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(PDF) Alexis Léger, dit Saint-John Perse | Renaud Meltz - Academia.edu
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Alexis Léger, dit Saint-John Perse

NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:27 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 1 — Z33031$$10 — Rev 18.02 NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:27 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 2 — Z33031$$U1 — Rev 18.02 NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:27 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 3 — Z33031$$10 — Rev 18.02 Alexis Léger dit Saint-John Perse NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:27 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 4 — Z33031$$U1 — Rev 18.02 NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:27 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 5 — Z33031$$10 — Rev 18.02 Renaud Meltz Alexis Léger dit Saint-John Perse Flammarion NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:27 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 6 — Z33031$$10 — Rev 18.02  Éditions Flammarion, Paris, 2008 ISBN : 978-2-0812-0582-6 NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:27 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 7 — Z33031$$10 — Rev 18.02 « À quelles fêtes du Printemps vert nous faudra-t-il laver ce doigt souillé aux poudres des archives [...] ? » Vents NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:27 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 8 — Z33031$$U1 — Rev 18.02 NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:27 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 9 — Z33031$$10 — Rev 18.02 Introduction Exil « Et le temps en sait long sur tous les hommes que nous fûmes. » « J’ai très souvent pensé, contre toute biographie, que ce Français qui s’amusait en solitaire avec le mystérieux génie de la langue française dut être quelqu’un de très secret et dédaigneux. On ne sait jamais rien que de faux des hommes de cette race » (À propos d’Alain-René Lesage, dans une lettre à Valery Larbaud du 17 octobre 1911). « L’homme qu’on a cru atteindre en moi était seulement mon double, pour qui je n’ai point d’amour-propre : il m’est toujours trop facile d’en laisser la dépouille à la voirie 1. » Celui qui écrit ces lignes, le 31 mai 1940, fête ses cinquante-trois ans. Il en paraı̂t dix de moins. De taille moyenne, entre deux âges, le visage banal, rien n’attire l’attention chez lui. La prunelle sombre et fixe, le nez long, sensuel et volontaire, voilà tout ce qui semble lui appartenir en propre. L’ovale du visage est alourdi, empâté par trop de déjeuners parisiens ; le front dégarni est celui d’un intellectuel quelconque. Seul, devant sa table de travail, dans le calme d’une villa cossue d’Arcachon, frais rasé, la moustache taillée comme il se doit, Alexis rédige de sa graphie élégante une lettre à son ancien collaborateur, Henri Hoppenot. Il fête l’anniversaire de sa naissance par le sacrifice de sa personnalité publique et renie les vingt-six années de service diplomatique qui l’ont amené au sommet du Quai d’Orsay. Entré dans la Carrière à la veille de la guerre, en 1914, il a pris la tête du cabinet d’Aristide Briand au printemps 1925 ; sept ans plus tard, quelques semaines après l’arrivée d’Adolf Hitler au pouvoir, il a ravi à Philippe Berthelot le secrétariat général du ministère des Affaires étrangères. Il s’est maintenu pendant sept ans au poste le plus élevé de cette administration, en servant huit ministres différents, de toutes tendances, sous quelque seize combinaisons gouvernementales. Et voici que douze jours plus tôt, au matin du 19 mai, en pleine déroute militaire, il a appris que le président du Conseil, Paul Reynaud, avait fait signer par le président Albert Lebrun un décret le destituant de son poste, juste avant d’abandonner le portefeuille des Affaires étrangères à Édouard Daladier. Pour la dépouille, toute l’impersonnalité du fonctionnaire, et le fortuit de l’état civil. Le poète seul demeure, sous le nom mystérieux qu’il s’est NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:27 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 10 — Z33031$$10 — Rev 18.02 10 Alexis Léger dit Saint-John Perse choisi, Saint-John Perse, auteur peu lu, mais généralement identifié au secrétaire général, à la soudure des milieux politiques et littéraires. Depuis plus de quinze ans que le diplomate prétend avoir anéanti en lui le poète, se peut-il que ce renoncement au monde soit complet, et qu’Alexis puisse tout entier tenir dans sa personnalité fictive d’homme d’imagination ? Aussi bien, au moment où il prétendait abolir sa personnalité politique, et se soustraire dans la débâcle, au jugement de l’Histoire, Alexis incarnait le type idéal du diplomate de la IIIe République. C’est ainsi qu’il apparaissait à ses contemporains, par la continuité de son action au sommet de l’État, l’exemplarité de son personnage de haut fonctionnaire, et l’association de son nom à la politique étrangère de la France, dite de sécurité collective. Cette doctrine qui voulait fonder la paix sur la démocratisation des relations internationales, prévalait dans la mouvance radicale à laquelle Alexis avait associé son destin politique. Le regard de l’historien, rétrospectivement, peut difficilement récuser cette triple association entre le secrétaire général, la politique étrangère de la France et la culture républicaine des milieux dirigeants de l’entre-deux-guerres. En dépit de la stricte partition de ses deux personnalités littéraires et politiques, avec Paul Claudel, Jean Giraudoux et Paul Morand, Alexis incarnait en effet le plus récent avatar de l’écrivain diplomate, qui renouvelait sous une espèce bourgeoise une tradition très française, commencée avec Chateaubriand, sinon plus tôt. Subtilement anticonformiste, démarqué par sa poésie rare et précieuse, Alexis surenchérissait sur les attributs ordinaires du diplomate en cumulant l’honorabilité littéraire et l’expertise des affaires mondiales, acquise en Extrême-Orient. En réalité, le secrétaire général renouvelait moins la culture républicaine des élites diplomatiques, qu’il n’illustrait leur renouvellement. Il en allait de même pour la politique qu’il défendait sous le label de la sécurité collective, avec les diplomates les moins conservateurs de sa génération, René Massigli et Henri Hoppenot, pour ne citer que les plus connus. Il s’agissait d’un ordre diplomatique qui visait à concilier la démocratisation des relations internationales avec les intérêts particuliers de la France, dont la position européenne était plus forte que jamais depuis l’épopée napoléonienne, sans compter l’empire ultramarin qui participait du patriotisme républicain. Alexis était encore tout jeune diplomate quand la France avait obtenu à Versailles la paix la plus favorable qu’un vainqueur se fût jamais taillée, en dépit des réserves anglo-saxonnes. Dans l’ombre de Briand, il chercha à consolider, grâce aux accords de Locarno, en 1925, les acquis de la victoire en obtenant l’assentiment de l’Allemagne à la paix versaillaise, quitte à revenir à un équilibre européen plus traditionnel. En rétablissant l’ancien adversaire dans le concert des nations, Briand revenait d’une certaine façon à l’ordre européen réglé par les grandes puissances qui prévalait au siècle précédent. Mais Alexis découvrit avec son mentor tout le parti que la France pouvait tirer de la démocratisation des relations internationales pour défendre ses intérêts traditionnels. S’il ne voulait plus s’en souvenir, NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:27 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 11 — Z33031$$10 — Rev 18.02 Introduction 11 peut-être, en 1940, il avait largement misé sur la mutualisation de la sécurité instituée par la Société des Nations pour pacifier les esprits, juguler le désir de révision, voire l’appétit de revanche des pays qui ne se satisfaisaient pas de l’Europe de Versailles, et maintenir les fortes positions de la France en Europe orientale. La formule de la sécurité collective qui, sans faire l’unanimité, ralliait la majorité des suffrages, permettait de rompre avec la pratique des blocs antagonistes et d’habituer les États à régler leurs relations sur le modèle de la démocratie libérale qui prévalait chez les vainqueurs, en Europe occidentale, tout en conservant les acquis d’une paix avantageuse. Depuis la mort de Briand, en 1932, Alexis avait incarné cette doctrine, au service de ministres qui en avaient recueilli l’héritage, comme Joseph Paul-Boncour, ou voulu l’infléchir, sans toujours l’avouer, comme Pierre Laval. Ce 31 mai 1940, alors que la III e République se remettrait bientôt entre les mains de ses adversaires et que la France était la proie de ses ennemis, Alexis se reniait opportunément pour renouer avec sa personnalité littéraire. Saint-John Perse ne renaissait pas de rien ; le diplomate avait continué de le faire vivre, à défaut d’écrire encore ; il l’avait laissé voir à ses pairs littéraires. De la conférence de La Haye, à l’été 1929, T. S. Eliot avait reçu cette confidence : « Les cinq années que je viens de consommer (il faut haı̈r avant tout la parcimonie), n’ont pas été seulement pour moi cinq années d’intense surmenage physique, mais une sorte de somnambulisme poussé jusqu’à la perfection de ce qu’on appelle en psychiatrie le “dédoublement de personnalité”. » Dans son exil américain, Saint-John Perse dirait la permanence de ses ambitions duelles, alors que le triomphe du général de Gaulle ruinait ses espoirs de retour au secrétariat général : « Ô Poète, ô bilingue, entre toutes choses bisaiguës, et toi-même litige entre toutes choses litigieuses – homme assailli du dieu ! homme parlant dans l’équivoque 2 !... » Sans connaı̂tre le détail des responsabilités politiques d’Alexis Léger, seul élément de continuité dans la conduite de la politique étrangère française qui aboutit à l’isolement diplomatique de 1939 et à la défaite de 1940, le lecteur qui ouvre la Pléiade de Saint-John Perse pour y lire son œuvre poétique est fasciné par une série de contradictions nées de ce dédoublement. Le poète y affirme solennellement l’irréductibilité de l’œuvre poétique au fait historique, mais il multiplie les confidences biographiques ; il affirme l’hétérogénéité de ses personnalités, mais il évoque longuement sa carrière diplomatique ; il se targue de son premier rôle dans la conduite de la politique étrangère de son temps, mais il s’exonère du naufrage auquel elle a abouti. Le lecteur qui pense lire un poète découvre le récit d’une vie, écrit dans une prose hiératique dont il pressent la part romanesque. Elle mérite qu’on la récrive. Il a fallu, pour relever ce défi, mener une longue enquête. Démonter le formidable travail de faussaire de Saint-John Perse en constitue la part la plus facile. Le poète a fabriqué le volume de la Pléiade à sa guise ; il a rédigé une chronologie dont l’impersonnalité masque les mystifications, il NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:27 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 12 — Z33031$$10 — Rev 18.02 12 Alexis Léger dit Saint-John Perse a livré une correspondance retouchée par de subtiles modifications quand ses lettres n’ont pas été entièrement fabriquées pour l’occasion, dans une sorte de roman épistolaire inavoué. Mais il n’est pas difficile de rétablir les faits : par une forme d’aveu qui invite à la révision de sa propre légende, Alexis a laissé à la Fondation qu’il s’est donnée, à Aix-en-Provence, les traces de ses réécritures. Par convention, on a signalé par l’italique la retranscription de sa correspondance manuscrite, celle de la vérité biographique, pour la démarquer des lettres plus ou moins fictionnelles que le poète a publiées dans le volume de la Pléiade. Il est plus ardu de reconstituer la perpétuelle réécriture de la trajectoire diplomatique d’Alexis, qui effaçait ses traces à mesure qu’il révisait sa politique, pour donner le sentiment qu’elle était immuable. Paradoxalement, le diplomate a laissé moins de signes de ses choix politiques que le poète de ses manipulations biographiques. Il a fallu, pour reconstituer ses orientations et la réalité de son influence, plonger dans l’ensemble de la correspondance politique du Quai d’Orsay ; on y trouve parfois des télégrammes manuscrits, qui permettent de les attribuer en toute certitude à leur auteur. Pour la correspondance postérieure à l’année 1935, qui a le plus souffert de l’incinération des archives, décidée en mai 1940 dans la panique de la débâcle (l’épisode est raconté dans ce livre), l’enquêteur doit s’en remettre à la signature stylistique du rédacteur ; dans le cas d’Alexis, la tâche n’est pas malaisée. Mais elle est presque infinie, les « papiers Léger » des archives rassemblant essentiellement la correspondance passive d’un secrétaire général trop prudent pour avoir jamais écrit une lettre privée à ses ambassadeurs. Toutes ses instructions officielles, généralement signées par le ministre, parfois par lui-même, sont à quérir dans le maquis de la correspondance générale entre le Département et les postes. Les mystifications biographiques et diplomatiques d’Alexis ne sont pas seulement un rideau de fumée à dissiper ; elles sont serviables à son biographe en dessinant en creux le portrait de celui qu’il aurait voulu être. Elles permettent surtout de plonger l’individu dans le bain de son époque ; elles offrent la meilleure mesure de l’historicité d’Alexis et la garantie, en s’intéressant à sa personne, de connaı̂tre une société : en transformant la réalité de son action au gré de sa réception, l’affabulateur donne à voir les fluctuations des horizons d’attente de ses contemporains. Le choix d’Alexis de laisser le souvenir d’un Munichois ou d’un anti-Munichois, selon le pacifisme frileux ou le dynamisme interventionniste de son temps, révèle l’historicité des événements auxquels il a pris part. Attention pourtant de ne pas croire que la vérité d’Alexis n’est que l’ombre de ses mystifications ; quand elles datent de l’élaboration de la Pléiade, dans les années 1960, elles éclairent surtout le vieillard, et ses attendus propres. Alexis ne se réduit pas à ses secrets ni ne se révèle seulement par ce qu’il cache. Pour autant, les rectifications des affabulations d’un acteur de l’histoire sont nécessaires pour la mémoire collective ; ce livre sera utile s’il aide à NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:27 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 13 — Z33031$$10 — Rev 18.02 Introduction 13 mieux comprendre la défaite de la France, en 1940, qui ne fut pas seulement celle de ses armes. Alexis a si bien joué avec les vérités biographiques, pour s’écrire un destin, à défaut d’avoir su se libérer sur le vif de ce qui contraignait ses désirs contradictoires, sa vocation d’écrivain désintéressé jusqu’à l’effacement et sa volonté d’exercer ses facultés dans le siècle, qu’il a brouillé jusqu’au marqueur le plus élémentaire de son identité. Cette biographie n’unifie pas la variété onomastique de celui qui n’a jamais cessé de se réapproprier son nom, comme sa trajectoire. Écolier, lycéen, conscrit, diplomate, Alexis est appelé « Léger » dans les institutions qui le forment. Pourtant, depuis plusieurs générations, la famille paternelle d’Alexis tenait à ce que son nom fût orthographié sans accent, et prononcé comme tel 3. Les petits artisans parisiens, passés en Bourgogne au XVIIIe siècle, puis revenus à la capitale, qui commencèrent au XIX e siècle une ascension sociale par les carrières juridiques, avaient perpétué l’usage de ne pas accentuer leur nom 4. L’officier d’état civil qui établit l’acte de naissance d’Alexis, à Pointe-à-Pitre, le 2 juin 1887, n’a pas accentué son patronyme 5. Alexis cultivait cette coquetterie, qui ne signait jamais « Léger » ; pour autant, il ne signait pas toujours « Leger », mais aussi bien Sevil, Saint-Leger-Leger, St-Leger Leger, St. J. Perse, Saint-J. Perse, Saint-John Perse, sans compter ses nombreux surnoms, Cici, Allan, Diego et bien d’autres encore. Cette variété onomastique, qui dit la complexité du personnage, et son espoir de se trouver libre par l’invention de soi, incline à trancher pour le seul usage qui lui était étranger, puisque c’est ainsi qu’il était connu, souvent moqué d’un facile calembour, confondu, parfois, avec l’un de ses très nombreux homonymes, dont le peintre Fernand Léger. Signer « Leger », pour Alexis, c’était déjà une façon de parler de soi, et de s’approprier, fût-ce par le biais d’un usage familial antérieur à soi. Dire Léger, pour nous, c’est se ranger aux regards extérieurs, dont la somme fait une neutralité, sinon une intelligence. Mais c’est par son prénom, tenu d’un aı̈eul romanesque, que nous préférons appeler le personnage que nous allons maintenant suivre de sa Guadeloupe natale à sa vie « d’outre-mort ». NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:27 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 14 — Z33031$$U1 — Rev 18.02 NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:27 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 15 — Z33031$$10 — Rev 18.02 I TOUT CONCILIER (1887-1921) NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:27 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 16 — Z33031$$U1 — Rev 18.02 NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:27 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 17 — Z33031$$10 — Rev 18.02 I L’héritage guadeloupéen Qui sait encore le lieu de ma naissance ? Un milieu naturellement exotique Grand commis de l’État ou poète, à Paris ou à Washington, Alexis se souvenait de son origine créole avec une passion ambiguë. Son discours balançait entre attendrissement lyrique et cynisme politique. La nostalgie intime n’empêchait pas le tonitruant déni d’un particularisme réducteur. Cette ambivalence est propre à son parcours, et procède de la rupture de 1899 : le départ familial de la Guadeloupe, sans retour, et la découverte du Nouveau Monde, pour l’enfant, qu’est la vieille Europe. En vérité, l’ambiguı̈té est consubstantielle à la condition du Blanc créole. Français né à sept mille kilomètres de la France, le créole se trouve exotique chez lui. Son vocabulaire en témoigne. Il ne « reste » pas dans une « maison » (du latin manere, demeurer) ; il « possède » son « habitation » (du latin habere, avoir, tenir). Sa résidence est éphémère. Parmi les figures littéraires en vogue à ses débuts poétiques, Alexis distingua celle de Robinson, pour ses premiers poèmes parus à la Nouvelle Revue française. Le mythe du naufragé, familier à l’enfant, filait la parfaite métaphore du créole ; rentré en France, adolescent nostalgique, Alexis prolongeait le récit de Defoe, et représentait le retour, fatalement décevant : « Ne me laisserez-vous que cette confusion du soir – après que vous m’ayez assis dans une ı̂le, aux Là-Bas de votre Solitude 1. » L’adieu à la Guadeloupe, en 1899, fut un retour plutôt qu’un départ : la naissance outre-mer, pour ce descendant de colons aventureux ou de réfugiés honteux, constituait la première forme d’exil. L’enfant y apprenait une langue élaborée sous un climat tempéré, dont les mots ne correspondaient pas à l’environnement naturel guadeloupéen. Le créole, langue des esclaves et de leurs descendants, était familier à l’enfant comme à ses parents ; il affleurait dans les premiers poèmes de l’adolescent, il émaillait ses lettres envoyées de France à la famille demeurée aux Tropiques, il était cultivé dans un « cahier créole » du lycéen palois, il vivait, enfin, dans la conversation familiale, longtemps après le retour en métropole. D’emblée, Alexis se connut lointain ; la nature lui paraissait exceptionnelle. « Enfant, je vivais dans une stupeur continuelle de mes découvertes de plantes ou d’insectes », se souvenait le vieillard 2. Exceptionnelle, la NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:27 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 18 — Z33031$$10 — Rev 18.02 18 Alexis Léger dit Saint-John Perse nature méritait une attention particulière ; elle exigeait du créole de doubler ses connaissances géologiques, botaniques et zoologiques. Acquise tardivement par Alexis, la connaissance savante du milieu naturel antillais, que ne dispensaient pas les manuels scolaires de la République centralisatrice, signalait la distinction de sa naissance, dans une ı̂le exceptionnelle. Il convenait à ce gémeau revendiqué « bisaigu », dédoublé en aventurier du siècle et de l’esprit, que son ı̂le natale fût gémellaire, et que son dualisme proustien, Basse-Terre maternelle et Grande-Terre paternelle, fût distribué par inversion au volcan et au marécage, tandis qu’il habitait sa jointure, à la Pointe-à-Pitre. L’environnement de l’enfant, c’était d’abord le paysage urbain de la rue d’Arbaud, en centre-ville, près du port, loin de la Guadeloupe sauvage du XVIIe siècle. Dans son grand âge, Alexis aimait décrire les beautés naturelles de la Basse-Terre ; il ne voyait pas dans l’environnement urbain de son enfance matière à frapper les esprits. Si on la considère avec le regard flatteur du Grand Larousse de l’époque, Pointe-à-Pitre ne se distinguait pas d’un quelconque chef-lieu français de quinze mille habitants : « La ville est construite sur un plan très régulier et très beau ; les rues sont larges, droites et garnies de trottoirs. » Regard trop acquis au rêve colonial pour n’être pas mis en balance avec telle vue d’un Blanc créole, de retour de métropole : « Notre pauvre Pointe-à-Pitre est plus laide et plus sale que jamais, les rues sont dans un état impossible ! C’est dégoûtant 3 ! » Le plan, certes, avait l’orthogonale rigueur d’une ville littorale du Second Empire, à l’instar de la Deauville du duc de Morny. Pointe-à-Pitre avait été rebâtie à cette époque, après une très violente secousse tellurique qui l’avait ruinée en 1843. Les clichés contemporains de la naissance d’Alexis attestent la modernité de la voirie, digne d’une ville européenne. Mais un métropolitain y voyageant au tournant du siècle s’y trouvait dépaysé. Sans évoquer la lumière, l’atmosphère d’un climat chaud et humide ou l’environnement sonore, la physionomie même des rues n’évoquait pas la France. L’immeuble type, depuis les années 1850, avait une physionomie anglo-saxonne. C’était le modèle de la maison anglaise, standardisée depuis le grand incendie de Londres, tel qu’il s’était acclimaté dans le Sud américain, à La Nouvelle-Orléans. Au fil du temps, il s’était créolisé. Les immeubles les plus anciens que l’on peut voir aujourd’hui à Pointe-à-Pitre, datent des années 1870, au lendemain de l’incendie de 1871. Ils abondent dans la rue Boisneuf, qui s’appelait d’Arbaud, lorsque Alexis y naquı̂t en 1887. Sa maison natale, quoique pas mal décatie, peut encore s’y voir ; le galetas qui couronne l’édifice, au troisième étage, abritait la chambre du petit Alexis. Les alignements de balcons de fer forgé, pour les maisons patriciennes du centre-ville, la régularité des façades, jusque dans les faubourgs, où les immeubles perdaient une travée et un étage, mais se consolaient parfois d’un jardin, créaient une architecture créole originale et homogène, adaptée au climat, et propice à ce conseil lapidaire : « La Maison ?... on en sort ! » On tombait alors dans la mer, raison d’être de cette ville portuaire. Les quais, la darse, la rade ; les barques de pêcheurs, les goélettes ou bien NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:27 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 19 — Z33031$$10 — Rev 18.02 L’héritage guadeloupéen 19 les paquebots de France : partout la mer. Ou bien la terre des campagnes qui versait son fruit au marché central, diffusé par cent petits marchands de vanille, noix de cajou et autres douceurs embaumées. Foin du pittoresque : il faut croire aussi au dégoût de notre créole de retour de Paris, les odeurs n’étaient pas toujours aimables « dans les villes surchauffées, au fond des cours gluantes », ni la prospérité universelle. Alexis, adolescent, s’en souvenait, pour y voir de la beauté : La tête de poisson ricane entre les pis du chat crevé qui gonfle – vert ou mauve ? Le poil, couleur d’écaille, est misérable, colle, comme la mèche que suce une très vieille petite fille osseuse, aux mains blanches de lèpre. La chienne rose traı̂ne, à la barbe du pauvre, toute une viande de mamelles. Et la marchande de bonbons se bat contre les guêpes dont le vol est pareil aux morsures du jour sur le dos de la mer. Un enfant voit cela, si beau qu’il ne peut plus fermer ses doigts... Une mémoire coloniale Non plus que sa sensibilité, la mémoire d’un petit Blanc créole n’était pas impressionnée comme celle d’un enfant de la métropole. D’ailleurs, il était aussi d’une autre époque. Les manuels scolaires de la IIIe République apprenaient la même histoire aux enfants de Paris ou de la Guadeloupe ; ils consacraient peu de pages aux colonies, l’Algérie ayant la meilleure part et les ı̂les antillaises la plus modeste, desservies par la médiocrité de leur actualité. Cela ne signifie pas qu’Alexis héritait de la même mémoire collective qu’un petit Parisien. Les occasions ne manquaient pas, hors de l’école, de satisfaire sa curiosité de l’histoire locale, aiguisée par l’écart qu’il ne pouvait manquer d’observer entre les récits de ses maı̂tres, justifiés et embellis par l’eschatologie républicaine, et les valeurs inactuelles, sinon cyniques, des Blancs créoles désenchantés. La tradition orale suppléait largement les déficiences de la transmission savante. Elle était banalement assurée par les grand-mères, qui prenaient à cœur de valoriser un patrimoine culturel et moral aussi fragile qu’original. Dernières survivantes, en général, des plus anciennes générations, elles incarnaient la permanence d’usages particuliers aux familles créoles, menacés par les métamorphoses rapides des sociétés antillaises. À soixantetreize ans, la mère d’Alexis fixa par écrit ses souvenirs de jeunesse, pour un petit-fils né en Europe. Elle y témoignait des pratiques ancestrales observées chez sa propre grand-mère, tel ce réflexe plaisamment attribué à Christophe Colomb, de lire à voix haute l’Évangile de saint Jean, aux pires heures d’un cyclone dévastateur. Elle précisait fièrement, comme d’un titre de noblesse acquis en terre sainte, qu’il s’agissait d’un « usage absolument inconnu en France ». Avec l’idéal d’un passé glorieux, ces récits transmettaient le rêve d’une histoire immobile. Ils laissent imaginer la tournure de NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:27 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 20 — Z33031$$10 — Rev 18.02 20 Alexis Léger dit Saint-John Perse la transmission orale dont s’imbibait Alexis. Le devenir historique représentait une menace plutôt qu’un hypothétique progrès depuis que l’ı̂le ne ressemblait plus au monde parfait, clos et immobile de la plantation, deux fois déstabilisé par l’abolition de l’esclavage et l’institution du suffrage universel. Les manières étranges du jeune diplomate, à ses débuts parisiens, généralement attribuées à son dandysme littéraire, devaient parfois davantage à ses réflexes de créole, suractivés par un complexe de déclassement. Le secrétaire d’ambassade mit quelques années à se débarrasser de ses valeurs antillaises, démonétisées en Europe, et à maı̂triser les cours parisiens. La notice biographique de la Pléiade, rédigée dans les années 1960, montre ce qui lui en est toujours resté, qui fait étalage de titres anachroniques. À comparer les généalogies fictives de son autobiographie, avec les dynasties bourgeoises et républicaines auxquelles Paul Morand se rattachait, qui traitaient à égalité avec les plus beaux noms de l’aristocratie parisienne, on mesure le décalage chronologique des valeurs d’Alexis. Pour détecter les signes de sa prédestination poétique, le jeune homme balançait entre des conceptions contradictoires, puisqu’il s’affirmait simultanément étranger à son milieu, comme fils de ses œuvres, mais aussi héritier de figures héroı̈ques, prédisposant à la démesure du génie. Une opération permettait de fondre la contradiction : s’inventer une ascendance appropriée, ce qui était en soi un tropisme familial, et peut-être créole. Cette réinvention de soi puisait largement à l’imaginaire local, où trônait en bonne place la figure de l’aventurier en armes, incarnation d’un certain héroı̈sme vieille France. Alexis s’inventait sa propre légende, avec un passé imaginé par d’autres. En s’affiliant abusivement aux grands planteurs de la Guadeloupe, dans la généalogie qui ouvre la Pléiade, Alexis s’appropriait les vertus des premiers conquérants. La mémoire d’un planteur fin de siècle était ainsi faite qu’il se représentait en propriétaire légitime d’une terre que ses aı̈eux avaient conquise et défendue, en affrontant le Caraı̈be et l’Espagnol, le Hollandais et l’Anglais, sans oublier les éléments turbulents et la métropole abusive. Organisés en milices, les Habitants étaient autant soldats que paysans ; commencée les armes à la main, leur histoire perpétua cette violence initiale. Hostiles à la volonté royale d’imposer une maréchaussée, ils organisaient eux-mêmes leur défense et le maintien de l’ordre colonial, que menaçaient surtout les révoltes ou les fuites d’esclaves « marrons ». L’utilité et le prestige de ces milices les érigeaient en institution discriminante dans les hiérarchies sociales. Elles tenaient à distance les appétits anglais, secondées par la fièvre jaune et les corsaires, Cassard en tête, qui couraient efficacement les vaisseaux de la Navy. Mais la course, non plus que les milices, ne purent toujours compenser la faiblesse des escadres régulières engagées par la France. Le XVIIIe siècle fut moins heureux, sinon moins glorieux que le précédent. En 1763, la délivrance de l’occupation anglaise en Guadeloupe et en Martinique coûta le Canada à la France. Vingt ans plus tard, le traité de Versailles, qui régla NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:27 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 21 — Z33031$$10 — Rev 18.02 L’héritage guadeloupéen 21 l’indépendance américaine, récompensa chichement les efforts de la France et les progrès de sa marine par la minuscule ı̂le de Tobago. Les succès français avaient été arrêtés, sur mer, par la lourde défaite de l’amiral de Grasse, aux Saintes. La Révolution, puis l’Empire, relancèrent la rivalité séculaire. Une ultime occupation anglaise des Îles du vent, au crépuscule de l’Empire, acheva presque deux siècles de rivalités coloniales. De 1689 à 1815, la France et l’Angleterre avaient rejoué, aux Antilles, la guerre de Cent Ans. Un créole du XIX e siècle avait la mémoire aussi encombrée de batailles qu’un Picard du XVe siècle. À défaut de connaı̂tre le détail de cette histoire, le petit Alexis n’en ignorait probablement pas les hauts faits héroı̈ques. Il ne pouvait pas demeurer étranger aux valeurs et aux mentalités qu’elle laissait dans son sillage. La vie quotidienne ressuscitait les origines violentes et héroı̈ques de l’histoire créole. C’étaient les timbres de la Guadeloupe, que l’enfant collectionnait, reliés à la gloire familiale par les récits enjolivés de ses grandmères. C’était la familiarité des armes, l’épée de Michel Leyritz, ancêtre proclamé comte de Hongrie, pendue au-dessus de son lit pointois, ou bien les collections hétéroclites des maisons de vacances, ces plantations qui conservaient l’héritage « des épées de terre ou de mer, vieilles lames toujours rouillées, des dagues, des sabres de cavalerie ». C’étaient les duels, qui peuplaient les récits de son enfance, usage nobiliaire récupéré par les bourgeoisies européennes, dont la correspondance d’Amédée, le père, atteste de la persistance dans la Guadeloupe fin de siècle. C’était encore la légende familiale, qui affiliait une anonyme aı̈eule, Marie-Claude Canar Delaunay, marchande de lingerie, au glorieux corsaire nantais Jacques Cassard, héros de la guerre de la Succession d’Espagne, quand elle était la fille d’un receveur des traites picard. C’était enfin la géographie qui enseignait l’histoire. La toponymie, imprégnée des strates successives de peuplement, parlait encore la langue des Indiens caraı̈bes. Les traces rupestres qu’on montrait à l’enfant, dans la plantation familiale du Bois-Debout, « granits érigés avec d’étranges dessins dont on n’a jamais trouvé l’explication », rappelaient à Alexis qu’il n’était pas autochtone. Les champs de bataille, qui étaient souvent des mers, portaient le souvenir des épopées militaires. La mémoire du vieillard, plongé dans son enfance, était à double vue, quand il se souvenait de la véranda du Bois-Debout, d’où apparaissaient « les ı̂les des Saintes, là où l’amiral anglais Rodney avait emporté la victoire navale sur l’escadre de De Grasse ». De Grasse ou Cassard, ces figures héroı̈ques demeuraient familières aux créoles, et continuaient de modeler leur idéal viril. « Un homme est dur, sa fille est douce », répétait le poète avec ses aı̈eux. Dans son enfance, le cheval et le fusil composaient encore la panoplie de l’Habitant, qui en usait parfois pour pallier les insuffisances de la maréchaussée. La mère d’Alexis racontait volontiers la traque de brigands annamites, réfugiés dans les forêts du Carbet. Ce refuge dans les marges sauvages de la colonie rappelait la fuite des « nègres marrons », aux temps serviles, et ranimait de vieux réflexes créoles : « Les quelques gendarmes déjà en poste dans les bourgs NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:27 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 22 — Z33031$$10 — Rev 18.02 22 Alexis Léger dit Saint-John Perse de la région étaient absolument impuissants à les maı̂triser. Alors tous les “habitants” de la Capesterre décidèrent d’agir eux-mêmes et une grande battue fut combinée par eux. » Le conte se terminait par la capture des bandits. Symbole heureux, c’était un « vaillant nègre » qui arrêtait leur terrible chef, aidé par un Indien, travailleur loyal. Alexis se souvenait dans son grand âge de ces histoires, qu’il servait volontiers à ses amis. Avant de rencontrer en métropole la figure contemporaine du héros, le dandy baudelairien, duelliste moderne, dont l’individualité s’opposait au tout-venant sur un terrain intérieur, Alexis s’était conformé à l’idéal antique du citoyen en arme, acclimaté à la société des Blancs créoles. Toute sa vie, Alexis fut tiraillé entre le mythe antique, renaissant et finalement créole, de l’homme d’action, fait de robustesse et de conformité à l’idéal collectif, et le mythe moderne du dandy, qui résiste à la médiocrité démocratique de son temps, en affirmant son individualité et son originalité contre la vulgarité du groupe. On verra le premier héritage au travail, cette volonté de puissance normalisée, en suivant le diplomate ambitieux au service de l’État. Alexis ne sut jamais s’en satisfaire tout à fait, qui avait rencontré entre-temps, dans les milieux littéraires, le contre-modèle de l’héroı̈sme moderne de l’esprit ; son sentiment de déclassement social offrit une prise à son désir d’affirmer sa singularité, contre la médiocrité de la masse. Qu’il écrivı̂t, poète rare et obscur ou qu’il administrât le Quai d’Orsay en éminence grise, Alexis avait raison seul contre tous. Au reste, parasitée par les violences politiques, la figure du guerrier, à la fin du XIX e siècle, se dénaturait à la Guadeloupe. D’épiques, les batailles devenaient électorales. Les descendants des colons affectaient de dédaigner ces joutes, qu’ils estimaient perdues d’avance. La IIe République, qui avait repris l’ouvrage de la Ire, en abolissant l’esclavage, la IIIe, enfin, en universalisant le droit de vote, avaient réduit le poids politique des planteurs à leur nombre, qui s’amenuisait encore. Acteur d’une histoire violente, qu’il avait écrite seul, le colon la souffrait désormais indifféremment ; les vertus du guerrier ou de l’aventurier devenaient inactuelles ; le type idéal de l’Habitant se pacifiait lentement, son horizon se privatisait. Le plus ancien souvenir politique d’Alexis, se trouvait désagréablement mêlé de violence : « Batailles pour les élections. On se battait autour des urnes, on les renversait et les brisait, on mettait des bulletins en plus. “J’entendais des bruits et l’émeute, des clameurs dans la nuit, puis le bruit des incendies.” » En écho, sa correspondance enfantine atteste sa précoce sensibilité à la chose politique, comme sa peur de la violence : « J’ai appris aussi que notre député est arrivé pour se fixer sans doute à la Pointe, nouvelle crainte pour nous à la rentrée, car maintenant qu’on va ôter les soldats et que Légitimus est là, le désordre et les incendies vont recommencer de plus belle 4. » Le champ de bataille démocratique abandonné par des Européens minoritaires, la bourgeoisie de couleur occupa la place. Elle portait une aspiration à peine mieux appréciée des vieilles familles européennes que les revendications des premiers socialistes antillais : en militant pour l’assimilation à la France républicaine, ces mulâtres entrés en politique menaçaient NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:27 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 23 — Z33031$$10 — Rev 18.02 L’héritage guadeloupéen 23 le particularisme de l’identité coloniale. Ils réclamaient le droit d’avoir les mêmes devoirs que les métropolitains, regrettant que la loi de 1884 les eût écartés de la conscription. Plus républicains que les descendants putatifs des colons, devenaient-ils plus français qu’eux, dont l’histoire s’écrivait depuis cent cinquante ans loin de la métropole, et parfois contre elle ? La question n’est pas absurde, tant la République a contribué à la naissance du sentiment national moderne. Il n’existe pas d’études d’ensemble sur le sentiment national des Guadeloupéens ; elles se heurteraient, dans une société cloisonnée, aux dangers de la généralisation. On s’épuiserait à segmenter à l’infini l’étude des cadres sociaux de la mémoire d’Alexis, moins homogène que ne le proclame sa généalogie fictive. Si on le suit dans son ralliement électif aux lignées des Grands Habitants, les plus prestigieuses, sinon les plus nombreuses de son ascendance, il est certain que le système économique de l’Exclusif, l’histoire politique rythmée par les changements de souveraineté et les pratiques culturelles locales ne prédisposaient pas le descendant imaginaire d’un grand planteur à se sentir un Français comme un autre. Plus ou moins créolisés à prendre terres, esclaves et maı̂tresses aux ı̂les, les gouverneurs de la Guadeloupe avaient défendu mollement le système de l’Exclusif, qui arrogeait à des compagnies publiques le monopole des échanges commerciaux. Le régime était deux fois défavorable aux ı̂les qui comprimait, faute de concurrence, les tarifs de leurs exportations, et abandonnait leur approvisionnement aux capacités exclusives de la métropole. Les Treize Colonies offraient un contre-exemple d’autonomie fiscale et politique ; les navires qui croisaient dans la région, battant pavillon de toute l’Europe maritime, offraient autant de tentations de commercer à meilleure condition qu’avec la France de l’Exclusif. Le système ne favorisait pas d’heureuses relations avec la métropole, alors que l’interlope créait des liens avec l’Angleterre. La perte de l’ı̂le, en 1759, montra que les colons étaient moins désireux de combattre l’Anglais que de commercer avec lui. En 1764, le gouverneur de la Martinique ne cachait pas à Versailles que les grands planteurs demeuraient « anglais dans l’âme », après le retour de l’ı̂le au roi de France. Le souvenir d’un âge d’or anglais prospéra d’autant mieux, au règne de Louis XVI, que les griefs s’aggravèrent à l’égard de la France. Il n’était plus question de tarifs commerciaux : c’était tout l’ordre social et les conditions de la prospérité antillaise, fondés sur la distinction raciale et le travail servile, que les philanthropes contestaient depuis la métropole. Voltaire dénonçait l’esclavage ; le principe même de la colonisation était discuté. Si les planteurs avaient leurs relais à la Cour, constitués en clubs, à la veille de la Révolution, un certain libéralisme hostile aux excès de la servitude menaçait leurs intérêts. Les révolutionnaires bouleversèrent la donne en inventant la notion de nationalité. Jusque-là, le mot n’existait pas. L’appartenance à une communauté se définissait verticalement, par l’allégeance à un souverain. La notion même de patrie, familière aux Romains, était tombée en désuétude NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:27 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 24 — Z33031$$10 — Rev 18.02 24 Alexis Léger dit Saint-John Perse au Moyen Âge. Relevée à la Renaissance, après le détour céleste qui situait pour le chrétien féodal sa véritable patria au Royaume de Dieu, la notion se fondait largement sur l’amour d’un territoire. Que pouvait-il en rester aux ı̂les ? En transférant la souveraineté de la personne royale à la Nation, la Révolution s’obligeait à définir l’appartenance nationale. La Constitution de 1791 attribuait la qualité de citoyen français à la filiation a patre, ou bien à la volonté de vivre selon la loi française, manifestée par le serment civique. Mais les restrictions d’âge et de revenus qui s’y attachaient prouvent que le législateur confondait encore largement citoyenneté et nationalité, et définissait la première plutôt que la seconde. Il est révélateur que le mot même de « nationalité » ne soit apparu qu’au début du XIXe siècle. La notion, à mesure qu’on l’inventait, peinait à se détacher des caractères territoriaux et ethniques. L’histoire du droit enseigne que la première et tardive apparition de l’expression « nationalité française », dans un texte de loi, a concerné la ratification par la IIIe République de l’annexion de Tahiti ; elle renvoyait simplement à la suzeraineté royale : « La nationalité française est acquise de plein droit à tous les anciens sujets du Roi. » Si, dans un grand mouvement circulaire, la Révolution peinait à définir juridiquement l’appartenance nationale autrement qu’en la substituant purement et simplement à l’ancienne suzeraineté royale, bien loin du plébiscite cher à Renan, les Blancs créoles rechignaient, de leur côté, à se reconnaı̂tre dans la France des patriotes. Hostiles au nouvel ordre républicain et abolitionniste, les esclavagistes, royalistes, en rappelèrent à l’Angleterre ; comme tels ils furent massacrés, lorsque l’ı̂le retourna à la République française, qui y mandata le redoutable commissaire Victor Hugues. Les Blancs créoles guadeloupéens souffrirent l’ultime occupation anglaise, à la fin de l’Empire, avec la même complaisance qu’en Martinique, où l’on se résignait à ce que les colonies françaises échussent à la première puissance maritime du temps. Les créoles se réjouirent en général de la Restauration ; amour de la France ou de l’ordre monarchiste ? Bientôt déçus par la continuité centralisatrice de l’État, ils se rapprochèrent paradoxalement de la métropole après l’abolition de l’esclavage en 1848. Ils furent nombreux à se sentir plus étrangers aux sociétés antillaises, profondément renouvelées par l’émergence civique d’une majorité jusque-là silencieuse, qu’à la France de leurs ancêtres. Ils la rejoignirent massivement dans le second XIX e siècle, même après qu’elle se fut durablement dotée d’institutions républicaines. Le Guadeloupéen de la fin du siècle qui retournait en métropole devenaitil plus français en recherchant soudain la protection de l’État que ses ascendants n’avaient eu de cesse d’affronter, sous tous les régimes ? Parmi leurs connaissances, les Léger ne comptaient qu’un exemple lointain de haut fonctionnaire parisien. L’absence de modèle familial inclina Alexis à se représenter en homme neuf, au Quai d’Orsay, et à improviser sur le vif son personnage de diplomate subtilement anticonformiste. Pour les Blancs créoles de la société postesclavagiste, orphelins de l’État, oubliés par lui à l’heure où de nouveaux acteurs politiques menaçaient leur domination, et NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:27 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 25 — Z33031$$10 — Rev 18.02 L’héritage guadeloupéen 25 jusqu’à leur sécurité, les succès administratifs d’Alexis vaudraient toujours mieux que ses lauriers de poète. Aux yeux de ses compatriotes, son prestige de serviteur de l’État républicain était comparable, peut-être, à celui que leurs aı̈eux prêtaient aux planteurs qui défiaient l’État monarchique. C’est pourquoi la soif de pouvoir et d’honneurs politiques concurrença avec une telle efficacité l’ambition poétique d’Alexis. Quand on accumulerait tous les visages administratifs, économiques ou politiques du particularisme antillais, en saurait-on davantage sur l’attachement à la France des créoles parmi lesquels Alexis naquit ? Il est certain qu’il différait du sentiment national métropolitain. À la fin du XIXe siècle, le glissement à droite de la thématique nationale n’avait pas eu les mêmes raisons qu’en Europe de gagner les milieux conservateurs antillais. Le nationalisme obsidional du Français de la IIIe République, inquiet de l’étranger et déstabilisé par la libéralisation de la vie économique, n’avait pas cours dans l’espace caraı̈be, où l’Étranger était incarné par l’Américain, partenaire commercial apprécié et voisin culturel familier. Pour autant, cela n’amenait pas les créoles à souhaiter un changement de souveraineté. Autant que les malentendus, la distance avec la France alimentait l’attachement sentimental à la patrie lointaine. Quand ils ne se sentaient plus assez guadeloupéens pour demeurer dans l’ı̂le, les créoles la quittaient pour la France plutôt que pour les États-Unis d’Amérique. Reste que l’américanité des créoles n’était pas abstraite. Aussi bien, il serait tentant d’attribuer le tempérament politique ultérieur d’Alexis à sa condition créole. S’expliquerait ainsi l’alliage complexe de son libéralisme d’anglophile et de son patriotisme sentimental, sa vision très Ancien Régime de la société française et l’usage chtonien de ses institutions républicaines. Grosso modo, Alexis tiendrait son libéralisme du modèle anglo-saxon, prégnant dans son enfance, tandis que son amour de la France vivrait d’une adoration platonique de son histoire et de son essence, volatile et éternelle, distillée par un terroir, une race et une langue largement médiatisées, du fait de la distance. Les indices sont pauvres pour préférer à ces déductions a posteriori la reconstitution de l’identité nationale d’un petit créole. À de très rares exceptions près, l’américanisation des sociétés antillaises n’affectait pas la loyauté nationale des Guadeloupéens, même si Paris s’inquiéta des intentions annexionnistes de l’Amérique à l’occasion de la prise de Cuba aux Espagnols. Sans enflammer l’opinion créole, comme au lendemain de la Grande Guerre, l’hypothèse d’un changement de souveraineté flottait comme une hypothèse assez peu probable pour que l’on puisse en rire. Au détour d’une lettre à son « très cher pater », Alexis s’amusait, du haut de ses onze ans, des inquiétudes métropolitaines : « Les Américains ne nous ont pas pris puisque je t’écris bien du Matouba et non de New York 5. » Contrairement à la presse radicale de la bourgeoisie mulâtre, qui penchait nettement du côté américain, désireuse de croire au dessein émancipateur de Washington, le Courrier de la Guadeloupe, organe des sucriers, dissimulait mal sa faveur pour l’Espagne royaliste, derrière son apparente neutralité NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:27 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 26 — Z33031$$10 — Rev 18.02 26 Alexis Léger dit Saint-John Perse factuelle. Par son commentaire a posteriori du conflit, dans la notice biographique de ses Œuvres complètes, Alexis se ralliait aux sentiments conservateurs du milieu maternel, au détriment de la sensibilité radicale de son père : « deuil ressenti aux Îles dans les vieilles familles françaises, alliées à des familles d’Espagne ». Ce qui servait surtout, deux tiers de siècles plus tard, à témoigner de son allégeance européenne, après dix-sept années continues de séjour américain, que la rancune tenace des gaullistes interprétait volontiers comme un défaut de patriotisme. En réalité, sur le vif, les vieilles familles créoles montraient des sentiments nettement moins antiaméricains que les métropolitains. La presse parisienne à grand tirage, alimentée peut-être par les fonds madrilènes, s’enflammait contre le larcin de l’un des derniers bijoux de la couronne espagnole. Le Temps, nuancé jusqu’à la fadeur, peu suspect de manger dans une autre gamelle que celle du gouvernement français (modérateur dans cette affaire, mais créancier du gouvernement espagnol), lâchait des mots qui n’étaient pas dans sa manière, en dénonçant derrière l’apparence d’une « entreprise philanthropique, une guerre de libération généreusement engagée, tout l’odieux militarisme d’une sorte de haute flibusterie ». La crise cubaine permettait à l’opinion française, déchirée par l’affaire Dreyfus, de communier dans la passion antiaméricaine. Le conservateur Courrier de la Guadeloupe, une fois l’issue de la guerre connue, s’inquiéta surtout du nouvel équilibre de l’économie sucrière, et s’agaça des « noirs desseins » que la presse métropolitaine attribuait aux États-Unis, en imaginant que les Américains voulaient « expulser les Européens des Antilles ». Sans partager l’américanophilie de la bourgeoisie mulâtre et radicale, les Blancs créoles demeurèrent étrangers à la flambée nationaliste de la métropole. L’occupation anglaise, pendant l’Empire, avait relancé la pratique de la langue de Shakespeare. Il se trouvait même une dame Léger, dont on ne saurait dire si elle était apparentée à Alexis, pour publier des placards publicitaires vantant sa classe en anglais, à la veille de la restitution de l’ı̂le à la France. Le racisme ordinaire, qui postulait l’infériorité des Noirs, n’avançait pas d’arguments, passé quelques lieux communs sur une « race anglo-saxonne », propres à décourager les mariages unissant fréquemment les enfants des planteurs à ceux des négociants anglo-saxons ou des vieilles familles de Louisiane. L’identité antillaise était perméable à l’influence culturelle américaine. Les meubles anglo-saxons n’avaient pas déserté les maisons créoles après le départ des Anglais ; les bibliothèques, parfois bilingues, regorgeaient d’ouvrages louant le modèle économique anglais. Le commerce régional, les investissements directs des Américains dans les sucreries, les placements financiers des planteurs à la Banque d’Angleterre, tissaient autant de liens, croisaient autant d’expérience. La modernité technique et le progrès économique portaient les couleurs anglo-saxonnes. Les premières machines à vapeur, les distilleries et les usines mécanisées, venaient des États-Unis, depuis que l’ancienne colonie, dans l’esprit des créoles, avait surpassé l’Empire britannique. La jeunesse et la beauté, comme la modernité, venaient de l’Ouest. Lorsque dans son grand âge NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:27 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 27 — Z33031$$10 — Rev 18.02 L’héritage guadeloupéen 27 Alexis se souvenait ou s’inventait une première émotion sensuelle, pour l’opposer à la découverte triviale de la sexualité des filles de cuisine, il l’associait aux États-Unis : « Sa mère avait une amie intime, très jolie Américaine, qui venait parfois d’Amérique la voir. Elle était apparentée à sa famille depuis l’exil de la fin du XVIIIe siècle. » Il arriva que l’enfant lui offrı̂t galamment son aide, pour enfourcher sa monture. Ses mains glissèrent, filant « sous la jupe, jusqu’à la fourche même de l’Américaine ». Délicieuse Amérique... Pour finir, cette américanité des créoles n’empêchait pas que la distance entre la Guadeloupe et la métropole exacerbât l’attachement à la France autant qu’elle favorisait le particularisme. Les représentations croisées d’une rive à l’autre de l’Atlantique laissent voir que les pratiques sociales et culturelles puisaient à un fonds commun. En se reprochant des péchés similaires, matérialisme et libertinage, on se distinguait en puisant à des valeurs communes. La distance provoquait des sentiments contradictoires, balancés entre crainte d’abandon et désir d’indépendance, sans entamer la conscience généralisée d’appartenir à une entité politique durable. La pratique du voyage de formation en métropole, de vieil usage chez les planteurs, imitée par les plus récents arrivés, comme les Léger, réduisait au moins asymétriquement la distance. Amédée, le père d’Alexis, avait été envoyé en France par ses parents, pour y parfaire son éducation. Alexis insistait sur le goût des jeunes gens des ı̂les pour la vie parisienne : « Tous les fils de famille créoles prolongeaient cette vie tant qu’ils pouvaient, jusque passée la trentaine, trente-deux ou trente-cinq ans. À Paris, ils se mêlaient à la vie intellectuelle, ils avaient des succès féminins etc. Arrivait un jour où les parents estimaient indispensable de les marier. Alors ils leur coupaient les vivres. Le jeune homme rentrait aux Antilles triste, pensant à jamais révolue la vie qu’il avait menée à Paris. » Au dire de son fils, Amédée, comme ses semblables, se sentait plus français que créole : « Envoyé à Paris pour ses études, son père les avait poursuivies et fait traı̂ner en longueur pour ne pas partir. Mais finalement on l’avait fait rentrer. Il était malheureux dans l’ı̂le, plein des souvenirs de sa vie passionnelle à Paris. » Ce séjour traditionnel était un vecteur essentiel de la connaissance et de l’amour de la patrie, si bien que le roi n’avait pas voulu qu’il existât de collèges aux ı̂les de crainte de renforcer les velléités autonomistes. Paradoxalement, le lycée Carnot, où Alexis commença ses études de collégien, fut reçu par les sucriers, à sa création, en 1883, comme un instrument d’assimilation, alors qu’il dispensait du séjour métropolitain. De fait, le lycée républicain imposait le modèle et les valeurs du système éducatif mis à l’œuvre par Ferry. Mais il repoussait à l’âge des études supérieures le séjour métropolitain qui développait le patriotisme des jeunes créoles. À lire les souvenirs de Paulette, la sœur cadette d’Alexis, c’est par ce père nostalgique, surtout, que les enfants apprirent à se sentir français : « Nous quittâmes notre ı̂le natale, le cœur partagé entre le regret de cet adieu définitif et l’attrait de cette “Douce France” notre Mère Patrie dont mon père nous parlait si souvent. » NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:27 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 28 — Z33031$$10 — Rev 18.02 28 Alexis Léger dit Saint-John Perse Aussi bien, le désir de connaı̂tre la France l’emportait chez Alexis sur la crainte de quitter l’ı̂le natale. Dans une lettre à sa mère, partie étudier avec son mari un possible établissement en métropole, Alexis raconta avoir « promis au Bon Dieu cinq francs » pour que la famille « puisse partir ». Il pleura sa Guadeloupe natale, plus tard, après que la nostalgie lui eût enseigné ce qu’il lui devait, altérant à nouveau sa façon de se sentir français. À douze ans, il n’appartenait en conscience qu’à la France, patrie idéale. Celle qu’il célébrerait pendant la guerre, dans son nouvel exil américain, pour l’unique occurrence du mot « France » dans toute son œuvre poétique, qui fleurait l’Ancien Régime, la ruralité et un ordre social immuable : Ô vous, homme de France, ne ferez-vous pas encore que j’entende, sous l’humaine saison, parmi les cris de martinets et toutes cloches ursulines, monter dans l’or des pailles et dans la poudre de vos Rois un rire de lavandières aux ruelles de pierre ? Sa soif de connaı̂tre cette France fantasmagorique était avivée par une forme de mimétisme enfantin, à l’heure des départs massifs de familles créoles : « Tu ne t’imagines pas, écrivait Alexis à son père, la peine que j’ai ressentie quand maman nous a appris ce matin que mon ami Fernand s’était décidément fixé en France. J’ai eu d’abord presque envie de pleurer. » « La race blanche des seigneurs » Cette expression de Paulette, la sœur cadette d’Alexis, résume parfaitement, dans la crudité de son langage d’époque, le mélange des critères sociaux et raciaux qui structuraient le jeu social antillais. Si Alexis se targuait d’appartenir à cette « race blanche des seigneurs », son milieu n’était pas homogène, au moins dédoublé entre le côté du père et celui de la mère. Ce dernier rameau n’avait pas lui-même la pureté endogame qu’il revendiquait. Dans la famille maternelle d’Alexis, on se représentait en grands Habitants, planteurs descendants des premiers colons, avec tous les prestiges qui s’attachaient à cette aristocratie créole. Le développement monomane de l’économie des ı̂les à sucre avait lié durablement à la terre les notions de richesse, de puissance et de noblesse. Le déclin de l’économie sucrière n’y changea rien. Au contraire, le prix symbolique de la possession foncière croissait à mesure que sa rentabilité diminuait, depuis la révolution betteravière, et la disparition du régime d’Exclusif, remplacé depuis 1860 par le libre-échangisme. Signe que la valeur de la production sucrière excédait son revenu monétaire, les surfaces consacrées à la canne continuaient de croı̂tre, au détriment du café ou du cacao, dont le rendement était pourtant supérieur. Les métamorphoses de la culture sucrière, en frappant de caducité l’habitation-sucrerie au profit de l’usine à capital métropolitain, l’avaient rendue plus précieuse encore. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:27 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 29 — Z33031$$10 — Rev 18.02 L’héritage guadeloupéen 29 À la naissance d’Alexis, la possession d’une plantation fonctionnait comme le blason qui garantit l’ancienneté d’une tenure seigneuriale. Première culture spéculative de l’ı̂le, réservée à ses premiers propriétaires terriens, distingués des engagés peu à peu partis vers d’autres professions, la canne signait l’ancienneté du lignage, comme le résumait Saint-John Perse dans cette formule lapidaire, pour décrire le XVIIIe siècle antillais : « L’aristocratie terrienne s’appelait alors habitants sucriers. » Bien entendu, tous les sucriers de la IIIe République ne descendaient pas des premiers colons, mais leurs plantations en captaient le prestige mémoriel. En suggérant une affiliation aux premiers colons, la plantation sucrière satisfaisait la requête la plus urgente d’honorabilité sociale : la pureté de la race. Le fantasme d’un peuplement de pionniers venus des finisterres celtes, inlassablement reformulé par Saint-John Perse dans son autoportrait en homme d’Atlantique, hantait l’imaginaire collectif des créoles, contre la réalité de la variété géographique des migrants. La beauté et la noblesse se confondaient avec la blancheur. « Que ta mère était belle, était pâle », dirait le poète. La plantation sucrière avait fonctionné comme un épurateur social et racial, conservant les seuls extrêmes, tandis que le monde citadin et portuaire absorbait les éléments mélangés. Le système avait permis de réguler le métissage et de perpétuer les distinctions sociales parmi les Blancs, entre les planteurs censément affiliés aux pionniers, tôt désengagés de la Compagnie, et les petits Blancs, issus des travailleurs de condition quasi servile. Conservatoire d’une aristocratie terrienne qui avait détenu tous les pouvoirs, la plantation sucrière, en ses divers avatars, proclamait la continuité illusoire d’un ordre devenu anachronique. De la domination politique du Blanc créole de la société esclavagiste, il ne restait rien ; sa domination économique, bientôt révolue, était contestée par la concurrence de la betterave à sucre et la concentration des usines sucrières au bénéfice de groupes métropolitains ; sa domination culturelle, enfin, s’épuisait à mesure qu’il se diluait démographiquement. La couleur de sa peau renvoyait à une suprématie passée, dont les effets perduraient en s’affaiblissant, comme un symbole dont chaque moitié s’éloignait avec le temps. La pureté de la race était d’autant plus importante à établir. Or la blancheur n’était pas une preuve suffisante. Le souvenir d’un mélange, même invisible, ruinait ce capital épidermique. Une cousine d’Alexis illustrait la force de ce préjugé en évoquant le cas d’un pécheur que sa particule ne sauvait pas du déclassement. Elle ne savait dire l’ordre de la causalité qui avait amené Henrius de Chavigny de la Chevrotière à se trouver rejeté « parmi les “gens de couleur” ». Était-ce d’exercer un « métier manuel » ou bien d’avoir été exposé au soupçon de posséder « quelques gouttes de sang noir » ? Cette double malédiction se confondait dans son esprit dans une même défaveur. Si la couleur de la peau ne suffisait pas à prouver la pureté de la race, sa blancheur, associée à une possession foncière, définissait la meilleure société ; les hauts fonctionnaires, représentants du pouvoir métropolitain, n’en NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:27 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 30 — Z33031$$10 — Rev 18.02 30 Alexis Léger dit Saint-John Perse faisaient pas partie faute d’être créoles, si l’on s’en tient à la stricte acception du mot, qui désigne les personnes nées aux ı̂les. Saint-John Perse caricaturait à peine ses souvenirs lorsqu’il réduisait ce milieu, vivant en vase clos autour de Saint-Claude et Basse-Terre, à « environ dix plantations des vieilles familles françaises ». Si cette aristocratie antillaise était jugée largement fictive par les Européens qui y voyaient des « fils d’anciens esclaves, puisque les premiers esclaves ont été des Blancs, des descendants de trente-six mois », asservis pour cette durée à la Compagnie des Isles d’Amérique, les « grands Blancs » prenaient grand soin de s’en distinguer. On voulait croire à une différence originelle entre les planteurs du jour, affiliés aux colons, et les Blancs voués au commerce et à l’artisanat, dans les ports. Ces créoles des villes, quand leur fortune ne les plaçait pas toujours en dessous d’un planteur, demeuraient de simples « géreurs », toujours supérieurs, pourtant, aux « petits Blancs », que l’appellation « Blanc Matignon » rattachait illusoirement à la famille régnante de Monaco. Leur endogamie distinguait ces Blancs les moins honorables de l’ı̂le, comme leur concentration géographique, autour de Saint-Anne et du Moule. L’abolition de l’esclavage n’avait pas annulé le principe ethnique de l’organisation sociale. L’égalité juridique n’empêchait pas le préjugé racial de demeurer la valeur la mieux partagée de la société postesclavagiste. Les anciens « libres de couleur » reproduisaient le racisme de leurs anciens maı̂tres, envieux à l’endroit des Blancs, dont ils adoptaient les usages culturels, et discriminants à l’égard des récents affranchis, dont ils se distinguaient en se définissant comme « franc-mulâtre ». Les affranchis craignaient à leur tour les travailleurs immigrés, avec qui on risquait de les confondre, quand ils venaient d’Afrique. Ils les tenaient à distance par l’appellation péjorative de « Nèg Kongo », faute de pouvoir s’en distinguer par le travail, puisqu’ils partageaient généralement les mêmes tâches de salariés agricoles, sur les mêmes plantations, sauf à avoir accédé à la propriété foncière. Leurs conditions de vie et le regard que les maı̂tres blancs posaient sur eux ne les distinguaient pas absolument des anciens esclaves ; ils demeuraient marqués par une sorte de déclassement ontologique, selon le mot d’Aimé Césaire. Jeune homme, Alexis se souvenait des « faces insonores, couleur de papaye et d’ennui, qui s’arrêtaient derrière [les] chaises comme des astres morts ». Les rares occasions de communions culturelles, danse ou carnaval, associées dans la mémoire d’Alexis à l’inquiétante agitation électorale, ne suffisaient pas à apaiser les antagonismes sociaux, ni à évacuer la violence des ressentiments : « Le Carnaval et les élections étaient des occasions de tohu-bohu dans la ville. [...] Les satires chantées du Carnaval. Le “bourriquet à Mama Caye” sur l’âne mené dans un hamac pour être soigné. Les “bois-bois”, gens masqués sur des échasses. Les petits nègres s’habillant en “macaques”, en noir, et frappant avec la queue en étoffe garnie de cuir. » Ce n’est pas un paradoxe que dans cette société fragmentée la famille d’Alexis ait développé une mémoire sélective, s’identifiant à une élite illusoirement préservée de tout mélange. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:27 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 31 — Z33031$$10 — Rev 18.02 L’héritage guadeloupéen 31 Rêveuse bourgeoisie À moins d’une exceptionnelle permanence des alliances matrimoniales, reproduisant indéfiniment le même milieu, par une sorte d’endogamie sociale, la généalogie cesse d’éclairer l’historien lorsqu’elle remonte trop avant. Les individus sont vite dilués, et les mondes sociaux qu’ils incarnent trop hétérogènes pour imprimer chacun leurs effets sur le plus récent descendant. Saint-John Perse voulait convaincre du contraire, en unifiant son héritage familial au bénéfice d’une seule origine géographique et sociale. Ses ancêtres ? Tous créoles, et de vieille origine aristocratique. Rien de tel, en réalité. Le poète a consacré trois pages, dans la notice biographique de ses Œuvres complètes, à son lignage fabuleux, et une autre encore à la généalogie du lieu fictif de sa naissance, l’éponyme ı̂let Saint-Leger-lesFeuilles, sans compter trois pages de notes additives. Sept pages où tout est faux, et pas seulement par l’omission significative du quart de son ascendance, qui aboutit par des voies étrangères et roturières à sa grandmère maternelle. Tout, les noms, les dates, les lieux, est arrangé, déformé et décalé, selon une logique éloquente, qui procédait elle-même d’une tradition familiale. Il était courant, chez les créoles, inquiets de leur identité, de redresser l’arbre généalogique, de le bouturer à l’envie, pour assurer l’ancienneté et la pureté raciale du lignage. Dans sa famille, d’autres qu’Alexis s’adonnaient à ce jardinage généalogique, sans avoir ses raisons particulières de se penser « fils de ses œuvres », comme il le disait de Rimbaud, en pensant à lui-même. Les recherches d’un cousin, du côté paternel, inspirèrent la généalogie fictive de la Pléiade. Aujourd’hui encore, la famille de son grand-père maternel perpétue la tradition, en diffusant sur le réseau mondial une généalogie poreuse à la mythologie persienne. Si bien que le déni de génération du poète, engendré par ses œuvres plutôt que par ses parents, procédait encore de ces derniers. Souffler sur les affabulations tardives de Saint-John Perse dévoilerait un enfant trop vieux de soixante-dix années. Les illusions généalogiques de la Pléiade sont l’œuvre d’un vieux magicien ; ses tours, quand ils évoquent sa part antérieure, selon des procédés hérités de sa famille, communiquent avec une vie révolue et revisitée. C’est en diplomate, retiré dans une hautaine réserve, c’est en poète, imaginant sa gloire posthume, qu’il a rêvé une ascendance à la hauteur de sa grandeur advenue. Mais il est vrai que l’enfance d’Alexis, dans la fraı̂cheur de son immédiateté, n’est pas séparable d’inventions familiales. Parmi les messages du passé qu’il reçut par capillarité générationnelle, l’enfant hérita de dispositions à l’embellissement qui ne lui firent pas attendre le grand âge pour commencer son œuvre de généalogiste fabuleux. Sa mère et ses sœurs entraient d’ailleurs sans peine dans ses inventions. Le récit familial que Paulette, sa sœur cadette, rédigea en août 1944 à l’intention de son fils, révèle un même rêve de grandeur lignagère, indivis à la fratrie. Paulette rehaussait sa famille par une comparaison en chiasme, qui desservait drôlement son dessein : « Ma famille était l’une des plus distinguées et honorables du pays. Mes grands-parents du NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:27 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 32 — Z33031$$10 — Rev 18.02 32 Alexis Léger dit Saint-John Perse côté Leger [sic], pour la plupart magistrats, avocats, notaires, étaient originaires de Paris. À la Révolution française beaucoup de nobles avaient émigré aux Antilles où les avaient précédés bien des cadets de famille. L’ı̂le était florissante. On y retrouve encore aujourd’hui les plus grands noms de France. Mon grand-père Alexis Léger [sic] était notaire à la Pointe-àPitre. » Le décalage était invisible à Paulette, dont l’enfance avait eu sa part de grandeur. Elle ne s’émut pas de la contribution initiale de son frère au roman familial, lorsqu’il signa Saint-Leger Leger sa première publication ; et pas davantage Éliane. Faute d’avoir renié l’embellissement, la sœur aı̂née, restée célibataire, recevait encore du courrier adressé à « Mlle Saint Léger Léger », dans les années 1950. Ces embellissements procédaient par glissements ; Alexis n’avait pas revendiqué, initialement, la qualité patricienne du redoublement onomastique qu’affichait sa notice biographique, soixante ans plus tard : « Vieille famille de robe issue de souche bourguignonne et ayant tenu terres en Autunois (Saint-Léger-sous-Beuvray et Saint-Léger-sur-Dheune) ; famille longtemps représentée au Parlement de Paris et dont le nom de Leger Saint-Leger avait été, pour un puı̂né quittant la France et fondant souche hors de France, transposé en SaintLeger Leger. » Ce rehaut farfelu s’inspirait d’une réalité onomastique : l’arrière-grandpère d’Alexis avait un frère prénommé Saint-Léger, ou simplement Léger, selon les sources. Ce Saint-Léger Léger, marchand de caractères d’imprimeries, ne vint jamais aux ı̂les, mais son souvenir s’y perpétuait. Sa fille Marie, grand-tante d’Alexis, mourut l’année de sa naissance à la Guadeloupe, où elle avait été peintre – seul exemple connu d’artiste dans l’ascendance du poète. C’est peut-être en pensant à cet oncle, au moment d’entrer dans le commerce des lettres, comme lui, qu’Alexis releva malicieusement le prénom. C’est comme tel qu’il justifiait sa signature, à vingt ans : « Si j’ai dû prendre un ancien prénom, ce n’est pas par enfantillage, mais parce qu’il y a un Abel Leger qui signe A. Leger des vers à La Phalange 6. » Saint Léger Léger ne prétendait donc pas, initialement, substituer un nom à un autre, mais un prénom à un autre. Alexis était assez subtil pour préférer ce redoublement à l’appendice trop voyant d’une particule. Il conserva ce trompe-l’œil, à ses débuts au Quai d’Orsay, avant que sa réussite ne le dispense d’embellissements onomastiques dont le dévoilement l’exposait aux moqueries. Le jeune attaché d’ambassade savait-il qu’il s’attirait les sarcasmes de Louise et Roger de Vilmorin, agacés par le couple que formaient le jeune « facteur parvenu » avec sa mère, Mélanie ? Son patronyme était raillé d’un « Poidsplume », et le redoublement ridiculisé en « marquis de St Léger-Léger Touskia de plulégé ». Les métamorphoses onomastiques d’Alexis continuèrent bien au-delà de son adolescence. Le redoublement fut rétabli en grande pompe dans le faire-part annonçant le mariage de « Dorothy Milburn Russel avec Monsieur Alexis Saint-Léger Léger », en 1958. La notice biographique de la Pléiade, parue en 1972, balance entre les noms de « Léger » et de « Saint-Léger NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:27 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 33 — Z33031$$10 — Rev 18.02 L’héritage guadeloupéen 33 Léger », comme si le premier était parfois employé dans un souci de simplicité, au détriment du second, authentique patronyme familial. Il y a quelques années, le Robert des noms propres s’y trompait encore, qui présentait le poète comme « Alexis Saint-Léger Léger, dit Saint-John Perse ». La famille d’Alexis ne dissipait pas l’illusion. Sa vanité onomastique reproduisait la tendance ordinaire des Blancs créoles aux prétentions généalogiques infondées. Il n’était pas deux ou trois familles, dans la Guadeloupe du tournant du siècle, qui auraient pu produire les quartiers de noblesse antillaise dont toute l’élite sociale prétendait procéder : possession d’une plantation sucrière, tenue d’un aı̈eul gentilhomme, arrivé sur l’ı̂le avant le XVIIIe siècle, étranger à toute forme d’engagement servile, et durablement lié, par l’assise de sa famille métropolitaine, aux usages européens. À la fin du XIXe siècle, la famille d’Alexis se situait indubitablement au sommet de l’échelle sociale guadeloupéenne. Il n’était pas besoin, pour cela, de s’y être tenu pendant trois siècles. L’élite de l’Ancien Régime avait été décapitée par la Révolution ; le déclin sucrier avait raboté ce qu’il en restait. Si les familles d’origine s’étaient éteintes, celles qui les avaient remplacées les avaient mimées jusque dans l’image qu’elles se faisaient de leur passé. Saint-John Perse, dans son grand âge, a formalisé et donné une cohérence rationnelle, et partant vérifiable, à la sensibilité aristocratique de sa famille. Justifiant un sentiment réel de grandeur, son artifice est une habile perspective ; sa fausseté permet une vérité de représentation. C’est ainsi que l’on se voyait chez les Blancs créoles ; c’est cet héritage qu’Alexis a reçu. Non pas le legs d’une généalogie sciemment réinventée qui permet au poète de prouver sa prédestination d’aristocrate de l’esprit, mais le sentiment, trop évident pour demander démonstration, d’appartenir à la « race des seigneurs ». En parant sa famille des attributs du grand planteur Alexis arrangeait sa généalogie pour seulement anticiper une situation réelle. À sa naissance, ses ascendants avaient acquis tous leurs quartiers de noblesse. Les souvenirs familiaux ne remontaient sans doute pas au-delà. Ou bien elle ravaudait les trous de mémoire avec des épisodes assez fameux (le corsaire Cassard) pour que leur gloire ne parût pas détournée, mais modestement assumée. La notabilité présente, inférieure au grand train des temps héroı̈ques, illustrait pour la famille la décadence de l’histoire antillaise, alors que cette notabilité n’était que le fruit d’une ascension récente. Le sentiment d’ancienneté ? Le père, Amédée n’était certes pas ce « descendant d’un cadet de Bourgogne parti de France à la fin du XVIIe », que Saint-John Perse présente à la première page de ses Œuvres complètes, mais le fils du premier Léger à naı̂tre en Guadeloupe, cinq ans après l’arrivée dans l’ı̂le de son père Prosper, en 1814. La mère d’Amédée, Augusta Caille, n’a jamais prétendu à la particule qu’Alexis ajoutait devant son nom, aimablement blasonné, dans la généalogie de la Pléiade, d’une « caille volant sur épis d’une gerbe de blé dressée et appuyée par deux lions debout ». Elle ne pouvait garder le souvenir de « baronnies souveraines en Provence » au XVe siècle, nées dans l’esprit de son petit-fils. Seule la date de l’arrivée NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:27 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 34 — Z33031$$10 — Rev 18.02 34 Alexis Léger dit Saint-John Perse de son grand-père, Jean-Samuel Caille, depuis la Suisse, deux décennies avant la Révolution, est avérée. Quant aux Houdin, alliés aux Caille, seule famille d’Habitants dans l’ascendance guadeloupéenne d’Alexis, avec les Godemar, ils se transforment en Houdain dans la Pléiade, occasion d’un nouveau calembour héraldique pour Saint-John Perse, qui leur imagine comme armes « un daim surmonté de deux branches de houx croisées ». Du côté de la mère d’Alexis, Renée Dormoy, la ligne paternelle s’était petitement établie aux ı̂les, en 1750. Mais elle avait assez prospéré, au XIXe siècle, pour que le grand-père d’Alexis, Paul Dormoy, acquı̂t en 1870 la plantation du Bois-Debout. Le poète a relégué à l’année 1929 de sa notice biographique la lignée des Le Dentu (grand-mère maternelle), qui incarnait pourtant, dans son enfance, la plus ancienne prospérité familiale, symbolisée par la plantation caféière de la Joséphine, acquise par son arrière-grand-père, Charles Le Dentu, quelques années après son mariage, en 1832. À propos de sa grand-mère Annette Dormoy, née Le Dentu, Alexis embellissait longuement son arbre généalogique de « fiefs normands » et d’une alliance solaire avec des descendants de « Gaston de Foix », boutures toutes imaginaires. Il s’agissait en fait de Bonodet de Foix, bourgeois de robe établis en Martinique, parfaitement étrangers à Gaston Phoebus. Dans la Pléiade, la branche maternelle de cette grand-mère est expédiée en quatre lignes. Raison de cette sécheresse : Clélia Pédémonte, sa mère, était italienne. C’est elle qui avait apporté le bien nécessaire à l’achat des terres, via son père. Pour être riche, il n’était pas moins armateur génois, soit commerçant et italien, qualités deux fois suspectes aux yeux d’Alexis. Il fallait sauver la face en hispanisant cette mésalliance, si rien n’avait plus de prestige, aux ı̂les du Roi-Soleil, que l’Espagne des conquistadors : « Famille de vieille souche italienne, établie et francisée depuis longtemps aux Îles, et s’y alliant par mariage avec une famille d’origine espagnole. » Bref, l’ascendance réelle d’Alexis ne relevait pas de ces « puı̂nés quittant la France et fondant souche hors de France », animés de l’esprit pionnier que Saint-John Perse se plaisait à évoquer. Parmi ses ancêtres, aucune de ces « extraordinaires vies d’aventures de mer » décrites dans sa généalogie. Emporté par une logique compensatrice, il ne faudrait pourtant pas méconnaı̂tre l’homogénéité antillaise de l’ascendance d’Alexis. Son implexe, pour parler la langue des généalogistes, qui mesurent par là le rapport entre le nombre potentiel et celui, réel, d’ancêtres, ne montre qu’une très faible propension familiale à se marier entre cousins. Les ascendants de Saint-John Perse reflètent la diversité des arrivées progressives aux Îles. Toutefois, les huit arrière-grands-parents d’Alexis y sont nés ; à la génération précédente, onze de ses seize ascendants étaient créoles. De tous les côtés, on relève des noms qui, sans se gonfler d’une particule, génitif d’un vieux fief français, se confondaient toutefois avec l’histoire locale. Pour ne pas relever de l’épopée des corsaires et des pionniers, le passé de ces familles était assez honorable pour appeler les embellissements du poète. La mémoire d’Anatole Leger, grand-oncle d’Alexis, est encore perpétuée par NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:27 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 35 — Z33031$$10 — Rev 18.02 L’héritage guadeloupéen 35 le nom d’une rue de la Pointe-à-Pitre ; un guide récent salue l’« homme providentiel » : « Premier adjoint au maire de Pointe-à-Pitre, lors du tremblement de terre de 1843, homme dévoué, il organise avec efficacité les premiers secours et réconforte la population en détresse. » Ces mérites lui valurent une carrière de grand notable à l’échelle locale puisqu’il fut maire de Pointe-à-Pitre de 1859 à 1861, membre du Conseil colonial, et enfin président du Conseil général pendant dix-sept ans, sous le Second Empire, puis aux débuts de la IIIe République. Il mourut quatre ans avant la naissance d’Alexis. De l’autre côté de la Rivière Salée, Charles Le Dentu, arrière-grand-père maternel d’Alexis, avait régné sur la mairie de Basse-Terre pendant presque trente ans, de 1846 à 1884. La gloire n’était pas ancienne, mais le cimetière familial, qui en portait le souvenir, la patinait d’une coutume huit fois séculaire si, depuis le XIIe siècle, les épitaphes mémorielles des panthéons familiaux prouvent dans la pierre l’ancienneté du lignage. En suivant cet usage, les habitants de La Joséphine en captaient la noblesse. Le visiteur était frappé par le spectacle, en contrebas de la plantation, de l’enclos fleuri, au centre duquel « surgissait une très grande croix de fer forgé qu’enlaçait un rosier blanc » dont les « hautes grilles de fer disparaissaient sous les roses ». On peut encore lire sur sa tombe le cursus honorum de l’arrièregrand-père d’Alexis, mort deux ans avant sa naissance. Sa riche carrière d’avocat, d’homme politique et de propriétaire terrien, lui avait valu d’être distingué par une Légion d’honneur, décoration chichement distribuée aux créoles. Ce n’était pas le premier Le Dentu à briller. La famille avait compté, dans les années 1830, un conseiller qui siégeait au Conseil-Privé de la Guadeloupe, seul particulier au sein de la plus haute institution coloniale 7. Aux côtés de Charles Le Dentu, la tombe de son beau-père s’ornait de l’épitaphe la plus ancienne, et la plus glorieuse, par ses vertus militaires et politiques. Elle offrait à l’imaginaire enfantin le modèle d’une parfaite carrière antillaise. Est-ce la concurrence du réel qui déplut au poète, ou bien l’origine italienne, pourtant abjurée et encore reniée par l’acclimatation onomastique, qui fâcha le diplomate français ? Emilio Pedemonte, devenu Émile Pédémonte, ne trouva pas l’hospitalité du monument, autrement pérenne, que Saint-John Perse s’érigea dans la collection de la Pléiade. L’inscription n’avait pas moins porté ses rêves d’enfant, riche de nombreux titres militaires (lieutenant des grenadiers de la Basse-Terre, capitaine de la garde urbaine de la Basse-Terre) et politiques (Conseiller privé de la Guadeloupe). Le poète du grand âge, privé de la gloire politique qu’il avait guignée, dénigrait « l’ancêtre, et sa gloire, sans trace 8 ». Il leur opposait la vertu éternelle de ses aventures spirituelles. S’il feignait d’ignorer le poids de son ascendance, il ne se retenait pas de la citer dans son œuvre poétique, ni de l’anoblir, dans une belle série de prétéritions, qui soulignent a contrario l’emprise de la gloire familiale sur sa mémoire d’enfant : « Errants, que savions nous du lit d’aı̈eule, tout blasonné qu’il fût dans son bois moucheté des Îles ? » La « plus hautaine aventure » de l’esprit se confondait avec la NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:27 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 36 — Z33031$$10 — Rev 18.02 36 Alexis Léger dit Saint-John Perse mémoire familiale, ces « chansons de veillées, dites chansons de Reine de Hongrie », et du « fil rouillé des vieilles rapières de famille » évoquant l’épée du comte hongrois Michel de Leyritz. Comme les succès récents des Le Dentu, dont le souvenir était aménagé selon des procédés antiques, pour créer l’illusion d’une gloire immémoriale, la canne à sucre valorisait la famille d’Alexis en l’associant aux premiers planteurs, lors même qu’elle n’était cultivée que depuis une ou deux générations seulement. Le nombre ne venait pas au secours du temps : la propriété foncière ne faisait la sève que d’un seul rameau. Le Bois-Debout avait été acquis en 1870 par les parents de Renée, Paul Dormoy et Annette Le Dentu. Les parents de cette dernière avaient acheté La Joséphine qui, à leur mort, était revenue à leur fils Emmanuel, oncle d’Alexis. En passant d’une propriété à l’autre, l’enfant demeurait du côté de sa grand-mère maternelle. Au Bois-Debout, en voulant continuer une tradition, Paul Dormoy récrivait à l’envers l’histoire sucrière. Ingénieur, improvisé planteur sur le tard, son labeur ne produisait guère de bénéfices, tandis que les grands propriétaires du XVIIIe siècle dégageaient des revenus colossaux d’exploitations dont ils ne s’occupaient guère. À la mort de Paul, en 1890, son gendre, Georges Babin, avait repris la gestion de la plantation, qui appartenait désormais à la grand-mère d’Alexis. L’opiniâtreté de ces adultes apprenait à l’enfant le prix de l’héritage familial, dont il n’imaginait pas qu’il était inventé. Avec La Joséphine, Emmanuel le Dentu héritait d’une propriété caféière que son grand-père avait acquise avec de l’argent gagné dans le négoce. L’exploitation agricole, plus spéculative qu’au Bois-Debout, ne perpétuait aucune tradition familiale. Ce détournement n’était pas visible à Alexis, qui admirait l’expertise sans âge du planteur. L’illusion subie par l’enfant devint un procédé subtil de l’adulte, à l’œuvre dans sa forge généalogique. Du côté paternel, une propriété de plaisance, acquise avant la révolution par le premier Caille guadeloupéen, se transforma sous la plume de SaintJohn Perse en foyer d’une dynastie de planteurs, décapitée par la Révolution, forçant sa reconversion dans le notariat. Le sentiment d’ancienneté était inséparable de la hantise raciale. Le mythe de l’ascendance celte de la famille d’Alexis ne repose sur rien ; les vieilles souches provinciales que le poète revendiquait n’existent pas plus que ses racines créoles. Soucieux d’ancrer chaque rameau dans un terroir, pour attester la fable d’ancêtres gentilshommes, Saint-John Perse s’établit en Bourgogne la lignée des Léger. En réalité, la famille n’avait fait qu’y passer, pour trois générations, quittant Paris à la fin du XVIIe siècle, avant de s’exiler aux Îles. Y avait-il une plus value à venir de pays atlantique, qui expliquerait l’autoportrait tardif d’Alexis en Celte, dans le sillage de Briand, son mentor politique ? Paulette, toujours soucieuse de l’honorabilité familiale, soulignait que la famille Le Dentu « était native de Normandie ». Au XIXe siècle, les Celtes avaient meilleure presse que les Latins. Hanté par cette affaire, Drieu revenait sans cesse à une géographie littéraire qui fascinait également Alexis ; son nord était à l’ouest ; pour Saint-John Perse NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:27 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 37 — Z33031$$10 — Rev 18.02 L’héritage guadeloupéen 37 aussi, la meilleure littérature venait d’Occident plutôt que de Méditerranée. En somme, l’honorabilité créole que sa famille léguait à Alexis avait été inventée fidèlement aux valeurs locales, à défaut d’avoir été perpétuée. La puissance mystificatrice de Saint-John Perse avait été à bonne école, dans une famille encline à l’invention de soi. En jouant avec son nom, Alexis appliqua cette logique au premier des marqueurs sociaux. Avant de toucher à son patronyme, que la famille avait déjà coutume de singulariser, en omettant souvent de l’accentuer, le prononçant « Leuger », pour échapper aux calembours trop faciles, Alexis s’appropria son prénom. À vrai dire, en le transformant à sa guise, il participait encore d’un usage familial. Tenir de soi-même son nom, pour échapper au vieux paradoxe que la première institution sociale d’identification et d’unification du moi nous vienne des autres, n’est-ce pas la signification solipsiste que devinait JeanPierre Richard au pseudonyme de Perse, per se, pour soi ? Les prénoms qu’Alexis-Marie-René-Auguste avait reçus à la naissance rappelaient à l’enfant ce qu’il devait aux autres ; ils l’inscrivaient dans une lignée réelle, honorant également sa double ascendance. René reprenait sous la forme virile le prénom de sa mère, qui s’appelait également Marie : l’enfant héritait du catholicisme de sa très pieuse famille maternelle. Auguste renvoyait au côté d’Amédée, fils d’Augusta, née Caille. Le mari d’Augusta, grand père du poète, s’appelait Alexis ; c’était aussi le prénom de l’oncle d’Augusta, « général comte de Leyritz » au dire de Saint-John Perse, chez qui son père s’était réfugié, lorsque la guerre de 1870 l’avait surpris en métropole. Amédée, en prénommant ainsi son fils unique, saluait les deux rameaux dont il était issu. Le choix était plus largement consensuel, puisque le prénom apparaı̂t aussi dans l’ascendance de Renée. À sa génération, Alexis partageait d’ailleurs son prénom avec un cousin maternel, ce qui ne flattait guère son sentiment de singularité. Bien avant de prendre ses distances avec cet héritage onomastique, Alexis reçut des siens le moyen de le faire. La famille usait largement de surnoms et de diminutifs, qui cimentaient l’unité du groupe, tout en singularisant ses parties. On appelait Margot ou Agot sa sœur Margueritte, Paulo et Julo ses oncles Paul et Jules. Dans sa correspondance enfantine, les tantes d’Alexis n’apparaissent jamais que sous leurs diminutifs, Momi, Méme ou Nini, comme ses cousins et cousines, Bellotte ou Bébé. Des sobriquets plus inventifs scellaient la complicité de leurs inventeurs. Alexis et son père en étaient de grands fabricants, pour moquer en termes convenus des collatéraux, l’Énorme, déclinée au féminin, ou Triste figure, un cousin d’Amédée. À côté de ces sobriquets péjoratifs, il y avait les surnoms affectueux d’Alexis, qui préfiguraient le jeu libératoire du pseudonyme. Le plus ancien, il le reçut de lui-même, qui répétait, tout petit, cette antienne créole : « Ba-moin-lè ». Dans le roman de son enfance qu’Alexis a rédigé, sous l’apparence d’une correspondance avec sa mère, où il racontait ses expériences fondatrices (la découverte du cheval, avec ses oncles maternels, aristocrates de la terre ; l’apprentissage de la mer, avec son père, apôtre de NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:27 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 38 — Z33031$$10 — Rev 18.02 38 Alexis Léger dit Saint-John Perse la liberté), le poète a proposé une noble traduction de ce surnom, qui claquait comme la devise de sa race poétique : « Donnez-moi l’air, l’espace ! » Les créoles en rient, qui entendent : « Dégagez, foutez-moi la paix ! » Selon un autre récit du poète, sa mère l’appelait Diégo, nom intime et secret, encore associé à l’Espagne ; c’est ainsi qu’il se baptisa pour sa femme Dorothée, rebaptisée Diane. En signant Allan ses lettres fictives à sa mère, disparue depuis longtemps, mais aussi son courrier avec Lilita Abreu, sa maı̂tresse, Alexis s’attribuait un nom anglo-saxon qui l’inscrivait dans la lignée spirituelle de Poe, son grand homme. Avec Bétoum, largement utilisé dans sa petite enfance, Cici est le seul surnom enfantin accrédité par des traces d’époque ; il entra dans la fabrication de son tout premier pseudonyme : le lycéen palois signait Cici Sevil ses dessins moqueurs, crayonnés à la marge de ses cours. La traduction latine de son patronyme (sevil = léger), prolongeait également un usage enfantin. Dès ses premiers rudiments savants, Alexis jouait avec son père à latiniser les noms de leurs proches, pour peu que leur terminaison s’y prêtât. Dans leur correspondance, les Bectus étaient invariablement « Bectus, a, um, Bectissimorium, becto des Becto. » Alexis élargissait à ses proches ces métamorphoses onomastiques ; il baptisait ses intimes de noms privés, généralement cryptés. Dans les temps anciens, cet usage soustrayait déjà le nom secret de Rome aux maléfices de ses ennemis ; il demeurait très vivace, en Guadeloupe, pour dérober l’être chéri à l’empire des quimboiseurs. La disparition du plus glorieux des prénoms d’Alexis, Auguste, omis des documents officiels et de la Pléiade, pourrait laisser croire qu’il jouait ce rôle ; c’est un fait, en tout cas, qu’Alexis n’aimait pas son prénom d’usage, s’il aimait son patron, « qui était impuissant et portait après sa mort une rose blanche entre ses dents ». Cette déclaration était une manière de défi, de la part d’un grand séducteur, qui détestait notoirement les roses ; elle alimente l’hypothèse d’un dégoût de soi confondu avec le désamour de son prénom. Alexis avait bien une explication pour théoriser ce rejet ; selon lui, « les prénoms masculins se terminant par une muette risquent de rendre les garçons mous et efféminés ». Ce qui expliquerait l’usage encore courant, chez des personnes qui l’ont connu, de prononcer la finale muette de son prénom. Par ailleurs, saint Alexis n’était pas impuissant, il était chaste ; et s’il aimait les roses, il avait préféré, aux pompes de son enfance romaine l’obscurité anonyme d’un recoin du palais paternel. C’est à ce titre qu’il était aimable à Alexis : le poète doit sacrifier ses désirs mondains au culte de la poésie pure, renonçant à toute filiation. Alexis ne réinventa pas seulement son nom ; prométhéen, il se forgea un destin, et quand il n’y put rien, il se l’inventa d’outre-naissance. Ses réécritures biographiques opèrent de si fins déplacements qu’il n’est pas facile de caractériser exactement son milieu d’origine ; elles signalent au moins le prix qu’il attachait aux hiérarchies sociales, loin de l’indifférence que l’on prête aux purs poètes, inscrits dans une généalogie de l’esprit NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:27 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 39 — Z33031$$10 — Rev 18.02 L’héritage guadeloupéen 39 plutôt que du sang. Dans ses Œuvres complètes, il saisit toutes les occasions de rehausser son milieu d’origine, pour souligner sa distinction redoublée d’enfant singulier, né dans une famille exceptionnelle. Il s’y présentait comme « le seul garçon d’une famille de cinq enfants », quitte à souligner la singularité de sa virilité en élargissant sa fratrie à une petite sœur, Solange, morte huit mois après sa naissance. Il réinventait jusqu’à son lieu de naissance, qu’il situait dans l’ı̂le gigogne et éponyme Saint-Leger-lesFeuilles, quand il était né à Pointe-à-Pitre, à quelques encablures de l’ı̂lot qui s’appelait plus sobrement ı̂let-à-Feuilles. Le poète revendiquait une terre natale doublement insulaire et exotique, plus altière, plus sauvage et plus féconde que celle de ses sœurs, nées à la ville : « L’ı̂let en question, le plus proche du mainland, diffère grandement des ı̂les voisines, par son relief géologique et par sa sylve très haute et dense. » Son besoin de sanctionner socialement l’amour et l’estime qu’il nourrissait pour ses parents procédait sans doute d’un complexe social postérieur à son enfance guadeloupéenne, développé au contact des élites métropolitaines. Le monde planteur demeurait tellement étroit, à travers ses métamorphoses, qu’Alexis avait connu ce cas rare d’évoluer dans un milieu social qui n’était qu’une légère excroissance de sa propre famille maternelle. Quant à sa famille paternelle, il n’était pas exagéré de dire, avec sa sœur, qu’elle était à leur naissance « l’une des plus distinguées et honorables du pays ». Enfant, il n’avait pas rencontré de regard extérieur à son milieu qui le toisât, avant de connaı̂tre que l’ı̂le n’était qu’une fraction insignifiante de la France. D’où l’hésitation du jeune homme, riche d’une valeur dont il découvrait qu’elle n’avait pas cours hors de chez lui : vivre caché d’un monde ignorant son prix ou prouver sa qualité aux meilleurs de ses contemporains. Poète, il se satisfaisait de l’admiration restreinte de ses pairs, dans l’attente d’une gloire posthume ; secrétaire général du Quai d’Orsay, son nom n’était pas connu du grand public, mais fameux dans les élites parisiennes. Pur poète ou éminence grise, sa valeur se refusait à l’étalonnage du toutvenant. Aussi bien, tout le monde ne savait pas comprendre son enfance princière aux ı̂les, d’une noblesse inconnue. Dès l’adolescence, Alexis s’employa à défendre le sentiment de sa valeur sociale, décotée à Pau la mondaine. Un lecteur de L’Action française, à la fin des années 1930, apportant une pièce au procès racial instruit par Maurras contre le premier des diplomates français, éclairait indirectement l’image que les Palois se faisaient des Léger, au début du siècle ; ce notable béarnais, qui avait été en classe avec Alexis, se souvenait d’une famille de « très bon milieu ». Gabriel Frizeau, amateur d’art bordelais, ne disait pas autre chose, qui parlait d’Alexis à Claudel comme d’un « charmant jeune homme de bonne vieille famille ». Alexis s’entendait à vulgariser sa distinction créole, et à l’acclimater aux valeurs métropolitaines ; Saint-John Perse a perfectionné cet exercice, en stylisant le contraste entre les milieux paternels et maternels. Il superposait des données affectives aux types sociaux ; il leur donnait une cohérence pédagogique. À l’entendre, ses deux rameaux se rapprochaient seulement NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:27 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 40 — Z33031$$10 — Rev 18.02 40 Alexis Léger dit Saint-John Perse par l’actualité de leur décadence. D’un côté, « la vie des plantations qui peu à peu tombaient en ruine » ; de l’autre, les « nouveaux Blancs, magistrats ou commerçants », qui subissaient « le mauvais état d’esprit des métis ». Il représentait ces deux milieux en victimes de l’Histoire, alors que, d’un côté comme de l’autre, néoplanteurs ou nouveaux Blancs, sa famille jouissait des bénéfices d’une ascension sociale récente. Amédée était avocat ; son père, Alexis, notaire, avait exercé jusqu’à sa mort. Qui aurait pu mieux que ces hommes de loi enregistrer la fortune sociale de leur famille ? Les études de droit, l’accumulation patiente de capital, la quête d’honorabilité, satisfaite dans les charges publiques : les Léger incarnaient parfaitement un type de dynastie bourgeoise du XIXe, avec pour seule originalité de s’être transplantés, pour trois générations, aux Antilles. Parfumée aux Îles, la trajectoire d’Alexis, le grand-père du poète, c’était le destin non dévié de n’importe quel Frédéric Moreau. Amédée, après son père, continua une lignée commencée avec Prosper. Le père d’Alexis, né en 1766, avait été le premier Léger à faire son droit. Notaire et avocat à Paris, il avait rompu avec l’état d’artisan de ses ascendants, ayant suivi des études grâce à l’aisance de son père qui avait glissé de l’état de pelletier à celui de marchand pelletier. Bonapartiste, Prosper gagna la Guadeloupe à la chute de l’Empire. Notaire à Basse-Terre, puis à la Pointe-à-Pitre, il établit deux de ses fils dans le même emploi, Anatole, le grand homme de la famille, et Alexis, son benjamin. Outre Amédée, avocat, trois de ses petits-fils perpétuèrent cette tradition juridique en devenant notaires. Ces hommes de loi conservaient tous des liens étroits avec la métropole, où ils poursuivaient leurs études. Ils s’alliaient en général avec des familles aux revenus et aux statuts légèrement supérieurs aux leurs. Alexis revint en Guadeloupe en 1839, à vingt-trois ans, son diplôme en poche. Un an plus tard, il rencontra Augusta Caille, qui revenait à son tour d’un séjour en France. Elle avait quinze ans, elle était « très grande, avec les cheveux noirs et le teint très blanc ». Sa famille, honorablement connue, avait du bien. Alexis l’épousa cinq ans plus tard. Le contrat de mariage stipulait que « le futur époux n’avait fait aucun apport ». Augusta, de son côté, avait été largement dotée. Même amputé par le séisme de 1843, son patrimoine s’élevait à vingt-cinq mille francs, accrus de dix mille francs supplémentaires à la mort de sa mère. Riche des revenus de son travail, Alexis fit rondement tourner son étude. Aidé de plusieurs clercs, il enregistrait de cent à deux cents actes par an. En 1888, lorsque la mort le surprit, à soixante-douze ans, il n’avait pas cessé de travailler 9. Les époux résidaient au Morne à Caille ; leur premier-né y mourut de fièvres. Ils s’établirent à Pointe-à-Pitre. Amédée y naquit, comme ses sœurs, qui y épousèrent d’autres « nouveaux Blancs », bourgeois de souche plus ou moins récente dans l’ı̂le. Louise s’allia à un négociant, Monnerot, avec qui elle quitta la Guadeloupe en 1896. Stéphanie épousa Eugène Joubert, en 1880, secrétaire général puis directeur de la Banque de Guadeloupe. Ils partirent ensemble en 1886 NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:27 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 41 — Z33031$$10 — Rev 18.02 L’héritage guadeloupéen 41 pour La Réunion. L’année suivante, Stéphanie en revint veuve, avec ses deux enfants. Comme sa mère Augusta, elle suivit Amédée, devenu chef de famille, à Pau, en 1899. Aucun des descendants d’Alexis, le premier Léger à naı̂tre en Guadeloupe, en 1819, n’y demeurait plus, onze ans après sa mort. Il avait été le seul de sa branche à naı̂tre et mourir aux Îles. Amédée se maria en 1884 avec Renée Dormoy. Il avait trente-quatre ans, elle en avait seulement vingt. Mariage d’amour, comme celui d’Alexis avec Augusta. Mais l’union d’Amédée avec Renée contrariait davantage la logique sociale. Elle croisait deux milieux, qui ne se rencontraient guère ; elle exagérait l’habituelle ascension par les femmes ; elle décentrait la lignée des Léger vers les basses terres agricoles et conservatrices des milieux planteurs, moins liés à la métropole et moins acquis à la République que la bourgeoisie pointoise. Le clan Léger milita activement pour la candidature de Schoelcher lors de l’élection de la première Chambre de la IIIe République. Anatole, qui présidait son comité électoral, à la tête du Conseil général, entraı̂na dans la bataille tous ses enfants, dont Alexis, mais aussi les chefs des familles bientôt alliées, tels les Monnerot ou les Joubert. On serait bien en peine de trouver dans la liste de soutiens publiée par la presse radicale un seul nom de planteur, même, ou surtout, aussi peu ancien que les Dormoy ou les Le Dentu. Amédée, en se mariant avec une Dormoy, obligeait deux milieux qui s’ignoraient à se mélanger. Les Léger étaient des hommes de progrès, ou plutôt des hommes de leur temps. Remarquablement permanent à travers les générations, leur engagement les portait tous et toujours dans le même sens, avec modération : celui de l’époque. Les maigres traces laissées par Prosper, l’exilé, portent à croire qu’il avait sinon des sympathies, au moins des intérêts bonapartistes. Établi dans sa charge de notaire et sa condition d’époux quelques semaines avant le 18 Brumaire, il bénéficia de l’amitié d’un personnage déjà arrivé, le général de division Jean-Philibert Serrurier, qui avait signé son contrat de mariage. Napoléon, en montant sur le trône, précipita la fortune du témoin de Prosper et le fit maréchal. C’était une amitié puissante pour un bourgeois anonyme. Elle valut à Prosper d’accéder au conseil électoral de Paris en 1812, ce qui suffit à Alexis pour faire des Léger une « vieille famille de robe [...] longtemps représentée au Parlement de Paris ». La chute de l’Empire précipita le départ de Prosper à la Guadeloupe. Soit qu’il se fût assez élevé pour déplaire au nouveau régime ; soit que privé de ses soutiens, en pleine déconfiture financière, ne trouvant pas d’autres solutions que la vente de son étude pour payer ses créanciers, il choisı̂t plus prosaı̈quement de partir. Anatole, son fils, ne subit pas ces irrégularités. Il fut de toutes les charges, sous tous les régimes, depuis la monarchie de Juillet jusqu’à la IIIe République, en passant par le Second Empire. Son fils Alcide devint à son tour maire de Pointe-à-Pitre, de 1870 à 1876. Son cadet Alexis, et son neveu Amédée, se relayèrent également au conseil municipal de Pointe-àPitre. Sous la III e République, les Léger étaient de bons républicains, comme ils avaient été d’honorables notables du Second Empire. Juristes, NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:27 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 42 — Z33031$$10 — Rev 18.02 42 Alexis Léger dit Saint-John Perse ils étaient légalistes ; bourgeois, et en pleine ascension sociale, ils épousaient les opinions avancées de leur temps. Saint-John Perse, pour mieux démarquer le côté paternel du milieu maternel, récemment assimilé aux vieux Habitants, a grossièrement caricaturé le progressisme de son père. Il en a fait un homme tout positif, du côté de la raison et de la technique, éloigné de la nature et des passions humaines. Une formule lapidaire résumait ce contraste : « Son père ne savait pas soigner les chevaux. Ses oncles planteurs les soignaient eux-mêmes. » Le poète en tirait des conséquences exagérées : « Son père avait une sorte de passion pour le machinisme. Il se fourrait dans toutes les entreprises d’avant-garde. Il eut la première voiture à vapeur, dans laquelle, à neuf ans, en 1896, montait l’enfant. » Ces billevesées, qui habillaient pudiquement la plus récente extraction de la lignée paternelle des oripeaux de la modernité, discréditent-elles le jugement d’Alexis, qui présentait son père comme « un libéral convaincu, un avocat qui défendait volontiers une cause juste sans être payé » ? Sans doute Amédée n’avait-il « pas le sens planteur et n’aimait-il pas la plantation ». « Il était ardemment républicain, contre tout un passé royaliste de la famille », ajoutait le poète, comme si son père, jeune aristocrate, s’était rebellé contre son milieu. Au contraire, bon bourgeois, Amédée s’inscrivait dans la tradition familiale en servant le régime en place ; ardemment républicain, il était en harmonie avec sa famille, unanimement radicale. Sa correspondance passive permet de l’imaginer, en négatif, comme un modéré, attristé par l’évolution des colonies, qu’il considérait en humaniste, à la fois paternaliste et pessimiste. Il ne sympathisait pas avec la nouvelle classe politique noire et socialiste. Pour autant, Amédée ne portait pas un regard moins sévère sur les vieilles familles blanches, enkystées dans leurs intérêts particuliers, indifférentes au bien public, fondement de ses convictions radicales. Dans le climat proprement incendiaire de la Guadeloupe fin de siècle, où, régulièrement, depuis la victoire de Légitimus aux législatives de 1898, des maisons partaient en fumée, Amédée refusait de croire à la théorie du complot imaginée par les Blancs conservateurs. De retour en France, il partageait la conviction de ses informateurs, demeurés dans l’ı̂le, qui attribuaient les incendies aux arnaqueurs à l’assurance de tous bords plutôt qu’aux agitateurs du parti des Noirs. Il s’accordait sans doute avec ce très bon ami, qui l’informait de l’évolution de la situation : « La population est très calme, et je n’ai rien vu de choquant dans l’attitude des Noirs, tant à la ville qu’à la campagne, et j’ai, comme autrefois, à répondre à bien des coups de chapeaux. Mais le calme existe moins chez certains Blancs. » Il demeurait toutefois solidaire de ses préjugés et de ses intérêts d’Européen. On imagine qu’il rejetait symétriquement, avec son correspondant, la thèse socialiste d’un complot de provocateurs blancs et regrettait, comme lui, que la composition du jury d’assise rendı̂t improbable la condamnation d’incendiaires noirs. Autant pouvait-il s’élever à penser, avec le gouverneur, et contre les milieux planteurs, que l’auteur de tel incendie avait agi « non NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:27 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 43 — Z33031$$10 — Rev 18.02 L’héritage guadeloupéen 43 parce que socialiste mais parce que propriétaire assuré », autant ne pouvaitil s’empêcher de déplorer l’esprit de revanche qui dominait les batailles électorales et judiciaires, depuis que les nouveaux citoyens noirs s’étaient massivement tournés vers le socialisme. Tel était l’état d’esprit de ses correspondants, et le sien, sans doute, si les lettres que l’on reçoit ressemblent à celles que l’on écrit. À Pau, il recevait de ses amis d’abondantes doléances, qui justifiaient a posteriori son départ. Tel ancien collègue, engagé dans la vie publique, qualifiée d’« immonde bagarre », se plaignait de la violence verbale des socialistes, des insultes de leur presse, du boycott de leurs partisans 10. Dans ses propres lettres, avant le départ familial, Amédée ne dissipait pas les préventions craintives de son fils contre l’agitation socialiste. De Basse-Terre, au début du mois d’août 1898, Alexis lui avait écrit deux fois son inquiétude. Le trouble de l’enfant était probablement aiguisé par la tonalité réactionnaire des conversations familiales, dans les propriétés maternelles où il résidait pour les vacances. Mais on ne voit nulle part, chez Amédée, un désir de rectifier le conservatisme spontané de son fils, ni de justifier le désordre qu’il craignait : « J’ai appris aussi que notre député est arrivé pour se fixer sans doute à la Pointe, nouvelle crainte pour nous à la rentrée, car maintenant qu’on va ôter les soldats et que Légitimus est là, le désordre et les incendies vont recommencer de plus belle. » Puis, quelques jours plus tard : « Si tu sais [sic], cher papa, la frayeur pour le feu et le désordre que j’ai pour toi et Chère-maman depuis l’arrivée de Légitimus ! » Pas plus que sa belle-famille, Amédée ne portait dans son cœur le leader socialiste. Le nouveau député avait ravi son siège à un proche des Léger ; il avait publiquement reproché à l’avocat d’assurer la défense d’Amédée Pauvert, un planteur indélicat. D’une façon générale, quand Amédée parlait des mulâtres à son fils, c’était avec la morgue indivise aux Blancs créoles. Il se moquait volontiers, dans ses lettres à son fils, des rancœurs et des revendications des petits fonctionnaires de couleur. Soixante-dix ans plus tard, dans le même esprit que son père, Alexis évoquait la déception des progressistes blancs face à l’ingratitude de ces populations émancipées : « C’était l’occasion pour les nègres et les mulâtres de se venger des Blancs. Il y avait des exactions, vexations et tracasseries de tous ordres. L’administration employait des mulâtres comme petits fonctionnaires (contrôleurs du fisc, de l’enregistrement, douaniers, etc.), dont certains tenaient à agacer les anciennes familles coloniales. Ils s’occupaient spécialement des déclarations du rhum et venaient vérifier à la plantation s’il n’y avait pas de rhum clandestin. Ils allaient jusque dans le cabinet de toilette des femmes pour vérifier si des eaux de Cologne ou de toilette n’étaient pas faites avec du rhum. » Souci de la chose publique, légalisme, positivisme et progressisme, le profil politique des Léger décalquait le type du franc-maçon. Des proches de la famille, comme les députés Alexandre Isaac, ou Victor Schoelcher, ne faisaient pas mystère de leur appartenance à une loge. Telle carte postale de l’époque, donnant à voir une rue de Pointe-à-Pitre, pavoisée et noire NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:27 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 44 — Z33031$$10 — Rev 18.02 44 Alexis Léger dit Saint-John Perse de monde, se légendait sans complexe « enterrement d’un frère ». Aucune trace ne certifie l’appartenance d’Amédée à un ordre maçonnique, que la critique persienne tient généralement pour admise. A-t-il légué à son fils plus qu’un modèle d’indifférence à la foi catholique, un contre-modèle positif, dont on voit bien le rôle qu’il aurait pu jouer dans la défense de l’adolescent, pathétique et farouche, face à Claudel, convertisseur zélé ? On pourrait à l’inverse expliquer par une sorte de fidélité au catholicisme paternel le lien étrange que l’adolescent nouait entre la religion et le souvenir d’Amédée après sa mort. Rarement Alexis se montra plus troublé que dans cette lettre confuse adressée au catholique Gabriel Frizeau, en réponse à l’assurance qu’il lui avait tenue de prier pour son père : Un homme prie pour mon père, et ce n’est pas son fils : cher ami ! il y a donc une amitié qui est continuité ! [...] Se retourner, soudain, et sentir quelqu’un dans sa chambre, est une chose aussi prodigieuse, aussi bouleversante ! Je viens de si loin dans l’égoı̈sme ! – Comment vous faire sentir quelle qualité d’émotion est celle-ci : – tout enfant, dans une rue qui s’appelle « Rue des Abymes » et qui conduit de la maison de mon père au lycée de la Pointe-à-Pitre, je jette un livre (c’était peut-être le Catéchisme !) : un Blanc, derrière moi, un homme plus âgé que moi, se baisse en silence et le ramasse : je n’ai jamais pu oublier cet homme, ni l’atmosphère de ce jour, ni ce qu’il y avait de plus qu’un homme dans ce geste banal. – Aujourd’hui, j’ai rejeté mon père ; et soudain vous êtes là, derrière moi ! – C’est la même ambiance, avec exactitude. « J’ai rejeté mon père. » Que faut-il entendre dans cette parole ? La culpabilité du fantasme œdipien, devenu réalité avec la mort d’Amédée ; les remords de l’abandon d’une carrière juridique, dans la lignée familiale, au profit d’une vie de poète ; ou, plus sûrement, une rupture métaphysique avec son père, proche des francs-maçons, peut-être, sans pour autant avoir rejeté le catholicisme, ou toute autre forme de déisme ? Selon la confidence d’Alexis lui-même à Gabriel Frizeau, qui la relaya à Claudel, chacun y mettant peut-être un peu de complaisance, le christianisme avait reverdi chez Amédée, à la fin de sa vie : « Quelque temps avant sa mort, son père avait pris l’habitude de faire avec les siens la prière du soir. » L’hypothèse la plus probable est aussi la moins tranchée. On imagine volontiers Amédée, imprégné du christianisme que ses sœurs et cousines pratiquaient pieusement, et pour autant familier de l’univers maçonnique, qui affleure dans ce verset d’Amers : « Au seuil d’un si grand Ordre où l’Aveugle officie, nous nous sommes voilé la face du songe de nos pères. » Le profil d’Amédée doit trop à son milieu pour s’en faire une idée vraiment singulière. Même l’esquisse qu’il légenda de cette mention un peu vaine, « mon portrait, dessiné en dix minutes », ne laisse voir qu’un profil de joli jeune homme, trop lisse pour s’offrir autrement qu’en archétype du bourgeois de son temps. Il s’était dessiné à son retour de Paris, au goût du jour, les cheveux tirés en arrière, les oreilles dégagées, la moustache fine. Il se représentait le visage très pâle, rehaussé par une lavallière noire, le nez droit et fin, la bouche joliment dessinée, les yeux grands et sombres. Rien à voir avec les photos paloises qui ont saisi, quelques années plus tard, l’image d’un solide pater familias à la barbe fournie. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:27 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 45 — Z33031$$10 — Rev 18.02 L’héritage guadeloupéen 45 La maigre correspondance passive d’Amédée conservée laisse deviner un homme aussi agréable au moral qu’au physique. Ses pairs et ses clients estimaient manifestement l’avocat, à la moralité irréprochable. Ses activités politiques ne l’avaient jamais porté aux responsabilités de premier plan de son oncle, mais il avait occupé des places de choix au conseil municipal de Pointe-à-Pitre, celles de premier ou deuxième adjoint. Il avait démissionné après la mort de sa dernière-née, âgée de quelques mois, pour se consacrer à sa famille, et à son étude, qui fructifiait sous ses soins. Lorsque la famille se replia en métropole, en 1899, Amédée vendit son étude douze mille francs (quarante mille de nos euros), ce qui était une assez jolie somme en Guadeloupe. Dans sa correspondance avec Amédée, l’acheteur se félicitait de « la multiplicité des affaires » dont il avait hérité. L’acte de vente décrit une étude cossue, au cœur de la ville, établie au rez-de-chaussée de la maison familiale, et distribuée en d’assez vastes bureaux pour qu’Alexis pût se glisser entre l’avocat et ses auxiliaires, appliqué à ses travaux scolaires. Habillé de sérieuses bibliothèques, pleines de livres de droit, une rareté en Guadeloupe, le bureau d’Amédée restait ouvert aux visites de bon voisinage. Ses fauteuils voyaient défiler une clientèle très variée. La tradition familiale prête à la générosité de l’avocat des causes défendues gracieusement. De fait, il ne pressait pas ses clients ; plusieurs mois après son départ de l’ı̂le, son successeur s’employait encore auprès des mauvais payeurs. Son train de vie était sobre, si l’on en croit ses comptes personnels, où n’apparaissent pas les dépenses communes du ménage ; les siennes étaient assez modestes pour faire croı̂tre régulièrement son patrimoine, à raison de 10 % par an. Il se contentait de sages habitudes bourgeoises, cotisation de cercle, voyages réguliers au Bois-Debout, quand sa femme et ses enfants y passaient leurs vacances, sans oublier de généreuses contributions aux bonnes œuvres. Tout cela ne le conduisait jamais à dépenser plus de deux cents francs par mois (moins de sept cents de nos euros), sauf achat exceptionnel, comme ce cheval acquis en 1884 pour trois cents francs. Père prévoyant, Amédée épargnait, en s’acquittant régulièrement des annuités d’une assurance vie contractée pour cinquante mille francs. Préparant le départ, il avait anticipé les dépenses à venir par un surcroı̂t d’activité ; pendant ses trois dernières années guadeloupéennes, il avait élevé sa fortune de soixante et un mille à quatre-vingt-deux mille francs. L’étude qu’il avait acquise à Pointe-à-Pitre en 1879 pour quatre mille francs valait trois fois plus vingt ans plus tard ; mais celle qu’il acheta à Pau avait connu la même progression, passant de trente mille à cent mille francs en un peu moins de temps. L’écart se maintenait de un à huit entre la Guadeloupe et Pau. Mais ses économies pouvaient presque compenser cette différence. Peut-on croire que cet homme tout raisonnable ait pu se désintéresser de l’éducation de ses trois filles et de son fils unique, comme Alexis s’en plaignit quelques semaines après sa disparition ? Dans le désarroi de cet abandon, l’adolescent confiait à Gabriel Frizeau, l’un de ses pères électifs, qu’il n’avait jamais connu la « régularité » nécessaire à un enfant, « livré à NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:27 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 46 — Z33031$$10 — Rev 18.02 46 Alexis Léger dit Saint-John Perse [soi] seul » : « Mes parents, en bons créoles, ne se sont jamais préoccupés d’hygiène, et on me laissait pousser à ma guise – affreusement mal. » Ce n’est pas ce qu’indiquent les lettres d’Amédée, qui le montrent au contraire en père attentif, à la tendresse très marquée. Son tutoiement n’était que le signe le plus apparent d’une proximité évidente. Les formules finales de ses lettres laissent voir une affection particulièrement démonstrative : « Songe toujours à ta maman et à ton père qui t’aime gros, gros, gros. Je t’embrasse, mon cher enfant, de tout mon cœur. » Il était assez tendre pour s’insurger doucement contre le modèle viril de Renée, et sa pudeur maternelle : « Je t’embrasse bien fort, mon petit homme, bien que maman dise que les hommes ne s’embrassent pas. Guéris vite et aime ton papa 11. » Pour autant, le « petit homme » n’échappait pas à une forme de programmation virile ; elle correspondait mal à l’abandon décrit par Alexis, s’il y dérogea largement, au moins pour la barbe et sa progéniture : « Tu es un garçon et tu deviendras un homme, avec de la barbe, une femme et des petits enfants. Tu verras alors qu’il faut que l’homme travaille pour envoyer ses enfants à l’école et pour leur donner à manger et les habiller ainsi que leur maman. » Il est vrai que des lettres ne font pas une éducation ; on peut imaginer Alexis désœuvré, pendant les vacances, dans sa famille maternelle, loin de son père, acharné au travail. Faute de pouvoir toujours y veiller directement, Amédée exhortait au moins son fils à la régularité. Ses lettres promouvaient l’effort, sans montrer la mégalomanie de ces pères abusifs qui font parfois des prodiges. Renée rêvait peut-être pour son fils d’un brillant que sa condition de ménagère et la vie laborieuse d’Amédée lui interdisaient ; c’est de son côté qu’on peut imaginer Alexis se nourrissant à des rêves de grandeur. L’orgueil raisonnable et bourgeois d’Amédée projetait seulement une réussite sérieuse, gagée sur des succès scolaires. Les injonctions qui revenaient inlassablement sous sa plume, travail et réussite scolaire, intéressaient le bonheur particulier d’Alexis au bien de la patrie. En confiant son fils au lycée de Pointe-à-Pitre, qui devait faire pièce à l’enseignement des congrégations et porter la bonne parole laı̈que, républicaine et nationale, Amédée heurtait le milieu maternel et passait outre aux préventions de sa femme, qui conservait la mainmise sur l’éducation de ses filles, vouées à l’enseignement catholique où Alexis avait commencé sa vie scolaire. Dans l’unique lettre d’Amédée à Renée qui nous soit connue, le père glissait un éloge du lycée ; dans ses lettres à Alexis, il s’employait à banaliser ce choix, avant sa première rentrée, non sans l’exhorter à travailler pour se mettre au niveau. Désormais, et jusqu’à son départ pour la métropole, le lycée fut la grande préoccupation pour Alexis. Dès la rentrée 1897, alors qu’il était parti avec sa femme étudier un établissement en métropole, deux ans avant le départ définitif, Amédée responsabilisait son fils : « Applique-toi, de manière à ne pas te trouver arriéré quand tu entreras en France dans un lycée, car ici les études sont plus fortes. » Alexis intégrait cette exigence et s’employait à la satisfaire, pour complaire à ses parents. Sa vie scolaire dévorait peu à peu toute sa correspondance. Pendant l’absence de ses parents, à NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:27 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 47 — Z33031$$10 — Rev 18.02 L’héritage guadeloupéen 47 l’automne 1897, il multiplia les relevés de notes. En novembre, il livra à ses deux parents un panorama complet de ses succès scolaires. La lettre vaut une longue citation. On y trouve, des traits de caractère qui iront grossissant : esprit de sérieux et sensibilité à la règle, exigence dépréciative et intelligence vaniteuse, asservie au regard de l’autorité : Je vous envoie aujourd’hui un petit dessin colorié, il est assez mal fait, la mer surtout est affreuse. Je n’ai guerre [sic et toujours sic] eu jusqu’à présent le temps d’en faire d’autres. Je travaille très bien, j’ai été 2 e en composition d’Histoire et Géographie avec la note 19, j’aurais pu être 1er, mais je n’ai pas eu le temps d’achever ma composition [...]