.
16. MAE, Allemagne, 742, f. 45, lettre à la signature illisible, transmise au
consulat de France à Hambourg le 18 décembre 1933.
17. MAE, Tchécoslovaquie, 145, f. 72, dépêche de F. Clément-Simon,
ministre de France en Grèce, le 28 avril 1933, annotée par Alexis.
18. MAE, Allemagne, 739, f. 112, dépêche signée François-Poncet, relatant
une conversation de l’un de ses collaborateurs avec le fils de Stresemann, âgé d’une
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804
Alexis Léger dit Saint-John Perse
trentaine d’années, qui passait pour avoir été le principal confident de son père,
Berlin, le 10 mai 1934.
19. Voir notamment MAE, Y, 546 à 551, et plus particulièrement le vol. 549
(voir par exemple le f. 143). Les très nombreux télégrammes d’instructions préparés et signés par Léger n’apparaissent que sous la signature du ministre dans ces
éditions des DDF (en l’occurrence 1 ère série, vol. V).
20. CSJP, 8-9, p. 27, note manuscrite d’Alexis Léger, le 14 juillet 1967.
21. On désigne par là le système d’alliances roumano-tchécoslovaque du
23 avril 1921, roumano-yougoslave du 7 juin 1921 et tchéco-yougoslave du
31 août 1922. Un pacte signé le 16 février 1933 organisa un conseil permanent,
lia la décision de chacun d’un nouveau traité politique ou accord économique à
l’accord des autres, et créa un secrétariat permanent.
22. MAE, papiers 1940, Léger, 13, f. 120, lettre de Kammerer à Alexis, Ankara,
le 4 avril 1935.
La fidélité à la sécurité collective
1. MAE, SDN, 798, f. 32, télégramme signé Léger à Jouvenel, le 10 mars
1933, reproduit dans les DDF 1, II, au no 391, où le télégramme est seulement
présenté comme émanant de Paul-Boncour.
2. MAE, SDN, 799, f. 45, note annotée par un agent du SFSDN, « note de
M. Léger », circa le 5 avril 1933.
3. MAE, papiers Jouvenel, 6, f. 286, télégramme du 13 mai 1933.
4. MAE, SDN, 800, f. 210, le 29 mai 1933, communication téléphonique de
Léger pour Paul-Boncour à Genève.
5. MAE, SDN, 801, f. 21 et 27, le 30 mai 1933.
6. MAE, Grande-Bretagne, 317, f. 18, télégramme de Corbin du 8 juin
1933.
7. Jean-Baptiste Duroselle, La Politique extérieure de la France, la Décadence,
1932-1939, Paris, Imprimerie nationale, 1979, p. 92.
8. Louis Barthou, Promenades autour de ma vie, Lettres de la Montagne, Paris,
Laboratoires Martinet, 1933, p. 27.
9. MAE, URSS, 965 ; voir également les vol. 1002-1003.
10. MAE, Papiers 1940, Rochat, 3, f. 72, lettre de Barthou à Rochat, le 24 août
1934.
11. Jean-Baptiste Duroselle, « Barthou et les alliances contre Hitler », in Michel
Papy (dir.), Louis Barthou, un homme, une époque, Pau, J&D, 1986.
12. Jean de Pange, Journal, 1934-1936, Paris, Grasset, 1970, p. 362, le 7 mars
1936.
13. DDB, I, 3, no 127.
14. MAE, Europe 1918-1940, URSS, 965, manuscrit du télégramme du
20 juin 1934. Les mots soulignés le sont par nous.
15. L’Action française du 31 mai, éditorial de Jacques Bainville.
16. Voir MAE, SDN, 804-805 et surtout URSS, 966-968.
17. MAE, papiers 1940, Léger, 13, f. 154, le 10 juin 1934.
18. MAE, papiers 1940, Rochat, 3, f. 73-77.
19. L’Écho de Paris, le 14 octobre 1934, « M. Pierre Laval au Quai d’Orsay »,
article signé Pertinax.
20. MAE, papiers 1940, Laval, 3, f. 149, lettre de Laval à Mussolini, le
22 décembre 1935.
21. MAE, papiers 1940, Laval, 4, f. 93, le 20 décembre 1935.
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Notes
805
22. FSJP, 33, envois d’épreuves et brouillons de réponses entre Salvemini, professeur à Harvard, et Alexis, aux États-Unis, 1942-1948.