. M. Renucci est très content de moi, il ne m’appelle jamais même âne et ne me donne jamais de pensums ni de retenues (choses qu’il a déjà données et qu’il donne à toute la classe.) Souvent quand je fais un bon thème ou une bonne version latine, il me fait des compliments (ce qui n’est pas son habitude). M. Esswinght mon professeur d’Anglais est aussi très content de moi, il me trouve très fort dans cette langue. [...] On me donne énormément de travail et je suis obligé de travailler assez tard à la lumière. Alexis respecta l’impératif paternel jusqu’à ce que la mort prématurée d’Amédée l’en délivrât. Il lui restait à renier ces exigences en niant les avoir jamais connues. Dans son grand âge, il répéta à Pierre Guerre l’étrange assurance qu’il avait jadis faite à Frizeau : « Selon le principe de son père, il a eu une éducation à la William Pitt, lui laissant faire ce qu’il voulait, soulignant l’importance de l’expérience, du pragmatisme [...], une espèce de façon sauvageonne, un peu rousseauiste. » « Ma mère était la plus belle », s’exclamait le jeune poète, après la mort de son père, dans le poème de son enfance. Il renchérissait sur son admiration d’enfant, dix ans plus tôt, sur le motif : « Maman était si belle belle avec une jolie robe et son joli petit chapeau qu’elle a fait elle-même à la Pointe que je suis sûr que quand elle est sortie de la voiture devant l’église, tout le monde a dû l’admirer 12 ! » En 1911, à quelques mois d’intervalle, Larbaud et Alain-Fournier la rencontrèrent à Pau et à Saint-Sauveur, pèlerins littéraires venus recevoir l’oracle du nouveau Rimbaud. Larbaud évoqua l’Angleterre. Rien ne pouvait mieux complaire à Alexis : « Une grande dame très belle, avec de très beaux yeux gris, le teint d’une Anglaise bien conservée, et un tout petit accent créole – les “r” roucoulés. » Henri Fournier usa d’un plus cruel passé composé : « La mère a dû être très belle. Elle est très aimable. » Relativité bien normale ; au premier, Alexis paraissait « un grand jeune homme » ; au second, il était « un peu petit, court comme Claudel » ; ce qui n’empêchait pas l’accord sur l’essentiel, une sorte de charme contre lequel l’âge était impuissant. En 1939, la femme du plus fidèle collaborateur d’Alexis rencontra Renée pour la première foi ; elle vit « une vieille dame de soixante-quinze ans avec des bandeaux de cheveux blancs qui, dans sa jeunesse, dut être une belle créole parmi d’autres belles créoles ». Fille d’une très jeune mère, Renée fut élevée par ses grands-parents. Ses souvenirs font plus de place aux parents de sa mère, les Le Dentu, qu’aux NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:27 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 48 — Z33031$$10 — Rev 18.02 48 Alexis Léger dit Saint-John Perse siens, les Dormoy, absorbés par leur propriété du Bois-Debout et leurs dix autres enfants. Le peu qu’elle donne à voir de son père, Paul Dormoy, laisse imaginer un homme un peu ridicule et congestionné. Un citadin transplanté à la campagne, mais qui craignait la vue du sang ; un chauve que les mouches exaspéraient, au point de les faire chasser de son crâne, pendant les repas, par un jeune Indien de douze ans, au moyen d’une branche souple ; un père, enfin, qui exigeait sévèrement de sa fille, danseuse précoce de biguines, cangolés et autres belairs créoles, qu’elle se produisı̂t devant les invités, quoiqu’elle en eût. De sa mère, demeurée dans l’ombre de Clélia Pédémonté, Renée n’a presque rien raconté. Les grandes impressions de son enfance, la vision du monde qu’elle a transmise à Alexis, elle les devait aux séjours à La Joséphine, chez ses grands-parents Le Dentu. Sûrement, la vie ne différait guère d’une plantation à l’autre. L’ordre y régnait selon les mêmes principes et Renée n’y apprenait pas d’autres valeurs qu’au Bois-Debout, où, tous les matins, elle accompagnait sur son âne la tournée montée de son père. Mais les gardiens de cet ordre étaient ses grands-parents. Les vacances qui ramenaient les Dormoy à La Joséphine étaient rythmées par les expéditions dominicales vers l’église paroissiale, à trois kilomètres de la plantation. Les fêtes religieuses réunissaient toute la famille chez les grands-parents Le Dentu, à la ville de Basse-Terre. Le Vendredi saint, tous les adultes étaient au chemin de croix, et les jours de gras, la fête y était bien plus amusante qu’à la campagne, résidence ordinaire de Renée. D’une génération l’autre, l’aı̈eule demeurait le centre de la vie religieuse. Paulette, la sœur d’Alexis, associait à son tour les grandes fêtes du calendrier catholique au souvenir de la mère de Renée, Annette Dormoy, qui réunissait pour les vacances l’ensemble de sa descendance à La Joséphine. À la Toussaint, pieusement fêtée par les créoles, elle conduisait matin et soir sa famille rassemblée à une statue de la Vierge, adossée « à un acajou séculaire » : « Et là, à l’ombre des grands arbres tropicaux », « les femmes et les enfants agenouillés et les hommes debout, dans un grand recueillement, ma grand’mère récitait les prières du matin et du soir ». Les immenses tablées qui réunissaient la famille Le Dentu, élargies aux parents éloignés et aux amis, ne négligeaient pas la part du pauvre ; les « indigents des alentours » en profitaient. Au Bois-Debout, les Dormoy avaient-ils encore les moyens de cette charité ? Grâce à son père, qui était devenu leur notaire, Amédée n’ignorait rien de la situation de ses beaux-parents. Pour acquérir leur folie sucrière, qui avait déjà ruiné de nombreux propriétaires avant eux, ils avaient immobilisé une grande part de la succession Pédémonté ; ils continuaient de grignoter l’héritage d’Annette. En 1884, ils avaient garanti un impayé de cent quarante mille francs à des négociants nantais, grâce à une hypothèque sur leur plantation. C’était, à dix mille francs près, la somme qu’ils avaient déboursée pour acheter la propriété, en 1870 ; mais, devant le père d’Amédée, Paul Dormoy avait beau jeu de prétendre l’avoir depuis valorisée à six cent mille francs « au moyen des augmentations et améliorations considérables NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:27 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 49 — Z33031$$10 — Rev 18.02 L’héritage guadeloupéen 49 faites depuis qu’il en était propriétaire ». Somme considérable, toute virtuelle, minée en tout cas par deux autres hypothèques de cinquante mille francs. La première consolidait le solde de l’achat, avec intérêts courants à 5 % depuis que le terme en était échu. La seconde couvrait un autre impayé. En 1885, Annette préféra sortir de la communauté réduite aux acquêts qui réglait son mariage, pour désolidariser la propriété de l’exploitation du Bois-Debout. Elle racheta pour cinquante mille francs la propriété, après l’avoir débarrassée de ses hypothèques, en réglant les dettes du ménage ; elle permit par cette épuration des comptes de maintenir dans la famille les cinq cent soixante-sept hectares de la propriété, qui n’en devint pas plus rentable pour autant. Ces relatives difficultés n’entamaient pas la gaieté familiale. Le sens de la farce, une liberté de ton qui allait jusqu’à la grivoiserie et la scatologie, entraient dans la tradition familiale. Les souvenirs de Renée regorgent d’épisodes cocasses ; sa grand-mère Clélia tolérait les facéties de ses petitsenfants ; Annette Dormoy, à son tour, possédait assez d’esprit pour admettre la liberté de ton, cocasse et licencieux, de son petit-fils Alexis. De Pau, il lui écrivit une lettre pleine de « cochonneries », qui relatait une épopée montagnarde, conclue par une glissade des excursionnistes enchaı̂nés sur les pentes enneigées : « L’embêtant, racontait Alexis, c’est que j’ai derrière moi un gros monsieur, qui, vu son poids, et par conséquent sa vitesse, tend sans cesse à me passer par-dessus ; aussi quand nous arrivons au bas de la côte, ses pieds, au lieu d’être à mes épaules, m’arrivent jusqu’à la poitrine, et je sens (avec horreur) son fouc me frôler le cou. » Dans son grand âge, Renée s’amusait encore des facéties du plus farceur de ses cousins qui avait imaginé d’imbiber de « tafia bien fort » la pâtée du poulailler pour voire tituber la volaille « au milieu d’une gaieté folle ». La perte de contrôle de soi était le propre des animaux ou des travailleurs irresponsables ; Alexis s’amusait pareillement des effets de l’alcool sur les travailleurs de couleur. Il racontait à son père ce grand-guignol joué pour les Blancs créoles, sans craindre sa désapprobation : « Hier il y avait un Indien saoul qui revenait du bourg ; comme il y avait des petits Indiens qui l’embêtaient, il a couru derrière eux et leur a lancé un bâton, il ne les a pas attrapés, et en courant il a trébuché plusieurs fois, puis, il s’est battu avec tous les Indiens, a couru derrière eux, etc. à chaque pas qu’il faisait, il trébuchait, à la fin, comme il était tombé, ne pouvant plus se relever, il s’est endormi jusqu’à la nuit où il s’est en allé chez lui, enfin il nous a donné la comédie. » Aussi bien, l’ordre de la plantation maintenait les hiérarchies raciales et perpétuait les préjugés ; ni le bon cœur de Renée, ni l’intelligence d’Alexis ne suffisaient à les affranchir de ces catégories mentales. Renée n’avait pas conscience de sa cruauté quand elle moquait les jeunes Noirs qui s’accouplaient pour posséder « une paire de chaussures, ce qui les relevait à leurs propres yeux en les rapprochant du Blanc ». « Chacun ne possédait donc qu’un soulier et le Dimanche, du haut de la galerie du Bois-Debout, c’était un amusement pour nous de les voir passer se rendant au bourg et boitillant, tous n’étant chaussés que d’un pied. » En décrivant pour son fils, en NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:27 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 50 — Z33031$$10 — Rev 18.02 50 Alexis Léger dit Saint-John Perse 1944, l’amour des Noirs pour leurs employeurs blancs, avec la meilleure conscience du monde, la sœur d’Alexis omettait significativement une génération, tant l’ordre esclavagiste demeurait actuel : « Mes grandsparents avaient tous connu l’esclavage mais ils avaient toujours été si bons pour leurs travailleurs nègres que ceux-ci, en apprenant qu’ils étaient devenus libres lors de l’abolition de l’esclavage en 1848, se jetèrent à leurs pieds en les suppliant de les garder auprès d’eux comme auparavant. Cependant une infranchissable distance sépara toujours la race blanche des seigneurs de France de la race noire des anciens esclaves. » L’abolition n’avait pas atteint le sentiment de l’inégalité raciale. Malgré la rupture juridique, la condition des nouveaux immigrés perpétuait l’ordre ancien, dans l’esprit de Renée, qui évoquait les « propriétaires de toutes les habitations de l’ı̂le » venant faire leur marché à l’arrivée de nouveaux travailleurs immigrés : « Les enfants étaient donnés par-dessus le marché. Chaque Indien était payé mille neuf cents francs à l’Inde [...] et contractait un engagement de cinq ans. Il appartenait à l’habitant comme un esclave mais sous la garde d’un syndic chargé de voir si de part et d’autre les engagements étaient bien tenus. » Le modèle maternel n’imprégnait pas seulement l’enfant des valeurs de la plantation ; il l’habituait aussi à des pratiques culturelles. Elles demeuraient typiquement créoles, tel le goût et la connaissance des plantes, qu’Alexis se réappropria peu à peu. Ses premiers rudiments de botanique, auxquels il conférera plus tard des apparences encyclopédiques, ne lui venaient pas des improbables leçons « d’un savant botaniste reçu dans sa famille, le R.P. Antoine Düss », qui avait quitté l’ı̂le avant les cinq ans de l’enfant, mais plutôt de sa mère, qui avait appris de son père « le nom scientifique de tous les arbres et les fleurs de son beau jardin à étages. » Renée, c’était encore un miroir flatteur pour la jeune virilité d’Alexis. Dans son grand âge, il racontait : « Sa mère, aux Antilles, le voyant un jour, depuis la véranda sombre, arriver à contre-jour, avec son chapeau de paille (enfant, il avait un immense chapeau de paille, avec une double feuille fraı̂che à l’intérieur) et ses cheveux qui passaient à travers : “Il a un charme fou, celui-là.” » Il faudrait dire aussi tout ce que ce milieu ne transmettait pas à l’enfant, doté d’une culture littéraire trop pauvre pour jamais émailler d’une référence les récits ou la correspondance familiale, bien loin des lettres de Jeanne Proust à Marcel, ni seulement assurer une orthographe sans reproche à Renée, à ses filles, ni même à son fils, poète et diplomate. En vacances à La Joséphine, Alexis se plaignait d’ailleurs à son père de n’avoir « pas un brin de lecture ». De tel cousin, qui le liait à ce côté maternel, il disait à Gabriel Frizeau, l’antiphilistin : « C’est un délicieux Petit-Barbare, timide comme une rainette, et qui s’est toujours tenu loin de toute culture, enfoui dans sa médecine, qu’il va prodiguer aux nègres de Marie-Galante. » Dans son grand âge, Saint-John Perse racontait à Pierre Guerre une enfance littéraire, contre toute probabilité : « Il y avait partout des livres : dans la maison de l’ı̂le [une cabane en réalité], dans la maison de la ville, NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:27 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 51 — Z33031$$10 — Rev 18.02 L’héritage guadeloupéen 51 rue des Abymes, dans celle d’une plantation appartenant à la mère de Saint-John Perse. » Au même, il faisait cet autre aveu, plus crédible, quitte à exagérer dans l’autre sens, en harmonie avec l’anti-intellectualisme hérité de son adolescence : « SJP dit avoir peu lu. Il n’a jamais eu de bibliothèque d’enfant jusqu’à sa venue en France. À Pointe-à-Pitre, de la huitième à la sixième, il n’avait que des livres scolaires. [...] Dans les greniers aux Antilles l’enfant trouvait de grands livres avec dans images en couleurs sur les fleuves, sur les voyages, sur la nature. Mais pas de livres de littérature. » Faste et soucis d’argent, grandeur anachronique et insouciance subversive, culture mondaine d’un monde disparu et ignorance crasse de ce que n’enseignaient ni l’Église ni la plantation, voici l’héritage maternel. Longtemps, toujours peut-être, en l’homme de la gauche modérée qu’Alexis incarna, au Quai d’Orsay puis dans son exil américain, ce legs maternel conditionna étroitement ses premiers réflexes. Le radical Gerville Réache, proche des Léger, qualifiait tout bonnement de réactionnaire Charles Le Dentu, le grand-père bien-aimé de Renée. Ce patriarche charmant de La Joséphine était trop peu républicain pour être seulement nommé dans la généalogie autobiographique de Saint-John Perse. Mais un homme n’estil pas fait de mille pièces ? Son unité doit moins à l’homogénéité de son héritage qu’à l’usage qu’il en fait. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:27 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 52 — Z33031$$10 — Rev 18.02 II Le fils chéri Un corps reçu et acquis Si le corps est continuité au monde, la construction du sujet exige de se l’approprier. Alexis fut tôt conscient de cette opération ; il n’était pas moins anxieux de maı̂triser son corps que tenté par son contraire, fasciné par la dissolution de soi. La perte de contrôle, il l’éprouvait, en Blanc créole, dans des épisodes de fièvre que la tradition dira paludéennes, sans qu’aucune crise en apportât la confirmation, plus tard, en métropole. Ces fièvres enfantines se trempaient au climat poisseux des tropiques. Sensible au fatalisme bouddhiste, importé avec les travailleurs indiens, l’enfance d’Alexis baignait également dans des conceptions scientifiques, dont le matérialisme et le déterminisme (phrénologie de Gall) inféodaient la santé de l’esprit à celle du corps. L’adolescent était très perméable à la croyance que la domination des émotions corporelles fondait l’affirmation de la personnalité – sans éluder cette aporie finale : « Dire que mon vrai moyen a été de vouloir, de vouloir constamment, ce n’est qu’un recul, puisqu’il faudrait démêler par quels moyens on apprend à vouloir vouloir. » Cette volonté de se dominer par la connaissance des déterminations physiques n’excluait pas le recours à des usages instinctifs et traditionnels : « Je recherchais le soleil, croyant d’instinct, comme les Malabrais, à la “purification” du corps au soleil. » L’adolescent palois s’était élaboré un protocole de maı̂trise de son corps, au bénéfice de son bien-être spirituel. Il vantait la « répercussion mentale » de la marche en montagne et trouvait la « confiance » et la « maı̂trise » dans la rééducation de sa respiration et de sa digestion. Il n’avait pas vingt ans, et il se penchait longuement sur son enfance, dans l’une de ses rares lettres à Gabriel Frizeau à peine retouchée par Saint-John Perse. Son souci de la santé du jeune Jean Frizeau révélait celui qu’il avait de soi, tout récent orphelin de père. Il y disait un amourhaine de la maladie, qui entrait en correspondance avec ses préoccupations enfantines : « Toute mon enfance a été terriblement brûlée de fièvres paludéennes ; et malheureusement j’aimais ces fièvres, jusqu’à dissimuler pour n’avoir pas de quinine. Des fièvres bilieuses, malgré le délire, m’apprirent bien la haine de la maladie, l’horreur de la chambre (aux colonies !) = l’ennui du poulet retenu par la patte. » C’était déjà la leçon paternelle, en 1896 : « Il faut bien écouter ta mère et prendre les remèdes qu’elle te donnera ; c’est le moyen de guérir vite et de te trouver sur pied quand j’arriverai au Matouba. » Plus tard, dans la langue du poète : NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:27 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 53 — Z33031$$10 — Rev 18.02 Le fils chéri 53 ... Et moi, plein de santé, je vois cela, je vais près du malade et lui conte cela : et voici qu’il me hait. L’adolescent se souvenait de s’être livré voluptueusement à la sensation et à l’imagination, jusqu’à l’insurrection de sa volonté. Peur « des aboulies, de la neurasthénie ; peur d’être emporté par le rêve, ou la musique, et de n’être plus guide, même dans les ruptures d’équilibre ». La souffrance et la maladie, en déréglant son corps, rompait le charme invisible de sa tyrannie, et laissait à l’esprit le loisir de se rencontrer en se découvrant son esclave. La musique relevait de ces passions qu’Amédée prohibait : au dire d’Alexis, il barra sa vocation de violoniste. Celui qui maı̂trisa son image publique et intime, dominateur de ses émotions, ne laissant rien voir qu’il ne voulait dévoiler, architecte de soimême, dans une solitude solipsiste, savait déjà mettre en scène ses émotions à huit ans : « Comme j’étais content de voir papa et comme j’ai envie de te voir, quand papa m’a dit que je serais venu avec lui te chercher j’étais tellement content que je croyais que j’aurais pleuré de joie, ainsi regarde comme j’ai envie de te voir 1. » À quels premiers regards portés sur son corps d’enfant faudrait-il remonter pour surprendre cette volonté de dominer son image, quitte à nier souverainement le regard des autres ? Effort servile, jusqu’à l’absurde, chez le vieillard, qui protestait ne s’être jamais teint les cheveux devant les trois personnes les mieux renseignées du contraire, sa femme, sa maı̂tresse et sa sœur. Alexis avait dû répondre de fameuses exigences de virilité, aux Îles, où demeurait vivace l’idéal de l’homme aventureux. Le corps de l’enfant y était plus dévoilé et plus sollicité qu’en Europe, et l’hygiénisme de l’époque fonctionnait à rebours de notre logique. La graisse en était le signe positif, aussi bien les sucriers antillais n’hésitaient pas à farcir leurs organes de presse de publireportages où la promotion du sucre s’exprimait en équivalences énergétiques avec le saindoux... Alexis entrait en plein dans cet idéal adipeux, dont notre lexique conserve la trace, quand il transforme graisse et santé en « embonpoint ». En vacances sur les plantations, il rassurait son père sur les attendus du séjour campagnard : « Nous sommes tous bien portants et bien gras. » Il pointait, en élève particulièrement assidu : « Paulette et Margot ont les joues légèrement rosées, quant à moi, je suis toujours le garçon gros, gras. » Autre miroir au jeune narcissisme d’Alexis : la programmation virile dont le fils unique était l’objet, ravi et accablé. Renée insistait dans ses souvenirs sur les qualités physiques des hommes de sa famille, valorisant fièrement la « force musculaire très réputée » de son frère Georges. Les sœurs d’Alexis l’appelaient « le Fils », avec une ironie qui n’entamait pas leur dévotion. L’enfant s’adoubait sans rire de ce titre, en dédoublant la signature de ses lettres : « ton fils chéri, le Fils », ou bien « Alexis, le Fils ». Pour être digne de son privilège viril, Alexis voulait se construire un corps qui dirait sa force. Ses jeux, d’âge en âge, le faisaient monter des chevaux de bois, un petit âne, et un cheval, enfin, qu’il menait au train NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:27 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 54 — Z33031$$10 — Rev 18.02 54 Alexis Léger dit Saint-John Perse d’un « zèbre ». Il savait pêcher et chassait de petits oiseaux avec son cruel lance-pierre, ce hipan-hipan pour lequel il demandait régulièrement à son père des élastiques à biberons. Était-il trop jeune, ou trop citadin, pour tirer à l’épée ? Il accompagnait seulement son cousin, pendant les vacances, à la caserne, y charmant les officiers. Il s’appliquait à de longues marches et à une pratique quotidienne de la gymnastique pour « prendre des biceps et des mollets ». « Croissent mes membres et pèsent, nourris d’âge. » Rentré à Pointe-à-Pitre, il se faisait équiper en instruments de gymnastique (« Si tu savais comme papa est gentil pour nous, il a acheté chez Borel toutes les choses nécessaires pour nos anneaux et pour notre trapèze »), s’échauffait jusqu’à devenir « rouge comme un coq », s’identifiant aux acrobates : « Je fais tous les jours des tours sur mes anneaux, je suis très fort, je me pends par le bout des pieds en me balançant à toute volée, je fais le saut du chat, c’est-à-dire ce que l’homme du cirque n’oublie jamais de faire quand il a fini ses tours. » Ces efforts violents n’entamaient pas ses dispositions à la douceur, ni son goût pour des jeux plus féminins. À la compagnie de son cheval zèbre, il pouvait préférer celle de petits animaux, chiot, cabri ou tel « joli petit lapin tout gris » qu’on lui avait offert : « Il est très joli, très gentil et pas sauvage du tout, il s’appelle Gigolette et fait mon amusement. Je le parfume, le caresse, je lui mets des petits rubans et des petites cordelières et lui donne à manger des carottes, des feuilles de choux, du pain, etc. » Saint-John Perse a préféré d’autres témoignages pour dire sa puissance physique et son âpre solitude de poète ! Dans la Pléiade, une lettre fictive à sa mère évoque la largeur croissante de ses épaules d’aventurier chinois et une « dame d’Amérique » certifie ses talents d’équarrisseur. Dans le mémorial dressé par Pierre Guerre, on apprend qu’aux débuts de sa vie parisienne Alexis corrigea un malandrin à coups de canne, après avoir régné en justicier au lycée de Pau : « Saint-John Perse était une petite force de la nature. Plus fort physiquement que tous ses camarades, il prenait part dans la cour à de véritables batailles. Une fois, pour éreinter un garçon brutal, il se souvint d’un truc de nègres : tordre les testicules. » Cette complaisance exigeante pour son corps masculin s’accompagnait de la crainte qu’il ne vienne à lui manquer. Le premier signe de sa corruption, une dent cariée, procura à l’enfant le sentiment précoce et mélancolique de sa finitude. Accordé au vitalisme de son temps, l’adolescent n’admettait que l’on pût écrire qu’« après sa première dent piquée ». Le diplomate, dans la force de l’âge et au sommet de sa puissance, confiait qu’il avait « ressenti son unique désir de suicide vers quatorze ans, lorsqu’on lui fit enlever par un dentiste un point noir tachant une dent. “Pour la première fois je voyais quelque chose de moi se corrompre : puisque tout devait se décomposer, pourquoi fallait-il attendre et vivre ?” ». Le vieillard revenait sur cette « notion de manquement partout. Elle a mené souvent le poète à rejeter êtres et choses. Parce qu’il y avait toujours une faille, et qu’il avait besoin de plénitude, d’absolu ». Le goût de la force et une hypocondrie maladive allaient déjà de pair chez l’enfant. Et son idéal de santé n’était pas séparable d’une fascination NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:27 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 55 — Z33031$$10 — Rev 18.02 Le fils chéri 55 morbide pour les irrégularités du corps. Sur ce chapitre, il était imbattable, inaugurant dans sa correspondance enfantine sa riche carrière de fabuliste : « Mme de Massais [...] a un enfant qui mange de la terre par poignées (en cachette), il trouve ça très bon, il avale aussi de petits cailloux, de sorte que quand il fait poum, on entend glin guindingue guindingue : ce sont les roches qu’il rend. Aussi a-t-il une couleur jaune. » La scatologie régnait au panthéon des curiosités enfantines. Dans une autre lettre, Alexis décrivait à son père le bassin de baignades et son « eau de poum. » Les questions digestives, en général, faisaient le régal de l’enfant : « L’Énorme qui a été si longtemps constipée est maintenant tellement dérangée que maman a été obligée de lui donner une médecine d’huile. Aussi va-t-elle comme un canard ! » Dans son idéal de contrôle, Alexis s’inquiétait de son corps, qui menaçait toujours de déborder par l’un de ses orifices ; pudique, et parfait gentleman de onze ans, il se flattait, en homme, d’être épargné par ces dérèglements : « Nous avons fait un assez bon voyage, la mer était plutôt calme, ce qui n’a pas empêché Alice d’être malade, et de dégobiller selon sa noble habitude. Maman a été un peu bouleversée, mais n’a pas vomi. Quant à moi, je me suis promené presque tout le temps en causant avec M. Esswinght 2. » Alexis n’avait pas dix ans, et il devait déjà s’examiner. Quand les sœurs rosissaient enfin (« je crois même remarquer que Paulette et Margot ont les joues légèrement rosées »), il conservait la face bilieuse : « quant à moi, je suis toujours [...] avec le teint jaunâtre ». Il y avait de quoi envisager une carrière de médecin, pour mettre un peu d’ordre dans ces craintes qui minaient jusqu’au rationalisme paternel : « J’ai lu avec avidité ta lettre et celle de tes sœurs, tant j’avais hâte d’avoir votre écriture et de savoir comment vous aviez terminé vos vacances. Tu es arrivé presque rose à la Pointe et tu allais rentrer au lycée avec de bonnes dispositions. » Avec le travail, la santé arrivait en tête des exigences parentales, qui cultivaient la mauvaise conscience de l’enfant. Il n’avait pas droit à la faiblesse et n’était pas malade sans encourir le reproche de l’avoir mérité : « Écoute bien maman, prends bien ta quinine et les remèdes qu’elle te donnera, et sois plus sage que si j’étais là, pour ne pas la fatiguer ; car, tu sais, elle a été malade aussi, et si le bon Dieu l’a fait guérir ce n’est pas pour que ses petits-enfants la tourmentent. » Soit qu’il ait oublié, soit qu’il inversait une exigence qui n’avait pas cessé de lui peser, Alexis expliqua plus tard que son père refusait de le soigner, confiant dans son équilibre naturel. Au contraire, Amédée craignait toujours pour la santé des siens, mal préparés au climat des Îles. Le déterminisme climatique empêchait le travail comme le repos. Les études étaient plus fortes en Europe ? « Il est vrai qu’on travaille plus facilement parce qu’il ne fait pas chaud. » Les vacances ? Alexis et les siens n’en jouissaient pas sans entraves, exposés à toutes sortes de menaces naturelles : « Je pourrais recommencer mes bains froids bientôt, hier nous avons été à Manbellay [...], Paulette ayant attrapé le mal de gorge hier, n’a pas pu venir, et Annette qui a mal au pied est restée avec elle. Arrivés là, tout le monde a pris un bain dans la rivière, je ne me suis pas baigné parce que j’ai le rhume, puis ensuite, on a fait un goûter NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:27 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 56 — Z33031$$10 — Rev 18.02 56 Alexis Léger dit Saint-John Perse sur l’herbe. Bonne maman a eu une attaque d’urticaire hier soir, et pendant la nuit elle a eu un fort accès de fièvre. » Bref, le passage de la conscience du corps au souci du corps prenait chez Alexis la forme d’une précoce hantise de la disparition : « Hier j’ai été chez Mme Zaepffel, et comme elle allait à Valentino qui appartient maintenant à M. Ravel, j’ai trouvé des prétextes pour retourner à la maison car il y avait là le petit Ravel qui a la lèpre. » La lèpre ne représentait pas la seule menace de dépossession de soi et de son apparence ; Alexis continuait son épı̂tre dans le même registre : « Julo a la petite vérole depuis ce matin et son corps est plein de boutons. » Mieux que la maladie, le rapt figurait le visage ultime de cette inquiétude de dépossession de soi : « Tu sais qu’on a recommencé à voler les enfants, l’autre jour on a volé deux petites filles, l’une de quinze ans et l’autre de douze ans. » Rapt réel ou magique, c’est toujours le même enlèvement, qui vise à se saisir du Blanc pour délivrer le Noir. L’aliénation imposée par la domination coloniale n’était pas séparable de la menace d’une possession à rebours. La magie s’offrait comme l’ultime auxiliaire des dominés : « Hier on a déterré la tête de Martil pour faire sorcier. Tous ces sacrilèges pour faire sortir l’assassin Blanchet de sa prison. » Dans ce jeu pervers d’aliénation réciproque, il était difficile à l’enfant créole de se sentir à l’aise dans son corps. L’éternel carabin s’infligera la peine d’une autoconsultation permanente, pour se défaire de cette vieille crainte de dépossession, interdite par les parents, contrainte par le climat et promise par le vaudou. En grandissant, Alexis fut traversé par des conceptions contradictoires. D’un côté il était tiré loin du spiritualisme romantique par une sorte de matérialisme, qui lui faisait traiter son corps comme le maı̂tre doit s’occuper de son chien, avec la patience due à des limites qu’il était inutile de vouloir repousser. « Quant à ton médecin, préconisait-il à sa maı̂tresse, une fois de plus, renonce à cette éternelle tentation d’en faire un partenaire psychologique et pense plus simplement à l’utiliser comme un vétérinaire 3. » De l’autre côté, il allait de sa curiosité insatiable pour les phénomènes médicaux comme d’une sorte de mysticisme athée, pour lequel la compréhension des mystères du corps revenait à atteindre les secrets ultimes de la vie. Il renouait ainsi avec la conception de l’unité du corps et de l’esprit des traditions antiques et médiévales, qui établissaient des correspondances entre les humeurs corporelles et les tempéraments spirituels. C’était remarquable lorsqu’il parlait à Frizeau de son tempérament de sanguin et dans son attention de poète aux humeurs, qu’elle fussent saignées (la Lune « commande » les « menstrues » de la Reine dans Anabase), suées (« la sueur s’ouvre un chemin frais » dans Éloges), ou salivées (« son œil est plein d’une salive »). Cette « hydraulique des fluides » occupe d’ailleurs une place centrale dans les représentations guadeloupéennes du corps 4. Ce modelage créole qui liait, pour le petit Alexis, le corps à l’esprit et aux cycles du monde, ne l’éloignait pas nécessairement de la médecine de son temps. Depuis le début du siècle de sa naissance, les idéologues, puis NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:27 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 57 — Z33031$$10 — Rev 18.02 Le fils chéri 57 les phrénologues sondaient l’unité du corps et de l’âme. Mais Alexis pouvait aussi bien se rallier aux conceptions machinistes de Claude Bernard, ou tentait de s’en convaincre, pour se rassurer. Au lendemain de la mort de son père, il parlait en ces termes de son corps devant son ami Monod : « Pour moi, j’ai une bonne machine et des habitudes. Par là je ne connaı̂trai point le soulagement de la fatigue. » Aussitôt, il sombrait dans une longue maladie sans nom, purement psychosomatique... Si Alexis était tôt sorti d’une vision chrétienne du corps, il ne parvenait jamais au froid rationalisme des physiologistes. Du christianisme même, demeurait le sentiment d’une responsabilité envers son corps, quoique cette responsabilité s’exerçât au bénéfice de son dépositaire. Alexis rappelait inlassablement à ses proches leurs devoirs envers leur corps, fût-ce à leur seul usage, avec des accents que n’auraient pas renié les philosophes chrétiens. À Louise de Vilmorin, vingt et un ans, la fille de sa maı̂tresse Mélanie (« Et peut-être le jour ne s’écoule-t-il point qu’un même homme n’ait brûlé pour une femme et pour sa fille ») : « Ayez soin de votre santé, parce qu’elle est entre vos mains comme une œuvre d’art. » Entre le sentiment largement répandu, au siècle industriel, d’une humanité exilée hors de l’harmonie naturelle, et le fantasme propre aux littérateurs, qui fondait la puissance poétique dans la vigueur corporelle (pour les écrivains de la génération des Goncourt, un coı̈t, c’était la perte d’un livre), Alexis cultivait sa névrose de la santé. Elle l’enfermait dans une posture à la fois très moderne, qui veut que le corps participe de l’œuvre, et très aliénante, si la virilité doit toujours être prouvée et la normalité conquise. Maı̂tre du langage, Alexis fut tôt un formidable rhéteur de son corps de chair, discipliné jusqu’à l’obsession, d’une ascèse aussi riche en procédés sanitaires que son œuvre l’est de formules d’une précision mécanique. Le contre-modèle de Berthelot, consumé de travail et de plaisirs, malgré une santé métallique, le barricada dans une sobriété très contrôlée mais impuissante à maı̂triser sa frayeur des microbes. Exagérait-on son hypocondrie, dans son entourage, en expliquant sa chute, en mai 1940, par son choix de s’éloigner de son ministre, alors qu’il en perdait le contrôle, inquiet de risquer une contamination grippale à son chevet de malade ? Alexis était finalement plus morbide que dionysiaque si sa volonté de puissance n’égalait pas sa peur de mourir. La maladive attention à soi, chez Alexis, était la rançon d’une sensibilité particulière. Saint-John Perse s’était bien gardé du dérèglement rimbaldien des sens ; il cherchait l’impossible règle d’une trop subtile sensitive. La saveur du monde À compter de son retour de Chine, soignant une nostalgie par une autre, Alexis évoqua toujours plus volontiers son enfance. Dans son grand âge, Pierre Guerre, son ultime confident, écoutait, et notait. « Son enfance, c’est, dit Saint-John Perse... », et il énumérait les quatre points cardinaux d’une géographie identitaire plus ou moins fabuleuse. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:27 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 58 — Z33031$$10 — Rev 18.02 58 Alexis Léger dit Saint-John Perse « Un lien avec la nature (plantes, animaux) » Saint-John Perse, poète encyclopédique, se voulait botaniste et minéralogiste. S’il n’avait pas de prétention zoologiste, il revendiquait un pouvoir magnétique sur les animaux, et des connaissances particulières en ornithologie. Il est vrai que l’auteur de la longue ode aux Oiseaux, écrite et récrite aux deux extrêmes de sa vie de poète, cultivait une ressemblance croissante avec les créatures célestes ; enfant aux grands yeux rêveurs, adolescent au visage un peu lourd, il n’eut de cesse de s’émacier comme un rapace, en conservant ses yeux ronds de chouette et sa prunelle fixe de perroquet. Les oiseaux tenaient une place de choix dans ses jeux d’enfant. Il attrapait des colibris avec du manioc imbibé de rhum, ou les étourdissait d’une pierre lancée de son hipan-hipan, avant de les relâcher. Il se vantait devant son père de sa sollicitude des « enfants au nid » ; il était surtout soucieux de l’interdit maternel qui résonne dans ses poèmes de jeunesse : « Et il ne fallait pas tuer l’oiseau-mouche d’un caillou. » Malgré tout, il cueillait les volatiles comme des fruits, jouant « à tuer des oiseaux et à cueillir des goyaves ». Sa correspondance enfantine est muette sur le monde végétal, ce qui ne signifie rien ; ce n’était pas un sujet à évoquer dans des lettres. Il retranscrivit ses observations botaniques dans sa poésie de jeunesse, qui grouille aussi d’insectes, peuple à hauteur d’enfant. Ses relations épistolaires évoquaient surtout les animaux qui l’effrayaient. Loin de la légende du « pouvoir magnétique de [sa] main d’enfant », cette « loi » qui s’imposait aux « chevaux nerveux » de son oncle, ou bien aux « chevaux sauvages de Mongolie », le petit créole apprit à monter sur « un joli petit âne bien doux appelé Cadichon ». Alexis fabulait à rebours de ses peurs intimes. Se rêvait-il en toréador furieux, comme le poète Góngora passant et repassant devant les fenêtres de la belle qui se refusait à lui « en conduisant un superbe taureau. Simplement. Sexualité et virilité » ? C’était pour mieux domestiquer une peur enfantine : « Il y a une vache qui passe tous les soirs devant la maison, elle est très méchante, l’autre jour parce que nous avons imité son cri, elle a couru sur nous. » Proclamait-il l’efficace de son fluide face aux chiens les plus féroces ? C’était s’économiser ses détours d’enfant prudent : « En revenant, comme le chien de garde de la maison placée sur le petit sentier ne voulait pas nous laisser passer, et faisait mine de vouloir se précipiter sur nous, nous avons dû continuer tout le bout de chemin de l’habitation qui nous restait à faire pour remonter Savon [c’était le nom d’un morne, d’une colline] jusqu’à l’entrée de notre maison. » La sensibilité et l’imagination de l’enfant le portaient à l’inquiétude, et cette prudence le faisait goûter la saveur du monde par la vue ; Claudel ne voyait-il pas dans le visage d’Alexis « deux yeux dévorants, à jamais impuissants à se fermer » ? La perception visuelle organisait les premiers poèmes de l’adolescent ; une poésie aux images d’une netteté absolue, qui se dévore comme un film muet, où le rire est « silencieux ». La sensualité de l’enfance y est toute visuelle ; la lumière est partout, démultipliée par le reflet. Le toucher est absent, répudié pour sa familiarité : « Quand vous aurez fini de me coiffer, j’aurai fini de vous haı̈r. » Les odeurs remontent plus souvent NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:27 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 59 — Z33031$$10 — Rev 18.02 Le fils chéri 59 que les sons aux « tables du front ». Agréables, parfois : « C’est alors que l’odeur du café remonte l’escalier » ; ou bien le vieux sac « fleure bon le riz ». Plus souvent le nez est incommodé. La bonne, métisse, sent « le ricin », et les vaches l’odeur écœurante du « sirop-de-batterie ». La mort est un parfum. Les « bouquets au jardin sentaient le cimetière de famille ». L’odeur « avide de bois mort » « fait songer [...] à la mort... ». Et les morts rejoignent le « cercueil d’acajou » qui « sent bon ». L’odorat, après la vue, était le sens qui tenait l’enfant le mieux informé du monde ; mais plutôt que l’ordre apparent, il signalait l’envers des choses, leur déliquescence ou leur secrète alchimie. L’enfant aimait bizarrement l’odeur d’ammoniac, liée au cheval et à l’urine. Son inventaire des parfums antillais se cantonnait au registre de la décomposition et de la pourriture. Jamais l’odeur, même celle du sexe, qui « sent bon », ne provoquait la joie aiguë de la lumière. La synesthésie fonctionnait toujours au bénéfice de l’œil. L’oreille percevait une vibration plus visuelle que sonore : [...] « Les voix étaient un bruit lumineux sous-le-vent... » Le bourdonnement des mouches ? C’était « comme si la lumière eût chanté ! ». Ce n’était pas sa peau qui ressentait « l’eau-de-feuilles-vertes » du bain, mais son œil qui se baignait à ce « soleil vert ». L’image privait l’enfant de sa capacité gustative, sensation la plus intérieure, qui donne à ingérer le monde, par quoi les chrétiens communient à Dieu. On est loin, chez Perse, de l’intimité buccale de l’œuvre d’un Ponge, et l’on comprend sans peine l’étrangeté à celui-ci de la poésie hautaine de celui-là. Le mot « goût » n’apparaı̂t que très rarement dans Éloges, sinon comme métaphore révulsive, voire meurtrière : « et un autre envahi par le goût de tuer se met en marche ». Associé aux fièvres nocturnes, il y a bien ce « goût de citerne » : c’est celui de l’eau donnée au malade, qui se fait sapide dans la douleur. Et puis cette allusion, plus agréable, mais d’une intimité troublante, au sujet de la bonne : « sa bouche avait le goût des pommes-roses, dans la rivière, avant midi ». La vue n’est pas seulement le sens le plus distancié, il est aussi le plus actif, celui qui sauvegarde la liberté du sujet. Goûter, sentir une odeur, toucher, ou bien entendre, c’est toujours laisser le monde vous pénétrer, quand le regard est sélectif, et comme dominateur. C’est pourquoi les papayes, dans le poème de l’enfance, ont une couleur plutôt qu’un goût, et que les mangues ne s’y mangent pas, semblances de « lunes roses et vertes ». De fait, au dire par la suite d’Alexis, il « n’a jamais rien entendu à la cuisine, sinon [qu’il a] mangé un peu de tous les plats du monde ». Au long de sa carrière diplomatique, il s’interdit toute consommation de vins et alcools, ce qui ne manqua pas de le singulariser dans la vie politique internationale où la gastronomie tenait une place centrale. « Un lien avec l’humanité à travers toutes les races » Saint-John Perse précisait : « La famille humaine, l’universalité humaine : cas exceptionnel d’un enfant côtoyant toutes les races. » Ce riche échantillon d’humanité qui s’offrait ne prédisposait pas Alexis à une conception humaniste ou égalitaire. Loin de la bonhomie fraternelle de NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:27 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 60 — Z33031$$10 — Rev 18.02 60 Alexis Léger dit Saint-John Perse l’expression « famille humaine », qu’il utilisait plus de soixante ans après avoir quitté la Guadeloupe, attentif à la sensibilité politique d’un interlocuteur d’une autre génération, Alexis ne se détacha jamais, au fond, des préjugés raciaux du monde de son enfance, réactivés par les luttes politicoraciales qui avaient précipité le « déclin de la vie antillaise », entendue comme celle des Blancs créoles. Sa famille était moins émerveillée du melting pot guadeloupéen, qu’agacée par son incapacité à remplacer le modèle de l’économie servile : « Les grèves ruinaient les plantations car les récoltes ne pouvaient attendre. Les travailleurs non payés pouvaient vivre à la maraude pendant plusieurs mois tandis qu’en moins d’un mois toutes les plantations étaient perdues. Pour remédier à cette situation, on a fait appel à la main-d’œuvre étrangère : indous de Malabar (c’était encore sous la reine Victoria). [...] de véritables déchets humains. [...] Puis main-d’œuvre jaune : les Chinois. Ils s’établissaient ensuite comme commerçants. Les Japonais eux se suicidaient. (Saint-John Perse se souvient de grandes poutres scellées en terre : c’était le cimetière des Japonais.) Annamites : on envoyait aux Antilles des rebelles farouches qui devenaient vite travailleurs marrons. » Ce regard froidement économique n’empêchait pas de nouer des relations sentimentales, quoique asymétriques, avec la domesticité familiale. Les Léger avaient leur bon nègre, Mazout (!), le gardien de l’ı̂let-à-Feuilles où, à défaut d’être né, Alexis passait ses jeudis, ses dimanches et les vacances de Pâques. La bonne pointoise, « Geiorgiana, la vieille régente de la maison », faisait presque partie de la famille. Mais l’enfant apprenait surtout ce qui partageait la famille humaine. D’un côté, les Blancs ; de l’autre, les descendants d’esclaves et les nouveaux venus, immigrés à la génération des parents d’Alexis. Les Indiens avaient fasciné Renée ; elle racontait qu’elle espionnait leur lieu de culte : « Que de fois j’ai risqué un œil par le trou de la serrure et je ne parvenais à apercevoir qu’une petite lampe allumée devant l’idole. » Ce nouvel exotisme fécondait l’imagination des enfants, frappés « par ces peuples étranges, importés là pour faire fructifier la terre, seconder les nègres indolents ». Alexis s’est glissé dans ce mystère. Il a raconté abondamment, à tous âges, comment il s’était risqué dans le lieu du culte mystérieux, interdit aux Blancs. Sa curiosité n’avait pas été punie. Sa première da, une Malabaraise, grande prêtresse des indous de la plantation, reconnaissant ses pouvoirs magiques, l’aurait consacré au dieu Shiva. Signe exemplaire de la prédestination de l’enfant, voué à la poésie, l’aventure se déroulait sur le terrain de la plantation, au versant féminin de son ascendance, dans une atmosphère sexuée, bardée de références à sa puissance créatrice : « Ma da avait besoin de moi pour cette cérémonie où Shiva doit s’incarner dans un être nouveau, un enfant, dans un être humain supérieur même, un prince, et donc tout naturellement le fils du maı̂tre de la plantation. [...] La Malabaraise me préparait par des ablutions, des bains de feuilles, des macérations de tout le corps, le sexe même. Je me rappelle à travers les mailles du hamac, mon sexe était l’objet de soins particuliers. [...] À minuit, la da réveillait l’enfant. [...] Alors le dieu Shiva descendait et trouvait son support de l’enfant. [...] Autour de lui, à ses NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:27 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 61 — Z33031$$10 — Rev 18.02 Le fils chéri 61 pieds, les indous en transes. La sensation d’être adoré. Psychose collective. L’enfant les reconnaissait, pour les rencontrer tous les jours, mais leurs yeux dans cet état extraordinaire... [...] On lui faisait passer la main sur certains d’entre eux. » À vingt-cinq ans, Alexis impressionnait déjà Karen Bramson, sa première maı̂tresse, de ce récit fabuleux ; elle le transposa dans son roman au titre persien, hautain et nostalgique, Parmi les hommes. La da s’y appelait Baı̈na. Elle dévoilait à l’enfant ses pouvoirs magiques, qui lui permettaient de guérir par l’imposition de sa main sacrée : « Éveillé dans son lit, le sang lui martelant les tempes, Erik pensait : “J’ai donc en moi des forces étranges ! Je peux faire des choses merveilleuses ! Je peux être utile aux autres ! Baı̈na le sait !” » Le creuset créole fusionnait les principales cultures et religions du monde, sauf l’islam. Est-il fortuit que ce soit le seul monde auquel Alexis ne s’ouvrit guère, ses itinérances ne l’amenant jamais au Moyen-Orient, sauf une courte étape à Port Saı̈d, sur la route de la Chine ? Poète et diplomate, il ignora largement le monde musulman, malgré l’amitié de Louis Massignon, son meilleur connaisseur en France. La race, en toute occasion, pour louer ou déprécier, appartenait à l’outillage mental d’Alexis. La notion flattait son penchant à la taxinomie. Il employait le mot pour définir des caractères ethniques aussi bien que des usages culturels ou nationaux. La « race française », sous sa plume, paraı̂t s’entendre davantage comme un destin culturel que comme un héritage génétique. In fine, le mot prenait un sens presque théologique ; la race devenait une forme de grâce par prédestination, qui élevait certains individus au-dessus de leurs congénères. Fargue était un « poète de race », selon son préfacier ; comme tel, il était voué à l’admiration privilégiée d’« une élite ». La contribution persienne à un hommage à Cioran délimitait le champ de cette aristocratie spirituelle qui, surplombant les notions ethniques ou nationales, rassemblait une confrérie mondiale d’êtres supérieurs. Quoique « né roumain », Cioran était tenu par Saint-John Perse pour « l’un des plus grands écrivains français », ce qui lui valait cet éloge, par quoi la singularité de la race touchait à l’universel : « Auteur de grande race à qui il convient d’assurer son rang propre dans la classe internationale. » Pour le meilleur, la catégorie mentale de race, tôt activée par le spectacle de la variété antillaise, devenait chez l’adulte une notion quasi spirituelle, qualifiant les âmes bien nées, loin des préjugés les plus rudimentaires sur les prédestinations ethniques. Dans un cas comme dans l’autre, demeurait un postulat inégalitaire, jamais renié par Alexis. Il justifiait un droit à la partialité, étranger à tout égalitarisme fondé sur la dignité universelle et indifférenciée de l’âme ou de la raison. Posté à égale distance du christianisme et de la morale positive héritée de la Renaissance et des Lumières, Alexis résista pourtant aux vapeurs toxiques de l’ontologie inégalitaire qui empoisonna tant de ses contemporains. Il bénéficia à sa manière de la fameuse et discutée immunité française aux fanatismes racistes, qui se trouvaient paradoxalement récusés au nom de leur origine étrangère... L’excès NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:27 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 62 — Z33031$$10 — Rev 18.02 62 Alexis Léger dit Saint-John Perse des passions hiérarchisantes allemandes heurtait la tradition française, faite de mesure ; en dépit de ses préjugés, Alexis pouvait combattre le racisme au nom de la spécificité de la race française, hostile aux doctrines inégalitaires venues de l’Est. Alexis n’en demeurait pas moins hanté par le déclassement racial, confondant dans le même discrédit les notions de mélange, de métissage et d’impureté. D’une revue où il publiait, la Phalange, il disait à un camarade de lycée qu’elle lui avait « paru d’abord suspecte de métissage ». Il s’en expliquait devant Frizeau, l’un de ses pères électifs : « c’est un milieu assez louche et très sud-américain, un entrepont assez gras en couleurs et grouillant de “métis” ». À plus d’un demi-siècle d’intervalle, son éloge de Salvator de Madriaga allait, symétriquement à son intolérance, à rien « d’hybride ». Dans son grand âge, érigeant le tombeau où il vit « d’outre-mort », Saint-John Perse prit acte des acquis des sciences humaines ; il effaça soigneusement le mot « race » de sa prose. Il lui préféra « espèce » et « genre », ou mieux encore « classe », s’éloignant du lexique biologique au profit de résonances sociologiques. Alexis avait tôt découvert ce qu’il y avait de scandaleux, pour une oreille métropolitaine, dans le racisme ordinaire des Blancs créoles. Il riait, devant Morand, avant de reprendre l’anecdote devant Pierre Guerre, du cynisme de sa famille : « Ma mère n’était pas sans préjugés raciaux à l’endroit des Noirs. Après l’éruption de la montagne Pelée, à la Martinique, en 1902, on lui disait : “Quinze mille personnes sont mortes.” Elle répondait : “Trois mille.” Elle insistait sur le chiffre et comme un jour, en pleine société de Pointe-à-Pitre, on la chicanait sur son opiniâtreté, elle s’exclama : “Oh ! si vous comptez les nègres, alors...” » Alexis aimait provoquer son auditoire, exagérant sa différence de créole qui l’exposait au snobisme de ses collègues du Quai d’Orsay et aux soupçons des nationalistes de l’Action française. En endossant le racisme ordinaire des créoles, il renchérissait sur le snobisme social qu’il subissait. À Philippe Berthelot, son cynique protecteur, il écrivait à propos de terres guadeloupéennes, qu’il ne possédait d’ailleurs pas, qu’elles étaient « envahies de mulatraille et de négraille ». Pour justifier devant Larbaud l’éventualité d’une naturalisation anglaise, il lâchait : « Il est bien évident que le peuple en France est à cent mille yards au-dessous de toute négraille. » Dans l’édition de sa correspondance, Alexis caviarda cette pensée devenue incorrecte, qui trahissait de surcroı̂t ses complexes. D’une façon générale, ses allusions raciales ont disparu de la Pléiade. Elles s’associaient fréquemment, sous sa plume, à un dégoût de soi. Dans une lettre à Jammes, l’autocritique du jeune homme se confondait avec ses dénigrements racistes : « Cher Ami ! vous me jugez assez plein d’orgueil, et peut-être bien ai-je cela de mulâtre. » Aussi bien, dans sa jeunesse, « mulâtre » devenait une sorte d’insulte mal définie, qui fournissait un argument à sa critique confuse d’un article des cousins Leblond, littérateurs réunionnais installés à Paris : « L’article des Leblond m’a amusé. Quelle écriture ! On démarque le mulâtre et le NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:27 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 63 — Z33031$$10 — Rev 18.02 Le fils chéri 63 Blanc, comme sur une planche ethnique (Le mulâtre émerge dès l’épigraphe ; et le “Tiens ! Voilà un Lacoste !” est très significatif de sa vision en retour). Mulâtre encore, cette manie de parler d’“orchestration symphonique”, à propos de paysages qui tendent à l’unité de la phrase. » L’ı̂le, qui offrait à l’enfant de s’éprouver à la variété de la famille humaine, le livrait aussi, curieux et apeuré, aux forces de la terre et du ciel. « Un lien cosmique – le rythme des catastrophes, des cyclones, des présages » Alexis ne grandit pas avec ce postulat européen que le sol ne se dérobe pas sous le pied ; il ignorait la douceur des climats tempérés, où le vent n’arrache pas le toit des maisons. La chronique familiale était pleine de catastrophes naturelles. Les grand-mères d’Alexis se souvenaient du tremblement de terre de 1843, ses parents racontaient l’incendie qui avait ravagé la Pointe-à-Pitre en 1871 et l’enfant connut la secousse de 1897. Le 29 avril 1897, à dix heures du matin, les sœurs étaient en visite chez une amie de leur mère, et Amédée vaquait à quelque rendez-vous d’affaires. Tous accoururent à la maison, à travers les ruines, pour retrouver Renée et Alexis, sains et saufs. L’adulte ne s’est pas épanché sur cet événement, qui avait fortement impressionné ses sœurs : « Les mois qui suivirent furent bien pénibles. La terre tremblait sans cesse. Il fallut se camper dans les étages inférieurs des maisons et vivre là dans l’angoisse d’une catastrophe. » À dix ans, Alexis jouait à l’homme ; il enregistrait les répliques, sans montrer d’émotion : « Les doudous c’est ainsi que nous appelons les secousses continuent toujours, avant-hier il y en a eu une pendant la nuit. » Sans verser dans une psychologie de bazar, il ne coûte rien d’imaginer les conséquences de l’expérience. Connaı̂tre que rien n’est stable développe la conscience de la vanité et de la fragilité des choses. La plasticité et la souplesse de l’intelligence d’Alexis supposaient une capacité à s’affranchir des apparences ; elles l’exposaient à l’absence de convictions stables. La désillusion que l’homme ait nulle part un refuge sur terre pouvait aussi bien alimenter une forme de volonté de puissance névrotique – et le goût de la mer. Pour autant, l’anxiété de l’enfant n’allait pas sans une forme de volupté au spectacle de la violence des éléments. Le sens des responsabilités lui permettait déjà, à sept ans, de s’affranchir de sa peur. À cet âge, au témoignage de sa mère, Alexis passa une longue nuit de cyclone, serré contre les siens, dans un salon envahi d’eau, à s’inquiéter seulement de « sa chère biquette appelée Princesse, qui était sous un abri bien peu solide. Au matin, dès que le vent et la pluie se furent calmés, se glissant par la première porte entrouverte, il se précipita auprès de sa chevrette qu’il trouva toute grelottante et qu’il combla de caresses ». Où l’on apprend l’entêtement de l’enfant, qui avait fait vœu « de se priver pendant neuf jours de son chocolat du matin qu’il aimait tant, s’il retrouvait sa chère biquette », et qui s’y tint, malgré les remontrances de Renée, qui n’y comprenait rien. Cette dimension transactionnelle de la religion témoigne du catholicisme teinté de superstition qu’il reçut de sa mère, sans jamais s’en satisfaire. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:27 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 64 — Z33031$$10 — Rev 18.02 64 Alexis Léger dit Saint-John Perse « L’équivalence de la vie et de la mort » Alexis se souvenait d’une enfance vécue « dans l’antichambre de la mort ». Il y aurait tôt compris le « sens de la destinée humaine ». Il s’empressait de préciser qu’il n’y avait rien de morbide dans cette familiarité avec la mort, les cataclysmes et les maladies qui lui enlevaient des camarades de jeux. Mais la philosophie vitaliste de l’adulte faisait trop peu de cas de ses sentiments enfantins. En évoquant un enterrement, Alexis passait significativement du souvenir de l’enfant à l’interprétation militante du poète, en se glissant dans la peau de celui qu’il n’était plus : « Il y avait de grandes épidémies, apportées par les bateaux. On enterrait les petits camarades de l’enfant. [...] les enfants s’habillaient cérémonieusement, de velours noir ou bleu. Saint-John Perse était furieux de ces cérémonies contraignantes. Il se souvient qu’une fois, derrière le cercueil d’un camarade, en montant les marches de l’église, il regardait les gouttes roses couler du cercueil. Ainsi la mort était un phénomène proche et familier de l’enfant. » Adolescent, le jeune poète s’était déjà forgé une morale de la curiosité, qui interdisait toute complaisance. Le jeune auteur d’Éloges, que citait Saint-John Perse dans son grand âge, évoquait la mort avec une vitalité effrontée : – Les morts de cataclysme, comme des bêtes épluchées, dans ces boı̂tes de zinc portées par les Notables et qui reviennent de la Mairie par la grand’rue barrée d’eau verte (ô bannières gaufrées comme des dos de chenilles, et une enfance en noir pendue à des glands d’or !). Avant de s’être armé des outils de la transmutation poétique, Alexis évoquait pitoyablement la mort de ce petit ami. Il ne l’inscrivait pas dans le cycle créateur de sa métaphysique à venir ; elle dévastait son cercle intime : « Samedi Emmanuel Guilliod est mort à dix heures du soir au Camp Jacob, on l’a enterré hier après les vêpres ; dimanche quand j’ai vu débarquer le cercueil du vapeur je me suis mis à pleurer comme si c’était ma famille ; l’après-midi quand le corbillard allait pour prendre le corps une roue est sortie et cette grosse voiture est tombée dans un dallo il a fallu aller chercher des ouvriers pour l’arranger au cimetière quand on allait pour mettre le corps dans le cavo [sic] le fils Soseaux a dit un discours qu’il termina par adieu Emmanuel, adieu. » Ni le poème de l’adolescent ni le récit du grand âge ne trahissaient l’émotion de l’enfant, déjà capable de la transmuer grâce aux charmes de la rhétorique. Qui de l’adulte, doté des mots et des moyens de s’affranchir des conventions sociales, ou de l’enfant, qui écrivait à sa mère une peine obligatoire, dit la vérité de ce que fut Alexis ? Il n’est pas nécessaire de trancher ; le goût de vivre et l’épanchement morbide peuvent cohabiter. La vitalité de l’enfant et du jeune homme n’est pas douteuse ; Karen Bramson a résumé d’une heureuse formule ce qu’elle pouvait précisément avoir de pathétique, dans son ardeur passionnelle : « Il aimait tellement la vie NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:27 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 65 — Z33031$$10 — Rev 18.02 Le fils chéri 65 qu’il en était amoureux. » De fait, mêlé au pathos de sa lettre, perçait l’intérêt de l’enfant pour les mésaventures cocasses du corbillard. La religion, avec son esthétique, apportait un secours à l’enfant. Il était sensible à son apparat. Alexis allait au catéchisme, aussi soucieux de plaire à sa mère que de satisfaire son père à l’école républicaine : « Je vais tous les samedis soir et les jeudis matin à l’instruction, chaque fois l’aumonier [sic] me [demande] ma leçon, et je la sais toujours très bien. » L’enfant vantait complaisamment le prêtre, « très bon », qui le préparait à la communion. Il ne donnait pas l’impression d’être ému par cet événement, tendu vers la perspective du départ : « On répare la chapelle du lycée pour que les élèves puissent y faire leur première communion, mais j’espère que je ferai la mienne en France 5. » La rhétorique le faisait davantage frissonner que l’eschatologie : « Mardi j’ai été au sermont [sic], le nouveau prêtre a prêché l’enfer qui m’a fait frémir. » Alexis était loin de formaliser sa métaphysique d’adulte : « Le culte de Shiva – avec son mythe de la destruction suivie de la recréation ». Enfant, il adhérait au christianisme reçu de sa mère, comme une façon de s’arranger avec l’indécidable, le départ en France ou la survie de sa chèvre. En grandissant, Alexis ne s’est pas tout à fait départi de ce christianisme transactionnel, inséparable de l’amour de sa mère, qu’il disait « très chrétienne », et même « mystique ». À la mort de Renée, il écrivit à une femme qu’il avait aimée : « si tu crois, comme je le souhaite, à la survivance des âmes, invoque avec confiance la douce présence de ma mère, qui t’a aimée pour toi-même, “Lelita”, et dont l’assistance mystérieuse ne te fera jamais défaut, dans son bienfait miraculeux ». L’adulte réclamait l’intercession des morts et ne dédaignait pas la protection des « prières » de sa mère ou « de la petite médaille » qu’elle avait glissée dans une doublure de son vêtement. Mais depuis l’adolescence il récusait précisément la religion romaine au nom de cet usage immédiat : « Si j’étais exactement religieux, la religion ne serait pas pour moi le moyen de réalisations terrestres, mais un but réel, en tant qu’aspiration à l’absolu : elle est d’exigence toute métaphysique 6. » À vingt ans, devant Frizeau, il faisait la part des influences culturelles catholiques et bouddhistes reçues dans son enfance pour expliquer sa tentation panthéiste, s’il prenait déjà ses distances intellectuelles avec tout système doctrinal : « Le p[anthéisme] avait été pour moi la résultante de ces deux forces : le christianisme et le bouddhisme – un bouddhisme avorté qui, ne pouvant m’épuiser au néant m’a répandu. [...] Et, au sens large, je me sais aussi définitivement chrétien. » Chrétien « au sens large », Alexis le demeura sans doute, s’il nuançait continuellement ses croyances selon ses interlocuteurs, colorant son déisme spinoziste d’une nuance chrétienne ou bouddhiste. L’adolescent violemment entrepris par Claudel, qui avait brisé sa résistance formelle, sans emporter son adhésion intime, s’honorait dans sa maturité de prendre ses distances avec toute révélation religieuse ; renouant le dialogue avec Claudel, il fermait la question confessionnelle sans renoncer à sa quête spirituelle : « Les notions métaphysiques d’absolu, d’éternité ou d’infini ne NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:27 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 66 — Z33031$$10 — Rev 18.02 66 Alexis Léger dit Saint-John Perse peuvent rejoindre pour moi la notion morale et personnelle qui est à la base des religions révélées. La recherche en toute chose du “divin”, qui a été la tension secrète de toute ma vie paı̈enne, et cette intolérance, en toute chose, de la limite humaine, qui continue de croı̂tre en moi comme un cancer, ne sauraient m’habiliter à rien de plus qu’à mon aspiration. [...] Trop d’êtres se sont complu devant vous dans quelque “crise religieuse”, sincère ou mimée. Je ne connais rien de tel. C’est ma vie tout entière qui n’a cessé, simplement, de porter et d’accroı̂tre le sentiment tragique de sa frustration spirituelle, aux prises sans orgueil avec le besoin le plus élémentaire d’Absolu. » Sa sœur s’indignait de l’interprétation claudélienne, vulgarisée par la presse, au lendemain du Nobel : « Dans Match, on s’obstine à dire, ce que Claudel avait déjà écrit dans La Revue de Paris il y a quelques années, que tu as complètement perdu la foi. C’est ridicule ! et faux ! Combien maman aurait été peinée de voir publier de telles choses ! » Aussi bien, Alexis n’avait jamais eu de peine à ménager la piété de ses sœurs, s’il n’avait pas dissimulé son scepticisme devant Marcelle Auclair, son ancienne amante, qui lui faisait cette douce violence, au soir de leurs vies : « Et qu’il vous garde, ce Dieu en qui vous ne croyez pas 7 ». Une autre femme, Marthe de Fels, sa plus longue liaison, ne doutait pas de la permanence de son catholicisme, quoiqu’il en eût : « Je vous assure que Léger est croyant... S’il m’entendait, il protesterait – mais il l’est, et profondément. » Etienne de Crouy-Chanel, le principal adjoint du diplomate dans les années 1930, résumait fidèlement ce que son patron lui avait laissé voir : « Il était déiste, mais certainement pas catholique 8. » Devant Pierre Guerre, Alexis colorait de bouddhisme ce déisme. Entre superstition et prudente indécision, Alexis finirait son œuvre par ce pari pascalien alambiqué, abdication publiée un an avant sa mort : Par les sept os soudés du front et de la face, que l’homme en Dieu s’entête et s’use jusqu’à l’os, ah ! jusqu’à l’éclatement de l’os !... Songe de Dieu, sois-nous complice... * Singe de Dieu, trêve à tes ruses ! Si la religiosité enfantine d’Alexis était plus transactionnelle que métaphysique c’est, selon le vieillard, qu’aucune eschatologie n’était nécessaire aux Îles, où le climat immuable, la lumière perpétuelle et le rythme alangui de la vie créole ne prédisposaient pas à la peur de la mort. Le lieu clos, le temps immobile de l’enfance, formaient comme une présomption d’éternité, qui n’avait d’ailleurs rien de paradisiaque : « aux ı̂les, l’après-midi, tout le monde va dormir. La lumière flotte au loin dans l’immobilité. Il y a une sorte de raréfaction, d’écœurement ». Dans les marges de l’Occident, les journées s’écoulaient à un autre rythme ; on n’était pas vraiment contemporain de son temps : « Les nouvelles mettaient – avant la TSF et les moyens modernes – très longtemps à parvenir, elles arrivaient privées de leur élément de chic actuel, immédiat, brutal. On vivait dans l’ı̂le avec le passé, avec les traditions de la France du passé, de la famille, des aı̈eux. » Le temps et l’espace étaient plus près d’être une même chose, pour NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:27 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 67 — Z33031$$10 — Rev 18.02 Le fils chéri 67 paraphraser le poète. « L’espace était infini et se dilatait à l’infini. Le monde commençait pour l’enfant à l’infini, où il regardait. » Il déduisait de cette notion « d’éternité et d’immutabilité » son immunité à la peur du devenir, comme s’il devait échapper au sort générationnel : « Quand il cherche par des sensations comment il a confondu l’espace et le temps, il remarque qu’il n’a jamais connu la notion, la sensation d’âge : il n’a jamais eu l’impression d’un adieu à la jeunesse, à l’adolescence, etc., parce que sous les tropiques on n’a pas l’impression d’usure du temps. » Rien n’est moins vrai. Alexis reçut d’autant plus violemment la notion du temps et du vieillissement qu’il fut arraché simultanément à l’ı̂le et à l’enfance. Aussi bien, l’espace n’était pas si nul, ni le temps si immuable, que l’enfant ne vécût aussi de désir. Le rêve du poète d’un « lieu flagrant et nul comme l’ossuaire des saisons » procédait de l’arrachement à la perfection utopique de l’ı̂le. Alexis était trop intelligent, et trop ardent, pour ne pas être désirant ; il grandissait par anticipation, il se projetait dans des modèles ; c’est son propre désir qui l’avait chassé du paradis enfantin en lui ayant fait verser cinq francs dans le tronc d’une église. Le désir du monde Tout ce qui dans l’identité « ne se maintient qu’à la manière d’une promesse tenue », selon le mot de Paul Ricœur, les désirs, les projets, l’ambition, exigent une altérité. Hanté par le désir de durer, et la crainte de ne pas savoir persévérer, Alexis hait tout ce qui le lie aux autres, et s’acharne à prouver sa fidélité à soi. Il voue ses amitiés à l’impossibilité en leur inoculant dès leur naissance le germe qui les voue à une mort certaine, comme il l’annonce à Monod, son camarade de lycée palois. Ou bien il tient ses amis à une distance respectueuse ; la gêne, la pudeur et le vouvoiement interdisent toute familiarité à Rivière et Larbaud. Jusqu’au grand âge, il maintient à distance les femmes dont il est aimé. Il apprécie en Marthe de Fels, la plus endurante de ses maı̂tresses, la femme mariée, dont l’époux le préserve d’une intimité continue. Il préfère fuir en Chine que clarifier une liaison. Quand il n’est pas parti, il rêve de départ, Brésil ou Bornéo, mimant la mémoire mythique de sa famille de pionniers. Quand il est là, il demeure mystérieux à ses plus proches, qui ignorent sa vocation de poète ou ses bêtises de soldat. Farouchement libre, il est esclave du moindre lien et rêve d’une rupture absolue : « Saint-John Perse a toujours été impressionné par tout ce qui rejoignait la théorie de l’absence, racontet-il à Pierre Guerre. L’histoire de l’archiduc d’Autriche Otto, disparu, pensait-on, pour changer de personnalité et qui était allé en Argentine mener une vie de gaucho, le hantait. » Enfant, il montrait de solides dispositions à la haine de tout ce qui contraint l’avenir, et qui lie à soi. Les promesses ? Il les regrette et peine à les tenir : « si je ne t’envoie pas de dessins comme je te l’avais promis, écrit-il à sa mère en psychologue astucieux, c’est que je suis encore trop triste de ton départ pour penser à dessiner ». La dissimulation et l’affabulation, autrement NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:27 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 68 — Z33031$$10 — Rev 18.02 68 Alexis Léger dit Saint-John Perse dit la fiction, sont les meilleurs alliés du fugitif qui veut se perdre. Les précoces dispositions d’Alexis à s’inventer un destin se lisent dans ses récits de ses journées de collégien, où les professeurs semblaient n’avoir jamais d’éloges assez tendres pour sa jeunesse prodigieuse. À quel défaut primitif puisait ce précoce désir de reconnaissance ? On ignore tout des premières expériences sentimentales du jeune homme. Devant Pierre Guerre, Alexis se targuait d’une sexualité précoce, éveillée au spectacle des filles de cuisine ou des jeux de rivière, toute de joyeuse normalité. Dans le roman de sa première maı̂tresse, Karen Bramson, il est représenté en séducteur précoce de la « fille du directeur de la sucrerie ». Devant des amis, en 1939, au faı̂te de son pouvoir, il liait la liberté de ses relations avec les femmes à son mépris pour l’asservissement des hommes : « Doit à l’existence libre qu’il a menée dans son ı̂le d’avoir été préservé des complexes des petits garçons. [...] À deux ou trois exceptions près, Léger n’a jamais eu de camarades, il n’aime ni n’estime les hommes, les ayant vus agir de trop près. » Il est certain que la sexualité a sa part dans la sensualité d’Éloges, ce poème de l’insurrection vitale. Mais l’enfant, tout passif, considérait de loin les ballets amoureux, avec une curiosité plus inquiète que conquérante. L’enfant ne répugnait à aucune découverte olfactive (« et le sexe sent bon »), mais il était embarrassé du manège adulte : Enfance, mon amour ! c’est le matin, ce sont des choses douces qui supplient, comme la haine de chanter, douces comme la honte, qui tremble sur les lèvres, des choses dites de profil, ô douces, et qui supplient, comme la voix la plus douce du mâle s’il consent à plier son âme rauque vers qui plie... L’enfant formait peut-être de grands projets secrets, qui ne l’auraient lié qu’à lui-même. On ne sait pas dater la naissance de sa vocation de poète ; avait-il seulement reçu, dans son enfance de petit sauvage, le modèle d’artiste où projeter ses dons ? Ses dispositions de dessinateur prolongeaient le hobby paternel ; ce n’était pas une vocation, sinon pour une lointaine tante, morte à sa naissance. Son sujet favori : les bateaux du port, qu’il croquait aussi en écrivain, si l’on croit les confidences de l’adulte sur ses débuts littéraires, revendiquant la rubrique « mouvements du port » de la gazette de son lycée. Il attribuait à cette période l’un de ses premiers essais poétiques, Désir de créole, exhumé en 1936 par une anthologie antillaise. En réalité, ce texte, déjà publié en 1908, avait probablement été écrit à l’adolescence, à Pau. À son départ de la Guadeloupe, Alexis ne rêvait pas de poésie, mais de France ; c’est là qu’il se rêva poète. La maigreur des sources, la confusion de la représentation du monde, chez un enfant, oblige à ce portrait trop impressionniste du petit Alexis. À trop écouter les souvenirs de Saint-John Perse on croirait qu’il avait eu NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:27 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 69 — Z33031$$10 — Rev 18.02 Le fils chéri 69 une enfance, alors qu’on ne la possède qu’au moment qu’on la perd. Il faudrait suivre Alexis, englué dans l’immédiateté de son enfance, se réveillant au petit matin dans le galetas de la maison pointoise, allant à l’école à pied, par la rue des Abymes, en revenant pour travailler dans le bureau de son père, rue d’Arbaud, puis jouant à de folles parties de cache-cache avec les cousins des maisons voisines, ou bien partant le jeudi pour l’ı̂let de son père, en canot, avec les enfants d’Henri, cousin d’Amédée, qui siégeait à la remise des prix, d’où l’enfant repartait la besace pleine. On le verrait, en vacances, se lever tôt, éveillé par l’excitation des longues promenades, dont les Bains-jaunes étaient l’habituel objectif ; ou bien la journée se traı̂ne, la passivité commande l’ennui, Amédée n’a pas rejoint la plantation, les enfants sont à court de jeux, privés de livres et de musique ; les sœurs, dévorées d’urticaire, sont interdites de baignade, les pluies interminables découragent les jeux de plein air ; on se couche tôt, à vingt et une heures trente, après avoir écrit une lettre pour supplier papa de venir bientôt rompre l’ennui. Les vacances finies, Alexis les regrette, maintenant qu’il se doit au lycée, aux devoirs du soir, sans compter les dessins qu’il faut envoyer à sa mère, partie se soigner en France. En rentrant du lycée Carnot, l’après-midi, il s’attarde auprès des coqs de combat, attachés « sur les trottoirs, de dix mètres en dix mètres, pour qu’ils ne se jettent pas l’un sur l’autre ». Ou bien il va au port, admirer les navires familiers et nouveaux, de guerre ou de commerce, et rêver de France, où l’on ira un jour. Un créole à jamais ? Alexis demeura un créole bien au-delà de son départ, comme sa famille n’avait jamais cessé de se sentir française, aux Îles. Plus tard, en expliquant sa relation au christianisme, il a parfaitement formulé sa condition de créole : « Quand j’étais petit, je pleurais de songer aux habitants des Anneaux de Saturne. – Non, ce n’était pas si bête ! Considérations sur des excentriques centripètes ! satellites, mais du système ; du système, mais satellites ! » Dans son langage de la maturité, cette excentricité antillaise devenait une manière de localisation absolue : « Entre la France mère et ses fils des “ı̂les du Vent”, c’est l’Atlantique elle-même qui faisait figure de “comtat” ou de “marche”, assurant d’un seul tenant la liaison avec la métropole. Et aussi bien l’Atlantique, mer ouverte, ne fut-elle jamais le “berceau” d’aucune civilisation particulière, mais simple “lieu” de formation humaine. De l’homme, incirconscrit, elle fut le site le moins clos. » Cette revendication d’humanité abstraite et universelle revenait à nier l’identité créole construite par les métropolitains, qui en faisaient essentiellement un particularisme local. Par des voies imprévisibles, il contribuait à l’invention de l’antillanité moderne, creuset d’une humanité apurée de tous ses particularismes à force des accumuler, qui prétend préfigurer le destin de l’homme. Derek Walcott ou Édouard Glissant souscriraient sans doute à cette vocation universelle d’un créole, si elle était moins négative, NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:27 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 70 — Z33031$$10 — Rev 18.02 70 Alexis Léger dit Saint-John Perse ou honteuse : « Des Antillais même pourraient penser, non de mes poèmes, qui sont tout simplement français, ni de mes thèmes, qui furent toujours étroitement vécus, mais de mon attitude humaine, antérieure au songe de la vie, qu’il y a là plus d’océanien, ou d’asiatique, ou d’africain, ou de tout autre chose encore, que d’antillais 9. » Balancé, dans son désir de totalité, entre le souhait que les Antilles préfigurent le tout, et le déni de sa singularité d’Antillais, il passait d’un extrême à l’autre. Il tentait d’ériger sa naissance créole en principe ontologique d’un être au monde vécu sur le mode du nomadisme, et figuré par l’Exil. Le hasard de sa naissance devenait un choix existentiel, et un procédé de séduction, pour s’attacher la fidélité de femmes déracinées. Pour la princesse Bibesco ou Lilita Abreu, il était l’Étranger, comme le personnage sans nom d’Anabase ; à elles de venir le conquérir, il venait de loin. Un jour, pour célébrer le député guadeloupéen Gratien Candace, il faisait d’Aristide Briand un parfait créole : « Briand, antillais de cœur et de vocation, par une sorte d’incurable et secrète nostalgie de l’esprit que nous autres, Antillais, nous savons bien reconnaı̂tre en lui 10. » Un autre jour, il se démarquait soigneusement de tout ce qu’une identité créole charriait d’impur aux yeux de son atavique souci racial. Quoiqu’il en eût, son antillanité le singularisait dans les milieux parisiens, littéraires ou politiques. Il essayait de la gommer, mais l’Action française lui rappelait son origine, que ses interlocuteurs ne pouvaient pas ignorer. Il surveillait sa prononciation, mais se relâchait parfois, comme devant des amis diplomates, en 1939 : « Ce soir, Léger le fait-il exprès ou bien oublie-t-il de se surveiller mais il omet de prononcer les “r” de certains mots ? Dans une de ses histoires il a eu à employer plusieurs fois le mot “Paris” qui, dans sa bouche de créole, est devenu “Pali”. » Un de ses anciens adjoints s’amuse dans ses mémoires du roucoulement de ses « r » qu’il « prononçait doux ». Embarrassé de son origine, Alexis ne savait pas comment la faire communier à l’universel. Un jour ironique, il implorait Berthelot de vendre son ı̂le natale aux Américains ; un autre jour, superbe, il endossait la panoplie du riche planteur, annonçant un voyage d’affaires en Guadeloupe pour mettre de l’ordre dans des affaires qu’il ne possédait pas. Le poète s’est octroyé la liberté, à laquelle l’adolescent ne croyait guère, de pouvoir s’affranchir de son origine. « Je ne me suis jamais cru libre », disait celui-ci ; « nous n’avons point connu le legs », répondait celui-là. Alexis demeurait pourtant hanté par le souvenir de son origine. À ses proches, il ne dissimulait pas la vivacité de sa nostalgie. Une amie rend visite à Renée, à la veille de la guerre ; la conversation roule sur Alexis, absorbé par les affaires du monde : « Il est si occupé qu’il n’y a pas moyen de le saisir, sauf lorsqu’il rentre du ministère pour le déjeuner mais il est plongé dans ses soucis et ne dit mot. Alors, quelquefois, elle se met à raconter des souvenirs des Antilles et il les écoute, “d’abord en silence puis je vois un petit coin de son œil se diriger vers moi” et elle peut constater que sa mémoire est restée si précise qu’il n’a rien oublié et même qu’il lui rappelle certains détails des maisons, des jardins, des plantes grimpantes NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:27 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 71 — Z33031$$10 — Rev 18.02 Le fils chéri 71 des plantations voisines. Alors elle dit à Éliane, sa fille : “Tu vois comme il faut le dérider. Voilà la recette.” » En 1942, le passé remontait malgré lui devant sa « payse », la Cubaine Lilita Abreu, qui partageait son exil américain : « soudain il se remet à me parler de sa chère Guadeloupe et de son enfance, de la case à eau qui entretenait, jour et nuit, un si frais murmure dans la maison, de l’eau glacée du bain du matin et du baquet d’eau tiède où ses doudous faisaient macérer au soleil des feuilles vertes reconstituantes 11 ». La littérature pouvait-elle rédimer Alexis du péché d’être différent ? Le jeune poète s’ennoblissait dans la société littéraire, où l’originalité était une prime, en flattant sa singularité créole. Il proclamait sa haine de la grisaille parisienne et l’ennui de la province. Mais il n’admettait pas que l’on considérât Éloges comme de la poésie coloniale et, de dépit, il en gommait les accents les plus exotiques, reniant pour longtemps le lyrisme personnel de ses premiers poèmes. Morand l’admirait comme un « atlas poétique » ? Il se voulait poète d’essence purement française, d’expression la plus correctement française. Il ne connaissait pas de plus grand éloge, pour une œuvre littéraire, que l’épithète « français » ? Mais il félicitait Claudel de son « apport démesuré » qui élargissait le lit français, « pays déjà trop mesuré », à son heure « la plus étroite ». Si la poésie ne le défendait pas de cette ambiguı̈té, elle en naissait, peut-être. C’est une maigre piste, qui ne suffit pas pour explorer les provinces de la création. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:27 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 72 — Z33031$$10 — Rev 18.02 III Exil, déclassement et affabulation « Naı̂tre à soi » Le goût de l’exil Les raisons de quitter la Guadeloupe étaient assez nombreuses, au tournant du siècle, pour que le destin familial d’Alexis ne fût pas singulier. L’économie sucrière n’offrait plus les mêmes rendements ; le rythme séculaire de son déclin laissait craindre que la situation empirât toujours. En réalité, en 1899 la crise était à son paroxysme. La betterave avait conquis près des deux tiers de la production mondiale. La vente en série des usines familiales, dans la dernière décennie du siècle, marquait la fin d’un âge d’or. Mais la ruine apparente masquait un nouvel ordre économique, fondé sur la concentration du capital entre des mains métropolitaines, la rationalisation de la production et la diversification des ressources agricoles, au profit de nouvelles cultures spéculatives. Cette réorganisation prenait l’apparence du déclin et d’un désordre aggravé par le climat politique. Le correspondant à qui Amédée confiait, de Pau, être « resté de cœur avec les amis et compagnons de [son] ancienne existence », nostalgique de leur « cher petit pays », le confortait dans son choix, au nom de la violence sociale. Jeté dans « l’immonde bagarre » d’une campagne électorale, cet ami guadeloupéen assurait le néo-Palois qu’il quitterait à la première occasion « la Guadeloupe sans hésitation ni regret » : « on en est arrivé à un degré d’exaspération inouı̈, il y a des coups de canne et des gifles dans l’air et on se demande comment tout cela finira ». Cela finissait par des départs. Les Léger et leurs proches, assez récemment arrivés, détachés de la terre et armés pour le changement par leurs professions libérales, quittèrent l’ı̂le parmi les premiers. Henri, le médecin, était parti avant Amédée, ainsi que d’autres cousins, les Huc, ou les Monnerot, partis en 1896. Ces familles n’avaient pas attendu le séisme de 1897 que Paulette rangeait au premier rang des raisons de quitter leurs « belles Antilles par trop périlleuses ». Chaque enfant prêtait à Amédée des motifs qui leur avaient trait. Alexis se souvenait surtout de l’exigence scolaire, qui le concernait au premier chef, comme fils unique : « Crise économique dans l’ı̂le et nombreuses ruines de familles. Voyage en France du père, en quête d’une base de repli familial pour assurer à son fils une meilleure éducation et soustraire tous les siens au déclin de la vie antillaise. » Amédée ne donnait pas d’autres raisons au confrère palois dont il NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:27 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 73 — Z33031$$10 — Rev 18.02 Exil, déclassement et affabulation 73 rachetait l’étude, escomptant son « appui moral, dans ce pays nouveau pour lui, où il venait en toute confiance, en vue de l’éducation et de la santé de ses enfants ». Les raisons positives l’emportaient ; elles ne donnaient pas au départ l’apparence d’une fuite. Rien de précipité ni de tragique dans ce rapatriement. Augusta, la mère d’Amédée, l’espérait depuis longtemps que son mari était mort ; rien n’attachait non plus à l’ı̂le Stéphanie Joubert, précocement veuve. Les parents d’Alexis avaient soigneusement préparé le choix de la retraite métropolitaine. Depuis la monarchie de Juillet, la meilleure société cosmopolite villégiaturait à Pau. Les Anglo-Saxons, séduits par la douceur de son climat hivernal et la majesté de son décor pyrénéen, avaient lancé la ville sur le marché encore très élitaire du tourisme. On y passait la mauvaise saison, on y restait parfois des années. Mais la Côte basque et la Riviera refaisaient leur retard ; au tournant du siècle, la ville perdait de son lustre. À l’arrivée des Léger, en 1899, la reine Victoria snoba le Béarn en lui préférant Biarritz. La mode était au rivage. À Pau, la communauté anglo-saxonne se repliait sur elle-même, mais la vie y demeurait chère, déclassant les petits rentiers et ceux qui étaient riches des seuls revenus d’une profession libérale. Amédée n’était pas venu chercher la société relevée qui fascina Alexis. « L’enfant, racontait Saint-John Perse, fut présenté, entre autres, à Buffalo Bill, à Mistral, à un pianiste virtuose polonais (Paderewski ?), à un homme d’État russe retiré, à une ancienne cantatrice canadienne, à Santos Dumont l’aviateur, au comte de Lavaud, astronome et musicien. » Rien n’oblige à croire en ces fastueuses rencontres ; la famille royale de Suède, au banquet du Nobel, ne dissimula pas son scepticisme lorsque le poète raconta sa rencontre inopinée, à Pau, avec le roi Oscar de Suède, en bas d’une pente dévalée à vélo. Renée se montrait peut-être moins insensible à ce « monde d’exil et de légende » évoqué par Saint-John Perse dans sa biographie : « Émigrés russes ou latins, mélomanes d’Autriche et philosophes allemands, excentriques anglais, explorateurs d’Afrique, coloniaux en congé ou en retraite, et grands sportifs de tous pays, cavaliers de haute classe pour le plus dur concours hippique de France. » Renée connaissait la région. Quelques années plus tôt, avec ses deux aı̂nées, elle s’était remise de la naissance de Solange à Salies-de-Béarn. C’est sur le chemin du retour qu’elle avait appris la mort de sa petite fille. Les vertus sanitaires de la montagne, à la Belle Époque hygiéniste, venaient au premier plan des préoccupations d’Amédée ; elles rencontraient celles de nombreux compatriotes, qui formaient une petite colonie créole, au pied des Pyrénées. Eugène Joubert, le fils de Stéphanie, épouserait ainsi la fille des Longueteau, qui les avaient précédés à Pau ; on cousinait avec les Zaepffel, et l’on recevait volontiers les créoles des environs ou de passage. Adulte, Alexis revendiqua une indifférence absolue à son environnement. La nudité de son appartement de Passy, la simplicité de sa retraite américaine, la sobriété de sa villa varoise, et jusqu’au goût douteux des cadeaux hétéroclites qu’il accumulait dans sa chambre de l’appartement qu’il partageait avec sa mère et sa sœur célibataire, dans les années 1930, NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:27 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 74 — Z33031$$10 — Rev 18.02 74 Alexis Léger dit Saint-John Perse avenue Camoens, témoignaient chacun à leur façon d’un même désintérêt pour ce qui l’entourait, au dire d’Hélène Hoppenot. Le poète passait pour « transformer ce qu’il voyait par l’imagination ». Le vieillard expliqua longuement cette aptitude à l’indifférence dans une lettre fictive à sa mère, qu’il data de 1918, à Pékin : « Vous connaissez depuis longtemps ce principe essentiel de ma conduite d’homme : ne réagir jamais contre personne, pour n’avoir pas à en dépendre, fût-ce pendant le bref instant d’une réaction. Question aussi d’hygiène : défense de mon oxygène contre l’oxyde de carbone des autres 1. » Sans verser dans le paradoxe facile, il est aisé d’imaginer que cette théorie venait défendre en réalité une sensibilité extrême aux autres et à l’environnement. Les lettres de l’adolescent regorgent de considérations sur le climat, et transpirent la nostalgie de la lumière antillaise. L’adulte masquait sa dilection particulière pour les climats secs, ceux de Pékin ou des rives méditerranéennes, derrière son tempérament revendiqué d’homme d’Atlantique. À Pau, l’adolescent remâchait son dégoût du ciel bas, se plaignait de l’humidité océanique et dédaignait le paysage de carton-pâte qu’Alain-Fournier admirait devant lui : « Il m’[en] a dit du mal, il le trouve trop décor d’Opéra-Comique. » Il pouvait toujours s’amuser d’un exotisme à rebours, devant son cousin Alexis, resté à la Guadeloupe : « Quand tu rissoles sur place sous la tôle d’une maison de chez nous, représente-toi bien, pour augmenter ton supplice, que je n’ai qu’à escalader quelque montagne pour me vautrer dans des flaques de neige. » Loin de l’entêtement de l’homme d’Atlantique, il développait une philosophie orientale du détachement, pour s’abstraire des déterminismes de l’environnement dont il souffrait les rigueurs. Il cultivait ce moyen de protéger sa sensibilité grâce aux livres de son adolescence qui prolongeaient le bouddhisme créole évoqué devant Gabriel Frizeau : « – Je ne me suis jamais cru libre : je vous ai dit que mon enfance avait subi l’influence d’un Asiatique. » Le jeune lecteur de Nietzsche soulignait, comme autant de remèdes à sa délicatesse, de larges passages de La Volonté de puissance : « Pour former une personnalité il faut une certaine période d’isolement, d’obligation à une existence défensive et en armes, quelque chose comme un emmurement, une grande force de réclusion ; et avant tout une impressionnabilité bien inférieure à celle de l’homme moyen, dont l’humanité est contagieuse. » Il en tirait une morale utile à son adolescence, mais trop proche du fatalisme pour ne pas l’exposer à certaines formes de lâcheté. Il se plaisait, avec Nietzsche, à voir de la force là où il y avait du renoncement : « Il y a deux états absolument différents que l’on prend l’un pour l’autre : par exemple le repos de la force qui consiste essentiellement à s’abstenir de la réaction (le prototype des dieux que rien n’émeut), – et le repos de l’épuisement. » Ce qui sauvait le jeune Palois du spleen provincial et de la hantise du déclassement social exposait l’adulte à une forme de morale solipsiste. Entre la faiblesse d’une trop forte dépendance aux autres et l’orgueil de se croire assez fort pour s’en passer, Alexis ne prenait plus la peine de défendre son opinion. Il ne relevait pas les injures de ses adversaires (comme de Monzie, le pacifiste exaspéré par sa politique anti-italienne) ou de ses amis (comme le poète Michaux, excédé par l’outrance de NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 75 — Z33031$$10 — Rev 18.02 Exil, déclassement et affabulation 75 son antigaullisme). Cela finissait par une sagesse toute passive, loin du volontarisme de son Occident idéal. Il l’exposa pendant la guerre à la maı̂tresse qu’il abandonnait à ses malheurs : « Tu préfères te casser la tête à tous les murs que de les éluder. La non-réaction, en soi, te semble une compromission, une lâcheté, même quand elle tend à nous soustraire, à nous concentrer et à nous sauver pour plus d’utilité, pour plus de capacité, pour plus d’utile don de soi. Tu ne peux reconnaı̂tre la force qu’il y a dans la sagesse végétative, la patience d’un arbre sous l’épreuve. » L’adolescent était très conscient que cette morale l’exposait à l’indifférence et à l’égoı̈sme ; si les individus étaient des monades, l’altruisme n’était rien de mieux qu’une bonne habitude. Il exhortait Gustave Monod, l’un des rares amis de son adolescence, à s’y entraı̂ner, au bénéfice d’un camarade malheureux : « Réponds-tu toujours à Clas ? Fais-le toujours, par charité. Et puis, à se pencher sur sa part de souffrance, quelle qu’elle soit, tu entretiendras chez toi la force de l’habitude à la bonté et à la compassion, qui disparaı̂t d’ordinaire si vite. » Passé l’exaltation des premières découvertes, Alexis souffrit de son nouvel environnement. La nostalgie se dédoublait : le départ de l’ı̂le coı̈ncidait avec la fin de l’enfance. Paradis deux fois perdu. L’éloge du mouvement qui coure l’œuvre du poète, « s’en aller, s’en aller, parole de vivant », secoue la peur de se perdre en quittant ses origines. À vingt ans, Alexis confiait à Frizeau : « Il y a en moi un enfant qui hurle et ne veut pas mourir. » Trois ans plus tard, il répétait : « Il y a un petit enfant (et colonial !) qui pousse chez moi de tels hurlements que je passe des journées en montagne. » Un an plus tard, Larbaud était frappé par la vivacité de cette nostalgie, qui isolait le jeune poète parmi ses semblables : « la haine de son milieu [...] l’a rejeté dans son enfance. Et c’est comme s’il avait toujours vécu aux “Colonies du Roi-Lumière” 2 ». La visite d’un cousin, dix ans après son départ de la Guadeloupe, lui enseignait qu’il n’avait jamais cessé d’y vivre. Devant Frizeau, il imaginait son retour vers l’ı̂le de son enfance, « le chemin entre les ı̂les, les ı̂lêts [sic] autour de la rade, l’ı̂lêt de mon père, l’ı̂lêt Léger, qu’on a vendu, et l’ı̂lêt encore de ma grand’mère, où sont les miens, pour le temps des fièvres... Comme mon cousin pleurera pour moi ! [...] Ah oui ! je comprends bien ceci : qu’il ne vous ait pas fallu moins que l’Absolu Jardin, pour vous libérer de l’exotisme 3 ». Déclassement et affabulation Le dégoût de cette adolescence paloise explique qu’il reste peu de lettres du jeune homme avant ses vingt ans, soit qu’il ne les ait jamais écrites, soit qu’il les ait détruites lorsqu’il réunit sa correspondance, soixante ans plus tard. Les rares traces de cette période qu’Alexis ait produites dans ses Œuvres complètes ont été retouchées pour en gommer les naı̈vetés. D’une lettre adressée à Monod, en 1906, le vieillard ne tolérait plus les formules les plus enfantines : « Peut-être la spéculation pure t’ouvre-t-elle d’autres exaltations, au-dessus de nos petites contingences ? » Mais l’enfant se survivait NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 76 — Z33031$$10 — Rev 18.02 76 Alexis Léger dit Saint-John Perse chez l’adolescent, non sans gaieté. Ses lettres à sa grand-mère maternelle, demeurée à la Guadeloupe, restaient colorées et cocasses. La tradition locale a conservé le souvenir de quelques-unes de ses insolences. Excédé par les plaintes de la propriétaire qui dans le plus simple appareil les logeait, en vacances, à Bielle, dans les Pyrénées, Alexis reçut un jour les récriminations de la vieille fille acrimonieuse, ce qui eut pour effet de la faire taire. Ses façons de créole décomplexé, qu’il attribuait à une enfance rousseauiste, servaient sa singularité, au milieu du troupeau d’adolescents palois. Nostalgique, Alexis savait représenter aux autres la splendeur perdue ; il n’hésitait pas, après l’irruption de la montagne Pelée, à transposer ses origines en Martinique, pour mieux impressionner ses interlocuteurs leur racontant la catastrophe. Le plus souvent, il surjouait la distinction créole, jusqu’à embarrasser. Il mimait les usages les plus surannés et s’entichait de procédés au-dessus de son âge, réclamant et offrant moult lettres d’introduction, et ne privant jamais son correspondant d’une formule finale en anglais. Valery Larbaud s’amusa, à leur première rencontre, de sa courtoisie de « vieux monarque de cinquante ans » et de sa modestie de « vieux mondain rassasié de gloire ». Alexis prétendait se trouver plus libre en s’acquittant à la perfection de ses devoirs sociaux ; cela n’allait pas sans un peu de complaisance, voire de cynisme. N’écrivait-il pas à Frizeau, qui lui apprenait la mort d’un beau-frère de Lhôte, le peintre bordelais : « Je ne connais pas ce nom de Tronche ou ne me le rappelle pas ; mais dites aux Lhôte que j’ai pensé à eux, ils le croiront. » Le parfait conformisme de ses manières ne visait pas à mettre à l’aise ses interlocuteurs. Dans le salon de Gabriel Frizeau, à Bordeaux, il agaçait ou tétanisait François Mauriac, Jacques Rivière et leurs camarades rassemblés par l’amour de l’art et de la littérature. Il passait d’un extrême à l’autre, et pouvait s’enfermer dans un mutisme hostile dont Frizeau se désolait de ne pas savoir le tirer. Le jeune homme provoquait Valery Larbaud, son premier admirateur, en certifiant sans rire, et dans un anglais décalqué de son français un peu ampoulé : « Perhaps it is lamentable that one who loves politeness above all things in the world is now having to make it a principle of hygiene not to write at all. » Ce qui donnerait, en français persien, quelque chose comme : « N’est-il pas déplorable, pour qui prise plus que tout la politesse, d’avoir désormais à se faire un principe d’hygiène de ne plus écrire du tout ? » L’adolescent prenait des airs hautains, et s’écroulait soudain. Devant Frizeau, il avouait la fragilité de sa confiance en soi : « si on l’a perdue une fois on est bien foutu ». Dans la dépendance de Rivière, qui jouait les intermédiaires avec la Nrf naissante, il revendiquait soudain son déclassement pour faire une arme de sa faiblesse : « Mais je ne suis, après tout, qu’un étranger ; et personne, pas même un vieil ami comme Jammes, ne peut se faire une idée exacte de ma situation de famille. » Alexis ne se forgeait pas seulement un personnage aux bonnes manières ; il continuait l’invention familiale, pour se rédimer de l’exil et du déclassement social. Isolé, Amédée ne plaidait plus guère à Pau, et se contentait d’une charge d’avoué. Son fils exagéra la situation, plus tard : « Ce fut un NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 77 — Z33031$$10 — Rev 18.02 Exil, déclassement et affabulation 77 drame pour lui. [...] Il en est mort peut-être. Sa famille ne se rendait pas compte qu’il souffrait, qu’il considérait qu’il avait dû accepter une déchéance professionnelle, pour vivre. » Sur le vif, l’idée de déclassement hantait Alexis. Le mot appartenait à son lexique. Il exhortait son ami Monod à ne pas se désintéresser d’un camarade de lycée : « Il en est à ce point de désemparement où l’on se tourne puérilement même vers les simples “camarades”, et ceux-là même l’ont déçu ou blessé, auxquels il ne demandait qu’une grossière cordialité – Basset, X, Y et consorts lui sont devenus subitement étrangers, peut-être hostiles ; et le malheureux, qui ne s’était pas défié de l’esprit bourgeois, en souffre d’autant plus qu’il se croit maintenant un déclassé. » Les Léger, qui se situaient autrefois au cœur de la meilleure société pointoise, se trouvaient rejetés dans l’anonymat d’une zone intermédiaire, ignorés par le monde palois, cosmopolite et fortuné. Rien de honteux, ni rien de glorieux. Un ancien condisciple, qui témoignait dans le procès intenté par l’Action française contre le secrétaire général du Quai d’Orsay, accusé de vendre la France aux Anglo-Saxons, assurait que les Léger, comme les autres créoles venus s’installer à cette période à Pau, étaient « d’excellente bourgeoisie, avec cette distinction spéciale aux anciennes familles coloniales et qui fleure la vieille France. Peu fortunés mais d’une parfaite dignité de vie ». Ce Palois se souvenait d’un adolescent « un peu personnel et infatué ». Il concluait : « s’il appartient maintenant à l’antiFrance, c’est en absolue désharmonie avec son milieu d’origine ». Ce déclassement enclenchait deux mécanismes complémentaires. Affabuler ou embellir sa vie est légitime, qui permet de compenser une injuste déchéance sociale. Déroger au programme paternel se justifie s’il a démontré son inefficacité. L’affabulation, et ses vertus créatrices, entraient dans l’art poétique du jeune homme. À vingt-trois ans, devant Jean Schlumberger, que lui présente Jacques Rivière, Alexis affirme avec un petit air provocant qu’il « n’attache aucune idée de défaveur au mensonge ». Deux ans plus tôt, il s’en expliquait devant son camarade Gustave Monod : « Il n’y a pas d’“art” sans du mensonge. » Il poursuivait : « L’essentiel ne se dit pas, et bien plus, n’a jamais désiré se dire. Et c’est un fou, atrocement symbolique, qui dans le conte d’Edgar Allan Poe, du vêtu voulait faire un vêtement. » Si l’âme n’est pas une parure, elle ne peut se livrer telle quelle. Elle ne se dit que par détour. Le mensonge n’est pas une tromperie, il est une ruse de la vérité. Mieux : il transforme le réel, en même temps qu’il le décèle. Si bien que l’on peut jeter un pont entre ce jeune art poétique, et celui de la maturité, proclamé dans le discours de Stockholm, où il est dit que « le réel dans le poème semble s’informer lui-même ». Un demi-siècle plus tôt, un rien sentencieux, le jeune homme expliquait déjà à Gabriel Frizeau que, par la magie de la nomination, le langage enrichit la réalité de ce qu’il lui suppose, comme une sorte d’autosuggestion, « cette ressource formidable, insurrection constante de la volonté s’enrichissant d’elle-même ». Si « l’arbre qui veut porter son fruit finit par fructifier », il est naturel que le NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 78 — Z33031$$10 — Rev 18.02 78 Alexis Léger dit Saint-John Perse poète s’invente une vie capable de féconder sa nature, puis, rétrospectivement, son œuvre. L’adolescent qui fabulait, en récrivant son jeune passé, s’inventait un avenir ; le vieux poète, a posteriori, fécondait encore son œuvre poétique de signes biographiques qui en éclairaient le sens. Quant au sort professionnel de son père, sa médiocrité inclinait Alexis à se rêver un destin plus aventureux. La carrière juridique qu’Amédée envisageait pour lui ne l’inspirait pas. Il avait confié à Gustave Monod son vague dessein de mener une vie de colon : « Tu es bien bon de t’intéresser à mes projets chiliens : mon père ne veut pas que j’abandonne mes études avant ma libération du service militaire. J’en ai donc encore pour quatre ans, si rien ne change mon sort, à travailler du droit dans quelque ville de faculté. » Le sentiment pénible de déclassement, qui l’éloignait de la voie tracée par Amédée, ne flattait pas pour autant son désir de se faire poète : il recevait sa vocation selon les catégories de son temps, qui vouaient le pur écrivain au désintéressement. Son complexe social nouait son destin d’écrivain, en le permettant et en l’empêchant aussitôt. Il était possible de ne pas devenir avocat, et de guigner les prestiges du plus pur magistère moral de son temps, mais c’était pour retomber dans l’obscurité immédiate d’une carrière alimentaire. Il était plus facile à un héritier comme Gide ou Proust de renoncer pour la littérature à une carrière qui n’aurait pas fondamentalement amélioré leur destin social. Significativement, l’unique emploi par Alexis du verbe « déclasser » à son propre endroit, prend la mesure de son incapacité à se consacrer à la carrière médiocre que lui aurait ménagé son indépendance poétique : « Je ne vois rien à faire en France. Je ne pourrais absolument pas envisager la possibilité d’y travailler sept ou huit heures par jour. Je crèverais d’ennui dans ce pays ; d’ennui, de froid et d’impersonnalité. Et aujourd’hui je veux vivre, voyez-vous bien – (là toute l’histoire qui me déclasse). » Alexis ne savait pas réconcilier l’écriture et la vie ; il n’envisageait pourtant pas une vie sans écriture. La mort précoce et inattendue d’Amédée coı̈ncida avec le triomphe de sa représentation de soi comme poète et la libération de sa puissance créatrice. Le détonateur provoqua un matériau explosif longtemps accumulé, ce désir d’écrire appris de modèles de papier et de maı̂tres côtoyés. Faire son droit, vivre sa vie Sans sacrifier au mythe de l’origine magique du génie poétique, toute démarche strictement chronologique fausserait la représentation d’une conscience désirante, qui est un processus continuel. La décision de se connaı̂tre poète émerge dans la durée ; on verrait bien l’aporie si l’on requerrait, non plus un individu, mais l’humanité tout entière, de répondre de l’avènement de la poésie. Pour autant, rien n’oblige à croire en la révélation solitaire du génie poétique, en dehors de toute généalogie, telle que Saint-John Perse la revendiquait. Alexis avait beau se représenter en primitif, abı̂mé par la culture, c’est précisément de la culture savante qu’il avait appris sa critique des livres, NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 79 — Z33031$$10 — Rev 18.02 Exil, déclassement et affabulation 79 de l’intelligence, et de tout ce qui selon lui n’était pas la poésie ; et c’est en lisant des livres qu’il avait désiré en écrire. À Pau, il y avait l’ennui du climat, le désagrément du déclassement social et l’inconfort de l’inconnu ; mais aussi l’excitation et la gourmandise de tout découvrir, la montagne, des milieux inconnus, et les mondes insoupçonnés du savoir livresque. « Le dépaysement, l’amour-propre et la curiosité devaient me jeter dans une telle gloutonnerie d’étude que je faillis m’achever par des veilles », se souvenait le jeune adulte. Les cours étaient taillés trop longs dans l’étoffe de l’ennui pour la cervelle agile d’Alexis. Mais ils ouvraient aussi de nouvelles portes à l’adolescent, qui s’enthousiasmait pour la littérature, le grec ancien et la philosophie. Évoquant ces années paloises, Paule, sa sœur la plus piquée de culture, se souvenait avec fierté que « le proviseur du lycée informait secrètement [son] père de l’extraordinaire développement intellectuel de ce jeune élève qui faisait l’admiration de ses professeurs ». Alexis entretenait avec les institutions scolaires un rapport aussi ambivalent qu’avec les règles de la bienséance. Il moquait le lycée, caricaturait ses maı̂tres et ricanait de la philosophie académique à laquelle se vouait son ancien condisciple et seul ami de lycée, Gustave Monod. Mais il ne dédaignait pas la sanction approbatrice de l’institution scolaire, et il récitait encore, dans son grand âge autobiographique, la liste de ses prix. Pour l’éternité, il collectionnait ses bulletins scolaires, légués à sa Fondation, où l’on peut vérifier son excellence en lettres, en langues et en sciences naturelles. Dans sa notice biographique, Saint-John Perse revendique des inscriptions tous azimuts, en droit, médecine, philosophie, sciences et lettres classiques. Cette gourmandise encyclopédique expliquait la sanction tardive d’une licence de droit, obtenue en 1910, disait-il, un an plus tard en réalité, soit sept ans après sa première inscription universitaire, en 1904. À vrai dire, le jeune homme n’assouvit guère son appétit d’apprendre dans les amphithéâtres de l’université bordelaise. Sa curiosité était assez velléitaire. Elle participait de sa vocation poétique, dont le discours de Stockholm exprimait, un demi-siècle plus tard, la prétention à établir le Poète en homme de connaissance, sur le même front que le Scientifique. Mais elle relevait aussi d’une sorte de fantasme de puissance, différé par dilettantisme. Alexis n’était pas aussi savant qu’il savait le faire croire à ses admiratrices. « Il sait tout », admirait la belle Lilita Abreu, pour qui Giraudoux, Fargue et Abel Bonnard avaient soupiré en vain, « c’est un homme complet ». Il y avait du Knock chez cet imposteur de génie, qui laissait à tous ses interlocuteurs, ignorants ou savants, bienveillants ou hostiles, le sentiment de sa supériorité intellectuelle. Dans la conversation, Alexis se montrait encyclopédique et brillant. Cela tenait d’abord de l’habileté oratoire ; il savait amener la discussion sur son terrain. Le poète Alain Bosquet n’est pas resté toujours dupe de ses procédés : « Imperceptiblement, et avec doigté, il NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 80 — Z33031$$10 — Rev 18.02 80 Alexis Léger dit Saint-John Perse oriente la conversation vers une sorte de philosophie cosmique de l’Histoire à travers l’oiseau, synonyme de poignard, et hantise chez les tyrans les plus cruels. » Malgré son admiration pour le poète, Bosquet avait fini par se lasser de ce grand air de l’oiseau. Mais le plus souvent, ses interlocuteurs étaient bluffés par l’habile causeur. Alexis savait faire croire à l’universalité de ses connaissances, mais aussi à leur profondeur, quand elles résultaient le plus souvent de la lecture utilitaire d’ouvrages de grande vulgarisation. En tout cas, ses savoirs ne devaient rien à la Faculté. En botanique ou minéralogie, il reçut ses leçons de Jammes, à l’époque de leurs randonnées pyrénéennes. Ornithologue revendiqué, Alexis était autodidacte en la matière, et demeurait très loin des connaissances d’un spécialiste. Quand on l’exposait à une discussion avec un savant, il montrait les limites de sa curiosité, assouvie dans un simple manuel, pendant une convalescence d’adolescent. Cette lecture avait produit « Pour fêter des oiseaux », poème auquel Alexis lui-même reprocha trop de littéralité, avant de le remanier sous le titre de « Cohorte ». Plus tard, il illustra les dessins de Braque, sous le titre L’Ordre des Oiseaux. En grec ancien, après ses années de lycée, le labeur du jeune homme fut solitaire, et ne lui garantit jamais une science très exacte de la scansion. En philosophie, il ne dépassa guère le stade d’une compréhension habile mais très générale des grands systèmes, avec une dilection particulière pour les livres dont tirer une raison pratique, telle la morale d’Emerson. Après une première année de droit, et l’année préliminaire de son service militaire, Alexis demanda conseil à Gustave Monod, qui étudiait la philosophie à Paris : « Je suis décidé à continuer le droit, mais voudrais prendre aussi ma licence de philosophie. Crois-tu que pour cette double préparation, il me soit vraiment très avantageux d’être à Bordeaux ? Les cours de la faculté de lettres me seraient-ils plus profitables que mes heures de travail solitaire, à Pau même et chez moi, où je peux, à mon gré, poursuivre mon hellénisme ? » Il n’était pas question, en réalité, de demeurer à Pau, où le jeune homme n’aurait pu réussir « de fortes études de droit », ni de prendre à Bordeaux d’autres inscriptions, en philosophie ou en sciences, comme il en parlait à Monod. Un mois plus tard, il écrivait à Claudel, de Bordeaux, qu’il continuait le droit « au lieu de la médecine », brouillant un peu plus les cartes. À défaut d’un départ espéré au Chili pour y « faire de l’élevage », il justifiait une inscription toute fictive en philosophie, à la seule fin de jouir de « l’immunité militaire ». Il ajoutait, flattant le contempteur des « pions » universitaires : « Mais je hais la philosophie des professeurs de philosophie, et ces gens-là me le rendent bien. » En réalité cette inscription n’eut jamais lieu, qui ne répondait à aucune nécessité. Il suffisait, pour éviter les trois années de service prévues par la loi Barthou, d’effectuer une année préalable, pourvu que l’on pût produire un diplôme universitaire avant ses vingt-cinq ans. Une licence de droit suffisait. Il y avait bien une astuce, pour profiter au mieux de la loi, mais elle n’avait rien à voir avec l’inscription en philosophie qu’Alexis invoquait. Pour les Palois qui ne voulaient pas rejoindre le peloton des dispensés à Tarbes, elle consistait à s’inscrire NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 81 — Z33031$$10 — Rev 18.02 Exil, déclassement et affabulation 81 fictivement en physique-chimie-sciences naturelles, année préparatoire aux études de médecine. C’était la garantie d’être maintenu à Pau, dans la formation des infirmiers militaires. C’est ainsi qu’Alexis reçut les leçons d’un médecin militaire, à la caserne Bernadotte de Pau, avec onze camarades, futurs médecins ou casaniers astucieux. Il en fit une large provision, pour le reste de sa longue carrière d’hypocondriaque et de pseudo-carabin. À tout âge, il évoqua facilement ses « années de médecine ». Ses camarades du concours des Affaires étrangères ne doutaient pas de leur réalité et bien des biographies perpétuent cette fable. De fait, à l’affût de ses maux et de ceux de ses proches, Alexis avait toujours un diagnostic à proposer et quelque médication à suggérer. Sa hantise de maı̂trise de soi, sa peur de l’échec, de la maladie et de la mort, entretenaient sa curiosité quasi pathologique des choses de la médecine. Si Alexis se targuait de nombreux diplômes, son savoir académique ne dépassa jamais les limites de ses études juridiques. Il avait commencé son droit, à Bordeaux, au début de l’année scolaire 1904-1905. Il était logé chez un cousin par alliance, Paul Warin, marié à une Monnerot-Dumaine. On ne sait presque rien de cette première année d’étude. Pas de correspondance conservée, pas de récit, pas de témoin, sauf un, et de taille. Où qu’il allât, Alexis détectait l’homme de lettres, quand son tempérament n’avait pas sa préférence. François Mauriac s’affligeait lui-même de n’être pas aimé d’Alexis ; son dépit nous sert l’unique portrait de l’étudiant de première année, disséminé dans sa correspondance de l’époque. À chaque évocation, on sent Mauriac agacé par les manières indolentes et mystérieuses de son contemporain, et pourtant admiratif, et même fasciné. Il consacra une page de son « Bloc-Notes » à l’étudiant bordelais lorsque le prix Nobel de littérature consacra ses premières impressions : « À dix-huit ans, les jeux sont faits : l’homme que nous serons existe déjà. Je discernais, en 1905, que ce garçon débarqué de sa Guadeloupe, qui cherchait à me déconcerter avec ses larges yeux (il ne les a plus) fixés sur moi, appartenait à l’élite humaine ; je savais dès lors qu’il excellerait. Et puis il connaissait Francis Jammes, Claudel. Déjà il les jugeait. Et nous aussi, il nous jugeait. Il prenait notre exacte mesure 4. » L’année suivante, d’octobre 1905 à septembre 1906, Alexis joua à l’infirmier, à Pau, puis, pour quelques semaines, au fort d’Urdos, où tous les trois mois se relayaient les compagnies de son régiment. À la rentrée 1906, il reprit ses études à Bordeaux. La mort de son père, en février 1907, interrompit brutalement ce séjour. Alexis redevint palois et n’envisagea plus de repartir à Bordeaux. Dès mars, il l’annonça à Monod : « Me voici à Pau pour longtemps encore : je ne puis plus quitter les miens. Et je ne puis encore songer à l’avenir : trop d’autres préoccupations plus pressantes. » Les études étaient suspendues. Alexis mettait en avant, dans sa correspondance, ses responsabilités de « père de famille » ; en fait, il était immobilisé par une longue maladie. Le peu qu’il en ait dit indique son caractère largement psychosomatique. Le 31 décembre 1907, il écrivait à Claudel NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 82 — Z33031$$10 — Rev 18.02 82 Alexis Léger dit Saint-John Perse qu’il était « malade depuis plusieurs mois ». Gabriel Frizeau corroborait l’information ; un mois plus tôt il avait écrit au poète consul qu’Alexis ne venait plus le voir à Bordeaux, cloué à Pau par une maladie sans nom. Il ne fut plus question de l’université dans la correspondance du jeune homme, jusqu’au début de l’année 1909. Alexis n’était pressé par aucune nécessité. À court terme, le portefeuille familial suffisait. Son sursis militaire, suspendu à l’obtention de sa licence avant sa vingt-cinquième année, n’avait plus cours : Alexis était réformé, comme seul fils de veuve. En mourant, Amédée sauva son fils de l’épreuve de la guerre. Mais le deuil précipita la disparition de l’adolescent enjoué et facétieux, au profit du jeune homme grave et solennel. En 1909, Alexis se remit à son droit, depuis Pau. Parcimonieusement. Le 7 février, il s’en expliqua à Gabriel Frizeau : « Il va falloir m’occuper de mon droit ! au milieu d’affaires de famille qui me laissent une heure ou deux par jour pour promener mon corps. » Un mois plus tard, au même : « L’heure précaire que me laisse ma maladresse aux affaires de famille, il me la faut maintenant consacrer à mon droit. » Même en tenant compte des capacités d’exagération d’Alexis, son emploi du temps restait trop serré pour lui permettre de préparer avec succès ses examens et en avoir fini à la fin de l’année. En fils chéri, il ne s’en émouvait guère, devant Monod, à la rentrée 1909 : « Je n’ai pas eu le temps de préparer à fond tous mes examens de droit. Cela recule encore d’un an l’heure de quitter ma mère et mes sœurs. » Il espérait encore, à cette date, être diplômé en 1910. Comme souvent, il indexa ses souvenirs sur ses désirs et prétendit toujours avoir fini ses études cette année-là. En réalité, au printemps 1911, Alexis se découvrit encore en retard dans sa préparation « d’un dernier examen de droit », laissant entendre à Larbaud qu’il ne lui manquait plus qu’un dernier certificat, après sa campagne de 1910. À Rivière, au contraire, comme à Monod ou Claudel, il parlait d’obstacles pluriels, évoquant, ses « derniers examens de droit ». Au mois d’août 1911, enfin, il put annoncer à Jacques Rivière, régulièrement collé à l’agrégation de philosophie que, pour lui, il en avait « fini avec ces examens de droit ». Il ajoutait : « Un de mes Sept Vieillards m’a reconnu un esprit “extrêmement juridique”. Puisse-t-il dire vrai ! » Cette exclamation, à peine ironique, laisse imaginer tout à la fois l’empreinte des études de droit sur le jeune homme et sa sensibilité, quoiqu’il en eût, aux sanctions institutionnelles. Son savoir juridique, de grand usage dans sa carrière de haut fonctionnaire, fit peut-être écran à son sens politique. D’autant que le droit français qu’il avait étudié l’avait mal préparé à la notion anglo-saxonne d’arbitrage, qui fit fortune dans l’entre-deux-guerres. Alexis agit toujours comme si le droit valait davantage que le fait. La défaite de la France n’en était pas une, si la France demeurait forte de son bon droit. L’affabulation, qui disait la libre et souveraine disposition de son image, procédait de cette même abstraction juridique, en dédaignant l’état de fait. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 83 — Z33031$$10 — Rev 18.02 Exil, déclassement et affabulation 83 Quant à son insouciance proclamée de l’institution universitaire, elle est démentie par ses lettres de l’époque, caviardées dans la Pléiade, dès lors qu’elle tenait l’organisation matérielle de sa vie d’écrivain. L’expression de sa peur des « examens de droit toujours très périlleux pour [lui] » a disparu de ses lettres à Rivière. Elle déplaisait à l’orgueil rétrospectif de l’homme arrivé, qui prétendait n’avoir jamais connu l’échec. Alexis, autobiographe affabulateur, justifie les soupçons des contempteurs du genre biographique. Plus et mieux qu’un autre, le poète mémorialiste a conféré une cohérence rétrospective à sa trajectoire, passant au rabot ses discontinuités, ses doutes et ses errements. En l’occurrence, les tergiversations de l’adolescent, ses hésitations devant le choix d’une carrière, les désordres de son appétit de connaissances et de sa paresse à étudier, tout cela qui marque une irrésolution bien loin de la souveraine assurance manifestée rétrospectivement dans le volume de la Pléiade, possède un versant positif. S’il ignorait les voies par lesquelles atteindre son dessein, Alexis nourrissait de longtemps une ambition. Il butait sur les obstacles, hésitait sur le chemin, mais ne variait pas sur le but, qui lui dictait la hiérarchie de ses valeurs. C’est la constance de sa résolution qui lui plaisait chez Rivière, et qui en faisait un ami aux dimensions de son propre dessein : « J’aime dans votre vie un courage que j’aime entre tous : celui qui sait le mieux, dans la simplicité, la plus patiente, durer. » Il est difficile de dater précisément la naissance de la vocation littéraire d’Alexis ; en 1905-1906, il écrivait déjà, dans le sillage de Jammes et de Claudel. Après la mort de son père, en 1907, ses études de droit n’avaient plus qu’à répondre d’une exigence personnelle ; elles n’avaient plus de sens. Quelques années plus tard, Alexis datait de cette époque la naissance d’une écriture qui fût réellement sienne. Une philosophie d’artiste : vitalisme, individualisme et antimodernisme Autour de ses vingt ans, Alexis a fondé sa vision du monde sur quelques postulats fondamentaux. S’il ne cessa jamais de lire, malgré le surmenage de sa vie politique, il alla plus volontiers à ce qui confortait ses conceptions premières. À soixante-dix ans, il lisait Heidegger, qui lui permettait de continuer de penser comme il le faisait à vingt ans, quand il s’entichait des présocratiques. À vrai dire, dès sa jeunesse, Alexis avait moins cherché dans les livres une sorte de vérité pure, que le moyen de vivre ses passions et ses desseins désunis. Il prisait les auteurs anglo-saxons. Son tempérament l’inclinait à cette sorte de pragmatisme ; son goût de la spéculation achoppait sur sa volonté de se réaliser et de réussir. Alexis reçut deux injonctions contraires des livres de sa jeunesse : en écrire, et s’en méfier. De Spinoza, il apprit que la joie couronne le plein exercice facultés humaines ; de la vogue anti-intellectualiste, il connut que ses facultés ne devaient pas se circonscrire à la littérature. Si bien que sa philosophie toute livresque qu’elle fût l’enjoignait à un dualisme malheureux en le faisant rêver d’action autant que de poésie. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 84 — Z33031$$10 — Rev 18.02 84 Alexis Léger dit Saint-John Perse L’anti-intellectualisme, au tournant du siècle, n’était qu’un affluent du fleuve où Alexis se baignait volontiers, qu’on appellera vitalisme, en élargissant la notion bien au-delà de l’école scientifique qui s’en réclamait, à Montpellier, au milieu du siècle, pour définir la force vitale. L’expression permet de rassembler les divers courants d’exaltation de la vie, plus ou moins influencés par cette théorie, qui offraient le visage de l’anti-intellectualisme, voire de l’antirationalisme. Largement mâtiné d’antimodernisme, si l’homme moderne s’éloigne de la vie lorsqu’il rejoint la ville et son univers technique, ce vitalisme offrait une sorte de climat intellectuel d’autant plus prégnant qu’il n’était pas un corps idéologique constitué. Alexis, comme n’importe quel jeune homme littéraire de sa génération, en avait reçu l’influence. Cela commençait avec la réaction antirationaliste des Romantiques. Alexis vouait une admiration particulière à l’auteur des Mémoires d’outre-tombe. Il connaissait aussi bien Hugo que Vigny et Lamartine ; Alexis se plaisait à rattacher ce dernier à l’histoire familiale, en assurant qu’il avait soupiré pour l’une de ses aı̈eules. Le jeune homme lisait Barrès ; il tenait dans une égale méfiance l’hypersensibilité de ses héros et la « cérébralité livresque » qu’il redoutait pour son ami Monod, versé dans des études philosophiques. Sans renier les droits au libre examen de son camarade, fils de pasteur, Alexis admirait Bloy, le plus féroce antirationaliste de son temps. Il admirait l’homme avant l’œuvre, et préférait son tempérament à son style : « Cet homme a son génie, comme un possédé : par éclats. N’est-il pas bien de souligner homme ? – L’œuvre sera toujours si peu ! Jammes reconnaı̂t ce génie mais il n’aime pas la trivialité, le romantisme de l’engueuleur – Mais c’est précisément parce qu’il est haut qu’il oublie si parfaitement d’être hautain. » La notion de vitalisme elle-même, dans son acception rigoureuse, n’était pas étrangère à Alexis, qui avait annoté dans son manuel de philosophie la section « de la nature en général, la matière et la vie », avec ces commentaires : « organicisme vitaliste » et « vitalisme ». Il soulignait le passage consacré au vitalisme de Barthez, et à sa critique de la conception cartésienne d’une vie mécaniste, au profit d’une explication de l’organisation du vivant par « une idée organique ou créatrice ». Le jeune homme, enfin, baignait dans le symbolisme triomphant. Il avait lu Maeterlinck, il était familier des Nourritures terrestres (1895), il connaissait Larbaud, qui popularisait Whitman, bref il était averti des principaux évangiles de ce que Michel Décaudin appelle le « vitalisme 1900 », compris comme le culte de l’existence, la morale de l’énergie et de l’optimisme, une forme de panthéisme enfin 5. L’éloge de la joie, de la force et de la santé ; son complément, la condamnation de la tristesse, de la faiblesse et de la pathologie : cela court tout le long de sa correspondance et de son œuvre. Ce trait s’accentua avec l’âge. Saint-John Perse l’exagéra chez le jeune homme qu’il avait été en réécrivant sa correspondance de jeunesse ; il en gomma tous les signes contraires. Il y avait là une philosophie qui se pliait aux besoins du jeune homme, pour surmonter sa difficulté à vivre. Aux provinces ingrates de l’adolescence et du déclassement social, dans la désolation de NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 85 — Z33031$$10 — Rev 18.02 Exil, déclassement et affabulation 85 la mort prématurée de son père, cette philosophie était une insurrection de la volonté de vivre, et un corset pour se maintenir. Alexis puisait à Nietzsche, non sans l’expurger de sa morale antichrétienne, qui selon lui le déterminait à rebours. Il se nourrissait surtout au spiritualisme d’Emerson. À dix-huit ans, il avait retenu de La Conduite de la vie que « le héros est celui qui a un centre immuable ». À vingt ans, il avait lu de très près les Sept Essais, dont il aimait l’éloge de la solitude douce et de la confiance en soi. Pour le reste, il parait volontiers ses faiblesses de vertus, pour qu’elles lui fussent moins haı̈ssables. Alexis se mésestimait, en dépit, ou à cause de la grande attente de sa mère et de ses sœurs. Il délimitait par quelques grandes lois un terrain sauf de la souffrance que lui valaient sa grande sensibilité, sa timidité envers lui-même, sa peur enfin de souffrir, par lui et par les autres. D’abord, la vraie vie était ailleurs, dans les éléments plutôt que parmi les hommes, loin de l’histoire, hors du temps. Déplacé et anachronique, Alexis se voulait inactuel. Il trouvait un renfort, pour cette retraite, dans le grand reflux contemporain devant la modernité, que les Allemands appelaient pessimisme culturel. Il en connaissait mal les penseurs, sinon par capillarité ou par des effets de résonance chez les auteurs français qu’il fréquentait. Il s’était reconnu dans l’élitisme du Gobineau des Pléiades, qu’il citait de mémoire ; il connaissait le Barrès de Amori et dolori sacrum, La Mort de Venise et il avait lu L’Ennemi des lois. Il y trouvait une justification pour se retrancher hors de ce qu’il méconnaissait et qui l’effrayait, à commencer par la cité moderne. Dans ses premiers poèmes, la ville, qui l’avait arraché à l’ı̂le, comme elle arrachait l’homme traditionnel à la nature, n’avait pas l’ambivalence moderne qu’on peut lui trouver chez Claudel ou dans ses propres poèmes de la maturité. Elle était toute menace et toute répulsion. La version de 1925 d’Images à Crusoé, préférée dans l’édition des Œuvres complètes à la version primitive, a adouci cette perception de la ville ; elle n’a pas tout effacé du dégoût adolescent : Leur haleine se déverse par le canal des cheminées. Graisses ! Odeur des hommes pressés, comme d’un abattoir fade ! Aigres corps des femmes sous les jupes ! Ô Ville sur le ciel ! Graisses ! haleines reprises, et la fumée d’un peuple très suspect – car toute la ville ceint l’ordure. On songe aux Villes tentaculaires de Verhaeren, « la plaine est morte – et la ville la mange ». Avec sa sensibilité particulière de créole déraciné, Alexis participait pleinement du désarroi européen, nourri par les métamorphoses rapides de la modernité. Les Parisiens, vus par Saint-John Perse, en 1925, « un peuple mal incarné », cousinaient avec les citadins de Spengler, supposés précipiter Le Déclin de l’Occident. Devant Larbaud, venu le visiter en 1911, Alexis évoquait la capitale, qu’il ne connaissait guère : « Quand il nomme Paris on croit voir un immense tas d’ordures sous un brouillard NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 86 — Z33031$$10 — Rev 18.02 86 Alexis Léger dit Saint-John Perse éternel. » Il entrait dans ce dégoût un peu du dépit de l’habitant des Anneaux de Saturne. Devant Gide, aussi brillant et inaccessible que la capitale, le jeune provincial affichait une moue boudeuse : « J’avais pensé vous faire un beau cadeau, qui n’eût son prix en art ni en argent, et tel que je ne saurai jamais mériter qu’on m’en fasse. Et puis j’ai pensé à tous les hommes qui vivent autour de vous : des Artistes. Je n’aime pas. Et puis j’ai pensé à Paris, où vous vivez. Je n’aime pas. » Une différence de taille l’éloignait pourtant de Barrès, ou de l’Allemagne postromantique, qui poussait des cris furieux en s’engloutissant dans l’industrie et l’urbanisation. Le cosmopolitisme curieux du jeune homme, son goût de l’au-delà et du voyage, n’avaient que faire de l’enracinement barréso-spenglérien et de la critique de l’irréligion scientifique. Alexis proclamait son amour des quais de Bordeaux, promesses de départ, et défendait froidement les droits de l’esprit critique, contre l’orthodoxie romaine d’un Jammes. Il n’était pas un simple rêveur, inadapté à son temps, ni un pur romantique, qui aurait préféré les vaincus de l’Histoire aux vainqueurs. Ou s’ils avaient sa préférence, Alexis prenait en compte les verdicts de l’Histoire. Avec la guerre de Cuba, l’enfant avait mesuré la puissance anglosaxonne et la décadence espagnole. L’adolescent était témoin des difficultés de l’Italie, empêtrée dans les troubles sociaux. Il admettait les succès du Nouveau Monde et n’appelait pas décadence les métamorphoses de la vieille Europe. De surcroı̂t, le vitalisme des philosophies de sa jeunesse se mariait heureusement avec la tradition familiale, incarnée par le modèle de sa grand-mère Caille, fougueuse militante de l’optimisme. Bref, le jeune homme arrivait trop tard, et de trop loin, pour se lamenter passivement, avec les pessimistes culturels européens. Il admettait la force là où elle était, sans pour autant renoncer à des valeurs qui l’apparentaient aux antimodernes, à commencer par son spiritualisme. Si bien qu’Alexis s’offusquait que Gide l’eût pris pour un matérialiste ; il n’était pas davantage un rationaliste. Exact contemporain d’Henri Fournier et de Jacques Rivière, il dépréciait les idées, à l’égal de cette jeunesse khâgneuse. Rivière affectait « le plus profond mépris » pour « l’intelligence ou ce qu’on appelle comme ça ». Alexis s’inquiétait que Monod se fût, « à Paris, assujetti aux idées et aux livres ». Glouton de lectures, après avoir grandi en petit animal guadeloupéen, le jeune homme préférait défendre, plutôt qu’une idée, son instinct de créateur ; lui étant propre, il le délivrait de toute rivalité. Son anti-intellectualisme était la face répandue d’un primitivisme qu’il cultivait spécifiquement, sur son terreau antillais. Plus tard, dans les dı̂ners mondains, installé au sommet de la carrière et de ses sophistications, il se plaisait à se représenter en « primitif, comme ceux de [son] ı̂le ». Une convive, envoûtée, notait : « les arbres, il les attaque et les sent “tressaillir”, se contracter dans l’attente du prochain coup, qu’il hésite parfois à leur donner ». Pour l’heure, Alexis écrivait à Rivière qu’il redoutait « les mutilations de la culture », et qu’il préférait « toute la force primitive à la littérature ». NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 87 — Z33031$$10 — Rev 18.02 Exil, déclassement et affabulation 87 La vie ne trouvait pas refuge dans le mouvement des masses populaires ; pas d’issue politique à ce culte de la force. Du socialisme, qui attirait Monod, Alexis prédisait qu’il ne servirait qu’à encadrer le peuple, le temps d’en faire des bourgeois. Le secret de la vie ne se trouvait pas non plus dans les livres. Imbibé de la pensée moderne, qui bousculait les hiérarchies de la philosophie classique, il préférait l’exaltation de la vie à la recherche du bien et de la vérité, sans que l’on sache bien s’il s’agissait toujours de la même notion, de Spinoza à Nietzsche, de Gustave Le Bon à Bergson. Chez le jeune homme, un pseudo-évolutionnisme, voire des formes de darwinisme social, cohabitaient avec le bergsonisme en vogue dont il était familier (« notre Bergson », écrivait-il à Monod). Alexis balançait entre les ramifications de cette philosophie vitaliste, qui se mâtinait vaguement de bouddhisme, à Paris comme à Berlin, et d’occultisme, en plein renouveau mesmérien, par réaction aux années postpositivistes. « Je m’occupe aussi de spiritisme, confiait-il à Frizeau – Quand on n’a rien dans le ventre, de quelles siliques n’est-on pas affamé ! » Cette large révérence antirationaliste à la vie, à l’élan vital et à la vitalité, sous sa triple acception biologique, philosophique et morale, flattait son goût pour la poésie autant qu’elle la desservait. La poésie, exercice spirituel sans rival, le plus pur de son temps, pouvait prétendre au service intégral du spiritualisme vitaliste. Elle était mode de connaissance d’une vie irréductible au savoir scientifique, elle était pouvoir de création d’une réalité advenue par la nomination. Se reconnaı̂tre poète c’était, pour Alexis, se faire une philosophie de poète, une morale de poète, un corps de poète. Ses coups de crayon les plus vigoureux portés à son Nietzsche sont pour ces lignes, que l’on pourrait trouver, sur un ton plus anecdotique que dogmatique, dans le Journal des Goncourt, familiers de cette physiologie du créateur : « Les artistes, lorsqu’ils valent quelque chose, sont doués d’un tempérament vigoureux (aussi au point de vue corporel), ils possèdent de la force en excès, ils sont sensuels ; sans un certain surchauffement du système sexuel on ne saurait imaginer un Raphaël... Faire de la musique c’est aussi une façon de faire des enfants. » La morale particulière du poète se justifiait par la noblesse sans pareille de sa visée. Inégalitarisme, ascétisme, égoı̈sme, solitude, bref le solide individualisme d’Alexis mariait les droits au libre examen de la conscience positive, loin de tout dogmatisme catholique, avec le moi démiurgique du romantisme. Cette morale, qui isolait l’artiste au-dessus des obligations conventionnelles, pouvait entretenir un égoı̈sme de confort. Convaincu de sa solitude essentielle, sceptique en amitié, le jeune homme avait tendance à tirer tout commerce amical sur une pente utilitariste. Il ne craignait pas d’user de ces « moyens grâce à quoi une espèce plus forte se conserve », qu’il avait soulignés vigoureusement chez Nietzsche : « Se procurer par toute espèce d’ascétisme une prépondérance et une certitude par rapport à sa propre force de volonté. Ne point se communiquer ; le silence ; se méfier de la gentillesse. » NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 88 — Z33031$$10 — Rev 18.02 88 Alexis Léger dit Saint-John Perse L’adolescent pressentait confusément que sa puissance n’était jamais si grande que dans la création poétique, où culminait sa vie spirituelle. Il reprenait le mot spinoziste de Napoléon en attribuant à la poésie sa définition du bonheur : « le développement de toutes nos facultés ». Seulement Alexis avait tous les dons, et pouvait aussi bien justifier par Spinoza son ambition politique, trouvant dans la cité la joie d’une autre puissance d’agir. Alexis considérait peut-être que ses plus grandes facultés tenaient au pouvoir de nommer et de créer ; mais elles provoquaient aussi la plus grande tristesse de n’y parvenir qu’imparfaitement. Il confiait à Rivière l’angoisse de cette réquisition spirituelle, qui ne le laissait pas en paix, en le voulant tout entier : « Et quand il m’arrive, comme dernièrement, que quelqu’un passe ici et parle d’art, je sens confusément que je le hais, de je ne sais quoi, sinon de ce qu’après il me faut bien deux jours pour retrouver mon aplomb. » Un an plus tard, il commentait ainsi les critiques moqueuses que lui avait values l’article dithyrambique de Valery Larbaud, établissant l’auteur d’Éloges à hauteur d’Homère, Virgile et Hugo : « J’en ai tiré, mal né, infiniment plus de tristesse que les lettres de Claudel ne m’avaient pu donner de joie – une tristesse démesurée. » Pour autant la quête d’absolu d’Alexis lui interdisait de jamais se satisfaire pleinement de l’action politique qu’il associait, dans sa jeunesse, au champ des vérités relatives, la modernité n’apparaissant nullement à ses yeux comme un progrès de l’Histoire. Homme de poésie ou d’action, autant sceptique devant l’intellectualisme, le progressisme de Monod que devant la rigidité réactionnaire et anachronique de Jammes, le jeune Palois, futur diplomate de gauche, lancé dans le siècle, réagit positivement au test de l’antimoderne élaboré par Antoine Compagnon, si l’on veut bien se souvenir que l’antimoderne est à ses yeux « le vrai moderne, non dupe du moderne, déniaisé 6 », ce qui élargit assez considérablement le nombre des candidats à tous ceux qui résistèrent un tant soit peu à leur époque. Avant de se couler dans le sens du courant, l’adolescent, qui cultivait le droit à la partialité et à l’élitisme, fut spontanément porté à se former auprès de maı̂tres qui, contre la Révolution, ne croyaient pas à l’égalité ; qui, contre les Lumières, préféraient les faits et les choses aux idées et aux utopies ; qui, contre l’optimisme historique, préféraient à la notion de progrès celle de cycle ; qui, contre la métaphysique du progrès, n’adhéraient pas nécessairement au dogme du péché originel, mais cultivaient une forme de pessimisme ; qui, avec Emerson, révéraient le sublime de préférence au raisonnable et le dandysme au bonheur – dont Alexis dirait tout ignorer ; qui, contre le « fameux style coulant, cher au bourgeois », pratiquaient la vitupération et l’anathème, comme Bloy, ou bien encore l’éloge paradoxal, riche en oxymores et alliances de mots, aimé de l’auteur des grinçants Éloges (« une très vieille petite fille ») comme du jeune consul, qui régalait son protecteur de ses philippiques : « J’ai voyagé sans danger avec des banquiers pauvres, des médecins malades, des femmes belles et paisibles à vous donner le mal de mer, des officiers sages et nuls comme des fils aı̂nés, dont NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 89 — Z33031$$10 — Rev 18.02 Exil, déclassement et affabulation 89 le cœur bêle et pue la rêverie sentimentale, la dignité civile et les modestes convoitises 7. » Contre son image posthume d’homme de gauche, il faut se souvenir que le jeune homme admirait dans les livres ceux qui vitupéraient la modernité, comme il les chérissait parmi les vivants. Modèles littéraires En lisant et en écrivant, Alexis rachetait les insuffisances de sa condition sociale. Il se parait du prestige du clerc et se flattait de procéder d’une tradition classique, vertueusement anachronique à la modernité utilitaire. Traducteur de Pindare, il affectait de s’étonner qu’il y eût « encore des hommes à Londres – et des femmes – pour déchiffrer le grec à l’occasion ». Enfant, il avait aimé les récits d’aventures et de flibustes, qui exaltaient la virilité et l’héroı̈sme ; plus tard, il aima Melville et Conrad. En exilé, il goûtait la veine sophistiquée et exotique de Hérédia, dont il avait acheté Les Trophées à seize ans. Au même âge, il lisait Leconte de Lisle (les Poèmes antiques et les Poèmes barbares) et le Salammbô de Flaubert. Il révérait Baudelaire ; son éloge de Rimbaud, dans sa correspondance de jeunesse, n’était voilé que par une discrète jalousie. Le jeune homme découvrit Lautréamont pendant son service militaire ; beaucoup plus tard, son portrait de ce « rebelle » dessinait en creux un désaveu du « bas romantisme publicitaire de l’antilittérature ». Parmi les grands maudits, le jeune Alexis admirait surtout Edgar Allan Poe. Il s’identifiait à ce modèle jusqu’à vouloir lui ressembler. Il revendiquait cette filiation en envoyant à Jammes, Frizeau et Claudel, ses pères littéraires, un portrait de sa main du poète américain. Il flattait une ressemblance qui n’était pas encore évidente, mais qui ne cessa de s’accroı̂tre, par l’effet d’un patient mimétisme. Louise Weiss s’en amusa, lorsqu’elle visita Alexis dans son exil américain, en 1950 : « Dans l’entrée, à droite, posé sur la tablette d’un meuble, un grand portrait d’Edgar Poe, dont les yeux sombres et le grand front ressemblent à ceux du maı̂tre de maison. Élément de mystification. Les malheureux visiteurs, surtout les femmes, s’y trompent 8. » Le poète, établi dans sa retraite glorieuse, dans le Var, organisa le même dispositif. De fait, à soixante ans, Alexis s’était façonné ce visage, après quarante années de domination de soi, ou de passion mimétique. Le désir d’écrire ne procède-t-il pas toujours d’une telle projection ? « On écrit d’abord parce que d’autres avant vous ont écrit. » Tout à son déni de génération, Saint-John Perse n’aurait pas souscrit à cette affirmation de Gracq. Pourtant, après avoir tiré tout le suc des grandes figures familiales, dont les succès n’étaient pas transposables en métropole, après avoir laissé mourir, avec son père, tout projet de carrière juridique, Alexis avait trouvé d’autres modèles pour se vouloir écrivain. Auprès de Jammes et de Claudel, il apprit l’évangile littéraire de son temps ; en Gabriel Frizeau, simple amateur, il trouva un père stérile, auprès de qui il pouvait éclore, loin de toute rivalité, et s’admettre poète, en dépit de la mésestime de soi qui menaçait sa puissance créatrice. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 90 — Z33031$$10 — Rev 18.02 90 Alexis Léger dit Saint-John Perse Tout commença avec Francis Jammes, et c’est pourquoi Saint-John Perse a largement récrit l’histoire de cette amitié. En Jammes, le jeune adolescent découvrait l’incarnation du pur écrivain, celui qui se dévouait religieusement à son art ; la rencontre fut trop inégale, et trop précoce, pour qu’Alexis n’eût pas voulu se libérer peu à peu de la tutelle morale et artistique du poète béarnais. Dans une lettre fictive à sa mère, datée de 1917, rédigée dans les années 1960, Saint-John Perse représentait cette libération comme une rupture. Jammes, expliquait-il, l’avait « par trop déçu, comme poète et comme homme aussi bien que comme ami ». Cette déception était à la hauteur d’une influence dont Alexis ne se déprit pas si facilement. En 1911, il écrit encore au poète la fidélité de son attachement à tout ce qu’il aime en lui « du poète et de l’homme », mais il signale « l’écart, tout naturel, et qui s’accroı̂t peut-être », entre leurs goûts littéraires, leurs « conceptions philosophiques ou politiques ». Il renonçait à la succession de Jammes, puisqu’il s’éloignait de son orthodoxie religieuse, et refusait de récuser la modernité littéraire quand elle prenait le tour de l’innovation formelle. Il entendait conserver l’amitié du poète, en la tenant hors du champ littéraire, quand bien même le Béarnais l’avait fait naı̂tre à la poésie. Cette rupture d’héritage, entre dépit et ingratitude, permettait à Alexis de répondre aux vifs reproches de son aı̂né, à qui il avait dissimulé la publication de ses poèmes à la Nrf, où il développait ses propres réseaux faute d’avoir obtenu le soutien de son premier modèle : « M’entendrez-vous jamais rien dire de tous les jeunes élégiaques qui s’orientent aujourd’hui vers vous, sous la double caution littéraire de leur catholicisme et de leur académisme 9 ? » Alexis avait bien le droit d’aller voir ailleurs, si Jammes avait d’autres héritiers que lui. Saint-John Perse a préféré une autre interprétation, en censurant ce passage, pour déplacer la querelle hors du champ littéraire, comme si leur amitié ne s’était pas nourrie à ce foyer. Alexis n’aimait pas les héritages ni les dettes, et Saint-John Perse moins encore, qui voulait rayonner en astre solitaire. Sa notice autobiographique laisse croire qu’Alexis reçut, seul, à quinze ans, l’amitié de Jammes, et voulut bien l’honorer, en lui présentant sa famille pour satisfaire sa curiosité de la Guadeloupe (Jammes y avait un grand-père enterré). La rencontre était dramatisée, « aux grottes de Bétharam ». En réalité, au souvenir de la femme de Jammes, Alexis l’avait connu dans un cadre familial, qui ne devait rien à une sorte de reconnaissance subtile entre poètes, le Béarnais « s’étant lié d’abord avec le père, avoué à Pau, et durant un séjour partagé avec eux tous, à Luz-Saint-Sauveur, dans les Pyrénées ». Constant dans sa logique, Saint-John Perse a gommé de sa correspondance avec Jammes l’intermédiaire paternel, et rayé les lignes qui l’évoquaient : « Mon père m’a communiqué deux pages de vous sur Lourdes. Le Mercure m’avait aussi porté quelques fragments religieux. » Saint-John Perse n’admettait à sa naissance poétique aucun lien avec son père biographique, moins encore qu’avec tout autre père poétique. Lorsqu’il évoquait Jammes sur le plan littéraire, il tranchait les liens qui l’unissaient, comme poète, à sa famille. À l’inverse, pour prendre ses distances avec son influence littéraire, dès ses premiers NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 91 — Z33031$$10 — Rev 18.02 Exil, déclassement et affabulation 91 poèmes publiés, Alexis ne parlait plus de Jammes que sous le rapport du cercle familial. C’est ainsi, mufle à souhait, qu’il entendait livrer à la postérité ses relations avec son premier mentor, dans une lettre fictive à sa mère : « Je ne le reconnaissais déjà plus quand les circonstances m’ont fait perdre contact avec lui. Mais vous quatre, mère et sœurs, gardez-lui toute votre affection, qu’il mérite bien de vous. » À vrai dire, Jammes n’a pas agi autrement, en taillant ras le souvenir de cette bouture poétique née de lui, pour devenir autre. On chercherait en vain, dans l’ensemble de ses écrits publiés, un éloge ou seulement une référence à Saint-John Perse. Au chapitre « Créoles au Béarn » de Ma France poétique (1925), les Léger sont des Antillais chez qui Jammes entretient le culte de ses propres aı̈eux ; Alexis n’y apparaı̂t pas en poète, mais en futur diplomate, adolescent paradoxal et un rien agaçant : Alexis, précieux mandarin fait de laque, Et son œil grain de café, Lycéen lauré d’or, futur ministre à plaques, Vantait les Esquimaux ou bien philosophait. Avant les « aigreurs » de Jammes, et l’ingratitude d’Alexis, il y eut le temps d’une amitié asymétrique mais harmonieuse. Rencontré en 1902, à tout juste quinze ans, Jammes fut longtemps toute la littérature vivante pour Alexis. Le jeune homme trouva un jour l’audace de montrer ses premiers essais grâce à la familiarité de ce poète qu’il connaissait sous le jour pauvre de l’intimité. À mesure qu’il grandissait, et qu’il comprenait la grandeur du poète rencontré au hasard des excursions paternelles, mais aussi l’isolement que lui valait, dans l’angle le plus légitime du champ littéraire, son catholicisme romain et son académisme formel, la gêne s’installa. La mort d’Amédée accéléra l’émancipation d’Alexis. Les relations s’espacèrent. En avril 1908, Alexis écrit à Frizeau : « À propos de Jammes, dites-moi ce qu’il devient. Je ne l’ai pas vu depuis un an. Je lui ai écrit, il y a plus d’un mois, voulant aller le voir à Orthez, et je ne puis absolument pas m’expliquer pourquoi il ne m’a pas répondu. » En juin 1909, alors qu’Alexis s’admet poète depuis peu, il envoie à Monod une monographie sur Jammes : « C’est un artiste si pur qu’il faut l’aimer autant que l’admirer. » Le malentendu à venir affleure sous cet étonnant devoir d’aimer, fidélité à une affection devenant inactuelle. À Frizeau, Alexis avoue son peu de goût pour la monographie en question : « Jammes était hier chez moi. [...] Il se dit très content de la monographie de Pilon : je ne comprends pas ; il me semble qu’elle est insuffisante, indigne du poète de Dieu. Il n’y a là qu’un Jammes d’herbier. » À cette date, l’aspirant poète demeurait de son propre aveu dans la main de Jammes, comme Esther dans celle de Mardochée : « J’aperçois Jammes, ici et là, comme un nœud – (j’entends le Jammes hors commerce, celui que j’habille en Mardochée, à qui je n’ai jamais dit mon admiration). “On ne sait jamais de qui on est le plus proche parent”, dit le Mendiant. » Il ne disait pas autre chose à la mère du poète, humblement : « À votre fils, Madame, NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 92 — Z33031$$10 — Rev 18.02 92 Alexis Léger dit Saint-John Perse vous direz ce que je crains de n’avoir su dire, ni peut-être montré : que je l’aime profondément, autant, s’il se peut, que je l’admire. Que M. Jammes admette ma timidité 10. » En cet été 1908, qui est le moment de sa première publication, Des villes sur trois modes, poème inaccompli et très symboliste, paru dans la revue Pan, Alexis n’a pas encore trouvé l’hospitalité de la Nrf naissante. L’aide qu’il cherchait du côté de Frizeau n’aboutissant pas, il se résigna à se tourner vers Jammes, quoiqu’il lui en coûtât. En mars 1909, il avait avoué à Frizeau : « Et pour Jammes, il peut être l’homme que j’affectionne, que j’aime depuis le plus longtemps en France : il n’en est pas moins celui à qui je ne voudrais ni ne pourrais parler de moi. » Un mois plus tard, il envoya à Jammes ses manuscrits, non sans avoir « beaucoup hésité ». Saint-John Perse a censuré le jeune homme, solennel et pitoyable dans cet exercice. « À vivre de solitude, j’ai de longtemps connu la gravité et la beauté de cette heure : demander conseil », écrivait-il, usant d’une formule qu’il resservit telle quelle à Frizeau et à Claudel. « Et si tout ce que je vous envoie n’était que fatras, je suis encore sûr, devant moi, que je vous serais profondément reconnaissant de tout conseil : fût-ce le renoncement complet 11. » Ses précautions farouches étaient aimablement bousculées par Jammes. Cela s’entend dans les longues prétéritions qu’Alexis infligeait à Jacques Rivière : « Il faut croire ce que je vais vous dire ; je l’ai dit aussi à Jammes, qui veut trop attendre de moi et traite de phobies mes attitudes. Il n’y a rien à attendre de moi littérairement. » Jammes, d’ailleurs, ne manquait jamais de dire du bien d’Alexis, même agacé par ses paradoxes d’adolescent tourmenté. Il le recommandait tous azimuts, souvent avec chaleur, parfois avec un peu d’humeur. Au conservateur des Beaux-Arts de Pau, Paul Lafond, le poète le présentait comme l’un de ses « jeunes amis de Pau, très intelligent et très sympathique » ; devant Claudel, dont on sollicitait les conseils en vue d’une carrière consulaire, il offrait encore sa garantie : « Il est très intelligent, très travailleur, plein de mérites dans une situation fort modeste. » Les rencontres se firent épisodiques, puis, en mai 1910, Alexis écrivit à Gabriel Frizeau qu’ils se voyaient à nouveau « assez souvent ». Jusqu’à la publication d’Éloges dans la Nrf, un an plus tard, Alexis fréquenta régulièrement le ménage Jammes, non sans émettre quelques réserves sur l’œuvre en cours du poète béarnais. À Pau, comme à Bordeaux, Jammes demeurait le premier signe extérieur de richesse littéraire du poète débutant. Jacques Rivière, chez Frizeau, s’impatientait du jeune homme mutique : « Ce petit Léger, en qui je découvre des lacunes, m’agace quand même par l’impertinence (non plus voulue) de son attitude fermée. Il a un petit air transcendant et sûr de lui, qui est extraordinaire 12. » Mais il venait chez Frizeau, en compagnie de Jammes, avec qui il était « intime », ce qui lui valait une indulgence expectative. Sans compter qu’il avait « intéressé Claudel », au dire de Frizeau. Lorsqu’il fut affermi par la confiance de Jacques Rivière, le jeune accoucheur de talent, Alexis put s’affranchir de la tutelle de son vieil ami ; ses cachotteries à son égard furent moins innocentes que libératoires. Le jeune homme s’efforça de tirer leur relation hors du terrain littéraire, et revint au plan familial, oubliant qu’il lui avait fait remise, deux NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 93 — Z33031$$10 — Rev 18.02 Exil, déclassement et affabulation 93 ans plus tôt, de sa vocation poétique : « Vous savez bien qu’entre nous, ou de moi à vous tout au moins, il n’est jamais question de rien de littéraire qui puisse me concerner. L’intérêt de ma vie n’est point là, et j’ai déjà assez de peine à m’exprimer sur quoi que ce soit d’autre, de plus urgent, face à la vie elle-même 13. » Ce qui révèle incidemment que le jeune homme n’était pas disposé à concevoir son art comme la vie même. Alexis se fit moqueur, Jammes s’aigrit. Devant Alain-Fournier, venu le visiter à Saint-Sauveur, le jeune poète égratigna l’idole, au chapitre de sa vanité littéraire, un péché pour les tenants de la littérature pure : « Sur Jammes surtout il raconte une foule d’histoires. Jammes allant à la gare et désespéré quand il n’y a personne pour lui, à la descente du train... » Pour autant, l’amitié, altérée, ne finit pas comme le laisse croire la clôture brutale de la correspondance de la Pléiade, terminée par une dénégation mensongère, qui montrait cruellement, pour la postérité, combien peu le jeune poète, à l’orée de son œuvre, était disposé à se confier à son aı̂né : « ne pensez surtout pas que je veuille, en nulle carrière, me ménager des loisirs littéraires. Il y a longtemps que j’ai arrêté en moi la décision de me refuser à toute tentation littéraire, même en marge d’une vie assurée ». La correspondance fictive avec Renée était aussi trompeuse, en laissant croire qu’un silence définitif était tombé entre eux. En réalité, le diplomate rendait quelques menus services à son vieil ami. Il lui écrivait de loin en loin. Il était demeuré muet aussi longtemps qu’il avait résidé en Chine, son premier et dernier poste à l’étranger, de 1916 à 1921 ; mais ce silence s’étendait à toutes ses relations. En 1920, Jammes restait cependant en mesure d’informer Arthur Fontaine : « il m’est enfin parvenu, par l’intermédiaire de l’une de ses sœurs, des nouvelles espatafouillantes. Dès qu’il entre en jeu, tout devient extravagant ». Dans les années 1920, ils renouèrent. Il arriva qu’Alexis se souciât d’un nouveau protégé de son ancien bienfaiteur, candidat à la carrière diplomatique ; le chef de cabinet de Briand était trop heureux de renverser leurs anciennes positions d’obligations respectives : « Vous savez combien je vous serai toujours reconnaissant de me donner la moindre occasion de faire quelque chose pour quelqu’un à qui vous vous intéressez. » À l’heure du renoncement littéraire, tout à la volupté du jeu politique, le souvenir du bon Jammes lui arrachait une nostalgie presque sincère : « Je voudrais vous écrire plus longuement. Je voudrais surtout pouvoir entrevoir, avant trop longtemps, la possibilité d’aller passer quelques jours auprès de vous à Hasparren. Ne pensez pas que je prenne aisément mon parti de cet éloignement : je ne connais de prix à la vie que celui de nos affections, et la vôtre m’est chaque jour plus précieuse dans la solitude secrète d’une vie professionnelle à laquelle je ne fais que prêter la part moins sincère de moimême 14. » Pour ce service, ou pour un autre, Jammes le remercia « de tout cœur », avec une sentimentalité nouvelle : « À mesure que j’avance en âge s’accroı̂t mon affection pour toi et pour les tiens. » En 1929, il lui écrivait encore de ne pas oublier « de rappeler la candidature d’Irénée Boyer au mérite agricole NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 94 — Z33031$$10 — Rev 18.02 94 Alexis Léger dit Saint-John Perse pour la promotion du 1er de l’an ». La république des lettres et celle des politiciens se rendaient de menus services. À la mort de Briand, en mars 1932, devant Gabriel Frizeau, Jammes rêvait tout haut au destin du petit créole et fantasmait sur ses pouvoirs, en lui prêtant les meilleures intentions : « Tu as dû voir que Léger figure au tout premier plan. Il est loin du temps où tu lui conseillais d’acheter une bicyclette. Il a préféré le char de l’État. À vrai dire, c’est un cœur dévoué et je ne lui sens pas de haine antichrétienne. Je ne serais point étonné car “il a conduit la France pendant huit ans” que le calme relatif accordé aux Congrégations fût venu de lui 15. » Reste que leur amitié demeura inachevée. Amer, Jammes ne trouvait pas que le secrétaire général du Quai d’Orsay en fı̂t jamais assez pour lui. En 1934, Claudel pensait apaiser le poète béarnais : « J’ai causé de votre situation avec Léger, qui a pour vous beaucoup d’affection, et que les lettres admirables, me dit-il, que vous écrivez à sa sœur, ont beaucoup impressionné ! Il estime comme moi que vous devriez rentrer au Figaro, [...]. Si vous voulez bien nous indiquer vos conditions, Léger et moi pourrions faire quelque chose. » « Oui, Léger m’aime beaucoup, j’en suis sûr, répondait Jammes. Mais je commence à comprendre que l’homme le plus haut placé remue difficilement une puce. » Léger avait suivi le sillage de Claudel ; arrivé au sommet du Quai d’Orsay, il discutait sur un pied d’égalité, avec lui, des moyens d’aider son ancien mentor. C’est grâce à Jammes, d’ailleurs, et chez lui, qu’ils s’étaient rencontrés. Quand Alexis évoquait ces glorieux aı̂nés, pour faire justice à l’ordre de son admiration, il inversait la chronologie. Claudel rectifiait luimême, non sans tirer quelque fierté, en 1939, de sa rencontre précoce avec le maı̂tre incontesté du Quai d’Orsay : « Il a connu Léger avant tout le monde, par l’intermédiaire de Francis Jammes. » En assurant au contraire que Jammes lui avait été « présenté par Claudel », Alexis avouait la préférence de sa passion mimétique. Jammes s’en était tôt aperçu ; il régulait jalousement l’admiration agressive que l’adolescent vouait à son compère. « Je ne peux vous écrire sans impertinence. Jammes me le dit. Je veux le croire », écrivait le jeune homme au consul 16. Mais Alexis ne se privait pas de se glisser entre les deux poètes ; il suivait volontiers les avis du lointain Claudel contre ceux du trop proche Jammes : « J’avais aimé un jour que vous eussiez reproché à Jammes Existences, cette bouderie. » Ni ne se privait de l’impertinence que lui reprochait Jammes, pour provoquer l’intérêt de Claudel : « Si je songe à vous, c’est un peu avec une aigre détresse qui est bien certainement de l’égoı̈sme, parce que vous êtes pour moi – et Jammes aussi, et votre ami Frizeau – celui qui a fini, celui qui est “sorti”, qui est “arrivé”, tandis que moi je commence. Et je serai seul sans doute jusqu’au terme. Vous êtes de ceux qui ont disparu pour moi derrière le Lac de Soufre de vos Livres Saints. Je suis “pompier” parce que je n’ai point maintenant de pudeur. Rappelez-vous votre jeunesse et vous retrouverez ce deuil que laissent ceux qui nous précèdent 17. » NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 95 — Z33031$$10 — Rev 18.02 Exil, déclassement et affabulation 95 L’impertinence vengeait l’adolescent de la violence qu’il avait subie de Claudel, lorsque le catholique avait entrepris de le convertir, chez Jammes précisément. Alexis a multiplié les récits de cet épisode, qui concluent invariablement à la froide indifférence de ses dix-sept ans, face aux efforts du pêcheur d’âme. Dans la version la plus répandue, il est rapporté que l’adolescent panthéiste avait été distrait de l’argumentaire passionné par le spectacle d’un orage pyrénéen. Mais tous les témoignages rétrospectifs inspirés par Alexis ne valent pas celui, presque contemporain, du seul Jacques Rivière, incapable de malice : « Claudel l’a entrepris sur la religion : il l’a enfermé avec lui dans une chambre pendant une heure et l’a invectivé terriblement. Léger est sorti pleurant, brisé ; et a quitté la maison aussitôt, disant à Jammes qu’il l’aimait beaucoup, mais que son ami était trop cruel. » Brisé par la rhétorique violente du poète catholique, souhaitant se rendre, ne le pouvant pas, incapable de le feindre, Alexis demeurait à l’orée de la foi chrétienne. Quelques années après cette conversion avortée, le jeune homme écrivait à Claudel : « Pour arriver au christianisme, je n’arrive pas d’assez loin. Torture, aux portes mêmes, de ne pouvoir faire un pas ! Qui vient de près ne va loin : j’ai dit cela un jour à Frizeau, et je songe avec terreur qu’il ne me l’a pas disputé. » * Quarante ans plus tard, Alexis rappelait à Claudel n’avoir jamais cédé devant lui à la complaisance d’une « crise religieuse », « sincère ou mimée ». Claudel avait pris acte de son échec. À Gabriel Frizeau, qui le questionnait sur les projets diplomatiques du jeune homme, il répondait, un rien dépité : « Léger n’est pas catholique et rien ne l’empêche de faire de l’action républicaine. » Mais Claudel conservait le triple ascendant que lui valait l’admiration du jeune homme pour la grandeur de son génie, les prestiges de sa carrière consulaire, libre et vagabonde, et sa gloire littéraire naissante : « Je suis parfois votre nom dans des revues. On s’empare de vous, on vous admire, on vous “comprend”. Vous avez de la gloire. ** » Deux ans plus tard, Alexis regrettait avoir jamais écrit ces impertinences de jeune coq, que Saint-John Perse effaça de sa correspondance publiée, comme l’expression de son repentir : « Si je pouvais imaginer ce que je vous écrivais dans des lettres précédentes, combien serais-je terrifié et blessé – ah ! oui, blessé de tant d’inconscience encore devant vous, et par-dessus tout de tant d’aisance dans la sottise, qui m’a fait perdre monstrueusement ce que j’avais à recevoir de votre main ! Mais accueillir pareille souffrance serait vous perdre. Je ne veux pas que la tristesse d’avoir étalé devant vous trop de sottise, et de trop incurable, m’interdise à jamais de vous parler : devant vous, nulle gêne de soi sans impertinence, sans ridicule aussi 18. » Claudel pardonnait aisément. Il ne détestait pas cette résistance, et appréciait les premiers essais poétiques du jeune homme, après l’avoir mis en garde contre la « pente littéraire ». « Il aime beaucoup les Images à Crusoé de Léger » attestait Rivière, dans la lettre fameuse qui relate à Henri * FSJP, Lettre du 10 décembre 1908, publiée incomplètement dans Œuvres complètes, op. cit., p. 716 (phrases en italique omises). ** FSJP, lettre du 1er novembre 1906 et Œuvres complètes, op. cit., p. 713. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 96 — Z33031$$10 — Rev 18.02 96 Alexis Léger dit Saint-John Perse Fournier sa première rencontre avec le grand homme. Sur le plan pratique et matériel, Claudel ne ménageait pas ses conseils ; Alexis le payait de sa formule habituelle, que nous connaissons déjà : « Je n’avais jamais connu la joie de mériter un conseil, et voici que je le reçois de qui m’importe ; que cela m’est donné. * » Il demandait bien plus qu’un conseil à son aı̂né, il le poursuivait tout entier, il voulait lui ressembler et devenir tout ce qu’il était. L’adolescent avait besoin de ce tourbillon de violence et de liberté pour s’affranchir des préciosités du symbolisme. Il suffit de comparer les poèmes écrits avant et après la rencontre avec Claudel, pour mesurer l’influence que Saint-John Perse s’est employé à effacer. En vieillissant d’une année sa rencontre avec Claudel et en rajeunissant de quatre ans la rédaction d’Images à Crusoé, le premier poème retenu dans ses Œuvres complètes, Saint-John Perse a minoré ce que sa métamorphose devait à son modèle pour réussir son Crusoé, à mille lieues des affétries de sa première publication, Des villes sur trois modes. Des poèmes d’Éloges, Gide disait à Claudel : « Ils sont violemment influencés par vous. » Alexis ne lui devait pas seulement des outils techniques, son vers libre, ses coupes, ses rythmes, ni la liberté de son lexique, qui puisait au créole, à l’instar de l’ardennais du premier Tête d’or ; il lui devait surtout un certain ton, ce sens de la grandeur qui s’accorde le droit à une parfaite simplicité. Faute de pouvoir devenir Claudel, Alexis trouva sa voix, son rythme, et sa propre place dans le champ littéraire ; mais il lui resta de son admiration primitive, qui ne fut pas pour rien dans son désir d’écrire, une tenace propension à diminuer son grand modèle. Claudel ne procédait pas autrement avec ses devanciers, qui conchiait allégrement tous les écrivains déifiés par leur temps, de Goethe à Hugo. Devant Étienne de Crouy-Chanel, son fidèle adjoint des années 1930, Alexis concédait à Claudel « un réel talent littéraire », mais « dans un style qu’il n’aimait pas ». Il s’en expliqua un jour : « Il y a deux espèces d’écrivains : les invisibles, qui ne s’interposent pas entre l’image qu’il décrit et le lecteur, et puis il y a celui qui, quand il décrit, est celui que vous voyez, au détriment de ce qu’il décrit. » Crouy-Chanel concluait : « il avait de l’admiration pour le talent de Claudel, mais pas de sympathie 19 ». Dans les années 1930, en ancien chinois, Alexis démolissait volontiers le lyrisme de Connaissance de l’Est ; il avait coutume de présenter l’orientaliste Gustave-Charles Toussaint, en citant ses traductions du tibétain qui évoquaient la misère du peuple asiatique : « en quelques mots il a dit plus que tout Claudel dans la Connaissance de l’Est ! ». Le désir d’écrire de l’adolescent, né au contact de Jammes et de Claudel, trouva le moyen de s’actualiser grâce à la bienveillance de Frizeau, amateur stérile, à l’amitié fécondante. De Racine à Baudelaire et Rimbaud ou, plus tard, Sartre et Camus, on ne compte pas les grands écrivains orphelins de père et « fils de leurs œuvres ». Comme Proust, et sensiblement à la même date, la disparition précoce de son ascendance libéra sa parole créatrice. * FSJP, lettre du 10 juin 1911, passage omis dans les Œuvres complètes, op. cit., p. 721. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 97 — Z33031$$10 — Rev 18.02 Exil, déclassement et affabulation 97 Alexis se sentait coupable d’une mort qu’il avait envisagée. Il l’avouait à Monod, évoquant entre son père et lui un état d’exclusion subtile, proche de la passion amoureuse : « J’ai trop aimé mon père pour n’avoir pas souvent imaginé sa mort. – Nous nous sommes aimés, je crois, jusqu’à en souffrir. Nous étions aussi seuls, l’un près de l’autre. » Le jeune homme prenait la place d’Amédée, accomplissant le fantasme œdipien ; il posait devant Frizeau au « Père noble ». Ce qui n’enlevait rien à son chagrin, ni à la précarité de sa situation. Seul responsable de soi, Alexis trouvait son expression personnelle, et affichait son désir d’écrire. Trois ans après la mort d’Amédée, il constatait, devant Frizeau : « Je crois, depuis deux ans, pouvoir écrire mien. » Responsable aussi des siens, avec sa mentalité patriarcale, il n’osait pas se livrer à son désir, et recherchait le soutien matériel et moral d’un père qui encourageât sa vocation littéraire. Avant la mort d’Amédée, chez Gabriel Frizeau, à Bordeaux, Alexis ne masquait pas son mal-être adolescent, empêché dans ses projets, empêtré dans des désirs contradictoires. Rivière s’agaçait que le jeune homme boudât, chez le bon samaritain, l’amateur d’art qui accueillait la jeunesse bordelaise éprise du beau et parfois inquiète de religion : « Il était là dans un fauteuil, silencieux, refusant un sourire aux finesses de Frizeau, d’un mutisme presque insolent. Et Frizeau se désolait ouvertement de ne pouvoir le pénétrer. » Après la mort de son père, Alexis s’épanchait, et requerrait presque explicitement du Bordelais qu’il lui fı̂t office de père. De Pau, Gabriel Frizeau semblait assez loin pour n’être pas gênant, assez riche, et bon, pour rassurer, assez fin pour servir de mentor et de confident. Au moment de choisir une carrière alimentaire, au terme de ses études, en 1911, Alexis se tourna naturellement vers celui qui l’avait aidé à forcer les portes de la Nrf ; il dissimulait à peine, sous le voile de la comparaison, le lien filial qu’il souhaitait : « Je suis confus envers vous comme un enfant qui n’ose plus se montrer. » Six mois après la mort d’Amédée, déjà, il avait réclamé explicitement la substitution paternelle : « À la mort de mon père c’est à vous que j’ai écrit, tout de suite, et à la façon d’un enfant. » Il était plus confus, face à son désir de publication, lorsqu’il sollicitait l’aide matérielle de Frizeau, qui devait ressusciter, sinon son père, au moins la revue défunte où il avait placé un manuscrit comme frappé de caducité pour avoir été écrit avant la mort d’Amédée : « Je viens de clore une assommante correspondance qu’il m’a fallu fournir pour retirer ce malheureux manuscrit de collégien que détenait la revue Antée, avant la mort de mon père. [...] Enfin le numéro d’octobre dernier, dont ce manuscrit faisait partie, n’avait heureusement pas vu le jour, et Antée est bien mort, cette fois ! » Faute de réponse à sa lettre, Alexis en éclaira lui-même le sens, « effrayé » qu’elle se fût perdue, et confessant la partie à trois qui se jouait entre la mort de son père, son désir d’écrire et son besoin d’un père de substitution : « [La lettre] était personnelle : je vous parlais, je m’en souviens, de mon père, et de la publication du manuscrit que je vous avais adressé. Peut-être aussi vous parlais-je de tout ce qui me décourage, matériellement, dans mon appel à l’art. » NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 98 — Z33031$$10 — Rev 18.02 98 Alexis Léger dit Saint-John Perse Dans le sillage de Jammes, en poursuivant de sa passion mimétique la personne même de Claudel, Alexis se désirait poète. Mais la vie donne ce que l’on désire, et l’on ne désire jamais assez hautement. Telle est la sage métaphysique des contes d’enfants, qui nous apprend que l’ambitieux est toujours puni par là où il désire, tandis que l’humble, qui ne souhaite rien pour soi, trouve son bonheur dans ses vœux altruistes. Cette philosophie, qui réprime le désir d’élévation sociale, n’enjoint pas seulement à la soumission politique ; elle enseigne plus subtilement que la providence seule désire assez hautement pour l’humanité. On est toujours trop limité, dit le conte, dans sa condition humaine, pour présumer de la grâce ; ou : le pauvre ne peut jamais se faire une idée assez haute de la richesse. Une vie de désir s’astreint sa propre limite. Alexis se façonnait le visage de Poe, et le destin de Claudel, en artisan virtuose de son désir. Mais en désirant à travers les catégories de son temps, même les plus élevées, même les plus désintéressées, qui codifiaient l’honorabilité littéraire, il se condamnait à une vie indexée sur des valeurs relatives, contradictoires, et vouées au vieillissement. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 99 — Z33031$$10 — Rev 18.02 IV Une vocation littéraire Historicité de la vocation littéraire Il faut s’arrêter sur la nature religieuse de l’expression. Sa prétention transcendantale ne l’exonère pas d’un examen historique. Pour ébaucher une histoire sociale et culturelle de l’écrivain, la naissance de Saint-John Perse coı̈ncide avec l’acmé de la revendication d’autonomie du champ littéraire. La plus grande indépendance possible du créateur, tel était l’idéal de la France littéraire de la Belle Époque, qui cumulait par sédimentation l’autonomie que l’écrivain-entrepreneur avait conquise aux dépens de l’État, celle que le parnassien avait gagnée en s’affranchissant du public, celle que le symboliste, enfin, avait défendue contre les institutions littéraires, académies et regroupements de toutes sortes. Ni écrivain d’État, ni commerçant, ni chef d’école, ni intellectuel, Alexis se représentait le pur écrivain en homme (certainement pas en femme), indépendant matériellement et spirituellement de tous les pouvoirs, qu’ils fussent économiques (le marché littéraire, l’État mécène), politiques (l’État prescripteur), culturels (le bon goût bourgeois, les académies, etc.) ou moraux (la révolution, l’ordre, etc.). Cette indépendance avait un coût, moins élevé pour les rentiers aisés (Proust, Gide ou Larbaud) que pour un jeune homme comme Alexis, pas assez fortuné pour n’avoir pas à se soucier, à terme, d’un emploi salarié. Interdiction de la gloire immédiate et des honneurs comme du succès commercial, nécessité de doubler sa vie d’écrivain d’un travail non littéraire : si l’indépendance avait un coût, il fallait qu’elle eût un prix. Les sociologues de la littérature font coı̈ncider la revendication nouvelle d’un art absolument désintéressé avec le Parnasse ; mais on ne saurait désarticuler cette mutation idéologique d’une transformation sociologique *. L’économie nouvelle du champ littéraire, et les sacrifices que les auteurs s’imposaient pour jouir de leur indépendance matérielle et spirituelle, s’expliquent par le gain symbolique d’une nouvelle représentation de soi du pur écrivain. Soit une nouvelle raison sociale, pour ne pas dire une nouvelle exigence ontologique. Pour résumer à l’extrême la démonstration, la simultanéité de la disqualification du prêtre et la requalification sociale de l’écrivain désintéressé n’ont rien d’une simple coı̈ncidence chronologique. Un transfert s’est * Gisèle Sapiro, « De l’écrivain d’État à l’intellectuel », Penser l’art et la culture avec les sciences sociales, Publications de la Sorbonne, 2002. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 100 — Z33031$$10 — Rev 18.02 100 Alexis Léger dit Saint-John Perse opéré, qui a radicalisé l’autonomisation du champ littéraire. Contestée dans l’ordre temporel depuis la Renaissance, la Réforme et la Révolution, affaiblie dans son dogme par les ruptures scientifiques et philosophiques rationalistes, l’Église satisfaisait moins massivement le besoin social du religieux. Il n’avait pas disparu pour autant, avivé par les mutations socioéconomiques et les bouleversements identitaires. Le rôle social des magistères spirituels non ecclésiastiques s’en trouva accru ; la figure de l’écrivain en profita jusqu’à une forme d’idolâtrie. Aux marges du champ littéraire (naissance de l’intellectuel), mais d’abord en son cœur (naissance de l’artiste pur), l’écrivain se paya symboliquement du respect dû à une aventure spirituelle désintéressée. Pour en profiter, sa légitimité ne devait pas souffrir de ce qui avait disqualifié l’Église. Héritier de la Réforme (de Gide à Schlumberger, les protestants façonnèrent la Nrf, temple de l’écriture intransitive) et des Lumières, l’écrivain indépendant devait pouvoir justifier du libre examen et ne pas chercher de profit matériel dans l’exercice de son art. Le désintérêt personnel et l’indépendance étaient les vertus cardinales attendues du pur écrivain. Pas question, enfin, d’en revenir au mécénat d’État, comme au Grand Siècle, ni aux confusions romantiques entre parole poétique et action sociale : la désacralisation de la vie politique, sous la IIIe République, fondée sur une rationalité positive et le pouvoir des masses, exposait au soupçon les bénéfices spirituels de l’écrivain qui acceptait les charges et les honneurs de l’État. Un jeune homme comme Alexis, né sous la IIIe République, n’était pas insensible au mot de Chateaubriand, qu’il avait lu de près : « Si la politique n’est pas une religion, elle n’est rien. » Claudel proclamait souvent, avec sa vanité enfantine, qui ne dissimulait pas sa hiérarchie personnelle entre le pur poète et le personnel politique : « Un pays où je suis ambassadeur et Léger chef de Cabinet est un pays jugé ! » Refusant de déplorer l’avènement de la démocratie au nom de son inéluctabilité (« Que je l’avoue tout net : je crois au fait démocratie, comme je crois au nivellement de la planète Mars »), Alexis expliquait avec des accents religieux : « Je pense que l’histoire, d’aussi loin dans le temps que la géographie mathématique, porte la flèche d’une telle résultante : moyenne, concours = sacrifice des extrêmes. Et je crois aussi que semblable concordat a pour faillite l’individu ; c’est-à-dire le génie, c’est-à-dire toute fin exorbitante : l’art, égoı̈ste et procédant par bonds. » Il ajoutait aussitôt, légitimant déjà le service de l’État, pourvu qu’il demeurât séparé de la création littéraire, strictement privée : « Mais je ne vois rien dans tout cela qui puisse légitimer le moindre vœu politique, encore moins un choix, encore moins un refus. » Un facteur compliquait ce système évolutif : le retour de flamme du catholicisme, au tournant du siècle, incarné précisément par quelques grandes figures littéraires, Bourget, Bloy, Claudel, Max Jacob puis, dans l’orbite de la Nrf elle-même, Ghéon, Copeau, etc. Il faut prendre notre modèle explicatif comme un système d’échange et non de substitution ; Claudel pouvait communier sous les deux espèces saintes de la littérature et de l’Église romaine, parce que les deux cultes étaient assez indépendants NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 101 — Z33031$$10 — Rev 18.02 Une vocation littéraire 101 pour qu’il n’y ait aucune confusion possible. Aucun écrivain ne s’est jamais cru le prophète d’une doctrine constituée ; ou, si c’était le cas, d’un Breton par exemple, il avait précisément abandonné la règle de la littérature pure en fondant une Église littéraire. Claudel, catholique de stricte obédience, quoique théologien contesté, était un écrivain parfaitement fidèle à la règle de l’indépendance de son art, qui clamait qu’on « ne fait pas faire le trottoir à la poésie », et confessait préférer son œuvre à sa vie. Il n’y avait pas de contradiction idéologique, ni d’incompatibilité dans la représentation de soi, entre sa foi religieuse et son culte pour la littérature. Ce dernier s’entendait métaphoriquement ; mais il procédait d’un processus historique bien réel. La même soif de transcendance s’abreuvait à deux pratiques symboliques, qui se confortaient chez Claudel, quand elles se succédaient pour d’autres. Chez ces derniers, au cœur du processus de sécularisation, la notion de nationalité avait servi de relais au transfert d’honorabilité sociale, depuis l’homme d’Église vers le pur poète. Mieux que les hommes politiques, contre lesquels ils défendaient jalousement leur pré carré littéraire, les écrivains de la fin du XIXe siècle profitaient de la sacralité de la nouvelle communauté nationale, fondée un siècle plus tôt. Ils s’offraient en idoles d’une religion nationale, (Victor Hugo au premier chef), dont ils apparaissaient les vrais dieux, une génération plus tard, quand ils étaient les plus purs (Baudelaire par excellence), quitte à rompre avec le vieux projet de civilisation (ou d’édification ?) qui courut, en France, de Joachim du Bellay à Victor Hugo. Bien entendu, ce transfert d’énergie sociale (valeurs, représentation de soi, honorabilité, etc.), s’il les altérait, laissait en place les institutions respectives ; les écrivains eux-mêmes figuraient la sacralisation de leur statut par le truchement de la métaphore, qui dit une chose par une autre, sans les dissoudre l’une dans l’autre. On pourrait multiplier à l’infini les exemples, à la génération d’Alexis. Paul Morand, dont la règle n’était pas bénédictine, s’appelant Monplaisir, semblait la regretter au soir de sa vie : « Plus j’ai vécu, plus je me suis rendu compte qu’il fallait entrer en littérature comme on entre en religion. » Retiré de la Carrière après la guerre, il écrivait à Alexis, en 1945 : « Cette solitude forcée m’oblige à faire mon salut, en tout cas mon salut littéraire 1. » Et d’admirer la « sainteté » de Saint-John Perse le bien nommé, dont le premier pseudonyme, Saint-Léger Léger s’inscrivait dans le sillage de celui de Saint-Pol Roux, né Paul-Pierre Roux en 1861. Larbaud, l’un des rois mages qui annoncèrent la gloire du jeune auteur d’Éloges, formalisait a posteriori la règle implicite des apôtres du culte littéraire. La postérité de leur œuvre et une gloire posthume rédimaient les poètes maudits ; elles récompensaient les purs poètes de leur indépendance et de leur désintérêt dans le siècle : « Attitude apostolique, toute de foi et où n’entrait aucune envie [...]. On travaillait pour la gloire, et non pour le succès – une gloire à longue échéance, en tout cas posthume, les applaudissements d’un public à venir [...]. On avait d’ailleurs une tradition et des martyrs : les Poètes Maudits. Hommes du travail désintéressé, accompli en NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 102 — Z33031$$10 — Rev 18.02 102 Alexis Léger dit Saint-John Perse silence, et qui se complaisaient dans leur obscurité, signe et garantie de leur indépendance. École du renoncement au monde 2. » Gide, s’adonnant au magistère moral que lui offrait son succès croissant, se défendait d’avoir écrit pour le siècle : « Vous savez si cette idée de n’être surtout qu’un auteur posthume était sincère en moi ! » assurait-il à Maria Van Rysselberghe, sa confidente. Catholiques ou athées, millionnaires oisifs ou petit-bourgeois obligés à une carrière, les poètes les plus exigeants envers leur art se représentaient peu ou prou sous les mêmes traits, hérités du monachisme chrétien. Le système était dynamique, bien entendu. Dès 1911, Alain-Fournier ébranlait les dogmes d’Alexis, en réintroduisant le lecteur contemporain dans le circuit de reconnaissance symbolique. Il s’en vantait devant le ménage Rivière : « Vous savez, je lui ai fait avaler une foule de choses incroyables. Par exemple, pour certains, maintenant, que la conquête du public était une donnée du problème. » De quoi assouplir les principes un peu raides d’un desservant provincial du culte littéraire. Adrienne Monnier, grande admiratrice d’Anabase, vigie sensible du carrefour de l’Odéon, avait parfaitement intériorisé le catéchisme de cet idéal monacal par lequel Alexis s’était connu poète, à la fin de la première décennie du siècle. En 1926, la même année que Larbaud, elle le résumait à l’adresse d’un jeune homme qui se lamentait que sa destinée de poète, « non par accident, mais par vocation », se heurtât à l’hostilité paradoxale d’une société qui ne mettait rien de plus haut que la poésie mais ne la lisait pas, fermant « les chemins de la postérité » aux gens de son espèce. Adrienne Monnier répondait que l’horizon d’attente des meilleurs poètes se limitait à une « Société des Cinquante qui aiment les petites revues », représentant, « certainement, tout ce que l’humanité peut donner de meilleur ». Les auteurs qu’elle élisait n’attendaient rien du siècle. Le poète, « presque autant qu’un saint, pourra se passer de l’adhésion du monde » ; « s’il n’est attentif qu’à son progrès spirituel, il sera réjoui dans la mesure même où il touchera au Bien qui lui paraı̂t suprême » ; il ne sollicitera pas « la louange d’autrui », il remplira « un métier comme les autres, mieux que les autres, car en somme quel est le but de la poésie, sinon de percevoir l’essence même des choses 3 ». Tout y est, du modèle qui composa l’identité poétique d’Alexis, jusqu’à définir son eschatologie personnelle. En guise de jugement dernier, il espérait la postérité de son œuvre, ce ciel du poète. La sacralité que les écrivains ont dérobée au monde religieux leur a profité durablement ; elle a nourri leur représentation d’eux-mêmes, elle a obligé et justifié leur existence sociale du milieu du XIXe à la Première Guerre mondiale. Les effets historiques de ce moment continuent au-delà : Gracq, excellemment, reprend ce fil. Mais ce système de représentation fut surtout dominant de Mallarmé à Proust. Bergotte, voué à la littérature, ne mourait pas quand il gagnait le ciel de la postérité ; dans les librairies, ses livres y veillaient, anges de papier aux « ailes éployées ». Alexis entrait dans des catégories qui amorceraient bientôt leur déclin ; lui-même luttait contre elles. Largement redevable des représentations symbolistes, il se révoltait contre l’idolâtrie littéraire, au nom d’une idéologie vitaliste qui NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 103 — Z33031$$10 — Rev 18.02 Une vocation littéraire 103 était d’ailleurs un bien indivis aux symbolistes et à leurs premiers détracteurs. Le champ littéraire n’était pas capable d’absorber à lui seul le formidable déficit de vie spirituelle et de lien social causé par la déprise du christianisme. Le champ politique en prendrait sa part, communismes ou bien fascismes, religions des masses et de la nation. Tributaire d’une pensée classique, qui recyclait la conception platonicienne de l’art, simple imitation de la vie, Alexis peinait à marier sa conception de l’écriture avec son vitalisme. Il ne l’exprimait pas aussi explicitement, jeune homme, qu’avec un demi-siècle de recul, en 1963, gravant son portrait en creux de celui qu’il consacrait à Léon-Paul Fargue, opposé aux complaisances plaintives des symbolistes : « Nul anathème contre l’existence, ni tentative de déprécier la vie elle-même, à la façon des symbolistes. » De fait, Alexis accueillait des représentations diverses de la littérature ; si le dogme de l’indépendance du poète, serviteur désintéressé d’une quête spirituelle, unifiait des traditions variées, chacune continuait de produire ses effets historiques propres, qu’Alexis recevait plus ou moins intensément. Du classicisme, il retenait la volonté de tailler dans le marbre une œuvre cohérente et durable ; du romantisme, il accueillait encore le prophétisme ; du symbolisme, il conservait la trace de tics formels et l’aspiration à une pureté solitaire ; des avant-gardes, enfin, il apprenait l’exigence d’innover. La conférence d’Apollinaire sur « l’Esprit nouveau et les Poètes », en 1917, au Vieux-Colombier, où Breton fit lire un poème d’Éloges (« Enfance, mon amour... »), fissura l’esthétique symboliste, trop ingrate pour Alexis. Travaillé par ce hiatus entre la conception religieuse de la littérature, qui l’obligeait au service désintéressé de la vérité, et sa volonté d’action et de puissance qu’il ne reconnaissait pas à la poésie, Alexis craignait de s’avouer écrivain, sachant les sacrifices auxquels il s’obligerait. Mais il n’était occupé que de cela. « Fac tibi thecam » : « Sois le fruit de tes œuvres » Les représentations qui commandaient à Alexis de se livrer à la poésie comme un moine à Dieu n’expliquent pas, à elles seules, que le jeune homme ait choisi d’écrire pour apaiser son désir de totalité. Elles réglaient ses devoirs de pur poète ; elles justifiaient des exigences contraignantes ; mais pourquoi Alexis se reconnaissait-il dans cet appel ? Le mystificateur, qui s’est peint en jeune homme solaire, a retranché de sa correspondance avec Jammes l’aveu tragique de sa condition d’écrivain : « Poète, si je l’étais tel que vous l’avez pu souhaiter, y trouverais-je plus de plaisir à l’être ? Il n’en est point pour moi. » Sinon le plaisir, qu’allait-il y chercher ? Les modèles qu’il avait fortuitement côtoyés fournissent un premier élément d’explication. Sans la familiarité de Jammes, sans la rencontre avec Claudel, sans la protection de Frizeau qui lui fit découvrir l’art moderne (des Gauguin étaient accrochés aux murs), et le meilleur de la jeunesse bordelaise, Mauriac, Rivière, le peintre Lhôte, Alexis aurait-il différé de ces Jeunes gens d’aujourd’hui, le fameux portrait de sa génération, publié en 1913 sous le NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 104 — Z33031$$10 — Rev 18.02 104 Alexis Léger dit Saint-John Perse pseudonyme d’Agathon ? Parmi les jeunes gandins interrogés, Alexis en rencontra bientôt deux, bourgeois à qui il aurait pu ressembler, futurs diplomates, comme lui, et comme lui épris de littérature, sans que leur sensibilité accouchât jamais d’une œuvre. André François-Poncet, normalien, doué pour les affaires et la politique, finit à l’Académie française, dont il barra l’accès à Saint-John Perse, qu’il prenait pour un imposteur, sans avoir rien écrit d’autre que d’aimables souvenirs de ses ambassades à Berlin et à Rome. À l’inverse, Henri Hoppenot voua une admiration égale au poète et au diplomate, son protecteur au Quai d’Orsay. Malgré sa révérence pour la chose littéraire, et ses propres tentatives poétiques, Hoppenot demeura toujours plus diplomate qu’écrivain. Aussi bien, les jeunes gens interrogés en 1913 se disaient plus inquiets d’action, et d’aventure, que de littérature. Les résultats étaient faussés, peut-être, par l’ardeur patriotique des enquêteurs, qui préférèrent ne pas retenir le témoignage d’Emmanuel Berl, selon ses dires : « Ils n’ont pas publié ma réponse parce que je disais qu’il n’était pas vrai que tous les jeunes gens français voulaient la guerre avec l’Allemagne. » Mais s’il avait été interrogé, Alexis n’aurait-il pas, lui aussi, préféré parler de ses projets aventureux, à Bornéo ou au Chili, plutôt que de sa vocation poétique ? L’occasion ne fit pas tout. Si la rencontre avec Jammes avait été fortuite, le jeune garçon, puis l’adolescent, était fasciné par son aura de poète et ses amitiés littéraires. Au contact d’hommes de loi, on ne voit pas qu’Alexis ait jamais rêvé d’une grande carrière juridique. D’autres jeunes gens, qui étaient ni plus ni moins de leur temps qu’Alexis, ont rencontré Jammes et Claudel, sans jamais écrire Anabase. Au contact de Jammes, dans une fidélité exigeante à sa façon d’être poète, qui l’obligea à prendre ses distances, Alexis avait trouvé la meilleure façon d’être tout. Alexis ne connaissait rien de plus honorable que cette pure poésie, qui faisait de ses pratiquants les maı̂tres spirituels de leur temps ; mais il ne trouvait pourtant pas dans cette honorabilité, ni dans cette pratique, les satisfactions immédiates qu’il espérait de la vie. Que la poésie fût vouée à la vérité, par le détour de l’artifice, le jeune homme était capable de l’énoncer. Il n’était pas accessible, en revanche, à l’idée que la poésie fût la vie même. Il demeurait étranger à la poétique moderne, pour laquelle l’art est consubstantiel à la vie. Alexis opposait l’art à la vie, comme la synthèse à l’organique et l’artificiel au naturel. Pire : l’artiste n’imitait jamais la vie qu’au détriment de la sienne propre, qu’il sacrifiait dans l’opération créatrice. Tributaire des représentations symbolistes du poète, il n’aurait jamais prononcé, jeune homme, les paroles de son discours de Stockholm, qui définissait la poésie comme « le réel absolu » : « Se refusant à dissocier l’art de la vie, ni de l’amour de la connaissance, elle est action, elle est passion, elle est puissance, et novation toujours qui déplace les bornes. » Apollinaire avait délivré la formule théorique de cette rupture dans sa conférence sur « l’esprit nouveau », ainsi résumée par Laurent Jenny : « L’art n’“exprime” plus la pensée, il la concrétise, la rend visible, et la pensée n’est rien d’autre que l’ordre du monde NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 105 — Z33031$$10 — Rev 18.02 Une vocation littéraire 105 indistinctement humain et naturel. L’art se dissout dans une science à laquelle plus rien n’échappe 4. » A posteriori, dans son discours de Stockholm, puis dans la forge de la Pléiade, Saint-John Perse saura réconcilier la représentation sacrée du pur écrivain, gardien du temple de la Nrf, avec une poétique moderne, qui confondait sa vie et son art sous le signe d’un même génie prophétique, sa clairvoyance politique en témoignant. Sur le vif, le jeune homme manquait de foi dans la poésie à laquelle il entendait sacrifier sa vie ; l’artiste « ne gâche que de la cendre », confiait-il à Monod, et ses maçonneries n’égalaient jamais la vérité organique. Pourtant, il ne pouvait renoncer à la seule pratique qui lui permı̂t de devenir lui-même, et de fonder sa vérité. Le jeune homme l’énonçait par le détour d’une formule obscure, « fac tibi thecam ». Significativement, cette confession déguisée n’advint qu’après la mort d’Amédée. Avant février 1907, Alexis évoquait volontiers devant ses correspondants l’actualité littéraire ; mais il se tenait en dehors du circuit. À la fin de l’année 1906, il recensait pour Claudel les critiques de ses œuvres parues en France, et sollicitait discrètement l’envoi du Partage de Midi, publié à compte d’auteur. Pour autant, Alexis demeurait ferme dans son déni littéraire ; il ne s’avouait jamais « écrivain », à peine un « grammairien », qui voudrait toujours se ménager assez de loisir pour pouvoir écrire à son seul usage, hygiène personnelle soustraite au jeu littéraire et à ses enjeux. En juin 1907, Alexis renoua avec Claudel, sur le ton de la confidence apaisée que justifiait la mort de son père. Sur un mode encore négatif, le jeune homme laissait deviner sa vocation, faute de pouvoir envisager une carrière ordinaire : « Ne vouloir pas être notaire ou médecin, ce n’est point toujours désirer de faire mieux, mais peut-être devoir de faire moins, pour n’être pas celui qui “devient” sourd. » Voulait-il entendre la rumeur du monde pour la retranscrire, ou s’agissait-il seulement de vivre aux aguets, selon une sorte de morale bergsonienne, contre les engourdissements d’une vie machinale ? La réponse était elliptique : « – d’un Père latin que j’ai aimé, je me rappelle encore la phrase : “Fac, et tu homo, tibi thecam.” » Alexis n’était guère plus explicite, dans le commentaire alambiqué qu’il proposait à son interlocuteur, en forme de devinette : « Si un jeune homme aujourd’hui vous dit répugner à tel ou tel métier en Europe, je vous en prie, vous ne voudrez voir là aucun “mépris”, comme au temps des jeunes gens de M. Barrès obsédés de “barbarie”, mais le désir profond de préserver, avec sa mobilité, le temps d’un besoin seul important – le : “Fac tibi thecam.” » Il s’amusait à coller Claudel sur son terrain en ne citant pas une source qu’il connaissait sans doute de seconde main, car il est peu probable qu’Alexis ait jamais lu de près Ambroise, évêque de Milan, père de l’Église du IVe siècle. Pour un jeune homme qui n’admettait la religion qu’« en tant qu’aspiration à l’absolu », c’était piocher chez un moraliste bien peu métaphysicien. Grand lecteur de Bossuet, c’est sans doute chez lui qu’Alexis avait trouvé la citation d’Ambroise, comme il y avait cueilli les NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 106 — Z33031$$10 — Rev 18.02 106 Alexis Léger dit Saint-John Perse épigraphies bas-latines apposées à Des villes sur trois modes, le poème symboliste composé à la même époque. Si bien qu’il n’est pas utile de situer l’exhortation dans le contexte de l’Hexameron, le bestiaire monumental dont elle est tirée. Comment comprendre le sens que lui conférait Alexis ? Thecam est un mot latin dérivé du grec, qui signifie tout aussi bien coffre, espace de rangement, que trésor ; c’est ainsi que la bibliothèque garde les livres. Chez saint Ambroise, l’expression se lisait allégoriquement : l’homme doit se transformer en se parant des vêtements du nouvel homme, sauvé par le Christ. La question entrait en résonance avec l’exigence existentielle d’Alexis ; il s’agissait, pour le jeune homme, de se convertir à la morale vocationnelle, qui devait décidément beaucoup au modèle d’élection chrétien : élu par grâce, puisque le poète se reconnaissait mystérieusement tel, il était également sauvé par ses œuvres, puisqu’il en procédait. À cet égard, on pourrait aussi bien traduire le fac tibi thecam par une exhortation littéraire à l’innovation formelle et à l’invention d’un art poétique qui lui soit propre. En français, le commandement deviendrait « élève ta propre chapelle ». Alexis le prit au pied de la lettre en écrivant les premiers fragments d’Anabase, ce nouveau continent poétique français, dans un petit temple bouddhiste qui surplombait Pékin. Dans la situation d’Alexis, qui ne savait pas comment concilier son ambition spirituelle de pur poète et sa volonté de puissance, on ne fausserait pas la signification du fac tibi thecam en croyant qu’il s’agissait d’unifier l’écriture et la vie, sous ce commandement unique, non pas seulement « deviens toi-même », mais « sois le fruit de tes œuvres ». C’est toucher le mystère profond et agaçant d’Alexis, qui admettait au titre d’une même fécondation de soi le génie poétique et celui de l’affabulation, pour faire également germer sa vie et son œuvre, confondues dans cette dialectique de l’invention de soi. Œuvre poétique ou récit fabulé de soi, Alexis devenait lui-même en se recevant le fruit de ses œuvres. Ce fac tibi thecam propose la meilleure formule de la vocation poétique du jeune homme, mais elle n’élude pas le mystère de son origine. Alexis n’expliquait pas selon quelle grâce il était accessible à l’exigence du pur écrivain. Touché par cette exigence, il se l’appropriait. Autrement dit, le pur poète était à la fois prédestiné et créateur de lui-même. Le poète se délivrait du péché de génération en se connaissant un don inné. Alexis situait les poètes qu’il aimait, comme Pindare, « grand poète-né », sur le plan d’une élection magique ; il s’inscrivait dans cette généalogie de pure discontinuité, pour se proclamer astre solitaire et entrer en connivence avec les représentations de son temps. C’était aussi un moyen de justifier positivement son déni de génération, tragiquement honoré par la disparition de son père. Son deuil, assurait-il gravement, « avait clôt pour [lui] la période de fêtes et de jeux » ; au contraire, au moment qu’il dénonçait tout projet littéraire, la mort d’Amédée permettait au jeune homme de devenir son propre père, et de commencer d’écrire « sien ». Le désordre soudain de sa vie précipitait la forme nouvelle de son œuvre ; Alexis abandonnait le lyrisme convenu des Villes sur trois modes au bénéfice du ton nouveau des premiers poèmes d’Éloges, permis par l’adoption du vers libre. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 107 — Z33031$$10 — Rev 18.02 Une vocation littéraire 107 Jacques Roubaud date du bain de sang qui liquida la Commune la première attaque portée par Rimbaud contre l’alexandrin. Chez Alexis, l’explosion de l’ordre familial coı̈ncide avec la libération de son vers. D’une certaine manière, Saint-John Perse a validé cette interprétation en se substituant proprement à son père dans son œuvre : dans la première version de Pour fêter une enfance, le poème disait : « J’aime un homme aux yeux calmes » ; dans la version révisée, quelques années plus tard, celle que l’on trouve dans la Pléiade, Alexis a pris la place d’Amédée : « Sois un homme aux yeux calmes », exhorte-t-il. La mort d’Amédée n’abolissait pas absolument la filiation, et sur le plan poétique, Alexis devenait sien en suivant le modèle d’une figure paternelle. L’abandon du ton symboliste et la libération formelle du vers du jeune homme procédaient du verset claudélien. Alexis devenait lui-même, fruit de ses œuvres, par le truchement de Claudel. Aussi bien, il n’était pas dupe de la nécessité d’une médiation pour advenir à soi ; il en frémissait, évoquant ses premières velléités de publication, à vingt-deux ans, devant Frizeau : « N’est-il pas effroyable que la destinée la plus intime d’un artiste dépende, initialement, des autres ? » Alexis guignait la chimère d’une écriture pure de toute réception, aussi utopique qu’un langage absolument privé ou une intériorité absolue. Les traces de ce qui approche ce pur langage se lisent sur un volume d’Edgar Poe qu’Alexis avait apporté pendant ses classes, au fort du Portalet. Le jeune homme y avait griffonné les visions d’une sorte de nuit de Gênes. Mais sa pudeur ne l’avait pas empêché d’offrir à Frizeau son volume annoté ; Alexis souhaitait sourdement que ses écrits soient lus ; même les plus intimes, solitaires et privés, ils n’étaient pas purement asociaux. Ses éclats sont difficiles à déchiffrer : « Qu’est-ce que je rapporterai d’éclaté, de traversant ! Moi, voyant ? Et témoin. » À la suite de ces éclats rimbaldiens, datés de « décembre, 11-minuit 1/2 [1905] », Alexis citait Dante et Ruysbroeck, parmi d’autres annotations épileptiques : « dépouillé, mutilé – fallait pas m’éblouir ». En dépit de la tentation du solipsisme, le jeune homme n’ignorait pas la nécessité des autres pour édifier sa chapelle, et se connaı̂tre au regard de lecteurs. Le petit provincial déclassé était sensible à la gloire étroite mais vibrante que Claudel recueillait chez les admirateurs des choses de l’esprit. À Paris, Morand s’amusait de cette reconnaissance, qui faisait d’un petitbourgeois champenois, obscur consul, un prince devant qui se prosternaient les grandes mondaines : « La duchesse de Clermont-Tonnerre secoue violemment les mains du ministre de France à Rio. “Vous êtes si près, plus près de la terre que n’importe qui, monsieur Claudel ! fait-elle, je vous révère et je vous admire” ; joignant le geste à la parole, elle a l’air de vouloir se précipiter sur le sol. » La dignité poétique était écrasante, et paralysante. « Mon respect de l’Art est si grand ! ? ! », ironisait Alexis, pour alléger ses obligations. Dénégations et reniements accompagnaient son passage à l’acte. Puis il dénigrait l’œuvre accomplie. « Il n’est possible à personne de penser autant de mal que moi de mes poèmes », avouait-t-il à Rivière, pour NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 108 — Z33031$$10 — Rev 18.02 108 Alexis Léger dit Saint-John Perse expliquer son intolérance aux critiques. Il ajoutait : « mais je voudrais être seul à le penser ». Alexis avait si bien intériorisé les exigences qui élisaient les écrivains à la reconnaissance de leurs pairs, en attendant une gloire posthume et universelle, qu’il les respectait avant même de s’avouer écrivain. Il ne se désirait pas romancier, mais poète, conscient de la hiérarchie des genres. Paul Valéry, l’une des rares admirations avouées par le jeune homme, n’était pas le seul à placer au plus haut la forme poétique, au détriment du relativisme romanesque. Toutes mouvances confondues, la poésie passait pour le plus noble des genres littéraires. Larbaud abandonnait l’exercice par humilité et révérence ; Gide regrettait d’être moins bon poète que romancier (il disait sotie, pour éviter la grossièreté), et n’aurait pas choisi un roman parmi vingt livres emportés sur une ı̂le déserte ; Rivière confessait, à vingt ans : « Aveu très franc : je n’aime pas le roman. » La plupart des romanciers contemporains d’Alexis, Morand, Alain-Fournier, ou ses aı̂nés, Gide et Larbaud, s’étaient d’abord essayés à la poésie. Alexis n’admettait guère de prosateurs dans son panthéon littéraire. Pas de romancier, hormis Dostoı̈evski, également accueilli par Claudel, non moins intolérant qu’Alexis au genre. Pour ce cas, les éloges de Rivière avaient vaincu ses préventions : « Indiquez-moi la meilleure traduction. J’y tiens maintenant. Je voudrais que ce fût aussi loin que possible de tout ce christianisme russe qui est un écœurement. Excusez-moi, j’ai lu un jour du Tolstoı̈ : ignoble souvenir. » Dostoı̈evski rejoignait l’étroit cénacle des romanciers que l’on pouvait appeler poètes. Jusqu’alors, Conrad s’y tenait presque seul, au nom de l’aventure, de la mer et de l’Angleterre. Pour le reste, le jeune homme n’avouait guère d’admiration pour les prosateurs, sinon sublimes (Bloy, le catholique), scientifiques (Fabre, le naturaliste), ou bien français jusqu’à la moelle, Bossuet et Lesage, si différents fussent-ils l’un de l’autre. Tenu pour arbitraire et relatif, le roman se discréditait en n’abjurant pas l’histoire. Louant Claudel, Alexis reformulait ce catéchisme : « Je ne cesse d’aimer en vous ce transport du réel, qui vous laisse toujours si fort de base ; – qui vous permet cette fois d’œuvrer en pleine histoire contemporaine, de faire, à même notre temps, de l’inactuel avec précision. » Alexis dédaigna le roman jusque dans les listes de ses œuvres imaginaires, censément volées par la Gestapo, en juin 1940, à son domicile parisien. Pour autant, il fit de son existence historique le matériau romanesque du volume de la Pléiade, où le récit de soi consomme plus de pages que l’œuvre poétique, et injecte assez de fiction dans la biographie liminaire de l’auteur et sa copieuse correspondance, pour constituer une œuvre littéraire en soi. La prose du poète s’y montre aussi éblouissante que la rhétorique du poète, et c’est rendre justice à Saint-John Perse, qui n’a pas effacé les traces de la fabrication de cette œuvre, que de la considérer comme telle, en bravant l’interdit qu’il s’était imposé à lui-même de ne jamais se livrer au genre romanesque. Alexis définissait la poésie, sinon la modernité, comme non figurative. Obligé par l’exigence de modernité, et la crainte de l’exotisme, il remaniait NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 109 — Z33031$$10 — Rev 18.02 Une vocation littéraire 109 Éloges en dissolvant le motif ; Anabase s’en détachait encore davantage, dont l’inspiration était plus livresque, et plus composite. Les admirateurs de Saint-John Perse entraient dans ce système de représentation ; Alexis les y encourageait. Alain Bosquet, qui avait parfaitement intégré cette logique, répondait sans faillir à son grand homme qui demandait à lire ses romans : « Vous, que je vénère, je ne veux pas que vous lisiez ma prose ou que vous jugiez mes personnages. La littérature pure, vous savez bien qu’elle ne peut se loger que dans la poésie et, à la rigueur, dans l’aphorisme. » Alexis n’avait pas publié sa première plaquette, qu’il se représentait déjà en pur poète, le plus noble des écrivains. Il en avait assimilé les exigences religieuses : tout sacrifier à la poésie, jusqu’à la perspective d’une carrière littéraire. Devant Monod, il manifestait les agacements de son âge, mais aussi de son époque, devant la conception de la littérature froidement bourgeoise des derniers naturalistes : « Veux-tu rire avec moi ? Un type de l’Académie Goncourt – dont j’ignore tout de la bibliographie, et dont la fille a entassé déjà, paraı̂t-il, plusieurs volumes de vers – me parle, dans une lettre, de “l’admirable carrière littéraire” ! Crois-tu que jamais un homme de cette génération de Maupassant, à supposer qu’il soit jamais né, ait pu naı̂tre persuasible de solitude ? et ne faudra-t-il pas que je réponde, en te quittant tout à l’heure, que notre génération préférera toujours l’élevage du lapin, ou de l’autruche, ou du bombyx, à cette “carrière” dont il parle ? » Le blasphème naturaliste l’émouvait d’autant plus qu’il provenait d’un ami de son père – précision refusée à Monod, le très oublié Léon Henninque. Le jeune homme pouvait s’identifier à la trajectoire de ce fils de militaire, né et élevé en Guadeloupe, qu’un riche mariage avait délivré des contraintes matérielles, au bénéfice d’une carrière littéraire dont il avait collectionné les succès, d’une éclatante impureté. Il fallait repousser la tentation de cet antimodèle. S’il usa jamais pour lui de la bienveillance du président de l’Académie Goncourt, Alexis n’en fit pas publicité ; mais l’amitié prévalait sur tous les principes, fussent-ils littéraires, si bien que Saint-John Perse publia sans vergogne dans ses Œuvres complètes une lettre adressée à Larbaud, relatant ses (vains) efforts pour faire valoir le prix Goncourt à Barnabooth. Ce compromis latéral, en faveur d’un tiers, n’indiquait pas qu’Alexis se dévoyait au profit d’une vie littéraire intéressée aux récompenses institutionnelles. À la même époque, il répétait à Gide son dédain de pur poète pour toutes les manifestations temporelles de l’écrivain : « Il n’y a pas en moi cette tristesse que vous avez cru voir : celle d’avoir à m’écarter de la vie littéraire – pour laquelle je ne suis nullement fait. Autre chose peut-être, si tristesse il y a : celle d’avoir à maı̂triser, dans la conduite extérieure de ma vie, assez d’indépendance matérielle pour garder quelque place en moi au poète dont j’ai besoin pour vivre – vivre sans offense à la vie même. » Le jeune poète affichait sa maı̂trise des codes de la littérature désintéressée, sur le mode distancié et ironique de celui dont l’orthodoxie était si pure qu’il n’avait plus rien à prouver. Dédaigneux des académies, il s’amusait à les parodier. C’est ainsi qu’il avait accueilli la proposition d’un « John NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 110 — Z33031$$10 — Rev 18.02 110 Alexis Léger dit Saint-John Perse Donne Club », ou, plus probablement, c’est le sens qu’il lui donna rétrospectivement, dans une lettre écrite à un demi-siècle de distance. Alexis avait si peu fait évoluer les conceptions dont il avait hérité dans sa jeunesse, qu’il pouvait sans peine retrouver l’esprit avec lequel il avait accueilli la proposition, au moment où il renonçait, non sans regret, à l’Académie française : « J’aime enfin à penser que, pour Gide, vous et moi, la vaccination que nous aurons subie là peut nous assurer l’immunité absolue contre tous risques futurs d’accession à d’autres académies, comme celle fondée à Paris par Armand du Plessis de Richelieu 5. » En racontant leur première rencontre, en 1926, André Beucler a parfaitement représenté la figure que le poète souhaitait incarner, et la position à laquelle il prétendait dans le champ littéraire de son temps, en son angle le plus pur : « Un homme unique en son genre, et qui ne recherchait ni la notoriété, ni l’approbation, ni les congratulations, ni même les critiques, qui écrivait au milieu des hommes et loin d’eux, au milieu de tout et loin de tout, pour les poètes seulement, en sachant d’ailleurs que, face à cette planète, précisément, nous sommes tous poètes obscurément. » Si tous étaient poètes, Alexis n’entendait pas devenir un poète comme les autres. Parmi les obligations du pur écrivain, il avait assimilé l’exigence d’innovation formelle, pour se singulariser, au risque de l’obscurité. La notion d’originalité littéraire procédait du XVIIIe siècle. Le progrès scientifique, l’espoir d’un progrès de civilisation n’étaient pas étrangers à ce commandement, comme la nécessité, en Angleterre et en Allemagne, de se démarquer de l’hégémonie de la culture française et de sa prétention universelle. La catégorie de l’originalité littéraire n’était pas étrangère à l’émergence de la conscience nationale, par quoi transitait la sacralité de l’écrivain conquise sur la religion au XIXe siècle. L’exigence d’originalité était demeurée plus éthique qu’esthétique avant le romantisme, prospérant parallèlement à la notion de progrès, sans vraiment rencontrer la catégorie naissante de génie, ni renouveler la poétique édifiante héritée d’Aristote. Paradoxalement, le prix esthétique de l’innovation procéda d’un romantisme politiquement conservateur. Mais les Romantiques auraient-ils ouvert la voie à un prophétisme laı̈c sans la Révolution qui légitima l’innovation radicale et la destruction des idoles anciennes ? Le XIXe siècle érigea l’innovation en valeur spécifiquement littéraire et consacra mage le poète, aussi bien grâce au dix-huitième révolutionnaire qu’en réaction à ce siècle rationaliste et promoteur du progrès. Cette contradiction se révélait aux générations postromantiques, agacées par le prophétisme de leurs aı̂nés, qui n’avaient pas dédaigné l’action dans le siècle et ses avantages ; les générations suivantes, dont procédait Alexis, étaient les cathares, les protestants ou les jansénistes de la nouvelle Église littéraire. Leur réformisme exigeait la nouveauté des formes sensibles, pour mieux gagner un ciel immuable, quitte à perdre le contact avec la foule des lecteurs vulgaires. L’exigence d’innovation était devenue une catégorie proprement esthétique lorsque Baudelaire plongeait « au fond de l’Inconnu, pour trouver du nouveau ». Aussi bien, Alexis recevait des commandements qui le vouaient à d’impossibles paradoxes. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 111 — Z33031$$10 — Rev 18.02 Une vocation littéraire 111 Il devait répondre aux exigences contradictoires d’œuvrer sur un plan absolu, hors de toute localisation dans le temps et dans l’espace, détaché de tout horizon d’attente, et se situer pourtant par rapport à une généalogie et des contemporains, en démontrant ses capacités d’innovation formelle. En 1911, il remerciait Larbaud de l’avoir établi dans une généalogie glorieuse qui le situait hors de son temps, dans la confrérie des grands esprits de l’humanité, qui se côtoyaient sans considération chronologique : « Je vous remercie par-dessus tout d’avoir pensé à me défendre, littérairement, contre l’“exotisme”. Toute localisation me semble odieuse, aussi bien que toute datation, pour nos pauvres fêtes de l’esprit. » La gloire pour initiés et par anticipation, qui rédimait l’écrivain de son existence séculière, obligeait Alexis à renouveler le miracle Rimbaud. L’historicité de cette modernité échappait à ses acteurs. Le modèle Rimbaud entraı̂nait une surenchère qui rouvrait les vannes de l’histoire : son absolue nouveauté tenait dans la libération du vers, de l’alexandrin disloqué jusqu’aux poèmes en prose des Illuminations. S’il fallait moins s’affranchir d’une tradition que découvrir de nouveaux territoires, armé de nouveaux outils, on se situait toujours dans le temps. L’avenir serait seul juge ? Cela n’abolissait pourtant pas la nécessité d’une justice provisoire, évaluation immédiate qui discutait la fortune à venir des véritables poètes. Les pairs pouvaient anticiper, par sympathie de créateur, ce que serait la gloire posthume de ces œuvres dédaigneuses des succès immédiats. Alexis n’échappait pas à cet horizon d’attente, et se conformait à l’exigence moderne d’innovation. S’il fallait reconstruire le temple pour le faire sien, il craignait d’apparaı̂tre comme le créole de service en cultivant sa singularité. Pour ses débuts à la Nrf, le jeune homme se montre soucieux de satisfaire à l’exigence d’innovation, mais non moins inquiet de perdre le chemin de l’universalité en allant trop loin dans l’originalité. Parfaitement conscient que le critère de l’innovation participait de l’évaluation immédiate d’un jeune poète, il prétendait échapper à l’exigence, et déroger à la règle, au nom de son vitalisme et de ses valeurs de créole déclassé, épris de normalité. C’est ce qu’il expliquait à Gide en lui envoyant ses poèmes : « Je prends ces pages-ci. [...] Du moins, au plus défiant, ne sauraient-elles paraı̂tre entachées de singularité. (Et je vis trop loin de la littérature – la voulant trop sacrifier au “vivre” – pour qu’une méprise de ce genre puisse me faire plaisir.) » S’il fallait, comme les modernistes, prouver sa valeur singulière dans une séquence historique, Alexis ne doutait pas d’y parvenir : « À quelques mots dits en passant par Monod, j’ai cru comprendre vaguement de quelle façon on avait interprété les poèmes que j’ai donné à la Nlle R. F. La singularité au sens exact du mot, c’est-à-dire envers soi, est absolument l’injure la plus grave qui se puisse [mot illisible] à mes yeux. » Mais il feignait de se soucier seulement de la correction de sa langue, en classique, et se maudissait de se trouver fautif devant Gide. Il réclamait une « leçon de grammaire » du puriste qui lui avait signalé « une négligence de [son] texte 6 ». NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 112 — Z33031$$10 — Rev 18.02 112 Alexis Léger dit Saint-John Perse En se démenant pour faire publier ses premiers vers à la Nrf, Alexis démontrait que la tentation de se connaı̂tre poète prévalait sur son discours vitaliste et les valeurs de son enfance. Mais en choisissant un pseudonyme, qui ménageait une carrière publique, il manifestait ses réticences à entrer dans les représentations sacrificielles du pur poète. Pseudonyme et autres mises en scène de la vocation Pieux observant des rituels poétiques, mais empêché de se consacrer tout entier à son « appel à l’art », Alexis hésitait à livrer son nom au monde. Il fit une œuvre de cette hésitation, en créant un pseudonyme bizarre, qui semblait étranger. « Saint-John Perse, ça vaut un poème un nom comme ça », admirait Bernard Frank. À défaut de vouer sa vie sans réserve à son œuvre, Alexis revendiquait cette transformation de l’état civil comme un acte poétique : « Le nom choisi ne le fut point en raison d’affinités, réminiscences, ou références d’aucune sorte, tendant à rien signifier ni suggérer d’intellectuel : échappant à tout lien rationnel, il fut librement accueilli tel qu’il s’imposait mystérieusement à l’esprit du poète, pour des raisons inconnues de lui-même, comme dans la vieille onomastique : avec ses longues et ses brèves, ses syllabes fortes ou muettes, ses consonnes dures ou sifflantes, conformément aux lois secrètes de toute création poétique. » Il reniait toutes les références explicatives. « C’est à tort, enregistrait Pierre Guerre, que des chroniqueurs littéraires ont voulu rattacher le choix de ce pseudonymat à une admiration avouée pour le poète latin Perse. Simple coı̈ncidence, a toujours affirmé Saint-John Perse. » Le poète élargissait le sens et la portée d’un choix qu’il ne voulait pas sottement circonstanciel. À quoi bon n’être le fils de personne, si c’était pour se glisser dans la peau d’un autre ? La seule explication qu’il consentit au choix d’un pseudonyme, une fois affirmée son élection magique, invoquait le devoir de réserve du fonctionnaire, « quand l’orientation de sa carrière diplomatique, à Paris même, aux côtés des ministres, l’eut exposé sur la scène publique aux incidences d’une vie politique autant que diplomatique. C’était pour lui la possibilité de se renier ou désavouer littérairement autant qu’il le jugerait utile. » De fait, la naissance officielle du pseudonyme date de 1924, lorsque le diplomate revenu de Chine publia Anabase à Paris. Mais Saint-John Perse abusait son lecteur en prétendant que le redoublement et la sanctification du Saint-Leger Leger, jusqu’alors employé, ne suffisait plus à protéger le jeune agent d’une publicité littéraire malvenue, en interférant avec une notoriété politique. En janvier 1924, lorsque six chants d’Anabase furent publiés dans la Nrf, Alexis commençait en effet à rendre de menus services dans les cabinets ministériels, mais il était très loin de s’exposer « sur la scène publique » avant de prendre la tête du cabinet de Briand, en avril 1925. En expliquant son choix de prendre un pseudonyme, en 1924, en fonction de son statut en 1925, que rien ne laissait prévoir un an plus tôt, Alexis masquait l’ancienneté de sa décision, et de son ambition politique. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 113 — Z33031$$10 — Rev 18.02 Une vocation littéraire 113 En réalité, Alexis avait élu le pseudonyme de Saint-John Perse en 1911, à ses débuts littéraires, au moment précis où il se décidait à préparer le concours des Affaires étrangères, trois bonnes années avant d’y parvenir. Valery Larbaud avait rencontré pour la première fois Alexis en avril 1911, quelques semaines avant la première publication en revue des poèmes d’Éloges. Le jeune poète agitait alors la question du pseudonymat. Il s’en ouvrit à Claudel, évoquant sa crainte de nuire à son hypothétique carrière diplomatique : « Au moment de donner le bon à tirer, je me demande s’il ne serait pas plus prudent, en vue de l’avenir, de ne pas publier sous mon nom. Je pense au cas où il me serait donné de pouvoir être consul [biffé : ou secrétaire] 7. » Claudel rassura le jeune homme. En août 1911, Alexis informa Gide qu’il renonçait au pseudonyme : « Je pensais publier sous un autre nom que le mien. Mais Claudel m’écrit d’un coin de l’Ain pour me dire de publier sous mon nom. Je le ferai. » En réalité, une notule de la Pléiade rappelle l’étonnante prudence du jeune homme, qui choisit comme solution intermédiaire le travestissement aristocratique de son nom, une sorte de pseudonyme inavoué : « Claudel conseilla de publier sous son nom. Leger transigea en publiant le petit recueil d’Éloges sous couverture muette, avec le nom de Saintleger Leger figurant seulement à la feuille de titre intérieure. » Le désagrément d’avoir à assumer « un texte que les coquilles [avaient] par endroits grotesquement détraqué, jusqu’à en faire de l’énigme » donna raison, a posteriori, à la prudence d’Alexis. La plaquette offerte par Gide en réparation exigeait le travestissement, expliqua le jeune homme à Jean Schlumberger : « [Elle] n’osera même plus porter mon nom 8. » Entre-temps, avant d’avoir reçu l’avis de Claudel, Alexis avait créé Saint-John Perse, devant Larbaud, avec lui peut-être. La rencontre, retardée par quelques péripéties, mais placée sous le signe heureux de l’admiration de l’auteur de Fermina Marquez envers le jeune provincial, avait permis la naissance d’une amitié qui se prolongea par des échanges de cadeaux symboliques. Au début de l’été 1911, Larbaud envoya au jeune prodige une image représentant une procession religieuse que l’on dirait orthodoxe au vu du style byzantin des immeubles. L’aı̂né adressait cette image, et ses « affectueuses pensées et amicales salutations d’une ı̂le », à « Saint J. Perse ». Larbaud était seul à le connaı̂tre, peut-être, mais déjà Saint-John Perse existait. Ce dernier remerciait son nouveau complice : « Attention que j’aime, cher ami, de m’avoir adressé ce souvenir d’une “Île”. » Cette datation et son contexte autorisent à explorer les voies d’une invention que barrait la naissance magique évoquée par Alexis. Le pseudonyme a suscité de nombreuses interprétations, qui ne sont pas exclusives. Pour le choix de Perse, il n’est qu’à finir la lettre qu’Alexis écrivit à Larbaud pour le remercier de son image insulaire. Elle contient l’unique allusion d’Alexis au poète latin dont il récusait l’influence, « ce Perse, trop soigneusement élevé par une femme 9 ». Alexis citait deux vers des Satires, en latin, qu’il scandait de sa main : « Voyons, que fais-tu ? La canicule furieuse cuit et dessèche les moissons – il y a beau temps de cela – et tous les troupeaux NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 114 — Z33031$$10 — Rev 18.02 114 Alexis Léger dit Saint-John Perse sont sous le large couvert des ormes. » Le jeu d’identification était avoué, à peine voilé. Perse, le poète latin, était connu pour son obscurité ; Alexis rappelait que cet orphelin de père était couvé par sa mère ; les vers qu’il citait rappelaient exactement sa situation d’étudiant attardé, qui préférait aux ultimes révisions la cuisson du soleil d’été. Il y allait plus que d’une « simple coı̈ncidence »... Mais cette référence n’épuise pas le goût d’Alexis pour le mot. La Perse, c’était aussi bien la scène de l’Anabase de Xénophon, écrivain et homme d’action. Alexis faisait de ce titre un nom commun, depuis 1910, pour qualifier le travail du critique : « Un compagnonnage ; une “anabase”. » En juin 1911, au moment qu’il élisait son nom de poète, il confiait à Claudel sa hantise du mot : « J’aimerais seulement qu’il me fût donné un jour de mener une “œuvre”, comme une Anabase sous la conduite de ses chefs. (Et ce mot même me semble si beau que j’aimerais bien rencontrer l’œuvre qui pût assumer un tel titre. Il me hante.) » Les raisons d’Alexis de faire précéder son « Perse » d’un « Saint-John » ne sédimentent pas moins de références culturelles, toutes compatibles avec l’échange épistolaire qui suivit la visite de Larbaud, où il était question d’insularité, d’humanités classiques et de religiosité grecque. L’image pieuse et byzantine de Larbaud évoquait peut-être saint Jean l’évangéliste, que la tradition fait mourir à Éphèse. La sanctification allait de soi pour un poète voué religieusement à la poésie. Le nom de l’évangéliste a été donné par les Anglais à l’une des ı̂les Vierges, voisine de la Guadeloupe. Alexis la visita à l’hiver 1951 ; quelques mois plus tard, il confia à son oncle son « émotion » de s’être senti « si près de [son] ı̂le natale » : « À cheval, du haut de l’ı̂le Saint John, j’ai vu se dérouler au loin le premier segment de la chaı̂ne des Antilles. » L’allusion à l’ı̂le anglaise se devinait plus ou moins sous le voile dont Alexis la couvrait en commentant son pseudonyme, pour Le Figaro littéraire, après le sacre du Nobel : « j’ai choisi enfin Saint-John Perse, mais je craignais tellement que cela ne parût étranger que jusqu’à mon séjour en Amérique, ces dernières années, j’ai toujours signé St-J. Perse. » De Valery Larbaud et d’Alexis Léger, qui proposa, qui composa ? La maı̈eutique de Larbaud ne fut pas étrangère au choix. Une confidence tardive d’Alexis, citant le pseudonyme finalement abandonné d’Archibald Perse, renvoyait à l’inventeur d’Archibald O. Barnabooth, lequel se montra peu pressé de voir son double littéraire entrer dans la composition d’un nouveau personnage littéraire, en 1923, alors que le jeune diplomate actualisait son choix : « [Alexis] proposa Archibald Perse. [...] Cela ne plaisait pas à Larbaud qui disait : “pas Archibald”. » « Saint-John Perse » fut prononcé, Larbaud s’en souvint au dos d’une image, comme d’une private joke sans lendemain, ou comme d’une connivence amicale, entre qui partageaient le secret d’un nom dont l’usage d’un poète non moins secret. Deux ans plus tard, à l’heure de présenter Jacques Rivière à sa famille, devenue parisienne, Alexis signalait sa discrétion : « Et voulez-vous me permettre de vous demander simplement, quand vous connaı̂trez un peu les miens, NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 115 — Z33031$$10 — Rev 18.02 Une vocation littéraire 115 qu’ils n’entendent jamais à mon sujet la moindre allusion à rien de littéraire. » À la fin de l’année 1911, le jeune poète exigeait de Larbaud la même discrétion impossible, en le priant d’aller saluer sa mère : « Ne lui parlez pas de moi littérairement, mais dites-lui que vous m’avez vu à Paris. » De quoi Larbaud pouvait-il entretenir la mère du poète, qu’il connaissait sous ce seul angle ? Des passerelles reliaient d’ailleurs à sa famille le monde littéraire où Alexis évoluait en qualité de poète ; en 1913, Larbaud écrivit son admiration pour les poèmes du jeune homme à Nicolette Hennique, médiocre poétesse, fille de l’épouvantail naturaliste moqué par le jeune homme, et néanmoins proche amie de Renée et Éliane Léger. On imagine mal qu’Alexis ait pu absolument dissimuler son existence de poète devant elles, mais sa pudeur n’admettait pas qu’on en parlât devant lui, en famille ; il privilégiait sans doute une forme de connivence implicite. Larbaud se le tint pour dit. Il n’évoqua pas le pseudonyme qu’ils avaient imaginé ensemble, remède au déni littéraire qu’affectait le jeune homme farouche, ou paravent nécessaire à la carrière diplomatique qu’il ambitionnait déjà. Larbaud n’en dit mot à Fargue, son complice, à qui il peignit le soir même un long portrait du prodige, ni même à son ami Marcel Ray, qui affichait pourtant sa curiosité onomastique : « Il faut que vous me racontiez – oralement – votre visite à Orthez et pourquoi Saint-Léger Léger s’appelle d’un tel nom. » Le pseudonyme demeura caché, mais poursuivit son existence souterraine. En 1924, au moment de la publication d’Anabase, après avoir publié sous le nom de Saint-Leger Leger, qu’il faisait passer, dans un travestissement inverse, pour celui de son état civil, Alexis opta pour un masque moins transparent, qui renouait avec le jeu de 1911. La mise en scène de ce choix découvrait d’autres références culturelles, contre le mythe de l’élection magique du pseudonyme ; les motivations du jeune diplomate révélaient l’ambiguı̈té de sa vocation poétique. Maurice Saillet, un protégé d’Adrienne Monnier, qui en apprit long à son contact, éclaire le petit complot littéraire de 1911 par le récit de celui du début des années 1920 : « Alexis Léger est sous-chef de bureau, puis chef de bureau à la direction d’Asie [le 31 octobre 1924]. C’est alors qu’il cherche un nouveau pseudonyme, moins transparent que celui de Saintléger Léger. Celui de Saint-John Perse est choisi, nous apprend LouisMarcel Raymond, “par affection pour le poète latin de ce nom, et dans des circonstances purement fortuites où l’amitié fervente de Valery Larbaud aurait eu sa part de responsabilité”. » Le botaniste et critique littéraire canadien tenait l’information d’Archibald Macleish, qui pouvait l’avoir recueillie dans le milieu parisien de l’entredeux-guerres, dont il avait été familier, ou de Saint-John Perse lui-même, qui devint son ami pendant son exil américain. Saillet, de son côté, faisait parler sa source : « Adrienne Monnier se souvient des discussions auxquelles donne lieu ce “baptême” du poète qui s’apprête à publier Anabase. Valery Larbaud et Alexis Léger retiennent Saint-John Perse (par affection pour le poète latin et aussi, probablement, pour l’auteur des Letters from NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 116 — Z33031$$10 — Rev 18.02 116 Alexis Léger dit Saint-John Perse an American Farmer, Saint John de Crèvecœur »). » Il n’y aurait rien de surprenant à ce qu’Alexis se fût inspiré du nom d’un écrivain diplomate, franco-américain de surcroı̂t : Jean de Crèvecœur, auteur de Lettres d’un fermier américain, né à Caen en 1735, était parti à vingt ans pour le Nouveau Monde, où il était devenu consul de France à New York. Retiré dans un manoir normand pour continuer à écrire, après la grande coupure historique de 1789, il se transformait à l’envi, devenant selon les occasions Saint-John de Crèvecœur, Hector Saint-John ou Hector Saint-John de Crèvecœur. Quel que fût le modèle, le choix de Saint-John Perse laissa de marbre ses amis, en dehors de Larbaud, au dire de Saillet : « Léon-Paul Fargue est formellement opposé à ce pseudonyme : pour lui, il n’est pas de meilleur nom qu’Alexis Léger. Selon Adrienne Monnier, Saint-Léger peut prendre la place de Saintléger Léger – ainsi qu’en témoigne le rondeau, demeuré inédit, qu’elle adresse au poète à cette occasion. » Ce « rondeau pour persuader Monsieur Alexis Saint-Léger Léger de signer ses poèmes du nom de Saint-Léger » confirme le rôle tenu par Larbaud dans ce baptême ; Adrienne Monnier y disait (sans savoir que la chose était depuis longtemps faite) l’espoir d’Alexis que son ami lui « découvrı̂t un nom commode et nouveau ». Faute de convaincre le poète, Adrienne Monnier espérait au moins qu’il renoncerait au pseudonyme de Saint-John Perse, auquel elle préférait encore l’anonymat absolu. Elle s’en était expliquée dans une lettre du 4 décembre 1923 : « Cher Ami, nous avons tenu conseil hier, Fargue, Larbaud et moi au sujet de votre nom. Nos conclusions ont été ceci : que si vous ne vouliez absolument pas signer Saint-Léger Léger, ou Saintléger-Léger, ou St Léger Léger, il est préférable que vous ne signiez pas du tout, mais que vous vous couvriez des trois étoiles qui vous ont déjà prêté leur “obscure clarté” pour vos deux derniers poèmes publiés. Fargue soutient que vous devriez signer : Alexis Léger. Moi, vous savez mon avis : tout ce que je puis changer à votre nom, c’est lui enlever un plumage. » Admirable d’intuition bienveillante, Adrienne Monnier voulait ignorer que le jeune homme recherchait aussi ce dont il voulait se préserver : « D’ailleurs, ce nom : Saint-John Perse, à qui ferait-il illusion ? Il ne peut qu’attirer l’attention de ceux mêmes dont vous voulez vous cacher et qui mettraient un point d’honneur à vous découvrir et à vous confondre. N’ai-je pas raison ? » * Alexis feignait encore d’hésiter qu’il était déjà connu, sous son triple nom de « Léger, Saint-Léger Léger ou Saint-John Perse » par Alfonso Reyes. Le poète mexicain était depuis peu un familier de la Maison des amis des livres. Adoubé par Alexis, familier de l’épopée de Cortés, vainqueur de l’empereur aztèque et « ses dieux de cuivre » évoqués dans Éloges, Reyes faisait connaı̂tre cette triple identité au poète espagnol Juan Ramón Jiménez en septembre 1923 10. * FSJP, lettre d’Adrienne Mounice à Alexis, le 4 décembre 1923. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 117 — Z33031$$10 — Rev 18.02 Une vocation littéraire 117 Comment comprendre ces pudeurs onomastiques ? En 1911, Alexis accordait déjà du prix à la Carrière, qu’il envisageait avec un orgueil sourd ; plus de prix peut-être qu’à la gloire littéraire, qu’il n’avait pas droit d’espérer dans le siècle. En se rebaptisant, comme un converti ou un homme d’Église, Alexis privait de toute reconnaissance littéraire sa personnalité d’état civil et dérobait son origine à ses contemporains, qui pouvaient seulement enregistrer les signes magiques de son élection poétique. Ce dédoublement autorisait l’homme profane de jouir des satisfactions immédiates dont la Carrière était prodigue. Si son nom était le seul instrument qu’Alexis pouvait faire chanter pour orchestrer la réception de son œuvre devant l’ensemble du public, il savait agiter bien d’autres signes devant quelques lecteurs parmi ses pairs, dont l’avis comptait prioritairement. Ils donnaient le ton de la réception, et situaient l’auteur dans la hiérarchie du moment ; ils flattaient son estime de soi. Ils ne pouvaient que reconnaı̂tre comme l’un des leurs le poète qui s’était coulé dans le modèle de la vocation littéraire symboliste. Sa naissance poétique était une nativité. Comme Moı̈se, Alexis avait connu l’exode, et comme Jésus, il eut sa nuit de Noël. La mer a été traversée, et l’enfant a été reconnu, malgré l’anonymat de sa condition. Pour l’étoile, Alexis l’avait lui-même plantée, au zénith. C’était même une constellation, qui ne laissa pas un roi mage sur le bord du chemin, ignorer la révélation. L’étoile généalogique était assez éloquente ; le roi David n’était pas son cousin. L’étoile onomastique disait la sainteté du poète, commune aux deux pseudonymes. L’étoile géographique annonçait l’exceptionnelle naissance, sur une ı̂le éponyme et en quelque sorte utopique, puisqu’il n’y a jamais eu d’ı̂le Saintleger-Leger, et qu’Alexis n’est pas né sur l’ı̂let-à-Feuilles. Si le poète devait sauver le monde, il l’affrontait solitairement. Son désert de Judée serait le Gobi. Le jeune poète allait aussi à la montagne ; c’était un rite initiatique, qui participait de l’ethos du poète. Depuis quelques décennies, l’homme d’esprit gravissait les cimes européennes. Nietzsche concevait des pensées plus élevées en montagne, les Alpes inspiraient Hugo von Hofmannsthal avant Herman Hesse. Les Pyrénées n’étaient pas en reste. Jammes n’était pas seul, avec Edmond Rostand ou Maurice Martin du Gard, à y cultiver les lettres. Et l’étoile était encore au front du poète, marqué d’un troisième œil hindou ; à sa main, dont le magnétisme était certain ; elle avait marqué ses ancêtres, que la foudre avait trois fois désignée dans son ascendance directe. L’étoile suivit l’enfant au temple, qui s’entretint avec les clercs de son temps : le père Düss, botaniste « auteur d’ouvrages réputés » ; un « religieux latiniste, occupé d’histoire bas-latine » ; un « vieil officier de marine en retraite » pour parfumer d’aventure les mathématiques et la physique, et laisser une part, toujours, à l’aventurier du siècle, à côté de celui de l’esprit. Aussitôt sorti de l’enfance, et de sa Guadeloupe natale, Alexis reçut au gave de Pau son baptême poétique de Francis Jammes, qui faisait un Jean-Baptiste très convenable, assez grand pour annoncer le Messie, assez de l’ancien monde, par son académisme, pour n’être pas digne de délier ses sandales. Les rois NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 118 — Z33031$$10 — Rev 18.02 118 Alexis Léger dit Saint-John Perse mages vinrent se prosterner à ses pieds. Claudel l’adouba de sa formidable autorité littéraire ; puis Larbaud lui rendit visite, et le fit connaı̂tre dans La Phalange ; Henri Fournier, bientôt Alain-Fournier, en pèlerinage pyrénéen, porta enfin la bonne nouvelle à Paris, après avoir rencontré l’enfant prodige, parmi les siens, à Saint-Sauveur... Ce voyage fut l’occasion de l’un des meilleurs portraits du jeune homme, formulé par le plus différent de ses contemporains, poète plébéien et sentimental : « Il est arrivé, un peu petit, court comme Claudel, avec sa belle figure un peu grasse qui déjà s’alourdit du bas. Il m’a salué solennellement, à sa manière. Et nous sommes immédiatement partis nous promener jusqu’à minuit au hasard. Sa langue extrêmement correcte, l’importance qu’il accorde à vos moindres bêtises, m’ont beaucoup fatigué et presque fâché ce soir-là, après le long voyage. Cependant, à la réflexion, en retrouvant dans ma mémoire des choses qu’il a dites, je m’étonne de les voir pleines de confiance et presque de confidences. » Alexis ne se contentait pas d’être reconnu pour ses qualités attendues (« ses jugements littéraires sont toujours d’une justesse presque mystérieuse ») ; il composait un personnage de poète voyageur, dont la légende devenait inséparable de ses textes. On n’aimait pas seulement sa poésie, on aimait rencontrer un avatar du mythe de Rimbaud, le poète aventureux : « Mais plus que toute cette critique littéraire m’intéresse l’homme qu’il est et m’émeut l’aventure de notre rencontre. À onze heures, sur la hauteur, il me disait : “Voici la chapelle, et prenez garde : il y a une dalle. C’est une tombe d’ermite...” Je le sentais auprès de moi plein de souvenirs et de voyages immenses, occupé de paysages extraordinaires, faisant évoluer sa mémoire parmi tout un monde d’insectes et d’oiseaux. Il disait, au bord du Gave, sous le pont Napoléon, devant l’eau si pure, si verte, si glacée : “L’eau du Pacifique a cette couleur sur la côte des ı̂les de...” » In extremis, Alexis défit un peu sa composition hiératique : « Il a souri pour la première fois le dimanche dans la matinée. Au déjeuner, qu’il m’a offert à l’hôtel, il a été charmant. Puis, jusqu’au moment où je l’ai quitté, moins tendu, plus abandonné. Ce qui prouve tout de même quelque chose de voulu dans sa rigueur première. Je ne pourrais pas vivre auprès d’une volonté aussi cruelle. » Alexis maintenait sa composition devant Jacques Rivière, qui avait envoyé son beau-frère par délégation, et s’employait à lui prouver ses pouvoirs de mage. Aussi bien, quelques jours plus tôt, Rivière ne lui avait pas appris la naissance de sa fille par césarienne, il n’avait pu que lui confirmer l’exactitude d’un pressentiment : « Votre lettre m’a été remise sur une grand’route, dans l’instant où je pensais à vous. J’ai eu une grande joie ; mais mon émotion a été grande de lire ces mots d’“opération césarienne”, et ma souffrance grande de les relire. Quelle torture vous a été imposée là !... Mais tout cela est passé. Je ne sais pas trop de quoi pressenti, mercredi même, m’assurait, loin d’ici, d’une grande anxiété ; mais votre épreuve a été bien plus dure que je ne le croyais, qu’elle a été dure, mon pauvre ami ! » NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 119 — Z33031$$10 — Rev 18.02 Une vocation littéraire 119 Quelques mois plus tôt, la visite de Larbaud, roi mage non moins bienveillant, avait assis le début de réputation du nouveau prodige. Les difficultés rencontrées pour atteindre l’anonyme auteur d’Images à Crusoé, la modestie de la condition du jeune homme rapportée à la splendeur de son verbe, l’orgueil du découvreur, enfin, établirent le poète bourbonnais en défenseur inconditionnel du jeune poète. Alexis profita sans réserve de l’admiration de Larbaud ; il l’instrumentalisa, et l’exagéra parfois ; elle n’en était pas moins fervente. Ses effets ne sont pas à négliger. Alexis y puisa la confiance en soi qui lui manquait, il en profita également pour consolider sa position dans le milieu de la Nrf, qui ne lui était pas entièrement favorable. Valery Larbaud déposa sa carte chez les Léger, le 5 avril 1911, fort intimidé par Renée. Alexis n’y était pas ; le jeune homme rentra tard, trop pour oser passer à l’hôtel du visiteur. Il lui dicta un mot, le lendemain matin, pour lui donner rendez-vous : « Je sais qui est Valery Larbaud. Je regretterais de ne l’avoir pas vu. S. A. Leger. » Après un aller-retour à Orthez, Larbaud revint dans les meilleures dispositions à l’égard du jeune homme, à qui Jammes avait attribué sa découverte de Fermina Marquez. La rencontre se fit au domicile des Léger, puis se prolongea, le lendemain, à l’hôtel de Larbaud, autour d’un déjeuner qui vit la naissance du pseudonyme de Saint-John Perse. Dès le premier soir, le riche amateur dressa le portrait du jeune poète pour son ami Léon-Paul Fargue : « J’ai passé trois heures avec lui. Tu vas te régaler. Je lutte victorieusement contre le sommeil pour te raconter cette entrevue. Saintléger-Léger est un grand jeune homme au teint clair, à la figure grande. La moustache, les cheveux et les yeux sont très noirs et assez brillants. Rien ne fait penser à un créole, sauf l’“r” qui n’est qu’à demi prononcé. Il est d’abord assez froid et ne fait pas de gestes. C’est l’accueil que vous ferait un de ces jeunes Anglais de grande famille qu’on rencontre vers midi dans la boutique du chapelier Lock. [...] Au point de vue strictement biographique, St-L.-L. est tout à fait ce que les concierges de Paris appellent “le petit provincial” [...]. Eh bien, non seulement il est grand, mais il est aussi avisé, assagi sage et sapient que le jeune cosmopolite que nous avions imaginé. » Un poète est fils de ses œuvres ; Valery Larbaud voit bien qu’il en est ainsi d’Alexis : « Il s’est fait cela tout seul, aidé simplement de son dégoût de la France et de son mépris de Paris. Il parle en effet de la France comme d’un pays détestable où il souffre. [...] Il admire les quais de Bordeaux. Mais il se reprend vite : “Les quais sont toujours beaux.” [...] Il parle de ses occupations comme un prince régnant parlerait des charges de son État. » Le roi mage identifiait sans peine le jeune prodige. Alexis aidait à sa reconnaissance, et désavouait un peu ses admirations pour n’apparaı̂tre pas le chaı̂non d’une longue généalogie davidienne, mais son aboutissement définitif : « Il estime que la vie seule a de l’importance (“C’est déjà bien assez de n’être pas mort”) et que l’art n’étant qu’ellipse et l’ellipse tendant au silence – autant – mieux – vaut ne rien écrire, et simplement goûter la vie. De la littérature moderne il ne connaı̂t et n’aime que Fermina Marquez et en goûte surtout la langue. Il aime Claudel, mais ne goûte que NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 120 — Z33031$$10 — Rev 18.02 120 Alexis Léger dit Saint-John Perse Baudelaire et Bossuet (“comme poète lyrique”) en France. (Il dit : “Les Français sont un peuple de basochiens”). Rimbaud est trop sec et pas assez musicien, c’est “de l’écriture cursive”. Poe ne s’est pas assez réalisé [...]. Il est presque fâché de notre admiration. Pour lui, ses poèmes sont déjà du passé et ne l’intéressent plus. Et il est bien décidé à ne plus écrire. [...] Tu n’imagines pas la voix calme dont il dit tout cela. » Larbaud s’effaçait derrière son admiration, qui lui était acquise pour toujours : « À quoi bon écrire encore et toujours ? Claudel, Chesterton et Alexis Léger s’en chargent. Quand je les lis je sens le besoin, la nécessité impérieuse, de me taire. » En 1917, il situait Alexis à l’apogée d’une généalogie glorieuse : « Plus j’y songe, plus j’incline à croire que la poésie française, depuis Gérard de Nerval, Baudelaire et Rimbaud jusqu’à Claudel, Fargue, Saint-Léger-Léger et Valéry, est la plus belle, la plus vraie, la plus poétique qu’il y ait jamais eu jusqu’à présent dans le monde. » Il ne cessa de témoigner en faveur de l’œuvre de son jeune ami. Il s’attira les foudres des critiques de la grande presse en voulant le lancer par un article retentissant ; il lui consacra une part privilégiée de ses conférences sur la littérature contemporaine qui, de 1912 à 1925, l’occupèrent dans toute l’Europe, au détriment de ses propres travaux. Seule son admiration pour la poésie sans apprêt d’Emmanuel Lochac, à la fin des années 1920, éteignit un peu sa ferveur ; elle n’affectait pas seulement son admiration pour Alexis, mais bouleversait l’ensemble de son panthéon, où la poésie était consacrée, quand celle de Lauchac allait au train du monde. Tant mieux, sans quoi sa fidélité aurait paru vraiment trop mal payée en retour. Ce qui ne signifie rien ; il faudrait dire : payée de la seule monnaie d’auteur, égoı̈ste et sensible, dont disposait Alexis. En 1938, le fidèle Jean-Aubry lui fit savoir le plaisir que Larbaud aurait à le voir, plongé dans sa solitude d’aphasique : « Il souhaite peu de visites, mais a, à plusieurs reprises, souhaité la vôtre. » À quoi Alexis avait répondu : « Je préfère ne pas le revoir : je veux garder intacte l’image que j’ai de lui. » En 1947, dans son exil, sûr de n’avoir pas à le visiter, il prit des nouvelles : « Parlez-moi aussi de Larbaud, dont je n’arrive à rien savoir de précis, dont je ne sais plus qu’imaginer ; et dont la pensée m’émeut toujours si profondément, car son attachement à notre amitié demeure pour moi chose à jamais vivante. Peut-on encore l’atteindre humainement ? » Ces amitiés prestigieuses, ces prophètes télécommandés, donnent l’impression qu’Alexis ne frayait qu’avec les meilleurs esprits de son temps. Eux seuls trouvèrent place dans la Pléiade, alors que la postérité commençait de ratifier leur grandeur. Elle fait de l’ombre aux anonymes qui étaient le pain quotidien du jeune Palois. En rédigeant sa biographie inavouée, en triant ses correspondants, Alexis écartait des noms aujourd’hui oubliés ; il est pourtant vrai que les plus humbles appartenaient à la même compagnie que les plus glorieux. Partout où il allait, le jeune homme s’abouchait avec des créateurs. Il se rencontra avec Marguerite Burnat-Provins, qui, d’Orthez venait à Pau, en compagnie de Jammes, et à Bordeaux, dans le salon de Frizeau. Alexis NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 121 — Z33031$$10 — Rev 18.02 Une vocation littéraire 121 parlait de la jeune artiste (elle était née en 1872), avec la pitié condescendante qu’obligeait sa nature féminine, mais non sans estime malgré sa misogynie littéraire, bien de son temps (en 1909, le manifeste du futurisme de Marinetti exhortait au « mépris de la femme ») : « Je crois que c’est la seule femme, actuellement, qui ait un tempérament et une probité d’artiste. Il me semble que c’est une belle sincérité, et saine – et pour une fois, il y a là plus qu’un ventre, vraiment plus – Cela dit, je n’aime pas plus que vous l’encre femelle, ah fichtre non ! C’est elle qui nous fournit le plus de bêtises sur ce mot : “vivre”. Car il n’y a pas une seule femme qui comprenne l’énormité, dans sa bouche, de ces trois mots : “vivre sa vie” ! » Ce cri de jeune coq poussé, Alexis prenait sa plume et écrivait force lettres à l’auteur du scandaleux Livre pour toi, cantique sensuel d’une femme mariée à destination de son amant. Elle lui conservait, par-delà les années, « une très fidèle amitié », qu’elle lui exprimait encore du Maroc, en 1935. Le souvenir d’Hubert Damelincourt, peintre infirme, de trois ans l’aı̂né d’Alexis, se limite aujourd’hui au portrait qu’il fit de Jammes, conservé dans une absidiole de l’église de Baigts-de-Béarn, et à l’article qu’Alexis lui consacra, en 1910, dans Pau-Gazette, en jeune intellectuel de province. Il y parlait moins de l’œuvre du peintre que du mystère de la création artistique. Aussi bien, Alexis, au goût très sûr, avait pour lui plus d’affection que d’admiration ; ils avaient partagé les exaltations de la première adolescence. Alexis recevait l’artiste chez sa mère, comme il se rendait à son atelier, où Francis Jammes donnait lecture de ses œuvres. S’y réunissait un cénacle sillonniste, animé par Léonard Constant, professeur de philosophie du lycée de Pau, qui offrit un jour un lien entre le jeune diplomate et Aristide Briand. Bientôt, Alexis eut un peu honte de Damelincourt. Son amitié périt au premier service qu’il lui rendit. En octobre 1910, le peintre lui avait demandé de jouer des relations dont il se flattait, et notamment de celle de Rivière, pour donner de la publicité à ses toiles, exposées dans un salon parisien. Alexis offrit sa recommandation, enrobée d’une telle répugnance, qu’elle desservait le peintre plus sûrement qu’une franche attaque : « Au moment de clore, cette lettre d’un ami. Que je m’acquitte de sa commission, puisqu’il me le demande. C’est mon ami, un infirme ; condamné, dans sa vie, fourvoyé, en art ; mais il supplie son art, il est jeune : peut-être, bien que je ne le pense pas, une naissance est-elle encore possible. Elle dépendrait de ses rencontres, pcq. il est sans culture, et inférieur à sa solitude. Je connais ce tableau qu’il appelle “Symphonie en or” : il est mauvais, vulgaire. » C’était moins de la répugnance à s’aliéner les services de Rivière, qu’une forme de cruelle sincérité d’artiste. L’intercession de Jacques Rivière et le génie d’Alexis Dans le premier article jamais consacré au jeune poète, Valery Larbaud employa sérieusement le mot « génie » en rapprochant Alexis de Rimbaud, après l’avoir comparé aux « bons moments » de Homère, Virgile, Whitman NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 122 — Z33031$$10 — Rev 18.02 122 Alexis Léger dit Saint-John Perse et Hugo 11. La signification que nous prêtons à la notion de génie n’est pas plus vieille que le romantisme. Elle avait cours au temps qu’Alexis publiait ses premières œuvres. La catégorie était indivise à l’ensemble du champ littéraire : les critiques les plus académiques ne reprochaient pas à Larbaud d’employer le terme, ils regrettaient qu’il le dévaluât : « Est-ce pour lui une satisfaction que de dire d’un livre mauvais, non seulement qu’il est bon, mais davantage : génial 12 ? » interrogeait Gaston Picard, dans La Flora. Pour le sociologue Norbert Elias, qui s’est penché sur le cas de Mozart, la notion de génie procède d’une mystification, où se cristallise le dégoût de soi dans lequel l’humanité se tient elle-même, idéalisant sa nature spirituelle au détriment de sa nature animale. Notre époque n’échappe jamais tout à fait à la mythologie du prodige par élection ; Elias lui-même examine le génie à la lumière de la notion freudienne de sublimation. Par là, il participe largement des catégories qu’il dénonce, en définissant le génie comme une régulation des pulsions animales par les capacités de symbolisation. Comment remonter la généalogie du génie, s’il n’est pas un don de la nature, mais au contraire une capacité à dépasser la nature ? Pour le cas de Mozart, Élias apporte des réponses psychologiques et sociales : le modèle familial disposait l’enfant à la musique, dont la maı̂trise lui valait l’amour de son père, ému aux larmes par ses premiers essais. On voit bien les modèles qui disposaient Alexis à se faire poète, et la rétribution symbolique qu’il y trouvait, l’amour et la reconnaissance de la postérité valant ceux du père, mort trop tôt pour conformer son ambition. Malgré sa propre conception de la nature innée de l’artiste, Alexis, qui parlait volontiers de « poète-né », récusait la notion romantique de génie. Il ne rechigna pas à employer le mot, de sa jeunesse à sa maturité ; mais le génie, précisément, lui semblait l’unification apaisée des qualités animales et spirituelles de l’homme, plutôt qu’une forme de développement monstrueux des capacités de symbolisation. Il s’en expliqua devant Henri Fournier, en 1911 : « Il m’a dit [...], sur le mystère départi à chacun chaque jour, comme un fardeau à porter – et il le reçoit le matin, à midi, ou le soir – et il l’aperçoit, le palpe et le vérifie comme avec des antennes – et ainsi le mot génie devrait être beaucoup plus courant – des choses qui m’ont touché. » Devant Pierre Guerre, au soir de sa vie, il n’avait pas varié. Il évoquait une discussion avec le poète allemand Richard Dehmel, rencontré en 1912, qui s’inscrivait dans la conception du génie propre au romantisme allemand : « Au mur il y avait des masques de plâtre des hommes de génie. Sur chacun Dehmel avait mis une couronne de laurier en papier. Il développait volontiers une théorie sur le génie. Il aimait “la fureur extatique de Claudel”. SJP lui répondait qu’il se trompait en croyant à une notion pathologique, nietzschéenne du génie. Il ajoutait que tout le monde peut puiser au génie comme dans du blé en vrac. Il est à l’état invisible mais il existe dans le quotidien, dans l’insignifiance apparente. » NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 123 — Z33031$$10 — Rev 18.02 Une vocation littéraire 123 Alexis n’échappait pourtant pas totalement à la conception romantique du génie. En vérité, il était pris dans un étau de contradictions : il entendait prouver la singularité de son moi génial ; pour autant il ne voulait pas seulement surprendre, mais aussi durer, en classique. L’écart qui le faisait original, et reconnu par ses pairs, le datait devant la postérité ; d’où sa récusation de toute volonté de singularité et sa conception d’un génie de la normalité. Pour devenir un classique après avoir été un novateur il visait l’inactuel ; pour atteindre l’universalité, il se forçait à l’impersonnalité. Alexis pouvait bien prétendre œuvrer dans l’inactualité, et ne procéder d’aucune filiation, en plein dans la mythologie proustienne du génie (« Un écrivain de génie aujourd’hui a tout à faire. Il n’est pas beaucoup plus avancé qu’Homère »), Éloges demeure une œuvre créole. Le référent local n’échappe pas aux écrivains antillais, qui peinent à s’identifier à cette poésie de maı̂tre en dépit des retouches du poète, pour la version de 1925, retenue dans les Œuvres complètes, qui gomment le motif et effacent les influences susceptibles d’inscrire Éloges dans une généalogie. Les corrections d’Alexis ne consistaient pas seulement à délocaliser le poème et à le sortir de l’histoire, en transformant la « Bible » en « Livre », en effaçant l’exotisme botanique (disparition des icaquiers, tamarins et autres maringouins) ; il fallait aussi rompre avec des modèles littéraires voyants et datés. Jammes avait considérablement influencé la langue du jeune homme ; parmi bien d’autres tics, Alexis abusait, comme le poète béarnais, du présent à valeur absolue, bousculant l’imparfait attendu : « Emerson prononce le mot : “libérateur”, il y a soixante ans. » L’influence symboliste, (inversions précieuses et mots savants) effacée, d’Images à Crusoé demeure très visible dans Des villes sur trois modes, son premier poème publié. Auparavant, il n’avait donné que Désir de créole, essai plein de sa jeune science de lycéen romantique et parnassien, paru le 15 mars 1908 dans La Guadeloupe littéraire, un hebdomadaire local, puis repris en 1936 dans une anthologie antillaise, à l’occasion du tricentenaire du rattachement de la Guadeloupe à la France. En octobre 1907, Alexis avait bien proposé à la revue Poésie un poème daté de mai 1907, quelques mois après la mort de son père. Mais, soit qu’Alexis ait retiré son texte, soit que la revue l’ait refusé, l’Incertain n’a jamais été publié, Saint-John Perse lui ayant refusé le tombeau de la Pléiade. Des villes sur trois modes, andante, agitato et accelerando, paru dans Pan en juillet 1908, repris et modifié dans les annexes de la Pléiade, plein de mélancolie baudelairienne, piochait largement au lexique symboliste ; son mètre demeurait l’alexandrin. Jammes avait ouvert de nouveaux horizons à Alexis ; il lui devait les enjambements libérateurs de son premier Images à Crusoé, qui se présentait, dans sa version originale, comme une sorte de poème en prose. L’influence de Claudel n’était pas moins déterminante, parmi les autres poèmes d’Éloges. « Récitation à l’Éloge d’une reine » était d’abord paru en avril 1910 dans la Nrf, avec « Pour fêter une enfance » ; un an plus tard, dans l’édition en volume, justifiée par les coquilles de la publication en revue, la reine perdait ses oripeaux antillais et le chant se dépouillait de sa NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 124 — Z33031$$10 — Rev 18.02 124 Alexis Léger dit Saint-John Perse scansion heurtée et râpeuse, imitée de Claudel. Dans Anabase, Saint-John Perse se forgea un verset bien à lui, dont le souffle et les procédés (les parallélismes internes, le mètre pair) devaient plus au psaume biblique et à la prosodie classique qu’au vers claudélien. Mais Éloges, dans sa première version, demeurait tributaire du vers libre autorisé par l’admirable aı̂né, qu’Alexis suivait à la trace. Dès ses premières années créatrices, l’adolescent avait lu son théâtre publié, sa Première Ode et sans doute les poèmes de Connaissance de l’Est. Dans une lettre à Claudel, datée du 18 décembre 1906, Frizeau annonçait la grandeur future du jeune homme : « C’est un délicieux enfant, un esprit très noble et grand, je pressens, avec un cœur alourdi de cette mélancolie adolescente qui n’ose et ne sait vivre et choisir » ; il contribuait à son accomplissement en lui délivrant la parole claudélienne : « Je lisais hier au jeune Léger votre ode “Les Muses”. J’étais comme dans le ravissement d’un grand vol. » On retrouve la trace sombre et voilée de cette puissante mise en scène de la vocation poétique dans l’ensemble de l’œuvre de Saint-John Perse. À l’invocation de la première des cinq grandes odes de Claudel, « Ô mon âme », Alexis répondrait dans Anabase, « Je vous parle, mon âme » ; et encore, à une vie d’intervalle, dans « Chronique », l’un de ses derniers et plus beaux poèmes : « Quelle main nous vêt de cette tunique ardente de la fable, [...] cette part en nous divine qui fut notre part de ténèbres ? » Auparavant, dans « Exil », déjà : Je vous connais, ô monstre ! Nous voici de nouveau face à face. Nous reprenons ce long débat où nous l’avions laissé. [...] Que voulez-vous encore de moi, ô souffle originel ? L’art poétique de Fargue, théorisé un demi-siècle plus tard par SaintJohn Perse, s’appliquerait sans peine à l’heureux compromis que visait le jeune poète : refus du vers régulier, qui oblige au « remplissage » de matière verbale pour satisfaire à la cadence, mais fidélité à l’alexandrin, débarrassé de toute obligation rythmique et rimée, fondu dans la forme du verset. La tradition classique habillée de modernité, voilà vers quoi Alexis tendait pour durer. Du génie d’Éloges, que dire ? C’est le talent de l’œil, d’abord. Coquet, le jeune homme affectait ne pas accorder de prix à ses dessins d’adolescent, pourtant très maı̂trisés. La Fondation Saint-John Perse conserve un autoportrait dessiné à la plume, en 1903, intitulé « L’Auteur au saut du lit ». Alexis était assez habile pour faire passer une sorte d’autodérision dans son visage d’adolescent ironique comme dans son coup de crayon à la limite de la caricature. La beauté d’Éloges tient à ses images et aux qualités d’observation du poète, à hauteur d’enfant ; on y goût un lyrisme hautain, sans affectation pourtant, où pointe déjà le fantasme diplomatique : À présent laissez-moi, je vais seul. Je sortirai, car j’ai affaire : un insecte m’attend pour traiter. Je me fais joie du gros œil à facettes : anguleux, imprévu, comme le fruit du cyprès. Ou bien j’ai une alliance avec les pierres veinées-bleu : NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 125 — Z33031$$10 — Rev 18.02 Une vocation littéraire 125 et vous me laissez également, assis, dans l’amitié de mes genoux. Mais nous ne sommes pas les premiers à lire Éloges ; ils nous parviennent à travers le filtre d’une réception déjà ancienne qui en interdit une lecture absolument pure. Alexis eut plus de peine à se faire publier que Saint-John Perse ne le laisse croire dans la Pléiade. Rien n’alla aisément. La revue Antée, à qui le jeune homme avait confié Images à Crusoé, disparut avant de s’être décidée à publier le poème, absorbée par La Phalange en 1908. Alexis avait pourtant assuré à Frizeau que la revue le voulait « à toute force ». Le manuscrit aboutit à la Nrf via André Ruyters, l’un de ses fondateurs. Dans le numéro d’août 1909, son septième, la Nrf publia Images à Crusoé de Saintléger Léger. Rivière, qui trouva l’œuvre « vraiment remarquable », réclama d’autres textes. Alexis prétendit vouloir se taire, puis affecta de céder aux pressantes instances de ce nouvel ami qui « s’écharpait de sincérité » pour le convaincre de publier. Il envoya trois poèmes d’Éloges, « Pour fêter une enfance », « Récitation à l’éloge d’une reine » et « Écrit sur la porte », envoi auquel il joignit sa première lettre à Gide. Il se souvenait de l’accueil « tout bienveillant » réservé aux Images à Crusoé. Les quelques désabonnements et protestations qui s’étaient ensuivis ravissaient tout le monde (Rivière, Gide et Copeau) comme la preuve de la pureté de la revue face aux philistins ; il fallait parfois « secouer des abonnés pour en faire tomber ». Ce récit fut connu, popularisé par le jeune poète, qui profitait de l’autorité précoce de la revue. Mais les manœuvres complexes d’Alexis pour parvenir à ses fins et la médiation essentielle de Gabriel Frizeau en mars 1909 demeurèrent dans l’ombre. Alexis avait sollicité l’aide de son père électif sur un mode plein de dénégations : « Quel lien désormais que votre lettre, cher ami ! et pour moi quelle coı̈ncidence ! car elle m’est parvenue, un matin, à l’instant précis où je me décidai une seconde fois au renoncement complet. [...] Si donc vous jugez que le manuscrit que vous avez puisse (seulement) être publié, je m’aperçois, maintenant, que j’en serais très heureux, car, en y réfléchissant, j’y verrais maintenant la très grande utilité d’un jalon planté, c’est-à-dire d’une contrainte pour plus tard. Par là, sans doute, l’amour-propre, ou le regret, aux jours de loisir, me tiendrait : la paresse n’étant que manque d’obligation derrière soi. Malheureusement, je ne vois pas bien à quelle revue donner cela, moi. – Je n’ai aucune espèce de relations ; un écrit de ce genre n’est pas pris au petit bonheur ; et songez enfin que j’ai l’orgueil assez puéril encore pour ne pouvoir envisager un refus quelque part. J’avais une porte ouverte à La Phalange de Royère, mais je me la suis fermée cette année par un acte assez vain. À la Nouv. R. Française, j’ai déjà ce manuscrit que Ruyters devait présenter, mais dont je n’ai aucune nouvelle. [...] Si vous disposiez, vous, d’un NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 126 — Z33031$$10 — Rev 18.02 126 Alexis Léger dit Saint-John Perse moyen, que voulez-vous ? Il faudrait y recourir pour moi, qui ne puis rien ». * Frizeau, bon ami, s’exécuta et obtint gain de cause ; Gide expliqua à Claudel qu’il publiait les poèmes de Léger, « ami de Rivière », qu’il avait reçu de l’amateur bordelais. Alexis usa également de Jammes ; il ne trouva pas l’aide escomptée, et cette déception explique mieux que toute autre raison l’éloignement entre les deux hommes, dès lors que le jeune poète réussit à se faire publier par un autre biais, et à son insu. Alexis fut encore moins direct avec Rivière. En février 1910, il provoqua sa délicatesse sans la solliciter explicitement, avec des accents vitalistes, et non moins de dénégations, pour obtenir une nouvelle publication dans la revue, et laisser entendre son désir d’être édité en volume : – Voulez-vous m’indiquer, je vous prie (très approximativement) ce que pourrait me coûter, à une centaine d’exemplaires, et chez un éditeur d’assez libre accès pour n’exiger point de recommandation, un volume de 200 p. ? et de 100 ? – et de 300 ? – Je n’ai aucune idée de ces choses-là, qui ne m’intéressent pas. Je voulais adresser, ces jours-ci, quelques pages à la « Nlle R. F. », malgré mon horreur des revues. Et puis j’ai dû rire du dilemme : – un refus m’ennuierait dans ma vanité ; un accueil m’ennuierait dans ma liberté. Il obtint encore une fois gain de cause. Rivière, sincèrement admiratif, et fasciné par le personnage, fut payé de son aide par une rare effusion du jeune poète, qui n’en revenait pas de sa bonne fortune, loin de l’assurance rétrospective affichée par Saint-John Perse. Ses protestations d’amitié étaient sincères ; elles manifestent aussi sa surprise de découvrir la possibilité d’une relation désintéressée, entre deux jeunes littérateurs : « Mon ami, que votre mot me va au cœur ! J’ai compris votre amitié. Je suis confus, devant vous et devant moi. Oui, bien cela : confus. Je n’avais pu songer à la simplicité de l’amitié. Et tout à coup ! qu’ai-je rencontré là ? » Auguste Angles, l’historien de la Nrf, a parfaitement décodé ce jeu qui embrouillait la jeune maison, pas aussi admirative du prodige palois que le laissait croire les correspondances tronquées de la Pléiade : À la fin de décembre 1910, Léger s’était décidé à soumettre de nouveaux poèmes, en spécifiant qu’il cédait aux instances de Rivière. Il ne semble pas que cet envoi ait soulevé l’enthousiasme. En janvier [1911], arrive du Béarn une seconde série d’Éloges, accompagnée des appréciations les plus flatteuses pour la Nrf et ses animateurs. [...] Sur ce, catastrophe : les épreuves de certaines Pages sur les oiseaux, qui doivent être les poèmes du premier envoi tacitement éliminés, sont expédiés à Pau à fin de corrections immédiates et de publication prochaine. Léger est bouleversé : ne lui avait-on pas laissé entendre qu’on ne souhaitait pas ces pages ? N’avait-il pas montré qu’il avait compris en envoyant d’autres poèmes pour les remplacer ? Pourquoi maintenant les sortir du tiroir ? Ce serait pour lui une intolérable humiliation que de voir une aussi pauvre chose publiée sous son nom : Gide doit intervenir sur-le-champ. Des trois « directeurs » de la revue, il n’a l’avantage de * Œuvres complètes, op. cit., p. 744, d’Albert Henry, op. cit., p. 107 pour les passages en italique, absents de la Pléiade. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 127 — Z33031$$10 — Rev 18.02 Une vocation littéraire 127 connaı̂tre ni M. Ruyters, ni M. Schlumberger, mais il sait que M. Copeau est un ami de Jacques Rivière : il doit lui épargner cette honte ! Ainsi sera fait : respirons 13. En avril, Alexis s’en expliqua devant Rivière, sincèrement pudique et adroitement manipulateur, revenant entre deux dénégations sur son ambition d’un tirage en plaquette : J’ai fait retirer, à la Nrf, un poème qu’on m’avait imprimé pour ce mois-ci. J’ai dit que j’assumais les frais de ces 7 pages. Mais qu’avais-je à m’embarquer dans toutes ces histoires ? – J’ai dû paraı̂tre poseur ou cavalier, par surcroı̂t ! Non, mon ami, je ne suis pas fait pour imprimer : je n’y risque même pas du plaisir. Et à présent je m’aperçois que Gide avait parfaitement raison de tenir à donner, comme il me l’écrivait, quelques pages mesurées, avant de livrer les derniers poèmes que je lui ai envoyés. À paraı̂tre ainsi tout à coup, et toujours dans la même note, je vais décidément passer pour un maniaque de la singularité et de la sensualité. Tout cela m’ennuie à la fin. Et je n’entends pas chercher autre chose pour remplacer ce manuscrit que j’ai dû retirer. Je suis perdu dans une préparation d’examen. Alors dites à Gide, quand vous le verrez, qu’il vaut autant ne plus rien publier du tout. Je lui aurai « donné » les derniers Éloges qu’il a et voilà tout. Je ne lui rappellerai pas non plus le tirage en plaquette dont il me parlait si gentiment. Dites-lui, par la même occasion, que sa bienveillance pour moi m’a profondément ému, infiniment plus que je ne le lui dirai jamais, parce que je ne sais pas. Tout cela m’ennuie sans que je sache bien pourquoi – pressentiment, peutêtre, d’un lien littéraire. Oui, c’est cela ! Au surplus il suffit qu’une chose traı̂ne un peu, pour que mon dégoût, derrière moi, aille régulièrement croissant jusqu’à la haine 14 . Le pataquès de l’édition fautive des poèmes d’Éloges, en juin 1911, exacerba sa souffrance, mais lui permit d’obtenir la plaquette désirée. La perspective d’une nouvelle publication l’avait d’abord fait frissonner de plaisir, au mois de mai : « Pour mes poèmes... que répondre ? Cela m’a fait rire un peu, avec émotion : jamais un homme ne m’avait fait entendre ces paroles : “Je ne veux pas.” Elles n’irritent pas. Je suis reconnaissant à l’amitié de me les avoir fait connaı̂tre – oui, reconnaissant. » La publication d’un texte défiguré par les coquilles, dues à la négligence de Lannux, le secrétaire de la revue, provoqua le désarroi du jeune poète plutôt que sa colère, figurée par d’habiles coupes dans la Pléiade : « Mon ami, tout détaché que je me croyais, lorsque j’ai eu jeté les yeux sur cette première page de fou, que l’on donnait là à mon nom, j’ai eu envie de fondre en larmes comme un enfant. » La peine d’Alexis était réelle ; on la perçoit dans sa correspondance avec ses premiers modèles, Paul Claudel (« il m’est infiniment pénible de passer à vos yeux pour malsain, parce que je hais d’infiniment loin les détraqués ») et Francis Jammes : « vous avez pu vous inquiéter, sur le cerveau de votre pauvre ami : il s’est trouvé des gens assez mal élevés, à la Nlle R.F., pour livrer mes poèmes sans correction d’épreuves. On m’y fait dire des choses si NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 128 — Z33031$$10 — Rev 18.02 128 Alexis Léger dit Saint-John Perse extravagantes, ou seulement illisibles ! qu’il me faut plaindre l’imbécillité d’une rédaction qui a pu relire ça sans sourciller ! en admirant peut-être ! » Mais la faute originelle de la Nrf permit à Alexis d’obtenir tout ce qu’il avait souhaité, en tirant profit de la mauvaise conscience de Gide, longtemps maintenu dans une position d’obligé. La mésaventure trouva une issue doublement heureuse : l’édition en plaquette des poèmes, aux frais de Gide, et l’attribution du poste de secrétaire de la Nrf à Rivière, qui bénéficia, après l’intérim Miomandre, de l’éloignement de Lannux. La notoriété d’Alexis était demeurée confinée, jusqu’en 1911, au cercle étroit des poètes parisiens. Anna de Noailles le représentait, en juillet 1910, comme le plus récent phénomène poétique du petit monde des revues : « Schlumberger est le martyr de la Nrf [...] que menace la gueule emplie de flammes du Dragon Claudel, et qu’affolent les gambades papoues de Saint-Léger Léger. » La publication en volume d’Éloges offrit l’occasion à Larbaud de consacrer le jeune poète par un article dithyrambique, paru dans La Phalange, en décembre 1911. L’éloge sembla disproportionné ; il valut de nombreux contrecoups critiques à Alexis. Dans le premier numéro de la revue La Flora, Gaston Picard s’ébaubissait : « Un poète paraı̂t-il nous est né. Je dis paraı̂t-il parce que je veux douter encore qu’il existe. [...] Si M. Valery Larbaud, qui naguère inventa “les poèmes d’un riche amateur” aujourd’hui inventait M. Saintléger Léger, auteur d’Éloges ?... [...] Non : M. Saintléger Léger n’est pas comparable à Homère, Virgile, Whitman et Hugo qu’autant que ceux-ci aient montré çà et là du génie... » Larbaud se désolait, devant Gide, de n’avoir pas été compris : « Je vois qu’on croit un peu que j’ai inventé Léger “comme (j’ai) inventé naguère le riche amateur”. Ce qu’il y a de fâcheux, c’est que le typographe de La Phalange a mal coupé les vers que j’ai cités de Léger. Ainsi le joli petit poème sur l’insecte qui “l’attend pour traiter”, et qui est aussi bien que n’importe quoi de La Fontaine, ressemble à une fable de La Fontaine récitée par un mauvais élève d’école primaire. Je ne comprends vraiment pas comment on peut lire ces vers et ne pas les trouver beaux. » À vrai dire, le scepticisme était général. Jean Royère, le directeur de La Phalange, où était paru l’article laudateur, refusa en juin 1912 un texte que Larbaud consacrait cette fois à Fargue, excipant de son article en faveur d’Alexis : « Moi aussi j’ai été surpris de vous voir évoquer Malherbe à propos de Saint-Léger Léger. » La grande presse s’en mêlait, sous la plume de Paul Reboux. Le titre (Le Journal), l’angle d’attaque (le bon sens), le ton, enfin (naı̈f) renforçaient la légitimité littéraire du jeune poète, en même temps qu’elle diffusait son nom au-delà du cercle de ses pairs. Indigné de la comparaison avec « Homère, Virgile ou Hugo », Reboux trouvait « piquant de juxtaposer ces éloges et les vers que cite M. Valery Larbaud comme de si merveilleux modèles » : « Et l’on dit que le public se désintéresse de la poésie ! Certes, si c’est cela qu’on appelle, dans les jeunes revues, la poésie... Rien de plus mélancolique au fond, que ce désaccord qui sépare les écrivains du bon sens et du bon goût ». NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 129 — Z33031$$10 — Rev 18.02 Une vocation littéraire 129 Ces critiques béotiennes avaient tout pour réjouir Alexis ; elles le lançaient comme poète et forçaient le respect et la solidarité de ses pairs. Il s’en dit attristé, devant Rivière, après avoir soigneusement attiré son attention sur l’article de Larbaud, en le lui réclamant ; il souligna les éloges de Claudel pour contrebalancer ces critiques désobligeantes : « j’en ai tiré, mal né, infiniment plus de tristesse que les lettres de Claudel ne m’avaient pu donner de joie – une tristesse démesurée. » Cet aveu chargeait le bienfaiteur d’une culpabilité qui l’obligeait à une nouvelle responsabilité : « Je n’avais pas à paraı̂tre en public. Ce n’était pas mon affaire. Mauvais souvenir » 15. De fait, Rivière le consola en missionnant Henri Fournier, qui fit une note élogieuse dans L’Intransigeant du 6 septembre 1912. La Nrf, fidèle à sa règle, ne publia aucun compte rendu d’un texte publié par ses soins ; mais, attaquée, elle resserrait les rangs et faisait sien ce poète qui lui valait un salutaire scandale, en dépit des divergences et des réticences internes. Alexis était devenu l’un des auteurs les plus réguliers de la jeune revue, qui avait participé aux numéros d’août 1909, avril 1910 et juin 1911. La parution d’Éloges en volume en avait fait un poète confirmé et discuté. Pourtant, happé par la carrière diplomatique, qui devait garantir son indépendance d’écrivain, Alexis ne donna plus rien à la revue pendant une douzaine d’années : le mécénat du Quai d’Orsay ne fut pas sans péril pour le poète. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 130 — Z33031$$10 — Rev 18.02 V Le Quai d’Orsay, trottoir de la poésie ? Comment peut-on être ambassadeur de France et poète ? Entre la publication d’Éloges et celle d’Anabase, douze années vouées à la carrière diplomatique. Le poète s’est tu bien avant que le diplomate ne fût parvenu au faı̂te de la Carrière. Encore Anabase doit-il beaucoup à la parenthèse chinoise, ultime occasion de concilier la création poétique et l’action politique. À Paris, avant et après la Chine, le poète s’effaça, et n’aurait jamais reparu, peut-être, sans la chute accidentelle du diplomate, emporté par la débâcle de 1940. Faute de savoir résoudre ses contradictions d’homme de songe et d’action, Alexis partagea strictement, jusqu’au dédoublement, sa vie profane de diplomate et son magistère spirituel de poète. De moyen, la diplomatie devint une finalité. En croyant suivre le modèle de Claudel, en diplomatie comme en poésie, Alexis empruntait en réalité un autre chemin que lui. En embrassant la Carrière il bénéficiait de son mécénat, qui affranchissait l’art de tout compromis avec le public ou l’État, le revenu du fonctionnaire s’apparentant, dans une certaine mesure, à la rente qu’à la même génération Proust ou Gide recevaient de la fortune familiale. Avec cette nuance capitale que, par une fausse coı̈ncidence, c’est précisément l’État qui payait cette rente. En même temps qu’il délivrait l’écrivain de la contrainte sociale et économique, il liait le citoyen à de nouvelles exigences sociales : devoirs, mais aussi pouvoirs et honneurs propres à la carrière diplomatique. Affranchis des compromis d’une carrière littéraire, les écrivains diplomates devaient en retour combiner le service de la chose publique et leur vocation particulière. Claudel n’était pas moins sensible que Léger au charme chamarré des décorations. Toutefois, s’il laissait son confesseur avoir des vues sur l’opportunité d’une représentation du Partage de Midi, il n’entendait pas laisser le service de l’État contraindre son libre arbitre de poète, qui n’avait de compte à rendre qu’au bon Dieu. Il se félicita durablement de l’arrangement : « Si je n’avais eu un autre métier le sort de Bloy et de Hello m’était réservé. » Il craignait si peu que la poésie s’en trouvât compromise, qu’il s’exposait sans vergogne au public, comme poète et comme ambassadeur. Il n’ignorait pas les risques qu’il encourait. « Jammes a eu le tort d’étaler naı̈vement et joyeusement sa qualité de poète. Il n’y a rien que les hommes haı̈ssent plus et qu’il soit plus important de cacher » : c’est ainsi qu’il expliquait à Frizeau l’échec du mariage que leur ami avait projeté en 1906. De fait, la transparence de cette cohabitation affectait son crédit littéraire, NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 131 — Z33031$$10 — Rev 18.02 Le Quai d’Orsay, trottoir de la poésie ? 131 comme elle n’était pas sans incidences, heureuses ou malheureuses, sur sa carrière diplomatique. Sur le versant littéraire, l’ambassadeur de France le plus célèbre de sa génération offrait une cible parfaite aux surréalistes. La « Lettre ouverte à M. Paul Claudel, ambassadeur de France au Japon » asséna, en juillet 1925 : « On ne peut être à la fois ambassadeur de France et poète. » Étrange affirmation, qui opposait paradoxalement, au nom du désintéressement poétique, une morale littéraire à une morale existentielle : « Voici déjà longtemps que l’idée de beauté s’est rassise. Il ne reste debout qu’une idée morale, à savoir par exemple qu’on ne peut être à la fois ambassadeur de France et poète. » Il est vrai que l’attaque de Claudel, qui avait tiré le premier, procédait d’une même confusion : « Quant aux mouvements actuels, pas un seul ne peut conduire à une véritable rénovation ou création. Ni le dadaı̈sme, ni le surréalisme qui ont seul sens : pédérastique. » Mais ce jugement moral, motivé par sa foi, ne signifiat pas que Claudel renonçait au dogme de la littérature pure. C’était seulement du côté de son catholicisme qu’il admettait une entorse à l’exigence qu’il avait toujours fait sienne, de l’indépendance de l’artiste. Dix ans plus tard, L’Action française raisonnait selon la même logique que les surréalistes. Daudet, qui admettait en privé son admiration pour le poète, se réjouit dans ses colonnes de l’échec de Claudel à l’Académie, au nom de l’autonomie du champ littéraire, revendiquée tous azimuts : « L’Académie a fort bien compris que voter pour ce coquecigrue déguisé en diplomate et qui promenait un bénitier sous la Coupole afin d’y récolter les voix catholiques, c’était voter pour le maquereau bénit, pour le pèlerin de la nouvelle guerre. Elle l’a rejeté ! Bravo et bravo !... Les qualités littéraires de Claudel ne compensent pas, en une heure comme celle-ci, les méfaits et malfaçons de la bande sinistre du Quai d’Orsay à laquelle il s’est agglutiné pour “avancer”, jouant la carte du lèchement de pieds sous le masque mal attaché de l’émancipation intellectuelle, littéraire et religieuse. Il appartient dans son bel uniforme chamarré à la série trop connue des Tartuffes du Danube et des Timons comblés d’honneurs. Ce genre me dégoûte carrément 1. » Comment être poète au XXe siècle ? Malgré leur choix de carrière identique, qui continuait la tradition des écrivains diplomates, Claudel et Léger incarnaient deux types de posture littéraire aussi dissemblables que leur pratique respective du métier diplomatique. Globale chez Claudel, incarnant pour tous le poète-ambassadeur, célèbre deux fois, et des deux bords soupçonné d’illégitimité ; cloisonnée chez Léger, pour qui la poésie relevait du sacré dans une société sécularisée. Pendant toute sa jeunesse, Alexis polarisa l’écriture et la vie, l’artiste et l’homme, le songe et l’action, victime d’une illusion postromantique qui tenait l’art pour un artifice, incapable d’harmoniser l’homme au monde, ni de le restituer à son unité perdue. Le travail de réécriture de Saint-John Perse prouve qu’il a perçu, avec le recul de l’âge, que le partage admis à son adolescence entre la vie et l’œuvre, n’était qu’une construction circonstancielle, déjà datée. La poésie NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 132 — Z33031$$10 — Rev 18.02 132 Alexis Léger dit Saint-John Perse qu’il célébra dans son discours de Stockholm, était délivrée des catégories morales qui la lui faisaient voir comme mensonge ou artifice dans sa jeunesse, obligeant sa vie à l’affabulation : « Se refusant à dissocier l’art de la vie, ni de l’amour la connaissance, elle est action, elle est passion ». Dans les tâtonnements de ses débuts, Alexis ne voyait pas que la poésie pouvait être la vie même, non pas sœur de l’action mais l’action même. Il pestait contre sa vocation artistique et « haı̈ssait » ce mot de Claudel : « Un artiste préfère son œuvre à sa vie », parole qui sanctifiait l’art, et rapprochait étonnamment le poète catholique de Marcel Proust, l’idolâtre littéraire, loin du vitalisme du jeune palois. La Carrière plutôt qu’une carrière littéraire ? À l’heure de choisir une carrière, Alexis avait accumulé assez de frustration sociale et d’incertitudes matérielles pour se représenter avec faveur un métier à la fois brillant et rassurant. L’idée ne venait pas de nulle part. Elle s’incarnait en la personne de Claudel. Alexis admirait le poète, mais aussi la forte logique de sa vie d’homme. Les plus anciennes traces de son projet de carrière consulaire, en 19091910, sont fatalement liées au grand modèle, père électif de son roman familial. Claudel, qui avait unifié sa vie sous le signe de Dieu, goûtait ouvertement les honneurs et les pouvoirs de la diplomatie, qu’il ne représentait pas petitement dans Partage de Midi. Il jouissait comme d’une amusante revanche que le génie littéraire ne fût pas voué à la malédiction des trafics rimbaldiens ou à l’obscurité du « métier de pion » mallarméen. En 1913, Alexis lui écrivit, après l’avoir vu à l’œuvre en son consulat de Hambourg : « Si je puis être consul, j’en serai profondément heureux comme d’une note juste dans ma vie, et l’on pourra m’envoyer où l’on voudra. Les dix minutes pendant lesquelles je vous ai écouté causer avec votre chancelier ont pris pour moi grande signification. » * S’il n’osait pas la transparence de son modèle, forgeant à cette époque son pseudonyme exotique de Saint-John Perse, auquel il préférait encore la touche aristocratique de Saint-Léger Léger, Alexis poursuivait la personne même de Claudel, en choisissant la Carrière. Il en donna une preuve en célébrant son succès au concours par une maxime reçue quelques années plus tôt de son modèle, et qu’il s’appropria dans une sorte de vaudou : « Peut-être vaut-il encore mieux prendre et mener sa vie comme une femme que de la suivre comme une fille 2. » Alexis avait tout fait pour mobiliser l’attention de Claudel, et obtenir son soutien, dans sa quête d’une trajectoire semblable à la sienne. Il s’efforçait de troquer la sollicitude du curateur spirituel contre sa protection active dans le siècle : « Je ne serai pas confus de vous avoir occupé de moi. J’ai pensé très sûrement que j’avais à vous demander un conseil. [...] Mais j’ai pensé que je vous devais [auparavant] de ne vous écrire plus, ainsi tiré loin du * FSJP, lettre à Paul Claudel, décembre 1913, publiée sans les passages en italique dans la Pléiade, p. 725. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 133 — Z33031$$10 — Rev 18.02 Le Quai d’Orsay, trottoir de la poésie ? 133 christianisme. » À la fin de l’année 1909, Jammes demanda à son ami Claudel de bien vouloir « répondre à Léger au sujet des consulats ». Alexis avait provoqué ses conseils en évoquant la perspective de la magistrature coloniale, un an plus tôt : « J’ai pu mettre ordre aux affaires de ma mère ; et je puis rester encore deux ans auprès de ma famille. Après, j’entrerai dans la magistrature coloniale, si je puis 3. » Passage écarté de la Pléiade. La perspective coloniale y est évoquée sous le seul angle de l’aventure individuelle : « Il étudiait alors des projets d’émigration, hésitant entre le Brésil et Bornéo, et Claudel, de Francfort, l’adjurait d’y renoncer, la vie de colon moderne en climat tropical lui semblant ‘‘pire que celle d’un travailleur d’Europe dans les fabriques d’acide sulfurique’’ ». Il est vrai que Claudel déconseillait vivement au jeune homme cette voie, par le biais de Frizeau : « Je ne retire pas ce que je vous ai dit au sujet de la magistrature coloniale, en général peu estimée et mêlée de près aux répugnantes luttes politiques des trous à nègres. » La disparition du volume de la Pléiade des projets concurrents correspond à un effet de lissage de l’autobiographe, qui insistait sur sa vocation diplomatique, pire des carrières pour un poète, à l’exception de toutes les autres. Sur le vif, Alexis feignit de fuir le conseil de Claudel, pour mieux l’impliquer. En avril 1910, Frizeau, bonne âme, demanda à l’écrivain diplomate de balayer les réticences imaginaires du jeune homme : « Léger ne sait pas encore s’il préparera le consulat. Cela veut dire sans doute qu’il se contentera de la magistrature coloniale, malgré vos conseils. J’aurais cru que ce jeune homme si intelligent et distingué, et qui prise tant ce qui est volontaire en art, se serait décidé à cet effort. » À l’heure, non pas de faire un choix de carrière, s’il était depuis longtemps voué à imiter Claudel, mais d’user de lui pour l’atteindre, en nouant le double lien d’obligations personnelles et de pratiques professionnelles communes, il prit lui-même la plume. Alexis crut effacer son geste en détruisant sa lettre, mais sa trace demeure dans un courrier de Claudel à Frizeau : « Léger m’écrit une longue lettre au sujet du concours. Je suis un peu embarrassé pour lui répondre, je le connais si peu. [...] Il me semble qu’il peut toujours risquer le concours : je l’aiderai de mon mieux. [...]. Dites-moi ce que vous pensez de ce garçon du point de vue pratique. » Claudel doubla sa demande de renseignements du côté de Jammes ; Alexis en eut vent, et prépara aussitôt le terrain en assurant le poète béarnais de sa résolution. Plus question, alors, de jouer avec son désir ; il le révéla crûment à ses protecteurs : « Claudel m’a écrit une longue lettre, très attentive, dont je lui suis profondément reconnaissant. Mais il dit avec raison qu’il ne sait rien de moi : de mon caractère, de mes aptitudes au point de vue pratique. Je sais qu’il a écrit à Jammes pour s’informer làdessus. S’il vous interrogeait aussi, je vous supplie de bien insister sur ce point : que ma vie n’a rien de désorbité, qu’elle est exclusive de toute fantaisie, ne veut être que régulière, littérale, appliquée. Ma fantaisie aura toujours d’autres champs. Ma vie jusqu’ici n’a été qu’un long entraı̂nement NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 134 — Z33031$$10 — Rev 18.02 134 Alexis Léger dit Saint-John Perse à la maı̂trise et à l’équilibre les plus bourgeois – en haine de toute "littérature" ». Frizeau s’exécuta avec bonne grâce, loua « le créole distingué », qui ferait « un beau consul », et relaya l’espoir d’Alexis d’atteindre par Claudel ses protecteurs parisiens : « comme il me disait que vous lui aviez laissé espérer de le présenter à vote ami Berthelot, je me suis permis de lui dire qu’il fallait aller à Paris, pour se faire tâter, ausculter par votre ami, pour lui demander une consultation en quelque sorte ». Il apportait la garantie du poète béarnais pour faire bonne mesure : « je sais que Jammes a pour sa famille, qui doit être très bien, beaucoup d’amitié ». Du côté de Larbaud, Alexis réclamait la même bienveillance active, en affectant de lui demander de le renseigner sur la « petite naturalisation », en vue d’un établissement dans une colonie anglaise. Le message d’Alexis ne manquait pas de clarté, que ce fût avec Claudel ou Larbaud : soyez mes pères de substitution, offrez-moi votre protection, sans quoi j’irai m’inventer une nouvelle famille plus loin encore, en Angleterre, ou ailleurs. Au même moment il exhortait Larbaud et Gide : « Ne me laissez pas vous perdre », avant d’annoncer un tour de l’Europe, qu’il ne fit pas. Pour l’heure, s’il y allait au nom de la poésie, et gourmand, aussi, de la reconnaissance immédiate de ses talents, Alexis n’entrait certes pas au service de l’État pour changer le monde, ni seulement pour en assouplir les institutions, comme il s’en donnait l’illusion rétrospective en se prêtant cette intention devant Pierre Guerre : « J’y entrerai, je m’y imposerai et je modifierai cet état de choses. » Vaste exagération, tant ce parvenu du Quai d’Orsay s’employa à de très minces et subtiles variations avec la tradition diplomatique, pour mieux s’en accaparer le prestige. Mais il n’était pas fortuit que le mécène du poète fût le Quai d’Orsay. Ou bien il faudrait croire, non pas qu’Alexis rencontrât Claudel par hasard, mais que son attrait pour lui était fortuit. Alexis entrait dans la Carrière avec des prédispositions qui avivaient son désir d’être Claudel. Elles lui étaient propres ; elles étaient celles de sa génération. Les valeurs de son enfance de Blanc créole l’empêchaient de se satisfaire seulement de la reconnaissance étroite du monde littéraire, qui valorisait la singularité et le sacrifice de la vie à l’œuvre. Plus généralement, les modèles très français d’écrivains diplomates, Chateaubriand, Stendhal ou Gobineau, inspiraient Claudel comme Alexis : depuis longtemps, l’aristocratie de l’esprit côtoyait celle du sang aux Affaires étrangères. Sans même invoquer, parmi ses contemporains, les autres écrivains diplomates, sa génération littéraire, à la soudure du symbolisme et du vitalisme, balançait entre des désirs contradictoires, tandis que ses cadets rompaient ouvertement avec le dogme de la littérature pure, revendiquant l’union du rêve et de l’action. De Drieu la Rochelle à Malraux en passant par Aragon, on se représentait volontiers en clerc et en guerrier, sans renoncer à chacun de leurs privilèges respectifs. Alexis était peut-être né dix ans trop tôt pour oser ouvertement cette aventure. Mais, à sa façon, il s’inscrivait dans un mouvement d’ensemble. À la suite NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 135 — Z33031$$10 — Rev 18.02 Le Quai d’Orsay, trottoir de la poésie ? 135 de Claudel, et en même temps que lui, familiers et rivaux, Giraudoux et Morand choisissaient le Quai, sans compter les écrivains mineurs, ratés ou virtuels qui peuplaient la Carrière avec les mêmes désirs, sinon les mêmes moyens. Ce qui amenait Alexis au Quai d’Orsay, d’apparence original, s’inscrivait en réalité dans un processus historique. Ces écrivains-diplomates, sans constituer une école littéraire, comme le croyait parfois la presse internationale, formaient un groupe identifiable, conscient de soi ; ils ne se dissimulaient pas que la distinction sociale du statut diplomatique leur permettait de compenser le renoncement au monde exigé du pur écrivain. Morand confiait que « Giraudoux et lui avaient choisi “les ambassades” parce qu’elles étaient encore des clubs ». Rétrospectivement, Alexis jugeait qu’il avait « choisi la diplomatie parce qu’elle lui ménageait une certaine indépendance, des voyages, etc. ». Fautil le croire lorsque, au prétexte d’échapper au péril téléologique, il ajoutait qu’il « ne pensait pas alors qu’un jour il serait pris dans la carrière presque politique, à Paris » ? Si le jeune homme entrait au Quai d’Orsay pour servir la poésie, le choix d’un métier agréable et prestigieux, longtemps réservé à une élite de naissance, apaisait ses complexes de créole déclassé. Ce brillant compensait le vœu d’obscurité prononcé par le pur poète. L’activité diplomatique, enfin, flattait le goût de pouvoir et d’action du jeune vitaliste. Reçu par Berthelot, on imagine qu’Alexis fut grisé par le parfum du pouvoir puissamment dégagé par le diplomate, qui incarnait sensuellement la volupté d’agir et le plaisir de régler les affaires du monde. Choisir une carrière prestigieuse, c’était ne pas totalement risquer sa vie, ne pas jeter son pain à la face des eaux. Il fallait certes éviter l’imprudence de Rimbaud, modèle à suivre dans la pureté de son art, mais à éviter dans son organisation temporelle, qui n’avait pas su gagner « son indépendance à l’égard de la vie quotidienne ». Mais Alexis aurait pu protéger sa vocation par un obscur emploi de gratte-papier qui ne lui aurait rien apporté en compensation d’un échec littéraire ; à la différence d’un Pessoa, il ne risqua pas toute sa vie dans son existence de poète. Il admettait à son génie l’hypothèse d’être faillible et à sa vocation le loisir d’être mortelle. La diplomatie ne protégeait pas seulement la littérature des impuretés du marché ; elle protégeait Alexis des exigences dévorantes de sa vocation. Il n’aurait pas totalement raté sa vie s’il ratait sa vie de poète. Choisir la Carrière, c’était ne pas aller au bout du choix. Certes il écartait les distractions d’une vie de colon très prenante, qu’il regretta une dernière fois de ne pas embrasser lorsque Frizeau sollicita son avis sur une affaire antillaise, à la fin de l’année 1909. Il lui répondit par force détails techniques, qui devaient prouver l’authenticité de sa créolité, et conclut sur la nécessité de se ménager un refuge pour la poésie : « Je ne puis plus envisager de métier vraiment indépendant et qu’il me faille créer de toutes pièces, car il y a un côté du vivre où j’entends lutter le moins possible, et il ne faut jamais compter sur tant de forces qu’on en puisse distraire. » Ce « côté du vivre » logistique, le jeune homme voulait se convaincre qu’il NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 136 — Z33031$$10 — Rev 18.02 136 Alexis Léger dit Saint-John Perse s’en débarrasserait aussi aisément dans les consulats qu’en rentier, si la gestion du portefeuille familial blanchissait ses nuits et noircissait sa correspondance : « Je suis si gauche et mal prémuni, au milieu de cette nécessité de prendre des valeurs instables ! Et j’ai tant de mal à m’entraı̂ner à ce genre de préoccupations, si traquantes ! » Quant au métier de son père, dont il eut idée en liquidant son étude, il n’était pas si modeste consommateur de temps que son humilité le laissait présager. Ce qui pouvait gonfler la vanité du jeune homme de vingt ans qui jouait au « père noble » et s’acquittait de tâches « très au-dessus de son âge » n’amusait déjà plus celui de vingtdeux ans : « Vous ne savez pas avec quel sourire je reconnais votre enveloppe bleu-hyalin parmi des lettres d’avoués, de notaires ou de banquier ! Je suis maintenant aussi pris que si j’avais un métier. Je ne m’en plaindrai pas ; mais pourquoi donc voulez-vous que j’en sois “fier” ? Je n’avais convoité que de pouvoir vivre en “grammairien” ! » Alexis voulait croire qu’avec les consulats, il avait trouvé la meilleure formule, qui lui offrirait, avec des voyages, du prestige et un salaire décent, le loisir d’écrire. Mais s’il entrait dans la Carrière ce n’était pas seulement par dévouement à sa famille (on lui proposait des carrières dans la finance) et à la poésie, c’était aussi pour des raisons qui étaient propres au prestige de la diplomatie et qui tenaient à sa volonté de puissance. La profonde ambiguı̈té du projet de vie qui accompagne le passage du concours des Affaires étrangères est résumée par la formule obscure à Larbaud qu’il écrivit et, transposa au futur antérieur dans la Pléiade : « Je n’ai pas été dupe de mes songes ni du regard d’autrui. » Écrasé par les exigences de sa vocation littéraire, Alexis cherchait la preuve de sa valeur dans des succès immédiats, s’interdisant « l’écœurante suffisance des hommes d’imagination qui gardent envers leur vie [littéraire] des façons, des espoirs de mendiants » *. La mauvaise conscience qu’il tirait de cette ambition séculière était sa meilleure complice, de son propre aveu à Pierre Guerre : « Comme il ne souhaitait pas tellement réussir, il avait beaucoup d’aisance. » Alexis bravait deux interdits de l’évangile symboliste, qui vouait le pur écrivain à son art et au désintérêt séculier : il se donnait sans parcimonie à une carrière politique qui ne devait être qu’alimentaire et, malgré le dédain qu’il affichait de tout succès littéraire, il le construisait avec le même soin qu’il apportait à son ascension administrative. Tempérament politique et volonté de puissance On ne trouve que deux ou trois lettres de la correspondance du jeune homme qui abordent des sujets politiques. Alexis y étale une sorte de morale provisoire, hautaine sans doute, faite à la fois de réserve et de souplesse. * Œuvres complètes, op. cit., p 802, lettre du 29 mai 1914, conforme à l’original pour ce passage ; Alexis avait envisagé d’ajouter la précision « littéraire » à l’édition de la Pléiade, FSJP. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 137 — Z33031$$10 — Rev 18.02 Le Quai d’Orsay, trottoir de la poésie ? 137 À dix-neuf ans, il exprimait une sympathie non participante pour le socialisme exigeant de son ami Monod. Le poncif antibourgeois du poète bohème l’enjoignait de tolérer ce discours. Cette sympathie ne valait pas adhésion ; elle suffisait pour l’éloigner de Jammes, qui s’agaçait devant Frizeau des « protestanteries » de leur jeune protégé. Ce n’est pas qu’Alexis en pinçait particulièrement pour un autre parti que celui de Jammes : il se tenait à hauteur aristocratique de tout esprit partisan, qui ne pouvait grandir à ses yeux un poète. Lorsqu’il passait en revue la presse paloise susceptible de commenter le dernier ouvrage de Jammes, il serrait les lèvres devant la feuille la plus conservatrice, favorite du poète catholique : « Le Mémorial. Journal centenaire, royaliste, et ordurier, mais entretenu par les grandes dames titrées – Devise = “Dieu, patrie, famille” – et le duc d’Orléans. » Ce qui ne l’empêchait pas d’accabler les autres titres de ses sarcasmes. Il ricanait de L’Indépendant des Basses-Pyrénées, le journal anticlérical et, s’adressant à Frizeau, il n’épargnait pas davantage le titre auquel allaient sans doute ses sympathies de bourgeois bordelais : « Le Patriote. Journal catholique et républicain – moyen – En démocratie, se hasarde jusqu’au Sillon, malgré l’évêque. Article du rédacteur, un critique musical impayable – Je vous fais un beau cadeau. » Quand il quittait ce ton de dédain amusé, pour regretter devant Jammes que l’écart croissant entre leurs convictions « philosophiques ou politiques » affectât leur amitié, ce n’était certes pas pour épouser le « socialisme le plus avancé » qu’il associait aux partis nègres ou mulâtres. Il moquait ici ou là les bons sentiments du Sillon, jugé inconséquent ; la profession de foi qu’il confessait à Frizeau, à vingt-trois ans, un peu solennelle, avouait un démocrate de raison, résigné, un élitiste enfin, que rien ne prédisposait à rencontrer Briand, l’avocat des anarchistes de Saint-Nazaire, sinon par convergence d’un certain fatalisme : « Et pour moi, je n’admets pas plus d’interroger : si je suis partisan de la démocratie que : si je suis partisan de la pesanteur. [...] L’attitude la plus sympathique dont il me souvienne est encore celle de Gobineau, démocrate de fait ou de logique, aristocrate de regret. » Le jeune antimoderne, en littérature, n’était certes pas, en politique, l’humaniste que la critique contemporaine croit reconnaı̂tre en Saint-John Perse, abusée par le lissage rétrospectif de l’autobiographie et le gauchissement du vieux poète antigaulliste. Le jeune homme jouissait des bénéfices de la libre-pensée en même temps qu’il se gaussait, en réactionnaire, de la notion de progrès : « Maladie des siècles modernes : l’horreur de l’effort durable – une cause est la déchéance respiratoire. Il fait beau parler de progrès ! Un savant français moins bien qu’un enfant grec saurait “appliquer” son esprit à l’énigme d’un Sphinx. » Son agnosticisme n’était pas un humanisme ; devant Frizeau, le jeune homme vomissait la philanthropie, le progressisme et même les valeurs de ce qu’il appelait l’« humanitarisme ». Il se régalait, pour son correspondant bordelais, d’exécuter un roman baignant dans cette idéologie : « Il y a là encore cette prodigieuse face de macaque de l’humanitarisme – inversion ou diversion entre toutes celles du siècle, où je verrais, si NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 138 — Z33031$$10 — Rev 18.02 138 Alexis Léger dit Saint-John Perse j’étais chrétien, un véritable satanisme : l’agissement du Parfait Comédien offrant la ligne brisée pour la ligne droite, et distrayant les forces divines par les voies mêmes de Dieu. La grande charité, la philanthropie de “règle”, les préoccupations sociales font de nous des éléphantiasiques, alors qu’il s’agirait d’abandonner nos pattes comme le crabe dans sa fuite. Je pense que les humanitaires ne sont pas seulement des gens qui ignorent le prix du temps, mais encore des criminels envers soi, des criminels devant l’esprit (car dans l’instant métaphysique d’une vie, toute préoccupation sociale est une faute : je ne dis plus seulement un luxe). » À l’automne 1910, devant Frizeau encore, il réaffirmait sa distance avec le progressisme de Monod, mariant une sorte de marxisme pessimiste à la métaphysique spinoziste : « Vous pouvez pressentir mon indifférence absolue à toute action sociale : un strict déterminisme m’interdirait le seul énoncé de ces mots, si des questions d’essence ne suffisaient à tout jamais à m’empêcher d’y parvenir. » Mais il entrait aussi un soupçon de snobisme dans l’expression de ces opinions, qui ne l’empêcha pas de devenir le plus proche collaborateur de Briand, au milieu des années 1920. À vrai dire, en 1942, pour la commémoration du quatre-vingtième anniversaire de sa naissance, le diplomate en exil prêtait à son grand homme les mêmes ambiguı̈tés que l’on devine au jeune poète. L’hommage se prêtait à un autoportrait déguisé : « Le fatalisme de Briand me semble exclure le mépris, et son enjouement naturel le portait plutôt à s’amuser de la sottise des hommes. Il entendait seulement soustraire sa liberté d’esprit à la servitude de toute réaction contre autrui... Ou s’il y eut dédain, de quelle souveraine courtoisie ne savait-il pas l’envelopper ! » De son côté, Alexis manifestait assez de dédain envers l’humanité commune pour que l’on pût douter des attributs humanistes qu’on lui prête généralement. Encore faut-il s’entendre sur les mots. Par humanisme, Alexis n’entendait pas le mouvement de la Renaissance qui défendait la dignité humaine en elle-même, comme on le conçoit aujourd’hui. Cette acception, seconde, n’avait pas une dizaine d’années à sa naissance. Le mot sonnait différemment à son oreille, qui entendait une allusion plus philosophique qu’historique, associée au positivisme de Comte plutôt qu’à la renaissance des savoirs antiques, extraits de la gangue scolastique. Alexis préférait d’ailleurs parler d’« humanitarisme », avec des accents franchement péjoratifs. Il entendait par là les adhésions enthousiastes et progressistes au régime démocratique, qui voulaient changer le monde, depuis le socialisme saint-simonien jusqu’au Sillon de Marc Sangnier. Alexis était bien trop cynique pour jamais proclamer un amour abstrait de l’humanité. Il ne se résignait pas à la démocratie pour verser dans l’égalitarisme. « Il n’y a rien à mes yeux de plus juste que la partialité », écrivait-il à Rivière en 1911 ; il aimait cette formule, qu’il assaisonnait devant Gide d’une antipathie virulente pour la morale rationaliste des Lumières : « Je n’aime rien tant que la partialité, en ce monde où je hais l’iniquité du juste à l’égal de l’hiver, des postulats de Kant et des beaux vers. » Dans une lettre à Frizeau (laquelle a de fortes chances d’appartenir à la famille des lettres imaginées par Saint-John Perse dans les années 1960, NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 139 — Z33031$$10 — Rev 18.02 Le Quai d’Orsay, trottoir de la poésie ? 139 signe de la permanence de l’ethnicisme du jeune homme ou de la qualité de faussaire du vieillard), Alexis usait d’un vocabulaire désagréablement biologique pour dénoncer le « parasitisme » panhellénique qui avait contaminé Pindare, « ce nordique de grande race autochtone », et fait perdre « un élément foncier, beaucoup plus proche peut-être du grand fond celtique que d’aucun apport méditerranéen ». Aussi bien, les premiers poèmes que le jeune homme avait envoyés à la Nrf se souvenaient des catégories raciales de ses aı̈eux, fût-ce pour les moquer ou subordonner l’interdit du métissage au tabou de l’inceste : J’ai une peau couleur de tabac rouge ou de mulet, j’ai un chapeau en moelle de sureau couvert de toile blanche. Mon orgueil est que ma fille soit très belle quand elle commande aux femmes noires, ma joie, qu’elle découvre un bras très blanc parmi ses poules noires. En politique, comme en toute chose, Alexis était complexe jusqu’à la contradiction ; en puisant au riche bazar des idées de son temps, il s’attribuait aussi bien des signes de distinction sociale. Quel maurrassien de province, petit rentier déclassé par la chute du revenu de la terre, n’a pas embrassé l’Action française en espérant se parer du prestige des fleurs de lys ? Pour autant, Alexis n’éprouva jamais la moindre fascination pour les collectivismes antihumanistes, soviétique ou national-socialiste, qui attirèrent Drieu La Rochelle, son proche contemporain, en ses avatars successifs. On tient peut-être le moyen de caractériser la vision politique d’Alexis en le situant dans le débat qui opposa très courtoisement ses deux meilleurs amis littéraires, Rivière et Larbaud, en 1920, au sujet d’une « crise de l’humanisme » tôt diagnostiquée au chevet de l’Europe ruinée. Dans un feuilleton politique en quatre épisodes, commencé dans la Nrf de septembre 1919, Rivière prophétisait une « décadence de la liberté » à la lumière de la révolution russe. Il y annonçait, selon les termes de son biographe, « un glissement de la société occidentale vers des formes d’organisation solidaires où la liberté, telle que la prônaient les philosophes du XVIIIe siècle et les sociologues du XIXe, risquait de subir quelques restrictions 4 ». Rivière concluait : « Peut-être entrons-nous aujourd’hui dans l’âge collectiviste. » Larbaud répondait fermement : « Quand il dit que la mentalité slave (et la germanique dans une certaine mesure) ont dépassé l’idéal humaniste, nous avons l’impression qu’il s’avance trop. Peut-être ne l’ont-ils pas encore atteint. » Larbaud annonçait la victoire ultime d’un certain libéralisme humaniste, une sorte de fin de l’Histoire ainsi que l’espérait le président Wilson, rejoignant la prédiction d’Alexis, qui ne doutait pas de l’américanisation de l’Allemagne de Weimar, au risque de méconnaı̂tre l’avènement du nazisme. C’est quelque part sur cette ligne, qui allait de l’individualisme serein de Larbaud aux prophéties postromantiques de Rivière, qu’il faudrait situer Alexis. Où exactement, on ne saurait en décider, si le jeune homme était NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 140 — Z33031$$10 — Rev 18.02 140 Alexis Léger dit Saint-John Perse singulièrement mouvant dans l’expression de ses opinions. Un indice, qu’il faut assujettir aux lois de l’amitié : Alexis jugea « remarquable » un autre article de Rivière qui attaquait le juridisme impuissant et la rationalité abstraite de la politique de Poincaré. Le jeune diplomate loua cette critique du formalisme latin. Un certain génie romantique, venu forcément du nord, celte plutôt que germain, serait toujours préférable aux clartés mécaniques de la raison méditerranéenne. « Organique » contre « logique », « intuition » contre « analyse », l’éloge signait-il une victoire complète du XIXe chtonien sur le rationalisme du XVIIIe siècle, et l’adhésion d’Alexis au néoromantisme de Rivière au détriment de l’humanisme de Larbaud ? L’amitié étant équilibrée, et Saint-John Perse bisaigu, on observera que si jamais le poète concéda d’employer le mot d’humanisme, ce fut pour caractériser Valéry Larbaud. Dans un hommage de son vivant, il lâcha le mot, honorant son ami comme « humaniste, voyageur, accréditeur de lettres françaises à l’étranger et de lettres étrangères en France 5 ». Il se rétracta dans un hommage posthume, qui l’autorisait à se préférer à son modèle. Étonnant palimpseste, qui troque l’humanisme concédé à l’aphasique contre le vitalisme qu’Alexis apposait au mort : « On a trop adossé Larbaud à sa bibliothèque. “Humaniste” ? c’est tôt dit. “Grand lettré” ? c’est peu dire. Moraliste plutôt, et plus souvent poète. Esprit très libre et très friand, curieux d’abord de tout l’humain vivant, et dont l’“humanisme” alors doit recouvrer sa pleine acception étymologique. Rien de livresque dans son art, qui naı̂t de source vive, et n’élève point de perles de culture. Il a chevauché sa culture ; il n’en fut point bâté ni caparaçonné. Au demeurant fils de ses œuvres, et ne procédant en littérature que de luimême. La vie, plus que les livres, tint en alerte cet être très charnel. » Dans l’action, il est vrai qu’Alexis vantait Larbaud en humaniste à Anatole de Monzie, ministre de l’Instruction publique. Pour obtenir d’un radical du Lot une promotion dans l’ordre de la Légion d’honneur, il n’était de meilleure tradition française à laquelle se rattacher : « À son œuvre de création vive il faut ajouter une œuvre importante d’essayiste et d’humaniste qui fait de ce dernier un grand lettré, un témoin des lettres françaises largement accrédité à l’étranger. » Capable de prononcer le mot humaniste pour un ami, à plus forte raison le pouvait-il au service de sa propre carrière ; par déformation professionnelle, au service d’une République qui revendiquait cet héritage, Alexis Léger usa plus volontiers du mot que Saint-John Perse. Ce n’est qu’au soir de sa vie, en recevant le prix Nobel, otage de l’image qui lui avait permis d’obtenir cette récompense, que le poète prononça pour son compte le mot d’« humanisme », pour mieux s’en démarquer aussitôt, et l’assécher de son sens en le coupant de sa tradition : « Fierté de l’homme en marche sous son fardeau d’humanité, quand pour lui s’ouvre un humanisme nouveau, d’universalité réelle et d’intégralité psychique... » Comprendre par là un humanisme étranger au rationalisme sceptique de l’étroit terreau français, élargi au territoire universel des Antilles, et accessible aux forces obscures révélées par la découverte de l’inconscient. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 141 — Z33031$$10 — Rev 18.02 Le Quai d’Orsay, trottoir de la poésie ? 141 Aussi bien serait-il sage de ne pas stabiliser la vision politique d’Alexis. Le jeune homme, tel qu’il entrait dans la vie littéraire et politique, était largement un antimoderne, hostile à l’idée de progrès et, plus généralement, à la réduction de l’homme à sa rationalité ; il englobait dans un même dégoût les Lumières et le positivisme du siècle de sa naissance. En évoluant, Alexis conserva un écart sceptique avec la modernité. Pas plus qu’il n’avait été un moderne, il ne devint un postmoderne ; mais, précisément, les temps avaient changé, et cet écart ne conservait pas la même signification. Son dégoût de la modernité était une forme de conformisme intellectuel à la Belle Époque, parmi les littérateurs purs. Face aux philosophies postmodernes, nouvelle vogue intellectuelle de la fin du siècle, qui attaquaient le sujet dans ses attributs de transparence à soi et de souveraineté, pour n’en faire qu’une illusion d’optique ou un effet de langage, Saint-John Perse s’affirma au contraire comme l’héritier d’une certaine philosophie humaniste. Le poète ne s’inscrivait sans doute pas dans le lignage de l’exploration de soi de la sincérité rousseauiste ; mais dans le discours de Stockholm, en 1960, il ne reniait plus les Lumières, assignées à l’éclaircissement de « la nuit » de « l’âme elle-même et du mystère où baigne l’être humain ». Une carrière littéraire, malgré tout Au risque de verser dans le « bas romantisme publicitaire de l’antilittérature » qu’il dénonça, une fois établi dans la gloire, le jeune homme se tenait à distance des milieux littéraires. Alors que Jammes lui reprochait de l’avoir laissé dans l’ignorance de ses premières publications, Alexis se justifiait en minimisant la portée de cet acte : « Vous savez mieux que personne combien ma vie est simplement hâtive, et peu portée à graviter jamais autour de revues littéraires, non plus d’ailleurs qu’à occuper d’ellemême aucun milieu parisien. » Jammes le prenait au mot, et s’entremettait pour trouver un métier au jeune homme qui refusait de se livrer à une carrière littéraire, sans dire que ce refus marquait son prix pour la poésie plutôt que son indifférence. Alexis déclina l’offre d’emploi déniché dans la finance par Jammes : « Ne pensez surtout pas que je veuille, en nulle carrière, me ménager des loisirs littéraires. Il y a longtemps que j’ai arrêté en moi la décision de me refuser à toute tentation littéraire, même en marge d’une vie assurée. » Plus sincère devant Rivière que devant Jammes, qui l’obligeait à un strict déni de ses désirs, Alexis exagérait pourtant sa pudeur en affirmant ne pas vouloir publier, quand il faisait tout pour l’être : « Peut-être me croyez-vous capable de me composer. Et pourtant je vis loin de tous, aussi simplement que je le puis, aussi immédiatement ou strictement, et sans autre souci, quand je me suis acquitté auprès des miens, que de précipiter ma vie à d’autres excès que d’être un “acte” 6. » Fier, et trop peu sûr de lui, il attendait de ses dénégations qu’elles exacerbassent l’attente du milieu littéraire parisien. Devant Schlumberger, dont NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 142 — Z33031$$10 — Rev 18.02 142 Alexis Léger dit Saint-John Perse il ressentait peut-être la tiédeur, il ne parlait plus de renoncement littéraire, mais de son refus de publier : — Valery Larbaud m’a fait craindre que vous ne renonciez à tout travail littéraire. — Je n’ai jamais dit cela. — J’avais cru comprendre... — J’ai dit que je ne publierai plus jamais rien, ce n’est pas la même chose. Devant Gide, le chef de la bande, et le plus sensible à ses accents vitalistes, Alexis étalait complaisamment le dégoût de son œuvre, pour mieux l’y intéresser : « Cher ami, je suis triste, si vous saviez combien je suis triste. [...] Vous ne pouvez savoir combien je suis malheureux : j’ai écrit encore des poèmes 7. » Gide, qui n’était pas dupe de ce jeu, ne cachait pas à Rivière qu’il le trouvait puéril : « Un instant il m’a demandé en souriant (c’est ce qui m’amuse le plus, de lui, ce sourire, en se mordant la lèvre, que je n’ai vu qu’à lui) pourquoi il était forcé de mentir, près de moi ? – C’était immédiatement après m’avoir dit qu’il n’attachait aucun prix à ses poèmes, et l’avoir répété avec plus de chaleur qu’il n’avait mis à tout le reste de ses propos. » Il y a loin entre la méfiance dans laquelle le jeune poète était encore tenu par le milieu de la Nrf et la mise en scène rétrospective de Saint-John Perse, fondée sur une habile sélection de documents, montrant Gide et Schlumberger impressionnés jusqu’à la timidité par le jeune prodige. Alexis inversait ses rapports avec eux dans son récit à Pierre Guerre : « En 1912 ou 1913, Gide a voulu me connaı̂tre à tout prix. J’habitais alors dans un petit hôtel où je ne voulais pas le recevoir. Comme d’autre part je ne voulais pas entendre parler de la littérature, je lui ai donné rendezvous dans une grande exposition de poissons exotiques. » Les fondateurs de la revue étaient moins admiratifs qu’agacés. Gide était trop bien élevé pour le montrer à Alexis ; il s’en soulageait devant Rivière, à qui il racontait leur entrevue, encore raidi par les insolences du jeune homme : « Nous n’avons su tirer longue mélodie l’un de l’autre. [...] Je ne songeais qu’à m’échapper aussi tôt qu’il serait décemment possible et qu’à rejoindre mon travail. » Il s’agissait en réalité de leur deuxième rencontre ; la première n’avait pas mieux tourné. Alexis l’avait déjà compromise en exagérant sa composition de dandy. Il pria Rivière de l’excuser auprès de Gide : « il ne garde pas un mauvais souvenir de sa visite. Il s’est accusé de distraction et m’en a donné des raisons, je l’avoue, assez valables. Il sortait d’une visite qui l’avait fort troublé ». Moins indifférent à sa fortune littéraire qu’il ne l’affectait, il revint à la charge pour obtenir une nouvelle rencontre, sans renoncer à son personnage farouche et hérissé : « Je veux revoir André Gide et vous voir : dites-moi quand. L’amitié est lugubre, l’affection haı̈ssable : tant mieux 8. » Bénéficiaire de l’amitié indéfectible de Rivière, qui défendait loyalement sa « découverte » en dépit de l’agacement de Gide (« Vous avez bien vu. Mais il a encore quelque chose à dire. »), Alexis parasitait tout son réseau : NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 143 — Z33031$$10 — Rev 18.02 Le Quai d’Orsay, trottoir de la poésie ? 143 Mon ami, ne me regardez plus de l’autre rive d’un métro. Dites à votre beaufrère que j’ai mis confiance en lui. Chargez-vous pour Monod de cette lettre qui ne lui est point parvenue. Dites à votre ami Jacques Copeau, qui est très sympathique et dont Gide m’a parlé, que j’aurais bien aimé, en tout autre temps, de le rencontrer ; excusez-moi aussi auprès de Gaston Gallimard, qui est un ami de Larbaud. Si vous teniez pour un homme sympathique M. André Baine qui m’avait dédié un jour un poème, et qu’il habitât Paris, et que vous le connussiez, dites-lui, je vous prie, que je regrette de n’avoir pas trouvé à Paris l’occasion d’aller le remercier : je le croyais un voyageur. J’adresse aux Lhôte mes meilleurs souhaits par votre entremise. Dans le volume de la Pléiade cette lettre, modifiée par de subtiles corrections, donne l’impression qu’Alexis était déjà intégré au milieu de la Nrf. Il y travaillait, en réalité, sans tirer de joie à cet effort de séduction que Rivière et Fournier avaient réussi quelques années plus tôt, mus par leur sincère admiration. Ils avaient pratiqué ce jeu avec des délices de midinette et une humilité de pénitent. Alexis n’y trouvait qu’un sentiment d’abaissement dont il faisait l’aveu pitoyable à Rivière : « Je vous prie, mon ami, ne laissez jamais s’insinuer chez vous la crainte qu’il ne se cache en moi de l’orgueil. Je n’ai jamais pu éventer chez un homme cet arrière-goût de soi sans entendre aussitôt crever en moi un énorme fou rire. Il faut n’avoir jamais regardé, en s’habillant, le mot : “homme” écrit sur son tricot. » * À défaut de plaisir et d’admiration réciproque, Alexis jouait principalement du complexe des éditeurs responsables des mutilations d’Éloges. Ce ressort n’était pas mal trouvé, eu égard à l’éthique de la responsabilité de ces protestants, mais leur mauvaise conscience ne leur faisait pas endurer en souriant le comportement d’Alexis. Schlumberger dissimulait moins son impatience que Gide. Son rationalisme mesuré s’agaçait des énigmes du jeune poète, son urbanité sans artifice s’offusquait des provocations du provincial dissimulées sous une courtoisie de pure forme. Le portrait de Schlumberger vaut précisément par ce contraste, autant que par sa précision : « Une lente élégance de créole, le teint clair, des cheveux noirs et brillants, séparés au milieu par une raie. À peine perçoit-on sa voix, qu’il a pourtant caressante, tant il parle bas, sans prononcer les “r”, ce qui lui donne une sorte d’accent anglais. Son regard se pose avec une fixité où l’on ne sait s’il faut voir de la distraction ou une insolence étudiée. » La seconde proposition est la plus vraisemblable chez ce garçon parfaitement capable de concentration, mais très soucieux de composer un personnage de poète qui paie de leurs efforts tous ces Parisiens qu’il redoute : — Vous avez, dis-je, vu Gide ? Sa conversation peut être une des plus stimulantes que je connaisse. — Quelle importance a la conversation ? Silence. Zut ! Il psalmodie : — On se tâte avec des antennes, comme des insectes. * FSJP, lettre du 1er janvier 1912 et Œuvres complètes, op. cit., p. 701, avec des modifications. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 144 — Z33031$$10 — Rev 18.02 144 Alexis Léger dit Saint-John Perse — Que ne le disait-il tout de suite ! Dès lors je laisse planer le silence et ne fais plus aucun frais. Qu’il se débrouille ! La conversation finit par prendre, à propos de littérature grecque. Chacun fait assaut d’érudition. Schlumberger avoue dans son récit avoir été acculé au bluff ; il devine aussi bien celui d’Alexis. Mais bientôt le visiteur fait mine de partir : — Vous n’êtes pas pressé, dis-je. Nous ne nous verrons peut-être pas de longtemps. — Peut-être jamais. Il se rassied. Tout à coup il désigne le velours de mon fauteuil : — La couleur est belle ! il ajoute : — Je viens d’avoir un moment de distraction... Il faut me pardonner. Bref, il joue le parfait petit barbare, jusqu’à l’apothéose finale : — Je suis heureux de vous connaı̂tre, dit-il en partant. — Je suis content que vous soyez venu. Il s’arrête aussitôt : — Quelle est cette nuance ? Comme il va sortir, son doigt se tend vers le haut de ma bibliothèque : — Qu’est-ce ? — Quoi ? Cette petite amphore ? — Non, l’oiseau. — Je l’ai rapporté de Constantinople. Il est en cuivre ajouré. — C’est beau. Puis, montrant l’aigle de mon lutrin : — C’est laid. Alexis sut mieux s’y prendre pour maintenir Gide dans une position d’obligé. L’épisode de la traduction française de Rabindranâth Tagore, poète indien d’expression anglaise, ou plutôt les épisodes, nombreux et embrouillés, dès l’instant qu’Alexis s’en mêla, renforcèrent sa position légèrement compromise auprès du contemporain capital. Il avait rencontré l’auteur du Gitanjali à Londres, « dans une demeure paisible de South Kensington », en 1912. Son agent anglais, qui avait d’abord pensé à une sorte de concours de traduction, ne voulut pas déroger à ce principe en faveur d’André Gide sans consulter Alexis, ignorant les hiérarchies des lettres françaises. Le jeune Français avait su plaire à Tagore comme Tagore l’avait séduit, « image même du poète antique, sous la double couronne de l’Aède et du sage ». Le jeune homme recommanda André Gide, et pour donner plus de prix à son geste, affecta de renoncer à un projet personnel : « Je me proposais moi-même d’en livrer une traduction cet Été – Combien me réjouirais-je de l’avoir mieux servi, si vous voulez bien lui consacrer avec l’œuvre d’une traduction, l’autorité de votre nom. » Gide le remercia de son entremise d’une longue et sourcilleuse dédicace, en dépit de ses mauvais offices, qui avaient retardé la conclusion du contrat avec Tagore, ralenti Gide, et ruiné le primat de sa traduction, auquel il tenait tant. Dans [la] Pléiade Alexis jeta un voile pudique sur l’expression de ses excuses, qui avaient été l’occasion d’une autocritique trop bonne à prendre pour ses NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 145 — Z33031$$10 — Rev 18.02 Le Quai d’Orsay, trottoir de la poésie ? 145 adversaires politiques prompts à condamner sa nonchalance administrative : « Je me sens bien fautif dans tout cela et sais me reprocher, croyez-le, mon optimisme et mon laisser-aller, toute cette paresse trop confiante et ce mauvais sens pratique qui me laissaient compter sur des garanties personnelles inexistantes ou périmées. » Alexis n’avait pas déboursé la même monnaie que Gide lorsque ce dernier avait publié à ses frais exclusifs la plaquette d’Éloges : « Puisque vous m’annoncez que ces poèmes ont paru, que je vous dise ce que j’attendais de vous dire : la joie ne m’était pas permise, ni la fierté, de vous les dédier. J’aurais craint de vous gêner un peu. Et quand vous eussiez été étranger à cette publication, ces pages étaient trop loin de me satisfaire pour que j’eusse plaisir à vous les dédier. » Si Alexis payait Gide de mots, lui promettaient mille amitiés, et lui offraient un arbre virtuel, sur une photographie (« Je lui ferai donner votre nom sans plus d’explications, j’écrirai afin qu’on le lui donne. Et votre nom connaı̂tra la joie, quelque part, de ne signifier rien ! »), l’expression de sa reconnaissance restait confinée à leur correspondance privée. Pas de célébration, ni de reconnaissance publique. Au moment qu’il lui écrivait, solennel : « J’ai bien écrit ce mot-là : ami ; je me suis bien permis cela », évoquant son « génie », il prenait sèchement ses distances devant Henri Fournier, qui s’en étonnait devant les Rivière : « Je l’ai trouvé, à ma surprise, plein de soupçons à l’égard de Gide et déjà presque d’animosité. Il a prononcé le mot : baladin. » Qu’elle fût sincère ou non, l’expression de ces sentiments servait la guerre d’indépendance qu’Alexis menait contre ses bienfaiteurs. D’autres, Jammes, Berthelot ou Claudel, en firent les frais. Paul Valéry sut mieux tenir à distance la dangereuse admiration mimétique du jeune homme, tout en cultivant une estime réciproque. Au printemps 1912, Alexis força sa porte de ce poulet comminatoire, au nom d’une fatalité eschyléenne : « Permettez-moi, Monsieur, de vous demander une heure de rendez-vous. Je serais heureux de vous avoir salué, avant qu’il ne soit tout à fait trop tard 9. » Quelques jours après sa visite, le 24 mai, il le remercia sur un ton très éloigné de la familiarité que laisse supposer son récit postérieur de la rencontre : « Edgar Poe et vous, les deux hommes que j’ai le plus souhaité connaı̂tre », écrivait-il alors. Un an plus tôt il avait gratifié Gide d’un hommage similaire : « J’ai parfois regretté qu’Edgar Poe fût mort, que je ne pusse un soir lui parler d’André Gide. » 1 Faut-il imaginer que Valéry, à l’instar de Gide, se soit laissé embarquer par l’admiration d’Alexis jusqu’à s’en sentir responsable, et tenu de lui confier, comme Saint-John Perse l’a souvent raconté, les raisons humaines qui l’acculaient à reprendre la plume ? De fait, Valéry n’était pas indifférent au jeune poète. Signe de son admiration amicale, il lui prêta ses traits dans un dessin destiné à illustrer Monsieur Teste 10. De ces amitiés survalorisées, Alexis tirait assez de crédit pour étendre son réseau à l’étranger. À moins d’un an des épreuves du concours du 1 FSJP, lettre du 1er juin 1911, passage censuré dans la Pléide, p. 770. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 146 — Z33031$$10 — Rev 18.02 146 Alexis Léger dit Saint-John Perse Quai d’Orsay, prévues à la mi-avril 1913, il n’abandonnait pas pour si peu les milieux littéraires. Il tapait, non sans vergogne (il en a fait disparaı̂tre les traces), dans les amitiés de Larbaud (« Si vous aviez encore des amis à Londres, à qui vous jugiez bon de m’adresser, je vous serais tout reconnaissant de le faire ») et de Gide : « Si vous connaissiez du monde ici que je puisse voir à l’occasion (pas des Français), dites-le-moi, je vous prie. Je ne connais personne 11. » Bonne pioche : Gide connaissait les plus grands écrivains anglais, et lui délivrait le meilleur viatique pour les atteindre en la personne d’Agnès Tobin, la riche amatrice californienne. Elle le mena de Bennett à Chesterton, de Chesterton à Conrad, et ainsi de suite. Visites sans lendemain, mais qui laissèrent des traces durables, telle la correspondance fictive avec Conrad, lequel ne reçut jamais la longue lettre de Chine publiée dans le volume de la Pléiade. Interrogé à son sujet, en 1916, Conrad ne se souvenait déjà plus qu’à peine du jeune homme : « Si quelqu’un vous a dit que je suis en “rapports directs” avec M. Leger [...] ce quelqu’un se trompe. S’il s’agit du poète Saint-Leger Leger je l’ai vu une fois, chez moi, il y a trois ans si je ne me trompe, et j’ignore où il est à présent. » Alexis avait meilleure mémoire, qui dilatait sa visite aux proportions de l’impression qu’il en avait reçue, trente-cinq ans plus tard, pour son biographe Jean-Aubry : « Je me souviens bien de ce trop court séjour chez Conrad, que vous mentionnez. 1911 ou 1912. Ashford, par Hamstreet, Kent. Conversations le moins intellectuelles possible. [...] Vous souvenez-vous de son goût inattendu pour Molière et pour Zola, de la vivacité de ses réactions contre Dostoı̈ewsky [sic], à qui il prétendait préférer Tourguenieff. De la mer aussi, je m’interdisais de parler, sachant combien les marins amateurs doivent respecter et ménager l’étrange “complexe” de ceux qui ont eu à vivre de la mer, à y peiner pour vivre, et non à s’y complaire. [...] Il m’étonnait aussi parfois par son goût imaginatif de la vie de société, par une curiosité très XVIIIe du rôle de la femme derrière le cours des événements 12. » Mrs. Bennett, en revanche, n’avait pas oublié le jeune homme, neuf ans après l’avoir rencontré. Elle en dressa un portrait savoureux, en contrepoint d’une conférence de Valery Larbaud, venu promouvoir la jeune poésie française, pour conforter le scepticisme de l’auditoire : « Elle leur a dit qu’elle avait vu Saintléger Léger ; qu’elle l’avait reçu chez elle, et qu’elle pouvait certifier que sa conversation était aussi obscure que sa poésie ; que pour elle les maı̂tres restaient toujours Baudelaire et Verlaine. » Alexis résidait encore en Angleterre, en octobre 1912, lorsque sa mère quitta définitivement Pau pour s’établir à Paris, chez son oncle Jules Damour, rue de Lisbonne, puis rue de Bruxelles. C’est à cette adresse qu’Alexis résida, de retour en France, quand il n’était pas chez sa sœur, Margueritte Dormoy, boulevard Malesherbes. Il n’y resta pas un an, avant une ultime tournée, en Angleterre et en Allemagne, à l’automne 1913. Entre-temps, il avait renoncé à passer le concours du printemps 1913, ou plutôt il avait abandonné en cours de route, après avoir raté l’épreuve de droit. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 147 — Z33031$$10 — Rev 18.02 Le Quai d’Orsay, trottoir de la poésie ? 147 De cette première année parisienne, coupée par un court voyage estival, il conservera un souvenir mélangé, exprimé fictivement à son grand-oncle Damour, dans une lettre venue étoffer la Pléiade : « Paris m’apparaissait alors comme un problème obscur à débrouiller, mais où la sécheresse de la lutte me semblait tempérée par un peu de clarté familiale. Je me souviens de bouts de causerie avec vous devant le feu de bois de la bibliothèque, de la confiance et du sourire que j’y puisais. » Au seuil du concours, Alexis n’avait pas tranché entre les deux carrières. La diplomatie devait servir la littérature sur un plan absolu, pour conserver au créateur son indépendance ; la littérature pouvait rendre des services, en retour, dans la Carrière, sensible aux prestiges des lettres. Un candidat original ? En allant chercher au Quai d’Orsay la reconnaissance immédiate à laquelle il renonçait comme pur poète, Alexis ne s’exposait pas seulement à la dissociation de ses personnages d’écrivain et de diplomate ; il jouait ses rôles à contre-emploi, pour cumuler leurs prestiges propres, en dehors de leur champ. Sorti du Quai d’Orsay, en famille ou avec ses amis écrivains, il était un diplomate distingué, dont les capacités politiques rehaussaient l’exceptionnalité de son génie littéraire ; au ministère, il jouissait du prestige de l’écrivain pour imposer sa singularité. Alexis ne possédait pas, loin s’en faut, les attributs traditionnels que l’on prêtait au diplomate, grand nom et grande fortune, profil hérité de la diplomatie d’Ancien Régime, de son mode de sélection (la confiance du souverain, qui envoyait des proches) et de son fonctionnement (l’ambassadeur finançait à ses frais sa mission). Les travaux récents nous apprennent que l’on s’exagère la permanence de ces traits dans le personnel diplomatique de la IIIe République. À côté de quelques grands noms d’une vieille aristocratie (Wladimir d’Ormesson relevait dans son journal les cinq ambassadeurs titrés de la fin des années 1920, avec fierté, mais sur la défensive), beaucoup de noblesse récente, d’Empire ou d’imagination. En 1881, la moitié des diplomates à particule l’arboraient sans justification. La diplomatie française était le club le moins fermé d’Europe, avec 44 % d’aristocrates entre 1870 et 1914, dans l’ensemble du personnel diplomatique, contre 70 % chez les diplomates allemands, à la même période. Mais il y avait un écart entre ces réalités chiffrées et le prestige rémanent de ces dynasties diplomatiques, qui se survivaient en quelques lignées d’autant plus voyantes qu’elles devenaient plus rares. Alexis, que les hasards de ses premières protections ancrèrent à gauche, contre son tempérament et son milieu d’origine, oscillait entre dandysme et arrivisme, élitisme et modernisme. Il concilia ces contraires en choisissant d’accentuer sa singularité dans le milieu diplomatique, se présentant exagérément comme un self made man isolé et désargenté, pour mieux affirmer sa supériorité spirituelle, et même sociale, de vieux patricien déclassé. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 148 — Z33031$$10 — Rev 18.02 148 Alexis Léger dit Saint-John Perse Il sanctifiait volontiers son nom, en politique comme en littérature, en signant Saint-Léger. Pour sa fortune, elle n’était pas si mince qu’il le prétendait devant ses protecteurs littéraires en se présentant comme un soutien de famille désargenté ; elle n’offrait pourtant pas de perspectives très rassurantes. Le fragile équilibre financier de sa mère vieillissante, et d’une sœur non mariée, aurait certainement été ruiné par le krach boursier de 1929 sans les revenus d’Alexis. Mais le portefeuille d’actions familiales, l’assurance-vie contractée par son père (cinquante mille francs versés à sa mort, affectés aussitôt aux valeurs boursières), la vente de l’étude d’avoué, enfin, autour de quatre-vingt mille francs (elle avait été achetée cent mille francs en 1899, avec l’argent maternel), mettaient temporairement la famille à l’abri du besoin, dégageant une rente suffisante pour que le jeune homme fı̂t traı̂ner sa préparation au concours. Alexis ne maı̂trisait pas les codes ni les réseaux de la bourgeoisie parisienne ; il n’était pourtant pas dépourvu de relations familiales ni d’attributs élitaires. Le jeune homme évoquait volontiers un conseiller d’État, apparenté aux siens ; l’affection de Jammes et Claudel lui offrait la protection d’Arthur Fontaine, secrétaire général du ministère du Travail, proche d’Albert Thomas (qu’il seconda au BIT, après guerre) et de nombreux socialistes influents, mais surtout celle de Philippe Berthelot, l’un des directeurs les plus en vue du Quai d’Orsay. Un château familial en Touraine, des amitiés littéraires cosmopolites, un passé fabulé d’aventurier globetrotter, viril, mais toujours impeccablement mis, complétaient la panoplie du dandy. Pourtant, en ses premières années parisiennes, Alexis nourrissait un évident complexe face aux héritiers du Quai d’Orsay. À un Louis de Robien, qui jouait volontiers les jeunes seigneurs au verbe cru, le candidat croisé à HEC paraissait encore gauche, provincial mal dégrossi. Alexis avait si bien intériorisé la morgue de ce regard qu’il se représentait encore, au soir de sa vie, devant Pierre Guerre, comme un marginal au Quai d’Orsay : « Saint-John Perse était toujours suspect dans la Carrière. Pendant le stage, il n’avait pas de recommandation, pas de situation de famille ni de fortune. » Ou encore : « Dans la Carrière, Leger faisait figure d’anarchiste. Les autres vivaient de protections et de camaraderie, et affichaient leur snobisme. » Pour la postérité, dans la notice biographique de la Pléiade : « Le Quai d’Orsay : milieu nouveau pour lui et qu’il intrigue, n’ayant fourni à la commission de stage aucune référence personnelle ni lettre d’introduction. » Il n’avait en réalité pas moins de quatre recommandations, dont celle, prépondérante, de Berthelot. Quant à sa fortune, il s’était arrangé pour la grossir devant ses examinateurs. Faut-il croire les récits tardifs qu’Alexis offrit à ses amis sur l’enquête de rigueur ? « Le Préfet des Basses-Pyrénées, consulté, avait indiqué, pour montrer que le candidat avait de la fortune : “Possessions aux Antilles”. L’enquêteur Bisouard de Montille, un peu décati et gâteux, mais très “vieille diplomatie” avec son monocle, l’interrogeait : “Je vois que vous avez des propriétés aux Antilles.” » S’inquiétant du rendement de telles propriétés, de longtemps NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 149 — Z33031$$10 — Rev 18.02 Le Quai d’Orsay, trottoir de la poésie ? 149 diminué par la révolution sucrière, le vieillard aurait reçu d’Alexis une insolente leçon de botanique, qui appréciait ces terres par leur disposition à la culture du fameux bois bandé antillais... De fait, la fiche de renseignements de police jointe à son dossier de candidat indiquait : « M. Léger se trouverait dans une belle position de fortune. Sa mère qui est veuve et habiterait à Pau serait propriétaire de nombreuses terres aux Antilles 13. » C’était élargir considérablement la notion de propriété ! La véritable originalité du candidat, son seul écart avec le cursus le plus répandu, qui regroupait la plupart des postulants rue Saint-Guillaume, tenait au choix de sa préparation à HEC. Était-ce un choix, d’ailleurs, en vue de se familiariser avec les réalités économiques, dans la perspective d’une carrière consulaire plutôt que diplomatique ? Cette unique dérogation au profil type du diplomate de sa génération justifia en tout cas une rectification mystificatrice, dans les années 1960. Alexis corrigea l’inélégance de son parcours devant un journaliste du Figaro, en s’inventant un passage rue Saint-Guillaume. Sur le vif, en interne, le jeune diplomate grossissait au contraire l’écart avec ses camarades, pour accentuer sa différence. Il est vrai que l’École libre des sciences politiques ouvrait la voie royale. Les fils de famille, sortis des mêmes lycées parisiens, s’y retrouvaient ; les anciens diplomates y enseignaient ; les futurs diplomates y fraternisaient. Alexis avait si bien exagéré l’originalité de sa préparation qu’il avait semblé à Morand arriver tout droit de sa Guadeloupe natale, porté par les alizés : « D’où sortait-il ? D’aucune des écoles préparatoires que nous connaissions bien. Il arrivait de très loin, des Antilles, et, quand il parlait aux gens, en avalant ses “r”, il avait toujours l’air de parler à des esclaves 14. » En réalité, les diplômés des HEC étaient admis à se présenter au concours des Affaires étrangères depuis 1902, afin de contrer la prétention du ministère de l’Économie d’assumer les questions commerciales et financières hors des frontières. Alexis y avait côtoyé, dans la section diplomatique, certains de ses futurs collaborateurs, dont Louis de Robien, futur directeur du personnel. Les cours qu’Alexis y prenait en note n’étaient pas moins orthodoxes que ceux de Sciences Po. Sorel lui-même n’y aurait pas voulu plus d’histoire diplomatique. Une comparaison de sa copie d’histoire, au concours de 1914, avec celles de ses camarades, révèle un élève dans la bonne moyenne de la discipline, telle qu’on la pratiquait alors. Poète capable de l’expression la plus aiguë de sa subjectivité, Alexis entrait aisément dans la logique d’une matière qui entretenait le mythe national, en affirmant la continuité de la chose française à travers les régimes. Le candidat qui aspirait à une carrière diplomatique, sans être du sérail, s’affiliait à une tradition. Le poète qui proclamait qu’il n’était « d’histoire que de l’âme » n’était pas intestat devant l’héritage légué aux diplomates. Bref, empaqueté aux HEC plutôt que rue Saint-Guillaume, son bagage de licencié en droit, qu’il partageait avec les deux tiers des candidats, et sa culture générale de bon aloi étaient parfaitement banals, hors son talent littéraire ; son origine sociale, enfin, sauf sa créolité, ne le distinguait pas, NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 150 — Z33031$$10 — Rev 18.02 150 Alexis Léger dit Saint-John Perse en termes d’héritage culturel (savoirs, manières, conscience de classe, etc.), de nombre de ses futurs collaborateurs, qui entraient au Quai d’Orsay peu ou prou en même temps que lui, les Charvériat, Rochat, Bargeton ou Massigli. Pourtant, Alexis se distingua d’emblée de ses camarades. La professionnalisation récente de la Carrière variait peut-être l’origine des candidats ; les agents demeuraient assez peu nombreux pour qu’ils se connussent tous, sans qu’un étranger fût le demeurer longtemps. Acculturés bien vite aux traditions qui perduraient, les nouveaux venus assimilaient sans peine un esprit de corps, qui formait un lien organique entres les agents. De fait, après deux tentatives au concours, Alexis était déjà familier avec nombre de ses futurs collaborateurs aux plus hautes responsabilités du ministère. Parmi eux, il s’employait à détonner. À la suite de Claudel, qui se flattait de ses talents d’épicier, il renchérissait sur le snobisme de ses camarades en s’intéressant aux choses de l’économie. Il entretenait par cette posture la bienveillance de Fontaine, plaidant devant lui pour l’introduction des questions économiques dans la Carrière : « Sans doute ferait-on bien de prendre nos ambassadeurs parmi les économistes – si ceux-ci n’étaient pas aussi rares que ceux-là. » Plus tard, après son séjour en Chine, il fonda sa légitimité professionnelle sur son expertise d’un pays qui n’avait pas de spécialistes de formation en dehors du corps des interprètes. Les anecdotes fourmillent sur le succès d’Alexis au concours des Affaires étrangères. Toutes, elles le singularisent au cœur du processus de sélection. Un poète ne saurait réussir comme les autres un concours de fonctionnaires. S’il accepta, sur les conseils de Claudel, de rééduquer son écriture illisible, ce fut pour adopter une graphie d’une beauté singulière. L’exotisme créole, les poses et les attitudes provocantes le rendaient remarquable, quand on aurait ignoré la distinction de son esprit ; Robien n’entrait pas dans le jeu, parce qu’il était insensible aux valeurs littéraires à quoi ce comportement renvoyait : « Paul Morand en a fait d’un seul trait le portrait le plus ressemblant en écrivant qu’il avait l’œil rond du perroquet. Mais soit par disposition naturelle, soit pour se donner un genre, Léger gardait cet œil immobile et c’est par le mouvement de sa tête et de son cou qu’il dirigeait son regard perçant, ce qui faisait penser à d’autres oiseaux... aux grues par exemple. » * L’image, chez Morand, prenait une autre signification ; l’écrivain appréciait différemment ces signes extérieurs du génie littéraire : « Léger arriva, le jour de l’examen, à pas comptés, et nous surprit par son mutisme, sa voix douce et grave, ses complets de voyage, son œil immobile et plein de sagesse de perroquet hypnotiseur et ses grandes façons de vieille race créole. » Couvé d’un tel regard, Alexis atteignait le but qu’il s’assignait : se distinguer de ses collègues, « de simples apparences de l’annuaire 15 ». Henri Hoppenot, de la même confrérie, enregistrait à merveille l’effet recherché par le jeune diplomate : « S’il tranchait sur le milieu de la “carrière”, ce * AN, 427 AP, papiers Louis de Robien, 6, « notes concernant le Quai d’Orsay, 19301944 », rédigées en 1943-1944. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 151 — Z33031$$10 — Rev 18.02 Le Quai d’Orsay, trottoir de la poésie ? 151 n’était ni par son exactitude au travail, le raffinement de ses manières, ni l’implacable courtoisie de ses rapports avec les grands comme avec les petits. Sa différence, qui déconcertait les uns, qui séduisait les autres, venait d’ailleurs. Il ne parlait pas exactement notre langue ; il nous arrivait d’une autre rive que les rives parisiennes ; le parfait conformisme des attitudes ne rendait que plus insolite ce que nous pressentions en lui de refusé 16. » Un écrivain reçu par faveur ? La IIIe République avait voulu s’assurer le service permanent d’agents acquis au nouveau régime, choisis selon le seul critère de leur compétence dans le traitement des Affaires étrangères. Mais, en dépit du concours, la cooptation se survivait dans le principe du stage, évalué par une commission exclusivement composée de diplomates. La note qu’ils délivraient comptait au moins pour moitié dans le résultat final. Pour juger de l’aptitude pratique et de la personnalité du candidat, ils devaient s’éclairer à la lumière de leurs recommandations ; leur liberté pouvait s’en trouver contrainte. Ces recommandations ne garantissaient pas le succès, sinon Alexis ne se serait pas retiré du concours de 1913, après son stage, où il avait été reçu avec toute la faveur due au protégé d’Arthur Fontaine. Le secrétaire général du ministère du Travail l’avait reçu à la fin de l’année 1911, et lui avait assuré qu’il pouvait s’adresser à lui « pour tous les renseignements, toutes les recommandations dont il aurait besoin ». Alexis ressentit tout le bénéfice de cette amicale sollicitude, à l’hiver 1913 : « Je rentre à peine pour une visite de stage que j’avais à faire à Harismendy. J’ai rencontré là, m’a-t-il semblé, si bienveillante curiosité, qu’il n’était pas difficile de sentir entre nous deux l’ombre et la protection de votre amitié. Vous savez qu’elle me réconforte. Gardez-la-moi. De cœur vôtre. » En sus d’une forte recommandation, un allié puissant dans la place représentait un solide atout, car les tripatouillages étaient toujours possibles. Quand Alexis régna sur l’administration, il plaça à la présidence du stage son fidèle Henri Hoppenot. Par ce biais, il intervenait directement dans la sélection. Le secrétaire général se débarrassa ainsi d’un candidat arrivé ex aequo avec deux autres, bien noté au stage, mais qui n’avait pas l’heur de plaire à l’état-major du Département : « Allons, Hoppenot, je comprends votre hésitation. Ce que vous dites du caractère du garçon ne me paraı̂t pas mériter son entrée dans la Carrière. Si vous ne pouvez baisser sa note, rien ne vous empêche de hausser celle des deux autres. » Déjà, au cabinet de Briand, Alexis se vantait de biaiser à sa guise le concours. Il était fier de le prouver, au bénéfice d’un nouveau protégé de Francis Jammes, son ancien bienfaiteur : « Je suis pas à pas, à son insu, Ernest Ribère : il a pu être classé parmi les admissibles et va affronter aujourd’hui même ses épreuves d’oral : il me sera plus facile de l’assister dans ce dernier parcours et j’espère donc que tout ira bien jusqu’au bout. » Avec Philippe Berthelot, Alexis cumulait les bénéfices d’une forte recommandation et d’un allié puissant dans la place. Ce seigneur républicain NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 152 — Z33031$$10 — Rev 18.02 152 Alexis Léger dit Saint-John Perse s’enorgueillissait de protéger les lettres et les arts dans son administration. Alexis l’aborda comme jeune poète prodigieux, introduit par un poète révéré : « Présenté par vous, répondit le diplomate à Jammes, qui s’entremit en 1911, M. Léger est certain de recevoir un accueil cordial auprès de moi. Dès que j’aurai sa lettre je lui fixerai un rendez-vous. 17 » Plus tard, menacé par son protégé, Berthelot rappelait volontiers qu’il s’était intéressé au jeune homme au seul motif de sa production poétique. Il est difficile de prouver que Berthelot tripatouilla le concours de 1914 en faveur d’Alexis, comme il arriva que ce dernier le fı̂t plus tard. Mais le tempérament du grand commis de l’État, comme le voile jeté par Alexis sur sa protection, invitent à y regarder de plus près. Contrairement à ses affirmations, on trouve sur la fiche du candidat Léger, à la rubrique des recommandations, le nom de Berthelot, à côté de celui d’Herbette, journaliste à L’Écho de Paris et futur ambassadeur à Moscou et Madrid. Le seul nom de Philippe Berthelot était en soi un puissant atout. Le fils de Marcellin Berthelot, chimiste dont la gloire républicaine égalait alors de surcroı̂t celle de Pasteur, ancien ministre des Affaires étrangères, avait lui-même profité de son nom pour s’introduire au ministère, dont le concours lui avait deux fois barré l’accès. À la veille de la guerre, il en était devenu le directeur politique. Sa puissance excédait ce titre, qui en faisait le numéro deux du Département, après le secrétaire général, Jules Cambon. Le prestige de son nom, sa compétence, sa froide confiance en lui, ne le laissaient pas s’embarrasser des règlements. C’est de Philippe Berthelot, en tout cas, qu’Alexis apprit son succès le 13 mai 1914. Le messager était-il l’artisan de la bonne nouvelle ? Il l’aurait pu, ayant placé ses hommes à la commission de stage, Jules Laroche en tête, mais aussi Jessé-Curely et Harismendy ; à travers eux, il avait pu jouer sur la note de stage. La façon singulière que le candidat Léger eut de traverser les épreuves écrites et orales laisse encore imaginer l’ombre bienveillante de son puissant protecteur. Ses copies sont demeurées vierges de toute appréciation, et même de note, contrairement à l’usage. Un correcteur impartial n’aurait-il pas empêché l’admissibilité d’Alexis, qui avait fini l’épreuve de droit à grand renfort de flèches et tirets, évoquant sommairement son plan ? À l’oral, hasard ou nécessité de sauver un candidat mal engagé, parmi les vingt admissibles, Alexis est le seul, toutes matières confondues, pour lequel aucun des sujets n’apparaisse jamais sur les procèsverbaux. Pour l’épreuve d’histoire, son nom n’émarge même pas sur la liste des candidats. Faute de pouvoir faire étalage des procédés irréguliers employés pour son assistance occulte, Berthelot ne lui fit jamais de publicité. Mais lorsqu’il fut menacé par son cadet, exaspéré, il se fit peut-être l’informateur d’un journaliste de Je suis partout, transposant son intervention sur un plan strictement administratif, afin de la rendre moins scandaleuse pour le protecteur, mais non moins odieuse sur le plan moral, pour celui qui « de protégé s’était mué en adversaire » : « C’est, en effet, grâce à la protection de NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 153 — Z33031$$10 — Rev 18.02 Le Quai d’Orsay, trottoir de la poésie ? 153 M. Berthelot, qui, pour le recevoir, a fait ajouter une place à celles mises au concours, que M. Léger doit d’avoir pu entrer dans les cadres. » En réalité, sans que l’on puisse faire le départ entre son mérite personnel et la bienveillance de Berthelot, Alexis ne fut pas reçu dernier, mais septième sur onze. À l’appel de son nom, il choisit la carrière consulaire plutôt que diplomatique, la voie la moins politique, suivie par Claudel en son temps, pour ménager la plus grande disponibilité à ses travaux littéraires. À l’heure qu’Alexis réclama de son protecteur d’être reversé dans les cadres diplomatiques, il manifesta qu’il commençait à préférer son métier alimentaire à sa vocation. La légende du Janus : l’écrivain diplomate, un type de la IIIe République Les « lettres de jeunesse » à ses amis littéraires, publiées dans la Pléiade, s’arrêtent brutalement au seuil de la vie diplomatique qu’Alexis s’était choisie. Si l’on en croit Saint-John Perse, le nouveau diplomate n’écrivit plus, après 1914, à Gide, ni à Claudel. Depuis 1912, sa correspondance était close avec Jammes et Alain-Fournier. Dans son recueil d’hommages, Honneur à Saint-John Perse, publié en 1965, Alexis a regroupé la correspondance de cette période sous le titre « Congé aux amitiés littéraires ». Rien n’est plus factice que cette partition rétrospective. La première affectation d’Alexis, véritable repaire de la bohème littéraire et artistique, prolongea au contraire ces amitiés. Avatar du Bureau des communications créé par Berthelot, le Service des communications du Quai d’Orsay où travaillait Alexis devint Bureau de presse une fois la guerre déclarée, dans le but de propager la propagande française à l’étranger. L’équipe de diplomates professionnels dirigés par Henri Ponsot, bientôt renforcée d’écrivains de tout poil, rassemblait des jeunes gens particulièrement sensibles à la chose littéraire. En août 1914, Henri Hoppenot fit son entrée dans le service, où il fut présenté à Alexis. Ce bon bourgeois parisien, cousin de Charles Corbin, qui l’avait devancé dans la Carrière, dissimulait une vocation rentrée de poète. Il devint naturellement l’un des plus grands admirateurs de Saint-John Perse, son fidèle collaborateur au Quai d’Orsay, et son ami le plus durablement dévoué. À l’occasion du prix Nobel, qui couronna la personnalité littéraire de son grand homme, il a rédigé une petite plaquette de souvenirs pour faire revivre cette période : « Chargé plus spécialement des rapports avec les correspondants de guerre, Léger apportait à l’organisation de leurs tournées au front la même conscience, le même soin méticuleux qu’il appliquera plus tard aux grandeurs des affaires de l’État. » Quelques menues traces demeurent du travail d’Alexis ; certaine lettre à André Chevrillon, neveu de Taine et ami de Berthelot, futur académicien, qu’Alexis contacta pour organiser une visite du front ; certain témoignage drolatique de Morand, du temps de la Maison de la presse : « Vu Hilaire Belloc, avec sa figure rosée de gros capucin. Des habits ecclésiastiques, d’un vieux noir tirant sur le roux. Cet ancien maréchal des logis d’artillerie de NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 154 — Z33031$$10 — Rev 18.02 154 Alexis Léger dit Saint-John Perse Tours est devenu le plus grand critique militaire anglais, après cette vieille bête de Repington. Belloc ne dessaoule pas. Allant avec Alexis Léger, dans le centre de la France, visiter des usines de munitions, il achète un litre de fine à la gare et boit pendant tout le trajet, à même la bouteille. Il y avait dans le train un général qui allait à Vichy. “Vive la France, mon général !” crie Belloc en lui tendant la bouteille. “À votre santé, mon général !” et le pauvre militaire, qui allait à Vichy se soigner, devait s’exécuter, malgré son foie malade » 18. Un mois après sa création, le 4 septembre 1914, le Bureau de presse suivit la retraite du gouvernement à Bordeaux. Dans le train qui les éloignait de la menace allemande, Alexis présenta Paul Claudel à Henri Hoppenot. La littérature conservait ses droits : « À Bordeaux, se souvenait Hoppenot, Claudel venait fréquemment retrouver Léger au service de la presse. Il achevait Le Pain dur, dont Léger fut le premier lecteur et dont il égara même le manuscrit. Nous mı̂mes plusieurs jours à la retrouver, enfoui sous des piles de paperasses officielles 19. » Bel acte manqué. Entre Claudel et Berthelot, Alexis faisait d’emblée figure d’écrivain diplomate, qui surplombait ses camarades du poids de ses relations. Hoppenot admirait le débutant, qui « traitait déjà d’égal à égal avec Claudel, avec Berthelot » ; Morand était « émerveillé » par « ses relations littéraires ». En 1915, de retour à Paris, le Bureau de Presse devint Maison de la presse, « singulière fourmilière, peuplée de quelques fonctionnaires du Quai et de tous les amis de Berthelot dont l’âge ou l’état physique pouvait justifier l’éloignement du théâtre des opérations ». S’y mêlaient, aux artistes et savants que Berthelot protégeait du feu les jeunes diplomates qui constituaient son écurie. D’un côté les Jaloux, Miomandre, Darius Milhaud ou Massignon ; de l’autre les Ponsot, Pila, Labonne ; à l’intersection, Alexis n’était pas seul, avec Giraudoux, Morand et Claudel, à incarner la figure de l’écrivain diplomate. Ces jeunes gens de l’écurie Berthelot étaient catalogués à gauche. Sinon progressistes, ils étaient jeunes, littéraires, un rien bohèmes, et contrastaient avec la vieille diplomatie que Proust se régalait à évoquer avec Morand. Alexis savait que cette image plaisait à Philippe. Quelques années plus tard, en Chine, il lui recommanda un ami pour sa manière d’être de son temps, en dépit du poids de son héritage : « Jacques Raindre est le fils d’un de nos anciens directeurs politiques au Quai d’Orsay, mais il se rattache à tout ce qu’il y a de jeune, de vivant et d’audacieux à son époque, et sait ce que le nom de Philippe Berthelot y signifie d’encourageant. » En entrant dans l’écurie de Berthelot, Alexis savait appartenir à la relève du Quai d’Orsay, préparée par son chef pour « renouveler le personnel diplomatique qu’il jugeait désuet 20 ». Les menues occupations de la Maison de la presse ne privaient pas Alexis de fréquenter ses amis. Contrairement à ce que laisse croire la Pléiade, où sa correspondance de l’époque est antidatée, et les allusions au Quai d’Orsay sont caviardées, Alexis demeurait en relation avec Valery Larbaud 21. Ses lettres à Gide, soustraites à ses Œuvres complètes après 1914, montrent NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 155 — Z33031$$10 — Rev 18.02 Le Quai d’Orsay, trottoir de la poésie ? 155 Alexis occupé de mettre en relation le contemporain capital avec des écrivains étrangers rencontrés Dieu sait comment, demeurant attentif à l’actualité éditoriale 22. Du reste, Alexis n’avait guère besoin de se démultiplier pour faire coexister le poète et le diplomate. La Maison de la presse fusionnait certaines amitiés des deux versants politique et littéraire, au souvenir de Darius Milhaud, qui s’était lié aux « jeunes diplomates ». Alexis fréquentait d’autres musiciens que Milhaud, qu’il avait rencontré en poète, avant de le côtoyer, comme diplomate, à la Maison de la presse : Stravinsky et, chez les Godebski, Ravel et Satie. Il était familier de nombreux salons. Celui de Berthe Lemarié, où il retrouvait la compagnie de Hoppenot, « dans son petit salon décoré par Francis Jourdain, avec Gaston Gallimard, Larbaud [...], Ricardo Viñes et, naturellement, Fargue 23 ». Celui d’Arthur Fontaine, dont il était l’un des plus fidèles convives, renouant avec Jammes. Enfin, lorsque le diplomate obligea le poète à une plus profonde hibernation, l’excellence de la composition de son personnage, mystérieusement doué pour l’art comme pour l’action, lui permit de conserver une existence littéraire, en forçant l’imaginaire de ses contemporains. Déguisé, il inspirait un personnage à Morand (L’Homme pressé) et entrait dans la composition de ceux d’Aragon (Les Voyageurs de l’Impériale). Le comble du chic, pour un écrivain diplomate, c’était de se glisser dans l’œuvre du créateur de Monsieur de Norpois. Morand fut témoin de la fécondation d’une page de la Recherche par les poèmes d’Alexis : « Céleste dit des vers de Léger que “ce sont plutôt des devinettes que des vers”. Proust rit aux éclats de cette formule, en montrant ses superbes dents. » Proust transposa la scène, au grand plaisir d’Alexis, qui enregistra l’hommage dans le recueil consacré à Saint-John Perse, en 1965 : « Elles ne lisaient jamais rien, pas même un journal. Un jour pourtant, elles trouvèrent sur mon lit un volume. C’étaient des poèmes admirables mais obscurs de Saint-Leger Leger. Céleste lut quelques pages et me dit : “Mais êtes-vous bien sûr que ce sont des vers, est-ce que ce ne serait pas plutôt des devinettes ?” Évidemment, pour une personne qui avait appris dans son enfance une seule poésie : Ici-bas tous les lilas meurent, il y avait manque de transition 24. » Bref, Alexis diplomate et écrivain se régalait de l’honorabilité propre à chaque sphère, non sans soigner sa pureté en chacune. En construisant sa légende poétique, selon l’évangile proustien du moi créateur indéchiffrable au regard social, Alexis ne desservait pas la carrièremécène qu’il s’était choisie. Il accentuait l’étrangeté de son personnage venu d’ailleurs (les Antilles, la province, la littérature), en jouant l’indifférence aux enjeux bureaucratiques, poète pour qui la réalité était ailleurs, dans l’activité gratuite de l’esprit. Mais l’activité alimentaire avait des exigences croissantes pour les écrivains du Quai d’Orsay, voués à des fonctions qui se professionnalisaient à vive allure. À moins de s’absenter pour de longues mises en disponibilité, comme Morand, ou d’obtenir des missions que l’on jugeait aujourd’hui jugées fictives, telle l’inspection des NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 156 — Z33031$$10 — Rev 18.02 156 Alexis Léger dit Saint-John Perse postes pratiquée à la mode Giraudoux, l’activité littéraire pâtissait des fonctions chronophages du Département. La convergence des deux activités les exposait à se concurrencer ; elle favorisait aussi une forme de fusion heureuse. La figure de l’écrivain diplomate s’installait dans les pays des élites républicaines, cumulant la distinction spirituelle de la littérature et la distinction sociale de la Carrière. Typiquement français, ce modèle rayonnait dans le monde, attirant à Paris les diplomates les plus littéraires des nations fascinées par le modèle culturel de la République. À côté de ceux dont la postérité a ratifié l’œuvre, pour préférer s’en souvenir comme écrivain plutôt que diplomate, d’autres littérateurs, tombés dans l’oubli, passaient alors aux yeux des échotiers pour émarger au même inventaire des écrivains du Quai d’Orsay. On se souvient encore de Benjamin Crémieux ; Georges Girard, historien de Lazare Hoche, et Maurice Martin, romancier sous le nom de Martin Maurice, relèvent de l’érudition. Ils collaboraient tous trois au service de la presse. Au protocole, Jean Bascle de la Grèze écrivait Claire au bord de la nuit entre deux plans de table. Jules Laroche publiait des vers sous le nom de Jacques Sermaize 25. Pour Hoppenot, Chauvel ou Sainte-Suzanne, la vraie vie était moins dans leur bureau que dans les livres qu’ils n’écrivaient pas. De l’étranger, Paris attirait les Grecs Politis ou Séféris, Milosz le Lituanien, « Larreta, le ministre d’Argentine, dont tout le monde a lu La Gloire de don Ramire qui a paru au Mercure », au témoignage de Morand, et encore Reyes le Mexicain, Zaldumbide l’Équatorien, Ventura Garcı́a Calderón, José Gervaisio Antuña ou Jaime Torres Bodet, qui connaissaient tous Alexis à des degrés divers, mais toujours sous ses deux espèces, sainte et profane, de poète et de diplomate. En 1936, Les Nouvelles littéraires commentèrent ces accointances des lettres et de la diplomatie, depuis Gobineau et Chateaubriand : « Cela est vrai en France, où M. Alexis Léger, sous le nom de Saint-John Perse, a publié des poèmes très mallarméens, et cela est vrai aussi en Angleterre, où sir Robert Vansittart aurait pu faire, loin du Foreign Office, une belle carrière d’auteur dramatique. » Mais s’il participait d’un type, Alexis entendait demeurer singulier dans ses façons d’écrivain et de diplomate, en excellant dans chacun de ces domaines, premier des diplomates et néanmoins plus pur des poètes. Il n’avait pas d’emblée trouvé son aise comme écrivain diplomate ; le fonctionnaire était un peu raide, et le poète farouche. Comme au temps où il pénétrait le cercle de la Nrf, il demeurait sur la défensive, insolent à plaisir. « Henri me disait qu’en ce temps-là, notait Hélène Hoppenot, il aimait à étonner ceux qui l’entouraient : invité dans une réunion où il s’était ennuyé et n’avait pas desserré les lèvres, il s’apprêtait à prendre congé quand, apercevant un des candélabres en bronze d’une forme compliquée, il le montra du doigt et dit – Laid ! laid 26 ! » La pratique de l’urbanité diplomatique et les premières conquêtes féminines détendirent le jeune homme crispé sur ses souvenirs de la grandeur familiale, démonétisée en France. Avec ses premiers succès professionnels, il relâcha sa composition d’aristocrate. Mais le diplomate débutant était NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 157 — Z33031$$10 — Rev 18.02 Le Quai d’Orsay, trottoir de la poésie ? 157 encore atteint par des accès de snobisme. Il envoyait sa correspondance depuis un château familial, qui valait lettres de noblesse ; il avait peu de linge, mais de première qualité ; pas de meubles, mais une malle prête à tous les voyages ; pas d’argent, mais de riches amis ; peu d’amis, mais de première qualité et, sans être mondain, il cultivait les relations les plus chics, de Larbaud, à Londres, ou de Claudel, à Paris. Ses lettres à Hoppenot, son adjoint à la Maison de la presse, laissent imaginer la composition de son personnage de dandy, voluptueusement diplomate et poète génial. Devant son collègue ébloui, Alexis prenait ses distances avec les attributs de l’aristocrate, pour mieux les surclasser, depuis le château tourangeau qui ornait son papier à lettres : « Pays français jusqu’au ridicule : le premier garçon de ferme auquel je demande son nom me répond froidement : Balzac. Mes arrière-grands-parents antillais qui ont planté ce vieux domaine ont oublié d’y planter quelques négresses. Domaine saugrenu de voyageurs et de marins, gagnés comme vous du mal de “posséder”, premier symptôme de l’artériosclérose. » Il prenait soin d’épicer son personnage de mousquetaire moderne d’un peu d’exotisme ; son Planchet était noir et apparenté à Samory, le seigneur de guerre africain 27. S’il ne publiait plus guère, il prolongeait son existence d’écrivain par ses amitiés littéraires. Malade, il écrivait à Hoppenot : « Prenez tous mes crayons bleus, et les mangez : je vous les donne. Prenez toutes mes maı̂tresses, et vous les partagez avec Barbier : je vous en prie. Prenez tous mes papiers en panne, et faites-leur un sort : je vous en prie également. Prenez Alexandre Cohen, prenez Fargue 28. » Le jouisseur de guerre Associé de loin à la naissance de la diplomatie culturelle, qui prenait la forme d’un Service des Œuvres, affecté pour son premier poste à la première institution explicitement dévouée à la propagande, Alexis demeura largement indifférent à ces nouveaux champs d’action de la diplomatie lorsqu’il prit la tête du Département. Ces champs neufs, connus dans sa jeunesse, ne lui semblèrent jamais dignes de l’intérêt qu’il portait à la grande politique. Il se souvenait de la légèreté avec laquelle l’équipe de jeunes diplomates traitait les affaires de propagande. L’esprit de sérieux y était banni, en dépit de la guerre. Cette atmosphère de kermesse n’échappait pas aux journalistes qui, par définition, côtoyaient la Maison de la presse ; l’institution fit bientôt scandale. Dans son Journal d’un attaché d’ambassade, Morand enregistrait drôlement la réputation scandaleuse de la Maison de la presse, comme le prix qu’elle donnait à l’amitié de Philippe Berthelot, assailli à une « matinée Claudel » au Théâtre du Gymnase, comme s’il en était l’auteur. « C’est qu’il est l’auteur de la Maison de la presse ; les amateurs de sursis de l’oublient pas ». Ce parfum de scandale déplaisait peut-être à Alexis, organisateur zélé de visites au front ; il se lassait surtout du climat parisien et de la médiocrité de son existence. Giraudoux, qui ne l’aimait guère, témoignait le dépaysement de l’oiseau NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 158 — Z33031$$10 — Rev 18.02 158 Alexis Léger dit Saint-John Perse des ı̂les : « Vu Léger, de temps en temps, que la pluie abı̂me. » Alexis commençait d’évoquer son départ ; du Portugal, en août 1916, Giraudoux demanda à Morand : « Léger est-il parti 29 ? » Puis, en septembre : « Quand part Léger ? » Le jeune diplomate était aussi pressé de partir que Giraudoux de s’en débarrasser. Sa vie amoureuse devenait tumultueuse. C’est à la Maison de la presse qu’il avait rencontré Karen Bramson, une Danoise, écrivain médiocre mais jolie femme, agent bénévole de la cause alliée, qui rédigeait brochures et articles pour éclairer le public scandinave soumis à la propagande allemande. Sa correspondance la montre naı̈ve, coquette, et, en un mot, si vaine, qu’elle nous en apprend moins sur les sentiments d’Alexis que sur sa vulnérabilité aux procédés de séduction les plus grossiers : « C’était lui qui s’approchait de moi, troublé, jeune, arrivant pour la première fois, profondément ému, et cela éveillait chez moi un sentiment aussi profond, surpris de lui-même et aussi entier que le sien 30. » Aussi bien, cette description d’un jeune homme vierge de toute expérience amoureuse ne correspond pas aux récits bravaches de Saint-John Perse, qui se vantait devant Pierre Guerre d’avoir « beaucoup vécu passionnellement à Londres », avant de passer le concours des Affaires étrangères. Le vieillard exagérait sans doute ses conquêtes londoniennes, comme il inventait de toutes pièces l’aventure paloise qui l’aurait lié à une improbable Zoé, comédienne passionnée. À l’inverse, Saint-John Perse sous-estimait ses conquêtes parisiennes, aussi notoires que déniées : « Il a horreur des racontars de salons parisiens et des chroniques mondaines des liaisons. Il a, avec une cruauté implacable, toujours évité, autant que possible, les Françaises. » La Maison de la presse et ses parages mondains offraient des proies faciles pour un jeune diplomate ; c’est probablement chez les Berthelot qu’Alexis avait rencontré Mélanie de Vilmorin, qui devint sa maı̂tresse, après guerre. Mélanie était proche de Karen, avec qui elle était partie visiter le Danemark, en juin 1914. Plus tard, Karen dénonça cette amitié : « Ce n’est que la surface qui est gentille toujours chez Mel. Dessous elle ment et elle trahit – sans méchanceté mais pour se rendre intéressante. Je n’ai aucune confiance en elle 31. » Mais ni Karen ni Mélanie n’étaient de ces femmes fatales et impossibles à faire fuir Alexis jusqu’en Chine. Karen n’était peut-être pas une amoureuse très éclairée, ni un écrivain touché par la grâce, mais elle était bien placée. Le portrait qu’elle dressa de son jeune amant, par le biais d’une fiction, vaut de n’être contaminé par aucun anachronisme, et d’offrir une vue sur l’intimité d’un homme qui ne se dévoilait pas facilement. Alexis, qui s’appelait Erik dans le roman qu’elle consacra à leur aventure, n’était guère idéalisé, peint au lendemain de la passion : « Au moral comme au physique, il était un “mélange”. La sentimentalité et l’égoı̈sme, la raison froide et une tendance à la rêverie mystique s’amalgamaient en lui avec une joie intense de vivre et un profond dégoût pour les bassesses humaines. Il aimait tellement la vie qu’il en était amoureux. Comme un amant regarde passionnément NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 159 — Z33031$$10 — Rev 18.02 Le Quai d’Orsay, trottoir de la poésie ? 159 la femme dont il est épris, il observait avec une curiosité attendrie toutes les manifestations de la Nature 32. » Rédigé en 1926, au seuil des premiers succès politiques d’Alexis, ce portrait révélait un jeune homme déjà mordu par l’ambition, et incapable de lui préférer une femme : « Elle savait tout ce qui se passait dans l’âme d’Erik, malgré son silence. L’ambition le brûlait. Pour ne pas lui faire de peine, à elle, il luttait encore contre la tentation. Mais saurait-il résister longtemps ? » Que l’on puisse tracer le portait d’Alexis à la veille de son départ en Chine en puisant dans la littérature démontre qu’il commençait à entrer dans l’aventure collective de son temps, quoiqu’il en eût, qui se représentait en ascétique grammairien et en aventurier solitaire. Il était devenu un poète apprécié d’une étroite élite parisienne, sélectivement mondain, mais toujours farouche, et un fonctionnaire à l’ambition dissimulée par la liberté de son désir, qui l’envoyait en Chine. La fuite s’offrait comme la meilleure solution, pour l’écrivain, dont la position s’affaiblissait ; depuis cinq ans Alexis n’avait rien publié. Il ne pouvait pas éternellement justifier son abstention par une sorte de radicalisation de sa position de pur poète, qui écrivait mais ne publiait pas, fiction qu’il opposa toujours, dans ses périodes de grandes occupations profanes, au soupçon de stérilité littéraire. En partant pour la Chine, Alexis espérait une dernière fois pouvoir « tout concilier » et, servant l’État et la Poésie, satisfaire son fantasme, qui était celui d’une génération, de devenir un homme total, « de songe et d’action ». NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 160 — Z33031$$11 — Rev 18.02 VI Une plume au service d’une ambition Fuite chinoise : entrer dans le clan des Chinois À l’abri de la guerre, Alexis guettait pourtant la première occasion de filer. En février 1916, il annonça à ses amis qu’il allait « partir pour le Siam ». Claudel approuvait : « Il a bien raison de se donner un peu d’air pendant qu’il est jeune 1. » Les persiens ont vu dans son désir de fuite la vertu d’un jeune homme qui ne voulait « pas rester indéfiniment “planqué” quand presque toute sa génération se trouvait éloignée et courait d’extrêmes dangers 2 ». Voir ! Alexis a toujours manifesté une crainte panique de la guerre et de ses périls aléatoires ; en 1940, il n’a pas fui le régime de Vichy, mais l’invasion allemande, dont la menace le fit très vite passer d’Angleterre en Amérique. Plus pressant que le désir de s’exposer en Chine ou ailleurs, il y avait l’embarras de demeurer à Paris. L’ambiance se dégradait autour de la Maison de la presse. La presse pilonnait « l’asile d’embusqués ». En novembre 1915, Briand, qui sentait que l’affaire le plombait, exigea de Berthelot un remaniement. Paul Morand, impavide, enregistrait les mésaventures drolatiques des protégés de Berthelot, qui enduraient la fureur patriotique du petit peuple parisien. Soutien de famille, Alexis n’avait rien à gagner en se mêlant à la bohème embusquée. En termes choisis, il expliquait à une amie : « J’ai épuisé tout l’intérêt professionnel du service qui m’avait été confié [...]