23. MAE, URSS, 976, f. 44, le titre du journal n’est pas précisé.
24. MAE, URSS, 979.
25. MAE, URSS, 977, f. 216, télégramme signé et annoté de la main de Léger,
publié dans les DDF 1, X au no 463, sous la signature de Laval.
26. DAT, 7N, 3 143, lettre de la Guerre aux Affaires étrangères, signée par le
général Maurin.
27. DDF, XII, 255, note du 27 septembre 1935, « propositions de sir Samuel
Hoare ».
28. FSJP, lettre de l’amiral Durand-Viel à Alexis Léger, le 14 août 1935, rendant compte des négociations navales avec l’Angleterre.
29. FSJP, notes manuscrites de Pierre Laval au sujet d’une discussion (téléphonique ?) avec Mussolini, non datées.
30. MAE, papiers Herriot, 37, f. 347, le 26 octobre 1935.
31. DDB, IV, no 46, Kerchove à Zeeland, Paris, le 14 mars 1936.
Les abstentions
1. Jean Lacouture, Léon Blum, Paris, Seuil, 1977, p. 310.
2. Roger Martin du Gard, Journal, t. III, 1937-1949, Paris, Gallimard, 1993,
p. 368, décembre 1940.
3. DGFP, série D, III, no 201, le 14 janvier 1937, longue réflexion sur le rôle
du Deutsches Nachrichtenbüro (DNB).
4. Le Figaro du 26 juillet 1936.
5. CE, p. 217.
6. Yves Denéchère, La Politique espagnole de la France de 1931 à 1936, une
pratique française des rapports inégaux, Paris, L’Harmattan, p. 191.
7. Télégramme du 27 juillet, publié aux DDF, 2, III, no 34, sous la signature de
Delbos, conformément à l’habitude de la commission de publication qui attribue
indifféremment au ministre les télégrammes signés « p. o. Léger ». Duplicata pour
les autres postes, MAE, Espagne, 218, f. 8, télégramme signé « Léger », le 27 juillet
1936, à de très nombreux postes.
8. MAE, Espagne, 219, f. 74, télégramme signé Léger, le 9 août 1936, aux
principaux postes.
9. DDF, 2, III, note au no 59. Le volume a paru en 1966.
10. MAE, Espagne, 218, f. 8 télégramme signé Léger, le 27 juillet, aux principaux postes.
11. DBFP, 2nd, XVII, no 19, note des éditeurs (les historiens Medlicott et
Douglas Dakin) pour l’édition de ce volume des DBFP, en 1979. Traduit par nos
soins.
12. Ibid, no 67, le 7 août 1936.
13. Comparer le compte rendu de Clerk (DBFP, 2 nd, XVII, no 67) avec celui
du Quai d’Orsay, MAE, Espagne, 219 et DDF, 2, III, no 108.
14. MAE, Espagne, 219, f. 74, télégramme préparé et corrigé par Alexis.
15. Claude Thiébaut, « Léon Blum, Alexis Léger et la décision de non-intervention en Espagne », in Les Français et la guerre d’Espagne, actes du colloque de Perpignan, Perpignan, université de Perpignan, 1990.
16. DGFP, série D, III, no 201, le 14 janvier 1937.
17. Jean Lacouture, Léon Blum, op. cit., p. 353.
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806
Alexis Léger dit Saint-John Perse
18. Émile Témine, La Guerre d’Espagne, un événement traumatisme, Bruxelles,
Complexe, 1996, p. 92.
19. Irwin Wall, « Un regard américain sur Léon Blum », in René Girault et
Gilbert Ziebura (dir.), Léon Blum, socialiste européen, Bruxelles, Complexe, 1995.
20. FRUS, 1937, I, p. 366, Bullitt au secrétaire d’État, Paris, le 27 juillet 1937.
L’ambassadeur américain ne nomme pas le diplomate français en question.
21. Sabine Dullin, Des hommes d’influence, Paris, Payot, p. 187 : « Potemkine,
par exemple, n’eut jamais l’avis négatif des Français de l’ambassade sur la personnalité d’Alexis Léger, dont il appréciait l’intelligence. »
22. Sabine Jansen, Pierre Cot, un antifasciste radical, Paris, Fayard, 2002,
p. 304, d’après des archives soviétiques.
23. Lettre de Litvinov à Potemkine, le 4 février 1937 (répondant à une lettre
de Potemkine du 28 janvier), APE FR, 0136/21/169/839, cité par Sabine Dullin,
op. cit., p. 176.
24. Mickael J. Carley, 1939, l’alliance de la dernière chance, Presses universitaires de Monréal, 2001, d’après AN, Schweisguth, 351 AP/3 ; il cite une note
du 8 février 1937 que nous n’avons pas retrouvée.
25. FO 954/29005, lettre de Phipps à Eden, le 30 septembre 1937.
26. DAT, 7N, 3186, lettre du général Dentz au général Palasse, le 21 août
1939, au sujet d’un rapport du 18 avril 1939.
27. DBFP, III, 2, no 751, Phipps à Halifax, le 2 septembre 1938.
28. FO, 371/19880, Lloyd Thomas à Vansittart, « private and confidential »,
le 23 mai 1936.
29. MAE, papiers 1940, Léger, 12, f. 161, lettre de Corbin à Léger, Londres,
le 17 juin 1936.
30. FO, 954 29004, lettre de Phipps à Eden, le 30 septembre 1937.
1938, les abandons
1. L’Action française du 4 octobre 1929, cité dans Jacques Bainville, L’Allemagne, Paris, Plon, 1939.
2. MAE, SDN, 2664, f. 202 sq., correspondance datée de l’été 1929.
3. MAE, SDN, 798, f. 49, télégramme signé Léger à Jouvenel, le 17 mars
1933, publié dans les DDF, 1, II, no 421, sans mention de l’auteur.
4. MAE, papiers Léger, 11, f. 4, lettre de Viénot à Alexis, le 3 mars 1934,
communiquant une lettre d’un correspondant allemand.
5. MAE, Y, 9, f. 77, note du Département, le 10 février 1934.
6. MAE, Léger, 13, f. 145, lettre de Naggiar à Alexis, Belgrade, le 8 mars
1934.
7. Ibid., p. 159. Télégramme du 26 juillet 1934, signé Barthou et attribué à
Léger par Léon Noël, ce que paraı̂t confirmer le style.
8. MAE, papiers Rochat, 3, f. 71, lettre de Barthou à Rochat, le 20 août 1934.
9. MAE, Yougoslavie, 185, f. 33, le 30 juillet 1933.
10. MAE, Yougoslavie, 175, f. 191.
11. MAE, Yougoslavie, 176, f. 126.
12. MAE, Léger, 12, f. 117, lettre de Corbin à Léger, le 20 septembre 1934.
13. DDI, Série VII, vol. XV, no 624.
14. MAE, papiers 1940, Léger, 11, f. 12, lettre d’Otto Bauer à Léon Blum, le
20 mai 1936.
15. FO 954/29004, lettre de Phipps à Eden, Paris, le 30 septembre 1937.
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Notes
807
16. Rapport de Bischoff à Schmidt, le 20 janvier 1938, cité par Erika Weinzierl, « Les rapports entre la France et l’Autriche de janvier à mars 1938, d’après
les rapports de l’ambassade d’Autriche », in Felix Kreissler (dir.), L’Anschluss, une
affaire européenne, Rouen, Publications de l’université de Rouen, 1991, p. 61.
17. Témoignage de Jean Chauvel, « Munich 1938, mythes et réalités », Revue
des études slaves, t. 52, fascicule 1-2, Paris, 1979, p. 221.
18. DDF, 2, VIII, no 403, télégramme aux principaux postes du 12 mars 1938.
Étienne de Crouy-Chanel, (Alexis Léger, l’autre visage de Saint-John Perse, Paris,
éditions Jean Picollec, p. 211), attribue lui aussi ce télégramme à la plume de son
patron.
19. Jean Chauvel, Commentaire, Paris, Fayard, 1971, p. 47.
20. C’est l’expression employée par Jean-Marie Palayret dans sa thèse consacrée
aux relations franco-italiennes.
21. Yvon Lacaze, La France et Munich, Étude d’un processus décisionnel en
matière de relations internationales. Berne, éditions P. Lang, 1992, p. 124, d’après
des archives tchèques publiées en allemand, Europäische Politik 1933-1938 im
Spiegel der Prager Akten, Essen, 1942, no 120.