. On ne pouvait plus m’offrir, à Paris, rien de plus intéressant. » Ses amis, mais surtout ses adversaires, ont beaucoup glosé sur le pacifisme mondain du chef de cabinet de Briand, puis le bellicisme abstrait du secrétaire général qui n’avait pas connu les tranchées. Sauvé de l’expérience capitale de sa génération, il aurait été mal armé pour comprendre son empreinte dans la société française et chez les décideurs étrangers, Adolf Hitler au premier chef. Avec la guerre, ce fut la paix qu’Alexis manqua. Il regretta ouvertement de ne pas prendre part aux conférences qui redessinaient l’Europe. C’était un rôle à la mesure de son ambition. Claudel ne pensait pas différemment, qui réclama, à la fin de l’année 1917, que Berthelot le rappelât de Rio pour « jouer un rôle à la paix », qu’il croyait proche. En décembre 1919, à Pékin, Alexis écrivit au Quai d’Orsay, sous l’autorité de la signature de son ministre, le très falot Alexandre Boppe, ses regrets que personne n’eût songé à lui demander de repenser le destin de l’Europe : « À voir la confiance qu’il s’est acquise dans les milieux politiques chinois, [...] l’autorité avec laquelle il remplit ses fonctions de secrétaire du corps diplomatique, on peut se rendre compte du rôle qu’il aurait pu jouer si les NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 161 — Z33031$$11 — Rev 18.02 Une plume au service d’une ambition 161 circonstances l’avaient appelé à faire partie du secrétariat de la conférence de la Paix 3. » La forme que prenait une flatterie d’Alexis à Arthur Fontaine, avec qui il reprit contact, à la veille de son retour en Europe, confirma cette frustration : « Je crois que si j’avais été en France au moment du congrès, j’aurais essayé de me faire détacher auprès de vous. » Cette occasion manquée favorisa Alexis dans sa conquête de Briand. À la différence de Berthelot, le jeune diplomate n’avait pas été mêlé à l’ordre versaillais que l’apôtre de la paix défit au bénéfice du rapprochement franco-allemand. Quand Berthelot, défendit son œuvre, fidèle à l’esprit de 1919, Alexis adhéra d’autant plus facilement à l’ordre de Locarno qu’il était libéré de toute fierté de créateur, n’ayant pas organisé la paix. Pour l’heure, en 1916, Berthelot comprenait mal son envie pressante de départ, à peine révolue la période de deux années parisiennes que l’usage imposait aux nouvelles recrues. Par faveur, il avait placé le jeune homme dans le milieu le mieux à même de plaire à un écrivain diplomate, parmi ses pairs, au cœur des événements, mais protégé, comme sur un balcon surplombant la bataille. Alexis le remercia cyniquement de lui « avoir donné cette guerre », comme il aurait donné un bal. Mais il partit. De dépit, Berthelot lâcha devant Morand : « Léger a voulu partir pour la Chine : eh bien, il y restera dix ans. » Alexis n’avait pas donné ses raisons. En grand seigneur de la République, Berthelot évoluait au milieu d’une cour ; Alexis avait plus d’occasions de le déchiffrer que d’en être connu. Arrivé à Shanghai, première étape de sa mission, le jeune diplomate remercia son protecteur de lui avoir « donné la Chine » : « Je vous en suis tout reconnaissant. Je ne vous ai jamais vu assez seul pour vous le dire simplement. » Alexis leva un voile sur ses motifs : « Je ne pouvais vous expliquer à travers Ponsot que des raisons d’ordre privé m’obligeaient à quitter Paris. » Avant de partir pour la Chine, Alexis fuyait Paris, et les liens qui l’y obligeaient : l’affection de sa mère et l’admiration d’Éliane, sa sœur aı̂née, pour qui il demeurait le seul homme de la famille. Son soulagement ne lui est pas entièrement pardonné aujourd’hui, dans les branches collatérales : « En famille, on lui reproche son voyage en Chine alors que sa mère n’était pas dans l’opulence. » Renée était moins gênée par les difficultés matérielles que par le silence de son fils, qui la laissait dans une complète ignorance de sa vie chinoise, comme de la date de son retour. Les « lettres d’Asie », écrites pour la Pléiade, réparent ce silence à grand renfort d’anachronismes. Sur le vif, Renée confessait à ses amis ignorer « s’il était question de retour en France pour Alexis ». Affamée de nouvelles, mais toute dévouée à la carrière de son fils, elle n’osait « faire aucune démarche au ministère, de crainte de commettre quelque maladresse pouvant [lui] faire du tort ». Elle sollicita la fille de Léon Hennique, proche d’un consul fraı̂chement rentré de Chine : « Ce soir j’ai eu votre petit mot. Je ne sais comment vous remercier, ma bonne petite Nicolette, de m’avoir mis du baume sur le cœur, alors que j’étais si angoissée. Oui, je respire plus librement de savoir au moins que ce n’est pas la maladie qui me prive des lettres d’Alexis. » Cela n’expliquait pas son silence : « Je m’étonne cependant que NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 162 — Z33031$$11 — Rev 18.02 162 Alexis Léger dit Saint-John Perse d’autres en reçoivent et régulièrement comme la banque de... je ne me souviens plus laquelle. J’ai aussi une petite cousine qui a assez souvent des nouvelles de son fiancé de Chine. Enfin ! J’aurai maintenant plus de patience pour attendre le temps que Dieu voudra. Merci encore, ma petite amie. » Comment Alexis justifia-t-il ce silence, sur le vif ? Ses lettres fictives, à cinquante ans de distance, laissent deviner la tristesse maternelle : « Tout ce que vous me dites du long silence établi entre nous est bien décourageant. » Ses explications embarrassées le montrent en fils enivré de liberté et heureux, peut-être, d’éprouver l’affection de sa mère : « Il aura fallu plus que la fin de la guerre, l’abolition récente de la censure interalliée en Extrême-Orient et la révélation tardive d’un scandale postal au Japon, pour nous éclairer bien des aspects inattendus dans toute cette question. Inutile de vous en dire plus long. Maintenant c’est fini 4. » Alexis ne fut pas moins cruel avec Karen, qui devenait encombrante. Le « fils exemplaire », selon le mot de Louise Weiss, n’avait pas le mauvais goût d’imputer son départ à sa charge de famille qui, après tout, justifiait qu’il ne fı̂t pas la guerre. Il était de meilleur ton de fuir une maı̂tresse. Il s’en vantait devant Misia Sert, qu’il aimait et admirait : « Et puis je pars pour autre chose, Misia, dont je ne peux pas parler : une trop longue et trop farouche histoire, trop dévorante histoire, où je n’avais plus le choix qu’entre le mensonge et la cruauté 5. » Aucun portrait de Misia ne vaudra jamais celui de Morand, sensible comme tous les hommes de sa génération à l’égérie de la Revue blanche, au modèle des meilleurs peintres, et à la muse des plus fins écrivains de son temps, qu’Alexis connut dans la splendeur de sa quarantaine : « Effervescente de joie ou de fureur, originale et emprunteuse, récolteuse de génies, tous amoureux d’elle : Vuillard, Bonnard, Renoir, Stravinsky, Picasso... collectionneuse de cœurs et d’arbres Ming en quartz rose ; lançant ses lubies, devenues des modes aussitôt reçues par tous les suiveurs, exploitées par les décorateurs, reprises par les journalistes, imitées de femmes du monde à la tête vide. [...] Misia, forte comme la vie chevillée en elle, avare, généreuse, mangeuse de millions, enjôleuse, brigande, subtile, commerçante, plus Mme Verdurin que la vraie, prisant et méprisant hommes et femmes, du premier coup d’œil. » Misia se croyait aimée d’Alexis ; elle avait trop de succès pour perdre son temps à en inventer. On croit volontiers ses confidences à Hélène Berthelot : « Il m’embrassait les bras, et, à la veille d’un voyage en Espagne, n’a pas voulu partir. » Elle imaginait de vivre l’impossible liaison par le truchement de sa nièce, Mimi Godebska : « Cocteau dit que Misia aurait voulu marier Mimi à Alexis Léger. » Alexis dissimula à peine son amour dans la lettre d’adieu qu’il lui écrivit, et ne publia pas dans ses Œuvres complètes : « Chère Amie que j’aime tant, et que je ne reverrai plus avant si longtemps, pourquoi n’ai-je pu partir avec vous sur les routes de France ! [...] Misia, toute l’infinie douceur qu’il y a en moi pour vous m’apprend, si simplement, l’extrême vieillesse de mon affection. [...] C’est vrai que je pars, dans huit jours, pour Pékin, où je vais prendre les fonctions de 2e Secrétaire, à la légation. Je pars parce que je ne suis pas encore en paix avec l’odeur sauvage NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 163 — Z33031$$11 — Rev 18.02 Une plume au service d’une ambition 163 de ce monde, qui est une si grande et vieille et sombre chose. [...] Dites, Misia, que vous viendrez un jour à Pékin, et nous irons au cinéma avec JacquesÉmile Blanche, avec Jean Cocteau, avec Guillaume Apollinaire, avec Bloy, avec tous ceux que vous voudrez, pourvu que vous soyez là, Misia, qui n’êtes d’aucun point du monde. » Alexis ajoutait à cette déclaration impossible, bordée de nombreuses références au mari de Misia et, par association d’idées, aux « hommes embêtants », une pointe de coquetterie littéraire, sous son voile habituel d’antiintellectualisme vitaliste : « Vous aussi voici que vous me demandez ce petit livre depuis longtemps épuisé. Et j’avais tant espéré que vous ne le feriez jamais ! Voulez-vous donc qu’il ne me reste personne en Europe ? Le voici. C’est mon dernier exemplaire que j’avais eu le tort de garder. Je n’en ai plus. Merci. » Il préféra à cette lettre d’amour dissimulée son antidote, la missive cavalière et toute virile qu’il réussit à lui écrire après quatre années de cure chinoise, ou plus probablement, à cinquante ans de distance, à partir du matériau de sa lettre d’adieu, pour la correspondance fictive dont il garnit la Pléiade. Il frôlait la goujaterie, de dépit de n’avoir pas possédé cette femme tant convoitée : « Non chère Amie, il ne faut pas venir ici. Très peu pour vous. [...] La Chine est sans bienveillance pour la beauté des femmes d’Europe : elles vieillissent, sous nos yeux, de dix ans en un an, et le “vent jaune” s’entend à leur flétrir la peau, pour la plus grande joie des dames chinoises. » Si Alexis fuyait une femme qui le faisait souffrir, il s’agissait de Misia plutôt que de Karen ; mais c’est de Karen qu’il préférait parler, depuis sa position dominante. À Philippe Berthelot, les choses étaient dites à l’économie, comme il convient d’homme à homme. Pour Hélène Berthelot, intime de Karen, Alexis se lançait dans des explications brumeuses. Devant sa maı̂tresse, il avait représenté son départ, et leur éloignement, comme une nécessité provisoire ; en décembre 1916, Karen confia sa déception à Hélène Berthelot : « Il demande à Philippe de ne pas être envoyé ailleurs ! ! – donc le contraire de ce qui était convenu entre nous. » Arrivé en Chine, il n’écrit pas. Karen s’en inquiète, s’en agace (« Je suis stupéfiée. Pas un mot ») : n’a-t-elle pas, pour Alexis, sacrifié un amant qui, de dépit, s’est tué ? C’est peut-être ce qui retient Alexis de délier Karen ; il préfère, même de loin, le mensonge à la cruauté. Pour ne pas être en reste, il s’invente une histoire symétrique, qu’il confie à Hélène Berthelot : son départ l’aurait délivré d’une liaison avec une jeune Anglaise de bonne famille qui, de désespoir, se serait suicidée en juin 1917. Karen se lasse, se laisse approcher par un jeune Rothschild. Elle écrit moins sans doute, se vante peut-être de son flirt ; bref, Alexis redonne des nouvelles, au début de l’année 1917, et rejette la faute de son silence sur celui de Karen. Ses lettres, envoyées par la valise ne lui seraient parvenues que le 20 décembre, bien après son arrivée : « Le pauvre garçon a été hors de lui. Il y avait des lettres de tout le monde (par la voie ordinaire – le transsibérien) mais rien de moi. » Alexis se peignait en victime pour reproduire à nouveau le schéma suicidaire dont il était responsable, et qui le taraudait peut-être : « Il a pour NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 164 — Z33031$$11 — Rev 18.02 164 Alexis Léger dit Saint-John Perse moi un amour si profond que cela m’effraye. [...] il m’a écrit quatre lettres en route – toutes torpillées alors ! Mais il me parle dans des termes qui m’effrayent. Il s’accroche déjà à cet amour pour moi comme un désespéré, et il dit que s’il me perd il ne veut continuer à vivre. » Au moment où Hélène recevait de Karen l’aveu de sa confiance retrouvée, la compagne de Philippe savait déjà d’Alexis, sommé par le ménage de rendre des comptes, que l’histoire était finie : « Polignac m’a porté une lettre de Karen sous une enveloppe adressée par votre mari. J’ai cessé de répondre aux lettres de notre amie un soir que j’ai compris, dans l’aridité de mon cœur, que j’étais infiniment indigne de son affection. Il y a en Karen un souffle, si généreux, une telle source de vie et une telle netteté que le seul souvenir de cette loyauté suffirait à m’affermir dans la haine du mensonge. » La facilité avec laquelle il avait étourdi Karen de vaines tromperies avait grisé le jeune homme, qui s’était enfermé dans des mensonges pitoyables. Devant Philippe il confessa crûment que la liaison était pour lui rompue depuis qu’il n’y trouvait plus de satisfaction immédiate : « La vie physique d’un homme est une sinistre servitude et du fond de toute l’ombre où je me suis tu, je ne réclame aucune indulgence. » Fin des confidences, concédées à la convocation de Philippe ; qu’on ne lui en parle plus désormais, pas même la femme de son protecteur : « Si je prononce ici son nom, c’est que je me suis cru tenu de le faire après avoir reçu une lettre d’elle sous enveloppe de votre mari. » Alexis avait quelques raisons de fuir Paris ; il en trouvait d’aller d’aller en Chine. Les postes à l’étranger étaient en général mieux payés qu’au Département. Alexis avait embrassé la Carrière pour y gagner, au meilleur prix, en termes de temps perdu, son indépendance matérielle. Avec des revenus qui tenaient plus de l’argent de poche que d’un salaire bourgeois, il y avait de quoi regretter le riche mariage qui l’aurait uni à l’Anglaise fictive ou réelle, ou toute autre héritière : « Cette fortune même qui irritait si puérilement mon orgueil et l’élevait contre l’idée de mariage, au risque de blesser un cœur mieux né que le mien, eût fait précisément la force et l’indépendance de ma vie d’homme, en l’affranchissant un jour des médiocres calculs et des servitudes de la maturité. » Aller en Chine c’était continuer de marcher sur les traces de Claudel. Le vieil empire avait inspiré au poète Connaissance de l’Est (1907) ; c’était le théâtre de sa grande passion amoureuse, mise en scène dans Partage de Midi (1906), et le terrain d’aventure où s’était forgée son amitié avec Philippe Berthelot. La préface du livre que les deux compères avaient eu en projet pour redresser les idées fausses de l’Occident sur ce pays qu’ils avaient « beaucoup pratiqué », les chinoiseries dont Philippe avait meublé son appartement du boulevard Montparnasse, les récits qu’Hélène y faisait de sa Chine aventureuse, tout cela peuplait l’imaginaire d’Alexis. À Paris, celui qui revenait de Chine, cette pure altérité de l’Occident, pouvait poser à l’aventurier. Dans les salons, il était celui qui connaissait l’autre côté du monde ; au ministère, il se distinguait comme expert d’un pays qui, hors du corps des interprètes, ne possédait pas de spécialistes. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 165 — Z33031$$11 — Rev 18.02 Une plume au service d’une ambition 165 Les « Chinois » avaient droit à des égards, au Quai d’Orsay : ils s’étaient exposés aux désagréments de l’éloignement, au climat jugé néfaste et à l’instabilité politique. Les années chinoises d’Alexis occupèrent une bonne place dans l’exposé des motifs qui justifièrent sa rosette, en 1924. Berthelot avait profité du charme mystérieux de la Chine pour asseoir sa réputation de diplomate rénovateur, formé sur le terrain ; Alexis captait son charisme en y partant à son tour. La Chine faisait-elle la fortune de l’agent qu’on y avait envoyé ? Avant Berthelot, les ministres qui y étaient passés avaient joliment fini leur carrière, Pichon, dans le fauteuil de Vergennes, Margerie à la direction politique puis à l’ambassade de France à Berlin. Berthelot, au faı̂te de sa puissance, y envoya Fleuriau, un protégé, qu’il poursuivit de sa faveur jusqu’à Londres. Un cliché, propagé par ses ennemis, voulait que la bienveillance de Berthelot allât de préférence aux agents passés par la Chine, où avait éclos son génie diplomatique. À la suite de son long voyage à travers le pays, en 1903, il avait revalorisé le poste de Pékin et réorganisé la présence française en Extrême-Orient. Pour la droite antirépublicaine, irritée par la toute-puissance monarchique de cet héritier de la République, son intérêt pour la Chine tenait du fait du prince. À la nomination d’Alexis au secrétariat général, Je suis partout soulignait l’étape chinoise sur le chemin qui l’avait mené au sommet de la Carrière, et son importance dans sa composition de dandy aventurier : « Il est singulier de voir le rôle qu’a joué la Chine dans l’avancement de notre haut personnel diplomatique. M. Berthelot [...] suivait particulièrement nos représentants asiatiques. Collectionneur, il était sensible aux potiches, aux laques et aux menus objets qu’ils savaient lui dénicher là-bas et, à l’occasion, lui offrir. » Aux Écoutes, le très droitier journal satirique de l’entre-deux-guerres, au lendemain de la mort de Berthelot, reprenait l’antienne : « Il avait ses préférés. C’étaient les Chinois, c’est-à-dire tous ceux qui avaient été en poste en Extrême-Orient et spécialement en Chine, les Claudel, les Léger, les Naggiar et bien d’autres. Ceux là bénéficiaient d’un traitement de faveur. » Pour Claudel, l’accélération de sa carrière devait moins à sa communauté d’expérience chinoise avec Berthelot, qu’à la profonde amitié qui s’était nouée là, au grand dépit de Charles Benoist : « La fortune de M. Philippe Berthelot s’est, comme le soleil, levée à l’Orient. Tous ceux qui ont été les témoins de cette aurore, et qui se sont suspendus à un rayon de l’astre, ont fait carrière. M. Claudel en est aujourd’hui à sa troisième ambassade. » Il faut admettre que le cas d’Émile Naggiar, le génie poétique mis à part, s’apparente à celui de Claudel. L’examen de son dossier personnel, au Quai d’Orsay, révèle une très nette accélération de sa carrière après son passage au consulat de Shanghai, sous l’œil protecteur de Martel (proche de Berthelot), qui contrastait avec les brimades reçues de Seydoux, au Département. Alphonse Bodard, qui avait participé à la grande tournée de Berthelot, au début du siècle, parti du plus bas de l’échelle, était parvenu aux sommets de la carrière consulaire. Son fils expliquait cette ascension par son appartenance au « groupe “chinois” des A. E. » : « C’est à [Philippe Berthelot] que mon père s’adresse par lettre ou télégramme, lorsqu’il veut NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 166 — Z33031$$11 — Rev 18.02 166 Alexis Léger dit Saint-John Perse obtenir quelque chose de particulier. Et il l’obtient toujours 6. » On pourrait appliquer mot pour mot ce constat aux années chinoises de Léger. De fait, Berthelot considérait que la Chine offrait une occasion précoce, pour les jeunes agents, de se frotter aux représentants de toutes les nations, dans un poste excentré. Les liens s’y nouaient pour longtemps et les affaires s’y traitaient en relative indépendance. L’attachement de Berthelot pour Pékin était tel, et si connu, qu’il y accouplait toute ville où il envoyait un agent, pour en relever le prestige. À Roland de Margerie, qui partait pour l’Angleterre, il affirmait : « Londres et Pékin, voilà les postes où l’on complète sa formation ! » À Léon Noël qui partait, en 1926, à Coblence, il disait aussi bien : « Il n’y a pas de meilleure école que les deux postes de Coblence et de Pékin, où on est en contact direct avec des représentants de plusieurs nations. C’est pour cela que j’ai envoyé Léger, pendant cinq ans, à Pékin 7. » En réalité, au témoignage de Morand, Alexis avait obtenu la Chine contre l’avis de Berthelot, si le protecteur, menacé par son poulain, affecta le contraire, quelques années plus tard. S’agaçait-il du mimétisme ? Sa protection n’était pas gratuite. « Je serai toujours prêt à vous rendre des comptes, à mon heure, de l’emploi que j’aurai fait de votre aide », lui promettait Alexis. Il s’agissait, bien entendu, d’une monnaie littéraire. Avant d’écrire Anabase, le jeune secrétaire d’ambassade envoya à Berthelot des lettres somptueuses et grinçantes, écrites à la mesure du cynisme de son protecteur : « Pékin est une ville qui devient de plus en plus belge : des couples qui ne s’étreignent pas, des aventuriers qui ne s’aventurent pas, et des gens du monde qui croient au monde. Il y a ici une délicieuse immoralité dont on ne fait rien ; alors qu’il est si amusant partout ailleurs, en Europe surtout, de voir les gens lutter désespérément contre leur moralité foncière pour réaliser malgré tout un peu de vie, il est encore plus amusant de voir ici les gens, avec toute leur foncière immoralité, ne réaliser rien. » Berthelot s’estimait payé de la protection offerte à son courtisan, et se régalait à faire lire sa lettre ; c’est ainsi qu’elle a survécu pour partie, recopiée par Morand dans son Journal d’un attaché d’ambassade. Trente ans plus tard Miomandre s’en souvenait : « Je n’ai jamais oublié le jour où Berthelot, dans son salon du boulevard Montparnasse, montrait à des intimes la première lettre qu’il avait reçue de vous, en disant (avec cette étonnante clarté d’intuition et de certitude qu’il avait dans le regard) que vous étiez quelqu’un et que vous iriez loin. Vous étiez alors un très jeune homme, et tout à fait inconnu. » Quelle Chine ? La Chine des seigneurs de la guerre ne délivrait pas au regard immédiat des diplomates l’intelligibilité offerte au savoir rétrospectif des historiens. Ceux-là étaient fascinés par un objet d’une étrangeté perpétuelle ; ceux-ci devinent dans le chaos obscur et répétitif de la fin de l’empire la naissance d’une Chine nouvelle, nationale puis communiste. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 167 — Z33031$$11 — Rev 18.02 Une plume au service d’une ambition 167 Les diplomates s’employaient à sauver de mille contestations continuelles le fruit d’une colonisation qui ne disait pas son nom. Les historiens, qui savent que cette mise en coupe n’aurait qu’un temps, débusquent les signes précurseurs de l’émancipation chinoise ; ils s’intéressent à des acteurs que les diplomates ignorent : les intellectuels, peu accessibles aux Occidentaux depuis qu’ils s’exprimaient en langue vernaculaire, pour élargir leur audience aux nouvelles couches moyennes. Iconoclastes, rejetant le confucianisme, ils inspirèrent le mouvement du 4 mai 1919, né du refus de la paix concoctée à Versailles. Ils sont pour les historiens les acteurs d’une inflexion invisible aux diplomates. Les chancelleries ne s’inquiétaient pas d’un mouvement apparemment modernisateur, qui les menaçait pourtant ; en reniant ses fondements culturels, cette Chine s’ouvrait à l’étranger pour l’imiter, et mieux le rejeter. La pensée locale était abjurée pour son incapacité à se défendre : l’idéologie nationale ou communiste n’était pas épousée pour ressembler à l’Occident mais pour s’en défendre. Les diplomates suivaient la chronique des cabinets. En 1911, la Chine était devenue républicaine. On s’amusait de cette République. Yuan Shikai, son homme fort, interdit le Guomindang nationaliste et républicain de Sun Yat Sen, dissout le parlement de Pékin et composa avec son impuissance face aux humiliantes vingt et une demandes japonaises de janvier 1915, en se faisant « élire » empereur. On plaignait un peu et on convoitait beaucoup cet empire qui s’émiettait. En gagnant la république, la Chine avait perdu la Mongolie et le Tibet, au bénéfice de la Russie et de la Grande-Bretagne. Yuan Shikai en perdait la face, et la confiance des provinces. Les historiens parlent joliment de la « Chine des seigneurs de la guerre » pour désigner le continent où arrivait Alexis. Le morcellement de la Chine était patent, l’émancipation de ses élites était moins intelligible. Quant à la politique de la France elle ne semblait pas plus lisible à ses propres administrateurs. Pour les historiens, il est établi que le groupe d’Anfu, qui contrôlait Pékin, était lui-même sous l’influence de Tokyo. Au sud, à Canton, les militaires chihli et les partisans du Guomindang, nationalistes groupés autour de Sun Yat Sun, étaient indifféremment soutenus par les AngloSaxons. La position française est moins nettement identifiée par les historiens. Les diplomates n’y voyaient pas plus clair. Aucune stratégie ne prévalait au Quai d’Orsay, malgré l’évidence géographique de leurs intérêts. L’influence française avait progressé par le sud, suite au traité inégal signé en 1844, dans la foulée de ceux que la Grande-Bretagne et les États-Unis avaient imposés à l’empire, pour forcer ses barrières commerciales. Les ports méridionaux s’étaient ouverts. À Macao (1843), Canton (1845) et Shanghai (1848), la France avait ouvert des consulats pour soutenir l’activité de ses nationaux, dans la proximité de l’Indochine, où leur influence croissait. Si l’activité française ne représentait que 5 % du commerce chinois, qui passait à 60 % par des mains anglaises, en 1900, les provinces méridionales du Guangxi, du Guangdong et du Yunnan étaient largement mises en valeur par les capitaux français. C’est depuis la concession de NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 168 — Z33031$$11 — Rev 18.02 168 Alexis Léger dit Saint-John Perse Shanghai (1849) que rayonnait l’activité française en Chine. Le nationalisme hostile des provinces méridionales, la menace qu’il représentait pour les intérêts français dans le Shantung et en Indochine, incitait le Quai d’Orsay à se méfier de la ligne suivie par les anglo-saxons, sans qu’une politique sanctionnât clairement ces sentiments. Pour éviter le sort de l’Inde, la Chine s’était fermée à l’Occident. Ouverte de force au commerce étranger, elle demeurait formellement souveraine, hors des concessions étrangères. Dans les faits, elle était déchirée par les intérêts concurrents des Occidentaux ; sa souveraineté souffrait l’ingérence des puissances dans les affaires religieuses. Le catholicisme local, introduit par les jésuites au XVII e siècle, largement acculturé, avait provoqué au siècle suivant la condamnation papale des « rites chinois ». Rétabli dans sa pureté, le catholicisme fut à nouveau persécuté, jusqu’aux premiers traités inégaux qui ouvrirent les ports aux religions étrangères. Les missionnaires et les marchands s’étaient entendus à pénétrer plus avant le pays, au bénéfice de leur chapelle respective. Des incidents sur les deux fronts, commerciaux et religieux, avaient entraı̂né, au terme d’une deuxième guerre d’opium, une nouvelle série de traités, qui avait ouvert l’ensemble de la Chine aux activités missionnaires. Grosso modo, le protestantisme s’épanouissait dans les ports et les villes, tandis que le catholicisme défrichait les campagnes. La France, principale puissance catholique en Chine, y avait six cents missionnaires en 1885. Son gouvernement gagna le droit d’y protéger les catholiques. Ni les Espagnols, ni les Italiens, ni même le père Combes n’y purent rien : la France conserva son privilège, qui lui conférait un formidable vecteur d’influence moral et politique, et ouvrait la voie à une expansion matérielle. Un incident d’apparence anodine remit tout en cause. Signe avant-coureur du nationalisme chinois pour les historiens, « crise d’hystérie chinoise » pour les diplomates (Alexis employait cette expression dans les années 1960, encore imprégné de morgue colonialiste), bien plus inquiets des intrigues vaticanes que de l’éveil des forces profondes chinoises, l’affaire justifia la mission d’Alexis. Mgr Dumond, l’évêque de Tien-Tsin, où la France tenait une concession, au sud-est de Pékin, avait acquis un terrain, dit Lao Si Kaı̈, pour y ériger une cathédrale. Le surplus avait été revendu à des familles chinoises. Alexandre Conty, le ministre de France, avait obtenu du gouvernement chinois la promesse que le quartier rejoindrait la concession française, selon un procédé qui avait déjà avantagé les concessions anglaises. À Tien-Tsin, la prétention française n’alla pas de soi. On s’émut du projet. Résider sur une concession française, c’était s’y acquitter des taxes particulières. Les diplomates français s’inquiétaient peu du mécontentement de la masse chinoise ; ils s’agaçaient qu’il fût encadré, alimenté et relayé par des missionnaires du vicariat lazariste de Tien-Tsin. De l’aveu du visiteur lazariste envoyé par la maison mère, « deux partis dont les idées étaient diamétralement opposées » y coexistaient. Aux gallicans qui suivaient Mgr Dumond, l’évêque français, s’opposait un tandem, faut-il l’appeler ultramontain ou anticolonialiste, qui appelait de ses vœux une Église nationale chinoise. Ces NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 169 — Z33031$$11 — Rev 18.02 Une plume au service d’une ambition 169 deux lazaristes, les pères Vincent Lebbe et Antoine Cotta, encourageaient la fronde. Ils déploraient que leur effort apostolique se heurtât à des intérêts nationaux ; ils regrettaient que l’universalité du catholicisme fût célébrée par des étrangers, qui refusaient de constituer un clergé national ; ils expliquaient par là l’insuffisance des conversions, et concluaient que le protectorat français s’interposait entre la Chine et la diffusion du christianisme. En juin 1916, Lebbe attaqua Bourgeois, le consul de France à TienTsin, dans son journal en langue chinoise, l’I Che Pao, provoquant la fureur de Conty, le ministre de France à Pékin. L’évêché eut beau éloigner Lebbe, l’agitation qu’il avait soulevée, et qu’il entretint à distance, ne retomba plus. L’I Che Pao ne cessait de militer contre la cession du territoire litigieux à la France. Mgr Dumond, trop gallican et conservateur pour souffrir les conceptions de Lebbe, suspendit toutefois sa pénitence à l’occasion du congé de Conty. C’était mal connaı̂tre Damien de Martel, chargé d’affaires à Pékin, seul ou presque à la légation. Le 19 octobre 1916, las de l’agitation, il décida avec le consul Bourgeois d’occuper par la force le quartier du Lao Si Kaı̈. Alexis arriva moins d’un mois plus tard à Pékin, dans une légation toute mobilisée par l’affaire. La population chinoise inaugurait les armes qu’elle utilisa au long de l’entre-deuxguerres : grève générale et boycott des produits français. Martel réclamait à Paris le rapatriement d’urgence des pères Lebbe et Cotta ; le renfort d’un agent était bienvenu. En rédigeant ses Lettres d’Asie, dans les années 1960, une œuvre en prose qui balançait entre fiction inavouée et autobiographie romancée, SaintJohn Perse n’a pas résisté à la tentation de forcer ses talents de prophète. À la parution de la Pléiade, des commentateurs, journaliste avisé de l’Express ou vieil ennemi de la Carrière, ne dissimulèrent pas leur étonnement qu’Alexis eût pu prévoir, en 1917, l’évolution communiste de la Chine, avec des mots qui n’existaient pas encore. La Chine de Saint-John Perse, toute rétrospective, permettait de prouver les pouvoirs visionnaires du poète versé dans l’action politique, malgré sa pente anhistorique : « Rien ne change peut-être dans le tréfonds de l’être humain qu’est un Chinois. » Rattachée au lointain de son enfance antillaise, la Chine devenait une terre d’élection pour celui qui avait connu un temps la séduction « du fakirisme, ou du nihilisme oriental », à travers « les souvenirs d’une Asiatique penchée sur [son] enfance aux Îles ». Une Chine créole, soustraite au modèle claudélien, soudée à ses pouvoirs magnétiques de primitif et à son origine de prince exotique. Saint-John Perse et Alexis Léger, dans leurs sphères respectives, se drapaient dans le mystère asiatique, jusqu’à agacer l’auditoire le plus bienveillant. Roland de Margerie, sur le chemin de la Chine justement, croisa Alexis Léger à New York, en septembre 1940 : « Il m’a dit une fois de plus qu’on connaissait bien mal son étoile, que je comprendrais mieux cette réflexion après un séjour en Chine. » Pour autant, le long portrait que le poète hanté d’immortalité lui consacrait en creux, dans ses Lettres d’Asie, demeurait la Chine anecdotique des NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 170 — Z33031$$11 — Rev 18.02 170 Alexis Léger dit Saint-John Perse quartiers diplomatiques. Le passé qu’il s’amusait à éclairer de sa connaissance de l’avenir, par-delà quelques prophéties faciles, demeurait dans les années 1960 une vision arrêtée en 1921, figée par les limites de la documentation assemblée à cette époque, et par l’éblouissement définitif de la rencontre initiale. Dans les années 1950, préparant sa fiction épistolaire, Saint-John Perse prenait force notes sur la collection presque complète de la Politique de Pékin qu’il avait rapportée de Chine, la médiocre feuille de la communauté française. Il s’amusait d’un exotisme de dépliant touristique, annotant les articles sur le musc ou les nids d’hirondelle, toute une Chine de carte postale. Ses notes d’époque, sur le vif, couchées sur papier de la légation de France à Pékin, puisées dans des récits de voyage, manifestaient une curiosité plus large, d’anthropologue curieux des rites et des divinités décrits dans le récit du voyage en Mongolie de Victor Maignan, en 1876, ou bien de la Chine géographique et pratique, d’après le récit de Sven Hedin, Trois ans de luttes aux déserts d’Asie, en 1899. Ce matériau avait trouvé son usage dans la conception d’Anabase ; il était épuisé à l’heure de forger la part romanesque des Œuvres complètes, qui montrent une Chine pittoresque, plus touristique que savante. L’absence Pris sur le vif, le dı̂ner d’adieu offert à Alexis, chez Larue, restaurant proustien de la place de la Madeleine, montre le jeune diplomate entouré de demi-célébrités de l’époque, dont nous ne savons plus rien. Alexis n’était pas encore parti, qu’il enchantait déjà les convives de ses récits de voyage ; Morand confia à son journal sa pudique tristesse de perdre un ami : Il y a là le commandant Lecerf, qui arrive du Havre, la princesse Rospigliosi et Yvonne Sabini, femme de l’attaché commercial italien, qui sous le nom d’Yvonne Vernon a écrit de jolis vers saphiques. Léger n’apprendra pas le chinois, nous dit-il. “La vie est courte, laissez-moi être dupe de mes travaux et de mes plaisirs.” [...] Il parle aussi du rhum, de la forme et du gréement des yachts, de la supériorité de la goélette, des fourmis du Gabon, de Claudel. [...] Une immense envie de voyage prend tous les convives. Moi, je soulève le rideau du cabinet particulier, j’aperçois la Madeleine dans la brume, ses colonnes mal éclairées par les becs de gaz ; ce paysage parisien me réchauffe, m’enchante. [...] Je rentre à pied chez moi, très triste de perdre Léger, mon camarade du concours de 1913, que j’admire ; je porte sur moi, comme un talisman, un poème de lui [...]. Ce précoce créole est déjà un esprit complètement formé ; il parle de Gide et de Claudel comme d’égaux ; j’admire sa pudeur, les longues perspectives de son esprit, sa pensée élevée et tendue, son imagination joueuse et sa sagesse de vieillard, son désintéressement, sa vie secrète, ses appartements sans meuble, avec des malles, son enfance nomade. Faut-il laisser partir ceux qu’on aime sans leur avoir jamais rien dit de ce qu’on ressent pour eux ? » Il y a loin entre l’anonymat de ces convives et les amitiés sélectives retenues par l’éditeur des Œuvres complètes. Vingt ans plus tard, le secrétaire général ne voulait plus se souvenir de ces convives ordinaires, quand NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 171 — Z33031$$11 — Rev 18.02 Une plume au service d’une ambition 171 il racontait son dı̂ner d’adieu : « Léger. Dit qu’à la veille de son départ pour la Chine il avait été invité par des amis dans un restaurant de l’avenue des Champs-Élysées et qu’en sortant il aperçut une silhouette familière : Paul Valéry, seul, assis sur un banc, paraissant séparé du reste du monde. Il rêvait, et sourit quand Léger se dressa devant lui : – Vous allez me mépriser dit Valéry, mais je viens de me décider à publier un livre (La Jeune Parque) et à vous, à vous seul, j’en donnerai la raison : je vais avoir bientôt un enfant. – Mais je n’aperçois aucune relation entre deux événements heureux. – C’est parce que si j’ai un fils, je veux qu’il soit fier de son père ; jusqu’ici, je n’ai pas été grand chose mais je veux, pour lui, devenir un grand poète. » L’anecdote valait parabole ; c’est comme telle qu’elle trouva sa place, trente années ayant encore passé, dans la notice biographique des Œuvres complètes : « Peu avant son départ de Paris, longue conversation avec Valéry, qui lui avoue les raisons d’ordre humain (il attend un enfant) l’incitant à reprendre la plume et à se faire une place dans la littérature (indications fournies, à cette occasion, sur l’évolution de La Jeune Parque). » Saint-John Perse se démarquait de telles préoccupations, lui dont l’existence sociale n’avait jamais conditionné la création poétique ; c’est ce dont voulait convaincre l’ancien diplomate, dont la carrière avait dévoré le poète dans l’entre-deux-guerres. Si Valéry s’était confié au secrétaire d’ambassade en partance, c’est précisément parce qu’il avait reconnu chez le jeune voyageur le principe de liberté qu’il trahissait en s’établissant père de famille, nécessiteux de gloire. Devant ses amis, Alexis se disait « touché par ce qu’il y avait d’humain dans ce désir, ayant toujours considéré Valéry comme un être purement abstrait » : « Me faisait-il ces graves confidences parce que son cœur débordait ou parce que le voyageur que j’étais et qu’il ne reverrait de longtemps allait le décharger de tout ce poids et aussi d’une présence qui eût pu lui rappeler quelques instants de faiblesse ? » Alexis, fallait-il comprendre, n’avait jamais souhaité devenir un « grand poète » : il se contentait de vivre, et vivre c’était s’en aller. Cette liberté s’accommodait mal des hommes enchaı̂nés que le jeune diplomate rencontrait de poste en poste, sur la longue route maritime qui le conduisait à Pékin. Première escale, familiale, en Égypte, où travaillait l’oncle Æmilio, à la compagnie du canal de Suez. C’était une revanche sur un projet de voyage égyptien empêché par la longue maladie de 1908, après la mort d’Amédée. En 1916, le jeune homme fit le plein d’impressions, qui fournirent la matière d’une lettre fictive à André Gide, datée de 1913, alors qu’Alexis n’avait jamais mis les pieds hors d’Europe depuis son arrivée en métropole : « À Port-Saı̈d, si tout cela n’est pas trop changé, allez traı̂ner une heure au Capharnaüm de Mme Fioraventi ; tout le monde vous l’indiquera à la terrasse de l’Eastern. [...] Allez surtout passer une nuit dans cet extraordinaire Ismaı̈lia (prodige de fixité), – 1h de chemin de fer, ou 1h de pétrolette par le lac Timsah. – De bon matin, les flaques d’oiseaux d’eau, et tout le dévergondage déjà des singuliers poissons qu’on pêche à Port-Tewfick, à l’entrée de la mer Rouge. – Puis retournez au soir NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 172 — Z33031$$11 — Rev 18.02 172 Alexis Léger dit Saint-John Perse dans l’effroyable, incomparable et nourrissante ville : Port-Saı̈d ». Ensuite ? À peine sorti de la cour de Berthelot, et des cénacles parisiens, qu’il tenait pour négligeables, Alexis mordit dans le fruit du dégoût et de l’ambition : « J’ai vu tous nos consulats, depuis Port-Saı̈d jusqu’à Shanghai. Ah ! Trop sinistre ! Je ne pourrai jamais ! Les hommes sont vraiment au-dessous de toute injure pour prendre si facilement le parti d’être satisfaits. L’horreur de tout ce que j’ai entrevu (hommes et papiers) suffirait à me rendre désespérément ambitieux si je ne l’étais déjà logiquement. Une vie d’homme est chose brève, saisissable, irremplaçable, et il importe seulement de ne s’y pas tromper. » * Comment résister à la tentation de supplanter qui méritait si peu de dominer : « Shanghai, où j’ai passé huit jours, m’a laissé une impression écœurante : travail de secrétariat, tribunal et bordel, trop de choses trop intelligentes pour moi. [...] Quant à Naggiar, il est remarquable, tout à fait remarquable, sinistrement remarquable, et je suis prêt à prendre un paquebot pour porter témoignage en sa faveur, si son œuvre ne suffit pas... » ** Effaré par la médiocrité de ces consuls (Émile Naggiar, alors en poste à Shanghai, devient pourtant l’un de ses fidèles), Alexis réclamait à Berthelot l’assurance de conserver des fonctions politiques, semblables à celles qui l’appelaient à la légation de Pékin. Il désertait la carrière consulaire qu’il avait choisie au nom de sa vocation poétique : « Aidez-moi à me maintenir à notre légation, dans mon intérim, aussi longtemps que j’aurai à demeurer en Chine. Après quoi, s’il n’y a point de place pour moi dans votre entourage, faites-moi charger encore des fonctions de secrétaire dans quelque légation. » Le Quai d’Orsay n’était déjà plus le trottoir de la poésie, Alexis commençait de l’arpenter pour lui-même. À un oncle, dans une lettre fictive datée de novembre 1917, Alexis faisait cet aveu paradoxal : « Ma vie est désormais celle du voyageur et de l’absent. » Il intitulait le chapitre chinois de sa première ébauche d’autobiographie, enserrée dans un volume d’hommage, en 1965, « L’absence en Chine ». Devant Berthelot, il se félicitait de son inaccessibilité : « Et puis ne m’avez-vous pas donné, en ce monde, le plus lointain royaume d’où l’on ait à répondre, la Chine ? » Établi en Chine, il se définissait comme absent de France ; absent de France, c’est là qu’il s’imaginait, reflété dans le regard de ses proches, attendu et espéré. Ravi par son exil, qui mimait son sentiment ontologique d’homme excentré, et l’obligeait à l’excentricité, il habitait cette distance, qu’il avait toujours ressentie, et le maintenait à l’écart. « Ne sommes-nous pas ici habitants de la Lune ? » Distant à demeure, il se défendait de se siniser, à la différence de ses amis orientalistes. De son ami d’Hormon, qu’il recommandait tièdement à Berthelot, il écrivait : « Il a longuement vécu mêlé aux Chinois, dont il parle couramment la langue. Il a été, pour les comprendre, jusqu’à du mimétisme [...], grave erreur de méthode. » * APLB, lettre à Philippe Berthelot, Shanghaı̈, le 13 novembre 1916. ** Lettre à Philippe Berthelot, citée par Paul Morand, Journal d’un attaché d’ambassade, op. cit., le 19 mars 1917. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 173 — Z33031$$11 — Rev 18.02 Une plume au service d’une ambition 173 Déraciné de souche, étranger au « mystère chinois » qu’il érigeait en altérité absolue, ce qui n’avait guère de sens s’il n’était de nulle part, « étranger, qui passait », Alexis s’étonnait benoı̂tement que les Chinois ne s’étonnassent pas d’habiter la Chine, plus candide qu’un Persan de Montesquieu. Vingt ans après son séjour, il évoquait sa maı̂tresse mandchoue devant Hélène Hoppenot ; il ne comprenait pas qu’elle s’intéressât davantage aux frivolités de Paris qu’aux splendeurs disparues de la cour impériale. Hélène Hoppenot s’amusait de l’impossible relativisme culturel du prétendu nomade incapable de se représenter l’exotisme de la France pour une Chinoise. Plus soucieux d’exotisme que de Chine, c’est-à-dire de soi que des autres, et de France, où faire sensation, que de nulle autre part, Alexis était enchanté de son absence qu’il pouvait dédier à son ambition, mais coupable d’être si lointaine. Une plume au service d’une ambition Au nom de sa distinction poétique, Alexis avait tout reçu sans effort apparent : la protection des puissants du Quai d’Orsay, le concours des Affaires étrangères et le poste qu’il convoitait. En quatre ans de séjour chinois, grâce à ses talents d’écrivains encore, il s’imposa comme le principal rédacteur de la légation de France à Pékin, et l’inspirateur de la politique chinoise du ministère. Alexis se prouvait ses capacités, qui s’exprimaient plus librement en Chine que dans l’écurie parisienne, où les poulains étaient mis en compétition. Alexis jouissait du pouvoir qu’un diplomate occidental ressentait dans la Chine des concessions, sans mesure avec les tâches de secrétariat assurées à la Maison de la presse. Claudel en était encore enivré lorsqu’il se représentait dans Partage de Midi en consul de la Chine méridionale : « C’est le conseiller des vice-rois du Sud. C’est lui qui peut le plus en ces lieux. » Alexis savait ce qu’il devait à Berthelot, en arrivant à Chine. Il reconnaissait sa dette devant Arthur Fontaine : « Je m’embarque dans trois semaines pour Pékin. Notre ministre rentre, le 1er secrétaire reste seul à la légation, chargé d’affaires, et l’on m’y charge des fonctions de 2e secrétaire. C’est Berthelot qui m’a taillé cette situation au-dessus de mon grade et elle m’intéresse au plus haut point, malgré le regret de quitter Paris en ce moment. » Devant Berthelot, Alexis y trouvait une raison supplémentaire d’échapper à la médiocre comédie consulaire : « Vous m’avez fait ici une situation privilégiée, indépendante de mon grade et supérieure, même matériellement, à celle que j’aurais eu à mon poste consulaire de Shanghaı̈. » Il s’employa à faire fructifier ce capital ; il avait reçu un poste supérieur à ses titres, il s’offrit un rôle supérieur à son poste. Les premiers succès d’Alexis en Chine furent l’effet de sa séduction personnelle. Le jeune diplomate y connut trois chefs de poste, il s’en fit trois alliés. À son arrivée, Alexandre Conty, le ministre de France, était en congé, le jeune secrétaire débuta sous les ordres du chargé d’affaires, NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 174 — Z33031$$11 — Rev 18.02 174 Alexis Léger dit Saint-John Perse Damien de Martel, avant l’éphémère retour de Conty, puis l’arrivée d’un ministre falot, Auguste Boppe. Au physique, Damien de Martel était une force de la nature, « carré comme un boucher de la rue Sans Joie, embarrassé par des mains énormes aux pouces d’étrangleur ». Il avait l’appétit de son physique et dévorait goulûment la fortune de sa femme, Margueritte Bardac, héritière de la banque juive, comme l’on disait alors. Il lui fit payer sa mésalliance et les demi-revers de leur fortune, comme sa vie aussi dissolue que la sienne, par une froide indifférence conjugale. Mais le comte Damien de Martel n’était pas seulement embarrassé d’un physique de brute, d’une épouse scandaleuse et d’une sensualité vorace, qui faisait jaser ; il était aussi doué d’un esprit très fin, auquel Alexis fut assez sensible pour ménager ce protégé de Berthelot, une fois parvenu au sommet de la hiérarchie diplomatique. On admirait en général ses qualités professionnelles, quand on voulait bien passer sur sa réputation sulfureuse de « prévaricateur, concussionnaire, avaricieux, trafiquant en Chine de ses fonctions et des services qu’il pouvait rendre », selon les termes du ménage Hoppenot qui lui succéda à la légation, quelques années plus tard. Pour Louise Weiss, qui l’avait rencontré après son premier départ de Chine, en 1920, en Sibérie blanche, où il reculait à mesure que les rouges avançaient, « il était la finesse même ». Le portrait dessiné par le diplomate Armand Bérard, admiratif de « sa liberté d’allure », de son « tempérament sceptique non exempt de cynisme », est très proche de celui que Saint-John Perse lui a consacré dans ses pseudolettres d’Asie : « Égoı̈ste et sceptique, un peu cynique à l’occasion, mais d’esprit très libéral et fort ouvert, il savait se montrer assez accommodant en tout ». Il manifesta ce libéralisme dans la Syrie des années 1930, où il mena une politique attentive aux velléités d’émancipation nationale. De ce chef, Alexis n’avait pas eu besoin de conquérir la bienveillance ; il l’avait reçue spontanément : « J’ai toujours, de son propre fait, partagé avec lui une franche, très libre et très cordiale camaraderie. » Alexis s’en attribuait toutefois le mérite, en soulignant l’isolement du chargé d’affaires : « Peu aimé d’ordinaire, il a toujours été pour moi extrêmement attentionné et délicat, d’une parfaite discrétion dans sa solidarité. » S’il s’en vantait, il n’exagérait pas la confiance que lui avait témoigné son chef : « Chaque fois qu’il s’est trouvé ici chargé d’affaires, il me laissait une part telle dans l’initiative et la conception de son action diplomatique, que j’avais fini par m’y intéresser personnellement comme à une chose un peu mienne. » Les archives de la légation et le dossier personnel d’Alexis au Quai d’Orsay, prouvent que le jeune agent jouissait réellement de l’estime de Martel. Dans sa notation pour l’année 1917, il reçut ce jugement particulièrement élogieux : « D’une grande maturité d’esprit, ayant une culture générale très étendue, pourvu d’un jugement très sûr, ayant de l’esprit de décision, M. Léger, bien qu’encore très jeune dans le service, possède les qualités primordiales qui feront toujours de lui un excellent agent et m’ont en tout cas fait hautement apprécier sa collaboration. Ayant rapidement acquis la technique du métier, cet agent a vite participé d’une manière effective à NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 175 — Z33031$$11 — Rev 18.02 Une plume au service d’une ambition 175 l’activité professionnelle du poste. Par ses relations étendues dans les milieux chinois, qui ne l’ont toutefois pas empêché de maintenir le contact avec ses collègues étrangers, M. Léger est un agent d’information très utile et très sûr 8. » La complicité d’Alexis avec son chef était si grande, qu’il gagna son soutien pour être reversé dans la carrière diplomatique : « Sa tournure d’esprit comme ses goûts le rendent plus apte à remplir un emploi de secrétaire dans une légation qu’à être utilisé dans le service consulaire par un travail ayant surtout un caractère administratif. » En l’absence d’Alexandre Conty, depuis septembre 1916, Martel était chargé d’affaires ; Alexis, qui avait pris ses fonctions le 16 novembre, demeura en tête à tête avec lui. Troisième secrétaire employé dans les fonctions de deuxième, il faisait office, en réalité, de premier secrétaire. Il en fut de même lorsque Conty revint de congé, en février 1917, puisque Martel partit aussitôt se reposer jusqu’à la fin du mois d’avril. Pendant trois mois, Alexis et le ministre de France demeurèrent seuls à la légation pour traiter les affaires politiques, avant le retour de Martel en mai, et le départ définitif de Conty, à la mi-septembre 1917. Alexis eut les coudées franches pour séduire ce nouveau chef. Les Hoppenot, qui servirent à Rio sous ses ordres, au milieu des années 1920, le représentaient en aimable bourru : « Il a une soixantaine d’années, des yeux vifs très noirs, des sourcils touffus embroussaillés s’emmêlant avec les cils [...]. Si l’homme est violent, son sourire est bon ; il sait aussi être aimable, mais la tête enfoncée dans les épaules lui donne l’apparence d’un buffle prêt à charger. » Du reste, Conty avait laissé en Chine le souvenir de colères terribles. La femme d’un diplomate portugais se souvenait qu’« un jour qu’il ne pouvait arriver à convaincre le président du Conseil il frappa violemment sur la table. “Monsieur le Ministre, lui dit en souriant le Chinois, ma table est plus solide que vos arguments !” À la fin de son séjour, il était constamment sous pression et lorsque l’on entendait au ministère des Affaires étrangères un fracas de portes heurtées, personne n’ignorait plus le nom du visiteur. » Le magnétisme d’Alexis trouva à s’employer. Leur différence de tempérament devint une ressource pour le charme du jeune diplomate. Agent vieille carrière, arrivé premier du concours l’année où Berthelot avait été recalé, très conventionnel, beau-père du jeune Hauteclocque, qui devint le maréchal Leclerc : nul n’était plus dissemblable d’Alexis. Le cadet était sévère jusqu’à l’injustice lorsque, parvenu au sommet de la carrière, il jugea son ancien chef « aussi imperméable qu’on peut l’être à la compréhension de l’âme et de la politique chinoise ». Une ombre jetée pour mieux mettre en lumière sa propre science de la Chine. Sur le vif, Conty était pourtant le seul diplomate qu’Alexis épargnait dans sa correspondance avec Berthelot, qui prenait parfois le tour déplaisant de la délation : « Sauf sous Conty, qui pouvait se suffire à lui-même, reconnaissait-il, ma vie a été assez lourde dans ce poste dépourvu de personnel. » À la veille du départ de son chef, Alexis avait même renoué avec l’art de l’éloge : « Un très brave homme, sous l’égoı̈sme du père de famille – maladroit à plaisir avec les hommes (par manque NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 176 — Z33031$$11 — Rev 18.02 176 Alexis Léger dit Saint-John Perse de maı̂trise autant que de psychologie) mais tout à fait remarquable en affaires et possédant à fond son métier. » Sa bienveillance n’était pas moins intéressée que ses coups de griffe. En louant celui qui était victime d’une disgrâce, malgré la protection de Berthelot, Alexis critiquait les adversaires parisiens de son protecteur : « Il est surtout victime, j’imagine, de l’inimitié d’un Cambon et de la faiblesse d’un Ribot qui le sacrifient sans dignité, sans réciprocité, aux vœux du gouvernement américain. » Il souhaitait un cabinet plus favorable à Berthelot, et prévoyait avec une étonnante clairvoyance (« Ce ministère n’est viable qu’aux yeux de l’étranger et Conty obtiendra réparation sur ses ruines »), ce qu’il eut moins de mal à annoncer dans l’une de ses lettres fictives où l’avenir se lisait dans le passé : « Il semble en tout cas victime, sous le ministère Ribot, d’une de ces inimitiés de coulisse qui sont si fréquentes dans cette carrière à chausse-trapes. Fort heureusement pour lui, il aura trouvé, en arrivant à Paris, un nouveau ministère, qui s’attachera à dédommager la victime de son prédécesseur : Pichon a été lui-même ministre en Chine et connaı̂t bien la règle du jeu. » Cette lettre fictive à sa mère épousait exactement le jugement qu’il avait prononcé cinquante ans plus tôt, dans une lettre à Hélène Berthelot, dans un étonnant palimpseste. Signe d’une pensée arrêtée ou d’une mémoire infaillible ? À cinquante ans d’intervalle Saint-John Perse retrouvait mot pour mot les expressions d’Alexis Léger et redisait avoir été très bien traité par Conty (« Pour moi, d’ailleurs, il a toujours été très gentil »), malgré son « égoı̈sme » de « père de famille » et sa « maladresse envers les hommes ». Bienveillance gagnée malgré des difficultés initiales. « Leurs relations avaient été contraintes au début », reconnaissait Alexis devant Hélène Hoppenot. Toutefois, « Léger avait vite découvert le défaut de la cuirasse : un ardent besoin de paternité uni à l’instinct de la protection ». D’une banale intoxication alimentaire, concomitante avec le renvoi d’un cuisinier, Conty avait déduit une possibilité d’empoisonnement : Dès lors le ministre venait d’inventer le scénario dont il allait être, sans le vouloir ni le savoir, le principal acteur : Léger, nonchalamment, laissait entendre que l’état de sa santé ne s’améliorait pas. Un matin, après une nuit tumultueuse avec une maı̂tresse, il entra dans le grand bureau de son chef, les traits défaits, l’allure lasse : — Je ne sais pas ce qu’il y a, dit-il, mais cette nuit j’ai encore eu des douleurs atroces ! Sérieusement inquiet par ces crises, le bon Conty l’invita à prendre tous ses repas chez lui : — Là, vous ne risquerez plus rien. Vous devez avoir un ennemi parmi ces Jaunes. Morale de l’histoire : « En raison des inquiétudes éprouvées, Conty commençait à aimer son secrétaire. » Alexis s’amusait à accréditer le péril jusqu’à Paris, en confiant à Hélène Berthelot que Conty lui avait « sauvé la vie en démasquant à temps un général chinois qui [le] faisait empoisonner ». L’histoire des relations entre le jeune écrivain diplomate et le chef vieille carrière trouva son épilogue à quelques années de là. Au Brésil, Henri NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 177 — Z33031$$11 — Rev 18.02 Une plume au service d’une ambition 177 Hoppenot fit découvrir la personnalité littéraire d’Alexis à Alexandre Conty en lui offrant Anabase : « Le résultat ne tarda pas à se produire : il arriva en coup de vent, le visage rouge, les cheveux ébouriffés, jeta le livre – une édition originale – sur la table, l’ébranla de son poing et cria : “Dire que pendant un an et demi, j’ai eu ce garçon-là à ma table... Si j’avais su ça !...” » Il s’en vengea par un commentaire grinçant du discours que Briand prononça pour célébrer la signature du pacte de renonciation à la guerre, en 1928. Personne n’ignorait, dans le corps diplomatique, que l’auteur en était l’écrivain diplomate chéri par Briand. Dans l’immense élan pacifiste qui unit tous les Français en cette occasion, Conty fut presque le seul à glisser un venin que même L’Action française retenait : « Le discours qu’a prononcé le 27 août M. Briand, devant les plénipotentiaires qui ont signé le pacte Kellogg, mérite, il est vrai, tous les suffrages, et on peut en dire, comme de la calomnie, qu’il en restera toujours quelque chose 9. » Auguste Boppe n’avait pas le caractère de Conty ; Alexis régna sans partage sur cet homme qu’il avait circonscrit une fois pour toutes en une formule cruelle : « Sa nuque est pauvre et son épaule triste. » Les photos parues dans le périodique de la communauté française montrent un homme long et maigre, le front haut, les oreilles décollées, les yeux enfoncés. Alexis servait à Berthelot le portrait qu’il en attendait : « Je n’ai pas eu de peine à suivre votre conseil en ce qui concerne mon nouveau chef : il y a peu d’hommes au monde avec qui il vaille de ne s’entendre point et Boppe n’est certainement pas de ceux-là. Je m’entends avec lui, je ne m’entends que trop bien avec lui, au point de n’en pouvoir parler un peu sincèrement sans traı̂trise. Mais c’est à vous que j’en parle. » Otage du jugement de Berthelot, Alexis devenait prisonnier de lui-même. Il ne trouva pas d’autre formule, à cinquante ans d’intervalle, pour décrire Boppe dans l’une de ses lettres de mémorialiste, fictivement datée de l’année 1917 : « Je ne connais pas personnellement M. Boppe et je ne sais pas grand-chose de lui. Je crains que ce ne soit un pauvre homme et de nuque assez creuse. » Alexis était pourtant assez souple, et habile, pour peindre à l’acide un portrait accablant de son chef qui ne fût pas absolument contradictoire avec celui qu’il dessinait poliment dans sa correspondance avec Mme Boppe. Dans ses lettres à Berthelot, il n’a pas de mot assez dur pour son chef, « qui n’est qu’un demi pince-nez laissé sur une table », qui donne « la meilleure preuve de l’incohérence de cette vie, qui peut produire, en même temps, des hommes comme Boppe et des femmes comme Misia... Stérile odeur de la mort. » Alexis ne croyait pas si bien dire : Auguste Boppe mourut le 14 mai 1921. Le prophète le pleura avec une apparente hypocrisie devant la jeune veuve, qu’il affectionnait : « Vous pouvez élever Roger dans le respect et l’amour de cette pure mémoire : il y trouvera de hautes traditions morales et le meilleur exemple de la dignité à laquelle atteint une vie d’homme d’honneur, par l’élévation de l’esprit et du cœur, par l’abnégation personnelle et par la netteté de la conscience. » Il n’y avait pas plus loin, entre ces deux portraits, qu’entre les deux faces d’une même pièce, qui ne regardent pas du même côté. Quand il s’adressait à Philippe Berthelot, Alexis tournait les yeux vers ses NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 178 — Z33031$$11 — Rev 18.02 178 Alexis Léger dit Saint-John Perse valeurs : cynisme, détachement, vitalité ; des qualités qu’il n’avait pas de peine à acclimater à son tempérament, tendu vers l’accomplissement joyeux de soi. « Boppe est classique et bien-pensant à vous donner envie d’écrire une vie de Joseph Fouché. » L’« abnégation personnelle » et la « netteté de conscience », belles qualités françaises, étaient ruinées sous le ciel de Pékin, réduites à « la peur et l’entêtement désespéré à voir toute chose sous son aspect négatif ». Mais, au fond, Alexis reconnaissait devant Berthelot que la pièce était faite d’un seul métal, sans défaut dans sa fragilité : « Il est sensible, consciencieux, équitable et scrupuleusement délicat, d’une délicatesse foncière et plus attentive que la simple courtoisie. » Alexis n’eut pas de peine à se faire un allié d’un tel homme. Comme avec Conty, les débuts furent difficiles. Fort de sa réussite, Alexis put se flatter, devant Berthelot, que Boppe était « arrivé ici tendu contre [lui] ». C’est pourtant sous son règne qu’Alexis devint le véritable régent de la légation, dont la légende rayonna jusqu’à Paris. Mettant ses pas dans les traces du jeune secrétaire à Pékin, Jean Chauvel, qui n’avait pas de sympathie exagérée pour le personnage, découvrit que « son souvenir était encore frais : on me dit l’influence exclusive qu’il s’était acquise sur l’esprit de son chef, M. Boppe. On me signala la valeur des rapports qu’il rédigeait, qui étaient toute la correspondance politique de l’ambassade ». Son influence était si grande, qu’Alexis dicta à son chef l’appréciation de sa fiche annuelle de notation : « Par mes télégrammes [...] j’ai dit au Département ce que je pensais de M. Leger qui est certainement l’un des agents les plus remarquables de la jeune carrière. M. Leger est un agent hors de pair, à qui les missions les plus importantes et les plus délicates peuvent être confiées. Le Département aurait intérêt à le mettre en valeur et à lui faire franchir le plus rapidement possible les premiers grades de la carrière. » S’il entrait quelque commisération dans l’affection qu’Alexis portait à Boppe, qui devenait du mépris devant Berthelot, une complicité le lia plus sincèrement à son chef que le respect protocolaire qui avait réglé ses rapports avec Conty. Alexis n’eut pas à contrefaire sa personnalité littéraire devant Boppe, comme il l’avait fait devant le brave Conty, « nourri de classiques ». Il s’en prévalut au contraire, avec assez de détachement pour ne diminuer en rien son crédit professionnel, mais aussi avec assez de mystère pour renforcer l’admiration du ministre envers son subordonné qui répondait avec tant de désinvolture à un télégramme personnel du Département : « Paris n’est pas sérieux. [...] Bien que cette correspondance personnelle et imprévue par le canal du Quai d’Orsay soit fort peu de mon goût, puis-je me permettre de vous demander, par politesse envers Berthelot, de vouloir bien faire répondre comme suit : “Pour M. Berthelot. M. Leger refuse réimpression 10.” » Boppe connaissait la teneur du message qu’il avait fait porter à son secrétaire, retiré dans un temple ruiné, aux environs de Pékin : « de la part de M. Berthelot : M. Gallimard demande à M. Léger s’il peut réimprimer Éloges sans envoyer les épreuves ». Boppe n’ignorait pas Gaston Gallimard, qui n’était plus l’éditeur confidentiel des débuts de la Nrf ; il venait de rafler le prix Goncourt grâce aux Jeunes filles NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 179 — Z33031$$11 — Rev 18.02 Une plume au service d’une ambition 179 en fleurs de Proust, ravi à Grasset. Alexis laissa entendre à Boppe que sa réponse négative pourrait passer, au Département, pour un désaveu de sa carrière diplomatique : « Si Jacques Lemonnier [le chef du personnel] voit passer ce télégramme, il croira à du langage conventionnel et l’interprétera peut-être comme la résiliation anticipée de mon bail avec les Affaires étrangères. » Sa réponse signifiait au contraire sa crainte que son personnage de poète nuisı̂t à sa trajectoire professionnelle ; sa muse lui permettait de paraı̂tre moins ambitieux, auprès de Boppe, et de le subjuguer, en lui laissant voir la variété de ses dons. Quant à Berthelot, pour cette « pensée qui n’avait plus pour lien le Quai d’Orsay : transmission d’un télégramme de Gallimard », Alexis doublait ses obligations à son égard, en remettant son sort littéraire entre ses mains : « Je ne lui ai point écrit. Il n’y a rien à expliquer en ce monde. Dites-lui pourtant, ou dites à Gide, que je leur réserverai tout ce que j’ai à publier, si les circonstances, avec votre aide, me mettent bientôt en état et au goût de le faire. Le tout ou rien est encore la seule hygiène possible. » « Gaston Maugras me hait, simple petit fait dont je suis bien obligé de tenir compte 11. » Alexis avait-il économisé ses effets envers un chef subalterne, ou bien la réaction chimique n’avait-t-elle pas précipité comme attendu ? Curieusement, comme pour mieux dégager sa responsabilité dans ce désamour, Alexis l’anticipait dans une lettre à sa mère, qui trahissait sa rédaction anachronique : « J’apprends l’arrivée prochaine d’un nouveau premier secrétaire appelé à remplacer Martel. Je sais de qui il s’agit : un agent “vieille carrière” qui n’a qu’antipathie naturelle pour moi. » Le style mondain et littéraire des frères Maugras laisse imaginer qu’Alexis et Gaston avaient déjà eu l’occasion de ne pas s’aimer. Roger, son frère, était du voyage danois où Karen avait emmené Mélanie de Vilmorin ; la conduite d’Alexis avec la romancière danoise avait pu défavorablement les impressionner. Les Maugras étaient cousins d’Audrey Parr, la confidente de Claudel, qui lui vouait une amoureuse amitié. Étaient-ils jaloux de l’intimité d’Alexis avec le grand poète, ou bien meurtris par ses succès littéraires ? Dans sa correspondance avec Hélène Berthelot, qui lui servait à sonder indirectement Philippe, Alexis se montrait moins prémonitoire : « Nous avons appris ici, indirectement, l’arrivée d’un jeune secrétaire avec Boppe (c’est Maugras, nous dit-on). Je ne sais ce que cela peut signifier pour moi. » On ne connaı̂t des sentiments de cet adversaire que ce qu’en disait Alexis lui-même, qui n’était pas tiède : « Ce long garçon ankylosé, nourri de vermifuges et de préjugés, et dont l’étroitesse d’esprit ressemble à une arthrite, s’est déjà exprimé fielleusement au sujet du projet qui me retient ici [un poste de conseiller privé du gouvernement chinois]. En le regardant chaque matin au visage, je sens croı̂tre la haine sous son esprit hargneux de collégien onaniste. Son hostilité ne me gêne pas jusqu’ici et c’est lui-même qu’elle empoisonne. » À peine retrouve-t-on la trace, bien plus tard, l’expression d’une agressivité peu conventionnelle aux étages nobles du Quai d’Orsay, de Gaston Maugras, devenu ministre de France en Grèce, dans une lettre à Hoppenot, NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 180 — Z33031$$11 — Rev 18.02 180 Alexis Léger dit Saint-John Perse en mars 1940 : « Léger m’a parlé de choses que les Turcs auraient vainement demandé pour nous. Que n’essayons-nous de les obtenir nousmêmes ? ». En 1938, Alexis expliquait à Hoppenot le refus de Maugras de prendre la tête de la légation de France à Pékin par sa résolution à ne rien accepter de lui : « Il a toujours éprouvé à mon égard une antipathie physique et, à Pékin, s’il fuyait la légation, c’est parce que nous partagions le même bureau. » C’est ce qu’il disait déjà à Berthelot, sur le vif : « Maugras boude pour l’instant, réfugié dans la ville chinoise. Il se proclame “le coolie” de la légation et refuse obstinément de s’occuper de rien d’autre que du classement, même quand Boppe est absent. Cela dure depuis huit mois qu’il est ici. » Si Maugras ne trouvait pas sa place, c’est aussi qu’Alexis ne savait pas partager : « J’ai tout fait pour m’effacer, lui passer tout, le plus rapidement possible : par goût de la paresse, par goût de bien des choses vivantes en dehors de la légation, et par dégoût certain d’y faire le nègre en second. » Alexis ne savait travailler qu’au singulier, dépité de revenir à une position de deuxième secrétaire, sous les ordres d’un agent âgé seulement de trois années de plus que lui. Il imitait en cela l’exemple de Martel qui, au retour de Conty, s’était éclipsé pour ne pas redevenir le numéro deux après avoir assumé la gérance du poste ; à l’arrivée de Boppe, encore, il avait « préféré s’éliminer ». Suivant ce modèle, Alexis expliqua à Berthelot s’être « en vain absenté deux fois ». Il partait pour son temple. L’année suivante, en 1920, il organisa ses congés de façon à éviter autant que possible la cohabitation avec Maugras. Pendant ses derniers mois chinois, qui étaient les premiers mois de l’année 1921, Alexis s’effaça, désintéressé des affaires par l’échec de sa candidature à un poste de conseiller privé du gouvernement chinois. Maugras s’imposait désormais comme le principal rédacteur de la légation. Leur inimitié devenait légendaire ; au retour d’Alexis, Adrienne Monnier la chanta dans la manière épique de Saint-John Perse : Il n’eut pour confident autrefois qu’un cheval, Quand il feignait l’exil pour calmer la colère D’un conquérant instruit de la faveur royale. L’agitation provoquée par l’agrandissement de la concession française de Tien-Tsin avait justifié l’envoi d’Alexis en Chine et satisfait son vœu d’exercer son ambition à des tâches politiques plutôt que consulaires. Il lui restait à faire ses preuves dans cette affaire qui prenait des proportions inattendues. Martel, qui gérait seul la crise depuis plusieurs semaines, plongea d’emblée Alexis au cœur de la mêlée. De facto, le jeune diplomate, dont la carrière était vieille de deux années seulement, assuma les fonctions de premier secrétaire. Le ministre des Affaires étrangères, le Dr Wou Ting Fang, villégiaturait à Shanghai où, en chemin, Alexis lui avait été présenté. Son absence avait confiné la négociation avec le Waı̈ Kiao Pou (le ministère des Affaires étrangères chinois) à des propositions officieuses. Alexis se familiarisa avec le dossier et rédigea ses premiers télégrammes, parfois cocasses, lorsqu’il devait démentir la rumeur incongrue d’une déclaration NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 181 — Z33031$$11 — Rev 18.02 Une plume au service d’une ambition 181 de guerre franco-chinoise. Gêné par la généralisation de la grève dans les concessions étrangères de Tien-Tsin, le ministre anglais, sir John Jordan, offrit sa médiation. Il suggéra en Salomon que la France et la Chine s’entendissent pour administrer en commun le quartier litigieux. La contreproposition chinoise, très en retrait du compromis anglais, fut jugée inacceptable par Paris, qui n’entendait pas exprimer les « regrets » souhaités par Pékin. Alexis fut pris dans un tourbillon : à peine une légation se trouvait-elle en position de faiblesse qu’elle devenait la cible de toutes les rancœurs accumulées. Pas un jour sans qu’il fallût, en concertation avec le consulat de Tien-Tsin, apporter un démenti aux accusations qui pleuvaient sur les autorités françaises. Sans compter l’inquiétude des Français, qu’il fallait réunir pour les rassurer ; autant de menues occupations et de paperasserie que le jeune diplomate gérait dans l’estime de son chef. En janvier, Martel obtint une action concertée des ministres alliés, inquiets des proportions prises par le boycott et la grève qui compromettaient l’envoi des coolies sur le front européen. Wou Ting Fang n’apprécia pas cette « intrusion des trois légations alliées dans le règlement d’une affaire purement chinoise ». Le retour précipité de Conty referma la crise. Le ministre usa de son expérience autant que de son caractère. Il minimisa ; il temporisa ; il égratigna doucement son second qui avait imprudemment aggravé le conflit en l’élargissant : « Je m’efforce, télégraphiait-il, de réduire les incidents de Tien-Tsin à la juste proportion d’une petite affaire purement franco-chinoise 12. » Ce fut une expérience décisive pour Alexis, qui servait pour la première et dernière fois à l’étranger. L’heureuse passivité de Conty, sa maı̂trise, fondée sur son sentiment de la puissance française, étaient de bonne méthode, alors ; elles n’offraient pas un bon exemple pour le responsable parisien de l’entre-deux-guerres qui fut toujours trop enclin à croire que l’inertie constituait la meilleure politique à opposer aux revendications adverses. Conty affectait la bonhomie, et rassurait ses troupes ; il télégraphiait à Bourgeois, le consul de Tien-Tsin : « Le ministre des Affaires étrangères souffre d’une maladie des oreilles. Tant qu’il sera sourd je serai muet. Le temps passe. » Mais il ne ménageait pas ses efforts, ni n’économisait son tempérament. Le 17 février 1917, il réclama des sanctions au père Guilloux, le visiteur envoyé par la maison mère lazariste, faute de quoi il les obtiendrait de Paris. De fait, un mois plus tard, pressée aussi bien par le Quai d’Orsay, la maison mère télégraphia à sa mission son vœu que Lebbe et Cotta se retirassent respectivement au vicariat de Ning-Po et à la mission de Quito, en Équateur. L’affaire se tassait, et paraissait donner raison à la méthode de Conty. Sa politique du fait accompli spéculait sur l’usure du mouvement chinois. Le 8 mai 1917, Bourgeois annonça que le comité de grève, ruiné, se débarrassait des derniers grévistes en les gratifiant d’une prime de deux mois de salaire. Conty avait le triomphe modeste ; il se borna à constater que les ministres chinois s’étaient trouvés embarrassés par son retour, qui leur rappelait les engagements conclus avec lui en 1915. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 182 — Z33031$$11 — Rev 18.02 182 Alexis Léger dit Saint-John Perse Aux yeux des diplomates français, l’affaire se concluait heureusement. La disgrâce de Lebbe et de Cotta dissimulait pourtant une autre perspective de conflit ; le procès dont ils furent l’objet ouvrit un nouveau front, dont l’enjeu dépassa largement la concession de Tien-Tsin, en contestant le protectorat religieux de la France en Chine. Alexis avait essuyé avec assez de sang-froid son baptême du feu pour se faire apprécier de Martel comme de Conty, ce qui lui permit, avec l’appui de Berthelot, de prolonger son bail chinois. Boppe, quatre mois après son arrivée, avalisa ce souhait d’une fervente bénédiction, probablement rédigée par Alexis lui-même : « Il y aurait les plus sérieux inconvénients à ce qu’un agent qui s’est mis si remarquablement au courant, non seulement de la politique intérieure de la Chine, mais encore de la situation financière et industrielle de ce grand pays, qui apporte à sa lourde tâche une telle maı̂trise et qui possède un maniement si précis de la presse internationale fût déplacé dans les graves circonstances actuelles. Pour marquer tout l’intérêt que j’attache à voir cette légation conserver M. Léger, je prie instamment Votre Excellence d’y stabiliser la situation de cet agent par une mesure administrative qui pourrait être sa titularisation pour la durée de la guerre dans les fonctions de deuxième secrétaire qu’il occupe depuis près de deux ans 13. » La France avait triomphé de l’agitation chinoise en agissant sur les inspirateurs du mouvement, les pères lazaristes ; par là, elle avait porté atteinte au crédit dont elle jouissait comme protectrice de l’Église en Chine depuis le traité de Tien-Tsin de 1858. En 1860, une convention avait confirmé que les missionnaires de toutes nations seraient porteurs d’un passeport diplomatique délivré par la France. Le Saint-Siège avait avalisé ce protectorat religieux, au grand dépit des autres nations catholiques. C’est ce droit qu’Alexis eut à défendre, seul avec Boppe, à compter d’août 1918. Les pères lazaristes frappés par les mesures disciplinaires de mars 1917, avaient réagi selon leurs tempéraments respectifs. Lebbe, indigné mais soumis, s’était retiré dans le sud de la Chine ; Cotta, inébranlable et insolent, s’était attiré une suspense pour avoir « exercé les fonctions sacerdotales quoique privé de juridiction ». Alexis, plus Fouché que Talleyrand, suivait de près les menées des lazaristes, qui continuaient d’exciter le nationalisme chinois dans l’I Che Pao. Au début du mois de juin 1918, il informe Paris que « Cotta demeure à Tien-Tsin, continue d’y entretenir une agitation antifrançaise, et qu’il a noué des intrigues à Rome [...] ». Son correspondant [y] est Monseigneur de Vannefville, chanoine de Saint-Jean-deLatran ». Mais Alexis ne vit pas que ces intrigues, mêlant l’ultramontanisme au nationalisme chinois, travaillaient à priver la France de son protectorat religieux, au bénéfice du Vatican, qui souhaitait nouer des relations diplomatiques avec la Chine et y établir un nonce. Après avoir démêlé l’intrigue, grâce aux informations venues de Rome, et laissé la légation s’empêtrer dans une réaction impuissante, Berthelot sonna la révolte. Affermi par des signes encourageants venus de Rome, et des instructions parisiennes moins timides, Boppe haussa le ton face au NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 183 — Z33031$$11 — Rev 18.02 Une plume au service d’une ambition 183 vice-ministre des Affaires étrangères chinois, le ministre se trouvant opportunément hors de Pékin. Le diplomate français n’essuya d’abord que rebuffades : le Waı̈ Kiao Pou répondit sèchement à son aide-mémoire du 31 juillet. La présidence du Conseil, à qui il demanda raison de cette insolence, l’invita à « traiter directement avec le Waı̈ Kiao Pou ». Au début du moins d’août 1918, une issue heureuse n’apparaissait plus possible. Dans la presse chinoise « des communiqués d’allure officieuse » affirmaient froidement « l’impossibilité où se trouverait le gouvernement chinois de revenir sur sa décision de principe dans la prestation d’un échange de représentants diplomatiques ». À Paris, Berthelot s’impatientait, imputant à Boppe l’échec des pressions. Quel rôle Alexis jouait-il dans cette négociation ? A posteriori, un an plus tard, devant Berthelot, il endossa la responsabilité des premières rebuffades que la légation avait subies du fait de sa stratégie d’opposition frontale : « Au cours d’une laborieuse affaire où mon chef, en désaccord secret avec moi, m’a laissé me dépêtrer seul (affaire des relations diplomatiques de la Chine avec la Vatican), [j’ai] poussé les choses jusqu’à rupture complète avec le Waı̈ Kiao Pou. » Aurait-il revendiqué la même intransigeance, si l’issue n’avait pas été favorable, ou s’il avait seulement connu le jugement de Berthelot, très agacé sur le vif par la gestion de l’affaire et la réponse cinglante du Waı̈ Kiao Pou à l’aide-mémoire français, le 6 août 1918 : « à aucun moment le gouvernement chinois n’a eu le désir de renoncer, par égard pour une tierce puissance, à son droit d’entrer en relation diplomatique avec une puissance déterminée ». La rédaction des télégrammes et des aide-mémoire signés par Boppe revient sans conteste à Alexis ; quand la calligraphie ne fait pas preuve, le style y supplée. Il ne fait aucun doute que la réaction de la légation, à compter du 11 août, fut son œuvre, et une œuvre énergiquement menée. Le long télégramme qui analyse la situation avec sang-froid, le 11 août, signé par Boppe, est rédigé dans un style qui en trahit l’auteur : « le signe le plus sérieux en ce moment, résulte de la difficulté d’atteindre personnellement le maréchal Toan, accaparé par les préoccupations immédiates de la politique intérieure, et dupe des manœuvres de son entourage qui s’emploie pour sauvegarder la situation personnelle du vice-ministre des Affaires Étrangères à émousser ou fausser la portée de nos communications ». Contre-preuve à l’origine du message, l’analyse correspondait exactement à celle qu’Alexis exposa à Philippe Berthelot, a posteriori, dans une lettre personnelle : « J’ai eu, à un moment précis, à rechercher un intermédiaire privé pour faire passer une note au président du Conseil (c’était alors Toan, un ami, mais complètement investi par ses secrétaires généraux qui interceptaient tous [les] messages). » Telle fut l’initiative qu’assuma l’auteur du télégramme informant le Département le 11 août : « je me réserve de recourir à un intermédiaire privé pour appeler toute l’attention du maréchal Toan sur le caractère de la note qui sera remise à son adresse au Waı̈ Kiao Pou ». Ce fut Alexis, encore, qui insista pour que le Quai d’Orsay exerçât une pression simultanée sur le ministre de Chine en France : « Il NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 184 — Z33031$$11 — Rev 18.02 184 Alexis Léger dit Saint-John Perse est important que les représentations faites à Paris au ministre de Chine ouvrissent les yeux du gouvernement chinois sur la gravité de la question engagée aux yeux du gouvernement français. » Isolé parmi les puissances occidentales, sans expérience, peu rassuré par son chef, Alexis avait plaidé pour que Paris fı̂t sentir au gouvernement chinois que la légation ne s’entêtait pas de son propre chef. Ce recours à Paris s’ajoutait à une autre faiblesse, confessée a posteriori : s’être fié à la « loyauté en pareille circonstance » du baron Hayashi, le ministre du Japon, dont Alexis avait demandé l’appui. À Paris, Philippe Berthelot, personnellement intéressé à la chose asiatique, reprit toute la série des télégrammes signés par Boppe au sujet de la nonciature, et rédigea une note assassine, sans savoir que les coups qu’il portait au ministre de France atteignaient son protégé : « Les fautes commises (en parler au Japon ! Deux rebuffades ! [...] nous demander de l’appuyer auprès du ministre de Chine à Paris ! de lui fournir des arguments !... S’il échoue ainsi il ne pourra pas rester [de] démarche [possible] auprès [du] ministre de Chine = en parler. » Inspiré par Berthelot, Pichon adressa à Boppe un télégramme dans le même ton, adouci cependant en deuxième lecture : « je ne puis m’empêcher d’être frappé des conditions tout à fait inhabituelles dans lesquelles se présente la négociation que vous menez à Pékin, de l’attitude du ton employé vis-à-vis de vous, et du peu de succès des vos premières démarches ». Modèle de palimpseste diplomatique ! Gout, le directeur d’Asie, plus indulgent, ou plus directement concerné par ces rebuffades, également imputables au Département, estima souhaitable de faire « venir monsieur Hou, le ministre de Chine, pour lui dire que monsieur Boppe est approuvé ». Gout reçut lui-même le diplomate chinois pour lui représenter l’unité de vue du Département et de la légation. Le ministre de Chine redonna de l’espoir au Quai d’Orsay : à titre personnel il confia que « le gouvernement chinois paraissait disposé à refuser le cadeau d’un nonce ». En l’absence du ministre Lou, son vice-ministre, par passion ou inexpérience, s’était engagé trop loin, et couvrait artificiellement sa position en essayant de couper la légation des plus hautes sphères de l’État chinois. Inexpérience contre inexpérience, l’intransigeance d’Alexis eut raison de celle du vice-ministre, dont le bluff reposait sur des cartes moins fortes. Le salut vint de Washington. Le 22 août, le gouvernement américain demande à son représentant à Pékin de faire connaı̂tre au gouvernement chinois son souhait qu’il « ne reçoive aucun nonce ni délégué du SaintSiège et qu’il se déclare pour le maintien du statu quo ». La France était tirée de son isolement et de son embarras. Le gouvernement chinois reculait. Le 23 août, puis le 10 septembre, le ministre des Affaires étrangères chinois confirma au chargé d’affaires américain « l’abandon jusqu’à la fin de la guerre de la question ». Le rôle des États-Unis avait été décisif ; la France avait également trouvé de précieux renforts au cœur de l’institution catholique. La position des ecclésiastiques était largement déterminée par leur dépendance de fait envers le gouvernement français. Par gallicanisme, dans le contexte de la NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 185 — Z33031$$11 — Rev 18.02 Une plume au service d’une ambition 185 guerre qui avivait leur patriotisme ou par simple réflexe conservateur, le Pétang, c’est-à-dire l’Église du nord de la Chine, tenue par des Français, sise dans le riche complexe lazariste de Pékin, avait supporté avec zèle la légation. Malgré cette défaite, le cardinal Gaspari, secrétaire d’État au Saint-Siège ne s’avoua pas vaincu ; il le confia au père Lebbe, en décembre 1920 : « C’est la Chine, forcée évidemment, qui a lâché, nous n’avons pas, nous n’aurions pas lâché. Mais cela se fera. » De fait, Alexis suivit les premières fissures du protectorat français, de retour à Paris, à la sous-direction d’Asie. Le pape dénonçait toujours plus haut le caractère national que les missionnaires français imprimaient à leur action. En dépit des oppositions françaises, Mussolini obtint en 1925 que l’Italie protégeât elle-même ses missionnaires, forte d’un corps d’occupation. La même année Alexis dut se résoudre à refuser au ministre de Suisse à Paris, qui les lui réclamait, les privilèges de la protection française aux ressortissants suisses : « M. Léger a été tout à fait catégorique : la France peut prêter ses bons offices pour rendre tel ou tel service à Pékin, mais elle ne saurait, comme naguère, prendre sous sa protection complète (y compris la juridiction) des ressortissants étrangers 14. » Les fiançailles du diplomate et du poète Premier succès d’Alexis, au terme de la crise de nationalisme chinois, dont la religion avait été le prétexte avoir gagné l’admiration de ses chefs par ses qualités inégalables de styliste. Il y a un art du bien écrire au Quai d’Orsay ; on collectionne, de génération en génération, certains morceaux de bravoure, drôles, insolents ou solennels. Ils valent en général par la personnalité de leur auteur, et par l’art d’aborder, dans les règles, des sujets qui sortent du champ politique, tel ce ministre qui évoquait la maladie d’un agent, touché à un organe caudal plaisamment défini comme n’étant pas, à la différence du poisson, de nature « natatoire ». Alexis entra dans cette tradition en rédigeant une « relation respectueuse » du coup d’État dont il fut le témoin (une éphémère tentative de restauration impériale, en 1917), pastiche drolatique de l’art épistolaire chinois. Dans sa correspondance diplomatique, Alexis s’exprimait dans un style rigoureusement impersonnel, mais qui l’identifiait entre tous. Une forme de perfection dans le conformisme qui lui conférait l’autorité de la tradition et l’apparence d’une vieille sagesse. Ce n’était pas l’expression personnelle et tranchée d’un point de vue qui l’identifiait, à la façon de Claudel, qui ne craignait pas d’engager son jugement sans façon, mais la splendeur formelle d’une logique qui conférait à des considérations générales l’apparence d’une vision objectivement incontestable. C’est la pure rationalité politique qu’il entendait incarner, se coulant si bien dans le moule qu’il en devenait le modèle type, avant de prendre la tête de l’administration, a notoirement identifié à l’anonyme « diplomatie » qui paraphaient les télégrammes d’instructions au départ du Quai d’Orsay. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 186 — Z33031$$11 — Rev 18.02 186 Alexis Léger dit Saint-John Perse Alexis excellait dans cet art administratif ; fut-il sans influence sur l’évolution de son art poétique vers le lyrisme impersonnel d’Anabase, le poème rapporté de Chine ? Après le départ de Conty et l’intérim de Martel, Boppe prit possession de son poste au printemps 1918. Il revint à Alexis d’affranchir le nouveau venu des apparences constitutionnelles et de l’initier aux combinaisons occultes où se ventilaient les réalités du pouvoir. Boppe fut assez éclairé par son rapport qui résumait les relations entre les factions du Nord et du Sud, sur le plan politique et militaire, pour en faire bénéficier le Département. Les conceptions qu’Alexis y exprima ne furent pas sans influence sur la politique du Département. À la mort de Yuan Shikai, le vice-président, Li Yuanhong, lui avait formellement succédé ; les chefs militaires se disputaient la réalité de son héritage. L’éphémère tentative de restauration impériale du jeune Pou Yi précipita la chute de Li Yuanhong, à qui le maréchal Toan ravit le titre présidentiel. Le mémoire de dix-neuf pages daté par Alexis du 9 mai 1918, relatait les soubresauts de la politique intérieure depuis la tentative de restauration impériale, au début du mois de juillet 1917, jusqu’aux plus récents épisodes. Sa période classiquement ternaire introduisait son exposé sur le ton las des Européens qui méprisaient l’immaturité politique des Asiatiques ; leur archaı̈sme tenait les Chinois au seuil de l’Histoire, quoiqu’ils habillassent d’idéologies occidentales leurs immuables habitudes querelleuses : « En dépit de la gravité des problèmes politiques qui pourraient requérir d’une façon immédiate l’attention du pays, en dépit de l’incertitude des résultats obtenus de part et d’autre, de l’épuisement des ressources matérielles et de la lassitude générale qui se manifeste dans les deux camps, la lutte entre le Nord et le Sud se poursuit avec une si régulière monotonie qu’il semble qu’on la doive expliquer par des causes permanentes, d’ordre géographique, économique ou ethnique, tout autant que par l’opposition formelle des doctrines. » Il n’est pas nécessaire de suivre dans tous ses méandres le cours des événements politico-militaires pour comprendre le parti pris de l’auteur. Alexis opposait le Nord, soucieux d’ordre, au Sud, prétendant à la « légalité ». Il ne croyait pas à la « thèse absolue » des nationalistes du sud, qui lui semblait un paravent pour les « ambitions politiques de quelques chefs militaires ». D’une façon générale, toute sa correspondance révélait son scepticisme à l’égard du sentiment « libéral » et « nationaliste » du gouvernement de Canton. Le nom même de Sun Yat Sen n’apparaı̂t guère dans les archives de la légation. Jamais un diplomate français n’éprouva la nécessité, pendant les années chinoises d’Alexis, d’établir ou de réclamer un portrait du révolutionnaire. Le moindre maréchal nordiste, parce qu’il accéderait un jour à la présidence du Conseil, à Pékin, se trouvait mieux loti. Le déséquilibre du jugement d’Alexis procédait de sa familiarité avec les grands féodaux du Nord, réunis sous l’autorité du maréchal Toan. Dans sa correspondance privée avec Philippe Berthelot, le secrétaire d’ambassade NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 187 — Z33031$$11 — Rev 18.02 Une plume au service d’une ambition 187 se vantait de s’en être fait « un ami personnel ». Il manquait à la prudence lorsqu’il assurait Paris que le régime républicain serait sous bonne garde aussi longtemps que Toan en serait le garant. Le maréchal, militariste autoritaire, s’employait surtout à conforter sa position au sein du Beiyang, l’institution qui coiffait les armées nordistes, avec l’aide du Japon et pour son bénéfice particulier. Alexis n’ignorait pas les interventions de Tokyo ; mais avec une prudente pudeur, il n’évaluait pas ni ne mentionnait explicitement cette influence, noyée dans une généralité : « La supériorité de l’un ou l’autre parti demeure étroitement subordonnée au concours qui pourra être fourni de l’étranger. » « L’impérialisme japonais », à ses yeux, n’était qu’une formule artificielle au service de la mauvaise foi des partis sudistes, enclins, s’ils l’avaient pu, à jouir des mêmes largesses. La partialité d’Alexis l’obligeait à la caricature ; il ne faisait pas droit à la sincérité des aspirations « libérales » du Sud, ni même à son nationalisme. Faute d’analyse idéologique, culturelle ou seulement stratégique, Alexis expliquait l’opposition Nord-Sud par un clivage purement géographique. Ce schématisme n’était pas un goût pour la simplification ; son rapport démontrait assez sa jouissance intellectuelle à jouer de la complexité, mêlée à un rien d’esbroufe. La pensée d’Alexis était claire, mais ses attendus altéraient son jugement. Après avoir identifié l’ordre comme la valeur la plus rare, et la plus nécessaire aux intérêts français dans la Chine de 1918, Alexis inféodait le réel à ses désirs. À son bureau comme dans sa vie privée ou littéraire, ses capacités affabulatoires s’épanouissaient avec la nécessité de nier ce qui le gênait. Au terme de la narration, qui amenait le lecteur au printemps 1918, l’auteur du rapport laissait entrevoir, non sans raison, les signes d’une conciliation entre les factions rivales. En dépit de la sous-évaluation de la capacité de nuisance du Japon et du déni de la sincérité du nationalisme sudiste, le tableau d’Alexis constituait une source d’information assez documentée pour être distingué par le Département. Berthelot, au nom du ministre, en accusa réception en des termes élogieux : « Je vous prie d’exprimer à M. Léger ma satisfaction pour ce travail consciencieux dont j’ai pris connaissance avec beaucoup d’intérêt. » Ce fut le dernier compliment officiel qu’Alexis reçut pour ses qualités de rédacteur, puisque ce rapport fut le seul qui arriva à Paris sous sa signature. Désormais, le jeune agent, qui avait favorablement impressionné Boppe, rédigea la quasi-totalité de la correspondance de l’ambassade, que son chef prenait seulement soin de signer. Les éloges de Berthelot n’étaient pas de circonstance. Le rapport d’Alexis fut lu, apprécié et suivi d’effets. Alors que Sun Yat Sen cherchait des appuis auprès des puissances étrangères, ce sombre tableau marqua les esprits au Département. Il est difficile d’apprécier dans quelle mesure, connaissant les a priori de Paris, Alexis s’y était conformé. Des indices donnent à penser que le jeune diplomate influença le Département davantage qu’il n’en reçut l’influence : l’antériorité de sa prise de position sur l’évolution de la politique française et la source presque exclusive qu’il constituait, avec NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 188 — Z33031$$11 — Rev 18.02 188 Alexis Léger dit Saint-John Perse la correspondance consulaire (qu’il avait assimilée dans son rapport), et le lobbying convergent des représentants de la Chine du Nord, à Paris. Gout reprit l’opinion d’Alexis, presque terme pour terme, opposant « le gouvernement central et sa loyale collaboration avec les alliés » au « mouvement sudiste appuyé par les intrigues ennemies ». Quelques mois plus tard, en décembre 1918, la sous-directeur d’Asie s’efforça de promouvoir cette conception au rang de position officielle du gouvernement français. : « Faire une petite note sur le vrai caractère des gens de Canton qui sont tout aussi militaristes que ceux du Nord et qui en plus ont été, sont bochophiles. [...] Communiquer cette note à monsieur Deschanel et en outre à Londres et à Washington en faisant observer qu’il serait dangereux de nourrir par des négociations aventureuses prolongées les espoirs des nationalistes de Canton ». Ainsi, au moment que les puissances conféraient à Shanghai dans le but de réconcilier les factions rivales, le gouvernement français donnait à sa légation de Pékin les instructions qu’Alexis avait inspirées. L’influence de son rapport est d’autant mieux mesurable que ses effets furent circonstanciels. Au début de l’année 1919, le Département déchanta. À laisser le Japon faire et défaire la politique nordiste, Paris n’obtenait pas la stabilité souhaitée en Chine, mais favorisait la ligne la plus dure au sein du cabinet de Tokyo. Alexis lui-même laissa entendre que la politique japonaise attisait la discorde entre les factions rivales ; mais il se garda bien de rapporter cette opinion au nom de la légation, ou de condamner cette politique, en usant du biais britannique. Il relatait seulement « l’opposition croissante des vues politiques anglaises et japonaises » et l’agacement du ministre britannique face à la « politique déloyale du Japon ». Londres réclama à Paris et Washington l’envoi de forces navales pour dissuader le Japon de poursuivre ses manœuvres belliqueuses en Chine. Les États-Unis donnèrent satisfaction ; Alexis suivit, et incita Paris à faire de même. Mais le Quai d’Orsay s’éloignait du Japon sans véritablement concurrencer l’Angleterre dans sa politique sudiste. La France, qui se contentait de la présence symbolique de son pavillon, comme garant de la trêve, pendant que les factions rivales discutaient à Shanghai, se confinait aux entre-deux timides. La réserve qu’elle s’imposait, face aux doléances du parti sudiste, qui invitait les Occidentaux à contrebalancer l’influence japonaise, la condamnait à ne pas rattraper son retard sur la GrandeBretagne, et à l’aggraver face à la politique partiale et résolue de Tokyo. Averti des ambitions japonaises et de la menace qu’elles faisaient peser sur les intérêts français, Alexis mettait beaucoup d’énergie à obtenir des informations dont il ne tirait pas de grandes conséquences. Attentif aux moyens de l’activité japonaise, y compris l’achat de la presse et des politiciens, il ne les retenait pas pour le compte de la France, faute d’une stratégie qui ne fût pas seulement attentiste. La légation avait seulement envisagé de provisionner des fonds spéciaux en vue d’orchestrer une campagne de presse, aux pires heures de l’affaire du Lao Si Kaı̈. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 189 — Z33031$$11 — Rev 18.02 Une plume au service d’une ambition 189 L’éclipse de la puissance russe, qui n’avait plus les moyens de faire valoir ses droits en Mongolie, incitait la Chine à goûter à son tour aux saveurs de l’impérialisme ; impérialisme au deuxième degré, si les Japonais, qui tiraient les ficelles du pouvoir nordiste, entendaient profiter au premier chef de l’expansion chinoise en Asie centrale. Otage de ses informateurs privilégiés à Pékin, Chinois du Nord et Japonais, Alexis salua en novembre 1919 le coup de force qui contraint les Mongols à faire « abandon de tous les droits de souveraineté intérieure et extérieure ». Dédaigneux des instructions du Département qui, depuis le printemps 1919, invitait la légation à rappeler le gouvernement chinois à ses obligations contractuelles envers la Russie, ignorant les dépêches de Maugras qui, de Sibérie, en novembre 1919, appelait à une réaction de solidarité avec la Russie, Alexis sympathisait à loisir avec les autorités qui l’accréditaient et croyait bon de ne pas gêner l’aventure mongole des seigneurs de la guerre : « Il ne m’a pas paru que j’eusse à l’heure actuelle, aucune initiative à prendre dans cette question. » Le conquérant d’Anabase n’aurait pas justifié les droits de la puissance japonaise avec un esprit moins nietzschéen que ne le fı̂t Alexis dans une longue dépêche datée du 3 janvier 1920 : « La Mongolie, sous l’autorité chinoise, réserve au Japon un champ d’action beaucoup plus vaste et plus fécond que sous la domination sans lendemain d’un aventurier cosaque. » Il ajoutait sans rire, sous l’influence de ses informateurs chinois : « Quant aux Mongols eux-mêmes, on ne peut nier qu’ils aient accepté fort passivement le fait accompli de la perte de leur autonomie. [...] Il semble peu probable que rien les puisse sortir de leur indifférence actuelle. » Lorsque les événements eurent bien détrompé l’auteur du rapport, Maugras exhuma avec un malin plaisir les prophéties erronées du poète de la légation : « un an exactement s’est écoulé (voir la dépêche du 3 janvier [1920]), depuis que les articles grandiloquents de la presse officieuse ont annoncé au monde que la Mongolie libérée de la contrainte que faisait peser sur elle les Russes, reprenait avec bonheur sa place au sein de la famille chinoise et déjà les événements se chargent de démasquer les acteurs de cette comédie. Un mouvement d’indépendance nationale a éclaté en Mongolie ». Cruellement démenti par les événements, le rapport d’Alexis avait en son temps recueilli les éloges de Berthelot, « vivement intéressé » par sa lecture. Les talents du rédacteur diplomatique s’y épanouissaient, moins contraints que dans ses premières notes ; Alexis s’abandonnait à parler la langue de Saint-John Perse : « Du côté mongol, les façons impérieuses du général... » Il usait de sa rhétorique, comme ce léger déplacement de l’emploi usuel d’une métaphore, pour en remotiver le sens : « Ce chef de parti qui se taille, à grands coups d’audace. » Après le départ d’Alexis, le contraste fut saisissant entre l’aisance et l’humour du poète, qui avait conté l’épopée postiche du réveil national mongol (« Parti de la Transbaı̈kalie, point de fusion ethnique entre les races Kalkas et Bouriates, ce mouvement avait emprunté très vite, dans l’imagination de quelques aventuriers, les proportions d’un véritable mouvement nationaliste, alors qu’il ne dépassait pas en réalité les ambitions personnelles d’un officier de NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 190 — Z33031$$11 — Rev 18.02 190 Alexis Léger dit Saint-John Perse Cosaques »), et la maladresse de Boppe, qui reprenait la plume avec son gros bon sens : « Il n’est pas sans intérêt de rappeler que ces abus de force dont [les Chinois] nous accusent, ils les commettent en tout cas euxmêmes à l’égard de peuples comme les Mongols ou les Tibétains. » Unique rédacteur de la légation, sous Boppe, Alexis tirait une sorte de griserie à se sentir l’un des quelques Occidentaux capables de tenir la chronique de ce gigantesque morceau d’Asie, tiraillé entre les puissances impériales. L’épopée d’Anabase rend bien compte de ce qui faisait l’intérêt d’un poste où les événements politiques prenaient une dimension continentale. Pour autant, la participation de la Chine au premier conflit mondial fit sentir à Alexis que son pays de résidence, microcosme de la politique internationale, demeurait en marge des événements du siècle, y compris lorsque les décisions le concernaient. Les alliés n’avaient aucune raison stratégique de solliciter l’engagement de Pékin à leur côté. D’un point de vue politique, malgré leur rude concurrence en Asie, la Grande-Bretagne et le Japon demeuraient liés par un traité qui n’en faisait pas des alliés circonstanciels, le temps de la guerre. L’intérêt économique d’une participation chinoise au conflit, par l’apport de la force de travail de ses coolies, ou le dépeçage des concessions allemandes, justifiait-il de convier au règlement de la paix deux voisins aux intérêts aussi divergents ? Les milieux d’affaires français n’en doutaient pas. La Banque d’Indochine suggéra au Quai d’Orsay de « faire entrer la Chine dans la guerre, non comme belligérante mais comme alliée ». L’alliance chinoise permettrait « l’internement ou l’exploitation sous séquestre » des biens allemands et « de leurs maisons de commerce ». Pour la Banque française, installée huit ans après la Deutsch-Asiatische Bank en Chine, la guerre offrait l’occasion de rattraper son retard initial. Pour diverses raisons, Berthelot milita dans le même sens, sans épargner ses efforts pour rassurer les Japonais auxquels, il promit le soutien de la France pour faire admettre les cinq articles que la Chine continuait de refuser parmi les vingt et une demandes nippones. En février 1917, Tokyo obtint la promesse franco-anglaise d’obtenir à l’issue de la guerre « la cession des droits territoriaux et des intérêts spéciaux que l’Allemagne possédait avant la guerre à Shantong et dans les ı̂les lui appartenant, situées au nord de l’Équateur dans l’océan Pacifique ». Autant dire que les Alliés n’avaient plus rien à promettre à la Chine, avant même d’avoir obtenu son ralliement. Les décisions se prenaient à Paris, mais il revient à Alexandre Conty, avec l’aide d’Alexis, de négocier ce marché de dupes à Pékin. Les diplomates français s’entrouvèrent d’autant plus à l’aise qu’ils ignorèrent jusqu’au mois de juin 1917 l’arrangement avec Tokyo. De la volonté très pressante du Quai d’Orsay d’obtenir l’entrée en guerre de la Chine, découlait une raisons supplémentaire, pour Alexis, de se méfier de la Chine méridionale, qui y était défavorable. De là, encore, sa dilection pour le maréchal Toan, promoteur du ralliement à l’Entente, et pour ses affidés. Le travail de persuasion du jeune diplomate auprès des élites chinoises, invisible dans les archives françaises, se lit en creux dans NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 191 — Z33031$$11 — Rev 18.02 Une plume au service d’une ambition 191 sa correspondance privée. Quelques jours après l’armistice, Alexis recommanda à Arthur Fontaine le ministre de la Justice de Toan, un certain Liang Chi Chao : « Polémiste, orateur célèbre, fondateur en Chine de la grande presse moderne, organisateur d’un des partis progressistes les plus importants, il demeure toujours pour nous celui qui a préparé l’opinion publique à l’entrée en guerre de la Chine et qui a, comme publiciste aussi bien que comme homme politique, aidé le maréchal Toan à la réalisation de ce programme. » Le 14 août 1917, le gouvernement chinois déclara la guerre à l’Allemagne. Ce fut le dernier succès de Conty, quelques semaines avant son départ. Relégué au deuxième plan pendant la négociation, Alexis revint en première ligne pour exploiter tous les avantages de ce ralliement. En mai 1918, il se félicita que le gouvernement chinois eût satisfait « un des vœux exprimés par les gouvernements alliés », en interdisant « tout commerce avec l’ennemi ». Boppe se laissait d’autant plus volontiers supplanter que son collaborateur siégeait depuis 1917 à la conférence des ministres alliés, en qualité de secrétaire, dominant les affaires internationales avec la même aisance que la politique intérieure chinoise. En octobre 1918, il informa Paris de nouvelles exigences des Alliés envers l’un des leurs ; la principale consistait dans « la séquestration des propriétés ennemies ». Dressant le bilan de l’alliance avec la Chine, Alexis trouvait un solde largement positif. Au débit, il regrettait seulement l’indulgence chinoise à l’égard des « sujets ennemis » ; au crédit, il comptait le recrutement des coolies, employés sur les chantiers navals, et la saisie de navires ennemis. Sur le plan politique, enfin, il attribuait « la bonne volonté du gouvernement central », lorsqu’il fut « saisi d’une demande tendant à faire supprimer indirectement notre protectorat religieux », à l’engagement de la Chine aux côtés des Alliés. Brillant rédacteur, habile négociateur, Alexis ne possédait que des qualités devant ses chefs. Il est aisé à l’historien de lui reprocher sa vision tronquée de la Chine. Faute de rapporter l’agitation sudiste à des motivations sensées, sinon justifiées, l’affrontement entre le Nord et le Sud semblait participer d’une anarchie fatale dans sa correspondance officielle. La frustration des aspirations nationales, qui avaient justifié l’entrée en guerre, et qu’avaient alimentées les promesses occidentales, n’y était pas décrite, et la curiosité même à l’égard de la pensée occidentale n’était guère prise au sérieux. Comment Alexis aurait-il pu pressentir l’émergence des idéologies fédératrices, nationalistes ou communistes, dans ce relativisme général ? La Chine méconnue du nationalisme et du communisme Avec le recul, l’agitation étudiante et la grève générale de mai 1919 marquent la naissance d’une opinion nationaliste et l’émergence d’un mouvement communiste, inspiré par l’exemple soviétique. À cette date, ces deux tendances luttaient conjointement contre l’impérialisme et la tutelle des puissances étrangères. À l’échelle du séjour d’Alexis, cette « révolution » marque une césure décisive. Pris dans le flux des événements, le jeune NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 192 — Z33031$$11 — Rev 18.02 192 Alexis Léger dit Saint-John Perse agent qui rédigeait alors la quasi-totalité de la correspondance politique de la légation n’y vit qu’un retour de flamme épisodique d’une opinion chinoise excédée par l’ingérence japonaise. Depuis la fin de l’année 1918, Alexis enregistrait le rejet croissant de l’impérialisme nippon ; mais il confinait son analyse au microcosme des milieux officiels, et rechignait à jouer les mauvais augures en liant l’agitation antijaponaise à la frustration nationale, exacerbée par le règlement de la paix. Or la flambée nationaliste procédait du jeu de dupes dont la Chine avait été victime à la conférence de la Paix ; le ressentiment se cristallisait autour du Japon, qui en avait tiré profit, mais n’épargnait pas les puissances occidentales. Au début de l’année 1918, Alexis annonça le retour de Lou Tsen Tsiang aux affaires étrangères afin de « représenter la Chine comme envoyé extraordinaire aux grandes conférences internationales qui se tiendraient à la fin de [la] guerre ». Alexis appréciait ce diplomate de carrière qui avait dénoué l’affaire du nonce pour ne pas sacrifier les négociations de la paix à l’abolition du protectorat religieux français. La France et la Grande-Bretagne, liées par leurs engagements envers le Japon, déçurent cruellement ses espérances. Berthelot prit seulement la peine de défendre la délégation chinoise des visées italiennes sur les concessions austrohongroises. Dès le mois de mai 1919, Pichon demanda à la légation française de prévenir toute illusion à Pékin : « Ne laissez pas ignorer aux personnalités chinoises [...] qu’il était impossible, quelque sympathie qu’éveillât la cause chinoise, de réviser les engagements pris. » Lou ne trouva pas de meilleur appui auprès de Wilson, qui craignait de compromettre l’avenir incertain de la Société des Nations. Devenu père célestin, le ministre chinois a raconté dans ses mémoires son refus de parapher cette paix inique, en dépit des premières instructions reçues de son gouvernement. Le gouvernement chinois se rallia finalement au refus de la délégation, qui conféra un immense prestige personnel au ministre des Affaires étrangères : « Lors de ma rentrée en Chine, vers la fin de 1919, à Shanghai, à la descente du bateau, et dans toutes les gares où mon train devait s’arrêter, de vastes manifestations populaires, ovationnant celui qui avait refusé de signer, témoignaient au gouvernement chinois et aux gouvernements étrangers que j’avais interprété avec discernement les vues du pays qui, tout entier, se déclarait avec moi. » Alexis trouvait moins embarrassant de lier l’exaspération du sentiment national chinois à l’humiliation reçue du Japon. Aussi bien, par un subtil renversement de perspective, dissocié des puissances occidentales, le Japon devenait la cause d’une révolution qui ne lui apparaissait pas comme telle. Indépendamment de sa tendance à toujours défausser la responsabilité de son gouvernement (ou de ses propres analyses) sur des tiers (le gouvernement de Pékin ou l’impérialisme japonais), l’interprétation du mouvement du 4 mai 1919 délivrée par Alexis frappe surtout par son absence de curiosité pour les milieux intellectuels et leurs idées progressistes ou simplement nouvelles. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 193 — Z33031$$11 — Rev 18.02 Une plume au service d’une ambition 193 Il évoquait les figures intellectuelles ou les mouvements d’opinion dans sa seule correspondance privée. Ses correspondants, plus que sa propre curiosité, justifiaient cet intérêt. Homme de réseau, toujours, et de recommandations, Alexis présentait à Arthur Fontaine un intellectuel francophile sous le jour le mieux capable de le valoriser : « Républicain avancé, il est demeuré en relations personnelles avec les chefs les plus sincères des groupements radicaux du Sud, mais à la politique militante il a toujours préféré la propagande par l’éducation. » Les réserves pointaient sous les restrictions ; même devant Arthur Fontaine, au début de l’année 1919, Alexis ne dissimulait pas sa prudence envers les milieux « avancés ». Un an plus tard, plusieurs mois après la révolution de mai 1919, les « intellectuels » qu’il lui recommandait n’étaient jamais disjoints de la vie gouvernementale chinoise, par où il les connaissait : « Ancien ministre de la Justice, publiciste célèbre et l’un des membres les plus influents du parti progressiste qui vient de se dissoudre, M. Lin a joué un rôle important dans l’histoire des idées au cours de ces deux dernières années en Chine. C’est le guide le plus éclairé et le plus ardent de l’opinion libérale au nord du Yang Tsé et son autorité est reconnue par tous les groupements nationalistes. » L’intérêt qu’Alexis manifestait devant Arthur Fontaine pour l’émergence d’une opinion nationale, guidée par des intellectuels « libéraux », n’était peut-être pas joué, mais le diplomate ne le manifesta jamais dans sa correspondance officielle. Le contraste est particulièrement sensible, en octobre 1919, lorsque Alexis recommande le même personnage à Fontaine, son protecteur idéaliste, et à Berthelot, son chef froidement réaliste. André d’Hormon, fils naturel d’un écrivain fameux, ce qui, disait-on, lui avait barré l’accès du Quai d’Orsay, était un orientaliste pittoresque, enseignant nonchalant de l’université de Pékin, homosexuel entouré de mignons, ce qui incita les adversaires d’Alexis à en faire un compagnon de débauche. Cet ami, sésame idéal pour s’ouvrir les milieux intellectuels, était confiné devant Berthelot à de strictes qualités linguistiques, sans compétence politique : « Ramené peu à peu, au cours de cette guerre, dans notre champ d’action, il a été plus ou moins bien utilisé selon les régimes qui se sont succédés à la légation. Il est bien un peu ce que Bolingbroke appelait “un marchand de mystères”, mais c’est en somme un bon démarcheur et un interprète de premier ordre. » Devant Fontaine, ce libéral était pris au sérieux, et offrait l’occasion d’un exposé politique dont le prophétisme devait surtout à la complaisance d’Alexis envers des idées qui n’étaient pas tout à fait les siennes, ou qu’il n’endossait jamais en sa qualité de diplomate : Nous avons toujours travaillé en contact. Nous sommes pleinement d’accord sur l’orientation libérale qui doit être délibérément imprimée à la politique française en Chine, surtout après la fin de la guerre et de la solidarité interalliée avec le cabinet militariste de Pékin. L’éveil des forces démocratiques dans toute la Chine, la formation d’une opinion publique et, d’une façon générale, l’aspiration à la réalité d’un régime parlementaire – la coı̈ncidence enfin d’un réveil du nationalisme antijaponais, et partant antimilitariste en Chine –, autant de faits que l’on ne peut plus méconnaı̂tre sans sacrifier gravement l’avenir à l’immédiat. L’erreur serait particulièrement grave de notre part, en raison de notre situation NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 194 — Z33031$$11 — Rev 18.02 194 Alexis Léger dit Saint-John Perse spéciale de voisins dans le Sud, mais, plus généralement, de l’influence morale dont nous recueillons le bénéfice gratuit parmi les libéraux maı̂tres de l’avenir. Alexis, qui pouvait défendre toutes les idées, s’employait surtout à empêcher que la France n’offrı̂t prise au mécontentement immédiat. « La révélation des accords secrets de février-mars 1917, dont le Département vient de nous confirmer l’existence par son télégramme 189, écrivait-il le 24 mai 1919, avait déjà créé dans toute la Chine un malaise que les Japonais s’efforcent d’exploiter au mieux de leurs intérêts en détournant contre les Occidentaux une partie du ressentiment populaire chinois. » Avec ces lignes s’arrêtaient son analyse du mouvement du 4 mai. Au mois de juin, sa très riche correspondance reprit son cours habituel, chronique de la politique intérieure chinoise, bruissant seulement des échos de la « réorganisation du cabinet », des tiraillements entre le Nord et le Sud, et, au sein du parti nordiste, de la confrontation des modérés et des radicaux. Après avoir longtemps suivi la politique anglaise, la France enregistra le nouveau leadership japonais avec une lucidité impuissante, sans faire fond sur le nationalisme antijaponais ni même soupçonner l’émergence d’un communisme chinois, anti-impérialiste par essence. Le 19 mai, Alexis rédigea pour le Département un compte-rendu de l’entretien de son chef avec le vice-ministre des Affaires étrangères chinois : « La décision de la conférence de Paris, m’a déclaré M. Tcheng Loh, nous jette dans les bras du Japon en nous laissant à la merci de sa seule générosité 15. » A posteriori, Alexis fut mieux à l’aise avec ces mouvements qu’il n’avait pas deviné sur le vif ; datant de janvier 1917 une lettre rédigée dans les années 1960, il prophétisait devant Berthelot qu’une déception des espoirs chinois sur le Shantong profiterait au communisme soviétique. À la publication de la Pléiade de Saint-John Perse, quelques journalistes avisés s’émurent de cette lettre à Berthelot, qui annonçait, dès janvier 1917, « la marche finale de la communauté chinoise vers un collectivisme proche du communisme léniniste le plus orthodoxe ». Lénine n’était alors qu’un obscur exilé politique en Suisse, dont la pensée était loin d’être assez connue pour avoir déjà justifié la création du terme « léninisme ». Spéculant sur « l’orientation massive du tout asiatique dans un sens ou dans l’autre de la géopolitique future », le faux prophète commettait un nouvel anachronisme, employant un terme qui n’apparaı̂trait que sept ou huit ans plus tard. Alexis était le premier conscient de sa cécité de jeune diplomate ; les critiques qu’il adressait, un demi-siècle plus tard, à la communauté à laquelle il avait appartenu (malgré le soin qu’il prenait pour s’en démarquer), sonnaient comme une forme de secrète autocritique : « C’est à hauteur d’horizon qu’il faut dès maintenant tenir le regard, sans trop d’égards pour le passé ni même le présent. C’est en tout cas bien au-dessus de la vision de ce corps diplomatique de Pékin, qui s’est forgé depuis quinze ans, dans les limites du quartier diplomatique, un mode de vie propre et très particulier [...]. D’où l’isolement, l’inattention et la paresse d’esprit des plus vieux chefs de mission étrangers à qui leur corps d’interprètes ne sert à rien politiquement : ils seront toujours surpris par l’événement, NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 195 — Z33031$$11 — Rev 18.02 Une plume au service d’une ambition 195 tournés qu’ils sont, en dilettantes, vers une Chine antique, dont les assises leur semblent immuables. Je les entends toujours spéculer sur la formation rurale du peuple chinois comme une garantie de stabilité sociale contre toute évolution future. » Dans l’action, il avait trouvé un censeur non moins sévère en la personne de Gaston Maugras. À la légation de Pékin, Alexis ne soupçonnait pas davantage la naissance du communisme chinois qu’il ne prêtait attention au libéralisme nationaliste. Il est vrai que deux fois infidèle au prophétisme marxiste, le communisme chinois qui émergeait avec le mouvement du 4 mai, naissait dans un pays rural, accouché par de jeunes intellectuels bourgeois, au terme d’une lutte plus nationale que sociale. Depuis longtemps, la revue fondée par l’universitaire Chen Duxiu, Xin Qingnian, au sous-titre français, La Jeunesse, appelait pourtant les étudiants à renverser les traditions qui empêchaient le pays de se régénérer. Mais Alexis n’avait jamais trouvé le temps d’évoquer cette revue, qui exerçait une profonde influence sur la jeunesse chinoise. Ne croyant pas en l’efficace de l’agitation intellectuelle, son scepticisme était si grand qu’il ne prenait pas la peine de l’exprimer ; il se lit seulement dans le cruel négatif offert par la correspondance de Maugras, qui prenait un malin plaisir à contredire son rival. Aussi bien, prenant pied à la légation, alors qu’Alexis la désertait, dans les premiers mois de l’année 1921, Gaston Maugras abreuvait le Département de télégrammes à propos des thèses « anarchistes chinoises ». Il y avait là un fait exprès : cultiver un champ que le talent d’écrivain d’Alexis avait laissé en friches. Affectant d’opposer sur le terrain neutre de la rhétorique deux visions de l’effervescence intellectuelle, Maugras démolissait méthodiquement la thèse de son rival. La dispute offrait au moins l’avantage, pour le Département, de recevoir la première analyse du mouvement du 4 mai, dix-huit mois après les événements ! Témoin horrifié de la révolution russe, en Sibérie, Maugras considérait la question communiste avec grand soin : « À côté de [la] contagion des idées russes, il semble qu’il y ait aussi une sorte de génération spontanée des doctrines anarchiques parmi les jeunes générations ! [...] Les universités, les écoles, sont devenues comme naguère en Russie des foyers d’idées subversives fumeuses où se mêlent le communisme et l’anarchisme. Il s’y mêle aussi une dose de xénophobie encore discrète mais qui pourrait facilement s’accroı̂tre car à des esprits simplistes des États étrangers apparaissent volontiers comme des exploiteurs de la Chine 16. » Pressentant l’espoir d’« un bouleversement total d’où ait chance de sortir un ordre nouveau », Maugras donnait la parole à son contradicteur détesté pour mieux démonter ses arguments : « d’aucuns prétendent que cette fermentation ne mérite pas qu’on lui attribue d’importance parce qu’elle n’atteint pas les campagnes et que le monde rural c’est presque toute la Chine ». On jurerait qu’il avait entendu cette objection dans la bouche de son rival, qui y répondit à cinquante ans de distance, pour mieux s’en absoudre dans sa correspondance fictive avec Philippe Berthelot : NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 196 — Z33031$$11 — Rev 18.02 196 Alexis Léger dit Saint-John Perse « le cliché de la formation rurale chinoise ne tient pas : c’est une préparation comme une autre au grand collectivisme social et le peuple chinois est bien celui qui porte en lui, par nature, le plus vieux sens de la mutualité ». Plus clairvoyant que le poète, Maugras avait terminé son télégramme par sa propre vision, antithèse de celle d’Alexis, et représentait la Chine en pleine parousie révolutionnaire : « d’autres soutiennent qu’en fait de mouvements sociaux les campagnes ne comptent pas, les villes seules importent. Ils montrent la propagande subversive exercée par les étudiants sur les ouvriers et les soldats et ils prétendent que ce mouvement, tout inorganisé qu’il soit, tout dépourvu de chef, tout dénué de moyens, pourrait bien un jour ou l’autre provoquer quelque secousse alarmante dans le pays ». Pour autant, la cécité d’Alexis n’était pas complète ; en août 1919, il avait annoncé à Berthelot de proches bouleversements, pour mieux justifier son maintien en Chine : « J’aime aujourd’hui ce pays, et s’il me fallait vraiment le quitter maintenant, je regretterais infiniment d’y être venu deux ans trop tôt, tant je suis persuadé que les deux années à venir vont être décisives pour la Chine. » Alexis attendait des événements qui étaient déjà advenus mais qu’il ne savait pas voir, faute d’élargir le champ de sa curiosité à l’émergence d’une opinion publique, dont il apprendrait l’importance auprès de Briand. Avec quelle fierté, pourtant, Alexis ne se représentait-il pas en explorateur initié des mystères chinois ! NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 197 — Z33031$$11 — Rev 18.02 VII Tout concilier dans la coulisse chinoise « Son double destin d’homme de songe et d’action » Alexis posait volontiers au mage initié aux mystères chinois. Mais en guise de coulisses, il fréquentait surtout celles du quartier diplomatique et des milieux officiels, introduit par sa maı̂tresse mandchoue. Venu pour écrire, il rédigeait des rapports en se délectant des subtilités de la vie politique chinoise. Il avait en vue une combinaison pour tout concilier, volupté de puissance et disponibilité de poète. L’échec de sa nomination au poste de conseiller privé du gouvernement chinois précipita son départ. Pénétrer la coulisse chinoise L’isolement des concessions étrangères n’aidait pas à se représenter la réalité chinoise ; le péril, pour les diplomates, tenait dans l’illusion d’avoir percé le mystère. Raide, encore, à Paris, Alexis s’assouplissait aux rites du corps diplomatique, dans des fonctions de représentation qu’il affectait de dédaigner. « Les obligations mondaines sont précisément ce dont je m’acquitte, dans le cadre diplomatique, avec le plus d’automatisme et d’ennui », confiait-il à Berthelot. Il multipliait pourtant les occasions d’être reçu en additionnant à ses fonctions de secrétaire d’ambassade celles de secrétaire du corps diplomatique, de la conférence des ministres alliés et des réunions secrètes des représentants des six grandes puissances. Alexis moquait ces charges, qui lui valaient de fréquenter le gratin diplomatique, mais il les signalait volontiers ; à son départ, il recopia avec une satisfaction d’écolier les éloges reçus du doyen du corps diplomatique, pour les communiquer à Paris. Devant Berthelot, Alexis en parlait plus crûment : « J’attends donc, en continuant à faire la cuisine insipide d’un Doyen amnésique et aboulique. » Il faut encore descendre d’un degré dans l’échelle de l’intérêt politique pour évoquer les fonctions d’Alexis en qualité de membre, puis de président de la commission administrative du quartier diplomatique de 1918 à 1921. Dans ces fonctions de syndic, consistant à présider « de minutieuses petites commissions administratives », il prit la succession d’un diplomate italien, qui l’a croqué dans ses mémoires. Daniele Varè, dont Alexis s’amusait de la paresse, était surtout reconnaissant au jeune Français d’adoucir ses relations avec le tumultueux Alexandre Conty. L’Italien se souvenait NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 198 — Z33031$$11 — Rev 18.02 198 Alexis Léger dit Saint-John Perse d’un jeune diplomate à la fois distingué et excentrique, qui le frappait par sa philosophie et sa maturité. Son aspect juvénile contrastait singulièrement avec le sérieux de sa mise et de ses propos, quand il évoquait l’élan patriotique du peuple français à l’heure de la mobilisation générale. S’il ne détestait pas étonner par une forme d’anticonformisme dandy, Alexis ne transigeait jamais avec les conventions vestimentaires, préférant la surenchère au risque d’être snobé. Les photos de ses années chinoises montrent un jeune homme à la mine toujours compassée, dont la longueur élégante du pantalon méprisait la poussière de Pékin, arborant des guêtres claires dont l’usage tombait en désuétude. À défaut d’envergure politique, le poste de syndic offrait à Alexis un point de vue supplémentaire sur le monde des expatriés, qui lui était plus familier que celui des classes moyennes chinoises. Tout cela serait parfaitement anecdotique si Alexis ne s’y mesurait pas une fois encore contradictoire. Parti en Chine pour sauver en lui le poète, il s’accablait de tâches chronophages, qu’il isolât d’un cordon sanitaire le quartier diplomatique menacé par une épidémie de peste ou qu’il y interdı̂t les fumeries d’opium. Il ajoutait à ces emplois celui de nègre de la légation, à qui incombait la rédaction des principaux discours du ministre de France. Dans une lettre fictive à sa mère, Saint-John Perse se souvenait d’« un grand discours patriotique, morceau d’éloquence officiel et de littérature d’apparat à faire pleurer tous les pompiers du monde dans leur casques – œuvre naturellement du premier secrétaire, pour mon malheur personnel cette année ! ». Il feignait la crainte d’être découvert « (Si mes amis littéraires de Paris ou d’ailleurs entendaient jamais cela !) », mais, scrupuleusement attaché aux textes, même secrètement parodiques, dont il était l’auteur, il avait conservé des extraits du discours rédigé pour le 14 juillet 1918 : « le culte même de nos morts ne nous saurait distraire des vivants, ni nous faire oublier le tribut de gratitude que nous devons à ceux qui combattent. » Très introduit dans le milieu expatrié, Alexis cultivait spécifiquement quelques relations françaises qui lui décryptaient la Chine à bon compte : Toussaint, magistrat colonial, conseiller juridique auprès de la légation de France « avec compétence de grand juge consulaire sur tout le ressort judiciaire de nos consulats en Chine avant l’abolition du régime des Capitulations » et traducteur du Décret de Padma tibétain ; Staël-Holstein, Pelliot et Bacot, orientalistes de premier rang ; ou d’Hormon, moins réputé, moins scientifique, mais médiateur incomparable. Ce personnage de la communauté française en incarnait la mémoire ; il demeurait quand les diplomates passaient. Les communistes finirent par l’expulser ; il termina sa vie à l’abbaye de Royaumont. Mais il était encore à Pékin, vingt ans après le séjour d’Alexis, lorsque les Hoppenot recueillirent son témoignage sur cette période, fameuse pour son atmosphère de dépravation : « D’Hormon parle de la “grande époque” celle où les étrangers, en poste à Pékin, dépensaient sans compter à l’exception des diplomates français dont les traitements ne comportaient aucune perte au change, où le directeur de la Banque Industrielle de Chine remplissait de champagne le bassin de sa maison et priait NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 199 — Z33031$$11 — Rev 18.02 Tout concilier dans la coulisse chinoise 199 ses invités de s’y désaltérer comme à une source ; une époque où un de Hoyer se faisait servir par des éphèbes nus où Mmes de *** se rendaient dans une maison réservée de Tien Men, où, un jour, à court d’amusements elles sortirent dans la rue, racolant les passants, conservant le gibier le moins sordide pour des fins que l’on devine. Ainsi les Européens libéraient leurs instincts les plus bestiaux, en répudiant, sous les yeux des Chinois, toutes les conventions ». Devant Berthelot, Alexis se montrait blasé, mais il n’approchait pas sans prudence les milieux décadents qui prospéraient à la soudure des élites européennes et chinoises. À lire sa correspondance avec d’Hormon, Alexis se méfiait de ses talents d’entremetteur. L’homosexuel raffiné n’était pas pour rien dans sa liaison avec la princesse mandchoue : « Il nous faut annuler notre soirée de samedi, et il faut surtout m’excuser : j’avais complètement perdu mémoire, hier, d’un engagement antérieur. Aussi bien cela vautil mieux, pour l’instant, car vos airs énigmatiques m’ont salement impressionné et vous auriez bien été capable, avec vos goûts de magicien et votre machiavélisme sentimental de metteur en scène, avec votre obstination surtout, de me servir Wou-Yé au dessert comme une agréable surprise de cotillon. » Une certaine tradition orale veut qu’Alexis accompagnait d’Hormon dans les bordels masculins, sinon par goût, au moins par curiosité pour la sophistication de la culture érotique chinoise. Il est vrai qu’en s’entourant de mystère, en attribuant le rôle le plus cyniquement utilitaire à ses conquêtes féminines, Alexis prêtait le flanc aux rumeurs. L’Étranger d’Anabase, à qui l’on apporte des femmes stériles (bréhaignes, dit le poète), provoque cette interrogation ambiguë : « Et peut-être aussi de moi tirera-t-il son plaisir. (Je ne sais quelles sont ses façons d’être avec les femmes.) » Le jeune secrétaire d’ambassade, devenu le tout-puissant secrétaire général du Quai d’Orsay sans avoir pris femme, déroutait l’ancien représentant du Japon en Chine, retrouvé à Paris : « Sugimura, fort intriqué par le fait que Léger soit resté célibataire, lui en a demandé la raison (mariages et ascendances étant à la base des préoccupations extrême-orientales), il n’en a reçu que cette réponse : “Ma mère interroge le Seigneur et brûle des cierges pour qu’il exauce son vœu... la pauvre femme !” » De fait, Alexis ne se maria qu’en 1958, dix ans après la mort de sa mère... Épris de normalité, conventionnel jusque dans sa volonté de surprendre, Alexis proclamait se méfier des invertis dans les postes à responsabilité, « disant qu’ils n’avaient pas les nerfs agencés normalement et qu’on ne pouvait se fier à leur solidité en cas de crises graves ». Il entrait dans la rumeur de son homosexualité, née à l’époque de son règne au Quai d’Orsay, une évidente volonté de nuire. Alexis ne craignait pas le scandale, si l’époque y tendait. Dans le milieu faisandé du corps diplomatique, il remportait un franc succès avec ses numéros de spiritisme, qu’il pratiquait depuis le temps de son adolescence, où il était en vogue. Plus tard, à Paris, il se vanta plaisamment de l’usage politique qu’il avait tiré de ces pratiques : « Il faisait tourner les tables devant les membres du gouvernement chinois et orientait par ses réponses NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 200 — Z33031$$11 — Rev 18.02 200 Alexis Léger dit Saint-John Perse – ou du moins le prétendait-il, la politique du cabinet. » L’usage surtout mondain, au sein de la communauté des expatriés ; il avait gagné à ces pratiques le très pieux ministre de France, s’attirant remontrances faites en chaire » du curé de la paroisse, au dire de Chauvel. était ainsi « les Jean Avec les femmes, comme avec ses chefs, Alexis essayait ses pouvoirs de séduction. On connaissait son regard, sa fixité naturelle, l’usage qu’il en faisait. Au témoignage de la femme du ministre du Portugal à Pékin, « les dames nouvellement arrivées redoutaient son regard lourd, gênant, insistant ». Il emporta au moins un succès avec la fameuse Wou-Yé, la femme du général Dan Pao-Tchao ; l’usage moins sentimental que politique de ce trophée mandchou n’échappait à personne, pas même à la principale intéressée. Elle se confia quelques années plus tard à Hélène Hoppenot : « Il ne m’a jamais aimée, mais je lui ai été utile, parlant devant lui sans me méfier : il apprenait ainsi tout ce qui se passait dans les milieux chinois. » Saint-John Perse ne présentait pas sous ce jour utilitaire une liaison qui tenait selon lui du conte oriental. Devant Pierre Guerre, la générale Dan était « une princesse mandchoue » : un jour, étendue, elle s’est assoupie. Alors Saint-John Perse a pris une plume et l’a dessinée. [...] Autrement, si elle n’avait pas été endormie elle n’aurait pas voulu. Alors elle a fait un poème amoureux sur leur nuit et l’a inscrit sur le dessin. » Ce dessin ornait les murs de sa résidence varoise, à la fin de sa vie. Le portrait dessiné dans une lettre fictive à sa mère relève encore du merveilleux oriental, s’il est plus précis ; on y apprend que la générale était d’« une grande et vieille famille mandchoue [...]