22. DDF, 2, X, no 258, compte rendu de Corbin.
23. Edouard Beneš, Munich, Paris, Stock, 1969, p. 58.
24. Ibid., p. 69 et document no 10, p. 286, rapport de Osusky au sujet de la
démarche de Phipps auprès de Bonnet, Paris, le 4 juin 1938.
25. FSJP, papiers diplomatiques, compte-rendu par Alexis d’une conversation
avec Benes̆, le 17 mai 1943 et FO, 115/36007, note de Eden, conversation avec
Beneš, le 16 juin 1943.
26. Yvon Lacaze, op. cit., p. 142.
27. DDB, V, no 17, Le Tellier à Spaak, Paris, le 10 juin 1938.
28. AN, papiers Daladier, 496 AP, 9, « Note remise par M. Georges Bonnet,
ministre des Affaires étrangères à M. de Lacroix, ministre de France à Prague, le
16 juillet 1938, pour être remise à M. Beneš et à M. Hodja » et « note du ministre
des Affaires étrangères sur sa conversation du 20 juillet avec M. Osuski ».
29. Anthony Adamthwaith, France and the Coming of the Second War, 19391939, Londres, Frank Cass, 1977, p. 124.
30. DBFP, III, 2, 769, rapport de Phipps du 4 septembre 1938.
31. DBFP, 3, II, no 384.
32. FO, 371/21737, cité par John Herman, The Paris enbassy of Sir Eric
Phipps : Anglo-French relations and the Foreign Office, 1937-1939, Sussex Academic
Press, 1998, p. 103. Pour le souhait de Daladier, Jean-Baptiste Duroselle, op. cit.,
p. 345, d’après DDF, 2, XI, no 122.
33. DBFP, 3, II, p. 336-337.
34. DBFP, 3, II, no 833, Phipps, le 11 septembre 1938.
35. MAE, archives orales, entretien cité du 12 novembre 1981.
36. Yvon Lacaze, op. cit., p. 455, d’après un rapport d’Osusky.
37. FSJP, Georges Bonnet à Alexis Léger, « Personnel, 28 septembre 38 ».
38. Respectivement DDF, XI, no 448 et 472 pour celle du 29 septembre, qui
se trouve également dans MAE, papiers 1940, Charvériat 2, f. 5, « note sur les
concessions qui pourraient être faites aux Allemands et aux Hongrois », « note
approuvée par le général Gamelin (un exemplaire avec la carte ci-jointe remis au
ministre) ».
39. Georges Bonnet, Dans la tourmente, 1938-1948, Paris, Fayard, 1971, p. 64.
40. « Munich aller-retour : souvenirs d’un témoin. Un entretien inédit d’Alexis
Léger avec Francis Crémieux », L’Humanité du 29 septembre 1988.
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
41. La citation fut recueillie oralement par Élisabeth du Réau en décembre
1981 et citée dans son Édouard Daladier (1884-1970), Paris, Fayard, 1993,
p. 278. Il faut noter que dans son ouvrage consacré à Alexis, Crouy-Chanel remet
la citation à sa véritable place : « Hitler vitupérait, le lendemain soir... », op. cit.,
p. 232. Il se fonde sur les « dires de François-Poncet », qui a sans doute recueilli
les échos du banquet.
42. AN, 496 AP 11, lettre d’Alexis Léger à Daladier, le 17 novembre 1938,
lui adressant une dépêche de Corbin du 8 novembre 1938.
43. FO, 371/21613, Phipps à Halifax, Paris, le 26 octobre 1938.
44. DGFP, D, IV, no 370.
45. FO 371/21789, télégramme de Phipps, le 9 décembre 1938.
46. Léon Noël, Les Illusions de Stresa, l’Italie abandonnée à Hitler, Paris, FranceEmpire, 1975, p. 129.
1939, résister aveuglément
1. Doucet, Hélène Hoppenot, « Journal inédit », le 28 avril 1939.
2. MAE, Naggiar, 7, télégramme à Corbin, le 12 janvier 1940.
3. DAT 7N 3136, instructions signées Gamelin à Palasse, le 11 avril.
4. Pour le texte de la proposition française, voir DDF, 2, XV, no 482 (p. 790).
5. DDF, XVI, no 243, compte rendu de l’entretien franco-britannique du
20 mai 1939.
6. AN, 496 AP 11, 5, notes de Daladier au sujet d’un entretien avec Léger, le
24 mai 1939. Alexis ajouta manifestement quelques commentaires fielleux sur la
mauvaise volonté de Bonnet, difficiles à retranscrire à cause de la mauvaise calligraphie de ces notes.
7. SHD, DAT, DAT 3186, lettre du général Palasse à l’état-major, le 13 juillet
1939.
8. SHD, DAT 3186, télégramme de l’état-major, signé Colson, chef d’étatmajor de l’armée, à Palasse, Paris, le 15 août 1939.
9. SHD, DAT, 3186, télégramme de Gamelin à Musse, le 19 août 1939.
10. AN, 496 AP 11, dossier 5, lettre d’Alexis à Daladier, le 15 avril 1939.
11. DBFP, 3, III, no 496, compte rendu envoyé par Phipps au Foreign Office
des conversations franco-anglaises du 10 janvier 1939.
12. Doucet, Hélène Hoppenot, « Journal inédit », le 26 mars 1939.
13. DBFP, 3, VI, no 132, Phipps à Halifax, le 22 juin 1939.
14. DBFP, 3, VI, no 326, Phipps à Chamberlain, le 14 juillet 1939.
15. MAE, papiers 1940, Charvériat, 2, f. 113.
16. FSJP, lettre de Pierre Bertaux à Alexis Léger, 9 mai 1967.
Drôle de guerre, étrange défaite
1. Robert Coulondre, De Staline à Hitler, Paris, Hachette, 1950, p. 313.
2. Général Gamelin, Servir, Paris, Plon, 1946-1947, t. II, p. 449, à propos des
journées de la mobilisation.
3. MAE, papiers Hoppenot, 8, f. 12, lettre de Corbin à Léger, Londres, le
9 septembre 1939.
4. FO, 371/124405, télégramme de Campbell au Foreign Office, le 2 janvier
1940.
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Notes
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5. FNSP, papiers Monzie, lettre d’Alexis Léger à Anatole de Monzie, le 9 mars
1940. Le papier à en-tête est rayé pour se placer hors du terrain de la querelle
administrative, au profit de celui de l’amitié.
6. MAE, papiers 1940, Rochat, 12, f. 10 et 15.
7. SHD, DM, 1BB2/207.
8. BSS, le 26 mars 1940, p. 163.
9. FNSP, Goguel, 11, lettre du 1er février 1973 de Roland de Margerie à François Goguel et entretien du 2 juillet 1971 avec Jean-Pierre Azéma.
10. BSS, le 31 mars 1940, p. 270.
11. MAE, archives orales, Margerie, le 12 octobre 1983 (ce qui ne permet pas
de décider du genre du mot « ami »).
12. MAE, Rochat, 12, f. 204, le 16 avril 1940.
13. MAE, Rochat, 12, f. 208, télégramme de Brugère, le 16 avril 1940.
14. AJM 3/4/1 : « note » du 2 mars 1940 soumise à Léger, remise à Daladier ;
AJM 3/4/2 : « projet de lettre de E. Daladier à Chamberlain », soumis à Léger,
remis à Daladier ; AJM 3/4/3 : 1ettre de Monnet à Léger, le 7 mars 1940.
15. MAE, papiers Hoppenot, 8, note de Hoppenot du 25 mars 1940.
16. DDB, IV, no 206, Kerchove à Spaak, Paris, le 6 mars 1937.
17. L’Action française du 9 mai 1939.
18. Je suis partout du 8 avril 1933.
19. FSJP, 11-3, note d’audience de Guariglia par Alexis Léger, le 6 mai 1940.
20. MAE, papiers Hoppenot, 8, f. 310, lettre de Hoppenot à Chauvel,
le 23 juillet 1947.
21. FNSP, François Goguel, 11, entretien avec Jean-Pierre Azéma, juillet 1971.
22. FSJP, 12, 1.
23. MAE, personnel, Léger, III, note de Robien, le 19 mai 1940.
24. FSJP, 28, lettre de Corbin à Léger, le 22 mai 1940.
25. FSJP, 28, lettre de Bois sur papier à en-tête du Petit Parisien, le 19 mai.
26. FSJP, 28, lettre de Chiappe, non datée, probablement le 20 mai.
27. Doucet, manuscrit 19 675, Alexis Henri à Hoppenot, Arcachon, le 31 mai
1940.