. Son père, haut dignitaire de la Cour impériale, était, en 1900, ambassadeur en Chine à Paris, au moment de l’affaire des Boxers ». À Pékin, figure incontournable, elle était devenue, « dame d’honneur de l’impératrice mandchoue Tseu-hi, maı̂tresse des cérémonies de la présidence de la République ». À l’avènement de la république, en 1911, elle avait trouvé son « salut de mandchoue en acceptant, finalement, d’épouser un Chinois, un jeune officier de l’armée sudiste ». Devenu général, Dan, que ses compatriotes avaient « surnommé “l’homme le plus bête de Pékin” », selon Hélène Hoppenot, donnait un tour vaudevillesque au conte oriental : « D’Hormon m’a souvent parlé de Léger qu’il a beaucoup fréquenté pendant son séjour en Chine ; ils allaient dı̂ner chez les Dan-Pao Tchao, dans l’intimité, faisant la partie du général. De fréquentes migraines forçaient Madame à se retirer dans sa chambre. Léger, impassible, continuait à jouer puis, se souvenant brusquement de ses études de carabin, demandait au mari l’autorisation d’aller voir la malade. Il passait alors ses cartes ou ses pions à d’Hormon qui n’osait rien dire. Enfin ils revenaient ensemble et elle disait – “Je me sens mieux maintenant... ” » Parfois la pièce s’emballait, et Alexis n’y comprenait plus rien ; en témoigne cette lettre à d’Hormon : « J’ai reçu une visite étrange et gauche NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 201 — Z33031$$11 — Rev 18.02 Tout concilier dans la coulisse chinoise 201 de Dan Pao-Tchao qui ne m’a parlé que de la santé de sa femme. Cet état de santé (crises nerveuses, dit-il, et je ne sais quoi d’autre dont je n’ai pu me rendre compte) l’aurait décidé à faire appeler aujourd’hui même Dipper. Je ne puis donc plus envoyer Bussières [le médecin de la légation] même en ami. Voulez-vous me rendre le service de passer à la fin de l’après-midi chez WouYé et me dire sincèrement ce qu’il y a derrière cette comédie ? » Jamais le mari ne justifia les craintes d’empoisonnement que nourrissait Conty ; à Lilita, maı̂tresse autrement envoûtante, Alexis raconta qu’il recevait impunément la femme mariée « à la légation de Pékin, et un rare jour de pluie d’été, on put voir son mari le général, attendant près de la porte abrité par un large parapluie de papier huilé, que sa femme voulût bien sortir de chez son amant ». Il est certain qu’Alexis profita de cette liaison pour « connaı̂tre un monde où il brûlait de pénétrer, ne pouvant gaspiller son temps à étudier la langue chinoise ». Si la générale était pour le diplomate « une collaboratrice, un intermédiaire et même une traductrice précieuse », la mondaine et coquette en profitait réciproquement pour recueillir de son amant tous les potins qui agitent le monde des légations. Elle fut surtout utile à Alexis en le mettant « en rapport avec les personnages influents du régime ainsi qu’avec les membres de l’opposition et, seul Européen, il fut averti quinze jours avant du coup d’État qui se tramait contre le président Li ». Ce fut l’heure de gloire d’Alexis. La seule missive des Lettres d’Asie, avec la lettre à Gide (celle à Monod est antidatée de quatre ans), à n’avoir pas été remodelée ou entièrement écrite pour les besoins de l’édition de la Pléiade, se trouve être une farce, pastiche de dépêche diplomatique chinoise. Cette « relation respectueuse », exhumée des archives de la légation par Hoppenot, quelques années plus tard, partage, avec le fameux mémorandum européen, le rare privilège, pour un document diplomatique, de prendre place dans la Pléiade. C’est assez dire qu’Alexis était capable de facétie et de drôlerie, autant que de sérieux et de manipulation. L’insolence de l’écrivain était serviable au diplomate, dont on aimait qu’il fût détaché et souriant. Il est vrai que le pastiche, saturé de figures de style, possédait assez de qualités littéraires pour justifier son entrée dans la Pléiade. Le zeugme y tenait une place de choix : « Les meubles étaient de reps et la pendule de Bavière. » Au terme d’une interminable accumulation, mimant la vie et le désordre de la scène chinoise, Alexis autorisait Saint-John Perse à user d’une métonymie pleine de grâce : « À l’arrière-plan le chœur des figurants, et, parmi le vacarme des cigales, des choucas, des pintades et des pies, le croassement des corbeaux, l’aboiement des chiens de race, les murmures d’un grand arbre chargé de voisins. » Le texte n’en demeurait pas moins politique, qui ne témoignait pas seulement d’un épisode de l’histoire chinoise (l’éphémère restauration impériale de Pou Yi, le « dernier empereur »), mais aussi de la façon subtile dont Alexis désarma la fureur de son chef, en dédramatisant son rôle dans l’affaire. Si l’on suit le récit mondain dont il amusa ses amis, vingt ans NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 202 — Z33031$$11 — Rev 18.02 202 Alexis Léger dit Saint-John Perse plus tard, en organisant la fuite de la famille que le président destitué avait abandonnée derrière lui, le jeune diplomate n’avait pas obéi aux ordres de son chef, comme veut le faire croire la « relation respectueuse ». Il aurait agi de sa propre initiative, surpris par le coup d’État dans la ville tartare, comme la femme et les concubines du président. Plus exactement, c’est mandaté par la générale Dan, et aidé par elle, qu’Alexis aurait réussi l’exfiltration de la famille présidentielle jusqu’au quartier des légations, provoquant la fureur d’Alexandre Conty, qui refusa d’héberger les femmes à la légation, obligeant son subordonné à leur céder sa maison : « Il retourna chez Conty et supplia : “Logez-moi sous votre toit. Il ne faut pas maintenant que l’on m’accuse de coucher avec elles !” Quand l’ex-président Li fut averti de l’arrivée de sa famille, il consentit à héberger les deux concubines mais non point l’épouse légitime et les enfants qui restèrent pendant un mois dans la maison du pauvre Léger. Il dut même prélever sur son traitement la note de leurs frais de séjour. Quand Li revint au pouvoir “la France eut une face magnifique” mais les réfugiés ne se montrèrent pas généreux. En tout et pour tout, Léger reçut la photo du président dans un cadre d’argent ! » Au reste, Li ne résista pas à l’épisode, et fut bientôt remplacé. Quant à savoir laquelle des deux versions, écrite pour Conty ou racontée à ses amis, est la moins fabulée... En somme, la Chine interdite aux Occidentaux qu’Alexis se flattait de connaı̂tre ne lui était accessible qu’à travers le filtre d’autres Européens, ou des personnages évoluant à la lisière des deux mondes, à l’image de WouYé, dont les relations se confinaient à un étroit milieu officiel que l’Histoire était sur le point de balayer. Que dire de sa familiarité avec les marges désertiques de l’empire ? La traversée du Gobi fondait le mythe du poète des grands espaces vierges ; elle entrait dans la composition du personnage de diplomate aventureux, qui fascinait les journalistes du récit de ses voyages périlleux, sauf ceux de Je suis partout : « M. Léger aime à narrer ses voyages d’esthète à travers la Chine. Il raconte comment il a parcouru le désert du Gobi et comment il y fut initié aux rites de la magie tibétaine. » L’épopée alimentait la discussion du séducteur mondain, enfin, à qui la princesse Bibesco écrivait, enamourée, quelques années après son retour de Chine : « J’ai regretté votre absence au bal Beaumont – non pas en tant que Sagittaire –, mes flèches sont demeurées sagement dans leur carquois. Mais pour le plaisir de vous entendre me parler du désert de Gobi, dans ce lieu qui n’avait rien du désert et pas même les mirages ? » Henri Hoppenot, qui dégonfla quelques légendes persiennes pour le critique Maurice Saillet, ramenait l’épopée mongole à ses réelles proportions : « Alexis Léger a traversé, une fois, en auto, le désert de Gobi, se rendant de Pékin à Ourga avec deux amis français qui furent les miens, quinze ans plus tard. L’expédition ne dura qu’une dizaine de jours. Les périples dans les mers de Chine ou la Polynésie ne sont pas moins imaginaires 1. » La sensibilité d’Alexis était assez impressionnable pour que quelques jours de désert suffissent à féconder une œuvre aussi monumentale qu’Anabase. La Politique de Pékin, d’assez pauvre inspiration pour consigner le NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 203 — Z33031$$11 — Rev 18.02 Tout concilier dans la coulisse chinoise 203 moindre événement survenu dans le microcosme des expatriés, rapetissait les dimensions de l’épopée en la rangeant cruellement dans la rubrique « excursions » : « le 10 mai [1920], un groupe de Français comprenant MM. le président Toussaint, Léger, Docteur Bussière, et Picard-Deslete partira en excursion pour Urga. Son absence sera d’environ dix jours. » Le 23 mai 1920, au retour des Français, le lecteur de La Politique de Pékin apprenait que les voyageurs avaient « fait route en même temps que le général Hsu Chou Tchang dont l’escorte n’occupait pas moins de dix automobiles marchant de front »... La Chine d’Alexis demeurait celle de ses contemporains, fascinés par ce miroir où redéfinir l’identité de l’Europe, abı̂mée dans la guerre ; Malraux ne faisait pas différemment en rapportant de Chine, en 1926, une narcissique Tentation de l’Occident, si critique fût-elle. Sur le motif, l’ancien président du Conseil Paul Painlevé, dont Alexis guidait la mission en faveur des relations franco-chinoises, ne parlait-il pas de « si lointaine Chine » et de « Chines mystérieuses », s’adressant aux Chinois eux-mêmes ? Tout concilier « Quitte finalement la Chine après avoir décliné l’offre d’une situation de conseiller diplomatique auprès du gouvernement chinois » : c’est ainsi que la biographie de la Pléiade clôt les années chinoises. La vérité est exactement inverse. Pourquoi s’être complu à un mensonge inutile en apparence ; qui aurait pu reprocher à Alexis d’avoir guigné ce poste ? Il y allait d’un réflexe psychologique : nier, jusqu’à l’absurde, ce qui le contrariait. Sa dénégation montre le prix que le jeune diplomate attachait à ce projet, pour tout concilier, la vie politique qu’il goûtait passionnément, et la poésie qu’il révérait pieusement. Le mensonge défendait l’image du Janus revendiquée par Alexis à mesure que croissaient ses responsabilités administratives. Le diplomate dévoué à sa tâche, pas plus que le pur poète, ne souffraient le soupçon de dilettantisme ; Alexis démentait avoir jamais voulu concilier ses deux visages dans une vie totale, en Chine. C’est pourtant le dessein qu’il avait poursuivi, usant de toutes les ficelles pour obtenir le poste de conseiller privé du gouvernement chinois qu’un certain Padoux occupait à Pékin. Le coq avait déjà deux fois chanté sur le reniement de la littérature pure, lorsque Alexis avait marqué sa préférence pour une carrière politique plutôt que consulaire. À dire vrai, le coq s’égosillait. En février 1918, Alexis réclama longuement à Hélène Berthelot ce que son mari ne paraissait pas pressé de lui obtenir, non sans un peu de chantage, pour forcer son aide : « J’ai fait entièrement remise de ma carrière entre les mains de votre mari. Pour suivre un conseil qu’il m’avait donné lui-même jadis, que Claudel n’a cessé de me répéter, et que j’ai beaucoup regretté de n’avoir pas suivi, je lui ai demandé de me faire titulariser dans le cadre diplomatique, comme secrétaire de troisième classe, avec ceux de ma promotion. [...] Les combinaisons sont NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 204 — Z33031$$11 — Rev 18.02 204 Alexis Léger dit Saint-John Perse assez nombreuses pour qu’on y puisse trouver satisfaction pour tous et il n’y a aucun intérêt à utiliser les agents contre leurs goûts. Le mien est très net : le service diplomatique. Seul un séjour en poste pouvait m’éclairer sur ce sujet. C’est fait. » Berthelot ne prit qu’une demi-mesure, en transformant son intérim à la légation de Pékin en titularisation pour la durée de la guerre, dans les fonctions de deuxième secrétaire ; « Vous m’avez affranchi de l’instabilité. Je vous en remercie », lui écrivit Alexis. Mais il revint à la charge, la guerre terminée, au début de l’année 1919 : « Vous m’avez écrit il y a un an de patienter pour mon passage dans le cadre diplomatique jusqu’à ce que vous soyez en situation de le faire admettre. Mon goût n’a point changé, non plus que ma décision de m’en remettre à votre appréciation finale. [...] J’avoue aussi avoir été influencé surtout par l’insistance de Claudel qui a tout fait à plusieurs reprises pour me détourner à temps du cadre consulaire et a tenté résolument de vaincre mes appréhensions au point de vue fortune en exprimant ses regrets personnels de n’avoir pas su envisager une carrière à la Saint-Aulaire, au prix de gérances en Amérique du Sud. » La figure de Claudel était convoquée à chacune de ces plaidoiries : elle attestait de la possibilité de mener une vie de poète sans renoncer à une carrière proprement diplomatique. Seulement, ce choix n’allait pas sans problème : il n’enrichissait guère le poète, ni le lui laissait le loisir d’écrire à sa guise. D’un point de vue financier, Alexis n’avait pas mal calculé son affaire en partant à Pékin, poste largement plus rémunéré que n’importe quelle fonction parisienne à sa portée. Seulement la dépréciation du franc ruinait ses revenus, dans un pays où le coût de la vie dépendait du dollar. Le franc 1914, qui valait près de dix-huit francs 2001, était tombé à onze de ces francs, en 1917, et ne cessa sa dégringolade qu’au terme des années chinoises d’Alexis, à cinq francs, en 1920. C’était une fameuse décote, laissant le franc à 28 % de sa valeur d’avant guerre ; Alexis en représentait les effets, sans fausse pudeur, devant son protecteur, qu’il égratignait de son ironie amère, dans les derniers jours de l’année 1919 : « Il n’y a plus à parler de change. Après que vous vous soyez vous-même intéressé à cette question, tout ce qui pouvait être obtenu a été obtenu, et si nous ne pouvons avoir le change fixe comme tous nos collègues étrangers et comme les fonctionnaires de la guerre et des colonies, c’est évidemment qu’il y a là quelque difficulté budgétaire insurmontable. [...] En un mot, si je supporte cette année une trentaine de mille francs, ce sont là des rentes d’un million de capital liquide – que je n’ai pas. J’ai dû déjà vendre des terres aux Antilles, et une petite ı̂le, où je pensais bien finir un jour. » Cette ultime plainte, qui prenait la forme d’un chantage sentimental, n’était pas gratuite ; elle venait à l’appui de sa requête, qui devait régler ses problèmes financiers : obtenir un poste de conseiller politique du gouvernement chinois. Un an plus tôt, en janvier 1919, c’est par ce biais qu’il avait introduit son projet de détachement qui lui aurait permis de demeurer en Chine sans s’appauvrir, goûtant aux délices de la politique sans renoncer à la poésie : « Je viens de supporter, comme tout le monde en Chine, NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 205 — Z33031$$11 — Rev 18.02 Tout concilier dans la coulisse chinoise 205 deux années de sacrifices pécuniaires assez lourds, accrus encore de 50 % de perte de change. Je ne puis compter sur les indemnisations dérisoires du Département, et j’ai dû d’autre part renoncer ces jours-ci même à la presque totalité de mes ressources personnelles au profit de deux de mes sœurs, pour aider ma mère à surmonter les embarras que lui a créés cette guerre. » En août 1919, Alexis évoqua encore ses difficultés financières, laissant entendre à son protecteur, qui était avant tout son mécène, ses raisons impérieuses, c’est-à-dire littéraires, de demeurer en Chine : « Je ne peux [...] plus tenir matériellement. [...] Je ne peux pas. Simple fait. C’est la faillite et c’est folie de s’y enfoncer davantage. Je veux pourtant m’attarder encore en Chine et j’en ai besoin. » Alexis avait d’abord recherché diverses prébendes pour compenser les aides insuffisantes du Quai d’Orsay. Pendant un an et demi, depuis le milieu de l’année 1917, il s’était démené pour obtenir une indemnité de cinq cents francs mensuels (environ cinq mille cinq cents francs 2001), du gouvernement général de l’Indochine, au titre d’une collaboration à son information politique. Conty s’était paternellement penché sur l’affaire, dont Martel avait eu l’idée à la suite d’un voyage d’étude sur place 2. L’affaire transita dans les bureaux de l’administration coloniale à Hanoi ; le directeur des affaires politiques était favorable au principe, le directeur des finances n’y était pas opposé, mais rien n’advenait. Martel, à son tour, soutint les espoirs d’Alexis. Ses interlocuteurs n’étaient plus dans les mêmes dispositions ; la langueur de l’administration coloniale laissait place à une hostilité de principe, qu’une note interne donne à voir comme largement corporatiste : « Il y a ici des fonctionnaires qui pour la même solde dont le travail qu’on leur demande faire ou qui leur incombe naturellement. J’ai toujours estimé inopportun le don gratuit d’une allocation de six mille francs [annuels] à M. Léger, lequel n’aura avec le gouvernement de la colonie dont il ne doit dépendre en aucune manière que les rapports qu’il voudra bien avoir. C’est une prébende pour secrétaire d’ambassade et pas autre chose. Si l’Indochine estime nécessaire la présence d’un de ses agents à Pékin, c’est un Indochinois qu’elle devra y envoyer. » Pékin obtint finalement gain de cause, en octobre 1918, mais Alexis n’en profita pas, l’allocation revenant à l’interprète de la légation, à charge de traduire les articles de la presse chinoise traitant des affaires annamites. Boppe reprit l’affaire à son compte, en faveur de l’agent à qui allait sa préférence, mais ses efforts demeurèrent vains. Le problème financier restait entier pour Alexis. Pour forcer une solution, du côté de son protecteur parisien, il agita la menace d’une sortie prématurée de la Carrière, fort des offres bancaires qu’il recevait de différents côtés. En août 1919, il se flatta d’être désiré par la Banque russo-asiatique, aussi bien que par la Banque de l’Indochine : « Ce qui me fait le plus hésiter, ce n’est pas tant le changement complet de métier que la nécessité de rompre complètement avec les Affaires étrangères. Ce ne serait plus une étape, mais une fin. Et cela me semblerait presque, si les mots ne me trompent, une défection personnelle envers vous. Je vous dois tout aux Affaires étrangères, et vous y constituez pour moi, tant NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 206 — Z33031$$11 — Rev 18.02 206 Alexis Léger dit Saint-John Perse que vous y êtes, la vraie force morale qui puisse me donner goût à ma vie professionnelle. Je ne vous demande votre aide de ce côté-là qu’en tout désespoir de cause. » Sans attendre la réponse aléatoire à sa lettre, que les torpilles allemandes avaient pu arrêter, Alexis avait sollicité l’avis immédiat de son protecteur par un télégramme ; sans surprise, Berthelot déconseilla la carrière bancaire. Alexis se félicita d’avoir vérifié la solidité de son attachement, et embraya sur le poste de conseiller privé qui aurait tout arrangé : « Il faut m’excuser, je vous prie, de m’être ainsi laissé aller à vous faire juge d’une décision que j’avais à prendre seul. L’offre de la Banque russo-asiatique, complètement inattendue pour moi, aurait pu répondre à mon insu à quelque suggestion d’ordre général du Quai d’Orsay et Bénac avait pu avoir l’occasion de vous en parler. Il me répugnait, d’autre part, tout acculé que je fusse par une situation pécuniaire, de faire peut-être figure de transfuge à vos yeux, en me décidant à votre insu. Plus simplement, la chose a été pour moi instinctive. Je me félicite aujourd’hui de cette correspondance : elle m’a fourni un élément suffisant de décision en me fournissant l’amorce du nouveau projet que vous voulez bien m’aider à mettre officiellement sur pied. En suivant son conseil, Alexis avait pris des droits sur son protecteur. Il la faisait valoir, tout en subtiles dénégations : Entre l’offre immédiate de cette situation bancaire et l’espoir d’une situation de Conseiller chinois qui me permettait de demeurer au service des Affaires étrangères, je n’ai pas hésité. Si j’ai lâché la proie pour l’ombre, croyez que je ne m’attarderai pas à la stérilité du regret et que je vous demeurerai simplement reconnaissant d’avoir fait plus étroit et vivant le lien qui m’attache à vous, en vous occupant de mon sort comme vous l’avez fait. » Alexis avait goûté aux joies de l’action politique, dans des fonctions auxquelles l’éloignement de Paris conférait une autonomie et une importance sans égales. L’ampleur de sa tâche, due au manque de personnel et à la confiance de ses chefs, l’avait tôt happé dans un rythme qui laissait peu de temps à l’écriture ; or Alexis n’avait pas renoncé à œuvrer sur le motif. En partant en Chine, Alexis n’avait pas plus rompu avec le milieu littéraire qu’il ne l’avait fait en entrant dans la Carrière. Il avait laissé sur leur faim ses admirateurs, mais il leur écrivit pour leur annoncer son retour. Il savait que Berthelot alimentait la chronique parisienne d’échos chinois où son nom revenait, auréolé de ses exploits politiques et aventureux, serviables à sa figure du poète des lointains. Alexis ne manquait pas, d’ailleurs, de faire sa propre publicité littéraire devant son protecteur : « Je vois parfois mon nom sur des feuilles de garde de revues jeunes qui se frayent leur route jusqu’ici, mais je n’y suis pour rien. Et cela ne m’irrite même pas. Car je n’ai plus l’âge des grandes répugnances, qui nous asservissent au fond à ce qui nous répugne. » Sur place, Alexis cultivait d’ailleurs une nouvelle relation littéraire, Segalen, qu’il avait rencontré à Bordeaux en 1914, avec Claudel. Devant Alain Bosquet, après avoir prétendu pendant quinze ans ne pas l’avoir NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 207 — Z33031$$11 — Rev 18.02 Tout concilier dans la coulisse chinoise 207 croisé en Chine, Alexis finit par admettre l’avoir fréquenté, mais en sa qualité d’archéologue, sans avoir jamais rien partagé de littéraire avec un poète dont il considérait sévèrement l’œuvre de pure « culture ». La relation privilégiée qu’Alexis entretenait avec Philippe Berthelot et les bénéfices administratifs qu’il en tirait se justifiaient par l’œuvre littéraire que le jeune homme portait en lui et qu’il devait produire à son retour. Il le disait explicitement à Hélène, sur le mode coutumier de la négation : « Je publierai après cette guerre deux œuvres étranges et sombres qui décevront l’attente de mes amis. » « Étranges » et « sombres » : il n’y avait rien là qui pût mieux satisfaire aux exigences de singularité et d’indifférence aux succès immédiats qui fondaient la légitimité du pur poète. Avec Philippe, il était plus allusif, stimulant sa curiosité, sans se lier : « Si mon affaire [...] réussit, je suis prêt à passer encore trois ans ici après congé en France. Solidement établi dans cette capitale astronomique du monde qui est Pékin, avec l’Asie centrale à ma gauche et la mer Pacifique à ma droite, ah ! certes je puis durer, sans plus jamais vous ennuyer – m’ensevelir un moment dans tout ce Loess de Chine pour essayer d’y faire quelque chose de français, c’est-à-dire d’amusant. » La première fois qu’Alexis avait proposé ce marché à son protecteur, qui devait lui permettre de ne pas gaspiller son capital chinois, et le valoriser sur ses deux versants, par un poème qui célébrât l’Asie et un métier qui lui permı̂t d’exploiter sa familiarité des milieux politiques, il avait préféré une sincérité immédiate à des aveux contournés : « [cette situation], peutêtre moins intéressante professionnellement, me fournira du moins le minimum de loisir que je n’ai jamais pu trouver depuis deux ans et que j’emploierai à m’acquitter littérairement de ce dont j’ai à m’acquitter et qu’il m’a fallu jusqu’ici réserver ». On imagine la gêne d’Alexis à cette confession transparente. Aussi bien, par la suite, à chacune de ses nombreuses relances, il préféra des allusions moins engageantes. Pour obtenir de son mécène la position enviée, il apaisait sa frustration de n’être pas poète, don qui manquait à la riche panoplie de ses talents, en feignant de croire qu’il pouvait aussi bien s’exprimer dans l’action publique que dans les livres, flattant les « signes certains d’une force croissante entre [ses] mains » : « Je sais que l’emploi de cette force anime tout ce qui vous entoure et tient de vous, qu’elle porte équitablement hommes et choses à plus d’audace, de sélection et de bonheur d’expression. Exigences, comme un Art. » Ponsot, auréolé par son prestige de premier chef, au service de la presse, avait probablement inspiré le projet d’un détachement auprès d’un gouvernement étranger, qu’Alexis caressait probablement dès son départ de Paris. « Pas d’autre moyen, écrivait-il à Berthelot, que de me faire mettre en marge pendant quelque temps. Ponsot a connu ça au début de sa carrière. Toute autre perspective m’acculerait bientôt à la nécessité de quitter les Affaires étrangères pour entamer résolument une vie d’affaires. » En effet, lorsqu’ils s’étaient rencontrés, en 1914, Ponsot n’était parisien que depuis deux ans, après avoir été détaché sept ans auprès du gouvernement siamois. Prémédité, exposé à son protecteur après deux années de séjour, en janvier 1919, le projet d’Alexis ne cessa de l’occuper pendant ses deux dernières années chinoises. À peine assuré NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 208 — Z33031$$11 — Rev 18.02 208 Alexis Léger dit Saint-John Perse de l’échec de la combinaison, il rompit avec la Chine, rentra à Paris, et se livra sans réserve à la conquête des plus hautes responsabilités. Dans sa longue lettre de janvier 1919, Alexis laissa entendre à Berthelot que « le poste de conseiller de Padoux » était susceptible de se libérer « d’un moment à l’autre » s’il pouvait obtenir « une situation équivalente en Turquie ou dans tout autre pays méditerranée ». La suite des événements révéla que ces velléités de départ avaient été grossies par Alexis ; il le laissa d’ailleurs un peu entendre à son chef, en lui demandant de saisir « la première occasion » ou de la « faire naı̂tre » au besoin. Il évoquait encore la possibilité que la Chine engageât « de nouveaux conseillers étrangers pour la création d’organismes administratifs nouveaux ». Alexis songeait enfin aux « organismes internationaux » qui naı̂traient de la conférence de la Paix. Berthelot fit au plus simple, et sonda la position de Padoux en télégraphiant à Boppe : « Certaines indications venues de source chinoise autorisent à représenter la situation de M. Padoux comme médiocre auprès du gouvernement chinois, et son autorité par rapport au service qu’il serait susceptible de rendre à l’influence française comme très réduite. » Il ajouta que « le nom de M. Léger, secrétaire de la légation, [avait] été suggéré comme particulièrement sympathique ». Las ! Boppe ne confirma pas les informations d’Alexis, qui exhortait Berthelot à n’avoir « aucun scrupule envers un homme aussi antipathique que l’intéressé, être égoı̈ste et parfaitement stérile, d’une sécheresse d’esprit qui ne le cède qu’à la sécheresse de cœur ». Au contraire, le ministre de France répondit au télégramme de Berthelot par l’éloge le plus vif de Padoux : « Il ne m’a jamais paru que la situation de M. Padoux auprès du gouvernement chinois fût diminuée ni que son remplacement fût désiré et je ne verrais qu’avantage à ce qu’il pût continuer à séjourner à Pékin et à y rendre service à l’influence française. » Alexis s’empressa de télégraphier à Berthelot, puis de lui adresser une longue lettre, pour expliquer cette distorsion : « Le discrédit où [Padoux] est tombé ici à force d’inutilité et de sclérose est chose assez publique pour que Boppe s’imagine avoir rédigé à son sujet un télégramme ostensiblement ironique. Cette réaction, hypocritement favorable à Padoux, n’en est pas moins très regrettable pour moi, et le mal est peut-être irréparable. C’était en tout cas une lâcheté de vieil agent de répondre ainsi, quand on pense tout le mal que Boppe pense de la situation de Padoux en Chine. » Le prix littéraire qu’il attachait au projet justifiait pour Alexis toutes les manipulations, jusqu’à la diffamation. Le jugement intime qu’il attribuait à Boppe n’était pas vérifiable (il avait pris soin, de surcroı̂t, de porter ses coups en l’absence de l’intéressé, évitant une possible contre-attaque), pas plus que cette explication : « Boppe a cru flairer là un piège à son endroit personnel, tendu par les amis de Padoux, qu’il tient pour son successeur désigné dans l’esprit du ministère. Il le croyait encore à Paris et a rédigé un télégramme avec la certitude qu’il lui serait communiqué. Même s’il l’avait su déjà en mer, il aurait craint encore à Paris ses amis supposés, c’est-à-dire tous les anciens tunisiens, dont Pichon lui-même. » Alexis attribuait enfin la péroraison du télégramme à l’influence de Maugras, qui avait profité de son NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 209 — Z33031$$11 — Rev 18.02 Tout concilier dans la coulisse chinoise 209 absence de Pékin pour « affoler l’imagination débile de Boppe, le persuader de remanier son télégramme et lui ajouter notamment une phrase finale décisive en faveur de Padoux ». Laquelle constituait un verdict de Salomon : « Il serait certainement très important pour le Département et pour la légation que le gouvernement chinois demandât la collaboration de M. Léger, mais pour d’autres fonctions que celles que remplit actuellement et si utilement M. Padoux. » Même à trouver une belle « monnaie d’échange », pour « dédommager l’intéressé », selon le vœu d’Alexis, l’option semblait compromise. Pour la forme, Alexis continua d’accabler le titulaire du poste qu’il convoitait. Afin d’exciter l’ardeur de son protecteur, il le représentait assez grossièrement en adversaire aussi opiniâtre que médiocre, s’employant à le rendre détestable à Berthelot : « Reuters présente parfois votre nom accolé à celui de Clemenceau. Les Chinois s’en étonnent. Padoux s’était acharné, avec son petit ton péremptoire, à vous présenter ici comme annihilé, rayé d’un trait de plume par Clemenceau : le grand homme vous écartait de tout, s’était même opposé à votre titularisation à la Direction Politique, etc. Padoux était vraiment beau à voir quand il parlait de votre assouplissement. » Plaisir gratuit : Alexis n’espérait plus supplanter Padoux, à la fin de l’année 1919, s’il envisageait encore la création d’un poste sur mesure : « Si mon sort ne se règle pas à l’arrivée de Lou Tseng Hsiang, je ne sais plus qu’attendre ici. Une succession de Padoux apparaı̂t désormais trop problématique et trop lointaine : Padoux met du vin en cave, place son argent, range ses livres érotiques et paye un chauffeur nègre à sa femme après lui avoir fait un enfant. Tout cela sent bien le parti pris de Pékin. » Entre-temps, Alexis avait obtenu de Boppe qu’il se rattrapât de sa prudente et fatale neutralité du mois d’août. En octobre, le ministre de France avait bien voulu signer un télégramme pour Paris, largement inspiré par son adjoint. À défaut du poste de Padoux, aux Affaires étrangères, Alexis guignait la création d’un poste équivalent à la présidence de la République. En raison de la présence de Lou à la conférence de la Paix, Boppe suggérait une intervention directe du Quai d’Orsay, à Paris : « Le nom du candidat devrait être aussitôt prononcé. Ce vœu, transmis directement de Paris par M. Lou Tseng Hsiang, ne manquerait pas de retenir l’attention du président Hsu, personnellement soucieux en ce moment de s’assurer les bonnes grâces des gouvernements occidentaux. Il m’appartiendrait ici de poursuivre l’affaire ainsi amorcée, l’initiative ne pouvant être prise à Pékin sans discréditer l’intéressé. » Berthelot s’exécuta de bonne grâce, usant des arguments soufflés par Alexis. La machine à négocier démarra, les Chinois exigeant une contrepartie à la satisfaction de cette requête : « M. Lou m’a promis, dès son arrivée à Pékin, de faire la proposition au président ; il m’a dit qu’il croyait pouvoir compter sur son acceptation. Et il a ajouté que la personnalité de M. Léger était particulièrement sympathique. En même temps il a rappelé combien le gouvernement chinois attacherait d’importance à avoir un consul en Indochine, en raison de ses intérêts et du nombre de ses nationaux. Je lui ai promis de saisir de nouveau de la question le gouvernement général de l’Indochine. » NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 210 — Z33031$$11 — Rev 18.02 210 Alexis Léger dit Saint-John Perse Boppe trouva dans les jours suivants mille bonnes raisons d’obtenir des colonies « la satisfaction depuis longtemps réclamée par la Chine ». Alexis ne s’en portait pas satisfait pour autant : « Toute mon appréhension porte maintenant sur la maladresse, la passivité et l’extrême timidité de Boppe, qui limiteront son action au simple balbutiement d’un vœu. [...] Formuler une demande, c’est pour lui l’abandonner à sa vertu germinatrice. » Sans illusion sur son chef, et se méfiant de la mainmise de Maugras sur la légation, en cas de brusque dégradation de la santé de Boppe, Alexis conjuguait joliment ses regrets : « Conty eût transfiguré le vœu de Paris, Martel l’eût marchandé, Boppe le transmettra, Maugréas l’escamoterait ou le déformerait. » Boppe n’épargna pourtant pas sa peine, fortement pressé, il est vrai, par un télégramme de Berthelot, inspiré par Alexis... Il fit lui-même acte de candidature, bluffant à plaisir devant le ministre chinois : « M. Boppe me dit qu’il vous a écrit en ce qui concerne la question de la nomination d’un conseiller politique français à la présidence de la République. Cette question s’est posée à l’heure même où je m’apprêtais à regagner d’urgence Paris pour y assumer des fonctions qui m’y étaient réservées. Les télégrammes privés que j’ai reçus sous le ministère Pichon et qui viennent d’être renouvelés par M. Millerand m’ont décidé à sacrifier tous avantages professionnels dans ma carrière diplomatique française pour me tenir à la disposition de Son Excellence M. le Président Hsu Che Tchang 3. » La démission fracassante de Lou rendit un peu de sa fierté à la Chine mais ruina le projet d’Alexis : le ministre transmit le dossier à ses services, sans plus s’en occuper. En février 1921, Berthelot espérait encore obtenir gain de cause contre la promesse d’un consulat chinois en Indochine. Mais Maugras, le nouveau maı̂tre de la légation, suite au déclin physique de Boppe eut beau jeu de faire valoir au Département l’inégalité de l’échange : « Je me demande s’il ne conviendrait pas, en échange de la création à laquelle le gouvernement chinois attache tant d’importance de Consulat chinois en Indochine, de chercher à obtenir de lui quelque avantage qui fût d’une réelle utilité pour l’Indochine. » Insolent à loisir, il porta le coup de grâce en réclamant l’arbitrage des colonies, dont il n’ignorait pas l’hostilité de principe. Alexis n’avait plus qu’à partir. Autoportrait d’Alexis en Chine Devant Hélène Berthelot, à la fin de son séjour, Alexis se peignit en homme endurci par ses années chinoises, renforcé dans son égoı̈sme, moins dupe, plus solitaire. Il était parti écœuré par la médiocrité des hommes, il en revenait amusé : « Chère Amie, est-il vrai que je revienne de si loin ?... Peau tannée, cœur brûlé et beaucoup de bonne humeur [...]. Par ailleurs, la vie m’a durci contre les hommes : puissé-je un jour trouver l’emploi de cette dureté contre ceux qui m’écœureront trop. » Affranchi d’une livraison insupportable à sa liberté, il clôturait l’âge sentimental et affichait son appétit de pouvoir devant Philippe Berthelot : « C’est une belle vie, nous dit Pascal NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 211 — Z33031$$11 — Rev 18.02 Tout concilier dans la coulisse chinoise 211 dans son Discours sur les passions, que celle qui commence par l’amour et finit par l’ambition. » Un homme part, un autre revient. Alexis admettait ce truisme en écrivant à Hélène Berthelot, Saint-John Perse le contestait, qui se voulait immarcescible. Il reforgeait la lettre qu’il avait adressée à Misia Sert, en septembre 1916, pour la publier comme une lettre d’adieu à la Chine, datée de 1921. Cette inversion laissait entendre qu’il ne s’était rien passé en plus de quatre années de Chine : « Je pars parce que je ne suis pas encore en paix avec l’odeur sauvage de ce monde, qui est une grande et sombre et forte chose. Je pars aussi parce que j’ai épuisé l’intérêt professionnel du poste qui m’avait été confié 4. » Son meilleur autoportrait ne fut pas dessiné sur le motif, mais à un demi-siècle de distance, dans une lettre fictive à sa mère : « Je ne sais quelle vie m’attend à Paris. J’aurai peut-être à y combattre. J’y lutterai avec les armes que j’ai et saurai suppléer à celles que je n’ai pas. Je connais maintenant le marché des hommes et la vie m’a durci. Ma plus grande force, personne ne s’en doute, est d’ailleurs dans mon détachement secret et dans mon manque total d’ambition – contrairement à tout ce que l’on pense et que l’on pensera toujours de moi. » Le vieillard ressuscitait sans peine, pour ne s’en être jamais libéré, sa hantise de virilité qui l’habitait depuis sa jeunesse : « Que mon beau-frère vienne seul à la gare m’embrasser et me donner, d’homme à homme, de vos premières nouvelles à tous. » Rétrospectivement, dans une lettre fictive à son oncle Jules Damour, Alexis prenait la mesure de l’occasion manquée de « tout concilier » en Chine, en évoquant très indirectement le projet qu’il avait abandonné en mordant à l’ambition politique : « J’aurai bien d’autres occasions de penser ici à Alexis Damour, qui abandonna la diplomatie pour se consacrer scientifiquement à ses recherches de minéralogiste. » Il confessait par là le sens de sa fuite chinoise, qui aurait dû lui permettre, loin des siens, de leurs désirs et de leurs ambitions, seul devant sa vocation et ses plaisirs, de tout concilier de ses rêves de puissance immédiate et de sa quête de vérité poétique. L’échec de la combinaison idéale de conseiller du gouvernement chinois le ramenait en France avec le matériau d’Anabase, mais aussi avec une ambition politique trempée dans la certitude de ses talents et de ses pouvoirs de jeune diplomate. Moins fidèle à lui-même qu’il voulait le croire, il était parti en Chine avec un projet, il en revenait avec un autre. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 212 — Z33031$$U1 — Rev 18.02 NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 213 — Z33031$$11 — Rev 18.02 II LE MAGE DE LA RÉPUBLIQUE (1921-1940) NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 214 — Z33031$$U1 — Rev 18.02 NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 215 — Z33031$$11 — Rev 18.02 VIII La volonté de puissance La rencontre avec Briand À quoi songe Alexis sur le chemin du retour ? Fidèle à sa philosophie de pionnier, il rentre sans revenir sur ses traces : il boucle un tour du monde en traversant le Pacifique, via Honolulu, sous le vague prétexte d’encombrement de ligne sur la route de Suez et de problèmes de santé, avec la double bénédiction de Boppe et du médecin de la légation. Entre New York et Le Havre, il fête ses trente-quatre ans. À quoi pense-t-il ? Deux mois de voyage, c’est assez pour faire défiler un peu plus de quatre années de souvenirs ; il reste encore du temps pour songer à l’avenir. Durci, il a trouvé dans l’insuffisance des autres les raisons de nourrir assez d’ambition pour vouloir basculer dans les cadres diplomatiques et mener une carrière politique. Mais il est trop orgueilleux pour n’être qu’ambitieux. Pourquoi désirer quelque chose quand on peut tout avoir ? Ce sont les circonstances qui lui offrent Briand, puis le lui dérobent ; c’est son talent de se l’attacher durablement, comme il a apprivoisé Poincaré et Herriot. Le 6 juin 1921, Alexis touche terre française pour la première fois depuis plus de quatre ans, si l’on refuse de croire, comme les archives nous y obligent, à ses errances en Polynésie. Les bons sauvages de la nouvelle Cythère, récitant, sans le comprendre, le pur français de Racine, composaient l’un des tableaux obligés de ses récits de voyage. L’image servait la grandeur du diplomate, honoré comme un vice-roi des Indes dans ces ı̂les lointaines ; elle illustrait l’art du poète, qui goûtait le mélange adéquat de sophistication culturelle et de primitivisme insulaire. Il se trouva certaine presse complaisante, à la nomination d’Alexis au secrétariat général, pour déduire de cet improbable séjour une expertise politique de l’Océanie... Extrapolations rêvées à Honolulu, peut-être : à cette pointe du triangle polynésien, une grève eut le bon dos d’immobiliser le voyageur pendant trois semaines ; il les consacra à la cueillette de quelques savoureuses anecdotes océaniennes. Du même acabit, la fureur de l’ambassadeur Jusserand, soi-disant essuyée à Washington. La vieille carrière s’indigna peut-être des vagabondages du jeune diplomate nonchalant, elle ne lui fit pas l’honneur de le lui dire en face, puisque Alexis traversa le continent de San Francisco à New York, puis l’océan de New York au Havre, sans jamais passer par Washington. Il arriva à Paris début juin, pour quelques mois de congé. Alexis embrasse sa mère et ses sœurs parisiennes, il se repose à Vernon, dans la vallée de la Seine, il séjourne en Italie où s’est mariée Paulette. Fut-il chargé par l’ambassade de France à Rome d’acheter des journalistes NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 216 — Z33031$$11 — Rev 18.02 216 Alexis Léger dit Saint-John Perse italiens, dont un certain Benito Mussolini ? C’est le récit improbable qu’Alexis offrit cinquante ans plus tard à sa femme ; sans doute le nom de Mussolini, et peut-être son achat, avait-il été évoqué devant le jeune diplomate, au cours d’une visite à l’ambassade romaine, quelques mois avant la marche triomphale du dictateur. Frustré d’avoir raté la conférence de Versailles, Alexis glissa devant la veuve Boppe, à qui il continuait d’écrire des lettres charmantes, qu’on le pressait de bien vouloir participer à celle de Washington. Il prétendit plus tard que la conférence l’avait surpris en Amérique, au hasard de son retour de Chine. En réalité, il reçut probablement de Berthelot le même conseil que Pousot, qui revenait comme lui de l’étranger : « N’y retournez pas, partez avec Briand aux États-Unis. Il ne vous connaı̂t pas et ce sera mieux ainsi. » Berthelot fortifiait son équipe en l’imposant à Briand ; Alexis voulait monter ; tout s’accordait pour associer le jeune homme à la conférence pour la limitation des armements. Happé par l’ambition professionnelle, Alexis n’oubliait pas ses amis littéraires. De Chine, au début de l’année 1921, il avait annoncé son retour, gommant son éclipse et son silence d’une formule commode. Il l’avait mise au point en janvier, pour Arthur Fontaine, qui se situait au carrefour de ses amitiés politiques et littéraires : « Je ne crains pas de vous que vous vous mépreniez sur mon silence : l’année asiatique est faite d’une seule journée et le silence y peut ressembler fort à une veille. » En février, à l’usage de Rivière, il avait perfectionné l’image qui soustrayait le poète cosmique à la commune mesure du temps : « L’année est faite d’une seule journée, la vie est faite d’une seule année. » Puis : « C’est hier que je m’entretenais avec vous au meilleur de l’amitié. Je vais rentrer. Je vous verrai. » Il avait trouvé la formule magique qui lui fit pardonner ses éclipses et réapparitions, au gré de ses envies et de ses besoins : « J’ai grandement honte de mon silence. Ne doutez point de mon affection : j’en aurais simplement de la peine. J’ai eu votre lettre de Suisse. Je me suis tu. » Alexis renversait son sentiment de culpabilité à la charge de son débiteur. Rivière ne lui en tint pas rigueur. Il aurait pourtant pu se plaindre d’apprendre son retour par un tiers : « Mon cher ami, Gallimard me prévient que vous êtes à Paris. C’est une grande joie ! [...] Comment allez-vous ? Je me réjouis de tout mon cœur de vous revoir. » Entre-temps, Gide avait reçu le même service, d’Honolulu : « Je sais que vous n’êtes pas homme à vous méprendre sur mon silence. La vie est faite d’une seule journée. » Alexis revoit Gaston Gallimard, il dı̂ne avec Paul Claudel, dans les derniers jours d’août, avant l’embarquement du glorieux aı̂né pour le Japon. Valery Larbaud est contacté, et revu, avant qu’Alexis ne reparte pour la conférence de Washington, à l’automne. Son plus fidèle admirateur lui présente une dame, « qui désire [le] connaı̂tre », Marie Laurencin peut-être. Le charisme chinois du poète, et le long jeûne qu’il a imposé à ses amis, le font apprécier sur le marché littéraire et mondain. Son crédit poétique et le prix de son amitié se mesurent aux lettres d’introduction dont Morand le gratifie, à la veille de son départ pour Washington. Encore une NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 217 — Z33031$$11 — Rev 18.02 La volonté de puissance 217 fois un ami l’offrait à une dame, enchâssé dans les plus galantes épithètes : « Si vous êtes assez bonne pour lui faire l’honneur de le recevoir, vous goûterez le raffinement de son esprit et son charme, j’en suis sûr. Léger ne vous parlera que des pays lointains où il a toujours vécu ; ou de l’Europe seulement pour vous dire combien vous êtes regrettée et attendue. » Morand l’introduisait aussi auprès d’un certain « Antoine ». Il s’agissait peut-être du prince Bibesco, qui raconta avoir goûté Éloges quand le diplomate « écrivait sous le nom de Saintléger Leger à la Nrf » ; Morand lui demandait de le recevoir comme « un atlas poétique et un être exquis, et vivant, en notre époque de funérailles et sépultures 1 ». C’est sous ce signe de vitalité, teinté d’anti-intellectualisme, qu’Alexis conquit Briand et relança sa carrière. Aucun historien de la conférence de Washington n’y a observé le rôle, même latéral, d’Alexis. Les mémorialistes ont entériné, en revanche, la légende de sa rencontre avec Briand, sur le Potomac, rencontre qu’Étienne de Crouy-Chanel, son fidèle adjoint dans les années 1930, comparait sérieusement à « une sorte de chemin de Damas ». Alexis se serait « rendu compte qu’il pouvait jouer un rôle, et un rôle de premier plan, dans la vie politique et diplomatique de son pays ». Le jeune diplomate n’était pourtant pas mandaté pour jouer un rôle politique à cette conférence sur le désarmement ; il avait été intégré à la délégation française comme simple expert de la chose asiatique, utile pour discuter des prétentions navales du Japon. Alexis venait surtout en qualité de protégé de Berthelot ; c’est ainsi qu’il apparaissait probablement à Briand, qui savait le goût pour la Chine et la littérature moderne de son ancien directeur de cabinet, nommé secrétaire général du Quai d’Orsay quelques mois plutôt. Le progressisme de Briand s’amusait du modernisme de Berthelot, qui aimait provoquer la vieille carrière en protégeant les artistes et littérateurs d’avant-garde. Il n’est pas saugrenu de se demander le regard qu’Alexis portait sur Briand, en 1921. On aurait tort de se représenter le président du Conseil d’alors comme l’apôtre de la paix dont on se souvient aujourd’hui, artisan du rapprochement franco-allemand, à Locarno, en 1925, instigateur du traité de renonciation à la guerre, à Paris, en 1928, et inspirateur trop précoce d’une Europe unie, à Genève, en 1929. Aurait-il été, en 1921, ce doux pacifiste arpentant l’Europe, il n’est pas sûr qu’il aurait séduit Alexis, dont rien n’indique qu’il échappait à l’esprit chauvin de l’époque. Mais l’ancien avocat bohème, antimilitariste et anarchisant, puis guesdiste, jaurésien enfin, avait présidé le gouvernement de la France de Verdun et, rappelé par Millerand, au début de l’année 1921, préconisé l’application sans faille du traité de Versailles. D’accord avec Lloyd George, il avait fait saisir les trois villes clés du bassin de la Ruhr, Düsseldorf, Ruhrort et Duisburg, et s’en était justifié sans complexes devant la Chambre, en mars 1921. S’il le fallait, il abattrait « une main ferme sur le collet de l’Allemagne ». Ce n’est qu’à la veille de s’embarquer pour Washington que Briand avait infléchi son discours. Le gouvernement allemand l’y inclinait, qui NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 218 — Z33031$$11 — Rev 18.02 218 Alexis Léger dit Saint-John Perse cédait sur le principe des réparations, et ouvrait des négociations économiques avec la France. Mais la raison principale de ce changement de ton, dont on ne pouvait prévoir qu’il serait durable, tenait à l’invitation du président Harding à conférer du désarmement, à Washington, au mois de novembre 1921. Briand avait décidé de prendre la tête de la délégation française pour intéresser le président américain aux affaires européennes, et sensibiliser la nation qui s’était détournée de la SDN à la sécurité de la France. Privée de la garantie anglo-saxonne prévue par le traité de Versailles, que Wilson n’avait su faire ratifier par le Sénat américain, la France, première puissance militaire d’Europe, passait dans l’opinion américaine pour une nation au bellicisme intempestif, exploitant abusivement les clauses d’un traité de paix trop sévère à l’égard de l’Allemagne. On n’attrape pas les mouches avec du vinaigre. Le 9 octobre 1921, Briand prononça dans sa circonscription de Saint-Nazaire un discours aux accents pacifistes : « Aucun pays n’a plus que le nôtre le désir de limiter ses charges militaires. » Il enfonçait un coin dans la majorité du Bloc national, en démontrant l’ineptie d’une politique de coercition qui, sans procurer à la France le paiement des réparations dues par l’Allemagne, lui coûterait pour rien la solidarité anglo-saxonne. Impossible de savoir comment Alexis appréciait l’évolution de Briand. Il était sensible, sans doute, à son charme personnel. Nullement poseur, ni autoritaire, le président du Conseil avait les yeux bons et rieurs, les bacchantes affables, un éternel mégot se consumant à ses belles mains ; son costume mal coupé et son air négligé inspiraient ce mot à Anna de Noailles, qui participait à la transhumance des mondaines, à chaque session genevoise, et se mêlait à la délégation française à l’hôtel des Bergues : « Si ce n’est pas le ministre, c’est un cambrioleur ! » Pour mesurer l’écart entre le Briand qu’Alexis aborda en 1921 et celui qu’il servit de 1925 à 1932, il suffit de brasser son courrier de ces périodes respectives. Gilbert Peycelon, son tout dévoué secrétaire particulier depuis 1906, à qui Morand trouvait « l’air d’un patron de bistrot », s’occupait de sa correspondance avant sa rencontre avec Alexis. Elle bruissait de mille rumeurs de complots ourdis par l’Église, l’Action française ou les puissances de l’argent. Après 1925, le courrier de l’inamovible ministre des Affaires étrangères, généralement dévolu à son directeur de cabinet, rendait un son plus moelleux. Un Briand non pas embourgeoisé, puisque le ministre résista jusqu’à sa mort aux séductions du confort matériel, mais à la carrière faite, affranchi des questions intérieures, tout entier dévoué à son combat pour que la paix européenne devienne la meilleure garantie de sécurité pour la France. Avant qu’Alexis fût pour quelque chose dans cette évolution, il lui fallut approcher le président de la délégation française. Emmanuel Berl a livré douze ans plus tard le récit le plus fameux de la rencontre entre le ministre et l’agent anonyme, dans un article de Marianne publié à l’occasion de la nomination d’Alexis au secrétariat général, le plus haut poste du ministère. Berl y racontait comment deux mots du ministre avaient séduit le jeune homme. « D’abord par une phrase sur NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 219 — Z33031$$11 — Rev 18.02 La volonté de puissance 219 la liberté qu’il convenait de laisser à l’indigène. Ce besoin physique de liberté, même chez autrui, liait du premier coup Léger à Briand. Deuxième moment, plus décisif encore. Briand contait des anecdotes. Les personnages de sa suite disaient : “Monsieur le Président, il faut écrire tout cela, ou le dicter...” Briand n’écoutait déjà plus. Il regardait un arbre et rêvait. » La suite de la scène a été réinventée par Alexis lorsqu’il joignit l’article de Berl à l’hommage à Saint-John Perse dont il organisa la publication. Honneur à Saint-John Perse, en 1965, laissait voir une version postdatée et remaniée de l’article. Là où Berl prêtait à Briand le mot, le poète vitaliste se l’appropriait : « Leger dit : “Allons donc ! Un livre, c’est la mort d’un arbre.” L’amitié de Léger et Briand était scellée. Briand, rentrant en France, ne le ramena point, il l’enleva. » La légende prospéra ; dans l’entre-deux-guerres, déjà, Alexis s’appropriait une formule, que les proches de Briand avaient pourtant entendue dans la bouche du ministre. Daniélou rapporte, dans un portrait publié en 1935, qu’à « celui qui lui demandait un jour en [sa] présence s’il écrirait ses mémoires, Aristide Briand répondait : “Je ne voudrais pas que les feuillets qui seraient nécessaires pour imprimer mes mémoires pussent coûter la vie à un seul arbre de nos si belles forêts.” » À l’inverse, Georges Bonnet, qui posait en héritier de Briand, prétendait tenir du ministre lui-même la version arrangée par Alexis : « Aristide Briand nous avait raconté comment, pendant la conférence du désarmement, à l’occasion d’un voyage en bateau sur le Potomac, il avait découvert Alexis Léger : le bateau glissait entre des rives couvertes d’érables rouges. Briand contait des anecdotes. Les personnages de sa suite disaient : “Monsieur le Président, il faut écrire tout cela ou le dicter.” Briand dit au jeune secrétaire accoudé au bastingage : “Vous entendez. Dois-je écrire mes mémoires ? ” Et Léger répondit : “Un livre, c’est la mort d’un arbre.” Le mot, merveilleux raccourci, séduisit Briand. Et quand Léger vint lui faire ses adieux sur le navire qui ramenait Briand à Paris, il lui dit : “Je vous garde, vous venez avec moi.” Et il resta auprès de Briand pendant sept ans. » Pour finir d’embrouiller l’affaire, Alexis, à la fin de sa vie, a lui-même raconté à sa femme la version « authentique » du récit de Berl : « Briand voulait qu’il se joigne à lui et poursuive son activité dans la diplomatie et les Affaires étrangères. Léger déclina à plusieurs reprises, parce qu’il voulait être libre de voyager et d’écrire. En 1922, alors que Briand et Léger collaboraient à la conférence de la Paix, ils étaient sur le Potomac sur un yacht, Briand essaya encore de persuader Léger. Cette fois-ci il y parvint. Il pointa du doigt un bel arbre sur la rive et dit : souvenez-vous, “un livre, c’est la mort d’un arbre”. » Aussi bien l’histoire est réversible, comme dans toute affaire de séduction, où le séducteur ne renvoie jamais à sa proie que l’image de sa propre attirance. Peu importe la paternité du mot : que les deux aient pu le prononcer suffisait à les lier. Briand, qui préférait œuvrer à même la vie, séduisait le poète qui ne voulait plus se dévouer aux seuls pouvoirs de la littérature. De son côté, le poète séduisait l’homme politique par son cynisme, qui lui permettait de renier son art en souriant. Le détachement NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 220 — Z33031$$11 — Rev 18.02 220 Alexis Léger dit Saint-John Perse dédaigneux du jeune homme flattait son scepticisme. Il était trop facile au pur poète, après avoir dédaigné la littérature, d’affecter mépriser plus encore une Carrière qui n’était que sa courtisane. Le coup de foudre n’était pas une légende ; le retour précipité d’Alexis avec Briand en témoigne. La certitude acquise que le désarmement terrestre ne serait pas discuté et que le désarmement naval se négocierait à la défaveur de la France, Briand abandonna la présidence de la délégation à Albert Sarraut, et rentra à Paris. Mieux valait s’éloigner. Mais pourquoi ramener Alexis, au premier jour des discussions sur le Pacifique, qui justifiaient sa présence à Washington, sinon par le fait du prince qui ne voulait plus se séparer d’un nouveau commensal ? Le député Léon Archimbaud, qui écrivit l’histoire immédiate de la conférence, s’en étonna : « MM. Berthelot et Léger, dont la compétence dans les questions d’Extrême-Orient est reconnue, quittaient la conférence au moment précis où l’on commençait à les aborder. » C’est ainsi qu’Alexis ne fit rien pour éviter que le Japon ne lésât les intérêts chinois. Sur le chemin du retour, il était déjà assez proche du président pour mettre son nez dans ses affaires, autrement excitantes. La carrière d’Alexis était lancée, nous dit-on rétrospectivement. Le jeune ambitieux était trop prudent pour le croire ; il se souvenait probablement du mot de Berthelot, quelques années plus tôt, fort de la confiance de Clemenceau, qu’il avait acquise après le départ de Briand, en 1917 : « Je suis là pour dix ans. » Depuis, Briand avait remplacé Clemenceau et, en cette fin d’année 1921, Berthelot et Briand n’étaient qu’à quelques semaines de leur chute. Le scandale de la BIC : la chute de Berthelot et de Briand L’affaire de la Banque industrielle de Chine a fait marcher les imaginations, parce qu’elle participa à l’échec de Briand, permit le retour de Poincaré aux affaires, et éclaboussa la figure éblouissante de Berthelot. Mme Poincaré, la femme de son meilleur ennemi, ne considérait-elle pas le secrétaire général comme « le roi de France quant à la politique extérieure » ? L’affaire s’insère dans la série de scandales politico-financiers qui, de Panama à Stavisky, fragilisèrent la IIIe République. Elle n’obligea pas seulement Alexis à se trouver de nouveaux protecteurs ; elle le fit réfléchir. C’est une leçon qu’il n’oublia jamais, qu’en politique, et même dans la frange indécise où se situait le secrétaire général du Quai d’Orsay, entre le ministre et son administration, il était nécessaire pour durer de figurer une parfaite intégrité. Alexis préféra la discrétion à la flamboyance de Berthelot, pour ne pas s’offrir à la jalousie d’un rival. Dans l’affaire de la BIC, Berthelot s’attirait les foudres des ennemis de Briand, qui était visé à travers lui, mais il payait aussi son insolence envers Poincaré, dont il s’était moqué pendant la guerre, tenant le président de la République à l’écart des grandes décisions. De quoi s’agissait-il ? Si l’on gratte le palimpseste, le récit le plus récent, riche de tous les autres, est celui de l’historien. L’affaire a trouvé le sien en NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 221 — Z33031$$11 — Rev 18.02 La volonté de puissance 221 la personne de Jean-Noël Jeanneney, qui relaya l’œuvre de son grand-père, Jules Jeanneney, rapporteur de la loi de sauvetage de la Banque devant le Sénat 2. Affaires de dynasties républicaines montées les unes contre les autres. Car, au même titre que la synthèse de l’acétylène, la Banque industrielle de Chine était une invention « Berthelot ». En 1913, l’expertise chinoise de Philippe et le génie des affaires de son frère André, membre d’une trentaine de conseils d’administration, s’allièrent pour donner naissance à une banque d’affaires en Chine. Le président Yuan Shi Kaı̈ fit le meilleur accueil à une institution financière qui brisait le monopole du consortium bancaire international. La Chine souscrivit un tiers du capital de la nouvelle banque, qui décrocha le financement de la construction du port de Pou-keou. Elle leva à cette fin un emprunt de cent millions de francs or à 5 % sur le marché français, garanti sur deux monopoles d’État que la Chine n’avait pas encore concédés : le tabac et l’alcool. D’emblée, la BIC se heurta à la puissante Banque d’Indochine, qui participait au consortium international, et ne voyait pas d’un bon œil la création d’une rivale, soutenue par la perspicacité et l’activité inlassable de Philippe Berthelot. Avec trois mille clients et un milliard de francs de dépôt en 1920, André Berthelot annonça un dividende de 14 % à ses actionnaires. Succès en trompe l’œil, gagé sur les intérêts trop généreux offerts aux clients, supérieurs de deux points à la concurrence. En refusant de participer au consortium international, reconstitué au lendemain de la guerre, en disputant à sa rivale française le marché indochinois, en débauchant Pernotte, l’un de ses dirigeants, pour prendre la tête des opérations en Chine, la BIC jouait les francs-tireurs et s’attirait l’hostilité durable de la Banque d’Indochine, forte de puissants relais au ministère des Finances. Au début de l’année 1921, la Banque de France s’inquiéta de la trésorerie de la BIC et invoqua la solidarité bancaire de la place de Paris. Horace Finaly, le directeur de la banque de Paribas, qui a inspiré le Moı̈se de Giraudoux et le Bloch de Proust, proche des milieux de centre gauche (il avait financé la tournée asiatique de Painlevé), fut sollicité pour aider Robineau, le directeur de la Banque de France, à sauver la BIC. Philippe Berthelot s’employa sur tous les fronts en activant les amis politiques de Briand. Paul Doumer, le ministre des Finances, et Poincaré, en embuscade, étaient trop contents de profiter de l’affaire pour atteindre l’ensemble d’un clan. Jean-Noël Jeanneney n’a pas eu de peine à démontrer que les audaces de Berthelot s’étaient affranchies des usages et des règles. En amont de l’affaire, pour circonscrire les rumeurs de banqueroute, il avait usé de la signature de Briand, à son insu. C’est ce qui causa sa perte, lorsque cette incorrection fut révélée à la Chambre. Au cœur de la crise, Berthelot n’avait pas agi plus délicatement : il avait mobilisé l’argent public pour renflouer la Banque en arguant du prestige français, mais en dissimulant l’ampleur des besoins ; une fois la pompe amorcée, il en avait réclamé davantage, pour ne pas perdre la mise initiale. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 222 — Z33031$$11 — Rev 18.02 222 Alexis Léger dit Saint-John Perse Si l’on gratte ce récit, on trouve celui des romanciers. Chez Malraux et Giraudoux, Berthelot, en accédant à la dignité de personnage romanesque, prouvait sa supériorité sur ses adversaires. Chez l’un comme chez l’autre, la BIC n’était plus une affaire d’argent, mais une question de style. Cocteau n’était pas en reste de coquetterie littéraire, qui écrivit à Berthelot, déchu du secrétariat général : « Vous voilà comme nous, les poètes ; recevoir des pierres est encore la meilleure façon d’avoir son buste. Ce qu’ils cherchent à travers vous, c’est ce mystérieux principe, cette élégance profonde qui fait que vous êtes notre ami, que vous êtes des nôtres. » Chez Malraux, dans La Condition humaine, Berthelot s’appelait Ferral ; il se heurtait à la mauvaise volonté des banquiers : « Ils ne paieraient pas, sauf si le ministre intervenait formellement parce que Ferral n’était pas des leurs. Pas marié : histoire de femmes. Soupçonné de fumer l’opium. Il avait dédaigné la Légion d’honneur. Trop d’orgueil pour être, soit conformiste, soit hypocrite. » Bref, sa défaite était une victoire d’un personnage sur la bureaucratie, d’un vivant sur les assis, et de la littérature sur les affaires. Chez Giraudoux, en service commandé, Philippe Berthelot s’appelait René Dubardeau et Poincaré devenait Rebendart. Ce revanchard n’aimait pas les Dubardeau, ces « féodaux du régime » et « de malhonnêtes personnes. L’honnêteté ne consiste pas à refuser de recevoir les parlementaires et à aimer les cubistes ». D’une phrase, l’auteur de Bella amnistiait le créateur de la BIC, « fécondant un continent pas un système bancaire trop altruiste ». Impossible de lire la version des diplomates que Poincaré réunit en conseil de discipline, après la démission du secrétaire général. Peretti de la Roca détestait le flamboyant Berthelot, qui ne lui cachait pas son dédain ; Camille Barrère, ambassadeur à Rome, ne l’aimait guère. Leurs délibérations sont toujours interdites de consultation ; on connaı̂t seulement le verdict de non-activité prononcé pour une période de dix ans, juste assez pour amener le fonctionnaire à l’âge de la retraite. Il faut gratter encore, et faire parler les parlementaires, pour connaı̂tre ce que les suites judiciaires de l’affaire ne purent dévoiler, puisque Philippe ne fut pas poursuivi. Pernotte écopa de six mois de prison, en août 1923 ; André Berthelot en fut quitte pour trois mille francs d’amende. La sentence fut l’occasion d’une nouvelle passe d’armes entre Briand et Poincaré. Le premier prétendit que le second appliquait finalement sa politique en adoubant son projet de renflouement. Poincaré réfuta, et conclut sa réplique par ces mots empoisonnés, qui enflammèrent la droite de l’hémicycle : « Si monsieur Briand avait appris au ministère des Affaires étrangères ce que j’y ai appris moi-même quand j’y suis arrivé, il aurait pris les mesures que j’ai prises. Il ne pouvait les prendre quand il y était, car le fait que monsieur Philippe Berthelot avait touché la somme que l’on a indiquée était inconnu. » Les officines policières enregistrèrent les interprétations qui coururent les couloirs de l’Assemblée au sujet des « trois millions en billets de banque trouvés en sa possession ». Les adversaires de Briand suggéraient « une explication qui comportait une accusation tout aussi grave : cette somme NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 223 — Z33031$$11 — Rev 18.02 La volonté de puissance 223 énorme aurait été prélevée sur les nombreux millions – dix, disent les uns, vingt-cinq d’après les autres, mis pendant la guerre par Basil Zaharoff [le richissime marchand d’armes] à la disposition du ministre des Affaires étrangères pour aider à la propagande ». Cette explication était « loin de laisser indifférents bon nombre de parlementaires à qui on la donnait 3 ». Quelle que fût l’ampleur des irrégularités commises par Philippe Berthelot, ses protégés pâtirent de l’affaire. Morand se souvenait d’un déjeuner, à cette époque, chez Eirik Labonne : « Quatre jeunes agents des Affaires étrangères, camarades de concours (bien qu’issus de trois concours différents de date) : Giraudoux, quarante-quatre ans, Alexis Léger (SaintJohn Perse), Eirik Labonne et moi, trente-cinq ans. Philippe Berthelot, notre maı̂tre, notre chef, notre ami, venait de connaı̂tre une de ces éclipses effrayantes qui ruinèrent la fin de sa vie. » Chacun révéla son tempérament et ses ambitions à ce coup du sort. Des quatre orphelins de Berthelot, deux préférèrent leurs ambitions littéraires à la Carrière ; Morand parlait aussi bien pour Giraudoux que pour lui : « Je compris qu’on ne peut pas servir l’État, et d’autres maı̂tres. Il n’y a pas de second métier. L’État veut être aimé exclusivement. Il fallait choisir : j’optai pour le bonheur, pour la roue libre, pour le temps perdu, c’est-à-dire gagné. Je repris le chemin de Venise. » Plus tard, il expliqua à Pierre de Boisdeffre, l’un des innombrables avatars de la figure de l’écrivain diplomate, qu’il « prenait la vie diplomatique pour un passeport vers les amours et la mondanité », tandis que « le jeune Alexis Saint-Léger Léger y voyait tout autre chose : la forme moderne de la puissance, un accès aux secrets de la République, le début d’une carrière qui devait le conduire aux sommets ». Si aucun des quatre diplomates littéraires n’était indifférent au sort de Berthelot, Alexis et Eirik Labonne n’y étaient pas étrangers. Alexis avait été mêlé aux prémices de l’affaire. L’extrême pointe de son séjour chinois avait coı̈ncidé avec les débuts des efforts contre-productifs de Philippe pour préserver la réputation de la Banque. À cette date, Alexis avait déjà renoncé, avec le poste convoité de conseiller privé, à s’occuper des affaires courantes de la légation. Il revint à Maugras de répondre au fameux télégramme du 13 janvier, abusivement signé par Berthelot du nom de son ministre 4. C’est aussi Maugras qui s’employa à sauver ce qui pouvait l’être, sur place, aidé de l’autre adversaire d’Alexis, le très jalousé conseiller Padoux. Alexis agit peut-être en sous-main, en relation avec Mgr Guébriant et le fameux père Robert. Il se trouva des députés à la Chambre pour reprocher à Berthelot d’avoir indûment mêlé ces hommes d’Église à l’affaire, sans pouvoir le prouver, faute de traces. Quel que fût son rôle occulte, à Pékin, Alexis était l’un des rares agents, à Paris, à maı̂triser le dossier. Après la chute de Briand, il continua de s’en occuper, avec Eirik Labonne, que Berthelot avait chargé de surveiller l’affaire pendant son séjour à Washington. Ce protestant original et brillant s’était efforcé de contenir le désastre, depuis Paris ; le scandale ayant éclaté, il fut commis avec Alexis à la reconstruction de la BIC. Au soir de sa vie, il se retourna vers cette période NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 224 — Z33031$$11 — Rev 18.02 224 Alexis Léger dit Saint-John Perse héroı̈que, dans une longue lettre émue à Saint-John Perse ; Labonne multipliait les allusions, laissant entendre que Berthelot n’était pas vierge de tout reproche aux yeux de ses protégés : « À bout de bras et avec tant de peine nous avons, ensemble, radoubé le bateau vermoulu ou putréfié de la “BIC”. De ce sauvetage, nous avons été drôlement payés. Pauvre Philippe ! Et ses trente deniers ! Un strapontin au conseil d’une des sociétés du sieur Épinat. Celui même qui avait été chargé, par d’autres dans l’ombre, de mener l’assaut pour m’expulser du Maroc. » Alexis n’avait pas attendu de récompense de son protecteur en poursuivant son œuvre ; il s’était payé lui-même en s’offrant à celui qui l’avait fait tomber. En apportant son expertise dans la reconstruction de la BIC, il travaillait encore avec Berthelot qu’il œuvrait déjà pour Briand ; et il travaillait encore pour ce dernier qu’il servait déjà Poincaré. Briand était rentré de Washington sur un échec ; il ne doutait pas que le premier prétexte suffirait à le faire tomber. L’insistance du Quai d’Orsay à sauver une banque qui intéressait personnellement le secrétaire général constitua une fameuse occasion pour ses adversaires. Il fallait à Briand des munitions pour répondre, devant les Chambres, de son secrétaire général puis, après sa démission, de l’ensemble de ses services. C’est Alexis, parti avec Berthelot, rentré dans les bagages de Briand, qui s’y colla. Il connaissait la Chine, les déboires de la BIC, et s’était déjà employé, à Pékin, à démêler des intrigues financières, en faveur de la Banque russo-asiatique. Les archives Peycelon conservent un indice ténu de l’implication d’Alexis auprès de Briand : l’ancien attaché à la légation de Pékin décrypta et commenta pour lui un télégramme du ministre de France en Chine, daté du 3 décembre 1921, qui évoquait les mesures à prendre pour sauver la Banque 5. Alexis travaillait-il déjà contre Berthelot en aidant Briand ? Il était difficile de résister à la tentation d’égratigner son protecteur en jetant un jour subtil sur ses imprudences. C’était se rehausser aux dépens de l’imprudent et aggraver le ressentiment de Briand. Des signes subtils laissent penser que Berthelot se sentit trahi par son protégé. À peine avaitil démissionné qu’il festoyait chez Coco Chanel. Tous ses amis, qui étaient aussi ceux d’Alexis, participaient au réveillon. Morand, les Sert, Milhaud, Cocteau, Fargue, Stravinsky, ils étaient une trentaine à entourer chaleureusement l’ami des arts et des lettres, mais Alexis n’était pas là. Ce qui ne donne pas forcément raison à Morand, lorsqu’il prétend avoir été le seul écrivain du Quai d’Orsay à ne pas négliger leur protecteur dans sa disgrâce : « Giraudoux, Léger, Claudel, moi. Tous jaloux de l’amitié de Philippe Berthelot. En tout cas, j’ai été le seul à continuer à le voir, à donner un grand déjeuner pour lui, avenue Charles-Floquet, au lendemain de sa disgrâce, quand le Tout-Paris qui l’avait adulé lui tournait le dos. » Loin de prendre ses distances avec Berthelot, Giraudoux fit un livre de sa fidélité. Avec Bella, il vengea son protecteur des Judas qui lui tournaient le dos. Alexis n’est pas reconnaissable dans ces portraits à peine voilés, mais la simple existence de ce roman d’actualité suffit pour accroı̂tre la sourde inimitié qui prospérait entre les deux protégés du secretaire général déchu. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 225 — Z33031$$11 — Rev 18.02 La volonté de puissance 225 Tout, dans Bella, laisse entendre que Giraudoux reprochait à Léger une forme d’ingratitude, qui devint patente après la chute de Briand, lorsque le jeune ambitieux se mit au service de Poincaré. Pour autant, la meilleure cordialité présidait aux relations entre Alexis et Jean ; tel demeura le ton de leur correspondance, bien après l’affaire de la BIC, lorsque Alexis devint à son tour secrétaire général. Discret, respectueux et amical, Giraudoux laissait des petits mots devant la porte close de son chef (« Cher ami, on me dit que tu as quelqu’un et je ne veux pas te déranger. J’aimerais bien pourtant te voir une minute, car j’ai à te demander ton avis pour l’emploi de certains fonds de la commission. Veux-tu me dire une heure où je te trouverai plus libre ? ») ; il mêlait à ses rapports d’inspecteur (fantaisiste) des postes quelques courriers amicaux, aussi creux que leur amitié. Du MoyenOrient, en 1935 : « J’ai beaucoup regretté de ne pouvoir te dire adieu, et je t’envoie d’ici mille amitiés avant de plonger dans l’Iran. [...] Il fait chaud et beau, et mon adjoint est un adjoint de toute confiance et un camarade très utile. » Comprendre irremplaçable, qui abattait le travail du tout virtuel inspecteur des postes. Giraudoux indiquait au secrétaire général son itinéraire : « au cas où tu voudrais me joindre et pour te faire signe ». Tout sonnait faux dans ces lettres, et tout était faussé par une inaptitude initiale à s’entendre, qui prenait un tour parfois comique, tant leurs goûts s’opposaient : « Bien cher Alexis, écrivait Giraudoux de Singapour, j’arrive, cette fois encore, à éviter la Chine. L’appréhension que j’ai du voyage dans ce pays qui ne m’attire que pour des séjours de mille ans m’a fait trouver jusqu’ici les combinaisons les plus ingénieuses pour passer au large. Mais cette fois c’est tout juste. » Sous l’apparente cordialité, Jean Mistler, qui arriva au Département au début des années 1930, devina la sourde rivalité : « Il y avait à cette époque, au Quai d’Orsay, presque autant de clans que de services, et certaines antipathies, comme celle qui opposait Giraudoux et Léger, étaient à peine masquées par les traditions de courtoisie de la maison. Comment ces deux hommes, également intelligents, mais totalement opposés par leur tempérament, auraient-ils pu s’entendre ? Jean Giraudoux était jaloux de l’influence politique de Léger, et Alexis Léger était jaloux des succès littéraires de Giraudoux. » Morand était assez bien situé, à équidistance des deux hommes, pour que l’on fı̂t foi à son jugement abrupt : « Giraudoux détestait Léger, qui le lui rendait. » La concurrence initiale pour entrer dans les faveurs de Berthelot n’expliquait pas tout. Certes, Giraudoux trônait à la première place (« Vous êtes celui qui écrivez le mieux le français à l’heure actuelle », lui disait Berthelot) ; mais il ne réclamait rien de son protecteur que le loisir d’écrire. La raison profonde de leur hostilité tenait à leur façon divergente d’organiser la dualité de leur existence. Giraudoux, détaché de la Carrière, vivait en écrivain son métier de diplomate. Légèreté qu’Alexis, qui voulait tout, ne pouvait souffrir. L’affaire Bella précipita le divorce ; en condamnant implicitement l’ingratitude d’Alexis, l’auteur obligea l’ambitieux à raidir sa doctrine d’hétérogénéité. Sa condamnation de ce mélange des genres, qui ne faisait honneur ni à la littérature, ni à la politique, était notoire au Quai d’Orsay. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 226 — Z33031$$11 — Rev 18.02 226 Alexis Léger dit Saint-John Perse Certaine allusion semblerait transparente si l’on était assuré qu’Alexis connaissait déjà le projet Bella lorsqu’il félicita Rivière, le jeune directeur de la Nrf, pour un article critiquant la politique allemande de Poincaré : « L’esprit grammatical d’un Poincaré, mauvais “poète”, n’est pas moins éloigné du cours mystérieux de la vie que l’esprit politicien de tel écrivain, mauvais “homme d’État” dans son domaine. La mastication la plus parfaite d’un dentier diffère toujours de la mastication naturelle. » Servir Poincaré, dissimuler Saint-John Perse À son retour de Chine, Alexis était parfaitement disponible. Rien ne le disposait à s’offrir à Briand, que l’occasion. Berthelot avait servi aussi bien Clemenceau que Briand, deux adversaires irréconciliables, Alexis pouvait bien passer de Briand à Poincaré, qu’une même rivalité dressait l’un contre l’autre. Disponible avant sa rencontre avec Briand, il le demeurait après sa chute, le 12 janvier 1922, précipitée par l’échec de la conférence de Cannes, qui n’avait pas rétabli l’alliance anglaise, perdue pour la France lorsque le Sénat américain avait refusé de ratifier le traité de Versailles et, avec ce texte, la garantie anglo-saxonne promise à la frontière francoallemande. Alexis s’était trop peu engagé avec Briand, ou trop peu longtemps, pour se voir reprocher un renversement d’alliances ; suffisamment toutefois pour signaler l’impatience de son ambition. Les quelques journées de la conférence passées dans la familiarité de Briand, puis les quelques semaines passées à travailler dans son cercle rapproché, lui avaient montré les chemins qu’un jeune agent devait prendre pour accélérer sa carrière et la rendre plus piquante. Sans soutien politique, le mérite ne suffisait pas à affranchir le fonctionnaire de la lenteur mécanique des promotions. Abandonné de Briand et de Berthelot, Alexis chercha un nouveau protecteur. Rien de scandaleux dans l’opportunisme de cette volte de 1922, si l’on veut bien adopter la perspective qui s’offrait à lui à cette date et oublier l’illusoire facilité que Saint-John Perse a conférée rétrospectivement à sa carrière diplomatique, en l’expliquant par la fatalité de son talent. À cette date, Raymond Poincaré incarnait le patriotisme légitime d’une France épuisée par sa victoire. Le Lorrain rigoureux, travailleur acharné, animé d’un farouche patriotisme de frontière, qui confinait parfois à la germanophobie, incarnait une droite raisonnée et compétente. Poincaré n’était pas encore celui qui, en se saisissant de la Ruhr, au mépris des Anglais, prolongerait l’atmosphère de la guerre, en dépit du pacifisme des Français. Il incarnait la France de l’Union sacrée, dont il avait été le président de la République, avant de ravir la présidence du Conseil à Briand. Le passage d’Alexis au cabinet Poincaré, favorisé peut-être par l’intermédiaire du journaliste Jean Herbette, qui avait patronné sa candidature au concours de 1913, et comptait parmi les proches du nouvel homme fort, n’a pas laissé de traces très signifiantes. Les archives des cabinets ministériels ne laissent même pas voir le nom de Léger dans la liste des collaborateurs officiels. Mais elles sont trop lacunaires pour que l’absence de preuve NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 227 — Z33031$$11 — Rev 18.02 La volonté de puissance 227 y vaille preuve de l’absence. Un certain Victor Paraf, vingt ans plus tard, cherchant l’adresse d’Alexis pour solliciter ses souvenirs, indiquait l’avoir rencontré en 1923, alors qu’il était « directeur du cabinet de M. Poincaré », ce qui était au moins exagéré. Mais il est certain qu’Alexis travaillait dans l’orbite du ministre ; il faisait le courrier de Mme Poincaré, et recevait des petits mots manuscrits du président du Conseil, qui lui rappelait telle échéance dans l’entreprise de renflouement de la BIC. C’était encore de cette affaire que l’ancien Chinois tenait l’opportunité d’approcher le pouvoir en place. Alexis, qui a probablement vécu ce transfuge avec mauvaise conscience, en a laissé la trace la plus visible, par un démenti maladroit, à cinquante ans d’écart, dans la notice biographique de sa Pléiade. « L’affaire de la Banque industrielle de Chine, indiquait-il, a amené la démission, puis la révocation, de Philippe Berthelot, secrétaire général du ministère des Affaires étrangères. Alexis Leger, qui a porté témoignage en faveur de l’action diplomatique de Berthelot dans cette affaire, tient lui-même le dossier pour la documentation personnelle du ministre (Poincaré) et pour la discussion devant les Chambres. » En se disculpant, Alexis inversait son rôle : il semble qu’il remplit son office avec complaisance, pour autant que l’on puisse interpréter les archives dans cette affaire délicate. C’est lui qui fignola la documentation pour la commission d’enquête dressée contre Berthelot. Il avait soigneusement établi plusieurs dossiers, gros de centaines de documents, retraçant toute l’affaire. Sous l’apparence d’une irréprochable neutralité, son travail de compilation avait-il outrepassé l’organisation strictement chronologique des pièces ? Il faudrait une connaissance absolue de l’ensemble du dossier pour assurer avec certitude que la petite main classa sans malice, sous sa belle écriture, les grands actes de l’affaire, ou pour prouver, à l’inverse, qu’il escamota les traces les plus compromettantes des interventions de Berthelot. De menus indices laissent penser qu’il constitua un dossier, sinon à charge (ce n’était pas nécessaire), du moins assez scrupuleux pour s’assurer que son premier protecteur ne s’en relèverait pas. Alexis fournit par exemple une pièce du 23 novembre 1920, sous une forme dactylographiée, à la commission d’enquête, avec cette précision fielleuse : « La pièce originale, qui est au ministère des Finances, est écrite à la plume par le ministre M. Berthelot. Elle est sur papier officiel avec en-tête : Cabinet du président du Conseil — ministre des Affaires étrangères. » Alexis se drapait dans ses fonctions de secrétaire impartial et offrait gratis ses services d’expert graphologue, mais il enfonçait complètement Berthelot en lui attribuant cette note, adressée au ministère des Finances afin qu’il pressât le gouverneur de la Banque de France d’offrir des facilités à « sa » Banque : « la BIC a pris en Extrême-Orient une très grande situation et est devenue l’instrument de la coopération économique de la France et de l’Asie. La participation du gouvernement chinois à la Banque industrielle est un des éléments de sa valeur pour les affaires françaises. [...] En raison des services rendus par la Banque en Chine, par l’appui prêté à nos commerçants et industriels de la manière la plus large, NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 228 — Z33031$$11 — Rev 18.02 228 Alexis Léger dit Saint-John Perse et pour lui permettre de continuer en toute sécurité ses initiatives, il est désirable que le gouverneur de la Banque de France augmente les facilités données en fin de mois à la Banque industrielle. Le ministre des Finances a qualité pour le lui recommander 6. » Auparavant, dans la période de latence qui courut de la chute de Briand au projet alternatif de Poincaré, le protégé de Berthelot ne s’était pas montré acharné à le venger en sauvant son œuvre. Avant de servir diligemment le plan de relance voulu par Poincaré, fondé (comme celui de Berthelot, d’ailleurs) sur l’indemnité que la Chine payait aux puissances occidentales depuis la révolte des Boxers, Alexis avait fait très bon accueil aux concurrents de la BIC, l’Anglo-french China Co, qui offraient leurs services de charognards, en mars 1922. Enfin, lorsqu’il s’attela à concevoir et à appliquer le plan de renflouement voulu par Poincaré, en 1923, Alexis ne résista pas à la tentation naturelle de rejeter la responsabilité des difficultés qu’il rencontrait sur la gestion passée de la BIC, en expliquant volontiers les limites de son action présente par les fautes passées de Berthelot 7. En travaillant auprès de Poincaré, Alexis éprouva, comme auprès de Conty, la nécessité de pouvoir se déjuger comme écrivain, pour ne pas freiner son ascension au Quai d’Orsay. Alexis raconta à Adrienne Monnier le coût d’une existence poétique pour un diplomate au service d’un tel ministre : « Raymond Poincaré, méticuleux et tatillon, prenait des renseignements sur les habitudes et les goûts des fonctionnaires du Quai d’Orsay, et, ayant appris que Léger était poète, il lui dit : “Ainsi, monsieur, vous taquinez les Muses ?” “C’est seulement par amusement, répondit Léger le regard soutenu et brillant, j’ai voulu montrer à ces jeunes gens qu’il est aisé de les plagier : on ouvre un dictionnaire et l’on écrit des mots sans suite.” Poincaré fut rassuré. » L’anecdote paraı̂t trop belle pour être vraie ; elle devient vraisemblable à lire les souvenirs de Louis de Robien : « Le futurisme du Quai d’Orsay eut pour conséquence chez ses agents une étrange vocation de la littérature. [...] En dehors de Giraudoux, de Morand et de Peyrefitte dans le domaine de la fantaisie, de Fouques Duparc et de Pingaud dans celui de l’histoire, leurs élucubrations sont d’une médiocrité navrante. Je ne parle pas des fumisteries à la Claudel ou des canulars surréalistes comme l’Anabase que Leger signait du moins d’un pseudonyme. Je ne serais pas étonné qu’il eût écrit cette farce de carabin – il a dans sa jeunesse été étudiant en médecine – que pour plaire à Berthelot, dont il flatta les manies jusqu’à ce qu’il se sentı̂t assez fort pour l’abattre. » La prudence du jeune diplomate à l’égard de sa personnalité littéraire procédait d’une juste intuition : ce qui était accolé du signe plus, auprès de ses premiers protecteurs, l’était du signe moins auprès d’autres serviteurs de l’État, parfaitement hermétiques à la littérature désintéressée de leur temps, qu’ils regroupaient sous le vocable péjoratif de « futurisme » ou de « cubisme » pour mieux en dénoncer le charlatanisme. Le haut fonctionnaire qui s’y complaisait ne faisait pas seulement une faute de goût ; il ne prouvait pas seulement son peu de sérieux ; il démontrait par là une NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 229 — Z33031$$11 — Rev 18.02 La volonté de puissance 229 sensibilité à la mode et aux avant-gardes qui n’augurait pas favorablement de ses opinions politiques, ni de ses sentiments patriotiques, si l’on suit le raisonnement de Robien : « Si, pour céder à mon tour à la manie de la littérature, il me fallait caractériser en quelques traits les diplomates qui furent mes contemporains en flattant aussi leurs péchés mignons, je dirais qu’il étaient bourgeois, snobs, décadents et anglophiles, en un mot “proustiens”. Pour ressembler entièrement à leur modèle, il ne manquait à la plupart d’entre eux – mais à la plupart seulement – que d’être pédérastes et juifs. C’est dire combien ils sont artificiels et éloignés de la terre – la seule réalité française qui compte. Selon la belle expression de Caillaux, bien peu parmi eux ont “de la terre de nos champs à la semelle de leurs souliers”. » Alexis sentit aussi souvent les inconvénients que les avantages d’être poète dans les milieux politiques qu’il fréquentait. Tout dépendait de ses ministres. Avec Laval, Anabase n’était pas le fait d’un écrivain prodigieux, mais d’un charlatan de la foire de Châteldon : « Laval m’a dit un jour, Léger c’est un cubiste en politique », se souvenait Léon Noël. Morand, dans son Journal inutile, s’exagérait peut-être l’inconvénient du succès littéraire, pour un diplomate : « Giraudoux, mal vu [au ministère] comme normalien. Léger, comme poète (Poincaré). Le Quai déteste la gloire extérieure aux bureaux. » Je suis partout, en avril 1933, sonna la naissance du nouveau secrétaire général des cloches d’une mauvaise renommée littéraire : « Briand trouva en lui un frère de sa jeunesse trouble admirablement adapté à l’époque moderne du jazz et de l’art nègre. Léger lui plut. À partir de ce moment commence une carrière étourdissante, funambulesque et scandaleuse, comparable à celle des grands bateleurs du XVIIIe siècle, SaintGermain ou Cagliostro. » Le portrait plutôt bienveillant de Jean Lebreau dans L’Éclair du 6 avril 1936, qui exhumait une critique d’Alexis, publiée jadis dans Pau-Gazette, d’un concert de D’Indy, rédigée dans une langue encore un peu congestionnée, se terminait par ce jugement ambigu : « Comment, s’écriera-t-on en levant les bras, c’est à de tels esprits qu’on a recours pour diriger clairement les affaires extérieures de la France ? ! À quoi l’on peut répondre que le langage diplomatique gagne parfois à ne pas être trop clair. » En défendant l’hétérogénéité de ses deux versants, Alexis obéissait aux circonstances plutôt qu’à une règle absolue. Le printemps 1924 ramena, avec la gauche, le goût des poètes d’avant-garde. Édouard Herriot prit les Affaires étrangères. Dans sa notice biographique, Saint-John Perse affirme qu’en cette circonstance, le plus lettré des radicaux lui « témoigne sa confiance et son amitié ». Il n’explique pas ce prodige d’avoir su s’entendre personnellement, avec trois ministres des Affaires étrangères aussi différents, Briand, Poincaré et Herriot ; l’admiration pour l’auteur d’Éloges, dissimulée sous Poincaré, n’était peut-être pas pour rien dans l’estime qu’Herriot portait au jeune diplomate. Aussi bien, des signes menus permettent d’assurer qu’Alexis fut du cabinet Herriot comme de celui de Poincaré. Lorsque, entre deux postes, Émile Naggiar réclama qu’on le dédommageât sur les fonds spéciaux de sa brutale NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 230 — Z33031$$11 — Rev 18.02 230 Alexis Léger dit Saint-John Perse chute de revenus, c’est un Alexis plein de morgue et d’ironie qui lui répondit sur papier à en-tête du cabinet, le 22 décembre 1924, en plein ministère Herriot : « Votre complainte du 20 décembre, pour être une mélodie ancienne et connue, semble tout de même juste ; mais pour obtenir de la caisse du cabinet quelque chose, il faudra, d’accord avec la comptabilité, établir rigoureusement les faits 8. » La réponse du service du personnel fut adressée au cabinet du ministre, et c’est Alexis qui l’annota de sa main : « La requête/ réclamation de Naggiar est justifiée. L[éger]. » Sans apparaı̂tre sur la liste des collaborateurs officiels d’Herriot, il en était assez proche pour agir en qualité de membre de son cabinet. En septembre 1924, il se flattait d’être dans la confidence du ministre. Trop content de renverser leurs positions initiales, il en informa « à titre privé » Arthur Fontaine : « Le mouvement diplomatique en préparation cristallisera aussitôt après le retour du ministre à Paris. Tout ce qui a été publié jusqu’ici dans les journaux est fantaisiste. » Au reste, on trouve aussi bien dans ses archives personnelles des notes de cabinet des ministères Poincaré et Herriot ». Au reste, on trouve aussi bien dans ses archives personnelles des notes du cabinet des ministères Poincaré et Herriot 9. Le passage de Berthelot à Poincaré, via Briand, avait été un tour de force, mais le retour à Briand, après l’épisode Herriot, n’étonnait pas moins les contemporains d’Alexis. À l’occasion de sa nomination au secrétariat général, Je suis partout rappelait les transgressions qui avaient marqué le début de la carrière d’Alexis. L’hebdomadaire ne voyait pas d’autre explication à son transfuge de l’équipe d’Herriot à celle de Briand, en 1925, qu’une forme d’espionnage ou d’entrisme que le jeune agent aurait pratiqué au profit de son protecteur de la fin de l’année 1921 : « En 1924, attaché au cabinet de Herriot, il s’y faisait l’œil de Briand qui, suivant sa manière habituelle, torpillait adroitement le ministère. En 1925, il devenait chef de cabinet de Briand et, de consul de deuxième classe, passait instantanément secrétaire d’ambassade de première classe. » Alexis avait rencontré en Briand un protecteur à la hauteur de son ambition ; il ne renonçait pourtant pas à une existence littéraire, prudemment dissimulée par le pseudonyme conçu dix ans plus tôt, dont une œuvre nouvelle, fécondée en Chine, avait rendu la délivrance nécessaire. Anabase : naissance et éclipse de Saint-John Perse (une gloire confidentielle) Depuis Images à Crusoé, l’une de ses premières publications, parue parmi les premiers numéros de la Nrf, jusqu’à la béatification de la Pléiade, qui accueillit ses Œuvres complètes, trois ans avant sa mort et celle de Gaston Gallimard, la vie poétique d’Alexis est étroitement liée à celle de la plus fameuse aventure éditoriale du siècle. Cette longue fidélité réciproque, en dépit des vicissitudes de l’histoire littéraire et politique, donne à penser que l’attelage entre la revue et la librairie convenait parfaitement à la double vie de l’écrivain diplomate. L’autorité des revues littéraires, qui n’était certes NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 231 — Z33031$$11 — Rev 18.02 La volonté de puissance 231 pas proportionnée à leur audience, conférait la légitimité qu’Alexis attendait de ses pairs, sans l’exposer aux désagréments d’une publicité intempestive ; la pérennité des éditions en volume, le très large prestige de la Bibliothèque de la Pléiade, assirent durablement la gloire de Saint-John Perse, lorsqu’elle ne menaça plus l’autorité du diplomate. Sur le vif, le poète privilégiait la revue à la librairie. Gallimard réunissait en volumes des poèmes qu’Alexis avait d’abord donnés à la Nrf et à des revues rivales. Ces dernières multipliaient la présence du poète dans autant de milieux différents, l’affranchissaient d’une trop étroite dépendance, et appréciaient sa collaboration à la revue de ses débuts, où il ne s’était pas toujours senti assez désiré. Le 9 janvier 1922, quelques jours avant la chute de Briand, Jacques Rivière, ayant eu vent d’un « poème extraordinaire », « écrit pour Marie Laurencin », le réclama au bénéfice de la Nrf, dont il était devenu le directeur respecté : « Je me jette dessus, et persuadez-vous bien qu’il vous est impossible de me le disputer. » Ce poème devait ouvrir, deux ans plus tard, le recueil paru chez Gallimard sous le titre d’Anabase. Le 1er avril 1922, Alexis n’ayant pas encore organisé les conditions de sa semi-clandestinité littéraire, la Nrf livra sans signature, sous le titre très sobre de Poème ce qui devint la Chanson liminaire du recueil. Cette prudente discrétion n’empêcha pas Alexis de multiplier les publications en revue. Il avait été sollicité par le jeune Pierre-André May, qui, avec l’argent de son père et l’aide d’Adrienne Monnier, avait lancé Intentions, l’une des revues brillantes et éphémères qui firent le sel de la vie littéraire de l’entre-deux-guerres. Alexis donna, à l’automne 1922, un « Poème pour Valery Larbaud », en guise de contribution au numéro d’hommage offert à son ami, mais il n’offrit pas d’autre paternité que son style à cette aimable ritournelle. Ce fut assez pour qu’Arthur Fontaine reconnût et saluât son ancien protégé derrière les trois étoiles qui stylisaient son anonymat. Relégué dans la section des « Hommages » des Œuvres complètes, le poème y est présenté par SaintJohn Perse comme un élément distrait d’une suite, « Jadis Londres », dont on ignore si elle a jamais existé. Le poème avait plu à Larbaud lorsque Alexis le lui avait montré, en 1912, au cours de leur séjour anglais. Il était bien dans la manière du jeune poète, héritée de Rimbaud, et de Laforgue surtout, avec son refrain entêtant : « ... Roses, rosemaries, marigold leaves and daisies... » Un Laforgue acclimaté aux manières d’un créole bien né : « Servante, l’homme bâille. J’appelle ! ». Alexis renoua avec cette morgue aristocratique, tempérée par la facilité d’une chanson populaire, dans les poulets galants qui firent sa fortune de séducteur. De la conférence de Londres, en 1930, il envoya ces trois jolis couplets à Minou Bonnardel, qu’il disputait à René Massigli, rival en galanterie comme en diplomatie : Madame, ayez grand soin de mon duché, car c’est miracle, en vérité, qu’il soit encore au monde possibilité de tel royaume ; et j’en ai fait remise aux plus fines mains qui soient, puisque ce sont celles de Minou, de Marthe et d’Ophelia. Madame, ayez grand soin que toute chose veille et soit heureuse en mon duché : le poulain sur le pré, la chouette aux pommiers, et sur la pierre de l’âtre NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 232 — Z33031$$11 — Rev 18.02 232 Alexis Léger dit Saint-John Perse cette grande flamme qui m’éclaire trois faces aussi sûres, puisque ce sont celles d’Ophélia, de Marthe et de Minou. Madame, le temps fuit comme un marraud [sic] et c’est chose bien vaine, pour une âme ducale, de s’attarder parmi les hommes : je reviendrai dans mon duché un soir de grande lassitude, et vous m’en remettrez la clé... En attendant souffrez que je porte à mes lèvres trois mains étroitement liées, puisque ce sont celles de Marthe, de Minou et d’Ophélia 10. En 1923, Alexis s’employa à faire publier à la Nrf un ensemble de poèmes qui constituent l’essentiel du volume d’Anabase tel que nous le connaissons aujourd’hui. Mais il lui fallut se sentir désiré. Le jeune diplomate évoqua devant ses amis littéraires les manuscrits qu’il avait rapportés de Chine. Au cours d’un dı̂ner chez Arthur Fontaine, à la jonction de ses deux personnalités, il subit l’amicale pression de Larbaud, qui le pria, avec Fargue, de donner lecture de ses poèmes. Adrienne Monnier, rencontrée chez le même Fontaine au début de l’année, et fervente admiratrice (elle comptait scrupuleusement ses rencontres avec cette « manière de petite perfection »), offrit l’hospitalité de la Maison des livres, sa librairie de la rue de l’Odéon. Alexis se déroba, comme il déclinait la plupart des invitations de cette fervente admiratrice, flattant, fût-ce pour s’en défendre (« Ne me prêtez pas les arrière-pensées qu’on a coutume de me prêter »), sa réputation de sauvagerie, où se confondaient ses préventions contre les mondanités, la ville de Paris et les vanités stériles des littérateurs. Devant ses amis, il avait prétexté l’éloignement de ses manuscrits, demeurés en Touraine, auprès de sa mère, loin de son existence de diplomate parisien. Mais il avait promis, l’été venu, d’aller les y chercher. En septembre 1923, il adressa un jeu de manuscrits à Larbaud : « Je tiens ma promesse : à la date indiquée. L’amitié ne délie point des dettes de jeu. » Il avait fallu donner une cohérence à différentes pièces, probablement esquissées en Chine, pour donner « l’impression d’un poème d’une seule venue » au témoignage de Maurice Saillet, qui tenait ses confidences d’Adrienne Monnier et de Valery Larbaud. Alexis laissait lui-même entendre qu’il n’avait pas seulement recopié un ensemble déjà composé : « Mais quel métier, un jour, que l’établissement d’un manuscrit ! » Le poète continuait de combiner une forme d’indifférence hautaine envers sa destinée littéraire avec la hantise de ne pas l’accomplir. Il usa de Valery Larbaud comme jadis de Gabriel Frizeau ; il lui fallait un intermédiaire pour atteindre son éditeur, fût-il son ami Jacques Rivière. SaintJohn Perse a supprimé de la Pléiade l’expression de ces pudeurs : « Si vous faites d’abord l’offre à la Nrf, j’aime autant que vous la fassiez en votre nom, pour mettre Rivière plus à l’aise. Je connais ses scrupules en amitié – et je trouverais d’autre part tout à fait naturel qu’une publication de ce genre ne répondı̂t plus aux convenances de sa revue. » Larbaud, qui ne doutait pas de l’accueil de Rivière, s’étonna devant Adrienne Monnier de cette timidité : « Voici le poème de Léger. Il me l’a donné pour que je le remette à Rivière, mais il a défendu de le montrer à d’autres. Il craint que Rivière n’en veuille pas ; mais Rivière n’est pas fou. » Sa modestie se résumait-elle à la crainte NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 233 — Z33031$$11 — Rev 18.02 La volonté de puissance 233 de ne pas voir reconnue la haute idée qu’il se faisait de son œuvre ? Son inquiétude tenait surtout au plan très arrêté qu’il avait conçu pour faire publier l’intégralité de ses poèmes inspirés par la Chine, selon des conditions définies par lui, loin de la légende d’une sélection hasardeuse, au détriment d’autres fragments : « Le manuscrit d’Anabase, indique SaintJohn Perse dans la Pléiade, avait été prélevé, pour quelques amis, sur un lots d’œuvres inédites, rapportées d’Extrême-Orient » ; ailleurs, il peignit la scène improbable d’un Larbaud puisant à pleine main dans une cantine de manuscrits, et s’écriant joyeusement : « What a bunch ! » – quelle prise ! Sans surprise, le 13 octobre 1923, Rivière manifesta son enthousiasme habituel, à peine fut-il assuré de l’accord d’Alexis pour une publication à la Nrf : « Hier encore je ne savais pas si c’était avec votre assentiment que Larbaud m’avait communiqué votre poème. (Il a été malade, nous nous étions insuffisamment expliqués.) Aussi n’osais-je souffler mot et pensais-je à des ruses pour vous arracher ces pages étonnantes. Mais puisque vous me les livrez de bon gré, comme je suis content ! Vous n’avez pas douté, je pense, de l’impression profonde que votre poème devait produire sur moi – “cette mer agile et forte sous la vocation de l’éloquence”. Je le trouve très beau et je le publierai avec joie. » Alexis ne devait cette réponse tardive qu’à ses propres pudeurs, qui avaient embrouillé la situation. Le matin même, il avait relancé Larbaud, pour en avoir le cœur net : « Gallimard m’a bien écrit, mais à la revue je ne sais rien des intentions de Rivière. [...] Si la longueur, ou la nature de ces poèmes, l’embarrasse, vous pouvez lui dire, à l’occasion, qu’il peut en réserver quelques-uns au profit de l’éditeur, quelque restreint que doive être le tirage de ce dernier 11. » Anabase parut finalement d’un jet, dans le premier numéro de l’année 1924. Alexis trouvait des occasions de se rassurer et d’exister en-dehors de la Nrf. En mars 1924, Pierre-André May sollicita un texte pour Intentions, par l’intermédiaire de Larbaud, qui se démenait, avec Adrienne Monnier, pour sauver la revue. Alexis y donna anonymement la Chanson finale d’Anabase, un poème sophistiqué, riche en effets sonores ; l’allitération imitative « je siffle un sifflement si pur » se transforme par une sorte de progression chromatique en « je siffle un sifflement plus pur ». Ses images se souviennent du premier Rimbaud, au risque de la mièvrerie, mais la Chanson est griffée par le lexique du poète (le vieux sens du mot « commerce »), adossé à son dictionnaire, qui lui enseignait l’étymologie de « prudence », la sagesse de celui qui voit à l’avance : « Et ce n’est point qu’un homme ne soit triste, mais se levant avant le jour et se tenant avec prudence dans le commerce d’un vieil arbre, appuyé du menton à la dernière étoile, il voit au fond du ciel à jeun de grandes choses pures qui tournent au plaisir. » Ce poème clôturait l’ultime recueil de Saint-John Perse avant son éclipse, et prolongeait, mélancolique, l’union finissante de ses vies d’homme de songe et d’action : « Mais de mon frère le poète on a eu des nouvelles. Il a écrit encore une chose très douce. Et quelques-uns en eurent connaissance... » Larbaud, qui souhaitait multiplier ces « quelques-uns », justifia la publication en revue de cette Chanson en termes de diffusion : « Cela mettrait NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 234 — Z33031$$11 — Rev 18.02 234 Alexis Léger dit Saint-John Perse le poème sous les yeux de bien des jeunes gens qui n’ont pas le moyen d’acheter le livre. » De fait, l’édition d’Anabase, sortie en librairie en 1924 dans une édition « semi-luxueuse », n’était pas à la portée du premier venu. L’année suivante, Alexis obtint de Gaston Gallimard une édition d’un niveau encore supérieur, « grand luxe, de très grand format, grand in-4°, et de très grande typographie ». Par une heureuse complémentarité stratégique, la publication dans les jeunes revues concurrentes, qui lui procuraient un lectorat jeune et désargenté, lui permit d’obtenir de son éditeur habituel l’écrin désiré pour son poème. La concurrence d’Intentions ne gênait guère la maison Gallimard ; la revue donna d’ailleurs son ultime livraison en décembre 1924. Mais Gaston craignait de perdre l’exclusivité, en librairie, d’un poète dont le prix tenait à la rareté. Alexis entretenait sa prévenance à l’égard de ses productions du jour en refusant la réédition d’Éloges, sollicitée depuis des années que le poème était épuisé. Alexis commit sa première infidélité à Gallimard en prolongeant en librairie l’aventure de la revue Commerce, dont il se mêla avec la discrétion et l’exigence d’une éminence grise. En 1921, il avait décliné l’offre du critique Maurice Martin du Gard, cousin de l’auteur Nrf, de collaborer à Écrits nouveaux, une revue dont il prenait la direction. Il fut plus sensible à l’offre de Margaret Van Auken, une riche américaine, devenue princesse Bassiano par son mariage avec Roffredo Caetani, un aristocrate italien. Fargue avait introduit Alexis dans le cercle de cette mécène des arts et des lettres, qui réunissait à déjeuner, en sa « villa romaine » de Versailles, les meilleurs écrivains du Paris des Années folles, mais aussi des peintres et des musiciens. On y croisait aussi bien James Joyce que Segonzac, Marie Laurencin ou Erik Satie. Un certain samedi, en 1923, Fargue y avait convoqué Alexis d’un pneumatique comminatoire : « La princesse Bassiano, avec qui je parle souvent de vous et qui est une amie de Larbaud, de Valéry, de Vinès, est très impatiente de vous connaı̂tre. Elle me charge de vous amener demain dimanche, pour le déjeuner, à Versailles. Venez, je vous en prie, vous nous ferez un immense plaisir. [...] Vous trouverez chez elle ses amis. Elle insiste beaucoup, moi aussi. » En semaine, quelques intimes prolongeaient ces réunions dominicales par un déjeuner dans un bistrot parisien que Fargue avait préalablement repéré. Avec Valery Larbaud, Adrienne Monnier, Paul Valéry et Jean Paulhan, Alexis était de ces agapes. La princesse a raconté comment Paul Valéry avait proposé de prolonger ces réunions amicales par l’aventure d’une revue qu’il baptisa Commerce, comme commerce des idées. Alexis, qui cultivait une dilection particulière pour ce mot, dont il réinvestissait dans ses poèmes l’acception mercantiliste d’une signification spirituelle, a plus tard revendiqué la paternité du titre, comme il laissa entendre qu’il en assuma la direction réelle, de sa naissance, en 1924, à sa mort, en 1932. La responsabilité officielle de ces cahiers trimestriels revint au trio Larbaud-FargueValéry, qui bénéficia de l’aide occulte de Paulhan, à l’ombre bienveillante de la Nrf. À ses débuts, l’entreprise fut surtout redevable à la diligence NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 235 — Z33031$$11 — Rev 18.02 La volonté de puissance 235 d’Adrienne Monnier, avant que la voluptueuse fainéantise et les procrastinations de Fargue n’eussent amené la gérante en titre à quitter ses fonctions pour armer son propre Navire d’argent – revue où elle engloutit ses dernières économies, et qu’elle liquida finalement après avoir dû vendre sa bibliothèque et ses autographes, dont le manuscrit d’Anabase qu’Alexis lui avait offert. Quant à l’influence d’Alexis sur la composition des sommaires, elle était essentiellement négative. Il avait insisté pour écarter du projet les trois auteurs en vogue du moment, Cocteau, Morand et Giraudoux. Il entrait sans doute une pointe de jalousie dans son souci de préserver la revue de noms fatalement corrompus par les succès publics et commerciaux. L’intransigeance d’Alexis n’était pas trop inconfortable, depuis sa position de conseiller occulte. Mais par son insistance à écarter des poèmes d’Henri de Régnier, vieille gloire du symbolisme devenu académicien, il jeta une ombre sur l’amitié qui liait la princesse à Paul Valéry, qui demeurait en première ligne : « Le refus me place dans une situation assez délicate. Régnier digérera difficilement qu’une revue qui a pour directeurs trois confrères dont il est plus ou moins l’ami le traite comme un débutant ! » Dans Honneur à Saint-John Perse, Alexis a usurpé la destination de cette lettre, envoyée à la princesse. L’adresse originale, « Chère princesse », et la formule galante, « je vous baise bien affectueusement les mains », trafiquées par Alexis, permettaient de faire paraı̂tre en plein jour son éthique intransigeante, qu’il avait prudemment défendue, sur le vif, par le truchement de la princesse. Transformée par ses soins, la lettre de Valéry commençait par un viril « Cher ami » et finissait par cette formule, composée de collages d’autres lettres qui lui avaient été réellement adressées : « Mais comment vous parler ? Vous êtes invisible 12 !... » L’affaire s’arrangea, arbitrée en faveur de Valéry, mais Alexis continua de défendre la pureté de la revue depuis son bureau du Quai d’Orsay, en usant de son ascendant sur la princesse. La bienfaitrice, rédactrice en chef, ne prenait pas de décision sans le consulter ; elle lui ouvrait sans réserve son courrier littéraire, au point de lui abandonner une partie de sa correspondance avec Larbaud, Fargue et Valéry, mais aussi Suarès, T. S. Eliot ou Rilke. Pour le reste, Alexis dédaignait les tâches ordinaires, assumées par la princesse ou les directeurs en titre. Préparant le quatrième numéro de la revue, Paul Valéry n’arriva pas seulement à le consulter, alors qu’il hésitait sur le sort de textes soumis par Jean Royère : « Si je pouvais saisir Léger je lui demanderais son avis sur ces petites proses, mais Léger est invisible, insaisissable désormais. Il faut l’en féliciter et nous plaindre. » À plus forte raison, Alexis n’exerça plus qu’un rôle de censeur, à compter d’avril 1925, lorsqu’il prit la tête du cabinet de Briand. Valery Larbaud était trop admiratif pour lui en vouloir : « Il a entre les mains une partie des affaires de la République française, soit en tant que chef de cabinet de Briand, soit comme sous-directeur des affaires asiatiques. En fait, il est devenu l’une des grandes puissances occultes du monde politique. » « Inabordable », Alexis laissait Larbaud se dépêtrer avec Claudel, qu’il ne NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 236 — Z33031$$11 — Rev 18.02 236 Alexis Léger dit Saint-John Perse connaissait pas personnellement ; il n’aurait pourtant pas été difficile au directeur de cabinet de Briand de solliciter son collègue. Depuis son ambassade japonaise, Claudel avait déjà donné des poèmes originaux pour le quatrième numéro de la revue. « Le vieillard sur le mont Omi » s’offrait comme un texte singulier, dans un vaste format, et selon un étrange pliage. Au premier regard, le poème n’aurait pas déparé dans une revue surréaliste. Précisément, le deuxième numéro de Commerce avait donné à lire un texte d’Aragon ; Breton et Vitrac étaient du troisième numéro. Le quatrième numéro, auquel Claudel avait contribué, datait du printemps 1925 ; quelques semaines plus tard, la polémique explosa sous la forme de la lettre ouverte du mois de juillet : « On ne peut pas être ambassadeur de France et poète. » Le voisinage devenait délicat et la tâche de Larbaud ardue. Sa requête, à la fin de l’année 1926, reçut cette réponse bourrue du nouvel ambassadeur de France à Washington : « Je n’ai nullement envie d’être le collaborateur même occasionnel d’une revue surréaliste et de voir mon nom accompagné de ceux de MM. André Breton et Benjamin Péret. » Seul Alexis tira son épingle de ce jeu politico-littéraire, qui ne se brouilla pas avec Claudel, puisqu’il n’endossait pas la responsabilité des choix éditoriaux de la revue, et se lia suffisamment avec les surréalistes pour leur apparaı̂tre comme une puissance occulte mais bienveillante, dans le champ littéraire comme au Quai d’Orsay, d’où il facilitait volontiers leurs relations avec les autorités policières. Il était adoubé, sur un malentendu littéraire peut-être – d’un point de vue esthétique, son Anabase s’apparentait moins aux avant-gardes qu’au classicisme moderne de Fargue et de Claudel – mais pour le plus grand bénéfice de la réception de son œuvre. Son activité, moins voyante que celle de Claudel à l’ambassade de Washington, était en réalité plus prenante ; elle stérilisait le poète, qui n’avait plus le loisir d’écrire, mais faisait gambader l’imagination surréaliste. En 1924, Aragon fit de Saint-John Perse l’un des présidents de la République du rêve, terminologie qui avouait suffisamment la dimension éthico-politique des surréalistes, à mille lieux de l’idéal de la littérature pure qui avait constitué l’horizon d’Alexis au début du siècle. La participation d’Alexis à Commerce ne se bornait pas à la définition de la bonne et de la mauvaise littérature de son temps. Dès le premier numéro, à l’été 1924, qui honorait Joyce, dont on livrait les premiers fragments d’Ulysse, Alexis avait donné Amitié du prince, ce qui aurait constitué une sorte d’infidélité à la Nrf si les revues n’étaient pas aussi étroitement liées, la plus jeune prospérant à l’ombre de son aı̂née, en visant étroit milieu littéraire et fortuné (Commerce tirait à mille six cents exemplaires). Ce poème du pouvoir et du savoir, balancé entre les figures du roi et du savant, conquérants du siècle et de l’esprit, constituait une sorte de pendant de l’Anabase paru à la Nrf au début de l’année. Nettement plus court, il ne connut pas la même fortune. La publication d’Amitié du prince dans une revue amie n’était pas gênante pour Jacques Rivière qui, en prenant ce texte, aurait donné l’impression de consacrer la Nrf à la publication des Œuvres complètes de Saint-John Perse mais son édition en NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 237 — Z33031$$11 — Rev 18.02 La volonté de puissance 237 un très mince volume, chez Ronald Davis, constitua une sorte de défi pour Gaston Gallimard. Depuis le deuxième numéro de Commerce, à l’automne 1924, Ronald Davis avait remplacé Adrienne Monnier à la gérance de la revue. Ce jeune Juif anglais, amateur de poésie française, était resté sur le continent après s’être battu sur le front occidental. Bibliophile, libraire et éditeur, agent et protégé de Miriam de Rothschild, il publiait des ouvrages à tirages limités de Rimbaud, Claudel ou Valéry. L’édition de luxe de Ronald Davis, probablement subventionnée par la princesse de Bassiano, offrit une satisfaction esthétique au poète, dont le manuscrit d’Amitié du prince était reproduit en fac-similé ; elle relança de surcroı̂t la prévenance de Gaston Gallimard, aussitôt sensibilisé aux exigences d’Alexis. Il lui offrit une nouvelle édition d’Anabase, composée pour lui plaire dans le même caractère que les Odes de Valéry. Pressé par moult relances, qu’il laissait sans réponses, aguiché par la promesse « d’avance de droits d’auteur importante », Alexis consentit en retour à la réédition d’Éloges, avec l’ensemble des poèmes parus depuis la guerre, y compris Amitié du prince, dans les premiers jours de l’année 1925, au grand soulagement de Gaston Gallimard : « Merci pour Amitié du Prince et merci pour l’amitié de St J. Perse à laquelle je tiens. » Le poète avait parfaitement exécuté le plan qu’il avait conçu et exposé en octobre 1923 à Valery Larbaud, en sollicitant sa médiation pour l’édition d’Anabase à la Nrf : « Avant d’examiner aucun projet de réédition [d’Éloges], j’entends, en tout cas, du moment qu’Anabase doit être publié, en disposer le plus rapidement possible pour une édition indépendante, avec addition de quatre poèmes de même série, dont trois inédits. Si Gallimard peut m’offrir une bonne édition de grand format, avec une belle et pleine italique, je lui réserverai cette publication en librairie. Mais je voudrais, sur ce point, déblayer tout de suite le terrain ; et c’est pourquoi je voudrais être fixé sur les dispositions de Rivière, la publication en librairie devant suivre la publication en revue. » Entre 1925 et la défaite de la France, au début de la Seconde Guerre mondiale, Alexis cessa de publier, et sans doute d’écrire, happé par son ambition politique. Pour autant, le diplomate ne négligeait pas le destin de son œuvre poétique, dont il orchestrait savamment la réception. Pendant cette longue période de silence, la subtile et précieuse notoriété littéraire de Saint-John Perse vécut principalement de la fortune d’Anabase. La réception immédiate du poème, dans le champ littéraire français, n’y fut pas pour rien, mais l’autorité conférée par les traductions des plus prestigieux poètes de son temps joua un rôle plus important encore. La grandeur d’Anabase était célébrée par son temps. Le poème lui-même, sous l’apparence d’une épopée universelle, émancipé de toute époque et localisation n’échappe pas à une lecture historicisante ; son motif correspond à des lieux familiers (la Chine, la Judée biblique) ; sa matière procède d’épopées historiques (celles d’Alexandre le Grand ou de Gengis Khān), de textes sacrés (la Bible, le Livre des Rois), de classiques (Chateaubriand, Nietzsche, Whitman, Claudel) et de lectures NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 238 — Z33031$$11 — Rev 18.02 238 Alexis Léger dit Saint-John Perse documentaires (Le Tibet révolté de l’orientaliste Bacot, qu’Alexis faisait lire à la princesse Bassiano, des ouvrages de Victor Maignan et même Victor Segalen) ; son éthique de l’esprit aventureux, enfin, n’est pas séparable d’une ambition bien de son temps, que l’on invoque la vogue de la pensée nietzschéenne ou l’idéologie impériale de la IIIe République. Le poème peut se lire à l’instar d’un roman à clés, comme une série de devinettes parfois farceuses, qui codent en images somptueuses l’actualité la plus immédiate. L’homme qui s’avance « à l’entrée du désert » est identifiable par « la profession de son père : marchand de flacons » – comprendre chimiste. Philippe, le fils de Marcellin Berthelot, déchu du secrétariat général, se reconnaissait-il en celui qui commençait sa traversée du désert ? L’ambition universalisante du poème apparaı̂t au lecteur contemporain comme un reflet daté d’une France victorieuse, fièrement impériale, qui envoyait ses diplomates porter par-delà les océans la bonne parole de la République. Hugo von Hofmannsthal, en 1929, identifiait déjà Anabase comme une œuvre de « l’esprit héroı̈que et tendre de cette France qui engendre des saints nouveaux, et fonde un empire colonial devant ses portes méridionales ». Dans les années 1970, Gracq moqua en Saint-John Perse un Kipling frustré, établissant un parallèle entre l’idéologie coloniale républicaine et l’impérialisme britannique : « Il imagine l’Anabase faute de s’être pu voir commander le Recessional 13. » Aussi bien, un lecteur né dans une époque postcoloniale mesure le vieillissement des valeurs de ce poème imaginé dans la Chine des concessions, livrée aux appétits rivaux des grandes puissances impériales : « Certes ! une histoire pour les hommes, un chant de force pour les hommes comme un frémissement du large dans un arbre de fer !... lois données sur d’autres rives, et les alliances par les femmes au sein des peuples dissolus ; de grands pays vendus à la criée sous l’inflation solaire, les hauts plateaux pacifiés et les provinces mises à prix dans l’odeur solennelle des roses... » Le voile de légende qui entoure le poème empêche d’imaginer l’accueil qu’il reçut réellement. Si l’on suit Saint-John Perse, le manuscrit d’Anabase lui avait été presque arraché par Larbaud et Adrienne Monnier ; l’adoration paı̈enne de ces premiers lecteurs (« J’idolâtre ce poème », confessait la libraire dévote) déclencha, par une chaı̂ne de réactions qui ne devait plus s’arrêter, l’admiration toujours plus étendue, dans l’espace et le temps, des lecteurs avertis. Les béotiens ou les incertains n’avaient qu’à suivre ces premiers apôtres. Adrienne Monnier évangélisait ses proches ; elle lut le manuscrit à Sylvia Beach, sa consœur de la librairie Shakespeare & Co : « Elle l’adore, mais elle n’est pas, elle ne peut pas être à mon degré. » Elle n’enrégimenta pas seulement, elle enregistra les ralliements comme autant de victoires, qu’elle déposait aux pieds du poète : « Claudel nous a fait visite hier ; nous avons parlé d’Anabase, qu’il admire infiniment. » Le goût de Valery Larbaud était assez sûr pour ne pas obliger Alexis à retoucher son éloge lorsqu’il publia en 1965 le volume d’hommages qui consacrait le poète nobélisé ; Larbaud se disait « heureux et fier d’avoir été le premier à lire ce grand poème » qui lui avait procuré « un des plus grands plaisirs NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 239 — Z33031$$11 — Rev 18.02 La volonté de puissance 239 éprouvés dans ces dernières années ». Mais le poète ne se tint pas satisfait de la plupart des témoignages produits par son clan littéraire, à qui l’amitié commandait pourtant une bienveillance minimale. En les publiant dans Honneur à Saint-John Perse, il accentua les compliments de Fargue par des points d’exclamation, et inventa des parenthèses pour diminuer la portée de ses réserves : « Mais il me semble qu’il y a des détails d’édition qui laissent à dire. » S’il laissait voir les critiques de Jammes (finalement caviardées dans l’édition de la Pléiade) qui lui conseillait « l’alexandrin selon Boileau », c’était pour mieux le ridiculiser en publiant le quatrain pompier qu’il lui donnait en exemple. Passé ce premier cercle d’amis, comment fut reçu le poème par les pairs de Saint-John Perse ? Il n’est pas certain que les surréalistes prisèrent Anabase comme ils avaient aimé Éloges. Aragon, qui évoquait sa découverte des poèmes créoles, « en troisième au lycée Carnot », ne mentionnait pas l’épopée spirituelle et coloniale dans sa très laudative nécrologie du poète. Le capital d’admiration pour Éloges était réactivé par la publication d’Anabase, mais son chef-d’œuvre suscitait moins de sympathie que ses premiers poèmes. Lorsque Alexis voulut réunir la voix des surréalistes au très polyphonique concert de louanges d’Honneur à Saint-John Perse, il recueillit le témoignage d’admiration qu’André Breton avait exprimé en faveur d’Éloges, et notamment de son chant XIII (« La tête de poisson ricane »). Le pape du surréalisme, qui voulait changer la vie, ne se reconnaissait probablement pas dans la morale conservatrice d’Anabase : « C’est là le train du monde et je n’ai que du bien à en dire. » Mais Vitrac et Crevel, Aragon malgré sa timidité initiale, et Breton lui-même, plus tard, ne renièrent pas leur admiration pour un « surréaliste à distance », dont ils usaient de la protection, venue du cœur du pouvoir. Le diplomate était serviable aux poètes. Les écrivains de tous bords et toutes écoles usaient largement de leur confrère, si bien qu’Alexis ne s’attirait pas seulement l’estime ou la sympathie des poètes d’avant-garde. Au milieu des années 1920, il connaissait à divers titres le romancier conservateur Henry Bordeaux, l’humaniste tempéré Georges Duhamel (reçu précisément à l’Académie par Henry Bordeaux) et le poète maurassien Abel Bonnard, rencontré en Chine, où il