L’INVENTION DE SOI
Le duel Léger-de Gaulle (I) : la guérilla du diplomate
1. FSJP, papiers diplomatiques, 3, « Mémoire sur la situation de M. Alexis
Léger, ambassadeur de France en disponibilité, au regard de la loi du 23 juillet
1940 », rédigé en octobre 1940, daté de New York, le 5 novembre 1940.
2. FSJP, 3, notes manuscrites sur un entretien avec Georges Bidault, Washington, le 21 mai 1945.
3. Saint-John Perse, Lettres à l’Étrangère, op. cit., p. 55, lettre datée du 17 juin
1940.
4. FO, 371/24349, cité par Éric Roussel, Charles de Gaulle, Paris, Gallimard,
2002, p. 145.
5. Jean-Louis Crémieux-Brilhac, La France libre, de l’appel du 18 juin à la
Libération, Paris, Gallimard, 1996, p. 55 sq.
6. FSJP, lettre de Richard G. Casey à Alexis, le 3 novembre 1960, et notes
d’une conversation du 29 novembre 1940.
7. BC, manuscrits, Consultants & fellows, box 25.
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
8. FSJP, « recherches de Mme Léger », une carte de Dorothy Léger évoquant
deux lettres du 7 août 1940 et du 24 mars 1941 de J.-P Didier.
9. FSJP, 3, « mémoire à transmettre oralement à Marthe de Fels », synthèse
dactylographiée des notes manuscrites d’Alexis, le 27 juin 1941.
10. FRUS, XII, 2, le 13 février 1941 ; FSJP pour la conversation avec Casey.
11. L’expression désigne les courriers aux formules toutes faites, qui étaient
seuls autorisés à passer entre l’étranger et la France occupée, FSJP, papiers d’Amérique, lettre d’Henri Laugier, Montréal, le 29 avril 1942.
12. FO, 371/32040, Campbell au Foreign Office, le 6 février 1942, reçu le
7 avril 1942.
13. FO, 371/28323, Butler à Mack, au Foreign Office, French Department,
Washington, le 30 juillet 1940.
14. FSJP, entretien Boegner-de Gaulle, le 28 mai 1942.
15. FSJP, notes de Roussy de Sales.
16. FO, 371/32001, lettre de Garreau-Dombasle à sa femme, Londres, le
29 mai 1942, interceptée par la censure télégraphique au service du courrier aérien,
soumise au MI5 et au Foreign Office le 14 juin 1942.
17. FO, 954 29B, télégramme envoyé de Washington le 28 juillet, daté par
Alexis dans la Pléiade et sa chronologie personnelle des événements (FSJP, 3) du
26 juillet, date à laquelle il a probablement remis le télégramme à l’ambassade
d’Angleterre à Washington. Texte conforme dans les Œuvres complètes, op. cit., p.
617.
18. FO, 954 29B, dépêche de Halifax au Foreign Office, le 28 juin 1942,
arrivée à Londres le 4 juillet 1942.
19. FSJP, 25-2, note d’Alexis, « projet d’entretien, 22 Juin 1942 ».
20. MAE, papiers Dejean, 24, f. 2, télégramme du 1 er juin 1942, Mendès
France à de Gaulle via Tixier.
21. FO 371/28570, note dactylographiée et manuscrite de Mack, le 24 janvier
1942.
22. BC, manuscrits, Consultants & Fellows, box 25, lettre de Armstrong à
MacLeish, le 27 octobre 1941.
23. NARA, 1940-1944, 711.51/338, lettre de Francis Biddle à Roosevelt,
Washington, le 9 novembre 1943.
24. NARA, decimate file 1940-1944, 851.01/627 A, compte rendu par Sumner Welles à Roosevelt d’une conversation avec Alexis, le 13 août 1942.
25. Datée du 15 août 1942, la lettre de Cambon était arrivée à Alexis par le
biais du Département d’État ; le bordereau d’envoi ne mentionne pas de date,
NARA, 851.00/5-644 – la lettre n’y est pas conservée, mais elle se trouve à la
FSJP.
26. FO, 371/32001, « note sur une discussion informelle avec M. Léger », le
11 août 1942, transmise au Foreign Office le 29 août et reçue le 10 septembre
1942.
27. FO, 371/ 32001, le 27 octobre 1942.
28. FO, 371/ 32001, compte rendu d’une conversation entre Emmanuel Lancial et Roddie Barclay, Washington, le 7 novembre 1942.
29. MAE, CNF, Londres Alger, 501, f. 231, télégramme de Dejean à de
Gaulle, le 17 août 1942.
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Notes
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Le duel Léger-de Gaulle (II) : la victoire du général
1. FO, 371/32001, télégramme envoyé par le Foreign Office à l’ambassade de
Washington, sur instructions manifestement supérieures au bureau des affaires
françaises, probablement du cabinet où arrive directement la réponse, les 5 puis
6 décembre 1942.
2. MAE, CNF Londres-Alger, 130, lettre de Tixier à de Gaulle, le 15 novembre
1942.
3. FSJP, 25-6, notes manuscrites d’Alexis suite à un entretien avec Sumner
Welles, le lundi 19 janvier 1943.
4. FRUS, The Conferences at Washington, 1941-1942, and Casablanca, 1943,
p. 818, Hull à Roosevelt, Washington, le 19 janvier 1943.
5. FO, 115/3591 commentaire de Barclay sur le télégramme signé Eden pour
Macmillan, répercuté à Halifax à Washington, télégramme du 23 février,
commentaire de Barclay du 24 février 1943.
6. FO, 115/3591, lettre de Halifax à Léger, Washington, le 4 mars 1943.
7. FO, 115/3591, compte rendu d’Halifax à William Hayter, premier secrétaire
de l’ambassade britannique à Washington, le 17 mars 1943, transmis par Hayter
à Speaight, au Foreign Office, le 18 mars 1943.
8. AJM, AME 29/4/1, télégramme de Jean Monnet à Léger, le 30 avril 1943.
9. FSJP pour le télégramme au départ, et AJM, 29/4/2, à l’arrivée, où il est
largement annoté et commenté.
10. FSJP, lettre d’Henri Hoppenot à Alexis, Montevideo, le 23 novembre
1942.
11. FO, 371/35593, Harvey, Washington, le 25 mars, au Foreign Office, reçu
le 8 avril 1943.
12. FSJP, 26-9, notes manuscrites d’Alexis Léger sur une conversation avec
Boegner après un déjeuner avec Sumner Welles, le 25 mai 1943.
13. FSJP 25-2, notes manuscrites d’Alexis Léger au sujet d’un entretien avec
Churchill à la Maison-Blanche, le vendredi 21 mai 1943 à minuit.
14. FSJP, 26-9, notes manuscrites d’Alexis, le 25 mai 1943, avec Boegner après
un déjeuner avec Sumner Welles.
15. FSJP, 25-6, entretien Léger-Welles, le 27 mai 1943, notes manuscrites
d’Alexis Léger.
16. NARA, 711.51/338, lettre d’Alexis Léger au président Roosevelt, Washington, le 8 novembre 1943.
17. NARA, memorandum of conversation between the President and E. Wilson,
le 24 mars 1944, cité par Éric Roussel, op. cit., p. 417.
18. FSJP, 26-15, notes manuscrites d’Alexis Léger sur un entretien avec
Mac Cloy, le 21 février 1944.
19. FO, 371/41879, Campbell à Mack, Washington, le 20 mai 1944, reçu à
Londres le 31 mai 1944.
20. Ibid., commentaire du 4 juin, signature illisible, peut-être d’Oliver Harvey.
21. FSJP, papiers diplomatiques, 26-17, notes d’Alexis sur la relation de Hoppenot, le 22 juillet 1944.
22. Jacques Baeyens, Au bout du Quai, Paris, Fayard, 1975, p. 127.
23. MAE, archives orales, entretien avec Charles Lucet.
24. NARA, rapport du 29 avril 1942 déposé dans les archives de Dorothy
Léger, FSJP.
25. FSJP, 25-6, entretien Léger-Welles, 18 juin 1943, notes manuscrites
d’Alexis Léger.
26. Doucet, Hélène Hoppenot, « Journal inédit », le 22 avril 1944.
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Alexis Léger dit Saint-John Perse
27. Hervé Alphand, L’Étonnement d’être, Paris, Fayard, 1977, p. 326.
L’incident n’empêche pas Alphand d’aller déjeuner le 30 août 1962 chez Léger, à
Giens, avant d’aller dı̂ner chez Pierre David-Weil à Antibes. Cf. p. 383.