était de la mission Painlevé. Passé le cercle étroit de ses confrères et amis, qui défendaient avec plus ou moins de passion l’œuvre de leur ami (Adrienne Monnier, en sa librairie, faisait connaı̂tre Anabase, Larbaud, dans ses conférences, lui préférait Éloges), la réception d’Anabase dépendit de l’accueil critique. Était-il un moderne, dans le sillage avant-gardiste d’Apollinaire, ou bien un postsymboliste, qui suivait Mallarmé et Claudel, comme Éloges l’avait laissé supposer, ou bien encore, un surréaliste qui rompait avec toute tradition ? Les quatre auteurs sélectionnés par Alexis dans Honneur à Saint-John Perse, qui étaient tous, à des degrés divers, en service commandé, ne répondaient pas à cette question. Parmi eux, Albert Thibaudet, qui donna à L’Europe nouvelle du 9 août 1924 un article paresseux mais pénétrant, ne s’étendit pas sur la filiation NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 240 — Z33031$$11 — Rev 18.02 240 Alexis Léger dit Saint-John Perse du poète ; il se débarrassa prestement de la question, avec une clairvoyance que le recul ne dément pas : « Si l’on veut absolument des points de repère qui permettent de classer et de songer à autre chose, on pourra nommer les Chants de Maldoror ou les Illuminations et Connaissance de l’Est », tout cela après avoir évoqué des « raffinements » qui « eussent comblé de joie Mallarmé ». Pour le reste, on sent le critique légèrement déçu ; il aurait préféré à ce poème chinois le « livre sur la Chine » que laissaient espérer les récits brillants d’Alexis, distillés pour quelques intimes dans le salon d’Arthur Fontaine. Thibaudet moquait gentiment l’aura sacrée dont l’auteur entourait son œuvre : « Il n’y a que le nom de la librairie qui fasse tache sur ces couvertures bien composées. Éditions de la Nouvelle Revue française, 5, rue de Grenelle. C’est misérable. Pourquoi les Éloges ne sont-ils pas édités rue de Liège et l’Anabase rue de Téhéran ? » L’article de Lucien Fabre, dans le numéro d’août des Nouvelles littéraires, était tissé dans la même étoffe. Le critique situait Anabase dans une veine « un peu ésotérique », très « cotée à la bourse aux plaquettes épuisées » ; il rappelait qu’Éloges était « épuisé et introuvable, même à prix d’or ». Le poète désintéressé, qui avait interdit toute réimpression, avait organisé sa rareté ; s’il ne vivait pas de sa plume, ses poèmes étaient finalement jaugés à leur valeur commerciale, comme n’importe quel best-seller de Paul d’Ivoi. Pour le reste, ce camarade qu’Alexis croisait chez la princesse Bassiano, et qui tenait sans doute à ses déjeuners versaillais, mettait plus d’ardeur et de sérieux que Thibaudet à louer le poète, en exposant le plan du poème, chuchoté par l’auteur peut-être, et repris tel quel, depuis, par la plupart des universitaires. Pour le reste, Fabre imitait les procédés elliptiques du poète, et persuadait le philistin d’admirer à distance un poète dont l’obscurité s’étendait à ses exégètes. Quand les salons d’Arthur Fontaine et de la princesse Bassiano eurent fini de lui envoyer leurs critiques, Adrienne Monnier adressa au poète adulé sa plus jolie plénipotentiaire : Marcelle Auclair, tout juste rentrée d’Amérique latine, où elle avait passé son enfance. Dans le dernier numéro de la revue Intentions, la jeune épouse de Jean Prévost consacra au poème un article inspiré par une admiration fervente : « J’ai peur de parler d’Anabase ; j’ai peur car il faudrait employer de ces mots graves, éclatants, terribles, dont les Français se défendent avec un sourire. » Marcelle Auclair entrait non sans finesse dans l’œuvre de Saint-John Perse, mais aussi dans la composition de son personnage de poète prophétique : « La poésie de St-J. Perse, poésie pure, non transposée, est une suite d’illuminations, visions fulgurantes, comparables seulement à celles que projettent les prophètes, et, dans l’Apocalypse, saint Jean. » Par là, elle n’aidait certes pas à le situer dans le champ littéraire, tout attachée à démontrer la singularité de l’œuvre : « Elle nous donne la sensation du jamais lu. » En 1965, Alexis ne reproduisit pas cet article dans Honneur à Saint-John Perse ; fondatrice de Marie Claire, auteur d’ouvrages de psychologie et de piété, Marcelle Auclair avait perdu son statut de critique littéraire qui l’aurait qualifiée à entrer dans le volume d’hommage. Sur le vif, Alexis avait apprécié les NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 241 — Z33031$$11 — Rev 18.02 La volonté de puissance 241 éloges, venus d’une jolie femme ; il l’en remercia, non sans limiter son œuvre de critique à une forme de discours sur soi, face au miroir du poème : « Je pense à tout ce dont témoignent de vous-même ces très belles pages. » Il admettait cependant une forme de parenté entre eux, en louant à son tour « la noblesse » avec laquelle s’exprimait sa « sympathie ». Ravie, Marcelle Auclair se proposa pour « la traduction espagnole de quelques morceaux choisis dans Éloges ». C’était la première offre de traduction qu’Alexis recevait spontanément. De 1925 à la guerre, c’est au nombre et à la qualité de ses interprètes étrangers que le poète voué au silence dut d’élargir et de prolonger son existence. À la veille de s’asseoir dans le fauteuil de Philippe Berthelot, en 1933, Alexis pouvait se prévaloir de cinq traductions d’Anabase. En russe, à Paris, en 1926 ; en anglais, par T. S. Eliot, en 1930 ; en italien, par Giuseppe Ungaretti, en 1931 ; en espagnol, dans une revue mexicaine, en 1931 ; en roumain enfin, par Ion Pillat, en 1932. Ce prestige rejaillissait en France, et rehaussait l’œuvre de Saint-John Perse dans le champ littéraire, qu’il continuait ainsi d’habiter malgré sa disparition. Comment expliquer cette rencontre entre les meilleurs traducteurs internationaux et une poésie qui était jugée difficile par ses compatriotes ? En dehors des milieux les mieux disposés, la grande presse rangeait Saint-John Perse parmi les mystificateurs modernes, n’ayant « rien à dire » – c’était l’opinion que professait par exemple Paris-Journal en 1924. La fortune d’Anabase à l’étranger n’est pas séparable de la situation de la France dans le monde. Le Paris des Années folles était la capitale mondiale des arts et des lettres en même temps que l’un des principaux centres de la vie politique internationale. Le poème profitait de cette conjonction historique d’une France victorieuse, qui dominait l’Europe, et faisait rayonner sa culture dans le monde entier, qui la guerre avait contribué à unifier. L’imaginaire colonial du créole prospérait dans la France impériale ; une atmosphère épique flottait dans l’air du temps, et rencontrait l’univers mental du nouveau monde, où les valeurs aventureuses demeuraient consubstantielles à l’imaginaire collectif. Les commentateurs du poète mexicain Alfonso Reyes ont longtemps souligné l’influence de Saint-John Perse sur sa Visión de Anáhuac, avant d’établir que l’influence avait fonctionné à rebours, relayée par une admiration commune pour les récits de voyage du baron Humboldt dans le nouveau monde et en Asie centrale 14. La prosodie Anabase favorisait sa rencontre avec la fine fleur des poètes étrangers. Michel Murat a justement souligné qu’en adoptant « le vers libre de type whitmanien, découpé en unités longues », forme internationale de la poésie moderne (celle de Maeterlinck, de Claudel aussi bien que des futuristes italiens), Alexis avait rendu « possible la traduction d’Anabase par des poètes modernistes » qui écrivaient « dans une forme semblable : on peut penser qu’Eliot, Ungaretti ne l’auraient pas entreprise si le poème avait été composé en vers réguliers, comme La Jeune Parque ». Le verset persien conservait pourtant « la tradition métrique du vers français, son syllabisme et la diction du e atone propre à la langue des vers ». « À la NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 242 — Z33031$$11 — Rev 18.02 242 Alexis Léger dit Saint-John Perse différence de Valéry, conclut Murat, Perse écrit une poésie française dans un espace occidental ; il apporte ainsi une réponse concrète à la visée universaliste de la littérature française 15. » La mise en scène de l’éthos du poète, enfin, participait d’une opération publicitaire d’autant plus efficace qu’elle était dissimulée. La stratégie d’Alexis pour organiser la réception à l’étranger d’Anabase combinait la parfaite maı̂trise de l’éthique de la littérature désintéressée, qui le faisait estimable, avec un très subtil usage, gagé sur son charme personnel, de personnalités aussi influentes que discrètes. À cet égard, l’histoire de la traduction anglaise d’Anabase répète celle de toutes les publications du jeune poète, balancé entre la proclamation de son désintérêt littéraire et son violent désir de prouver son génie. L’initiative de la traduction par T. S. Eliot revient ainsi à la pression amicale de la princesse Bassiano, qui était familière du poète, déjà célèbre. L’Américain, en voie de se faire naturaliser britannique, remplit sa part de contrat et envoya sa copie, en janvier 1927. Mais l’édition fut retardée par l’exigence de contrôle d’Alexis, assortie de son inertie. Eliot avait accompagné son texte de notes qui étaient autant de questions posées à l’auteur d’Anabase ; il espérait une réponse assez rapide pour publier sa traduction au printemps. Ce n’est qu’en août 1929, depuis la conférence de La Haye, qu’Alexis fournit finalement à Eliot une liste impressionnante de corrections en guise de réponse. Grand seigneur, il laissait à son traducteur le loisir d’en user librement : « Je veux que vous sachiez de moi-même que vous n’avez pas à me renvoyer votre traduction révisée, ni même à vous astreindre en rien à mes indications. » Son orgueil était assez subtil pour faire une obligation de cette liberté concédée à son traducteur : « Je vous demande même instamment, quels que puissent être vos scrupules envers moi, de ne jamais perdre de vue cette obligation de liberté que je vous fais sincèrement. » Le poète anglais prit en compte la plupart des remarques, ce qui offrit à Alexis, en 1930, une traduction bénéficiant du prestige de la signature d’Eliot, non sans demeurer, dans sa transposition, du pur Saint-John Perse. Alexis avait obtenu de Faber and Faber, l’éditeur d’Eliot, que son texte original fût publié en regard de la traduction. Il ajouta au contrat l’interdiction de reproduction hors des pays anglo-saxons. Ainsi, pendant qu’il refusait à Gallimard, comme il l’avait fait de Chine, la réimpression d’Anabase et même d’Éloges, après l’édition de 1925, l’édition bilingue franco-anglaise lui permit d’être lu par la quasitotalité du public lettré mondial, sans l’exposer sur le sol national. Alexis s’en expliqua devant Eliot, en 1937, à l’occasion d’un nouveau tirage de cette édition bilingue : « J’ai, jusqu’ici, envers et contre tout, rigoureusement maintenu, et continuerai de maintenir mon interdiction de réimprimer aucune ligne de moi en France, mais mes raisons ne valent pas pour l’étranger. Votre nouvelle édition bilingue assurera en fait la seule survivance du texte français. Mon éditeur peut me le reprocher amicalement, mais en droit je suis entièrement libre et, à titre privé, je n’aurai aucune peine à le lui faire comprendre. » En organisant la rareté de son œuvre, et en protégeant sa personnalité diplomatique, Alexis élisait le public digne de sa poésie. À NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 243 — Z33031$$11 — Rev 18.02 La volonté de puissance 243 un déjeuner que donnait l’ambassadeur de Belgique à Londres, en 1937, Daniele Vare, fasciné par Alexis depuis leur rencontre chinoise, entendit la femme de Vansittart, l’opposite number du secrétaire général français, évoquer ses poèmes « traduits en anglais par T. S. Elliot ». De Belgique, Louis Carette, qui ne signait pas encore Félicien Marceau, exprimait son admiration pour Anabase, qu’il avait lu dans l’édition anglaise. L’écran du pseudonyme fonctionnait (« Saint-John Perse est sans doute un pseudonyme mais comme j’ignore votre vrai nom, je suis forcé de vous écrire par le truchement des Nouvelles littéraires »), ainsi que l’interdiction de publication en France (« C’est en vain que j’ai cherché dans les librairies votre poème. Partout on me dit qu’il est épuisé ») ; ces précautions, qui ménageaient l’ambition du diplomate, n’empêchaient pas les meilleurs lecteurs, dignes de la poésie de Saint-John Perse, de la lire. Le parrainage prestigieux de T. S. Eliot suscita d’autres vocations, quand la princesse Bassiano ne les inspira pas directement. En racontant les circonstances de la traduction d’Anabase en italien, par Giuseppe Ungaretti, un collaborateur régulier de Commerce, Alexis a inversé sans vergogne cette logique de commanditaire dont il bénéficiait avant de renier sa collaboration à ces entreprises. La première traduction disponible d’Anabase avait été la version russe, livrée en 1926 par Georges Adamovitch et Georges Ivanoff, deux jeunes figures de l’émigration russe. La princesse avait-elle été à l’initiative de cette traduction parisienne, publiée à un millier d’exemplaires ? C’est elle, en tout cas, qui demanda à Valery Larbaud de la préfacer, pour présenter l’auteur au public russophone. Le généreux amateur demeurait le premier relais de Saint-John Perse à l’étranger. Il l’évoquait chaleureusement devant la pléiade d’auteurs sud-américains qui venaient à lui, quand les Affaires étrangères ne les amenaient pas directement à Alexis Léger : Alfonso Reyes représenta le Mexique à Paris, de 1924 à 1927 ; à la même époque, le Pérou envoya Ventura Garcı́a Calderón en France, en Suisse et en Belgique, et l’Équateur offrit à Paris Gonzalo Zaldumbide, son plus fameux écrivain, de 1923 à 1928. Valery Larbaud n’était pas le seul à porter la bonne parole hors de France, fort de son autorité cosmopolite. Les cautions les plus prestigieuses qu’Alexis reçut face au public allemand, celles de Rainer Maria Rilke et de Hugo von Hofmannsthal, dépassaient largement le public germanophone. Rilke était peut-être le plus universellement admiré des poètes de sa génération. Saint-John Perse profita à peu de frais de son prestige, si sa traduction d’Images à Crusoé, entreprise pour complaire à la princesse de Bassiano, fut « imprimée, à titre privé, en plaquette hors commerce tirée à six exemplaires » ! Rilke ne diffusa pas plus avant l’œuvre de Perse en allemand, puisqu’il cana sur la traduction d’Anabase que la princesse lui avait commandée, en même temps qu’à Eliot et Ungaretti, mais il lui conféra l’autorité de son nom devant le public international. Saint-John Perse a d’ailleurs largement exagéré cette sympathie, comme il le fit de la plupart de ses cautions françaises. Il poussa le travestissement jusqu’à se glisser dans la peau de la princesse Bassiano pour NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 244 — Z33031$$11 — Rev 18.02 244 Alexis Léger dit Saint-John Perse s’attribuer dans le volume d’Honneur à Saint-John Perse la destination de lettres que sa protectrice avait reçues de Rilke. Dans la Pléiade, il censura le passage d’une lettre où le poète autrichien expliquait son manque d’empathie pour Anabase : « La suite de ces images me dicte une obéissance, sans me faire la moindre confidence. » Rilke demandait qu’on ne lui en veuille pas de laisser à Walter Benjamin et Bernard Groethuysen le soin de traduire Anabase. Cette dernière entreprise n’aboutit pas davantage. De ce projet avorté, seule demeura la préface qu’Hofmannsthal avait été chargé de rédiger, et qui fut publiée dans la Neue Scheizer Rundschau de Zurich en mai 1929. Commerce reprit la prestigieuse présentation dans son numéro d’été 1929, sous le titre « Émancipation du lyrisme français ». En France, sans s’exposer, Alexis jouissait de la rare et précieuse notoriété littéraire de Saint-John Perse, que renforçaient ces cautions internationales. Au Quai d’Orsay, la connaissance de la personnalité littéraire du diplomate était largement répandue, mais chacun affectait d’être le seul à connaı̂tre le secret, pour partager une forme de complicité avec le poète. André d’Ormesson, ministre de France en Roumanie, se croisait fatalement avec Ion Pillat ; il s’empressa de cligner de l’œil dans une lettre personnelle au secrétaire général : « J’ai déjeuné avant-hier chez l’écrivain Ion Pillat, neveu des Bratians, et traducteur de St-John Perse : nous avons parlé de vous ensemble ! » Alexis appréciait sans doute, mais n’étalait pas la confidence, supprimée dans la version dactylographiée du courrier, à destination de ses services. De cet exemple, on déduira les nombreuses occasions que SaintJohn Perse avait de rencontrer Alexis Léger, et le discret prestige que celuici tirait de celui-là. Arthur Fontaine avouait avec candeur sa crainte de ne pas savoir s’élever à la hauteur du poème : « Anabase est un livre précieux, dont je relis les poèmes à voix haute, inquiet parfois ou anxieux de les mieux comprendre et de les mieux goûter, leur trouvant toujours un grand charme et un sens plein de richesses à découvrir. » Dans les années 1930, le secrétaire d’Alexis, Raymond de Sainte-Suzanne, expliquait la loyauté sans faille qui attachait Henri Hoppenot au secrétaire général, par l’admiration qu’il vouait à Saint-John Perse. Hoppenot goûtait Anabase comme il avait aimé Éloges, ignorant que son protecteur lui barrait l’accès à Commerce, tout en favorisant sa carrière au Quai d’Orsay. Jean Chauvel, qui marchait sur les pas d’Alexis, en Chine, puis à la direction d’Asie, l’aborda pour la première fois, peu avant la publication d’Anabase, avec l’envieuse admiration d’un écrivain rentré pour un poète discrètement accompli : « Il était l’auteur de poèmes connus de peu, dont Proust avait écrit qu’ils étaient beaux, mais trop hermétiques. Tout cela lui valait une manière de prestige. » Pierre Viénot, qui œuvrait au rapprochement franco-allemand, dans la mouvance de Briand, lisait Saint-John Perse, en même temps qu’il relayait les consignes d’Alexis Léger à Berlin. En 1928, James T. Shotwell, l’universitaire américain à l’initiative du pacte Briand-Kellogg de renonciation à la guerre, s’entremit avec l’éditeur américain qui voulait publier une autobiographie de Briand. Il suggéra le nom de Léger comme nègre idéal à cause de son « intime connaissance de la vie et du tempérament de Briand ». NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 245 — Z33031$$11 — Rev 18.02 La volonté de puissance 245 Mais il voyait dans « son style littéraire » une raison supplémentaire de lui confier le projet. Barthou le bibliophile, Blum, l’écrivain versé dans la politique, ou Herriot, subtilement lettré, avaient admiré Saint-John Perse avant de travailler avec Alexis Léger. Paradoxalement, alors que le poète s’était tu, et que le diplomate commençait son ascension, l’hétérogénéité des deux personnalités n’était pas absolument préservée devant le grand public. Le poète n’était pas toujours convoqué à crédit par la presse politique. En 1927, un journal nationaliste jugeait des paroles ironiques prêtées au diplomate avec d’autant plus de sévérité qu’il était poète : « Pour un lettré aussi délicat que celui qui signe Saint Léger-Léger, les mots ont une valeur. Il faudrait que Léger changeât de langage... » La même année, dans L’Action française, Léon Daudet dévoilait à demi-mot la personnalité littéraire d’Alexis en révélant qu’il était « couramment appelé, au Quai d’Orsay, “le Claudel no 2” », attendu qu’il était, comme lui, « un féal du seigneur Philippe Berthelot que certain trait de ses habitudes divertit, paraı̂t-il, énormément ». Les initiés comprenaient qu’Alexis devait sa protection aux caprices littéraires de Berthelot. En 1929, un portrait du nouveau directeur politique, probablement de commande cette fois, trouva l’hospitalité de plusieurs titres, sous différentes signatures. « Les initiés savent que Léger trouve, malgré sa tâche écrasante, le moyen d’écrire », révélait-on au grand public ; assertion d’ailleurs anachronique, qui montre assez que la renonciation à la poésie n’était pas indolore au diplomate. Complaisant, mais dépourvu de moyens pour évaluer Saint-John Perse, le journaliste en faisait l’un « des plus délicats poètes de notre époque ». Subtile satisfaction pour Alexis, qui s’entendait louer comme écrivain, sans se voir reprocher de manquer à ses devoirs de commis de l’État : « Il a publié ses premières œuvres sous un pseudonyme transparent ; mais quand son incognito a été percé à jour, il a pris un autre nom sous lequel nul ne peut le deviner. » Le diplomate cherchait moins des lecteurs dans le grand public que l’estime due à un pur poète. Il suffisait de savoir que « ses œuvres lui avaient valu des admirations enthousiastes » ; c’était de son fait si on ne le connaissait guère : « Il n’a jamais voulu être analysé par la critique. Il dit : “Je me prête, mais je ne me donne pas.” » Un autre journaliste, en 1929, le rapprochait « des Claudel, Giraudoux, Morand ». Bref, il fallait toute la mauvaise foi rétrospective de Saint-John Perse pour exhumer dans son volume d’hommages littéraires, comme unique témoignage à la soudure de ses deux personnalités, une lettre de Paul-Boncour qui s’étonnait, après guerre, de le découvrir poète ! Snob et farouche à la fois, Alexis voulait être admis partout, pour n’aller jamais nulle part. La plupart des salons de la Belle Époque chers à Marcel Proust avaient vécu ; Alexis investissait ceux des Années folles. Investissement fugace, pour mieux s’assurer de leur vanité. Il était le plus régulier au salon de Berthe Lemarié, qu’il fréquentait déjà au début de la guerre, avant son départ pour la Chine. Il passait chez Nathalie Clifford Barney, on le croisait chez les Godebski, où la musique avait la meilleure part avec Ravel, Satie et Milhaud. Moins musical, aux confins de la littérature et de NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 246 — Z33031$$11 — Rev 18.02 246 Alexis Léger dit Saint-John Perse la politique, Arthur Fontaine tenait table ouverte le jeudi. Alexis s’y rendait volontiers, sûr de l’admiration de son hôte, qui était toujours disposé à soutenir sa carrière diplomatique et à favoriser son renom littéraire. Il s’y était lié avec le critique Thibaudet ou le peintre mondain Jacques-Émile Blanche, impressionné par la fixité de ses « yeux effrayants ». Alexis honorait les goûters d’Abel Bonnard, qui prolongeaient leur rencontre chinoise. Il allait moins souvent chez les Berthelot, qui ne le comptèrent pas parmi leurs « amis éprouvés », seul exclu du quatuor des protégés de 1921, reconstitué dix ans plus tard dans cette invitation à Giraudoux : « J’ai téléphoné à votre femme de chambre de nous faire tous deux le plaisir de venir déjeuner à la maison le mardi 9 décembre à une heure avec les Morand, Labonne et sa fiancée 16. » Le déclin des salons coı̈ncidait avec l’essor des lieux de réunion publics. Alexis y passait sans s’y arrêter. Milhaud le croise au « Bœuf sur le toit », Cocteau partage une pipe d’opium avec le jeune Chinois, Jean-Aubry arpente avec lui l’avenue de l’Opéra en dissertant sur Saint-Évremond, Morand l’admire chez les Godebski ; il déjeune parfois chez Léon Werth, le dédicataire du Petit Prince, avec Valery Larbaud, Léon-Paul Fargue et Royère, de La Phalange ; ces itinéraires dressent une carte brouillonne de la géographie littéraire de Saint-John Perse. Le poète est partout et nulle part ; il papillonne et ne remet pas les pieds dans ses traces. Alexis n’honorait pas d’autre sanctuaire littéraire que la Maison des livres de la rue de l’Odéon. Adrienne Monnier, en lui consacrant les indemnités que son père avait reçues après un accident du travail, en avait fait bien plus qu’une librairie, un temple où communiaient les desservants d’un culte, dont la grande prêtresse apparaissait à Jean Mistler vêtue d’« une robe grise de carmélite ». Alexis y sacrifiait à son adulation, mais il se tenait loin des cafés à surréalistes, dédaignait les salles de conférence pour auteurs à succès (Maurois) ou écrivains altruistes (Larbaud), et ne fréquentait pas de bibliothèque borgésienne. Happé par la Carrière, Alexis se gardait de suivre l’exemple de Berthelot, qui sacrifiait à la gourmandise mondaine d’Hélène. La presse soulignait ici et là que le jeune directeur de cabinet de Briand sortait peu, absorbé par son travail ou ses loisirs solitaires de marin. Robien confirmait qu’on ne l’avait guère vu dans le monde avant que ses maı̂tresses ne l’y entraı̂nassent, en cultivant son « complexe de métis ». Les baromètres mondains que constituent les journaux intimes de l’abbé Mugnier ou de Wladimir d’Ormesson, indiquent le calme plat de l’existence d’Alexis sur ce chapitre jusqu’à ce que Mélanie de Vilmorin puis Marthe de Fels l’introduisissent dans le monde. Si bien qu’au milieu des années 1920, sous l’apparence d’un paradoxe, le diplomate qui dissimulait sa personnalité poétique sous un pseudonyme, tenait son véritable foyer littéraire dans son bureau du Quai d’Orsay. SaintJohn Perse usait volontiers de la fascination qu’inspirent les arcanes du pouvoir pour éblouir ses confrères, justifier ses retards, expliquer son silence poétique, enfin, qui ne devait pas passer pour de l’impuissance. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 247 — Z33031$$11 — Rev 18.02 La volonté de puissance 247 Alexis ne recevait pas chez lui. De très rares intimes étaient admis dans l’appartement de Passy qu’il habitait avec sa mère et sa sœur Éliane ; ils n’y étaient pas reçus. Paul Morand, frappé par la nudité des lieux, sans d’autres meubles que des malles de voyageur, en a laissé l’une des rares descriptions. Louise Weiss, Hélène Hoppenot et quelques autres femmes furent invitées à rendre hommage à la mère du poète, plus tard, avenue Camoens, dans le quartier du Trocadéro. Mais c’est au ministère qu’Alexis se plaisait à recevoir des confrères comme T. S. Eliot, son patient traducteur : « Voulez-vous me permettre de vous demander simplement, en dépit de l’inhospitalité de ces lieux, de vouloir bien me faire l’amitié d’y passer m’accorder un moment vers six heures, si vous êtes libre vous-même et que vous n’avez rien de mieux à faire. J’en serai très heureux et vous n’aurez pas de peine à faire abstraction d’un si mauvais lieu, car je sais ce que le cerveau d’un poète de votre race peut faire du pire “wast land”. » Alexis se faisait pardonner de convoquer Eliot au ministère, un dimanche de surcroı̂t, en faisant allusion à la traduction qu’il avait donnée, au troisième numéro de Commerce, du fameux poème qui ouvre The Hollow Men, effort sans pareil de la part d’un poète servi sans réciprocité par les meilleurs de ses homologues étrangers. L’asymétrie croissante de leur situation littéraire, à mesure que vieillissait la dernière publication de Saint-John Perse, rendait Alexis toujours plus enclin à souligner devant Eliot sa fortune diplomatique. En août 1929, il s’excusa de ses silences, non sans coquetterie, depuis la conférence de La Haye où se réglait le sort des relations franco-allemandes, en évoquant la « corniche diplomatique » où il cheminait « péniblement et sans clair de lune ». Eliot ne goûtait pas la saveur de ces retards, justifiés par des motifs politiques, lorsqu’ils menaçaient la primeur de sa traduction d’Anabase. Un an plus tôt, il avait annoncé à la princesse Bassiano qu’un traducteur américain se mettait sur les rangs : « C’est de la faute de Léger, ou de Briand, et c’est ce qui arrive dans une démocratie ; nos hauts fonctionnaires anglais, eux, ont bien du temps à consacrer à la littérature, et ils ne gèrent pas plus mal, sinon mieux, les affaires du monde. » À qui pensait-il ? À Robert Vansittart, peut-être, opposite number d’Alexis au Foreign Office, dans les années 1930, ce qui ne l’empêchait pas de donner régulièrement des drames aux théâtres londoniens. Les poètes français étaient moins regardants sur les obligations qu’Alexis Léger faisait à Saint-John Perse. Même dans l’émerveillement du jeune André Beucler rencontrant Saint-John Perse, il entrait un peu du cérémonial orchestré par Alexis Léger au Quai d’Orsay : « En glissant sur la moquette de l’État comme un phoque de cirque, l’huissier me précéda, ouvrit une porte, s’inclina, s’effaça. Un trac soudain et galopant me fit croire à un interminable voyage alors que j’étais bel et bien arrivé. » Le jeune écrivain était reconnaissant à son confrère de ne pas trop lui faire sentir leur inégalité dans le siècle, qu’ils affectaient pourtant tous deux de dédaigner : « Saint-John Perse prit place à son bureau. Sa voix était lente, peut-être un peu sourde, mais cordiale, et ne révélait pas du tout le haut fonctionnaire ou le diplomate importuné. » NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 248 — Z33031$$11 — Rev 18.02 248 Alexis Léger dit Saint-John Perse Les femmes de Saint-John Perse L’apparat diplomatique n’était pas moins utile pour séduire les femmes, lesquelles pouvaient être serviables à une carrière. Demeurant célibataire, Alexis croyait se distinguer du lot commun de ses camarades qui « ne pensaient qu’aux beaux mariages ». Il était trop indépendant pour chercher à s’enrichir par une telle union, mais il n’était pas moins calculateur dans ses relations avec les maı̂tresses qui l’aidaient dans son ascension. Tôt exposé au soupçon d’arrivisme par les femmes, Alexis se fit justice en expliquant ce procès qu’on lui faisait par une anecdote délicieusement invraisemblable : à l’oral du concours, une jarretelle rose abandonnée par une danseuse l’avait distrait ; il était arrivé devant le jury en la tripotant machinalement. C’était trop peu pour expliquer la réputation qu’on lui prêtait. Alexis ne songeait peut-être pas toujours à profiter de ses liaisons sur le plan politique ou littéraire, mais le séducteur ne s’abandonnait jamais. « Jusque dans ses rapports avec les femmes, il s’est toujours dominé et a mené le jeu », observait son sécrétaire, Raymond de Sainte-Suzanne. En rédigeant le récit de son aventure avec Alexis, Marcelle Auclair a laissé un témoignage sur les procédés du séducteur. La phase d’approche obéissait à des habiletés éprouvées, dont l’efficacité attristait sans doute Alexis, et l’inclinait à mépriser, peut-être, celles qui lui cédaient trop facilement. Frémissait-il encore à ce jeu, comme il avait frémi devant Misia Sert, à l’heure de son départ pour la Chine ? Ankylosé dans le confort de ses formules invariables, ses tours finissaient par être éventés. D’un affabulateur à un autre, cela agaçait ; le ménage Malraux s’en ouvrit devant les Hoppenot : Ils connaissent tous ceux que nous connaissons et aiment ceux que nous aimons, sauf Alexis Léger qui apparaı̂t à Malraux comme « un méchant diable ». Il lui reproche sa façon de vouloir « hypnotiser » les autres. — Savez-vous, dis-je, que lorsque Léger voit une jolie femme pour la première fois, il lui dit d’un ton de voyante inspirée : « Madame, je vous connais déjà... Je vous ai rencontrée il y a deux mille ans. » Malraux le sait : il n’a pas manqué lorsqu’on l’a présenté à la princesse de Grèce et, comme elle portait une bague antique à son doigt, après avoir prononcé la phrase rituelle, Léger ajouta : « Je portais cette bague quand j’étais pharaon. » La princesse ne comprenant pas les poètes demanda sèchement : « Dois-je vous la rendre ? » Deviné par ses amis, Alexis continuait à jouer des faiblesses de ses proies. Le mythe de la réincarnation et celui du coup de foudre flattaient le même désir d’éternité. Au dire de Marcelle Auclair, les procédés d’Alexis (il lui disait : « Je te griserai comme personne au monde, je t’emmènerai à bord d’un voilier, là où la mer est transparente et je m’unirai à toi dans l’eau ou sur le sable ») ne lui servaient pas à satisfaire d’impérieux besoins sensuels ; à peine conquise, après de longues approches, elle fut délaissée. Lilita Abreu, la belle Cubaine qui faisait tourner les têtes littéraires, et dont Giraudoux s’était passionnément épris, confirmait la fugacité de ses conquêtes : « Rien avec lui ne dure longtemps : trois ou quatre fois – et NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 249 — Z33031$$11 — Rev 18.02 La volonté de puissance 249 encore. Lui passe mais les malheureuses ne peuvent l’oublier. » Sa liaison avec Alexis échappa à cette brièveté : commencée au début des années 1930, elle se renoua pendant la guerre, en Amérique. Désir compulsif de séduire, brièveté des aventures, le goût « des femmes plus âgées que lui », que lui connaissait Lilita Abreu (Hélène Hoppenot acquiesçait, songeant à la générale Dan) : un psychanalyste hâtif aurait tôt fait d’identifier une homosexualité refoulée. Il faut y ajouter le souci de plaire aux amies de ses amis. Dans les années 1920, Alexis n’eut de cesse de plaire aux femmes qui avaient séduit Philippe Berthelot. Comme Proust s’éprenait de Louisa de Mornand, par goût pour Louis d’Albufera, Alexis poursuivait Philippe de sa passion mimétique à travers les femmes qu’il avait aimées. Marie Laurencin cumulait tous les charmes, qui avait fait trembler Hélène Berthelot et qui était de quatre années plus vieille qu’Alexis. Pour une fois, la conquête se lassa la première, quoique le poète eût laissé entendre qu’il était à l’initiative de leur rupture. Alexis racontait à ses amis que le don d’un crâne de cheval, rapporté du désert de Gobi, avait effrayé sa maı̂tresse, et précipité le terme de leur histoire. Marie Laurencin, au contraire, expliquait qu’elle avait rendu l’offrande, dont elle avait goûté l’austère beauté, pour signifier la rupture. Une petite carte de visite qu’Alexis a laissée chez elle avec ces simples mots, « Solitude 6-7 h. », laisse voir qu’Alexis se languissait, avant d’être éconduit. L’aventure se termina avec l’année 1921. On ne connaı̂t pas les bonnes fortunes d’Alexis en 1922, mais, à compter de 1923, il forma un couple avec une femme qui avait tout pour lui plaire : plus âgée d’une dizaine d’années, joliment titrée, bien née, très brune, aux yeux sombres, Mélanie de Vilmorin n’était pas désargentée, elle était proche de Philippe Berthelot, dont elle avait été l’égérie ; elle était surtout passionnément introduite dans les milieux politiques. Mélanie permit à Alexis de se rabibocher avec Berthelot, que Briand allait relancer, en le rétablissant secrétaire général ; elle l’introduisit auprès des ministres dont elle était familière. Par elle, il entretint ses bonnes relations avec Briand, Painlevé ou Germain-Martin et rencontra Barthou, qui devint son ministre dix ans plus tard. Ce genre d’élégantes qui gravitaient autour du pouvoir, raffolant des hochets de la République (elle fut, après la Noailles, la deuxième femme à devenir commandeur de la Légion d’honneur), avaient le don d’exaspérer le très classique Louis de Robien. Celle « qu’on a appelée Notre-Dame de la République » suffisait à ses yeux, « par l’influence qu’elle s’était acquise à condamner le régime ». C’est elle, à l’en croire, qui avait lancé Alexis « dans la société parisienne ». Marché froidement conclu en l’absence de tout sentiment ? Les querelles qui agitaient le couple pourraient aussi bien laisser supposer l’inverse : on se dispute moins en affaires qu’en amour. En septembre 1923, Roger de Vilmorin, le fils de Mélanie, se plaignait à sa sœur Louise du séjour à Verrières-le-Buisson de Poidsplume, ainsi qu’il appelait Léger : « Il se chamaille avec maman à journée faite. C’est crevant. » Il est vrai, ses procédés de séduction se heurtaient avec eux, comme avec tous NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 250 — Z33031$$11 — Rev 18.02 250 Alexis Léger dit Saint-John Perse les enfants et les jeunes gens, à l’agacement de se sentir joué. Cela justifiait des représailles scatologiques : « Le marquis de St Léger-Léger Touskia de plulégé est dans nos murs : ce soir au salon il lui prit fantaisie de retirer brusquement ses souliers. Je proposai aussitôt de transporter le quartier général sur la terrasse tant était nauséabonde l’odeur que dégageait les ripatons de ce facteur parvenu. Pour comble de joie, il habite au-dessus de moi et ne cesse de péter avec une grande violence. » À travers Alexis, c’est sa mère que Roger visait, ayant constitué avec Louise et ses frères un clan contre la « Patronne ». Veuve depuis 1917, Mélanie leur paraissait plus dévouée à ses amants qu’à ses enfants. Avant de finir dans l’oubli, minée par les paradis artificiels et la solitude, Mélanie avait vaillamment résisté au vieillissement. La croisant pour la première fois, en 1927, au bras d’Alexis, Hélène Hoppenot lui trouva un « visage intéressant mais mûrissant ». Sainte-Suzanne ne la rangeait pas dans la catégorie des jolies maı̂tresses de son patron mais parmi celles « moins existantes » qui l’avaient mêlé « à la vie politique par prétention, goût de l’intrigue, situation de famille (et sur un plan médiocre) ». La correspondance d’Alexis et de Philippe, entièrement faussée par la lutte sourde qui les opposait, passait souvent par Mélanie ; elle aidait à la comédie de leur amitié. Elle griffonnait, en bas d’une lettre qu’Alexis, malade, lui avait dictée pour affaires d’État : « On vous aime, lui et moi, vous deux nos amis. Je vous embrasse en même temps qu’Hélène avec mon cœur 17. » Comment savoir, après cela, ce qui était sincère dans cette liaison, si l’on se souvient de ce que Karen Bramson disait de la futilité et des trahisons légères de Mélanie ? Les amants donnaient l’impression d’être un peu perdus, aimant la mer, dévoués à leurs ambitions, mais pas dénués de tendresse l’un pour l’autre, quand on les surprenait dans leur intimité un peu mièvre : « Alexis n’a pas de veine, écrivait Mélanie à Philippe, mais je suis heureuse de l’aider à vite aller mieux. Il est trop gentil malade. » À vrai dire, ils fuyaient cette intimité, si leur association était faite pour les autres. C’était le cas jusqu’à la caricature, selon Robien, lorsque le couple se donnait en spectacle, les dimanches matin, au jardin des Plantes, « devant la rotonde des singes où ils gavaient un favori, répondant au nom de Bombay, qui n’avait pas son pareil pour les obscénités ». Cette liaison n’était pas exclusive. Alexis goûtait les princesses. Il courtisait Marthe Bibesco, qui multipliait les signes de reconnaissance littéraire : « Ne viendriez-vous pas mercredi soir, le 8 mars, retrouver chez moi quelques amis, vers neuf heures quarante ? Nous y serons “les étrangers”, si vous voulez bien, et nous nous arrêterons un instant à cet entrecroisement des pistes pour un entretien désintéressé, et pour échanger les vœux d’usage entre voyageurs. » Le marivaudage fut plus poussé avec une autre princesse, Marguerite Caetani, la mécène de Commerce. Au dire de l’étrange André Ganem, véritable gazette de la République, la princesse avait été « aussi “loin que l’on peut” dans le flirt avec Alexis Léger ». Adrienne Monnier s’en souvenait quinze ans plus tard, regrettant l’époque où Alexis avait encore le temps de conter fleurette et parler littérature : « Un jour, Adrienne, Larbaud et Fargue NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 251 — Z33031$$11 — Rev 18.02 La volonté de puissance 251 attendirent pendant trois quarts d’heure, dans un restaurant des Halles, Léger et la princesse Bassiano. À leur “grande indignation” ils les virent sortir d’une voiture, la princesse d’un rouge de coquelicot, achevant de boutonner une blouse qui semblait avoir été ouverte ! » Adrienne Monnier citait encore Yvonne Gallimard parmi les « belles amies » du poète ; Alexis pouvait-il résister à la tentation de plaire à la femme de son éditeur au grand amour de son ami Jacques Rivière ? D’autres femmes passèrent et le temps de Mélanie fut bientôt révolu. À la fin de l’année 1927, Alexis commença à prendre ses distances devant Philippe ; il rendait au ménage Berthelot leur amie devenue encombrante : « Dites à Hélène, avant que je le lui dise moi-même, combien je pense avec émotion à tout le bien qu’elle fait à Mel par la seule présence de son affection. » Pour lui, il restait à distance ; le malade aimait à recevoir des soins, le bienportant n’aimait pas à en donner : « Je suis préoccupé de Mel, dont l’état commence à me déconcerter. Je ne vois plus clair dans les nouvelles qui me parviennent, et ce n’est pas le moindre souci qui grève ici ma convalescence. » Il s’indignait avec componction de la conduite de ses enfants, pour mieux disculper la sienne, alors qu’il se reposait à Bormes-les-Mimosas, loin du chevet de sa maı̂tresse : « Pendant que notre pauvre amie [ce n’était plus proprement la sienne], en proie à la fièvre, endure les heures les plus décourageantes au fond de son lit, ses enfants font les fous à trente kilomètres d’ici, à Hyères. » Dix ans plus tard, Sainte-Suzanne déduisit la fin de leur aventure du spectacle habituel offert par son patron : « Il a dû rompre avec une brutalité froide et polie mais péremptoire avec Mme de Vilmorin qui devenait collante. » De onze ans sa cadette, cette fois, une nouvelle égérie prit le relais de Mélanie, supplanta ses rivales et relança la carrière mondaine d’Alexis. Marthe de Fels, dont la liaison avec l’écrivain diplomate fut la grande affaire de sa vie, incarnait une variante de mondaine plus littéraire que Mélanie et mieux armée qu’elle pour jouer le rôle d’égérie. Née, selon Robien, dans « une excellente famille angevine, celle des Cumont, qui fut autorisée jadis à intervertir l’ordre des deux syllabes de son nom, qui permettait des plaisanteries faciles », elle avait mené avec « sa mère une vie difficile dans un petit pavillon de la rue de la Tour à Passy ». Pendant la guerre, elle avait rencontré André de Fels, rejeton d’une famille richissime. Son père, Edmond Frish, d’origine israélite, avait épousé la fille du grand raffineur de sucre Lebaudy ; anobli d’un titre pontifical, ce toqué de littérature s’était offert La Revue de Paris, moyen coûteux mais infaillible de s’introduire dans la meilleure société parisienne. Edmée de Fels, la sœur d’André, paracheva l’œuvre paternelle en épousant un La Rochefoucauld et une carrière littéraire. Son salon, où trônait Paul Valéry, fut l’un des derniers avatars de cette institution bien française, et parmi les plus brillants. André de Fels ne fit pas moins bien que sa sœur, en épousant Marthe de Cumont. Elle n’avait pas attendu d’épingler Saint-John Perse pour lancer sa carrière mondaine. Dans les années 1920, elle rivalisait déjà avec le salon de sa belle-sœur, recevant non seulement des écrivains renommés, NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 252 — Z33031$$11 — Rev 18.02 252 Alexis Léger dit Saint-John Perse comme René Boylesve, son amant, mais aussi des hommes de pouvoir, dont la plupart, Poincaré, Sarraut, Flandin, ou Joffre, se situaient nettement à droite de ceux qu’Alexis avait coutume de rencontrer chez Mélanie de Vilmorin. Son mari, en dépit de sa jalousie, était également un atout pour l’écrivain et le diplomate, en disposant de La Revue de Paris. Le périodique fut serviable au diplomate, qui relaya fidèlement ses vues politiques, pendant les années 1930 ; elle permit de relancer Saint-John Perse, après la guerre, grâce à un article commandé à Claudel. Sur les circonstances de la rencontre entre les deux amants, et le rôle de chacun, les récits divergent, avant de se confondre. Paul Morand croyait savoir que sa femme Hélène, devenue princesse Soutzo par son premier mariage, avait joué un rôle déterminant : Marthe de Fels lui avait demandé d’organiser « un week-end avec Alexis Léger ». Ce qu’elle fit : « Marthe fit la cour à Alexis Léger qui coucha avec elle le soir même ». Marthe situait leur rencontre quelques mois avant sa conclusion sensuelle, mais emboı̂tait la suite de son récit à celui de Morand ; l’honneur était sauf : « Marthe a rencontré pour la première fois Léger chez Ava Bodley [fille d’un écrivain francophile et femme du diplomate Ralph Wigram, en poste à Paris]. Elle hésitait à se rendre à son invitation car elle pleurait la mort de René Boylesve [en 1926] mais sur l’insistance de son amie, “Venez, vous rencontrerez quelqu’un d’extraordinaire, etc.”, elle accepta et se trouva à la table placée à côte de lui. “Comme vous êtes silencieuse”, lui dit-il, et elle lui en dit la raison. Avant de partir, il demanda s’il pourrait la rencontrer de nouveau, ajoutant : “Je m’en veux de vous distraire de votre douleur.” » Ce n’est que quelques mois plus tard qu’ils se rencontrèrent à nouveau chez les Paul Morand, à l’initiative de Marthe de Fels. Coquette, cette dernière tut ce détail devant Hélène Hoppenot : « Quelques mois plus tard, nouvelle rencontre chez les Paul Morand. “Vous ne m’avez pas téléphoné, lui dit Léger, pourquoi ?” “Parce que je n’avais rien à vous dire.” Après cette réponse peu diplomatique, ils parlèrent de Moby Dick, qu’ils venaient de lire, et que tous deux aimaient. Ils trouvèrent soudainement des choses à se dire. » Après des débuts un peu scandaleux, à la fin des années 1920, la liaison fut admise comme une chose convenue entre toutes les parties. En 1929, Henri de Régnier s’amusait encore avec le Tout-Paris littéraire et mondain du nouveau cocufiage d’André de Fels, qui n’était d’ailleurs pas en reste : « Marthe de F. se compromettant avec Saint-Léger Léger, il y aurait à son sujet une sorte de conseil de famille, où l’on aurait discuté la conduite à tenir envers l’imprudente. On aurait décidé de lui donner un “avertissement sérieux” et, au cas où elle n’en tiendrait pas compte, de l’exiler “en province dans ses terres”. En somme, une lettre de cachet. » Tout l’art d’Alexis fut, au dire de Sainte-Suzanne, de « la garder tout en ne la laissant pas tout envahir. Craignant qu’elle ne voulût divorcer pour l’épouser, il dit au mari : “Vous savez combien j’aime votre ménage. Mais vous savez combien Paris est prompt dans ses jugements. Déjà on chuchote. Permettez-moi de moins vous voir tous deux pendant quelque temps.” Et le mari NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 253 — Z33031$$11 — Rev 18.02 La volonté de puissance 253 – depuis fort longtemps au courant et fort résigné, lui-même ayant ses vies à lui, et flatté de ce que l’amant soit un homme si important – de le dire à Marthe qui se résigna et l’a gardé. Elle lui laissa sa liberté avec tristesse, mais il lui laissa et a gardé son amitié entière, je dois le dire, se mêlant à sa vie et lui facilitant la tâche en organisant des rencontres avec tel ou tel personnage important ». La liaison était établie, pas claironnée. En 1960, à l’occasion du prix Nobel, et deux ans après le mariage d’Alexis avec Dorothy, Paulette s’exaspéra de la reproduction dans la presse d’une innocente photo représentant les couples Hoppenot et Léger, attablés avec Éliane et Marthe de Fels : « Mais pourquoi donc Hoppenot a-t-il livré ou publié la photo du déjeuner à Cap Brune avec le nom de Marthe en toutes lettres. Je ne comprends pas cela. » Aux yeux de Robien – mais un chef du personnel du Quai d’Orsay peut-il croire en rien de désintéressé ? – le couple formait un attelage de même nature que celui qui avait lié Alexis à Mélanie : « Sans avoir d’argent, car il n’avait pas de besoin pour lui-même, Léger était attiré par ceux qui en avaient et c’est sans doute ce qui explique le mieux la liaison avec Marthe de Fels, qui physiquement et moralement semblait être peu faite pour attirer et retenir. [...] La situation de Léger favorisait les activités politiques de sa maı̂tresse et la position mondaine de celle-ci flattait le snobisme de son amant. Les deux avaient donc intérêt à cette liaison. Je doute que la passion y fût pour quelque chose. Elle avait en effet très vite perdu la beauté du diable qui lui donnait un certain charme dans sa prime jeunesse. » C’est affaire de goût. Morand, non plus que Sainte-Suzanne, ne la trouvait au leur. Hélène Hoppenot ne trouvait pas sa beauté flamande déplaisante. Qui saurait dire celui d’Alexis ? La complémentarité objective de ses ambitions avec celles de Marthe n’est pas contestable. Faut-il réduire leur couple à cette communauté d’intérêts ? Robien, qui avait la plume cruelle, s’intéressait surtout à cette dimension de leur relation : « il avait envoûté Mme de Fels. On ne peut se faire une idée des bassesses que fit celle-ci pour assurer à son amant un avancement qui favorisait sa propre ascension. Elle frappait à toutes les portes, même à elle de l’office, recevant parfois certaines rebuffades. C’est ainsi qu’au temps de Briand elle l’obsédait de ses flagorneries. » Sainte-Suzanne, qui admirait son chef, disait les choses autrement : « Je suis sûr que ce qu’il ressent pour Marthe et ce qu’il lui inspire lui est une grande force, d’un grand secours intime, nonobstant la collaboration sur le plan où elle se fait son intelligente, docile et toute dévouée servante. » En retour, Alexis offrit sa plume à Marthe qui, non contente de faire les carrières littéraires, se piquait d’écrire. Le Vauban et le Poussin que Marthe signa chez Gallimard, en 1932 et 1933, sont de la langue et de la pensée de Saint-John Perse, au point qu’on pourrait les considérer comme partie de son œuvre en prose. Alexis participa sans doute au choix des modèles, qui lui permettaient de parler de lui, suivant la fine intuition de Hugo von Hofmannsthal, qui retrouvait dans Anabase « la sévère délicatesse de Poussin ». L’artiste et l’architecte étaient de bons Français, comme Alexis, « bien nés » et de « pur lignage ». Leurs paysages naturels étaient NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 254 — Z33031$$11 — Rev 18.02 254 Alexis Léger dit Saint-John Perse évoqués avec une sensualité patriotique. Le Morvan définissait le tempérament de Vauban : « Dans ce pays avide et sobre, à l’ombre du planteur d’arbres, un enfant de France va grandir, qui de la terre natale gardera toujours quelque chose à ses talons. » C’était voisiner avec le Caillaux qu’aimait à citer Robien ou le Pétain qu’inspirerait Emmanuel Berl dans la débâcle (« la terre, elle, ne ment pas »). On chercherait en vain, dans ces ouvrages hâtifs et peu documentés, quelque révélation sur ces grands hommes, mais on y découvre les soucis d’un diplomate dont on comprend, lorsqu’il évoquait les fortifications de Vauban, qu’il craignait de faire remise de la sécurité de son pays dans la seule ligne Maginot : « Pour protéger maintenant le peuple de France et lui assurer les garanties de sécurité indispensables à la réfection de ses forces, au développement de ses ressources matérielles et à la poursuite pacifique de ses destinées naturelles, il ne suffit plus hélas d’une ceinture de pierre, et la grande muraille de Chine elle-même n’y pourvoirait point. » Anachronique en diable, mais quel miroir, ce Vauban : « Alors le grand vieillard [...] conçoit dans son patriotisme, la nécessité de s’élever à un plan de préoccupation supérieur : celui de la politique internationale. C’est là qu’il faut construire pour la paix. » Alexis parle depuis son temps, qui devient la matière même du livre lorsqu’il évoque « les heures de doute et de confusion nationale ». Vauban et Poussin, l’homme d’État et l’artiste, symbolisaient les passions contradictoires d’Alexis : d’un côté, la passion de servir (« Servir !... Nous connaissons ce mot d’ordre du XVIIe. Un hobereau comme Vauban, un seigneur comme le duc de Saint-Simon sont de même religion : celle du sacrifice personnel au souverain bien de l’État. De cette abnégation suprême dérive toute conduite de leur vie morale ») ; de l’autre, la vocation artistique (« Son cœur est plein de certitude quand il s’écrie un jour à peine adolescent : “Et moi aussi je serai peintre” »). Alexis n’a pas laissé de témoignage plus direct sur cette tension douloureuse qui était la sienne. Ces ouvrages n’étaient pas seulement de lui par l’aveu qu’il y confessait. La langue, à laquelle il lâchait la bride, sûr de son anonymat, était sienne. Le lexique est celui de Saint-John Perse : de Vauban à Poussin il n’est question que d’âme, de race, de souffle et de « grands quartiers de provinces nouvelles » que pourrait distribuer le souverain d’Anabase. L’emploi rimbaldien du verbe savoir signale encore SaintJohn Perse : « Je sais des femmes de notre race, je sais des hommes de notre race ». Les énumérations de métiers (« Qu’avez-vous dit au laboureur, au vigneron, à l’herbager ? Qu’avez-vous dit un soir à l’homme des marais, au berger, au bûcheron, au faux-saunier sous sa besace, au roulier qui fait halte au sommet de la côte ? ») entonnent l’air connu d’Anabase : « L’agriculteur et l’adalingue, l’acupuncteur et le saunier ; le péager, le forgeron [...]. » C’est la voix du poète qui ouvre de larges périodes par d’autoritaires « et voici que », interrompues par de lapidaires définitions, typiques des changements de rythme persiens : « Probité de Poussin ». Il est difficile d’apprécier l’empreinte de Mélanie sur Alexis ; celle de Marthe est considérable parce qu’elle s’exerça continûment, par-delà NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 255 — Z33031$$11 — Rev 18.02 La volonté de puissance 255 l’éclipse des années américaines, jusqu’à sa mort. Marthe sut entretenir sa liaison avec un bon sens matronesque, une fois admise la règle de concurrence tempérée. Le 5 janvier 1940, par exemple, Sainte-Suzanne observa l’entrée d’une nouvelle conquête « dans la vie érotique d’Alexis. Patronnée par Marthe, fidèle à sa politique : garder son ex-amant sur un plan inaccessible et politique ; le ravitailler en femmes jolies et pas intrigantes, et pas concurrentes ». Alexis respectait la règle : « Il a su renvoyer Marcelle Auclair, à qui il tenait pourtant sensuellement, quand celle-ci prétendait être seule dans sa vie et faire sacrifier Marthe. Que de femmes ont essayé d’évincer Marthe ! Mme Pierre Fr. par exemple, à qui il avait donné un bracelet-montre que lui avait donné Marthe et qu’elle exhiba ostensiblement à son poignet chez Marthe, le jour même. Le lendemain Léger récupérait l’objet et se séparait de l’imprudente. » Cantonnée sur ce terrain plus politique et mondain que sensuel, la liaison durait ; Marthe était récompensée de sa tolérance par les confessions diplomatiques d’Alexis. « J’ai remarqué qu’il lui disait tant de choses que je me demande s’il ne lui dit pas tout », s’inquiétait légèrement Sainte-Suzanne. Marthe Bibesco de Fels regrettait l’influence de Marthe sur son amant, qui le séparait de ses amis, au profit de ceux, « beaucoup moins intéressants », qui gravitaient dans son salon. C’est elle, pourtant, qui renoua les liens distendus avec Gide et Larbaud, en les conviant à déjeuner avec Alexis. Affichée, la liaison ne séparait pas Marthe d’André. Les Hoppenot les recevaient ensemble : « Léger raconte d’interminables histoires que le comte André de Fels écoute sans sympathie, les yeux durs, souriant du bout des lèvres : sa haine pour le conteur est visible ; sa femme conserve sur les siennes un sourire satisfait quelque peu matronesque. » Inutile de s’apitoyer, au vu du portrait moliéresque que Wladimir d’Ormesson a laissé du cocu à leur première rencontre : « Il est inouı̈ de suffisance et de vanité ! À la fin de la conversation, ne me dit-il pas : “Voyez-vous, un entretien comme celui que nous venons d’avoir, Doumic (Revue des Deux-Mondes) eût été incapable de le soutenir avec vous. Tandis que moi, par suite de mon expérience, de ma vie passée, etc., je serais en état d’en avoir un semblable avec un sculpteur sur l’architecture, avec un peintre sur la peinture, avec un historien sur l’histoire...” » Au final, quelle était la nature de leur attachement ? Alexis dit un jour de Marthe, à Marcelle Auclair, qu’elle était la femme de sa vie ; il est vrai que cet aveu était moins l’effet d’une effusion que le moyen d’éloigner une maı̂tresse dont l’attachement menaçait sa liberté. À l’inverse, au début de leur aventure, il avait confié à Marcelle Auclair, parlant de son mari : « C’est si triste pour un homme, quand il se retourne vers la femme qui vit auprès de lui, de ne sentir en elle qu’un reflet de lui-même, de la sentir incapable d’exister seule. » Elle en avait déduit qu’Alexis ne se satisfaisait pas de Marthe de Fels. Ces liaisons suffisent-elles à clore le débat sur l’homosexualité prêtée à Alexis ? Elles révèlent au moins l’image qu’il se faisait de sa virilité. Selon Louise Weiss, « il avait une curieuse vision de lui-même qui ne répondait que NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 256 — Z33031$$11 — Rev 18.02 256 Alexis Léger dit Saint-John Perse partiellement à la réalité. Il se croyait suprêmement viril alors que sa nature psychologique était hermaphrodite ». Il en serait convenu, peut-être ; car si l’œuvre et l’action appartenaient pour lui au règne masculin, la vie et l’amour de la vie étaient le propre de la femme ; c’est ce qu’il écrivait explicitement à ses amies veuves, comme si leurs maris les avait volontairement abandonnées, souvenir peut-être de la mort d’Amédée, qui avait fui les difficultés morales et matérielles de la famille exilée 18. Homme à femmes, Alexis se contrôlait jusque dans l’étreinte amoureuse. Avec Marcelle Auclair, il était demeuré cérémonieux (« Il lui tendit son bras gauche et lui demanda de détacher son bracelet montre : le temps n’aurait plus de raison d’exister »), et n’avait jamais abandonné la mise en scène de lui-même : « Cet amant est un des rares hommes que le désir ne rend pas hideux, confia Marcelle Auclair. Au contraire, il l’aiguise, le durcit. Son visage, d’ordinaire un peu mou, semble consumé et éclairé du dedans ; la peau colle aux os, les tempes se creusent et ses yeux sombres prennent l’éclat doré qu’ont les yeux des bêtes fauves. » NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 257 — Z33031$$12 — Rev 18.02 IX L’ombre de Briand À la tête du cabinet de Briand Alexis avait atteint Briand et entretenu sa faveur par des voies plus littéraires que politiques. Il l’avait rencontré par l’entremise de Berthelot, le mécène des écrivains ; il avait cultivé sa précieuse bienveillance dans le salon de Mélanie de Vilmorin, une maı̂tresse qu’il devait à son charisme de poète ; il avait resserré leurs liens par des lettres où rayonnait son génie de séduction. Parvenu dans l’intimité de Briand, il avait joué habilement de son prestige d’écrivain raffiné ; le ministre n’y était pas insensible, derrière son apparence bonhomme. Mais Briand n’aurait pas accordé la direction de son cabinet diplomatique à Alexis, en avril 1925, si le jeune diplomate n’avait pas fait valoir auparavant des compétences techniques. À vrai dire, le choix que Briand fit d’Alexis pour diriger son cabinet aux Affaires étrangères dans le gouvernement Painlevé qui succéda à celui d’Herriot, conserve une part de mystère. Alexis a livré sa propre version, qui n’est pas la moins légendaire. Retranscrit dans le franglais savoureux de sa veuve, le récit répétait l’inversion des rôles de 1921 et rejouait la scène du bateau prêt à partir, cette fois sur le quai d’une gare : « Alexis Léger avait été nommé consul à Constantinople et il était à la gare, prêt à monter dans le train, quand on est venu le chercher, lui disant que Briand voulait lui parler. Le train est parti sans lui, et Briand lui a dit qu’il voulait qu’Alexis become chef de son cabinet, right that minute, et qu’il n’agirait pas comme administrateur mais comme directeur politique. » Il fallait comprendre que le poète était un être de rupture, qui se résignait à la grande politique comme à un sacerdoce, quand on aurait pu croire qu’il désirait violemment arriver, même au prix de tâches obscures. Pour être digne de le priver de la poésie, la politique devait être une vocation ; c’est le mot qui lui venait spontanément à la plume, lorsqu’il rendait compte à Philippe Berthelot de son action dans le cabinet de Briand. La thèse généralement admise par les proches de Berthelot, selon laquelle le nouveau secrétaire général avait donné le jeune Léger à Briand, pour être plus vraisemblable, n’est pas entièrement satisfaisante. René Massigli, à la fin de sa vie, attribuait le choix d’Alexis à leur protecteur commun, « persuadé qu’il s’assurait ainsi un collaborateur de tout repos ». Jules Laroche, directeur politique du ministère, considérait également la nomination d’Alexis comme « l’œuvre de Berthelot qui tenait en haute NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 258 — Z33031$$12 — Rev 18.02 258 Alexis Léger dit Saint-John Perse estime les qualités professionnelles de Léger. Mais qui ne se doutait peutêtre pas qu’il se donnait ainsi un futur successeur ». C’était mal le connaı̂tre. Tout au plus pouvait-il affecter, auprès de Briand, de se réjouir d’un choix qu’il donnait l’illusion d’inspirer grâce à sa protection passée. Faut-il aller jusqu’à croire, comme on est enclin à le faire chez les descendants de Berthelot, que ce dernier considérait déjà Alexis, dans les dernières semaines du cabinet Herriot, comme pire qu’un ingrat, un véritable traı̂tre ? Était-il ce « loup dans la bergerie » que la correspondance familiale maudissait, sans le nommer, d’œuvrer dans le cabinet d’Herriot contre la réintégration administrative du protecteur déchu ? Le brave Herriot songeait en effet à confier à Philippe la rédaction d’un Livre jaune sur les origines de la guerre ; les diplomates anglais croyaient savoir qu’on lui proposait également la prestigieuse ambassade de France à Berlin. Si Alexis manœuvra contre son ancien protecteur, il pesa moins lourd que l’hostilité de Poincaré et du président Doumergue, qui plaidaient contre la réintégration, sans parler du principal intéressé, qui n’entendait pas être réintégré dans d’autres fonctions que celles, proprement régaliennes, qu’il avait assumées au sommet de l’administration ministérielle, en qualité de secrétaire général. Lorsque Briand réalisa ce vœu, au printemps 1925, la nomination d’Alexis à la tête de son cabinet lui permit de pondérer l’influence de son secrétaire général. D’un côté, un grand féal de la République, à la carrière déjà faite, défaite et refaite, indépendant, et travailleur acharné ; de l’autre, un fonctionnaire discret, fort de talents littéraires que les initiés tenaient en haute estime. Il ne devait pas déplaire à Briand, qui relançait Berthelot, de le border d’un rival moins expérimenté et d’une fidélité plus malléable. L’expertise asiatique d’Alexis garantissait de surcroı̂t à Briand de ne pas se laisser embrouiller par Berthelot, dont c’était le domaine réservé. En jouissant d’un autre point de vue, le ministre se libérait de l’emprise exclusive de celui qui avait précipité sa chute par ses imprudences avec la BIC. Sérieux, presque compassé, Alexis équilibrait les audaces de Philippe. Lorsque Poincaré revint aux affaires, en 1926, la présence auprès de Briand de son ancien expert en mystères chinois rassura sans doute le président du Conseil. Alexis aida à la compatibilité du couple improbable ; il avait d’ailleurs assuré la liaison, dès 1925, entre les deux adversaires, dont il arrangeait les rencontres 1. Au contraire, la brève incursion de Herriot, plus proche des thèses de Briand, et par là rival plus dangereux, écarta Alexis du cabinet les quelques heures que dura son gouvernement, paralysé par la chute du franc, en juillet 1926. Son ami Eirik Labonne prit son bureau le temps d’entendre les cris de la foule, sous les fenêtres du Quai d’Orsay, qui appelait à la démission d’Herriot. Depuis Genève, où Herriot l’avait casé à la tête de la délégation française de la SDN, au printemps 1924, le ministre avait mûri pour son retour aux Affaires étrangères une politique moins juridique que morale, moins matérielle que spirituelle, plus populaire, surtout, devant l’opinion anglosaxonne. Elle convenait à la réalité des forces françaises et exigeait le NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 259 — Z33031$$12 — Rev 18.02 L’ombre de Briand 259 concours de serviteurs audacieux et éloquents ; Alexis lui apparaissait comme tel. Saint-John Perse a conservé un brouillon de la main de Briand qui définissait ouvertement cette stratégie en vue d’une séance à la Chambre. Il revenait sur la ruine du pays, « épuisé au point de vue financier, mais très grandi moralement », et concluait : « Son prestige dans le monde est immense. C’est une force qu’il convient de mettre en valeur. Elle est très capable de produire les plus heureux effets, même dans l’ordre matériel des choses. » Pour lancer ce programme un peu vaporeux, il n’était pas malvenu de conduire un attelage composé d’un grand travailleur aux idées claires et d’un jeune écrivain à l’inspiration lyrique. Alexis fut d’emblée préposé aux affaires littéraires et mit son talent de plume au service des discours de Briand, pour les célébrations anodines comme pour les grandes occasions, qui appelaient de formidables morceaux de bravoure. Aux regards de l’étranger, diplomate encore obscur, Alexis s’offrait vierge de toute image, alors que Philippe traı̂nait une réputation sulfureuse. Son rétablissement au secrétariat général signifiait le retour à une étroite défense des intérêts français, après l’intermède Herriot. C’est ainsi qu’on l’interprétait au Foreign Office : « Berthelot is the personification of xenophobia. He is anti-everyone except French. His return will be a minor disaster 2. » Le représentant de la Suisse à Paris se réjouissait autant du retour de Briand qu’il craignait celui de Berthelot : « Au point de vue de nos relations avec la France, il ne me déplaı̂t pas de retrouver aux Affaires étrangères Briand, dont l’attitude conciliante dans la question des zones faisait contraste avec l’étroite intransigeance de son secrétaire général Berthelot. Mais peut-être Briand ramènera-t-il Berthelot ? » Au terme de l’ère Briand, Brüning nota en vue de ses mémoires, où Alexis n’avait pas l’honneur d’une citation, l’impression que lui causait Berthelot : « Très forte tant par ses qualités que par son intransigeance vis-à-vis de l’Allemagne 3. » Reste à comprendre comment Aristide Briand avait seulement pensé à Alexis. Philippe Berthelot pouvait à la fois craindre et accompagner l’ascension du cadet, dont il appréciait les talents en même temps qu’il les redoutait ; il n’y fut peut-être pas pour rien. Alexis avait encore besoin de paraı̂tre son protégé ; Philippe ne pouvait déjà plus faire autrement que de paraı̂tre son protecteur. Une mince anecdote, tenue de Bréal, ami et biographe de Berthelot, dessine la meilleure parabole de cette rivalité sourde et souriante : Alexis et Philippe disputent une partie de cartes acharnée. D’équilibré, le jeu tourne en faveur du cadet. Il va gagner, quand il faut soudain partir, avant d’en avoir fini. Il se lève en souriant : « Dommage, nous se saurons jamais qui aurait gagné. » Quelque fut le rôle de Berthelot, Alexis fit lui-même le plus gros du travail. Il prit soin d’entretenir le contact avec Briand pendant sa traversée du désert. Il lui écrivit en mars 1923, au prétexte de la disparition d’une connaissance commune ; il s’agissait probablement de Léonard Constant, philosophe proche du Sillon, qu’Alexis avait connu dans l’atelier de son ami Hubert Damelincourt, à Pau. Pionnier du rapprochement franco-allemand, enseignant à Mayence, ce martyre du poincarisme, « tué lors des émeutes rhénanes, en se portant NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 260 — Z33031$$12 — Rev 18.02 260 Alexis Léger dit Saint-John Perse au secours d’un vieillard maltraité », était bien propre à toucher Briand. Alexis se situa dans le registre sensible et humaniste propre à le séduire en brandissant cette amitié comme un talisman : « Monsieur le Président, j’ai eu tant de peine, je garde tant de peine de la mort de notre bon “docteur”, que je ne puis m’empêcher de penser à toute la tristesse que vous aura laissée la perte de cette fidèle affection – profonde et simple comme la vie même et plus désintéressée qu’elle ne l’est d’ordinaire [...]. Il me parlait simplement de vous. Il le faisait parfois avec émotion. Je pense à la loyauté de cette franche nature et garde le souvenir d’un clair regard français. Croyez, Monsieur le Président, à l’expression de mes sentiments respectueux 4. » Alexis continuait d’approcher son éphémère protecteur de l’année 1921, via Painlevé, peut-être, connu en Chine et fréquenté au salon de Mélanie de Vilmorin, que la rumeur faisait grande prêtresse des carrières républicaines. Louis de Robien n’était pas seul à observer les assauts répétés de la mondaine auprès de Briand ; quelques années plus tard, le Foreign Office lui attribua le même rôle dans l’ascension d’Alexis : « Il a conquis l’amitié de Briand par l’intermédiaire d’une certaine Mme de Vilmorin, qui tenait à l’époque un salon politique de première importance ; il est généralement admis qu’il lui doit pour une bonne part d’être devenu le directeur de cabinet de Briand. » La sagacité de Briand n’était pas dupe de ce genre de campagnes ; sa nonchalance, de guerre lasse, pouvait lui faire baisser les bras. La morale héroı̈que et chevaleresque d’Alexis s’accommodait de cet usage de l’amour courtois ; elle n’empêchait pas le cynisme nécessaire à la vie de cabinet, à ses basses œuvres, au spectacle avilissant des satellites serviles des hommes de pouvoir. Celui qui disait à la femme de l’un des protégés de Briand, « Vous voyez cette chaussée, là, en face ? Eh bien je ne la traverserais pas pour sauver l’humanité mais je me jetterais dans le Rhône pour sauver un ami... », trouvait une forme de complicité avec le vieux parlementaire désabusé. Il se régalait de l’étendue de ses responsabilités, qui étaient comme l’ombre portée de l’œuvre publique de Briand. Mais il ne pouvait pas se mêler à cette aventure politique sans ressentir une forme de dégoût de soi, et de regret intime, au regard de sa vocation poétique délaissée. Naissance d’un bureaucrate, mort d’un poète ? La coı̈ncidence entre la naissance du bureaucrate et la disparition du poète n’est pas discutable. Cela fait-il une relation de causalité ? N’est-il pas convenu, au contraire, que les lettres et la diplomatie ont naturellement tendance à converger, les exemples ne faisant pas défaut d’écrivains qui se firent diplomates, sans compter les diplomates qui se voulurent écrivains ? Mais le fonctionnaire des Années folles ne possédait pas la liberté du diplomate du siècle précédent. Alexis, en III e République, était tenu à des horaires de bureau. Ils étaient souples, mais l’actualité se faisait agitée et l’urgence impérieuse depuis que le rétrécissement du monde exigeait des NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 261 — Z33031$$12 — Rev 18.02 L’ombre de Briand 261 réactions immédiates. En pleine crise chinoise, lorsqu’une concession française était menacée, les télégrammes arrivaient à toute heure du jour et de la nuit ; il n’était pas rare qu’Alexis transmı̂t au chiffre de longues instructions passé minuit. Cette servitude du fonctionnaire n’était rien comparée à l’esclavage d’un directeur de cabinet. À la tête de celui de Briand, Alexis ne s’appartenait plus. Reste que le travail d’un diplomate demeure essentiellement littéraire. Mieux, il opère en pleine fiction ; pour être purement administrative, elle ne flatte pas moins l’homme d’imagination chez le fonctionnaire. Sans même évoquer les codes rédactionnels, qui ne sont pas moins conventionnels que ceux qui lient le romancier au lecteur, en obligeant le diplomate à user de la litote, de l’hyperbole et de la prétérition pour obtenir ce qu’il désire sans jamais l’exiger, l’ensemble de la correspondance diplomatique constitue une fiction dont un lecteur profane serait dupe. Il est rare que l’ambassadeur ait écrit le télégramme qu’il a signé et que le ministre lise la dépêche qui lui était adressée. Les interlocuteurs ne sont pas seulement fictifs, leur autorité aussi est toute conventionnelle, qui n’a rien à voir avec leur qualité. Ils n’ont pas raison selon la nature de leur argumentation ; la rationalité n’entre pas seule dans l’élection d’une ligne politique. Les diplomates n’écrivent qu’une scène d’un roman, dont l’ensemble leur échappe et qu’ils doivent imaginer indépendamment de la réalité qu’ils connaissent. Les convictions de leur ministre, les opinions de ses alliés à la Chambre, les intérêts de sa clientèle et l’humeur de sa maı̂tresse sont des arguments puisque le ministre aura raison, si l’on tolère cet abus de langage. La raison n’y est pour rien ; elle est humiliée dans cette opération où celui qui détient l’autorité, investi par la délégation du suffrage universel, aura le dernier mot. Faut-il s’allier contre l’Allemagne avec Barthou, il faut se rapprocher d’elle avec Laval. Faut-il éviter la guerre à tout prix avec Bonnet, il faut la vouloir avec Reynaud. L’un n’a pas raison contre l’autre, mais avant ou après lui. Les ministres changent, les diplomates lui écrivent toujours comme s’il était le même. Le diplomate qui veut convaincre l’équipe en place, ministre, cabinet, directeurs du Département, doit maı̂triser à la perfection les usages ; sa plume est un outil avec lequel il peut se blesser. En poste à Moscou, Jean Herbette, qui n’est pas du métier, s’emballe au spectacle des grandes « spoliations » staliniennes. En janvier 1930, il envoie à Briand une dépêche qu’il titre « Le devoir de réagir » ; il conclut : « Mieux vaudrait mille fois s’exposer à une rupture qu’à la pire de toutes les contaminations : celle qui naı̂trait d’une complaisance envers le mal. » Briand lui fit répondre sèchement par Alexis un télégramme à la distribution réservée, qui proposait à l’ambassadeur de venir s’expliquer oralement, faute d’avoir su modérer sa plume : « Je ne puis croire que vous considériez comme une “complaisance envers le mal” le fait que nous entretenions une ambassade auprès de l’Union des Républiques soviétistes. Je vous laisse, en tout cas, toute liberté d’apprécier l’opportunité, en ce moment, d’un voyage à Paris, si vous estimiez préférable de m’exposer vos vues de vive voix, ce à quoi je ne verrais, pour ma part, qu’avantage. » NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 262 — Z33031$$12 — Rev 18.02 262 Alexis Léger dit Saint-John Perse Alexis n’était pas seulement un rédacteur hors pair, il se distinguait par la parfaite maı̂trise de sa langue orale et le raffinement de ses manières. Les entretiens enregistrés dans les années 1980 pour les archives du Quai d’Orsay avec les derniers survivants de sa génération conservent la trace d’une langue agréable, mais sans affèterie. Alexis en imposait à ses collègues par la précision de son lexique, qui participait de son « implacable » courtoisie. Lorsqu’il apprenait à un diplomate « sa nouvelle affectation en termes exquis, et qui fleuraient le bon vieux Quai », il interdisait la contestation sans froisser son interlocuteur : « Quand je vous demande d’aller à Rome, ce n’est pas un ordre que je vous donne, mais c’est plus que l’expression d’un désir 5. » Ces finesses pouvaient agacer. On remontait sans peine à la source d’un mot rare, qui se multipliait aux étages nobles du ministère : « L’écho des couloirs relançait ses expressions favorites. Pendant leur temps de vogue, tous les étages de la maison dictaient, tapaient, télégraphiaient et se téléphonaient tantôt l’image “retour de flamme”, ou l’adjectif « péjoratif », avidement recueillis, directement ou non, des lèvres de Léger 6. » Aux heures les plus sombres de la campagne de France, Paul Reynaud s’agaçait du « langage incompréhensible » du secrétaire général. Ce langage le distinguait, l’élevait, le singularisait. Les adversaires du diplomate ne manquaient pas de railler son personnage ; Je suis partout en fit la matière d’un article fielleux : « Affectant des allures mystérieuses, la tête juchée, immobile sur des faux cols élevés, il sortait d’un silence hermétique pour s’exprimer en un langage sibyllin, prétentieux et désuet. À un agent obscur, il disait, feignant d’émerger d’une méditation profonde, les yeux dans les yeux : “Vous arrivez, monsieur, à l’âge où l’on commence à tracer le thalweg de sa personnalité.” Sur la politique de Briand, il rendait des oracles obscurs, colportés avec ravissement dans les salons snobs et chez les précieuses internationales : “On ne peut pas raisonner de la politique de Briand. Elle a un caractère musical.” » Tout était bon pour mettre à distance. Alexis n’avait pas le tutoiement facile. Il vouvoyait ses meilleurs amis littéraires, Jacques Rivière ou Valery Larbaud, comme ses collaborateurs les plus proches, Étienne de CrouyChanel ou Henri Hoppenot. Il tutoyait seulement ceux qui, comme lui, étaient voués à la diplomatie et élus par les Muses : Paul Morand et Jean Giraudoux. C’est assez dire quelle formule idéale lui semblait incarner la figure de l’écrivain diplomate. Hors de sa famille, personne n’était si privilégié. Ses maı̂tresses n’avaient pas toujours droit à la même familiarité que Giraudoux, qu’il n’aimait pas, ou que Morand, qu’il jalousait (il vouvoyait Marthe de Fels, mais tutoyait Lilita Abreu ou Marcelle Auclair). Alexis aurait aimé être le seul écrivain diplomate dans le sillage de Claudel. Il connaissait les facilités du poète dans un métier tout littéraire. Au jour le jour, ses qualités rédactionnelles faisaient la réputation du jeune diplomate. De retour de Pékin, la légende d’Alexis était faite ; il n’était qu’à l’entretenir. En janvier 1924, à la tête des quelques rédacteurs de la section d’Extrême-Orient, il donnait déjà des leçons de style. Affaire NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 263 — Z33031$$12 — Rev 18.02 L’ombre de Briand 263 infime. Le ministère de la Justice renvoyait des pièces intéressant le règlement transactionnel de la BIC ; un rédacteur avait préparé une lettre : « Il reste entendu que ce dossier pourra vous être communiqué à nouveau dans le cas où l’autorité judiciaire estimerait utile qu’il fût mis à sa disposition. » Alexis corrigea, magistral : « Il demeure entendu que ce dossier pourra toujours vous être communiqué chaque fois que vous jugerez nécessaire de le mettre à la disposition de l’autorité judiciaire. » Ces riens asseyaient la légitimité des agents, mais aussi celle du Quai d’Orsay ; Alexis haussait toujours d’un degré le niveau de sa langue lorsqu’il écrivait à un autre ministère. Il n’était jamais aussi racé que lorsqu’il s’adressait aux épiciers de la rue de Rivoli. À considérer ces liens presque incestueux entre le diplomate et l’écrivain, quel mal Alexis Léger, diplomate, pouvait-il faire à Saint-John Perse, le poète ? Il chiffonnait ses principes en ne respectant pas la stricte hétérogénéité à laquelle il prétendait, pour l’honneur de la poésie et le sérieux du fonctionnaire. Les passerelles jetées entre les deux rives étaient innombrables. Alexis fréquentait les milieux où l’écrivain diplomate jouissait d’un prestige supérieur à la somme de leurs auras respectives, de préférence à ceux où chaque versant minorait l’autre. Y avait-il davantage d’Herriot, de Blum ou de Barthou, à vénérer les poètes comme les prophètes de leur temps, que de Poincaré ou de Robien, qui les prenaient pour des farceurs ou des charlatans ? Avec les premiers, Alexis doublait l’autorité qu’il tenait de sa seule légitimité professionnelle avec les seconds. Briand lui-même, qui préférait les romans policiers à la poésie de Saint-John Perse, ne tenait pas rigueur à son chef de cabinet de ses obscurités poétiques ; comme de tout ce qui ne l’attristait pas, il s’en amusait, au dire de Daniélou : « Léger ayant fait l’hommage à son chef de son dernier livre, Briand m’en lisait un soir quelques passages quand le diplomate nous rejoignit, apportant les dépêches de la journée. “Vous arrivez à propos, dit Briand. Nous feuilletions justement un livre fort bien imprimé, mais dont nous ne pouvons apprécier la juste valeur parce qu’une traduction nous serait nécessaire.” Et pour justifier son dire, Briand nous lut quelques vers dont son collaborateur n’eut pas de peine à se reconnaı̂tre l’auteur : “Mais, intervint Léger, il me paraı̂t que rien n’est là de plus intelligible.” “Pour vous peut-être, qui êtes accoutumé à fréquenter cet auteur”, dit Briand. “Mais puisque tel est votre sentiment, je souhaiterais de vous, pour la clarté de nos communications avec l’étranger, que vous usassiez d’un style différent dans la rédaction de nos dépêches diplomatiques.” » C’est dire ce que valait l’assertion persienne, devant Archibald Macleish, selon laquelle « aucun de ses collègues, même Briand avec lequel il était intime, ne savait qu’il écrivait ». Ce cloisonnement fictif permettait d’expliquer la non moins invraisemblable coexistence du poète secret avec le diplomate ambitieux qui prétendait écrire ses poèmes la nuit et les conserver au secret. Au reste, Briand, qui était un formidable lecteur, passait pour apprécier la prose administrative de son directeur de cabinet. Un journaliste expliquait par là sa nomination à la sous-direction des affaires politiques et commerciales : « Ses rapports, d’une clarté remarquable, sont NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 264 — Z33031$$12 — Rev 18.02 264 Alexis Léger dit Saint-John Perse toujours rédigés avec une élégance de style qui fait la joie de Briand, car on sait que notre ministre des Affaires étrangères, préfère, de beaucoup, l’art oratoire à l’art épistolaire. » Même, l’expertise littéraire d’Alexis flattait Briand, qui se réjouissait de dresser son arbitre des élégances littéraires contre les béotiens de la politique ; il s’en amusait devant André Maurois : Briand me raconte qu’il est allé chez Doumergue, président de la République, le lendemain du jour où avait été représenté, à l’Élysée, un à-propos de Claudel pour le centenaire (et le vingtième anniversaire de la mort) de Marcellin Berthelot. « Eh bien ? dit Doumergue. Tu as lu cette petite machine de ton ambassadeur qu’on a joué chez moi, hier soir ? » « Non, dit Briand, mais Léger m’affirme que c’est très bien. » « Peut-être, dit Doumergue, peut-être... Moi, je n’y ai rien compris... Et je ne suis pas le seul. Tu vas voir. » Sur quoi il appelle : « Amiral ! » « Mon président ? » dit le chef de la maison navale. « Vous avez compris quelque chose à ce qu’on a joué ici hier soir ? » « Pas un mot, mon président. » « Tu vois, dit Doumergue, et le général, c’est la même chose. » Le lendemain, en ouvrant la séance du Conseil des ministres : « Messieurs, vous savez qu’on a joué avant-hier soir, chez moi, un petit drame de Paul Claudel... C’était gentil. » La porosité des frontières entre le monde politique et le monde littéraire ne se montre nulle part mieux sensible que dans la correspondance échangée par Alexis et Paul Valéry, le plus mondain des poètes, mais aussi le plus spirituel des amis. Entre l’éblouissant Latin et le charmeur créole, pas une lettre gratuite, pas un moment volé en faveur de l’esprit au trafic d’influences politico-littéraire qui les occupe. C’est médaille contre prix littéraire, et cela circule dans tous les sens. Un jour c’est un écrivain nantais auquel Briand s’intéresse, qui est en course pour le grand prix de l’Académie française. Alexis demande à Valéry son appui afin que le Breton ait « le bénéfice de sa vraie chance ». Un autre jour, c’est un camarade de Paul Valéry qui guigne une Légion d’honneur. Puis c’est Alexis qui demande à Valéry de soutenir la demande de rosette d’un peintre de ses amis, auprès d’Herriot. Nous sommes en 1924. C’est le moyen, pour Alexis, de se prévaloir auprès du plus littéraire des présidents du Conseil de l’amitié du plus prestigieux des poètes français. Avec l’arrivée de Briand, Alexis devient plus riche que son ami. Il lui fait l’offrande d’une audience ou d’un déjeuner avec son ministre. Dix ans plus tard, à la tête du Département, Alexis lui mit assez maladroitement sous les yeux une lettre du ministre de France en Suède en l’assurant qu’il avait « recommandé toute vigilance » en sa faveur « pour l’attribution du prix Nobel », quand la lettre trahissait au contraire la passivité du secrétaire général 7. Privé de temps pour écrire, réduit à des missions de fonctionnaire en terre littéraire (Gaston Gallimard sollicitait parfois un service), Alexis ne vivait pas sans mauvaise conscience ces transgressions aux principes du pur poète. C’est pourquoi il ne les admettait pas de ses amis, Morand ou Giraudoux. Alexis n’avait pas apprécié Bella. Il se montra aussi peu miséricordieux pour le cas de Paul Morand, écrivain diplomate à mi-chemin des succès NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 265 — Z33031$$12 — Rev 18.02 L’ombre de Briand 265 politiques du secrétaire général et des nonchalances de Jean Giraudoux. Depuis 1926, Paul préférait sa carrière d’écrivain à la Carrière. Il écrivait vite et bien, il vendait beaucoup, il était connu, il était riche. Il veillait de loin à sa situation administrative. Nommé secrétaire d’ambassade de première classe en novembre 1925, il fut placé « à la disposition » en 1926, puis « en disponibilité » de 1927 à 1932, date à laquelle il fut réintégré pour être aussitôt placé à la disposition du sous-secrétariat au Tourisme pour six mois. À la disparition de l’organisme, il fut détaché auprès du ministère des Travaux publics par une sorte de fiction administrative. Au printemps 1934, il demanda pour prix de son adieu à la Carrière le grade de conseiller d’ambassade, hors cadres. Le service du personnel fit ses comptes : Paul n’avait été en activité que quatre mois et six jours depuis sa dernière promotion. Sa nomination le ferait passer devant six agents plus anciens que lui dans son grade. Le personnel transmit ses doutes à Alexis et à son ministre, Louis Barthou. Le second demanda son avis au premier. À cette date, et depuis longtemps déjà, la fortune diplomatique d’Alexis avait éclipsé les succès de Saint-John Perse. Face à ses rares semblables écrivains diplomates, le secrétaire général était surtout jaloux de la singularité de sa trajectoire politique. Il obtint de Barthou la promotion de Morand, qui l’écartait du ministère, exigeant en retour de son ami la promesse de ne jamais réintégrer les cadres. Étrange promesse, sans équivalent dans les annales du Quai d’Orsay. Le secrétaire général prenait à témoin Robien, directeur du personnel : « Léger a reçu la visite de Morand aujourd’hui 9 août 1934 et lui a fait part de sa nomination au grade de conseiller hors cadres. Le secrétaire général a demandé à Morand de prendre l’engagement de ne pas demander sa réintégration dans les cadres. Morand a promis à Léger de ne pas chercher à rentrer dans les cadres, ni actuellement ni dans l’avenir. Léger m’a donné l’ordre d’en prendre note et de mettre cette fiche au dossier de Morand. » Cette note n’avait guère de valeur juridique, mais elle engageait moralement Paul envers ses collègues. En 1938, lorsqu’il souhaita réintégrer les Affaires étrangères et obtenir, avec le grade de ministre, une légation, Alexis donna la plus grande publicité à la promesse de naguère. L’avis négatif qu’il donna à la réintégration de Paul resta lettre morte, mais il révéla son désir de demeurer l’unique écrivain diplomate à reproduire le modèle claudélien qui l’avait happé dans la Carrière. Il commanda au service du personnel une note « pour montrer que ces prétentions [étaient] injustifiées ». Les services allèrent dans le sens voulu par le secrétaire général en rappelant la promesse de 1934. On observa que le conseiller d’ambassade n’avait « pas effectué un seul jour de service dans un emploi du Département ». Grâce à la faveur de divers ministres, à commencer par le titulaire des Affaires étrangères, Georges Bonnet, dont le chef de cabinet, Jules Henry, était un familier, le sort de Morand ne fut pas arrêté par la manœuvre de son ami. Bonnet accorda la faveur. Loin de le soutenir son ami, qui le remercia de lui avoir « ouvert les digues du Danube » (il avait été affecté à la Commission Internationale du NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 266 — Z33031$$12 — Rev 18.02 266 Alexis Léger dit Saint-John Perse Danube) et lui ouvrit « les digues de [son] cœur », Alexis ne s’inclina pas devant la décision du ministre. Au contraire, il attisa les mécontentements. Il rappela à Henri Hoppenot la promesse de Morand en 1934, si bien que le directeur d’Europe accueillit très froidement la manœuvre de l’écrivain pour l’amadouer. Sa femme n’était pas en reste : « Il m’avait posé cette question : “Que pense votre mari de mon intention de rentrer au Quai d’Orsay ?” “Il ne m’en a pas parlé”, avais-je répondu mensongèrement. Pouvais-je lui décrire l’écœurement de ses anciens collègues, non parce qu’il cherchait à reprendre son ancien métier mais parce qu’il briguait un poste de ministre après avoir abandonné formellement la Carrière, promettant qu’il n’y rentrerait jamais et obtenant, de ce fait, le grade de conseiller auquel il n’avait pas droit ? » Garant de l’équité administrative face à l’arbitraire politique, le secrétaire général fı̂t probablement accueil à la fronde de l’Association professionnelle des agents des Affaires étrangères contre la décision ministérielle. Conty menait la contestation ; Alexis n’eut pas de mal à flatter ses préventions contre les littérateurs du jour. Conty reprochait à l’auteur à succès de n’avoir pas soumis ses écrits à l’appréciation du Département. La réponse de Morand à cet « argument assez étonnant » fournit une pièce significative au procès des écrivains diplomates ; elle souligne les dangers auxquels Alexis s’était soustrait en se dissimulant derrière un pseudonyme, qui le confinait à une gloire confidentielle. La défense de Morand épargna le secrétaire général, dont il espérait la protection, non sans candeur ; il mouilla sans retenue ses deux autres pairs en littérature et diplomatie : « En ne sollicitant pas pareil imprimatur, Morand ne faisait que se conformer à d’illustres précédents : il ne semble pas en effet que les premiers poèmes religieux de Paul Claudel, écrits sous le ministère Combes ou la Bella de Giraudoux, publiée sous le ministère Poincaré, aient été édités en plein accord avec le Département. [...] Le souci que Morand a toujours eu de maintenir le contact avec le Département, loin de décourager les jeunes agents, pourrait au contraire leur servir d’exemple. Conty, lui-même, père d’une honorable et nombreuse famille et beau-père d’un jeune agent du Département, au lieu d’adopter envers la carrière administrative de Morand une attitude dont l’histoire littéraire sourira sans doute un jour, ne pourrait que se réjouir de ce que Morand mette au service de l’administration les connaissances qu’il a pu acquérir pendant les années où il s’est trouvé hors cadres. » Jaloux des succès littéraires de Morand, inquiet de son retour aux Affaires étrangères, Alexis était entré dans sa personnalité professionnelle au prix d’un dédoublement qui aggravait le mécanisme de dépersonnalisation à l’œuvre dans toute fonction administrative. Au lieu de vivre l’aventure politique comme une partie d’un tout littéraire et d’une vie globale, il se partageait de telle sorte qu’il pût ménager à son esprit une aire poétique, contre l’évidence de la prolifération de ses occupations professionnelles, qui finissaient par dévorer tout son temps. Dans ses fonctions diplomatiques, il ne cessait pas d’écrire, bien entendu, mais il écrivait toujours au nom d’un autre, qui n’était jamais le même. Le lyrisme du jeune NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 267 — Z33031$$12 — Rev 18.02 L’ombre de Briand 267 poète était devenu impersonnel après quatre années de Chine, sous le nom de Saint-John Perse qui ne devait pas nuire à celui d’Alexis Léger. Les trois fameuses énigmes de l’œuvre de Perse débusquées par Paulhan, l’épopée sans héros, la louange sans preuve et la rhétorique sans langage, ne procèdent-elles pas d’une sortie de l’Histoire de la part du poète, au moment où il entrait au service d’une administration qui s’attachait à l’écrire ? Au moment où il donnait Anabase, Alexis s’identifiait aux intérêts de la France, personnalité juridique tragiquement impersonnelle alors que valsaient les ministères de la IIIe République. Sa langue administrative, elle-même, perdit peu à peu sa fluidité. L’écart subtil qu’il imposait jadis à l’oreille en déplaçant l’usage convenu d’une expression perdit sa fraı̂cheur. Aussi bien reconnaı̂t-on toujours le diplomate à ses tics de langage, qui signent infailliblement les télégrammes anonymes de la fin des années 1930. Mais la langue ardente du jeune homme qui se débattait contre elle-même, sa sensualité qui débordait la conque étroite de l’abstraction française, laissa place à une voix domestiquée. En s’occupant des affaires de la France, Alexis indexait son aventure personnelle sur celle, collective et abstraite, d’une nation conduite par la paperasserie de bureau ; le fonctionnaire qui n’osait pas l’aventure proprement politique, s’éloignait de la vertu qu’il aimait chez ses devanciers : « Le génie de Rimbaud, c’est la partialité même et l’intérêt humain qu’il a mis dans son sort. » Le déchirement qu’il s’imposait pour vivre successivement la pleine variété de ses désirs provoquait un tel repentir que seule une réussite sans pareille, au Quai d’Orsay, pouvait le justifier. Après cinq années au service de Briand, il voulut convaincre T. S. Eliot qu’il n’avait pas fait taire en lui le poète, en invoquant le « somnambulisme poussé jusqu’à la perfection » qui permettait son « dédoublement de personnalité » ; mais il ajoutait aussitôt : « Vous savez qu’il vaut mieux ne pas rompre le rigoureux équilibre des somnambules », démontrant qu’il n’était pas disposé à rompre avec la Carrière qui dévorait la réalité de son temps, après cinq années d’abstinence poétique. Le dédoublement profitait surtout au diplomate... Malgré la médiation de la diplomatie, poésie et politique divergeaient, cantonnées à ses propres yeux aux pôles opposés du pur et de l’impur ; le poète hibernait, en l’attente de jours meilleurs. Saint-John Perse corrigea rétrospectivement cette tension malheureuse, qui l’avait conduit à se dédoubler ; les grands séismes de l’Histoire l’avaient obligé à réunir l’action et l’esprit sous la figure unique du poète, à la fois magicien de l’esprit et acteur de l’Histoire. Le sujet d’Anabase, éclaté sous les masques du Conquérant et du Conteur, du Prince et du Rhéteur, vaguement rassemblés sous le titre de l’Étranger, fut réunifié par la formule de l’exil. Comme Dante, Chateaubriand et Hugo, la relation du poète au politique l’anoblissait s’il en était la victime plutôt que le vainqueur. Exilé par la vilenie des politiciens, le poète se grandissait en se refusant désormais à la politique ; sa rectitude demeurait irréductible à un milieu où il s’était commis, sinon compromis. Son exil était encore un acte politique. Mais NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 268 — Z33031$$12 — Rev 18.02 268 Alexis Léger dit Saint-John Perse combien négatif ! L’histoire l’obligeait à une formidable volte, et lui faisait tourner le dos à sa philosophie intime, faite de force, de joie et de prédation : « Prédateurs, certes ! nous le fûmes ; et de nuls maı̂tres que nous-mêmes ne tenant nos lettres de franchise. » C’est par le refus, la mise à l’écart et la privation du monde que le poète synthétisa l’action et la contemplation, en marge du monde politique. Alors, l’esprit et l’action furent plus près d’être une seule chose, réconciliés par la pauvreté et l’opprobre : « Nos pensers courent à l’action sur des pistes osseuses », dit l’exilé. Dans le temps de l’action, l’entrée en politique valait damnation ; le plaisir qu’il en recevait l’en avertissait. L’amitié et le service de Briand « Les deux hommes étaient faits pour s’entendre », si l’on en croit Louis de Robien : « Tous deux avaient la passion de la mer et de la navigation à la voile : tous deux surtout étaient des apôtres de la paix. » Prolongeant ses souvenirs de canotage, en Guadeloupe, Alexis pratiquait la voile depuis des vacances rochelaises chez sa sœur, au début des années 1910. Il affréta tôt un petit voilier, avec lequel il naviguait dans le golfe du Morbihan ; à son retour de Chine, il croisait encore au large de Belle-Île. Plus tard, avec Mélanie de Vilmorin, il explora les côtes normandes. Briand préférait les côtes bretonnes ; Alexis l’y suivait parfois. Leur connivence maritime n’était pas feinte. Alexis avait raconté leur complicité à Étienne de Crouy-Chanel, le jeune diplomate qu’il s’était adjoint en prenant le secrétariat général : « Les dimanches et jours de fête, le ministre et son jeune chef de cabinet partent souvent ensemble pour la Bretagne. Aristide Briand fait la tournée des ports ou se rend chez une vieille amie qui possède une maison “dans une ı̂le qui lui appartient”. [...] [Alexis] retrouve son ministre dans le café d’un des petits ports de la région ou dans la grande cuisine, toujours entouré des gens du peuple et de la pêche. » Saint-John Perse s’est abondamment représenté en marin dans la biographie liminaire de la Pléiade, comme dans sa correspondance, adressée depuis les océans, via quelques ports, rades et autres ı̂les, à ses contemporains misérablement sédentaires. Dans l’action, il se faisait plus modeste. Il a raconté à Pierre Guerre, avec une autodérision qui ne lui était pas courante, son embarras lorsqu’il dut barrer le yacht où il avait été convié par un sénateur, le capitaine étant subitement tombé malade au départ : « On supplie SJP de prendre en main le navire. “Vous connaissez la mer et la navigation...” (en fait il a toujours été accompagné de marins). Finalement il cède. On part à minuit. Toute la nuit à la barre, se faisant du mauvais sang (“Ne vais-je pas rater la Corse ?”) ! Équipage de quelques marins italiens assez patibulaires, hostiles et ironiques à l’égard de ce capitaine improvisé. À sa stupeur, à l’aube il arrive aux ı̂les Sanguinaires. Alors, ayant peur de commettre une fausse manœuvre en entrant dans le port d’Ajaccio, il mouille non loin de Piana, dans une calanque inaccessible par la terre et où le bateau même est invisible. Il dit que c’est très bien et qu’il n’y a qu’à rester là, vantant la solitude, etc. » NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 269 — Z33031$$12 — Rev 18.02 L’ombre de Briand 269 En plus de son prestige de pèlerin de la paix, le ministre aurait légué à Alexis son voilier. C’est du moins ce que l’ancien directeur de cabinet prétendait devant Hoppenot, en évoquant la mort de Briand : « Il n’avait pris aucune disposition testamentaire et on ne retrouva que deux petits papiers : sur l’un le don de son voilier à Léger, son collaborateur préféré, sur l’autre le legs d’une partie de son domaine de Cocherel à sa maı̂tresse. Le reste est allé à son neveu. » Peu importe la véracité de l’histoire : elle signifiait qu’Alexis était lié à Briand par une sorte de filiation. Il l’avait chèrement payée, de sept années de service, qu’il appelait servitude. Alexis sut cadenasser son cabinet autour d’une équipe qu’il fidélisa en reconduisant les titulaires dans leurs fonctions et en les poursuivant de sa bienveillance lorsqu’ils reprenaient le cours normal de leur carrière. En 1925, il s’était adjoint Suard, qui prit ensuite la tête du cabinet de la présidence du Conseil, chaque fois que Briand la cumula aux Affaires étrangères, tandis que Peycelon restait détaché à la tête de son secrétariat particulier. Lorsque Suard ne pouvait pas le remplacer pendant ses absences, Alexis demandait à Bargeton de le suppléer – « votre dévoué Paul Bargeton », se souvenait Eirik Labonne. Amé-Leroy succéda à Suard pour seconder Alexis au cabinet diplomatique. Récompensé à son tour par le consulat de Genève à l’automne 1927, Alexis l’obligea à cumuler les fonctions en attendant de verrouiller sa succession, à son retour de maladie. C’est finalement Émile Charvériat qui fut promu de numéro trois à numéro deux, sans quitter ses fonctions à la sous-direction d’Asie. Clone parfait d’Alexis au titre ses opinions et de sa trajectoire professionnelle, Charvériat s’en démarquait seulement par son absence d’audace et d’ambition, ce qui convenait à merveille au directeur de cabinet. Pour le reste, il répondait exactement au portrait-robot dessiné par Alexis, qui recherchait un « véritable adjoint, substantiel et loyal, pris parmi les agents du ministère ». L’attelage Léger-Charvériat demeura inchangé jusqu’au départ de Briand ; la stabilité caractérisait également les fonctionnaires subalternes qu’Alexis poursuivait de sa protection lorsqu’ils sortaient de son orbite. Alexis dura parce qu’il travailla beaucoup, mais sut aussi s’arrêter lorsque la rupture menaçait, prudent à l’extrême avec son corps. Pris dans la contradiction de son principe d’autosuggestion, qui l’amenait à vanter son « excellente constitution », et de son hypocondrie, lorsqu’il se plaignait d’une carrière « bien peu compatible avec [sa] santé », il s’agaçait en termes virils, devant Berthelot, d’une enfantine rougeole qui le terrassait : « Si les défaillances de santé sont admises, les accidents de ce genre sont chose bien plus intolérable. » Deux mois plus tard, il n’avait pas encore repris sa « vie de cabinet, peu saine » ; il prolongea son congé, de mal en pis, soignant sa rougeole, puis l’intoxication alimentaire de Mélanie de Vilmorin, avant de céder à une grippe, à peine rentré à Paris, qui l’envoya se reposer à Bormesles-Mimosas, à la fois obéissant, honteux et menaçant : « Je fais ce qu’il y a à faire. Je suivrai cette fois votre conseil jusqu’au bout. Tout plutôt que de traı̂ner. C’est l’équilibre de plusieurs années que je joue peut-être sur deux NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 270 — Z33031$$12 — Rev 18.02 270 Alexis Léger dit Saint-John Perse semaines, et je voudrais entamer avec netteté l’année 1928, car j’en ai sans doute encore pour longtemps à mener la vie de cabinet 8. » En réalité, tout juste nommé directeur politique adjoint, Alexis prenait des forces avant d’affronter Philippe Berthelot. Une défiance réciproque minait la relation du secrétaire général et de son ministre. Alexis s’apprêtait à supplanter tout à fait le premier dans l’esprit du second par quelques coups bas (la fuite Hearst), ou politiques (le pacte Briand-Kellogg) ; il lui fallait prendre du repos avant l’affrontement. De fait, le travail de cabinet était astreignant. Nous ne sommes pas obligés de croire, comme les diplomates anglais, qu’Alexis assumait la nuit ses fonctions de directeur d’Asie, dédiant ses journées au cabinet. Il racontait aussi bien qu’il consacrait ses nuits à écrire. Hélène Hoppenot en doutait : « “Je ne dors que quatre heures par nuit”, a-t-il dit. C’est sans doute une image. » D’autant qu’Alexis lui confessait par ailleurs avoir besoin de ses « huit heures de sommeil, comme un enfant ». Dans un article d’Europe, Louise Weiss se montrait plus complaisante : « Jamais carrière plus fulgurante n’a été faite de tant d’abnégation et de refus. À chaque palier, Léger avait à se faire violence, à vaincre son goût de la vie errante, de l’indépendance, de la culture intérieure. C’est auprès de Briand, pendant sept années sans loisirs ni dimanches, qu’il s’habitua à l’effacement utile, au labeur ingrat et sans récompense, à l’hostilité des jaloux, mais aussi à la volupté du devoir. » Dans une autre période de surmenage, en 1939, Alexis se souvint de cette époque comme d’un « esclavage ». Il est vrai que le travail ne manquait pas. Savoir comment Alexis s’en acquittait est une autre affaire. Pour s’en faire une idée exacte, il faudrait se représenter tout ce que Briand ne faisait pas lui-même. On connaı̂t la réputation d’ignorance et de paresse qui lui était faite, résumée par ce mot de Berthelot : « Poincaré sait tout mais ne comprend rien, Briand ne sait rien mais comprend tout. » Ses collaborateurs ne démentaient pas l’impression de nonchalance ; elle cachait, à les en croire, des facilités exceptionnelles d’intelligence et de mémoire. Jules Laroche a raconté comment, pendant la guerre, il avait dû se résoudre à amaigrir toujours davantage, sur les conseils pressants de Berthelot, le dossier nécessaire à l’intelligence des affaires de Grèce, qui faisaient l’objet d’une interpellation parlementaire. De centaines de documents, archivés dans plusieurs cartons, Laroche avait extrait une trentaine de pièces dont Berthelot avait encore écarté la moitié, avant de les soumettre au patron : « J’attendis son retour pour le cas où Briand réclamerait d’autres documents. Quand il reparut : “Eh bien ?” demandai-je. “Eh bien, répondit-il en riant, il a feuilleté vos télégrammes d’un doigt, en a retiré quatre, et déclaré que cela lui suffisait.” Avec ces quatre télégrammes, Briand pulvérisa ses adversaires. » Cette méthode de travail exigeait des relations de confiance ; Briand payait cher les erreurs ou les fautes de ses collaborateurs. Gilbert Peycelon tenait son secrétariat particulier ; Alexis avait la charge des correspondants étrangers. Il répondait aux lettres qui affluaient pour célébrer les succès ou consoler des échecs. D’une façon générale, il tenait NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 271 — Z33031$$12 — Rev 18.02 L’ombre de Briand 271 la plume du ministre, dans les petites choses comme dans les grandes. Ce que Briand signait, déclarait ou annonçait, Alexis l’avait écrit, sous son étroit contrôle. Le ministre distribuait, laconique, des instructions que le directeur de cabinet faisait vivre : un rendez-vous à prendre avec le président de la Chambre, un décret à préparer avec l’Agriculture « pour les blés marocains », un plan de table dessiné à soumettre au protocole, une revue militaire à annuler à la Conférence du désarmement, non par pacifisme mais « à cause de la température ». Le quotidien d’Alexis était fragmenté par ces menus soucis dont il déchargeait son patron, qu’il fallait encore défendre des sollicitations extérieures (un rendez-vous prié par un parlementaire), des services à rendre (une Légion d’honneur suppliée pour un artiste) ou des demandes d’information : « Mon cher Léger, voulez-vous demander au président Briand s’il compte parler ce soir ? Amitiés. Loucheur. » Ce travail de va-et-vient exigeait une grande proximité. Elle était même géographique, Léger et Peycelon se tenant à la porte de leur patron, où campait toute une tribu briandiste. De 1925 à 1932, Alexis acquit une influence grandissante sur l’esprit de son ministre ; son rôle dans la définition de la politique française ne cessa de croı̂tre avec le temps. On aurait pourtant tort de croire que Briand relâchât jamais son contrôle. Malgré son déclin physique et l’assurance grandissante de son directeur de cabinet, leur méthode de travail demeura inchangée. Quelques échantillons retrouvés ici ou là permettent de vérifier l’attention suivie de Briand pour les détails. En mai 1927, le télégramme qu’Alexis présenta à la signature du ministre pour féliciter Louis Loucheur de son action à la conférence économique de Genève reprenait exactement l’annotation que Briand avait griffonnée à la hâte sur le compte rendu télégraphié qu’ils avaient reçu 9. Dans les derniers mois de leur collaboration, Alexis répondit pour Briand, en sa qualité de président du Conseil de la SDN, à une déclaration japonaise du 26 octobre 1931. Le Japon protestait contre une résolution qui l’invitait à retirer ses troupes lancées à la conquête de la Mandchourie, et à les confiner à la zone du chemin de fer qui limitait ses intérêts légitimes. Briand annota le projet de son collaborateur d’une formule qui en modifiait le sens général. Alexis remit l’ouvrage sur son métier, biffa sa conclusion, et lui substitua presque mot pour mot l’annotation gribouillée par Briand. Des réseaux pour survivre à Briand Berthelot réclamait en souriant une dictature qui débarrassât la France de ses parlementaires. Alexis flattait en privé ce cynisme dédaigneux. Devant Lilita Abreu, il se représentait en monstre froid de la politique : « Il n’aime ni n’estime les hommes, les ayant vus agir de trop près. C’est pourquoi il se sent si seul au milieu de cette marée humaine qu’il faut diriger et tromper. » Interrogé en sa qualité de secrétaire général par un journaliste du Petit Parisien, il n’était plus l’interlocuteur sceptique et dégoûté de Philippe Berthelot ou de Lilita Abreu, mais le serviteur NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 272 — Z33031$$12 — Rev 18.02 272 Alexis Léger dit Saint-John Perse dévoué de la France et du régime républicain : « Notre premier devoir est une absolue loyauté : c’est un principe qui ne souffre aucune restriction mentale, non seulement à l’égard du ministre, cela va de soi, mais également à l’égard du régime. » Louise Weiss n’était pas dupe de ce brevet de républicanisme qu’il agitait encore en 1950 pour lui reprocher son inclination gaulliste : « “Et la République ?” me dit Léger en me fixant de son regard étincelant... La République ! il s’en fout autant que moi... 10 » Mais il fallait à un agent ambitieux du Quai d’Orsay une large palette de soutiens républicains pour espérer se maintenir sur la crête. L’importance du clavier parlementaire d’Alexis signalait cette ambition. Dans l’ombre de Briand, il cultivait son carnet d’adresses. Son réseau de sympathies correspondait à celles que suscitaient son chef. Il était en correspondance avec Joseph Paul-Boncour depuis ses années au cabinet d’Herriot. Il saisissait le moindre prétexte pour écrire à Loucheur ; il le complimentait par exemple pour un texte qu’il avait sollicité, réutilisant le procédé qui lui avait si bien permis de se lier à Fontaine : « J’ai aimé cette belle synthèse vivante, très sobre et dépouillée, où il était difficile de garder tout le mouvement que vous avez su y capter. » Il félicitait Léon Blum de ses discours flattant l’homme de lettres qui demeurait, chez le leader socialiste, le point le plus sensible de sa vanité. En 1933, il reçut les félicitations de très nombreux parlementaires. Au nom de la grande famille radicale, Georges Bonnet l’avait congratulé, l’année précédente, à l’occasion de sa promotion au grade d’officier de la Légion d’honneur, en des termes très chaleureux qui n’annonçaient pas leurs joutes à venir : « Tous nos amis se réjouissent et vous complimentent affectueusement. Vous savez que je suis du nombre. » Alexis avait dû cette promotion à Édouard Herriot, avec qui il demeurait en correspondance suivie depuis 1924. À peine nommé secrétaire général, Alexis arrosa complaisamment les protégés d’Anatole de Monzie de décorations et de promotions : « J’ai vidé, pour aujourd’hui, ma besace que j’aurais voulu plus pleine. Laissez-moi ajouter simplement que j’aimerais vous voir plus souvent, parce que je suis et serai toujours très affectueusement à vous 11. » Depuis 1925, Monzie sollicitait « son ingéniosité » pour « la réalisation administrative » des faveurs qu’il distribuait. Plus tard, Monzie devint son plus farouche adversaire, sans pouvoir cesser de recourir à ses services. Alexis se délectait de le lui faire sentir : « Monzie a eu à lui demander son intervention, enregistrait SainteSuzanne. Avec quelle jubilation il a remarqué cette démarche, avec quelle politesse il a répondu, avec quelle lenteur et quelle mollesse il s’est mis en mouvement, attendant les rappels de Monzie qui, de fait, se sont produits, les accueillant avec force excuses et finalement ne bougeant qu’à la dernière extrémité et avec une modération voulue. Qu’il aimait l’avoir à son hameçon, l’y garder, le lui montrer. » Briand était devenu incontournable sur l’échiquier parlementaire ; il participait à suffisamment de combinaisons ministérielles pour mettre Alexis en relation avec des hommes de droite. Tardieu passait par lui pour faire intervenir Briand en faveur de Gabriel Puaux, un diplomate qui avait NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 273 — Z33031$$12 — Rev 18.02 L’ombre de Briand 273 été son collaborateur. Lorsque Louis Barthou remplaça Paul-Boncour, dans le gouvernement droitier qui l’enjoignait de se débarrasser d’un secrétaire général trop asservi au pacifisme briandien, Alexis avait déjà noué avec lui des relations personnelles qui rendaient son limogeage moins facile. En 1927, le ministre bibliophile lui avait envoyé « le manuscrit de la conférence » qu’il avait faite « à Rome le 28 avril 1926 » : « Il vous revient de droit : par le rôle que vous avez joué dans ce voyage politique dont la littérature fut l’occasion, et par l’amitié que j’ai pour vos qualités d’esprit et de cœur. » Alexis connaissait de nombreux parlementaires en sa qualité de collaborateur de Briand, qui le faisait veiller à la Chambre lors des discussions décisives. Mais il cultivait ces relations au-delà de ce qu’exigeaient ses fonctions pour les colorer d’une chaleur plus amicale que simplement courtoise. Après son limogeage, prenant connaissance des noms des quatre-vingt-dix-sept députés qui avaient refusé leur suffrage à la résolution donnant tous pouvoirs au gouvernement, pour promulguer une nouvelle Constitution sous l’autorité du maréchal Pétain (quatre-vingts opposants et dix-sept abstentionnistes), Alexis en souligna la moitié, qui lui étaient familiers. Cette toile patiemment tissée par le diplomate s’étendait au monde de la presse. Alexis était familier de Geneviève Tabouis, journaliste diplomatique à L’Œuvre, qui faisait grand cas d’être alliée à la famille Cambon ; il était proche de Louise Weiss, rédactrice à L’Europe nouvelle, intime de Briand, qui avoua dans ses mémoires un faible pour son directeur de cabinet. Jules Sauerwein, pacifiste, notoirement vénal, à l’instar du Matin où il écrivait, faisait partie de la famille Briand, comme il fit partie plus tard de celle de Bonnet. Familier du chef de cabinet, il demeurera proche du secrétaire général. Au Temps, relais habituel du Quai d’Orsay, Alexis entretenait depuis longtemps des relations cordiales avec André Duboscq, qu’il connaissait depuis l’époque de la sous-direction d’Asie. Le journaliste ne manquait jamais de le prévenir lorsqu’il croyait tenir une information intéressant le Quai d’Orsay. Alexis était assez habile pour ne pas seulement câliner les journalistes de son camp. À droite, Pertinax, pseudonyme d’André Géraud, figure la plus fameuse du journalisme diplomatique, ne dissimulait pas son scepticisme envers la SDN la politique de sécurité collective. Alexis n’eut pourtant aucun mal à le subordonner à ses desseins. Au secrétariat général, le journaliste lui permit de faire capoter des projets mal venus par des fuites opportunes. Selon le témoignage de Léon Noël, honnête dans sa partialité, Pertinax tirait en retour un large profit de cette collaboration informelle : « Il était correspondant d’un journal japonais, il valait cher pour les étrangers puisque Léger n’avait aucun secret pour lui. » Alexis n’était pas en mauvais termes avec Henry Kérillis, qui menait de front une carrière de journaliste à L’Écho de Paris et d’homme politique, incarnant une droite non pacifiste et farouchement patriotique. Il était notoirement proche d’Élie Joseph Bois, connu pour ses gros besoins d’argent. Ses contacts ne se limitaient pas aux journalistes nationaux. Il recevait NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 274 — Z33031$$12 — Rev 18.02 274 Alexis Léger dit Saint-John Perse les correspondants de presse du monde entier, et s’attirait les bons offices des directeurs des groupes de presse américains. Mis en orbite par le pouvoir exécutif, Alexis ne soignait pas seulement les parlementaires et la presse, mais aussi les administrations et le monde des affaires. Ses rapports étaient plus que cordiaux avec Jean Chiappe. Le fort réactionnaire préfet de police de Paris lui soumettait volontiers des informations. Leur intimité, dont témoignent les formules du préfet (« je vous embrasse de tout cœur »), persista jusqu’à la guerre. Beau-père d’Horace de Carbuccia, le directeur de Gringoire, il joua peut-être un rôle dans la retenue de la presse d’extrême droite à l’égard d’Alexis, qui fut nettement moins attaqué que son prédécesseur au secrétariat général. Alexis rendait des services en dehors de son administration, aux autres ministères, aux institutions internationales. Ses liens avec Albert Thomas et Arthur Fontaine fluidifiaient ses relations avec le BIT et la SDN, institutions parfois jalouses de la prétention universaliste de la politique française. À l’instar de Philippe Berthelot, introduit par son frère André dans le monde des affaires, Alexis comptait des hommes d’argent parmi ses familiers. Tel on le verra, dans son exil, fréquenter de riches Américains, et, de retour en France, de riches Européens, tel on l’observe, directeur de cabinet ou secrétaire général, côtoyer des millionnaires dont il profite du train de vie sans compromettre sa réputation de désintéressement matériel. Il aime croiser sur son petit voilier au large des côtes bretonnes, où il prise les « trahisons de l’Atlantique » ; il ne dédaigne pas l’invitation de riches amis à joindre leur yacht qui mouille sur la rive méditerranéenne. Il partage un appartement modeste avec sa mère et sa sœur Éliane au 26, rue de la Tour, à Passy, puis, à partir de 1933, vit « dans un appartement triste », « au sixième étage de l’avenue Camoens dont la vue sur Passy qui l’avait déterminé à le louer a été bouchée par la construction d’un autre immeuble » ; il passe de fastueux week-ends normands dans le manoir de Minou Bonnardel, née Élizabeth de Montgomery, voisin de la propriété des Fels, à Varengeville. Il dı̂ne sobrement chez sa mère ; il déjeune fastueusement chez Maurice de Rothschild. Il avait été l’ami de Jacques Rivière, d’Hubert Damelincourt et d’Adrienne Monnier, qui tous tiraient le diable par la queue ; il devint celui des Fels et des Bassiano, de Calouste Gulbenkian, qui avait négocié la part des capitaux français dans la Turkish Petroleum, ou de Marcel Boussac, l’emblématique millionnaire français, magnat du textile, roi des chevaux de course. Ce dernier avait des intérêts à l’étranger, en Pologne notamment, qui l’incitaient à soigner ses relations avec les hommes politiques. En 1933, il versa son écot, parmi bien d’autres félicitations, au nouveau secrétaire général. En 1914, quand Alexis entrait dans la Carrière, Boussac, de deux ans son cadet, achetait sa première usine textile dans les Vosges. À trente ans, la guerre ayant dopé ses affaires, il était aussi riche et célèbre qu’Alexis demeurait pauvre et secret. Il y avait matière à fascination réciproque. La presse adouba ce jeune diplomate comme un homme nouveau. Malveillante, elle aurait brocardé l’arriviste ; adoucie par l’argent des fonds NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 275 — Z33031$$12 — Rev 18.02 L’ombre de Briand 275 secrets ou les bons procédés d’Alexis, elle en fit un audacieux : « C’est un homme très moderne qui a d’excellentes relations dans tous les milieux, de la littérature au monde des affaires. C’est surtout un self made man. Et à ce titre il ne peut qu’être sympathique. » C’était à l’occasion de la nomination toute virtuelle d’Alexis à la direction des affaires politiques et commerciales, en décembre 1929. Mais à cette date, son image n’était plus si neuve que quelques scandales ne l’avaient éclaboussée. Coups tordus, image gauchie Alexis ne répondait pas seulement au courrier des importants et des ridicules. Il gérait la diplomatie parallèle du ministre ; les fonds secrets, qui aimantaient la presse de tous les pays ; les parlementaires arrogants ; les diplomates obséquieux ; les victimes innocentes de la raison d’État qu’il fallait faire taire. C’est de cette boue, touillée par Alexis, que Briand façonnait la colombe de la paix. Il suivait la diplomatie parallèle que Briand menait hors des chancelleries, pour forcer le rapprochement franco-allemand, débriefait régulièrement Oswald Hesnard, le poisson pilote du ministre en Allemagne, et encourageait l’œuvre du comité franco-allemand, animé par Pierre Viénot. Lorsqu’il était à la tête du cabinet de Briand, pendant la guerre, Berthelot gérait directement les fonds secrets ; la charge échut-elle à Alexis quand il prit sa place en 1925 ? Quelques allusions laissent voir les usages qu’il en faisait pour de menus arrangements administratifs. Mais il laissait généralement Gilbert Peycelon distribuer à la presse les subventions spéciales qui devaient aider l’opinion à comprendre les bienfaits de la politique de Briand. Alexis a toujours considéré que l’argent salissait. Il en craignait les éclaboussures et préférait que ses proches en possédassent pour lui. Il mettait un point d’honneur à passer pour un homme sobre et de peu de ressources. En 1926, il lui sembla que l’éloge de son parfait désintéressement pécuniaire était la meilleure façon de rehausser Briand dans l’esprit des Anglais : « Quand il est devenu ministre, il s’est bien gardé de s’enrichir grâce à ses fonctions, cessant aussitôt de plaider. Sans fortune, il s’est constitué un modeste pécule au prix de patientes économies 12. » Trop orgueilleux pour être vénal, Alexis préférait manipuler les journalistes en usant d’un clavier plus subtil. Les fuites et les manipulations constituaient ses touches favorites. Ouvrier discret, il n’empêcha pourtant pas quelques scandales de souiller son profil de parfait fonctionnaire. Il fut cité dans l’affaire de La Gazette du franc, auquel la justice reprocha les conseils boursiers opportunément serviables aux opérations financières d’une société de courtage dont les capitaux ne lui était pas étrangers, et qui pratiquait de surcroı̂t une forme de cavalerie. Or La Gazette du franc servait notoirement la propagande de Briand ; devant le juge d’instruction, Pierre Audibert, son directeur, indiqua le rôle d’Alexis : « Je me suis enquis au Quai d’Orsay de savoir s’il n’y aurait pas d’inconvénient à faire de la NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 276 — Z33031$$12 — Rev 18.02 276 Alexis Léger dit Saint-John Perse propagande pour la paix et pour la boutique de Briand dans un organe qui avait des services financiers. MM. Léger et Peycelon m’ont répondu qu’ils n’en voyaient aucun. C’est même Léger qui m’a remis l’autographe et la photographie de Briand qui devaient être publiés dans notre premier numéro. » L’Action française s’en donna à cœur joie. Le Figaro n’épargna pas davantage le directeur de cabinet, soupçonné, dans le meilleur des cas, d’avoir été le trop prodigue dispensateur du patronage de son ministre, en publiant l’audition d’Audibert : « Avant de fonder La Gazette des nations, je me suis adressé au Quai d’Orsay. J’ai exposé mes idées à Léger, chef du cabinet du ministre. Il les a approuvées. » La mise en cause par le quotidien de la droite modérée était plus nocive que les attaques polémiques de L’Action française, qui honoraient Alexis d’un parfait brevet de loyalisme républicain. L’affaire Audibert conforta sa prudente dilection pour une carrière de l’ombre. Personne, pourtant, ne lui avait reproché de s’être enrichi. Ce ne fut pas davantage l’enjeu de l’affaire Hearst, confinée au registre politique. En 1928, l’Espagne signa avec l’Italie un accord naval qui bousculait la suprématie française dans la Méditerranée. Paris répliqua en préparant un pacte naval avec l’Angleterre. Hearst, magnat de la presse américaine (il inspira à Orson Welles le personnage de Citizen Kane), fort peu francophile, bénéficia d’une fuite au Quai d’Orsay par le biais de son correspondant diplomatique et révéla le projet de convention francoanglaise. Dans la foulée du pacte Briand-Kellogg, la révélation fut du plus mauvais effet, alors que l’Amérique plaidait en faveur d’une négociation globale sur la limitation de l’armement naval. Qui était responsable de la fuite ? Deux thèses s’affrontaient : celle du ministère, validée par la police, qui accablait l’un de ses agents, Noblet d’Anglure, attaché au service de la presse ; celle de ce diplomate, qui soutenait avec la presse nationaliste qu’il n’était qu’un bouc émissaire, victime d’une machination qui devait exonérer Alexis de sa responsabilité. La dispute finit devant la justice, Noblet contestant les mesures policières et disciplinaires dont il avait été victime. Sur le fond, il n’est pas facile d’y voir clair : le dossier personnel de Noblet a été expurgé des archives du Quai d’Orsay. Un dossier constitué par Alexis lui-même permet de conclure à sa responsabilité aussi bien dans la fuite que dans le choix du bouc émissaire, de sensibilité opportunément Action française. Reste à en expliquer les mobiles. Ils étaient peut-être politiques ; il s’agissait plus sûrement de discréditer Philippe Berthelot aux yeux de Briand. Philippe laissa savoir à Alexis qu’il n’était pas dupe de sa manœuvre en lui transmettant une « note de F. Divoire, rédacteur en chef de L’Intransigeant », que lui avait communiquée Bailby, le directeur de ce journal. Le récit de Noblet, reçu le 9 avril 1929 par Divoire, donne une idée des procédés tortueux qu’Alexis était disposé à emprunter pour arriver à ses fins, en utilisant Joseph T. Horan, le correspondant diplomatique pour le groupe Hearst en Europe, et l’homme de confiance du magnat : « [Noblet] attribue la divulgation du document à la rivalité et aux différences de politique entre NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 277 — Z33031$$12 — Rev 18.02 L’ombre de Briand 277 Berthelot, partisan du pacte naval franco-anglais et de l’alliance anglaise, et Léger, partisan du pacte Kellogg et de l’alliance allemande, ceci étant résumé grossièrement. [...] Léger aurait fait accuser le service de presse et en particulier Noblet pour dégager le cabinet du ministre. [...] Noblet fait remarquer les articles de Pertinax dans L’Écho de Paris, huit jours après le télégramme Horan, qui faisaient clairement allusion à l’histoire très secrète des réserves instruites. Pertinax aurait sans doute aussi été renseigné par Léger. » Le dossier constitué par Alexis recèle une lettre de Noblet lui-même, adressée à Briand, pour protester contre la mesure de mise en non-activité pendant deux ans décidée par le conseil de discipline le 14 novembre 1929, et l’informer qu’il portait plainte contre le ministère. L’agent démontait la machination, qu’il attribuait à Alexis ; certains détails, qui recoupent d’autres sources, donnent du crédit à sa thèse : « Le 10 octobre 1928, j’ai été gardé au secret pendant dix-sept heures à la police judiciaire. Or, l’action de la police était demandée par le Département : elle s’exerçait sous son contrôle et sous sa direction. Rappelé par télégramme officiel, j’ai été, dès mon arrivée, avisé que le chef de cabinet, Léger, chargé de l’enquête, me priait de me mettre en rapport avec un fonctionnaire de la préfecture de police en vue de reprendre connaissance de certains renseignements et de lui indiquer, le cas échéant, toute idée susceptible d’aider les recherches. Je rencontrai au cabinet du ministre quelqu’un qui me fut présenté comme étant le secrétaire de M. Chiappe. » Il s’agissait en réalité de son directeur de cabinet, Lucien Zimmer. Ce dernier a laissé des mémoires qui, en défendant la version officielle, accréditent involontairement la thèse d’une machination du cabinet de Briand. Zimmer y confirme en effet avoir arrêté Noblet au Quai d’Orsay, instruit de sa culpabilité en préalable à toute enquête : « Avant que la presse soit informée des complicités dont a bénéficié Horan, je suis chargé par Jean Chiappe d’aller “cueillir” de N... aux Affaires étrangères. Le préfet me recommande d’opérer sans éclat, afin de ne pas éveiller l’attention des journalistes qui sont déjà à l’affût aux abords du Quai d’Orsay. Par correction, je me présente à Peycelon, directeur du cabinet d’Aristide Briand et lui fais part de ma mission. Il me la facilitera d’ailleurs en me faisant introduire immédiatement auprès du jeune fonctionnaire incriminé. » Complice innocent ou cynique, Chiappe accéda à la prière d’Alexis ; ici, le témoignage de Noblet recoupait celui de Zimmer : « Absent de Paris depuis trois semaines et ignorant tout de l’affaire, je me rendis sans défiance à la préfecture. Quand je fus arrêté et menacé d’être mis en prison, je demandai à téléphoner à Léger : il me fut répondu que j’étais détenu sur son ordre. » Pour le reste, les affirmations de Noblet sont invérifiables ; elles paraissent crédibles, à lire le procès-verbal du conseil de discipline, réuni le 14 novembre 1929. Il ne fondait sur aucun fait probant la conviction que le jeune diplomate était l’auteur de la fuite. On lui reprochait surtout sa défense, formulant « contre le chef du cabinet du ministre des accusations NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 278 — Z33031$$12 — Rev 18.02 278 Alexis Léger dit Saint-John Perse calomnieuses tendant à rejeter sur celui-ci la responsabilité des faits qui lui étaient à lui-même reprochés. » Noblet, dans sa lettre à Briand, était autrement précis que ses juges, appelés à se prononcer d’après l’enquête instruite par Alexis lui-même ; il avait de solides arguments pour prétendre qu’en « rédigeant son rapport, Léger avait en main la preuve de son inexactitude ». Quel était le mobile d’Alexis ? Nuire à Berthelot, dont on savait qu’il avait préconisé de recevoir Hearst : on ne manquerait pas de lui attribuer la fuite. Quelques années plus tard, Je suis partout reprit l’argumentaire de Divoire en croyant savoir qu’il s’agissait de saborder une entente francoanglaise, dont Berthelot aurait été partisan, quand Alexis aurait souhaité une sécurité plus collective et germanophile, celle que la gauche, avec Léon Blum dans Le Populaire appelait de ses vœux, contre un resserrement de l’alliance franco-anglaise. Je suis partout faisait peut-être trop d’honneur aux convictions d’Alexis : « Ne pouvant s’opposer directement au Conseil des ministres et au président du Conseil Poincaré, Léger, qui dressait le pacte Kellogg et la mystique locarnienne contre l’entente franco-anglaise, procéda à une série de manœuvres sournoises, de fuites calculées qui aboutirent à la divulgation des clauses secrètes de l’accord, amenant la chute du gouvernement conservateur britannique et la rupture franco-anglaise. » Alexis ne défendait pas seulement la politique de son patron, il s’employait à miner la position de Berthelot, qui renaclait à la servir. Les deux objectifs furent atteints, la négociation franco-britannique étant paralysée et le nom de Berthelot durablement attaché au scandale. Il faisait figure d’accusé, y compris devant son ministre, à qui il écrivit en novembre 1928 sur le ton d’un enfant coupable : « Dans les derniers temps il y a eu plusieurs affaires malheureuses : les événements se sont entrecroisés de telle sorte que des conséquences inattendues, peut-être imprévisibles, se sont produites. » Sur le vif, la manipulation avait pleinement réussi : le nom d’Alexis n’avait pas été prononcé, et l’on oublia vite le biais de l’affaire, pour se concentrer sur le fond du problème, l’opposition américaine au projet franco-anglais. Le Temps, toujours complaisant, accrédita la thèse officielle en expliquant la fuite par la maladresse d’un agent. Mais Noblet ne s’était pas laissé faire. Le choix de poursuivre une action judiciaire avait peut-être été maladroit ; en voulant accabler le jeune agent, Alexis avait provoqué une réaction d’orgueil, qui finit par un procès, où il se retrouva en première ligne. À vrai dire, il ne passionna pas les foules. Le Journal, L’Écho de Paris... la grande presse rendit seulement compte du verdict, qui innocentait Alexis, sans revenir sur le détail du scandale : « Un fonctionnaire du ministère des Affaires étrangères, de Noblet d’Anglure, déposait, en mars dernier, une plainte en dénonciation calomnieuse contre Léger du ministère des Affaires étrangères, et en séquestration arbitraire contre Faux-PasBidet, commissaire de police au service des renseignements généraux. Hier, Brack, juge d’instruction, sur réquisitoire conforme de Pressard, procureur de la République, a clos son information. Le magistrat a signé une ordonnance de non-lieu en faveur de Léger, qui n’avait déposé sa plainte contre NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 279 — Z33031$$12 — Rev 18.02 L’ombre de Briand 279 de Noblet d’Anglure que sur l’ordre de ses chefs, et s’est déclaré incompétent en ce qui concerne Faux-Pas-Bidet 13. » Seule la presse d’extrême droite, relayée par Le Figaro, relança la polémique et contesta le verdict, sans bouleverser les foules. À Vichy, Valery Larbaud prit connaissance de l’affaire en lisant la presse bourbonnaise. Il s’amusa de tenir des nouvelles de son rare ami « par un journal local, qui annonçait le jugement rendu dans le procès que lui avait fait un fonctionnaire du Quai d’Orsay (ce fonctionnaire est originaire du Bourbonnais, ce qui explique qu’on ait parlé de cela dans ce journal) ». La couverture régionale du procès ne salissait guère la réputation de l’écrivain diplomate : « J’ignorais tout cela ; mais, sans doute, pratiquement, cela n’avait aucune importance pour Leger. » L’expulsion de Hearst, décidée par le gouvernement français, en septembre 1930, relança mollement la polémique. L’Action française prit prétexte des explications fournies par l’hebdomadaire satirique et très droitier Aux Écoutes sur les circonstances de cette expulsion, pour exhumer le récit de la mère de Noblet. Le Figaro reprit ce témoignage, dans sa revue de presse, et incrimina Bargeton et Léger. Les milieux hostiles à Briand bruissaient de rumeurs sur l’implication de son directeur de cabinet. Mgr Baudrillart, le recteur de l’Institut catholique de Paris, qui se rencontra avec Olivier Jallu, l’avocat de Noblet, trouvait une nouvelle raison de se défier de la politique allemande de Briand. Les cervelles allaient bon train : « Jallu nous raconte avec force détails l’horrible machination montée contre Noblet pour faire de lui le bouc émissaire d’un acte volontairement commis par Léger, avec l’autorisation de Briand. Ce que dit L’Action française est l’exacte vérité. Le motif fut d’ameuter les États-Unis pour faire tomber le traité qui nous rapprochait de l’Angleterre et nous acculer au rapprochement franco-allemand. » Il concluait : « En somme, le régime est bien pourri. » Désormais, pour l’extrême droite, Alexis était intimement lié à la corruption du régime, dont il fourbissait les mauvais coups. Le diplomate intériorisa cet infléchissement et associa sans réserve son destin et son image à son ministre. Reste à comprendre si l’opposition entre Alexis et Philippe, que la presse de droite expliquait par des divergences de fond, germanophile pacifiste contre anglophile patriote, ne tenait pas surtout à l’irrésistible passion du cadet, qui souhaitait littéralement devenir son ancien bienfaiteur en prenant sa place. L’ascension L’ascension d’Alexis sur l’échelle des grades et des fonctions est singulière, presque sans comparaison dans sa régularité. Elle s’explique principalement par la faveur de Briand, qui lui permit de rivaliser avec Berthelot. Aussi bien, en monopolisant les fonctions de directeur du cabinet diplomatique de 1925 à 1932, Alexis interdit la comparaison avec ses collègues qui firent également du cabinet dans l’entre-deux-guerres. Ils furent soit sous NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 280 — Z33031$$12 — Rev 18.02 280 Alexis Léger dit Saint-John Perse ses ordres, auprès de Briand, et profitèrent de cette proximité pour constituer une « équipe Léger » au Département (Charvériat par excellence), soit à la tête de cabinets d’autres ministres, autrement moins durables que Briand, dont la bienveillance ne pouvait pas s’exercer aussi continûment. Alexis était entré au cabinet de Briand en avril 1925, comme secrétaire de première classe, chef de la section d’Extrême-Orient à la sous-direction d’Asie. Moins de sept ans plus tard, en janvier 1932, lorsque Briand démissionna du ministère des Affaires étrangères, Alexis en était le directeur politique, soit le numéro deux de l’administration. Il avait le grade de ministre plénipotentiaire, et s’était offert le luxe de refuser, avec l’ambassade de Bruxelles, le titre d’ambassadeur, qui n’avait qu’une douzaine de dignitaires en 1932. Pour autant, l’Asie mise à part, qu’il avait dirigée opérationnellement pendant deux ans, en 1926-1927, ses fonctions au Département demeurèrent purement nominales. Il devait toutes ses promotions au versant politique de sa carrière, qui l’occupait prioritairement à ses fonctions administratives. Sur l’échelle des grades, son ascension donnait le tournis au service du personnel, et un mauvais vertige à ses collègues. Par faveur spéciale, Édouard Herriot l’avait nommé secrétaire d’ambassade de première classe le 21 novembre 1924 ; il devint conseiller d’ambassade treize mois plus tard, quand il en fallait usuellement quarante-huit aux plus rapides ! Il était devenu secrétaire d’ambassade de première classe avec une ancienneté de trente-cinq mois, quand il en fallait trente-six au minimum, et bien davantage pour se conformer à la moyenne, comme l’exigeait le ministère des Finances. Pour ce faire, il avait dû consommer l’un de ses douze mois de service militaire, qui s’additionnaient à l’ancienneté civile. Promu conseiller, il réclama son reliquat de onze mois de service militaire, à l’instar d’une réclamation de Maugras. Seulement, son vieux rival avait été promu conseiller avec soixante et un mois d’ancienneté dans son grade de secrétaire ! Berteaux, le chef du personnel, était complaisant à souhait avec l’étoile montante de la « jeune diplomatie » ; il ne pouvait pourtant pas accéder à une demande aussi extravagante. Dans une « note pour Léger », il s’excusa de ne pouvoir satisfaire une audace qu’il souligna courtoisement en évoquant « les conditions exceptionnelles » de sa promotion au grade de conseiller. Il fallait se résoudre à considérer qu’elle absorbait « pour le moins le reliquat d’ancienneté [militaire] dont il était bénéficiaire », quand Maugras conservait le bénéfice de la sienne. En avril 1927, Briand fit d’Alexis le plus jeune ministre plénipotentiaire de France. Il avait fait mieux que rattraper son retard initial, lorsqu’il avait passé le concours à la limite d’âge (vingt-sept ans). Il ne lui avait pas fallu treize années pour devenir ministre. L’Europe nouvelle salua la nomination du « plus jeune ministre de France ». La journaliste (Louise Weiss, sans doute) rappelait que Louis XIV créait des évêques de trente-cinq ans et que la Révolution attribuait ses armées à des généraux de vingt-cinq ans. « Depuis la chute de Napoléon, déplorait l’auteur de l’article, la France n’a plus guère connu que le gouvernement des anciens et les diplomates à NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 281 — Z33031$$12 — Rev 18.02 L’ombre de Briand 281 barbe blanche. » Il saluait la nomination « d’un diplomate qui a tout juste quarante ans et en paraı̂t trente-cinq à peine » et annonçait que ce « plus jeune ministre de France » serait « probablement, dans quelques années, le plus jeune ambassadeur ». Ses collègues ne se laissaient pas doubler sans un peu d’aigreur. Le Foreign Office croyait savoir qu’Alexis était « not popular with his colleagues ». Au soir de sa vie, René Massigli n’avait pas fini de remâcher son amertume : « Je crois que si l’on prenait la peine de voir les états de service des uns et des autres, on verrait que Léger a passé sur le dos – je ne dirais pas sans raison, car il avait plus de mérite que d’autres – sur beaucoup d’éventuels candidats. » En 1933, Je suis partout lui fit ce procès en expliquant sa carrière accélérée par sa position avantageuse dans l’ombre de Briand : « En moins de six ans, il devait arriver ambassadeur et secrétaire général ! Il fallut pour y réussir une série de décrets illégaux, prévoyant un avancement exceptionnel, contrairement aux règlements qui exigeaient un minimum de quatre ans dans chaque grade. Ces décrets, soigneusement rédigés par l’intéressé lui-même, autorisaient cet avancement à des conditions abracadabrantes qu’il était bien entendu seul à réunir. » En même temps qu’il montait en grade, Alexis grimpait avec la même insolente rapidité l’échelle des fonctions. Promu à la sousdirection d’Asie, le 31 octobre 1925, à l’âge de trente-huit ans, après onze ans de carrière seulement, il battit tous les records de précocité en devenant deux ans plus tard directeur adjoint aux affaires politiques, un poste de numéro trois du Département, ressuscité à son usage personnel. Alexis fit semblant de croire que cette promotion était faite pour le rapprocher du secrétaire général, quand elle le dressait contre lui ; il ne poussa pas l’affectation jusqu’à prétendre qu’il aiderait son chef, puisqu’il était convenu que sa nomination était factice, son travail de cabinet l’absorbant entièrement : « Vous savez combien me hante déjà cette pensée que la combinaison dont vous m’avez fait bénéficier au ministère est précisément celle qui vous assurait, immédiatement, le moins d’aide effective dans votre travail quotidien. » Berthelot n’était pas dupe de cette mortelle étreinte. Dès le lendemain du mouvement diplomatique, Wladimir d’Ormesson commenta, prophétique : « Corbin est nommé directeur politique au Quai d’Orsay, en remplacement de Beaumarchais, et Léger directeur adjoint, Laboulaye est nommé sous-directeur d’Europe. Corbin est étonnamment jeune pour occuper ce grand poste. Il y tient la place chaude pour Léger qui est parti pour jouer les Berthelot, mais avec dix ans d’avance. » Deux années passèrent et il prit la place de Corbin à la tête de cette direction. Il pouvait prétendre à la succession de Berthelot, seul à le surplomber, sans jamais avoir assumé ses fonctions de directeur adjoint au Département. C’était notoire dans les ambassades étrangères à Paris, où les diplomates traitaient avec André de Laboulaye. S’il n’assumait pas le traitement des affaires courantes prévues par ses attributions, il les suivait de près, conservant le bénéfice d’un aperçu général. Les télégrammes et les dépêches arrivaient au cabinet avant d’atteindre les directions concernées. Le matin, Alexis découvrait les télégrammes NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 282 — Z33031$$12 — Rev 18.02 282 Alexis Léger dit Saint-John Perse déchiffrés pendant la nuit. Il les lisait avant d’en présenter une sélection au ministre. En déplacement avec Briand, il recevait de Berthelot des merveilles de synthèses, qui l’informaient à l’égal d’un secrétaire général. Rien mieux que ces résumés ne saurait donner l’idée du travail quotidien abattu par Berthelot, ni la jouissance intime d’Alexis à vivre dans l’axe du globe, qui tournait autour de lui jusqu’au vertige. Le 16 mai 1927, parmi tant d’autres exemples : Pour M. Léger. Aucun télégramme intéressant, 1°) Chine. – Tchang Kai-chek a traversé fleuve près Pouk’éou et se dirige vers chemin de fer Tien-Tsin-Pouk’éou. Chen a reçu ordre abandonner fonctions ministre Affaires étrangères et été remplacé par Wou. 2) Pologne. – Pilsudski est malade mais on ignore si cela est sérieux et on le garde secret. 