28. FSJP, 30-44, conversation Alphand-Léger, le 4 mai 1960.
29. FSJP, lettre de Georges Cattani à Marthe de Fels, le 24 octobre 1964.
La renaissance de Saint-John Perse
1. Alfred Fabre-Luce, Journal de la France, Paris, Fayard, 1969, p. 39.
2. FSJP, lettre de Georges Bonnet à Alexis Léger, le 29 juillet 1946.
3. AN, papiers Blum, 22, lettre d’Alexis Léger à Léon Blum, Washington, le
28 septembre 1945.
4. FSJP, 29-12, lettre de Léon Blum à Alexis Léger, « le président du Gouvernement provisoire », Paris, le 7 [janvier 1947].
5. FSJP, 29-12, brouillon du télégramme de réponse à l’offre de Blum,
Washington, le 14 janvier 1947, « remis à Lacoste pour transmission en clair par
l’ambassade ».
6. AN, papiers Léon Blum, 22, lettre d’Alexis Léger à Léon Blum, datée par
lapsus « Washington, 6 janvier1946 ».
7. MAE, personnel, Léger, III, lettre de Lacoste à Chauvel, Washington, le
5 juin 1946.
8. Respectivement, FSJP, lettre de Kerillis à Léger, New York, le 18 février
1947 ; lettre de Léger à Kerillis, citée dans Yves Boulic et Annick Lavaure, Henri
de Kerillis, l’absolu patriote, PUF, 1997, p. 235, et FSJP, lettre de Kerillis à Léger,
le 1er mars 1947.
9. Christian Valensi, Un témoin sur l’autre rive, Washington 1943-1949, Paris,
ministère de l’Économie et du Budget, 1994, p. 328.
10. BN, manuscrits, papiers Louise Weiss, 17 803, f. 264.
11. FSJP, 27-10, entretien avec Auriol, mai 1955.
12. « Yves Bonnefoy et Saint-John Perse », Postérités de Saint-John Perse, actes
du colloque de Nice, mai 2000, Nice, Publications de la faculté des lettres, arts et
sciences humaines de Nice, 2002, p. 186.
13. CSJP, 15, p. 57, lettre d’Alexis Léger à MacLeish, le 26 juin 1941.
14. Pierre Seghers, La Résistance et ses poètes, France, 1940-1945, Paris, Seghers,
1974.
15. FSJP, brouillon de lettre de Léger à Char, le 5 octobre 1949, réponse de
René Char à Alexis Léger, Paris, le 19 novembre 1949.
16. Paul Morand, Journal inutile, Paris, Gallimard, 2001,t. I, p. 607.
17. Alain Bosquet, La Mémoire ou l’Oubli, Paris, Grasset, 1990, p. 264.
18. Edmond Dupland, op. cit., p. 52, entretien non daté, circa été 1981.
19. FSJP, lettre de Paulette à Alexis, le 27 octobre 1960.
Le roman d’un poète
1. FSJP, lettre de Paul Morand à Alexis Léger, Noël 1972, à l’occasion de la
publication de ses Œuvres complètes dans la collection de la Pléiade.
2. FSJP, lettre d’Alexis Léger à Paul Claudel, le 3 janvier 1948, passage censuré
dans les Œuvres complètes, op. cit., p. 1012.
3. FSJP, lettre d’Alexis Léger à Paul Claudel, le 29 juin 1949. Le « bien » est
censuré à la p. 1015 des Œuvres complètes, op. cit.
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Notes
813
4. FSJP, carte postale de Paul Claudel à Alexis, Brangues, le 26 juillet 1949.
5. FSJP, lettre d’Alexis Léger à Max-Pol Fouchet, Washington, le 12 décembre
1947. Les lettres de cette correspondance sont publiées avec des modifications
dans les Œuvres complètes, op. cit., p. 986 et suivantes.
6. CSJP, 10, p. 159, lettre d’Alexis Léger à Jean Paulhan, Washington, le
20 février 1959, lettre absente de la Pléiade.
7. FSJP, lettre de Pierre-Jean Jouve à Alexis, Paris, le 29 mai 1949.
8. FSJP, lettre d’Yves Bonnefoy à Alexis Lég