3) Allemagne. – Schaacht essaie sans succès de faire renoncer Parker Gilbert à tout transfert en espèces, et cherche à rejeter sur lui responsabilité crise financière allemande. 4) Pérou. Visite de Cornejo réclamant transformation légation en ambassade et prétendant avoir eu antérieurement promesses de Poincaré et de Briand. Répondu que nous ne pouvions rien sans accord avec les Anglais 14 . Reste qu’en qualité de directeur du cabinet de Briand, Alexis fut associé de près à sa politique, qui inspirait un scepticisme croissant à Philippe Berthelot. Les ambiguı̈tés de Locarno Depuis que le Congrès américain avait refusé de ratifier les traités de paix, la France se trouvait seule face à son ancien adversaire. Les Anglais ne voulaient plus garantir les frontières germano-françaises dont les Américains se désintéressaient. La France pouvait assumer seule l’exécution du traité de Versailles, au besoin par l’emploi de la force ; elle excitait par là la défiance anglo-saxonne envers son militarisme. Elle pouvait au contraire adoucir sa politique, pour renouer avec ses anciens alliés, qui craignaient l’affaiblissement de l’Allemagne : les financiers y avaient investi des capitaux et les politiques y voyaient un élément clé de l’équilibre continental. La droite, avec Poincaré, ne se laissait pas démonter par l’hostilité anglosaxonne ; la gauche, avec Herriot, préférait une politique de conciliation qui ramenât à la France la sympathie des Anglo-Saxons. Lorsque Aristide Briand prit les Affaires étrangères dans le gouvernement de Paul Painlevé, au printemps 1925, la France disposait d’une offre allemande de négociation. Briand était tombé au début de l’année 1922 pour avoir paru trop conciliant avec Lloyd George, à la conférence de Cannes. Trois ans plus tard, le crédit de la France avait diminué, sa monnaie était affaiblie par les difficultés de son économie et les spéculations hostiles des Anglo-Saxons. Briand voulait restaurer son autorité morale en même temps que consolider les acquis du traité de paix, qui devenaient passablement virtuels sans la garantie anglo-américaine. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:28 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 283 — Z33031$$12 — Rev 18.02 L’ombre de Briand 283 Le pacte rhénan des accords Locarno, qui vit l’Allemagne reconnaı̂tre librement ses frontières avec la France et la Belgique, qu’on lui avait imposées à Versailles, permit aux Français de regagner la garantie britannique. Mais la frontière orientale de l’Allemagne ne fut pas concernée par ce traité, qui donna l’impression que la France abandonnait sa clientèle orientale. Les frontières de l’Allemagne avec la Pologne et la Tchécoslovaquie n’étant pas garanties par la Grande-Bretagne, elles demeuraient sous la protection solitaire de la France. À Locarno, la petite ville du Tessin suisse, au bord du lac Majeur, où les représentants de la France, de l’Angleterre, de la Belgique et de l’Italie traitèrent sur un pied d’égalité avec la délégation allemande, Alexis ne joua qu’un rôle anecdotique. Spectateur, en marge du processus de décision, il associa néanmoins son nom au premier grand accord négocié par son patron. Les significations successives qu’il lui attribua, selon l’image qu’il voulait tirer de sa participation, rendent sensible l’historicité de l’événement. Sur le moment, il s’enthousiasma pour des accords qui marquaient le retour de l’Allemagne dans le concert des nations et sanctionnaient le succès de la sécurité collective (l’Allemagne adhéra dans la foulée à la SDN). À la veille de la guerre, lorsque le divorce franco-allemand fut consommé, il proclama sa fidélité aux accords de Locarno au nom de la garantie anglaise ; dans la défaite, face au régime de Vichy dont il voulait s’attirer des bonnes grâces, il se remémora opportunément la dimension initiale d’un pacte initiant le rapprochement franco-allemand... Cette évolution signale l’ambiguı̈té d’accords qui fondaient l’entente franco-allemande sur une base franco-anglaise. Briand, à Locarno, avait rétabli un concert européen dont on ne savait s’il était un retour inavoué au directoire des grandes puissances (les rivaux français et allemands d’une part, leurs garants anglais et italiens d’autre part, s’entendaient au détriment des petites et moyennes puissances orientales), ou une forme d’élargissement et de démocratisation des relations internationales, dans le sens voulu par Wilson et les Genevois. Depuis la fin de la guerre, la question allemande hantait la France. Elle mobilisait la plus grande part des énergies au Quai d’Orsay. On y craignait une victoire à la Pyrrhus. Vainqueur, c’est en victime que la France considérait l’Allemagne ; elle voulait des réparations pour guérir du passé et des garanties de sécurité pour assurer l’avenir, ce qui laissait voir, au dire de Briand lui-même, « une âme de vaincus ». Raymond Poincaré était allé chercher ces garanties dans la Ruhr. Le succès technique de l’occupation, qui avait triomphé de la résistance passive des Allemands, n’empêcha pas son échec politique. L’afflux des capitaux anglo-saxons sauvèrent l’Allemagne de la banqueroute, puis la victoire électorale du Cartel des gauches, balaya le gouvernement Poincaré au printemps 1924. Édouard Herriot accepta le Plan Dawes, qui réglait provisoirement la question des réparations sur la base d’un accord triangulaire : la France remboursait ses dettes de guerre aux États-Unis, lesquels permettaient à l’Allemagne de payer les NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 284 — Z33031$$12 — Rev 18.02 284 Alexis Léger dit Saint-John Perse réparations en rétablissant sa situation financière grâce à un emprunt lancé sur leur marché. Restait la question de la sécurité. Le traité de Versailles l’avait établie sur trois piliers : le désarmement de l’Allemagne, l’occupation alliée de la Rhénanie démilitarisée et la garantie militaire anglo-saxonne. Depuis le début de l’occupation de la Ruhr, les inspecteurs du désarmement avaient suspendu leurs travaux ; personne ne doutait que le Reich réarmât clandestinement. Il ne restait rien de la garantie américaine et il fallait beaucoup d’optimisme pour espérer bénéficier d’une garantie anglaise par le truchement de l’article 16 du pacte de la SDN. Ce « protocole de Genève », formulé en octobre 1924 prévoyait des sanctions économiques et militaires contre l’agresseur d’un adhérent de la Ligue ; il était peu probable que le ministre des Affaires étrangères, sir Austen Chamberlain, le ratifiât. Restait l’occupation de la Rhénanie par les troupes alliées. La zone de Cologne devait être évacuée ; il ne fut pas difficile pour les Français de réclamer un délai supplémentaire du fait des manquements signalés au désarmement allemand. La décision de la conférence des ambassadeurs de repousser la date de l’évacuation confirma les craintes de Gustav Stresemann. L’homologue allemand de Briand aux Affaires étrangères, venu de la droite nationaliste, s’était rallié à la république de Weimar, et plaidait en faveur du retour de l’Allemagne dans le concert des nations pour défaire le traité de Versailles par la négociation. La menace planait d’un contrôle militaire permanent sur la Rhénanie, qui prolongerait indéfiniment l’influence française. Le risque d’un pacte de sécurité bilatéral strictement franco-britannique palliant la probable non-ratification anglaise du protocole de Genève commandait d’agir. À la fin de l’année 1924, la diplomatie allemande reprit l’initiative pour éviter que ne se reconstituât contre elle un front uni. La contre-offensive allemande, préparée par Gustav Stresemann et son fidèle second, le secrétaire d’État Carl von Schubert, prit la forme d’un mémorandum soumis à l’avis de l’Angleterre, que l’ambassadeur d’Allemagne à Paris, von Hoesch, remit le 9 février 1925 à Édouard Herriot. Ce texte proposait que les puissances rhénanes reconnussent mutuellement leurs frontières ; la Grande-Bretagne apporterait sa garantie aux contractants. Il entérinait de surcroı̂t les articles du traité de Versailles qui prévoyaient la démilitarisation de la rive gauche du Rhin et de sa rive droite sur cinquante kilomètres de profondeur. Le 18 février 1925, moins de dix jours après l’envoi du mémorandum allemand, Édouard Herriot apprit de la Grande-Bretagne qu’elle ne ratifierait pas le « protocole de Genève » mis au point en octobre 1924. Un mois plus tard, il informa Gustav Stresemann que la France souhaitait un accord global, qui ne négligeât pas les frontières orientales de l’Allemagne et les intérêts de ses alliés polonais et tchèques. Édouard Herriot paraissait résolu à négocier avec l’Allemagne. Au Quai d’Orsay, Jacques Seydoux l’y encourageait, en proposant de « prendre au mot » l’offre allemande, quitte à réviser les frontières orientales, sous peine NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 285 — Z33031$$12 — Rev 18.02 L’ombre de Briand 285 de finir par une nouvelle guerre. Herriot approuvait : « Seydoux pourra voir que ses vues s’accordent très exactement avec mes propositions au Conseil des ministres. » Devant sa femme, dans les années 1950, réagissant à l’actualité internationale (l’opposition démocrate à la politique moyen-orientale du président Eisenhower) avec ses souvenirs des années 1920, Alexis prétendit qu’Herriot avait voulu enterrer le projet, ignorant la stratégie du « vieux bas » préconisée par Briand : « vIl ne faut jamais rejeter un projet certes inacceptable mais le retourner à son avantage. Le retourner comme un vieux bas. » Cette interprétation rétrospective, qui ne rendait pas justice aux intentions conciliatrices d’Herriot, révélait qu’Alexis tirait les accords de Locarno sur le terrain de l’entente franco-anglaise, loin de l’esprit dans lequel Herriot et Briand avaient envisagé l’offre de rapprochement francoallemand. Alexis lui-même, en 1924, ne manquait pas d’optimisme en plaidant en faveur du rapprochement avec l’inquiétant voisin. Il soutenait, contre Giraudoux, que l’Allemagne romantique avait laissé place à une nation modernisée et américanisée, plus soucieuse de prospérité que de grandeur. Sous le ministère Herriot, il préconisait de fonder l’entente franco-allemande sur le plan économique. Il l’écrivit à Arthur Fontaine, pour lui complaire, peut-être, mais aussi à Jacques Rivière, dont il accueillit favorablement l’idée d’« alliance économique avec l’Allemagne » défendue dans les colonnes du Journal du Luxembourg et de la Nrf. Il s’accordait probablement avec la vision que Claudel coucha sur le papier, en septembre 1925, en faveur d’une division du travail entre la France et l’Allemagne. La complémentarité était frappante, à ses yeux, entre les besoins de l’Allemagne industrielle, meilleur client possible de la France agricole, et la France coloniale, qui possédait les matières premières et les débouchés nécessaires à l’Allemagne : « Un associé encombrant et désagréable vaut encore mieux qu’un débiteur insolvable et enragé. » Aussi bien, les vues d’Alexis sur l’Allemagne demeuraient superficielles. Il n’en parlait pas la langue, en méconnaissait la littérature et n’y avait pas séjourné depuis son voyage hambourgeois de 1912. Nulle raison d’imaginer, au vu de ses opinions exprimées, qu’il ne partageait pas la tendance générale du Quai d’Orsay, où l’on avait pris acte de l’échec de la politique poincariste. Le temps de l’exécution par la contrainte était passé ; même les partisans de l’occupation de la Ruhr en étaient convaincus. Seydoux, qui était, peut-être, la plus forte autorité morale au Quai, et qui avait soutenu l’occupation, plaidait depuis le début de l’année 1924 pour un rapprochement avec l’Angleterre, qu’empêchait la politique d’encerclement de l’Allemagne. De retour aux affaires, Briand souhaitait obtenir de l’Allemagne qu’elle reconnût librement les traités de paix, et croyait bénéfique de la réintroduire dans le concert des nations, en l’accueillant à la SDN, pour l’habituer à une diplomatie contractuelle. Le mémorandum allemand permettait de lier ces objectifs. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 286 — Z33031$$12 — Rev 18.02 286 Alexis Léger dit Saint-John Perse Quelle fut la part d’Alexis dans la conversation à trois qui déboucha sur les accords de Locarno ? Une double mystification de la mémoire empêche d’y voir clair. L’inconscient collectif du Quai d’Orsay a transformé l’échec français de la négociation en succès ; Alexis a préempté ce succès proclamé, auquel il croyait comme ses collègues. Il fit des accords de Locarno la première étape de sa participation à la politique heureuse de Briand. Les accords apparaissent au contraire comme un recul à l’aune des objectifs français initiaux, mais cette renonciation n’est pas le fait d’Alexis, qui ne prit qu’une part latérale à la discussion. Il ne faut pas croire sur parole les confidences d’Alexis à sa femme, qui s’attribuait le premier rôle dans la définition de la réponse française et assurait, contre l’évidence, que la proposition allemande était passée inaperçue sous Herriot : « Personne n’arrivait à mettre la main sur le fameux document, dont on doutait même de l’existence. Mais Briand assura qu’il en avait eu connaissance. On le retrouva finalement parmi les papiers d’Herriot, et Alexis entreprit ce qui devint les accords de Locarno. » Il n’y a pas davantage de raisons de croire les confidences du poète à la postérité, qu’il les gravât dans le marbre de la Pléiade (« Au Quai d’Orsay, amitié et confiance personnelle du ministre, qui l’associe d’abord étroitement à la conception, à la préparation et à la négociation des Accords de Locarno ») ou dans le volume modestement titré Honneur à Saint-John Perse : « Associé de très près, par Briand, à sa conception initiale et à son élaboration, Alexis avait travaillé aussi à sa rédaction, et suivi personnellement la conduite de l’entreprise diplomatique. » Pas de raison, non plus, de faire confiance à la première biographe d’Alexis Léger, qui raconta sous sa dictée sa contribution à l’histoire diplomatique : « La construction de Locarno fut, en 1925, la contribution [de Briand] à la politique de sécurité dans une région particulièrement dangereuse, celle de Rhénanie, et Leger y avait travaillé personnellement avec lui, à tous les stades de l’entreprise, depuis sa préparation, très délicate, jusqu’à la rédaction finale des textes. » En réalité, comme il le reconnut devant sa femme, le gros du travail préparatoire revint aux juristes des trois pays qui préparaient les accords, l’Allemand Gaus, l’Anglais sir Cecil Hurst, et Fromageot, le Français. René Massigli le confirma, exaspéré par la propension d’Alexis à s’accaparer devant la postérité le meilleur des années 1920 et à renier le pire des années 1930 : « La question essentielle a été le rôle des juristes [...], ce sont eux qui ont fait le travail, il n’y eut pas de conciliabules entre les principaux fonctionnaires avant la réunion à Genève en 1925. » Alexis ne prit qu’une part marginale aux négociations préparatoires. L’objectif du Quai d’Orsay, sous Briand comme sous Herriot, avait été d’élargir la proposition allemande de pacte rhénan à une formule générale qui garantisse, avec l’ensemble de ses frontières, l’ordre européen né à Versailles. La mémoire de Massigli refoulait le recul français et transformait la proposition allemande, qui était très proche de l’accord final, en offre bilatérale de reconnaissance mutuelle de la frontière rhénane. Dans son souvenir, l’habileté du Quai d’Orsay avait été d’y adjoindre la garantie NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 287 — Z33031$$12 — Rev 18.02 L’ombre de Briand 287 anglaise, alors qu’elle faisait partie de l’offre initiale des Allemands. Le succès de Berthelot, à cet égard, fut seulement d’obtenir de l’Angleterre davantage que l’obligation que lui faisait le pacte de la SDN d’intervenir contre un agresseur. Il y était parvenu avant l’ouverture de la conférence, même si la délégation française dut encore défendre cet acquis pendant les négociations, à Locarno, où la délégation allemande flatta la tentation anglaise de s’en tenir à ses obligations minimales d’adhérent de la SDN. Chamberlain ne laissa pas cet espoir à Stresemann, en expliquant qu’« en raison du vague de l’article 16, son gouvernement croyait utile de préciser qu’en cas de conflit il mettait à la disposition de la SDN l’ensemble des forces de l’Empire britannique. Aussi tout n’est pas dans l’article 16, contrairement à l’affirmation allemande, et la préoccupation française s’explique ». En revanche, la délégation française n’obtint pas la reconnaissance allemande de ses frontières orientales, ni la garantie anglaise pour ses alliés orientaux. Philippe Berthelot espérait au moins adjoindre au traité la garantie donnée par la France à ses créatures versaillaises. Il fallut en rabattre. Les diplomates s’y résolurent avec d’autant moins de dépit que l’été précédent Paul Painlevé s’était entendu avec l’état-major pour modifier la doctrine stratégique de la France. Le président du Conseil avait rallié le maréchal Pétain à une conception défensive, qui permettait d’attendre l’aide de la Grande-Bretagne et des États-Unis en cas d’offensive allemande. À la veille de Locarno, le Quai d’Orsay avait avalisé l’abandon de la stratégie offensive de Foch, au cours d’une séance du Conseil de sécurité supérieur. L’adoption d’une doctrine défensive, dont procédèrent les fortifications de la ligne Maginot, rendait moins cruelle, et presque cohérente, l’absence d’un pacte de garantie pour les frontières orientales de l’Allemagne, où la France n’avait pas les moyens de projeter ses forces militaires. La méfiance qui sépara Berthelot de Briand est-elle née à Locarno ? Il est certain que le premier ne se réjouit pas sans réserve du pacte rhénan. Sans illusions sur le révisionnisme allemand, le secrétaire général jouait la montre. Alexis offrait un miroir plus complaisant à Briand, où admirer son œuvre. Il célébra le triomphe de son patron, qui faisait tourner la tête « aux plus sceptiques des diplomates blasés », selon la très superlative Geneviève Tabouis : « Léger explique à tous et à chacun : “Messieurs, la France obtient enfin sa sécurité sur le Rhin ! Maintenant, automatiquement, les forces anglaises et italiennes viendraient aider la France si jamais les Allemands manquaient à leur parole ; dorénavant, plus de crainte pour l’avenir. Plus de guerre. L’Allemagne entre à la SDN, bien que notre occupation en Rhénanie continue !” Certains sont tellement enthousiastes qu’ils courent à la poste envoyer des télégrammes à leurs amis et à leurs familles. “Hurrah ! ! La paix est assurée !” » Les deux semaines de négociations avaient resserré les liens du ministre et de son directeur de cabinet. À l’aller, venant de Pontarlier, Briand partageait la voiture de Berthelot, tandis qu’Alexis voyageait avec Fromageot. Alexis n’ouvrit pas la bouche des neuf séances qui réunirent les délégués NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 288 — Z33031$$12 — Rev 18.02 288 Alexis Léger dit Saint-John Perse allemands, anglais, français, belges et italiens. Mais en marge des rencontres officielles, où Briand déployait sa séduction de vainqueur conciliant, Alexis suivit comme une ombre son ministre. C’est lui qui le réveilla, la nuit précédant la première séance, lorsque les Allemands remirent soudain en cause la présidence de Chamberlain, et réclamèrent une présidence tournante. Les Français rirent de cet incident qu’ils considérèrent comme parfaitement représentatif de l’esprit germanique. Tout en gardant un œil sur les affaires courantes, Alexis accompagna Briand au cinéma, rire aux films de Charlot, et le suivit sur les rives du lac Majeur lorsqu’il prit l’apéritif avec le chancelier Luther. Pour les journalistes, Alexis enjoliva la rencontre : « Quand l’aubergiste vit des touristes braquer leurs Kodak sur les deux hommes d’État, elle offrit de faire le portrait de son fils », dont la physionomie lui semblait plus aimable que celles des officiels. « Mais Léger écarta les photographes. Le soir, l’aubergiste apprit les noms de ses hôtes illustres. La brave femme tomba à genoux et remercia la Sainte Vierge. » Plus tard, dans le volume d’hommage à Saint-John Perse et l’autobiographie de la Pléiade, Alexis effaça de l’entretien Philippe Berthelot, qu’il s’employait déjà à supplanter dans l’esprit de son ministre ; il affirma abusivement avoir « suivi personnellement la conduite de l’entreprise diplomatique, jusqu’au ménagement final, dans le jardin discret d’une petite auberge champêtre aux environs de Locarno, du premier tête-à-tête entre le ministre français et le Chancelier allemand Luther – entretien auquel il fut le seul à assister ». Sinon Berthelot, Briand s’enthousiasma du résultat des négociations, et se laissa emporter par sa verve. Pour la première fois, quatre ans avant de lui donner une ébauche institutionnelle, il évoqua publiquement son projet européen. Alexis fut chargé de modérer les ardeurs ; en 1930, il ne sut plus les ranimer : « Sortant de séance, observe Oswald Hesnard, Briand parle sur un ton assez lyrique des États-Unis d’Europe aux journalistes, qui partent tous vers l’empyrée. Dans la soirée, Léger réussit à les rattraper un peu, à les calmer. » La réception immédiate de l’accord explique le souvenir faussé que les délégués français ont conservé de la conférence : l’importante fraction nationaliste de l’opinion allemande criait à la trahison, tandis qu’en France on se réjouissait d’un accord où l’Allemagne concédait librement la moitié de ce qu’on lui avait imposé à Versailles. Briand envoya Hesnard sonder un Stresemann « très agité : télégrammes de Berlin qui indiquent une énorme agitation. Télégrammes de Paris qui reproduisent les félicitations enthousiastes de Painlevé sur la “victoire” de Briand. “Dreckige Situation wie nie” – une situation de merde comme jamais. » Le soir même, Berthelot et Massigli filèrent vers Paris ; Hesnard et Léger demeurèrent seuls, avec Briand. Premier indice d’une faille entre le ministre et son secrétaire général ? Les témoins divergent ; à Locarno ils n’ont pas tous vu le même Berthelot. Leurs souvenirs postérieurs du secrétaire général désabusé troublent parfois leur vision. Pour Massigli, Berthelot « avait, comme son ministre, formé de grands espoirs sur l’issue de ces pourparlers » ; pour NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 289 — Z33031$$12 — Rev 18.02 L’ombre de Briand 289 Claudel, « Philippe n’y croyait pas, mais il n’y voyait pas d’alternative » ; pour Léon Noël, « Philippe Berthelot n’a jamais cru à la valeur absolue de Locarno ». « En un mot, résumait habilement Laboulaye, il voulait laisser au temps le soin d’éprouver la bonne foi allemande ». Sur le vif, on ne le voit pas faire de réserves. Alexis travaillait-il déjà contre son premier protecteur ? Massigli, qui avait toutes les raisons de le prétendre, ne le croyait pas : « Jusqu’à la négociation de Locarno et ses négociations comprises, il n’a jamais cherché à avoir un rôle ni une politique indépendante de celle de Berthelot. » C’est a posteriori, inquiet des impasses du rapprochement, que Berthelot émit des réserves sur la politique initiée à Locarno. À sa mort, Aux Écoutes ne trahissait pas sa pensée de 1934, en exagérant celle de 1925 : « Nous le vı̂mes en 1925 à Locarno, peu fier du rôle qu’il était obligé de jouer, essayant de circonscrire le mal, alors que l’arriviste Léger, qui est devenu son successeur au Quai d’Orsay, exaltait, au contraire, l’œuvre de Briand. » La valeur des accords de Locarno est surtout diminuée devant la postérité par le sacrifice des alliances orientales ébauchées par Foch depuis la fin de la guerre, avec la Pologne en 1921 et la Tchécoslovaquie en 1924, complétant à l’est l’encerclement de l’Allemagne commencé à l’ouest avec l’alliance belge de 1920. Les historiens laissent parfois entendre que Munich commença à Locarno dont les Accords faisaient déjà peu de cas des amis de la France en Europe centrale. Parmi les mobiles contradictoires et les ambitions avortées d’un accord fondamentalement ambigu, Alexis n’eut pas de mal, après guerre, à sélectionner son versant franco-anglais, quitte à abandonner la question orientale, et même l’esprit du rapprochement franco-allemand. La diplomatie ouverte de Briand ménageait assez de possibilités, elle était assez ambivalente pour souffrir des relectures diverses jusqu’à la contradiction, selon les valeurs et les préoccupations du moment. Après guerre, Alexis voyait dans la garantie anglaise le principal gain de Locarno ; il n’avait souhaité ni l’abandon pur et simple des alliances orientales, qui aurait permis de pousser plus loin l’entente avec l’Allemagne, ni leur développement à l’est, qui aurait menacé la solidarité avec la Grande-Bretagne, soucieuse d’équilibre continental, et peu portée à une alliance avec l’URSS. Sur le vif, la garantie anglaise n’était peut-être pas le premier motif de satisfaction. Comment se reposer sur une alliance bilatérale pour maintenir la paix dans tout le continent ? Une telle interprétation, surtout, n’aurait pas accordé beaucoup de crédit à la sécurité collective qui fondait la politique briandiste. Justifiant la signature des accords devant la Chambre, Briand parlait de sa rencontre avec les Allemands, et non pas de l’amitié renouée avec les Anglais, pour fonder la nouvelle Europe : « J’y suis allé, ils sont venus, et nous avons parlé européen. C’est une langue nouvelle qu’il faudra bien que l’on apprenne. » Le climat nouveau permis par cette diplomatie multilatérale, qui situait à Genève le centre de gravité de la politique mondiale, constituait le gain le plus immédiat et le plus visible de la conférence. C’est pourquoi les internationalistes, comme Albert NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 290 — Z33031$$12 — Rev 18.02 290 Alexis Léger dit Saint-John Perse Thomas, étaient plus nombreux que les partisans de l’Entente cordiale à féliciter Briand des accords de Locarno. Les accords marquaient le retour au concert européen, à défaut de l’équilibre que les débuts manqués de la SDN n’avaient pu dégager. Mais sur ce plan encore, l’habile politique extérieure de Briand conservait une dose d’ambiguı̈té : des hommes de droite pouvaient s’y reconnaı̂tre, soucieux de fonder la paix sur l’entente traditionnelle des grandes puissances, au détriment des préoccupations nationales des plus petites ; les hommes de gauche y adhéraient en y voyant une extension des principes démocratiques et républicains de la France, appliqués aux relations internationales. De fait, le texte signé à Locarno n’était pas très clair quant au rôle de la SDN : la référence à l’article 16 ne se substituait pas, selon les Français, aux accords conclus antérieurement avec la Pologne et la Tchécoslovaquie ; pour l’Allemagne, il en allait autrement. La SDN devait définir préalablement l’Allemagne comme l’agresseur de la Pologne ou de la Tchécoslovaquie avant d’intervenir. Le traité de Locarno ajoutait-il la garantie anglaise aux alliances orientales, ou bien diluait-il ces alliances dans le recours à la SDN ? Briand ne cherchait pas tellement à clarifier la question, même si, sur-le-champ, la circulaire d’explication trancha dans le sens d’une intervention indépendante de la SDN. Plus tard, au début des années 1930, il semble qu’il y eût consensus entre Herriot et l’état-major du Quai d’Orsay, pour faire dépendre l’aide française d’une décision de la SDN ; la sécurité collective était bien assez bonne pour la Pologne cléricale et autoritaire. Pour Alexis, alors, Locarno s’insérait dans la SDN ; il n’y allait pas tellement d’un amour aveugle pour l’institution genevoise, que d’une inquiétude d’anglophile. S’engager en faveur des alliés orientaux en dehors de la SDN, c’était provoquer à coup sûr une Angleterre hostile à la politique d’encerclement de l’Allemagne et au déséquilibre continental. Dans sa relecture d’après guerre des événements, Alexis voyait au contraire Locarno comme un succédané de la SDN. Dans la notice biographique d’Honneur à Saint-John Perse, il attribuait à Locarno les qualités que Genève n’avait pas. Le pacte rhénan comblait les « lacunes d’une Société des Nations sans force armée ni sanctions » et substituait à son universalisme abstrait une sécurité collective en prise avec les besoins réels de la France : « Sous le mécanisme général et trop lâche d’une Société des Nations de caractère universel, il s’agissait de placer, comme un rouage supplémentaire et plus approprié, un enchaı̂nement restreint d’obligations collectives, de portée plus limitée géographiquement, mais d’articulation plus précise et d’application plus rigoureuse, assurant à vrai dire l’automatisme contre l’agression. » Alexis, en revanche, n’avait pas un mot pour le climat de détente, ni pour le rapprochement politique avec l’Allemagne. Instruit par les événements, il se dédouanait du reproche de candeur pacifiste en affichant une obsession toute rétrospective de la menace allemande. Il n’échappait pas, dans cette rationalisation reconstruite, à un fameux paradoxe : il se vantait (abusivement) de la paternité d’un pacte ayant apporté à la France une NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 291 — Z33031$$12 — Rev 18.02 L’ombre de Briand 291 garantie anglaise qui n’avait pas suffi à éviter la défaite, et il se félicitait d’accords réalistes avec la Pologne et la Tchécoslovaquie, qui avaient été trahies par la France. Alexis abandonnait aux limbes de la mémoire l’un des bénéfices réels des accords de Locarno : le nouveau climat européen, mesurable à l’apaisement de l’irritante question sudète dans la deuxième moitié des années 1920. Le vitaliste, qui dénonçait volontiers les artifices du droit et de la technique, n’évoquait pas le rapprochement des peuples, les échanges intellectuels, bref la régénérescence du tissu européen, mais se félicitait seulement du réajustement, dans la mécanique sécuritaire française, de la pièce anglaise. Pourtant, en 1940, après la défaite française, lorsqu’il voulut convaincre le régime de Vichy qu’il demeurait fidèle à son ouvrage briandiste en faveur de l’entente franco-allemande, il remontait jusqu’à Locarno. Il fallait bien cela pour se défaire du personnage de belliciste qu’il s’était récemment composé pour se maintenir aux commandes, lorsque l’Angleterre avait renié son appeasement. Dans le contexte de l’Occupation, Alexis donna des accords de Locarno une toute autre image que celle de la restauration de l’Entente cordiale, regrettant piteusement que la presse nazie ne lui fı̂t pas crédit de cette interprétation : « Car, aussi injustifié que ce pût être après que son nom eût été si longtemps et si étroitement associé à toutes les entreprises de rapprochement franco-allemand (sept ans de cabinet Aristide Briand, accords de Locarno) [...], c’est un fait que l’ancien secrétaire général du Quai d’Orsay était l’objet d’attaques constantes de la presse nazie 15. » Thoiry : Alexis sommé de choisir son camp Garantie anglaise, rapprochement franco-allemand, sécurité collective, sur le moment tous ces objectifs flottaient dans l’esprit des délégués français ; ils se confondaient dans l’objectif principal de la sécurité française. Il est probable que Berthelot s’arrêtait surtout à la garantie anglaise, alors que Briand songeait à une voie nouvelle d’unification de l’Europe, contre la menace économique des États-Unis et la gangrène soviétique. Pour réaliser ce dessein, Briand ne manquait pas d’audace. Jusqu’en 1927, à la suite de Berthelot, Alexis se montra plus circonspect. Il flattait les conceptions de Briand, mais ne souhaitait pas aller trop loin dans le démantèlement des traités de paix. Tempéré par Berthelot, limité par Poincaré, Alexis freina doucement l’œuvre de Briand, et, par manque de foi, n’aida pas au renversement complet de la politique de la France, à l’heure qu’elle pouvait encore s’entendre sur un pied d’égalité avec une Allemagne républicaine et inoffensive. Le rapprochement franco-allemand lancé par l’accord politique de Locarno, on s’accorda à penser, dans l’entourage de Briand, que l’entente économique était le meilleur moyen de « faire sortir l’Allemagne de son isolement dangereux et [de] lui assurer la participation à laquelle elle avait droit dans le développement des ressources générales de la planète ». NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 292 — Z33031$$12 — Rev 18.02 292 Alexis Léger dit Saint-John Perse Seydoux, Léger ou Berthelot partageaient peu ou prou cette opinion, également professée par Claudel. Sur le plan industriel, la complémentarité entre la France et l’Allemagne facilitait l’action politique. La proximité et la complémentarité des producteurs justifiaient des ententes sectorielles pour réduire les coûts (économies d’échelle) et stabiliser les prix (concurrence régulée). La sidérurgie, la potasse, des pans entiers de l’industrie étaient susceptibles de s’organiser par-delà les frontières, sous la forme de cartels. Alexis était le premier relais de Briand pour pousser à l’entente ; il était aussi le premier à freiner la gourmandise de Stresemann. Trois semaines après Locarno, il porta la bonne nouvelle aux Allemands, et proposa de former des ententes industrielles. Le projet n’était pas seulement économique : il devait préparer les « États-Unis d’Europe ». Le souhait que Briand avait exprimé, dans l’euphorie de Locarno, d’unifier le continent, n’était pas le fait d’une émotion spontanée. Il avait été prémédité et commençait de recevoir une réalisation. Mais on aurait tort de se représenter Alexis tout feu tout flamme, dessinant l’Europe des cartels sur un coin de table, avec l’ambassadeur von Hoesch, pour gommer avec lui les frontières économiques de l’Europe. Factotum de Briand, il n’avait pas la tête assez économique, s’il s’en donnait l’air, pour suivre la question sur son versant technique. Quant au versant politique, les États-Unis d’Europe ne demeuraient qu’un horizon exaltant de conciliation, qui devait permettre de relativiser les dissentiments territoriaux de l’heure. Sur ce terrain, Alexis demeurait intraitable. Deux jours avant de parler entente économique, il reçut von Hoesch pour une « audience officielle ». L’ambassadeur allemand venait demander que Briand aidât Stresemann à affronter sa presse nationaliste en évitant dans ses déclarations devant les Chambres d’insister « trop directement sur la renonciation de l’Allemagne à l’Alsace-Lorraine », qui formait le premier article du pacte rhénan signé à Locarno. Il lui semblait préférable qu’il se bornât « à dire que l’Allemagne “renonçait définitivement à reconquérir par la force ses provinces perdues”. » L’opinion allemande ferait mieux son deuil si elle pouvait conserver l’espoir d’un éventuel « retour pacifique de l’Alsace-Lorraine en cas d’abandon, par la France, de cette province à son libre sort ». Alexis sursauta, balaya l’« hypothèse, des plus invraisemblables », dont l’expression « risquerait fort de créer, en fait, une fausse impression sur l’état d’esprit dans lequel le gouvernement allemand a accédé aux accords de Locarno et en envisage l’interprétation ». Puis in surenchérit en « faisant allusion aux déclarations maladroites faites récemment par Stresemann ». Von Hoesch était venu avec une requête, il repartit avec un reproche, fondé sur les déclarations intempestives de son chef, au soir de la signature de Locarno. Pour sa défense, il invoqua « une fois de plus, les difficultés que rencontrait Stresemann et les déformations que la presse allemande imposait à sa pensée. » Alexis voulait bien recueillir l’esprit locarnien, qui accompagnait le traité, comme le plaisir couronne l’acte dans l’éthique aristotélicienne : l’essentiel demeurait l’acte qui, pour lui, était la lettre du traité. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 293 — Z33031$$12 — Rev 18.02 L’ombre de Briand 293 Parmi les initiatives industrielles que Briand favorisait, outre le cartel de l’acier conduit par le Luxembourgeois Émile Mayrish, animateur du comité franco-allemand, qui le consolait de la frilosité des milieux politiques, il suivait de près, par le biais d’Alexis, les menées d’Arnold Rechberg, figure de premier plan de l’Allemagne de Weimar. Homme d’affaires, Rechberg se piquait de politique, et finançait largement le Jungdo, l’une des vastes organisations nationalistes allemandes, qui comptait parmi son demi-million d’adhérents des bataillons fournis d’anciens combattants. Briand cherchait à rallier à sa politique ces milieux mal enracinés dans la république de Weimar, à la fois nationalistes et pacifistes. Dans le sillage de Locarno, loin de lui barrer l’accès au ministre, comme il le fit trois ans plus tard, lorsque l’industriel fut compromis dans l’affaire de La Gazette du franc, qu’il était suspecté d’avoir subventionnée, Alexis accueillit chaleureusement Rechberg, qui était aussi l’artisan du cartel de la potasse. L’industriel proposait, avec une liaison générale des intérêts économiques, une alliance franco-allemande insérée dans une sorte de préfiguration du pacte à Quatre, puisqu’il y voulait adjoindre la GrandeBretagne et l’Italie, pour renouer avec le défunt concert européen et son directoire des grandes puissances. Son plan, qui fit la une du Matin, le 22 avril 1926, provoqua un vent de panique chez les Polonais et les Lituaniens qui s’interrogeaient sur le crédit que la France accordait à l’échange proposé par Rechberg : le corridor de Dantzig pour l’Allemagne, contre Memel à la Pologne. Une note de Seydoux à Berthelot laisse imaginer la méfiance réciproque qui commençait à éloigner le Département du cabinet du ministre. Les directeurs, sceptiques ou réalistes, surveillaient avec suspicion les cautions que Briand distribuait trop facilement à leur goût à des individus comme Rechberg. Alexis, qui ne voulait pas prêter le flanc à leur critique, ni perdre la faveur de son ministre, essayait de tout concilier. Il multipliait les contacts avec les bonnes volontés allemandes, mais il vérifiait scrupuleusement l’orientation de ses interlocuteurs auprès de Pierre de Margerie, l’ambassadeur de France en Allemagne. Les conversations de Thoiry, en radicalisant la politique de Briand, augmentèrent le malaise d’Alexis. La commune du Jura français réunit Stresemann et Briand le 17 septembre 1926, le temps d’un déjeuner, à l’écart de la foule genevoise venue applaudir l’entrée de l’Allemagne dans la SDN. Le communiqué tapageur rédigé par Briand à l’issue de la rencontre (« les ministres sont tombés d’accord sur des solutions d’ensemble »), laissa espérer (ou craindre) un règlement global des questions pendantes entre la France et l’Allemagne. La première, en pleine débâcle financière, qui avait provoqué en juillet le rappel de Poincaré, proposait à la seconde de fortes concessions politiques en échange d’une aide financière. Dans cette affaire, Alexis joua un rôle anecdotique, en organisant la rencontre, mais aussi politique en amortissant la méfiance que la stratégie de Briand suscitait dans son propre camp. Partagé entre la vision traditionnelle des diplomates et les audaces visionnaires ou imprudentes de son patron, qui voulait forcer le destin, Alexis biaisa autant que possible. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 294 — Z33031$$12 — Rev 18.02 294 Alexis Léger dit Saint-John Perse La négociation de Thoiry avait commencé depuis lorsque Briand et Stresemann s’assirent à la table du père Léger, dans l’auberge qu’Alexis avait repérée, peut-être amusé par cette homonymie. « Briand avait demandé à Alexis d’aménager une rencontre secrète avec Stresemann et lui, où personne ne pourrait les surprendre. Alexis avait choisi un petit restaurant avec un joli jardin clos au pied de la montagne. Il avait demandé au patron de ne pas recevoir d’autres clients ce jour-là, et avait commandé un menu soigné, des bons vins et du champagne. Quand il est venu dans l’après-midi pour s’assurer que tout était en ordre, il a tout inspecté et allait partir, quand le patron, d’une voix complice, lui a dit... “Mais monsieur, vous ne voulez pas voir la chambre ?” Il était fort déçu quand, au lieu de voir venir une jolie femme, il a vu descendre de voiture, deux vieux messieurs. » Voici tout ce qui restait, dans le récit pittoresque qu’Alexis fit à sa femme de la rencontre, de la négociation par laquelle Briand accepta de troquer l’occupation de la Rhénanie contre une aide financière. L’entrevue s’inscrivait dans une longue chaı̂ne de négociations. Stresemann proposait à la France, empêtrée dans une crise monétaire, une mobilisation de trois à cinq milliards des obligations Dawes, ces titres avancés par l’Amérique aux Allemands pour leur permettre de payer les réparations ; en échange, il réclamait le recouvrement de la souveraineté allemande dans ses frontières, en Rhénanie et dans la Sarre. Berthelot, de son côté, depuis les premiers jours du mois de décembre, parlait avec les Allemands de lier la diminution des effectifs alliés en Rhénanie à l’acceptation allemande de la mobilisation d’une partie des obligations Dawes. Il opérait en liaison avec Seydoux, qui suivait de près les ballons d’essai lancés par Schacht, le grand manitou des Finances allemandes, en collaboration étroite avec la rue de Rivoli. Dès le mois de décembre 1925, Seydoux s’accorda avec les Finances pour estimer qu’un accord avec les Américains, en vue d’obtenir le paiement des obligations Dawes, demeurait préférable à une « entente avec l’Allemagne, dont Schacht avait parlé dans des termes d’ailleurs très vagues », et dont il craignait qu’elle pût entraı̂ner la France « très loin et en dehors de l’exécution par l’Allemagne de ses obligations contractuelles 16 ». La ligne orthodoxe du Département convergeait avec celle de Poincaré, en dépit des désamours de personnes, pour s’opposer au monnayage politique de la mobilisation des emprunts Dawes. Seydoux, Berthelot puis Poincaré, à partir de son retour à la présidence du Conseil, en juillet 1926, espéraient éviter Berlin en passant par Washington. Méconnaissaient-ils la capacité de nuisance de l’Allemagne si on ne l’associait pas à l’opération financière ? Briand majorait les difficultés techniques que Berlin pouvait opposer aux espoirs français pour justifier de traiter directement avec l’Allemagne. En réalité, il était moins intéressé par l’opération financière que par le gain politique d’une abrogation anticipée des clauses versaillaises. Mieux valait, à ses yeux, avoir favorisé la démocratisation de l’Allemagne, et de bonnes relations avec elle avant que l’occupation de la Rhénanie ne fût révolue. À cette date la France aurait perdu une monnaie NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 295 — Z33031$$12 — Rev 18.02 L’ombre de Briand 295 d’échange et une garantie sécuritaire qu’il fallait prévoir de remplacer par quelque chose de neuf. Qui savait, du côté français, ce qui s’était réellement dit à Thoiry ? Alexis, à Genève, était dans la confidence. Quid de Berthelot, à Paris ? S’il ne fut pas entièrement affranchi par Briand lui-même, qui s’agaçait de sa méfiance, il reçut peut-être plus de lumières d’Alexis qui voyait la solitude de son ministre, et voulait ménager l’avenir. Reste qu’au Département comme au gouvernement, on ignorait l’étendue des concessions projetées. Briand fut très évasif au conseil du cabinet qui eut lieu à son retour de Genève, le 21 septembre. Pensait-il récolter après le départ de Poincaré ce qu’il avait semé à Thoiry avec Stresemann ? Il avait promis beaucoup à celui-ci et promettait à celui-là n’avoir rien promis ; l’un des deux finirait bien par partir, et il pourrait toujours traiter avec la vérité de celui qui resterait. Alexis participait de la fiction ; demeuré à Genève, il entretint la flamme de Stresemann, et lui décrivit, le 21 au soir, le bon accueil reçu par Briand au cabinet, le matin même, sans lui préciser que le ministre n’avait rien dévoilé de ses propositions concrètes. Briand fit envoyer par Berthelot un télégramme à Stresemann pour l’informer que le Conseil des ministres avait « été unanime à reconnaı̂tre le haut intérêt » de leurs conversations et était « tombé d’accord sur l’utilité de les poursuivre ». Il fallait bien cela pour compenser la timidité d’une note publiée le même jour par l’agence Havas. Sur une ligne plus poincariste que briandiste, l’organe semi-officiel (inspiré par Berthelot ?) rappela que « l’évacuation prévue par le traité de Versailles [supposait] exécutées l’ensemble des obligations allemandes, y compris celles du désarmement, que le problème de la Sarre [était] complexe et [demandait] examen, et, que, enfin, la mobilisation des obligations Dawes [posait] des problèmes ». Réjoui par les affirmations optimistes de Briand et de son directeur de cabinet, qui reléguaient la note Havas à un fanal de modération et de prudence hissé pour l’opinion poincariste, Stresemann improvisa dans la soirée un discours euphorique devant la colonie allemande de Genève. Il exposa Briand au courroux de Poincaré, en faisant le tour des revendications qu’il croyait satisfaites, évacuation de la Rhénanie, fin du contrôle militaire, retour de la Sarre et des cantons belges d’Eupen et Malmédy à l’Allemagne, à quoi il ajouta, dans l’exaltation alcoolisée de la soirée, le droit de l’Allemagne à se reconstituer un empire colonial et à ne pas être tenue pour responsable de la guerre. L’émotion fut considérable dans toute l’Europe. Berthelot contesta aussitôt les prétentions rhénanes de Stresemann dans un article du Temps qu’il inspira. Il en fallait plus pour démonter Stresemann. Le 24 septembre, remonté à bloc, il fit connaı̂tre à Briand, via Laboulaye, le bon accueil du cabinet allemand « qui permettait la continuation de l’œuvre si heureusement entreprise à Thoiry ». Il démentit avoir « prononcé le mot de responsabilité de guerre » ou parlé d’exigences coloniales et promit qu’il était « fort contrarié de cet incident » de nature à gêner « la poursuite des négociations ». Qu’à cela ne tienne, la rencontre avait été « plus heureuse qu’il ne pouvait l’espérer ». NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 296 — Z33031$$12 — Rev 18.02 296 Alexis Léger dit Saint-John Perse Briand ne devait pas compter sur un désistement de son partenaire... De son côté, le 27 septembre, dans un discours prononcé à Bar-le-Duc, Poincaré mit en pièces la prétention allemande à ne pas assumer la responsabilité de la guerre, déclina l’aide financière, mais ne ferma pas la porte à une politique de rapprochement. À ce stade, Briand hésita peut-être. Fallait-il continuer, entre les réticences de Poincaré et les impatiences de Stresemann ? Le pouvait-on seulement ? Il sollicita l’avis de son directeur de cabinet. C’était l’heure du choix pour Alexis. De retour de Genève, il avait pu constater la froideur du Département envers la politique de son patron. Les directeurs n’imaginaient pas l’étendue des concessions de Briand ; ils voyaient bien qu’il tentait de forcer la main de Poincaré. On découvrirait bientôt son double discours. L’expression d’une opinion est assez rare chez Alexis pour que l’on accorde tout son prix au brouillon qu’il crayonna en vue d’une note sur le sujet, même non daté, ardu à déchiffrer, et très allusif 17. Une rapide étude de la trame du papier révèle une date : le brouillon date du « 26 septembre ». Quant à l’année, qui n’est pas précisée, les bribes de texte l’indiquent assez clairement. Alexis dégageait une série d’« avantages » à « substituer une procédure immédiate à la procédure défaillante de la prochaine conférence locarnienne ». Il y voyait l’occasion de « s’associer indirectement l’Amérique », le marché américain, avec celui de Londres, devant contracter les obligations allemandes. Alexis souhaitait « exploiter politiquement l’accumulation monétaire actuelle ». Les termes de l’échange, tel que Briand l’avait proposé à Stresemann, lui paraissaient favorables pourvu que l’on parvienne à « éluder l’exigence coloniale » ajoutée par Stresemann au « prix du marché ». Il ajoutait un ultime argument, qui confirme que Briand cherchait moins un arrangement financier qu’un accord politique, si l’on a raison de comprendre qu’Alexis visait les efforts de Poincaré pour mobiliser les acquis du plan Dawes sans passer par Berlin : « Éviter le risque d’être devancé par une politique d’assistance financière. » Alexis soutenait apparemment sans réserves l’initiative de Briand à Thoiry ; il y mit en fait beaucoup de prudence. Il insistait sur la « nécessité d’attendre [une] initiative allemande ». C’était ouvrir une porte de sortie à son patron. De fait, c’est en laissant l’initiative à l’Allemagne que Briand condamna finalement le projet, et fit porter la responsabilité de cet enterrement à Stresemann. Autre prudence d’Alexis : il fit border son patron par la gouvernante anglaise. Il recommanda une « simple conversation hypothétique franco-anglaise », à la fois « sur le principe » et sur l’opportunité de la discussion avec Stresemann, attendu que « les conditions intellectuelles » n’étaient guère favorables en Allemagne. Ainsi fut fait. Chamberlain s’entretint le 2 octobre avec Briand, au retour d’une croisière qui l’avait contraint à suivre de loin, et non sans inquiétude, les entretiens de Thoiry. Alexis apparaı̂t supérieurement habile dans cette affaire : d’un côté il flattait le projet de Briand, mais lui ménageait une issue ; il protégeait par ailleurs la politique traditionnelle du Quai d’Orsay en préservant une étroite solidarité avec l’Angleterre, dont il se faisait le premier défenseur. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 297 — Z33031$$12 — Rev 18.02 L’ombre de Briand 297 Il était dans les confidences de Briand, seul, au Quai d’Orsay, à connaı̂tre toutes les audaces de sa politique de rapprochement avec l’Allemagne, mais il demeurait, face au Département, un élément de modération qu’il fallait ménager pour conserver un moyen de contrôler le ministre. Alexis se paya même le luxe de couper l’herbe sous le pied du secrétaire général, et de paraı̂tre plus attaché que lui à l’Entente cordiale, en invitant Chamberlain à conférer avec Briand, sur le chemin de son retour en Angleterre, contre l’avis que Berthelot avait indiqué à Aimé de Fleuriau, l’ambassadeur de France à Londres. Entre le ministre et son administration, le directeur de cabinet était un médiateur indispensable. Il gagnait la confiance de Briand que Berthelot perdait (la presse genevoise bruissait de rumeurs sur les réserves que Thoiry inspirait à ce dernier), sans se couper de l’administration, qu’il rassurait à défaut de convaincre. L’agitation finit ainsi qu’Alexis l’avait voulu, chaque partie attendant l’offre de l’autre. Il aida Briand à se sortir du guêpier où il s’était mis face à Poincaré, dont le séjour à la présidence du Conseil excédait la simple transition qu’il avait espérée, en laissant l’administration du Quai d’Orsay démêler le quiproquo et s’opposer nettement au compromis envisagé à Thoiry. Jacques Seydoux batailla tout au long du mois d’octobre pour élucider l’étendue des concessions offertes par son ministre, alerté par une personnalité américaine. Un entretien avec l’ambassadeur Hoesch le persuada de la « discordance » entre ce que le Département savait de la rencontre et le rapport qu’en avait tiré Stresemann. Mécontent de ce qu’il pressentait, Seydoux exagéra sa candeur devant son interlocuteur. Déstabilisé (« Mais enfin, vous avez des comptes rendus de la conversation de Thoiry. Hesnard y assistait, il a dû vous dire ce qui s’était passé ? »), l’ambassadeur allemand craignit de compromettre son patron en dévoilant ce qu’il savait de l’entrevue, et ne cracha pas le morceau à Seydoux qui le pressait sans ménagement : « Puisqu’il existait un rapport de Stresemann, il serait bien intéressant que nous pussions en prendre connaissance pour voir exactement ce qu’avait pensé Stresemann. » Nullement dupe des audaces de Briand, Seydoux ne dissimulait pas sa désapprobation devant ses compatriotes, qu’il exprima vertement à Wladimir d’Ormesson : « Les Français se conduisent en politique comme en amour : ils déchargent trop vite. » Briand se consola de l’opposition de ses services avec les manières ondoyantes de son directeur de cabinet, qui freinait les choses en affectant de les encourager. Parmi tous les conseillers du ministre qui « le défendaient contre lui-même », selon le mot de Hesnard, Alexis minait le plus subtilement sa résolution de brusquer le rapprochement franco-allemand. Pendant les négociations de décembre 1926, à la SDN, Alexis conserva sa position d’intermédiaire, aussi bien géographique qu’idéologique. Tandis que Berthelot restait à Paris et s’efforçait d’amortir toutes les initiatives du ministre, cantonné dans son bureau, mécontent de son chef, mais loyal, Alexis faisait la navette entre le ministère et Genève. Exaspéré par les NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 298 — Z33031$$12 — Rev 18.02 298 Alexis Léger dit Saint-John Perse remontrances de Berthelot, qui commentait négativement tous ses télégrammes, Briand finit par ne plus adresser qu’à son chef de cabinet les relations des débats. Dans ce climat de défiance, aggravé par la suspicion de Raymond Poincaré, qui utilisait également la médiation d’Alexis pour communiquer avec Briand, l’esprit de Thoiry se perdit dans une concession d’importance, mais qui n’était pas le « règlement d’ensemble » envisagé : la liquidation du contrôle militaire interallié en Allemagne. L’édifice sécuritaire français, toujours branlant, était voué à ne jamais jouir de ses trois fondements. Fort de la garantie anglaise retrouvée à Locarno, Briand avait offert à Stresemann, à Thoiry, la délivrance de la Rhénanie ; il concéda finalement l’abandon du contrôle du désarmement, le plus faible des trois piliers : la commission de contrôle enregistrait avec retard les manquements allemands, sans pouvoir sortir de sa zone de compétence. Briand se dit « content », devant Hesnard, pourvu que l’Allemagne ne flirtât pas avec l’Italie. C’était très exactement la crainte qu’exprimait Alexis, signe de sa nouvelle emprise sur l’esprit de son chef – et manifestation précoce de son italophobie. Selon Hesnard, Alexis prenait en effet « très au tragique » le traité germano-italien qui brouillait l’image du rapprochement franco-allemand, à la différence de Berthelot, qui déconseillait de s’interposer. Dans l’ombre du ministre, Alexis n’était pas si satisfait de la fin du contrôle militaire ; il acceptait, fataliste, la disparition d’une institution qui avait démontré ses limites. Cette concession, faite sous la pression des alliés anglo-belges, privait la France du bénéfice qu’elle aurait tiré d’une offrande volontaire, plus large. Mais Alexis demeurait attaché à une logique de marchandage. « Et nous ? » réclamait-il devant Hesnard, comme si la concession ne trouvait pas sa finalité en elle-même. Il est vrai que les Français avaient des raisons de douter du désarmement de l’Allemagne... Hesnard, qui enregistra à Paris un « recul » de l’opinion, situait sur la même ligne Léger et Berthelot : tous deux approuvaient « sans enthousiasme » la disparition du contrôle, « pas très rassurés des démarches de Briand ». Seulement, les réticences de Seydoux et de Berthelot étaient notoires, quand Alexis dissimulait les siennes. Briand, conseillé par Alexis, qui jaugeait parfaitement les rapports de force, se résolut à lâcher du lest à son administration et son gouvernement, et à clore pour longtemps la porte ouverte à Thoiry. Ce fut fait lors d’un entretien avec Hoesch le 11 février 1927. À la note d’audience que Berthelot rédigea le 17 février 1927, Briand ajouta cette précision piteuse, qui justifiait la surveillance de son secrétaire général : « La conversation, relatée ci-dessous, entre von Hoesch et Berthelot, est entièrement conforme à celle que l’ambassadeur d’Allemagne a eue avec moi-même le vendredi soir 11 courant. » Il but le calice, et se renia tout à fait : « J’ai insisté auprès de lui pour que Stresemann donne des instructions dans le but d’obtenir que les journaux allemands cessent leurs campagnes en faveur d’une évacuation immédiate de la Rhénanie. Je lui ai fait de nouveau remarquer NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 299 — Z33031$$12 — Rev 18.02 L’ombre de Briand 299 avec force que ni l’article 431 du traité de Versailles, ni les conversations de Genève et de Thoiry ne justifiaient de telles prétentions. » Devant l’opinion, comme devant le Quai d’Orsay, le ministre fermait le ban à l’entente envisagée à Thoiry et s’efforçait de suturer la coupure qui était apparue avec le Département. Le 3 janvier 1927, il avait démenti pour Le Journal les rumeurs qui faisaient état du scepticisme de son administration : « Tout ce qu’on a raconté sur Genève, mes désaccords avec mes collaborateurs, le départ de Seydoux parce qu’il le désapprouvait, l’hostilité de Berthelot parce qu’il ne m’approuvait pas, tout cela c’est de la haute fantaisie, tout cela c’est du domaine de la politique du pire [...]. Berthelot, il n’a jamais été plus en communauté d’idées avec moi qu’aujourd’hui. Tout ce qu’on a colporté à ce sujet n’avait qu’un but : affaiblir, amenuiser mon action. » Rien n’oblige de le croire. Dans un entretien donné le même jour au Matin, à la question de Sauerwein sur l’inquiétude que pouvait lui causer le traité d’arbitrage signé entre l’Allemagne et l’Italie, il « répondit avec force : je n’en pense aucun mal, bien au contraire », ce qui donne une mesure de la bonne foi des assertions précédentes... Alexis était bien le seul à devoir ménager la chèvre et le chou. Au Département, la jeune garde partageait l’hostilité de l’état-major (la grave maladie de Seydoux offrait une explication satisfaisante à son départ et lui permettait de ne pas servir une politique qu’il désapprouvait) ; René Massigli, qui était de la génération d’Alexis, expliquait à Wladimir d’Ormesson « mille détails intéressants sur Thoiry, Briand, et l’incroyable légèreté et négligence de ce dernier, qui a allumé cet énorme grelot de Thoiry sans trop s’inquiéter des suites. Aucune précision dans l’esprit ; aucune idée articulée de ce qu’il veut faire, où il va ». NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 300 — Z33031$$13 — Rev 18.02 X Paix universelle ou Europe française ? (1927-1932) Rivaliser avec Berthelot (1927) Au fond, en 1927, Alexis demeurait sur une ligne conservatrice, très semblable à celle de Berthelot. Il le manifesta lorsqu’il remplaça le secrétaire général, parti en congé au mois d’août. Il résista avec la même vigueur que lui à la pression d’Austen Chamberlain, désireux d’obtenir de Paris un geste envers Berlin sur la question de la diminution des effectifs militaires alliés en Rhénanie. L’un comme l’autre, fidèles à leur métier de diplomate, ils négociaient quand Briand, révolutionnaire, cherchait, par une nuit du 4 août, à abolir l’inégalité de condition de l’Allemagne, pour mieux se l’accommoder. Alexis saisissait toutes les occasions pour effacer l’esprit de Thoiry, au risque de menacer celui de Locarno. Le 8 août, il décida de ne pas adresser de félicitations au maréchal Hindenburg pour l’anniversaire de la république de Weimar. Quelques jours plus tard, un député de l’aile droite du parti populiste allemand, von Kardorff, prononça un discours nationaliste qui suscita une vive émotion. Briand lui-même s’en irrita, et le fit savoir à Gustav Stresemann. Alexis rédigea de sa main le télégramme de protestation. Il n’avait pas pris la peine de lire le discours de von Kardorff, qu’il réclama à son ambassade à Berlin, trois heures après avoir envoyé ses instructions. Elles accablaient un député dont il ignorait tout, au point d’en écorcher le nom 1. Dans les affaires russes, Alexis ne se démarquait pas de Berthelot, disposé à recevoir les offres des Soviétiques, pour ne pas laisser l’Allemagne occuper le terrain, sans vouloir s’engager pour autant avec un régime infréquentable. Les positions de Berthelot, Corbin, Laboulaye ou Léger étaient largement interchangeables : pourquoi renforcer les communistes en France, y exaspérer l’extrême droite, en s’entendant avec une puissance hostile aux intérêts français en Extrême-Orient, qui n’était même pas un bon client pour les industries françaises ? Intransigeant avec l’Allemagne, hostile à l’Italie, méfiant avec l’URSS, inquiet de la solidarité anglo-saxonne : Alexis ne voulait pas supplanter Berthelot pour rompre avec sa politique. 1927 fut une année cruciale pour Alexis. Son intimité croissante avec Briand, au détriment de Berthelot, l’enjoignit de choisir son camp. Il paria sur Briand. Bien sûr, le secrétaire général pouvait durer plus longtemps que le ministre. Le risque valait la peine d’être couru, rapporté aux avantages espérés à court terme. Il n’était pas non plus déraisonnable d’envisager que le ministre se maintı̂nt encore longtemps. Briand avait survécu au NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 301 — Z33031$$13 — Rev 18.02 Paix universelle ou Europe française ? 301 rappel de Poincaré. Sa popularité était telle, en province, qu’il n’était pas de combinaison prédictible qui lui interdı̂t un portefeuille ministériel. Ces raisons de s’engager auprès de Briand étaient assez puissantes pour l’emporter sur de possibles réticences. Alexis se défiait de l’Allemagne ; il s’inquiétait que toute la carrière de son patron fût gagée sur un partenaire aussi remuant. Aussi bien, la direction prise par le jeune ambitieux ne fut pas le seul fait d’un libre arbitre souverain, ni la conséquence d’une aveugle confiance dans le dessein briandien. Il y alla par intérêt personnel, par attachement pour Briand et par goût de l’emprise qu’il avait sur cet homme puissant. Il n’avait plus tellement d’autre choix. Berthelot se méfiait de lui et se défendait de son ambition en dressant contre lui des rivaux, à commencer par René Massigli, que Wladimir d’Ormesson représentait comme « le bras droit » du secrétaire général depuis 1926. Pour Alexis, en 1927, il était déjà trop tard pour espérer recueillir de Philippe sa succession. Il fallait l’aller chercher ; Briand offrait le plus court chemin. Choisir la voie la plus rapide et la plus risquée, c’était aussi une façon de remettre en jeu son destin littéraire, qu’il n’avait plus le courage de forcer, mais auquel il n’avait pas renoncé. Sa première ambition de carrière satisfaite, avec le grade de ministre, Alexis se sentit assez fort pour lancer la bataille. Qu’il la perde, il lui resterait toujours un poste équivalent à celui du Claudel de Chine. Il risquait seulement de redevenir l’écrivain diplomate qu’il avait voulu devenir. Il n’était pas non plus déraisonnable d’espérer que le ministre se maintienne encore longtemps. Le divorce fut consommé à l’été 1927. La preuve ? C’est à cette date qu’Alexis renoua avec Philippe la correspondance qu’il avait interrompue depuis son retour de Chine. Rien de paradoxal : depuis 1923 qu’il s’affichait avec Mélanie de Vilmorin, et jusqu’à cette date, les deux couples se voyaient trop souvent pour qu’Alexis eût besoin d’écrire à Philippe pendant ses congés. Ils les partageaient souvent, se croisaient toujours. En juillet 1925, Claudel, qui se reposait chez la comtesse de Chevigné, reçut la visite du quatuor, « Philippe et Hélène, Léger et Mélanie de Vilmorin ». En mai 1927, Hélène Hoppenot rencontra Alexis à un thé chez les Berthelot, et en juin encore, elle l’y croisa en compagnie de Mélanie de Vilmorin, à la soirée organisée en l’honneur de Marcellin. En août 1927, les Berthelot partirent en vacances sans Alexis et Mélanie. La confiance de Briand devenait assez décisive pour qu’on remı̂t à son directeur de cabinet la barre du Quai d’Orsay. Il resta à Paris, quand Berthelot partit de son côté. Puis, de septembre à la fin de l’année, Alexis refit ses forces au cours d’un long congé, en vue de l’affrontement à venir. On se souvient qu’il n’avait pas dissimulé à Philippe sa résolution de l’avoir à l’usure : « J’en ai sans doute encore pour longtemps à mener la vie de cabinet. » En villégiature, puis malade, il demeura loin de Philippe : pour la première fois, il dut lui écrire pour régler les détails techniques, plus administratifs que diplomatiques, qu’ils ne traitaient plus de vive voix. Plus passionné qu’ambitieux, joueur et sentimental à la fois, Philippe releva le gant et ne cacha plus son désaccord avec Briand. Il n’affrontait NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 302 — Z33031$$13 — Rev 18.02 302 Alexis Léger dit Saint-John Perse pas seulement son impatient rival, mais toute la nouvelle politique qui se mettait en place à Genève. À Fleuriau, il écrivit le fond de sa pensée quant à l’instrument favori de son ministre : « On y traite vaguement, sans compétence ni desseins, entre grands ministres, des questions précises dont la solution se trouve toujours à reprendre. C’est un éloquent et respectable gâchis qui choque mon goût du réel et du travail bien fait. » Il ajoutait à la critique de l’instrument celle du soliste, qu’il visait d’une formule assez précise pour être parfaitement intelligible à l’ambassadeur de France à Londres : « De plus c’est devenu un surparlement, où les ténors ont des succès immenses mais décevants 2. » L’affrontement demeurait élégant, et sauvait les apparences. Une femme, qui était sans doute Minou Bonnardel, née Elisabeth de Montgomery, s’y était laissé prendre, à son grand dépit, qu’elle confessa en septembre 1927 : « Tant de personnes (et je vois si peu de gens et presque jamais ni gens du monde ni bavards) me disent qu’Alexis s’est mal conduit abominablement envers vous. Je le nie avec une froide autorité aux autres et passionnément à moi-même. On me dit : “Vous êtes une amie à Léger ? J’ai cru que vous étiez une amie de Berthelot.” Et je réponds : “Mais je fais comme eux – qui s’aiment.” Après ça on sourit de la naı̈veté des Anglais ! Cela m’est vraiment pénible. J’ai écrit à Alexis : “Si c’est vrai que tu t’es mal conduit envers Philippe je ne te le pardonnerai jamais. Je ne te pardonne que de te mal conduire envers moi.” Dites-moi la vérité, Philippe 3. » Les Anglais sont peut-être naı̈fs, mais ils sont persévérants. En 1930, les fonctionnaires du Foreign Office relevaient dans leur fiche annuelle sur Alexis la rivalité qui l’opposait à Berthelot : « From the beginning of 1928, rumors have freely circulated in Paris that he intended to supplant Berthelot as secretary general of the ministry. » En décembre 1927 Sir Eric Phipps, de l’ambassade britannique à Paris, avait déjà avertit son département : l’influence d’Alexis auprès de Briand croissait « de jour en jour ». On parlait de dégager le terrain en nommant Berthelot à Londres. « Solution de rechange qu’il évoque lui-même en riant », selon Phipps. La rumeur se propageait, et les coups pleuvaient. À la fin de l’année 1927, le secrétaire général en fut réduit à plaider sa cause devant son ministre, ce qui ne lui ressemblait pas : « Excusez-moi, mon cher Président, mon cher ami, de vous parler ainsi à cœur ouvert. Si vous voulez bien passer l’éponge sur mon impression de ces derniers temps, réparer comme vous savez le faire les difficultés présentes (et je sais que vous le ferez très aisément), si vous voulez bien me faire encore confiance et me redonner toute votre amitié, je crois que vous serez content de moi à nouveau. » L’année 1928 isola davantage le secrétaire général. Au cours de la campagne électorale du printemps, Poincaré se convertit ostensiblement à la politique de rapprochement de son ministre des Affaires étrangères. Il le proclama dans son discours de Bordeaux, en mars ; il le fit savoir à Stresemann, par différents canaux. Il confortait son alliance avec Briand, dont le gouvernement profitait de la popularité, à gauche, sans se laisser déborder par son programme de politique étrangère. Il le faisait sien, désormais, NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 303 — Z33031$$13 — Rev 18.02 Paix universelle ou Europe française ? 303 et Briand se plut à marquer, devant l’ambassadeur d’Allemagne, « combien le discours du président du Conseil français était clairement et nettement orienté vers la paix et vers la politique de rapprochement francoallemand ». Cette surenchère pacifique marginalisa Berthelot. Oswald Hesnard se plut à le lui faire sentir. En avril 1928, il lui écrivit au sujet de l’évacuation de la Rhénanie : Gustav Stresemann « ne sait plus trop que penser. Il se souvient de votre thèse : nul accomplissement n’est possible avant l’été 1929. D’autre part, il trouve une certaine concordance entre les dispositions où on lui dit que se trouve P[oincaré] et les déclarations de B[riand] au Sénat, comme à Genève, au sujet des possibilités d’arrangement dès l’année 1928 ». Hesnard appuyait au dernier point de résistance, alors que Poincaré paraissait désireux de s’entendre concrètement avec l’Allemagne, notamment au point de vue financier. Ce n’était pas pour émouvoir le secrétaire général, qui défendait mordicus le principe des réparations, en préalable à toute entente. En décembre 1928, il commenta une note d’André de Laboulaye, qui relatait l’impression d’un voyageur. Les Allemands, tous milieux confondus, se sentaient frustrés des fruits escomptés de Locarno et de Thoiry, à commencer par l’évacuation de la Rhénanie, qui n’arrivait pas. Quand il faut tant d’efforts pour cerner l’insaisissable pensée d’Alexis, Berthelot assénait ses convictions comme des gifles : « Le problème est simple : accepterons-nous de payer les destructions méthodiques de nos régions envahies ? La réponse ne peut être que : non, jamais. On ne peut s’entendre loyalement avec les Allemands qu’après qu’ils auront payé. » De fait, si la question allemande était l’une des seules dont Alexis se mêlait dans la gestion des affaires courantes, il suivait docilement les avis du secrétaire général, qui ne manquait pas de fixer des limites à ses imprudences. Quand son briandisme l’opposait à Berthelot, sur des problèmes sans envergure, Alexis s’empressait de se renier. L’affaire Maurice Privat suffirait à le démontrer. Ce journaliste et littérateur publiait des ouvrages variés de politique, de fiction et d’astrologie. Dans cette dernière discipline, son talent s’évalue à l’ouvrage qu’il fit paraı̂tre en 1939, sous le titre 1940, année de grandeur française. À la fin de l’année 1928, il s’était engagé à fond dans le rapprochement franco-allemand. L’animal n’était pas très réactif. En période de disette, le cabinet de Briand avait fait bon accueil à son offre de service. Laboulaye, sous-directeur d’Europe, précisait qu’il avait reçu le personnage « à la demande du cabinet » ; c’est dire qu’il n’était pas enthousiasmé par son projet de foire dédié aux habitations à bon marché françaises et allemandes, qui devait initier une série de manifestations encourageant l’entente économique entre les deux pays. À cette date, Privat avait déjà obtenu des fonds spéciaux au cabinet ; il en remerciait Briand avec un inquiétant sens de la mesure : « Grâce à votre bienveillant appui, m’étant rendu à Berlin, j’ai préparé les grandioses manifestations franco-allemandes dont j’avais entretenu Peycelon. » Alexis accorda son entremise pour obtenir de la ville de Paris une concession gratuite de terrains, qu’il lui obtint. Il observait que Peycelon avait déjà « donné les NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 304 — Z33031$$13 — Rev 18.02 304 Alexis Léger dit Saint-John Perse fonds » pour financer un « premier voyage à Berlin », et assura de son soutien le valeureux militant de l’entente franco-allemande, parti à Lugano se rencontrer avec Stresemann. L’ambassadeur Pierre de Margerie fut le premier à alerter le Département du manque de sérieux de l’entreprise et de ses « ouvriers, peut-être jusqu’à un certain point sincèrement illusionnés, mais tout à fait indésirables de l’œuvre si difficile du rapprochement francoallemand ». Il sentait l’arnaque, au vu de l’absence totale de réalisation, du côté allemand. Berthelot fit suivre le courrier à Alexis, non sans le courtcircuiter, en obtenant prestement de Briand un désaveu. Le secrétaire général gronda, trop heureux de cette occasion de prendre en faute la légèreté de la politique allemande de Briand : « L’on ne peut laisser le premier venu s’agiter et s’attacher au rapprochement franco-allemand pour y préparer des affaires. » Obligé à une jolie volte, Alexis retourna sa veste avec une parfaite impudence. Il démentit formellement les propos que l’équipe Privat avait tenus entre-temps à Margerie : « Privat n’a jamais été reçu par Briand ni par Leger, à Paris pas plus qu’à Lugano. Il a été reçu, à Paris et à Lugano, par Peycelon, mais ce dernier a formulé lui-même toutes réserves, tant sur la portée de cette visite que sur la personnalité de Privat. » Alexis n’avait plus qu’à prévenir Charles Daniélou, et les autres parlementaires amis qui avaient bien voulu soutenir l’entreprise, du revirement du Quai d’Orsay. Mais il fallut encore que Corbin, à la demande de Berthelot, lui recommandât de le faire : le Département n’avait décidément pas confiance dans les menées ni dans le sérieux du directeur de cabinet. Chantre des « formules diplomatiques nouvelles » Le 17 août 1927, Briand abandonna Cocherel, sa retraite normande, pour prononcer un discours devant le congrès de l’Union interparlementaire, qui regroupait des représentants de trente-sept parlements nationaux. Alexis s’y colla ; il nous reste les dix pages manuscrites du premier grand discours de Briand qu’il ait rédigé 4. Ce morceau d’éloquence, où le poète familier des livres sacrés verse parfois dans un messianisme pompier, annonce l’ère des formules diplomatiques nouvelles, mise hors la loi de la guerre et projet d’Union européenne ; il prône aussi la prudence, et justifie la pause née des espoirs déçus de Thoiry par la nécessité de se garder de l’utopie. Alexis balançait entre le réalisme de Berthelot, fondé sur la méfiance qu’inspirait l’Allemagne, ce qui n’autorisait aucune discorde sérieuse avec les Anglo-Saxons, et l’idéalisme éloquent de Briand, qui ne renonçait pas à défendre les intérêts de la France en les gageant à Genève. Quel meilleur moyen de conserver les acquis de Versailles que de recourir à la majorité des nations réunies dans la SDN, plutôt que de s’en remettre au directoire des grandes puissances du feu concert européen, où la France risquait l’isolement, la modération anglaise demeurant sensible au révisionnisme germano-italien ? Bien qu’écrit pour un autre, le discours offre une rare occasion de révéler la pensée et le tempérament politique d’Alexis. Le système international NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 305 — Z33031$$13 — Rev 18.02 Paix universelle ou Europe française ? 305 qui s’ébauchait derrière ses bonnes paroles procédait d’un ordre organique, réglé par une horlogerie dont il souhaitait la rénovation complète du mécanisme. Face à des parlementaires, et ventriloque de Briand, Alexis ne prenait pourtant pas la peine d’identifier l’ordre mondial à la démocratie libérale. Il évoquait plutôt une sorte de communauté de civilisation, dont on pressentait qu’elle était occidentale avant tout et consciente de sa responsabilité, fondée sur sa supériorité. De cet ordre, Alexis parlait avec des accents qui empruntaient davantage au romantisme politique qu’au libéralisme des Lumières. L’équilibre international procédait de valeurs plutôt que d’intérêts ; l’Union interparlementaire œuvrait à un ordre moral, qui n’était pas seulement spirituel, mais aussi antimatérialiste. Alexis trouvait des accents à combler un intellectuel non conformiste d’Esprit ou de L’Ordre nouveau en évoquant l’« idéalisme » de l’association et « cette sorte de lutte de l’esprit contre la matière où elle n’engageait que des forces morales ». Elle devait capter « l’énergie » des peuples, pour mouvoir la mécanique régulatrice de la SDN : « À vous d’animer, d’entretenir et d’élargir, en tous pays, ces courants d’opinion dont la force collective, endiguée et captée au barrage de Genève, doit fournir toute l’énergie disponible en ce monde aux gouvernements associés à cette vaste industrie de la paix. » Alexis associait l’œuvre dévolue à l’« Union interparlementaire aux forces primitives et naturelles, par opposition à la mécanique diplomatique des gouvernements et de l’institution genevoise, qu’il décrivait à grand renfort d’images manufacturières. Pour désigner le fondement culturel du système international qu’il avait en vue, Alexis retrouvait le langage évolutionniste de sa jeunesse ; il citait les ouvrages bergsoniens qui alimentaient ses débats avec Monod en évoquant « cette sorte d’évolution créatrice qu’est la poursuite au jour le jour, continuelle et progressive, de toute œuvre collective ». Il opposait la sagesse ancestrale du peuple (« à chaque jour suffit sa peine ») à la vie politique moderne, pour blâmer la « vitesse pour ainsi dire mécanique et qui répond peut-être aux habitudes créées, dans certains esprits, par l’optique cinématographique ». Une oreille fine entendait dans les sentences d’Alexis le désaveu de la philosophie progressiste des Lumières et des modèles de l’Antiquité (« Je vous félicite, Messieurs, d’avoir su vous garder également des impatiences de l’optimisme et des mauvais conseils du scepticisme »), au bénéfice d’une pensée plus nationale. La civilisation française, qui avait vocation à unifier le monde, tenait davantage du pittoresque Grand Siècle que des usines de la modernité : « Si vous avez su écouter ce murmure que fait la France aux champs, à l’atelier et sur les docks, vous connaissez la voix d’un grand peuple au travail, et vous pouvez témoigner tout haut partout de son ardent désir de paix. » Alexis ne célébrait pas la paix sans saluer l’héroı̈sme viril cher à sa génération (« Cette pensée même n’est-elle pas un stimulant pour tous les cœurs virils auxquels je m’adresse ? »), pour défendre l’équilibre organique de l’Occident contre tout ce qui le menaçait dans le processus d’unification mondiale. L’expérience récente avait apporté la preuve la plus cruelle de « l’interdépendance universelle » : « C’est que la guerre, en ébranlant le monde entier, a NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 306 — Z33031$$13 — Rev 18.02 306 Alexis Léger dit Saint-John Perse clairement révélé aux peuples qu’il n’est plus de conflit limité dont puisse se désintéresser aucune nation. » Ici, l’auditeur attendait le mot que Valéry avait prononcé en 1919 ; Alexis en servit une paraphrase : « Cette civilisation dont nous tirons parfois orgueil comme d’un bien définitivement acquis, la guerre nous a montré qu’elle n’est pas d’essence impérissable. » Plagiaire, il se rattrapait d’une formule littéraire, à l’éloquence (maladroitement ?) persienne : « L’aile de la mort a passé et nous avons senti toute la menace de son vol. » Alexis en déduisait la nécessité de l’organisation d’une « société internationale ». Formule moderne du cosmopolitisme classique, généralisation à l’échelle mondiale des principes démocratiques ? Alexis ne s’y attardait pas ; il explorait l’avenir en mystique : « Nous saurons penser aussi à l’avenir, aux générations innocentes qui montent à la vie, à celles-là mêmes qui dorment encore au sein de l’inconnaissable. » Il serait exagéré de prétendre qu’Alexis dédaignait tout accent progressiste, voire un peu maçonnique, pour appeler à la défense du fonds de civilisation indivis à l’humanité. Ne louait-il pas, chez ses hôtes, la « foi dans le progrès humain et dans l’effort des hommes de bonne volonté », préférant cette fois Jules Romains à Paul Valéry ? Plus romantique que rationaliste, Alexis voulait bien reconnaı̂tre l’intérêt de tendre vers l’universel mais il entendait que cette quête fût conduite par le génie particulier de la France : « Nulle nation plus que la France, affirmait-il, ne peut être attentive à recueillir les enseignements de vos libres débats [...] avant toute entreprise de coopération internationale ». Aristide Briand avait déjà montré la voie, sur le continent. Locarno offrait l’exemple matriciel d’une initiative diplomatique dont la France se trouvait payée par un nouveau climat européen et un prestige international accru : « Il a été beaucoup question, parmi vous, d’une œuvre de paix à laquelle j’ai été personnellement mêlé, et qui constitue, à mes yeux tout au moins, l’honneur de ma carrière politique. » Antimoderne, Alexis affrontait sans complexes les problèmes de la modernité ; il appelait au « recours à des formules diplomatiques nouvelles ». Ces nouveaux outils n’étaient pas si neufs puisque la première conférence consacrée à l’arbitrage, à La Haye, datait du siècle précédent. Mais ils l’étaient assez pour froisser la génération Cambon, et encore celle de Berthelot. Alexis était loin d’être le seul diplomate formé au droit, et l’on n’expliquera pas par là son éloge d’une diplomatie plus juridique et universalisante que politique et bilatérale, d’autant que le droit des personnes qu’il avait étudié ne l’avait pas préparé au droit des nouvelles institutions d’arbitrage international. Son respect sacré pour la chose écrite et sa révérence pour les institutions le disposaient à favoriser l’émergence d’une loi internationale ; son complexe de créole envers la puissance étatique et son identité complexe de Français des ı̂les ne l’incitaient pas nécessairement à porter atteinte à la souveraineté de l’État-nation, comme Briand l’y entraı̂na plus tard. Il louait sans réserve « l’idée d’arbitrage, véritable clef de voûte de toute œuvre de désarmement, conception mère de toutes formules recherchées depuis, dans la pratique internationale », afin de « substituer des solutions juridiques aux anciens règlements de force ». À vrai dire, le juridisme NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 307 — Z33031$$13 — Rev 18.02 Paix universelle ou Europe française ? 307 d’Alexis n’était pas tout moderne. Plus latin que catholique qu’il ne voulait le reconnaı̂tre, Alexis n’entendait pas infliger la loi internationale, il voulait qu’on y adhère, c’est-à-dire, en bonne étymologie, qu’on ait « foi » en elle : « Plus que tout autre système politique, une conception de paix fondée sur la recherche des solutions juridiques tire sa force de la bonne foi des traités. » Finalement moins légaliste que politique, fort de la position dominante de la France, il ne réglait pas la mécanique des relations selon une loi abstraite, qui devrait s’imposer à la réalité. Le règlement juridique en procédait, l’ordre organique la précédant. En somme, avec des formules nouvelles, Alexis relevait l’héritage de l’ordre européen traditionnel : « Il s’agit de rien de moins que de fonder la paix du monde sur un ordre légal ; de faire une réalité de droit de cette solidarité internationale qui apparaı̂t déjà dans les faits comme une réalité physique. » Alexis était aussi prudent qu’audacieux, et conservait en pleine exaltation briandienne toute sa lucidité du diplomate formé par Berthelot. Il appelait à un tempo raisonnable ; son volontarisme ne violentait pas son romantisme organiciste : « À forcer un cours naturel de choses, on ne fait pas œuvre utile, mais factice, et par là même dangereuse. » Alexis justifiait sans vergogne la pause et la déception de Thoiry contre les défenseurs de la paix trop pressés, qui avaient « beau jeu de critiquer, comme des compromissions, les simples précautions prises au service des grandes institutions internationales dont il importe de sauvegarder l’avenir. La plus dangereuse des conceptions de paix est pourtant bien celle qui voudrait précipiter, artificiellement, les réalisations souhaitées. » Prudent et temporisateur, Alexis n’abandonnait pourtant pas Briand à Berthelot ; il lui concédait une rasade généreuse de prophétisme, d’un lyrisme déjà abı̂mé par treize années d’écriture administrative : « Allez, votre tâche est grande et belle, et je ne connais point en ce monde dessein plus noble que le vôtre. Laissez à d’autres le scepticisme et l’ironie. Sur la surface du vieux monde où la distance s’abolit, une âme nouvelle a commencé de palpiter et les peuples peut-être, avant leurs dirigeants, en ont perçu le souffle. Debout au seuil d’un vaste espoir, je salue en vous les serviteurs de la plus haute cause, et je lève mon verre à ce magnifique mot d’ordre de la paix, en souhaitant qu’il se transmette par vous d’un bout à l’autre de la Terre. » Briand ou Berthelot ? Pour la postérité, Saint-John Perse choisissait Briand. En exergue de la publication du discours, dans l’annexe diplomatique d’Honneur à Saint-John Perse, il le tirait bien loin de la diplomatie de Berthelot, faite de tête-à-tête dans les chancelleries ; il la voulait tout briandien, fondé sur la volonté des peuples : « Alexis Léger s’attachait alors à dégager l’esprit d’une politique générale, encore nouvelle, permettant à la France d’exercer son autorité morale fort au-delà de ses limites physiques. » Ce n’était rien d’autre que la justification fameuse de Briand : « Je fais la politique de notre natalité. » NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 308 — Z33031$$13 — Rev 18.02 308 Alexis Léger dit Saint-John Perse Le pacte Briand-Kellogg (1928) Dans le climat de défiance de l’après-Thoiry, le pacte Briand-Kellogg se négocia à l’écart de Berthelot. Le secrétaire général ne fut pas à l’origine de l’affaire, s’il en suivit les développements. Les philosophes, depuis longtemps, exerçaient leur dialectique pour formaliser un modèle de paix universel ; c’est à deux poètes qu’il revint d’en élaborer la formule diplomatique vivante. Alexis, qui prit à témoin l’opinion pacifiste mondiale en organisant depuis Paris des fuites en faveur de la presse américaine, et Paul Claudel, ambassadeur de France à Washington, négociateur inspiré et tenace du projet franco-américain. Au vrai, l’un comme l’autre défendaient d’abord les intérêts de la France, qui cherchait à réintégrer les États-Unis dans le circuit de la sécurité collective. De l’édifice sécuritaire de la France, désarmement de l’Allemagne, occupation de la Rhénanie et garantie anglo-saxonne, Briand avait sacrifié le premier pilier ; il n’avait qu’à peine touché au second ; il avait commencé de restaurer le troisième, en obtenant à Locarno la garantie anglaise pour la frontière rhénane. Il voulait parachever son œuvre en regagnant la garantie américaine, perdue par le refus du Congrès de ratifier les traités de paix. Fidèle à sa stratégie de prise à témoin de l’opinion, il reprit au compte de la France l’idéalisme de certaines personnalités américaines, pour désorbiter les relations transatlantiques de la querelle sur les dettes de guerre et emporter les réticences de Washington. À la tribune de la SDN, en septembre 1924, l’universitaire américain James T. Shotwell avait déjà parlé de « mettre la guerre hors la loi ». Ce médiéviste de l’université Columbia avait participé, parmi d’autres historiens, aux conférences de la Paix ; il animait à New York une mouvance favorable à la SDN, autour du Canergie Endowment for International Peace. Les collaborateurs de Briand relancèrent son projet en lui conférant une actualité diplomatique, avec l’espoir de brusquer l’isolationnisme des milieux officiels américains, et de les convaincre du pacifisme foncier de la politique française. Une rencontre avait été ménagée entre Shotwell et Briand, sous les auspices d’Albert Thomas, le directeur français du BIT 5. Une déclaration de Briand à l’Associated Press, le 6 avril 1927, lança le débat dans l’opinion américaine. Ce « message adressé au peuple américain », prononcé à l’occasion du dixième anniversaire de l’entrée en guerre de l’Amérique aux côtés des Alliés, obligea le gouvernement américain à prendre position. Il offrait de « souscrire publiquement, avec les ÉtatsUnis, tout engagement mutuel tendant à mettre entre ces deux pays, suivant l’expression américaine, “la guerre hors la loi” ». Briand, par la plume d’Alexis, qui avait rédigé le texte, prenait à témoin les réseaux pacifistes et francophiles. À Paris, Alexis exploita l’initiative en première ligne, à tel point que René Massigli, jamais avare d’une pique à l’endroit de son rival, lui en attribua l’origine au moment que les négociations prirent l’apparence de l’enlisement, en janvier 1928 : « Toute l’affaire du pacte américain, si mal emmanchée, est venue d’une phrase de Léger, jetée en l’air 6... » C’était NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 309 — Z33031$$13 — Rev 18.02 Paix universelle ou Europe française ? 309 trop prêter à Alexis, dont la grande activité au service du projet avait succédé à un scepticisme initial. Shotwell a raconté avoir eu toutes les peines du monde à obtenir un rendez-vous du directeur de cabinet de Briand, malgré l’introduction d’Albert Thomas, qui l’avait présenté au cabinet comme « un Américain notoire qui a participé à toutes les négociations du traité de paix, et qui est [...] l’initiateur et le rédacteur du manifeste des professeurs américains de Columbia pour la révision ou la suppression des dettes interalliées ». L’entretien avait finalement eu lieu, et Shotwell s’était réjoui de l’adresse au peuple américain de Briand. Albert Thomas rassura Alexis, inquiet du manque de retombées de la déclaration. La ferveur des milieux intellectuels n’avait pas tiédi : « Je crois que vous aurez plaisir à lire la lettre de Shotwell, que je vous adresse ci-jointe. Nous avons craint l’un et l’autre qu’il ne fût pas pleinement satisfait de l’interview que Briand avait donné, interview un peu différent de ce qu’il avait pu rêver. Vous voyez qu’il n’en est rien, qu’il s’attache très fidèlement à sa besogne. Informez Briand 7. » Aux encouragements du milieu pacifiste new-yorkais, s’ajoutaient ceux de Salmon Levinson. Cet avocat puritain de Chicago plaidait pour la prohibition de la guerre, qu’il avait théorisée dès 1921 dans un manifeste, Outlawry of War. Il offrit son entremise au Quai d’Orsay et, bientôt, via Claudel, son amitié admiratrice et fidèle à Alexis. Salmon Levinson ne voyait pas à quel point Alexis l’instrumentalisait, jouant de sa rivalité avec Shotwell : le groupe de Chicago, hostile à celui que Shotwell animait à New York, s’en distinguait par sa défiance à l’égard de la SDN. En dépit des pressions venues de la société civile, les milieux officiels américains demeurèrent silencieux. Briand remit au pot pour voir le jeu américain. Le 2 juin, il annonça à l’ambassadeur Myron T. Herrick qu’il était mandaté par ses collègues du cabinet Poincaré pour ouvrir des conversations diplomatiques avec le gouvernement américain, sur la base de ses propositions du 6 avril, au nom de l’accueil favorable des opinions françaises et américaines. Tartuffe, il justifia la nécessité de prendre langue officiellement afin d’éviter que des personnalités prissent en otage la discussion, qu’il avait précisément lancée par ce biais. Le 11 juin 1927, le secrétaire d’état Kellogg demanda enfin à Herrick d’informer Briand que le gouvernement américain serait heureux d’entamer des conversations diplomatiques, dans l’esprit de sa déclaration du 6 avril. Mais rien ne pressait ; on attendrait le retour de Claudel, parti en congé, pour entamer des négociations informelles par le canal des ambassadeurs respectifs. Les Français ne l’entendaient pas ainsi. Face à la stratégie dilatoire du secrétaire d’État Kellogg et du président Coolidge, Alexis décida de brusquer les choses, en parfaite contradiction avec la promesse qu’il avait faite à Whithouse, le chargé d’affaires de l’ambassade américaine, de ne pas sortir du cadre des conversations informelles et secrètes. Au début du mois de juin, un article du New York Times affirma que Briand avait déjà envoyé une note au secrétariat d’État. C’était faux, bien sûr. Washington s’étonna de n’avoir rien reçu. L’ambassadeur Herrick rassura son gouvernement : il n’y avait aucune note traı̂nant sur son bureau qu’il aurait oublié de transmettre. Mais ce fut bientôt le cas. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 310 — Z33031$$13 — Rev 18.02 310 Alexis Léger dit Saint-John Perse L’opinion ainsi préparée, et prise à témoin des négociations à venir, l’ambassadeur reçut le 20 juin un projet de traité bilatéral franco-américain qui reprenait la formule de Briand condamnant « le recours à la guerre » ; les deux pays y renonceraient « respectivement comme instrument de leur politique nationale réciproque ». Au Département d’État, on analysa avec circonscription l’ouverture française, considérée comme une diversion aux problèmes pendants entre les deux nations, désarmement naval et paiement des dettes. Le directeur pour l’Europe occidentale recommanda de ne pas se laisser entraı̂ner à une alliance militaire. Un traité très universel de renonciation à la guerre, que l’on pourrait aussi bien signer avec le Japon et la Grande-Bretagne, serait le bienvenu ; rien de plus. À Paris, Alexis fit le siège du chargé d’affaires Whithouse. Le 26 juin, il suggéra que Briand évoquât l’offre française dans une déclaration publique, le 4 juillet, jour de la fête nationale américaine. Kellogg, d’accord avec Coolidge, repoussa la proposition ; il s’agaçait de la tendance française à déborder le cadre diplomatique traditionnel et à mettre la question sur la place publique, en instrumentalisant des personnalités américaines. Alexis reçut bravement la fin de non-recevoir. S’entretenant avec Whithouse, il voulut bien concéder que l’heure n’était pas arrivée pour les débats publics ; il préviendrait Claudel d’éviter toute allusion dans son discours du 4 juillet. Habile, il lia les deux raisons que le gouvernement américain avait de se plaindre du Quai d’Orsay pour faire avancer son point de vue. Whitehouse, intoxiqué par cette dialectique sophistiquée, expliqua doctement à son département que les Français n’entendaient pas brusquer Washington, mais qu’ils souhaitaient précipiter une déclaration publique pour éviter les parasitages des personnalités privées trop zélées, celles-là mêmes qu’ils provoquaient. Le 25 juillet, le Département d’État s’inquiéta auprès de son ambassade à Paris d’une nouvelle fuite, qui l’obligeait à précipiter sa réponse. Des journaux américains avaient rendu public le prétendu étonnement du gouvernement français devant l’absence de réponse officielle à son offre de renonciation bilatérale à la guerre. Un correspondant français du Chicago Daily News fut identifié comme l’agent de l’indiscrétion. Alexis démentit en être la source, opposant au soupçon une version d’autant plus crédible qu’elle était illogique. Il admit devant Whithouse avoir reçu ledit correspondant, pour s’étonner candidement de son défaut de curiosité : « Léger s’est dit surpris que le correspondant ne l’ait pas interrogé sur le traité, comme il s’y attendait, et qu’il ait plutôt cherché des informations sur les émeutes à Vienne 8. » C’était un joli effet de réel, qui fondait la véracité sur l’improbable. Les Français jouaient sur du velours : la campagne présidentielle américaine approchait. Coolidge n’avait pas été heureux dans ses entreprises internationales ; la conférence navale dont il avait pris l’initiative n’avait trouvé aucune issue. Il lui fallait un succès. Hoover, s’il était élu, ne se trouverait pas dans les mêmes dispositions. Pour précipiter les choses, Alexis abusa des procédés publicitaires, au point de fragiliser Claudel, qui NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 311 — Z33031$$13 — Rev 18.02 Paix universelle ou Europe française ? 311 s’en plaignit vigoureusement : « Le New York Times a à Paris un correspondant excellent qui passe pour avoir des informations de premier ordre auxquelles le public attache presque la valeur d’un communiqué officiel. Personnellement, l’expérience m’a prouvé que les nouvelles qu’il envoie sont le plus souvent exactes et que si l’ambassadeur veut les devancer il faut qu’il se lève de bon matin. Seulement cette collaboration d’un journaliste dans les négociations diplomatiques n’est pas sans présenter des inconvénients. [...] son métier est de compléter les indications qu’il a reçues soit par d’autres qu’il a recueillies à d’autres sources, soit par ses propres lumières et par les ressources de son génie. Le tout passe ici pour avoir reçu l’estampillage du Quai d’Orsay 9. » À la fin de l’été, Alexis partit en congé. Coı̈ncidence, les fuites s’arrêtèrent. Il revint au début de l’année 1928 ; l’information déborda à nouveau. Entre-temps, le projet s’était enlisé, preuve de l’efficace du levier médiatique. Claudel, en décembre, relança la discussion, en usant d’un procédé plus direct, qu’Alexis agréa bien volontiers : il s’agissait d’utiliser l’occasion du cent cinquantième anniversaire du traité d’amitié du 6 février 1778, premier traité franco-américain, pour proposer une nouvelle convention franco-américaine 10. Le 28 décembre 1927, Kellogg remit à Claudel deux documents. Ils diluaient, à eux deux, l’offre française initiale. Le gouvernement américain proposait, d’une part, un traité bilatéral d’arbitrage franco-américain ; ce document, qu’on signerait le 6 février 1928, pour célébrer les cent cinquante ans d’amitié franco-américaine, était parfaitement anodin. Quant à l’offre française de déclaration bilatérale de renonciation à la guerre, les Américains l’avaient retournée « comme un bas », pour reprendre l’expression d’Alexis, en proposant de l’élargir à l’ensemble des nations. Berthelot et Léger, pas plus que Claudel, ne s’embarrassaient du contenu de l’accord bilatéral : la renonciation à la guerre était parfaitement virtuelle. Il leur importait seulement que la déclaration fût bilatérale, pour apparaı̂tre comme un succédané d’alliance. Berthelot ne voulait pas d’une offre qui revenait à noyer le « traité dans une formule banale applicable à toutes les nations » ; il demanda à Claudel d’expliquer qu’« il serait très fâcheux de décevoir « le succès de la proposition de Briand « qui a éveillé, dans l’opinion des deux pays, un véritable enthousiasme ». Au Quai d’Orsay, on s’inquiétait de la compatibilité d’une renonciation universelle à la guerre avec les engagements français à l’égard de la SDN, comme dans ses conventions particulières, à commencer par Locarno. Pris à leur propre piège, jusque dans la méthode, les Français se hâtèrent de préciser aux Américains, avant même de répondre sur le fond, qu’ils ne souhaitaient pas donner de la publicité à l’offre américaine de renonciation universelle à la guerre. Le Quai d’Orsay accepta finalement la publication du document, préférant la publicité d’un mauvais texte à l’absence de publicité. Le 5 janvier, Claudel rapporta la déception américaine face à l’accueil glacé de la presse française. Ce fut au tour d’Alexis de se dépêtrer d’une opinion prise en otage, en cherchant désespérément des arguments pour expliquer cette tiédeur. Le lendemain, il envoya un NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 312 — Z33031$$13 — Rev 18.02 312 Alexis Léger dit Saint-John Perse télégramme roboratif, probablement accompagné de manœuvres propres à doper l’enthousiasme de la presse domestique pour justifier l’enthousiasme qu’il affichait devant Claudel : « La publication de la deuxième lettre Kellogg et les indications qui ont pu être fournies à cette occasion ont grandement modifié le ton de la presse parisienne. Les principaux organes, qui avaient jusqu’alors réservé leur appréciation, se sont montrés aussitôt entièrement favorables à l’objet des négociations franco-américaines ; la plupart des autres, dont les premières critiques ou réticences étaient dues surtout à l’insuffisance d’information ou aux déformations de la presse américaine elle-même, ont évolué vers des conclusions plus favorables ou révisé complètement leur jugement. » On se disputa un peu, pendant tout le mois de janvier, d’une rive à l’autre de l’Atlantique, pour définir la guerre à laquelle on était prêt à renoncer. Les Français parlaient de préserver le droit de recourir à la guerre en cas d’agression pour ménager leurs obligations contractuelles ; les Américains trouvaient que « ça gâchait tout ». On s’accorda pour renoncer à la guerre comme « instrument volontaire de la politique nationale ». En janvier, février et mars, Alexis suivit la question, déjouant les pièges américains, en posant d’autres, avec l’aide de Shotwell, renvoyant les États-Unis à ses propres obligations, désarmant les réticences héritées de la doctrine Monroe à se lier les mains en Europe. La formule finalement retenue ne gênait personne parce qu’elle n’obligeait à rien. Le reste fut affaire d’intendance ; Alexis dédaigna les détails techniques de l’harmonisation du pacte de renonciation à la guerre avec celui de la SDN, ni ne s’occupa des ouvertures soviétiques, qui prirent le visage d’une offre de ratification anticipée du pacte. Demeurait une conviction, indivise aux deux écrivains diplomates : si le traité bilatéral qu’ils avaient eu en vue perdait de son efficience en versant dans un universalisme abstrait, le gain restait considérable, qui permettait à la France, championne de la paix, d’afficher la solidarité des États-Unis. « La guerre a montré qu’aucune nation européenne ne pouvait s’engager dans une guerre de quelque durée si elle n’était pas assurée de la bienveillance ou du moins de la neutralité des États-Unis, et que leur seule désapprobation constituait pour elle une infériorité et un handicap à peu près décisif », observa Claudel, le 31 janvier 1928. Partant, il regrettait les commentaires mitigés de la presse française : « Tout geste d’amitié que font les États-Unis à l’égard de la France, toute manifestation d’un désir de s’associer à nous dans une initiative quelconque pour travailler au maintien de la paix générale et de l’accord entre les nations, tout acte qui contribue à les faire sortir de leur isolement, aurait dû être bien accueilli. » Ce vœu fut exaucé le 27 août 1928, jour de la signature du pacte dit « Briand-Kellogg », presque unanimement célébré par la presse française. Briand prononça un discours long et pompeux. Alexis en était l’auteur, ce qui amusa Claudel, prompt à deviner le point de contact entre le poète et le diplomate : « Le discours de Briand (Léger) commence par une phrase mallarméenne. » : « J’ai pleinement conscience qu’une solennité comme NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 313 — Z33031$$13 — Rev 18.02 Paix universelle ou Europe française ? 313 celle-ci emprunterait au silence plus d’autorité ». Alexis a livré une version tronquée de ce texte dans Honneur à Saint-John Perse, valorisant les passages du discours qui dégageaient le bénéfice moral pour la France d’un traité dont la postérité avait confirmé l’inaptitude pratique. Dans les années 1960, plutôt que de revendiquer la chimère de la mise hors la loi de la guerre, il préférait mettre l’accent sur l’opportunisme vertueux de la politique de Briand, qui replaçait Paris au centre du monde en conviant les nations signataires : « Si l’on a voulu reconnaı̂tre, comme titre à cet honneur, la situation morale que crée à la France son persistant effort au service de la paix, j’accepte un tel hommage [...] et j’exprime la satisfaction de tout un peuple, heureux de se sentir enfin compris au plus profond de sa psychologie nationale. » Alexis insistait surtout sur la portée bilatérale de l’accord, qui ne l’était nullement, en affectant subtilement de croire que la France pourrait désormais compter sur la solidarité américaine en prévoyant « une sorte de solidarité générale » des adhérents contre un agresseur, au nom de « la loi moderne d’interdépendance des nations ». Pour être bien compris, Alexis avait cité Coolidge dans la foulée ; il reprenait l’interprétation claudélienne du texte, qui comptait sur une réaction américaine en cas d’agression allemande. Le discours de Briand ne soulignait pas seulement la portée que SaintJohn Perse voulait bien assigner au pacte dans son autobiographie de la Pléiade : « Recréer moralement un premier lien de solidarité avec l’Amérique absente de la Société des Nations. » Ce n’était pas le sens des passages les plus lénifiants du discours que le poète avait pudiquement occultés, révélant le vieillissement du texte, et sa part honteuse, après guerre. Alexis ne voulait pas se souvenir de sa critique opportuniste du traité de Versailles ; il avait gommé l’éloge de la SDN, et les épithètes trop cruellement démenties par la guerre. La « vaste entreprise politique d’assurance contre la guerre » genevoise, la « puissante institution de paix organisée » n’étaient plus honorées. Alexis était très sensible à l’historicité d’une institution pour laquelle il avait eu des égards de langage qui le rendaient suspect d’un pacifisme à contretemps. Sur le vif, déjà, comme chaque fois que sa volonté avait été démentie par les faits, Alexis compensait son dépit par une stricte inversion de la réalité en prêtant ces phrases à Briand : « Lorsque j’ai eu l’honneur, le 20 juin 1927, de proposer à l’honorable Kellogg la formule qu’il a bien voulu adopter et promouvoir dans un projet de pacte multilatéral, je n’ai jamais eu en vue, un seul instant, que l’engagement suggéré dût rester seulement entre la France et les États-Unis. J’ai toujours pensé que, sous une forme ou une autre, par prolifération ou par extension, l’engagement proposé porterait en lui-même une force d’expansion suffisante pour atteindre rapidement toutes les nations dont l’association morale était indispensable. » Saint-John Perse censura après guerre cette impavide mauvaise foi, dont la fausse candeur pouvait laisser croire que Briand avait pu négliger l’intérêt d’un accord bilatéral avec les États-Unis. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 314 — Z33031$$13 — Rev 18.02 314 Alexis Léger dit Saint-John Perse La presse favorable à Briand avait été très discrète dans les débuts de la négociation, pour ne pas la gêner et ne pas exposer le ministre en cas d’échec. Lorsque le succès fut assuré, elle entonna la gesta dei per francos républicaine, la grandeur de la France se confondant avec les progrès de la paix dans le monde. On se réjouissait surtout du retour des États-Unis en Europe. Pendant quelques jours, à la signature du pacte, l’ensemble de la presse s’enflamma. L’accueil très favorable aux États-Unis, dans les milieux intellectuels et économiques (Murray Butler, président de la Columbia University, relayé par la dotation Carnegie pour la paix, Levinson, Shotwell, etc.), fit provisoirement taire les critiques les plus acerbes de Briand. Un observateur aussi peu complaisant que l’historien Jacques Bainville s’était réjoui dans L’Action française, le 13 juin 1927, que « l’amitié perpétuelle » offerte par Briand eût été « reçue avec faveur par Coolidge ». La presse, qui était demeurée très discrète sur la paternité administrative du pacte, se fit plus prolixe, cinq ans plus tard, à la nomination d’Alexis au secrétariat général. Lucien Bourguès, dans Le Petit Parisien, lui attribuait l’initiative française du pacte. L’Information lui faisait le même crédit. Symétriquement, Je suis partout lui reprochait d’avoir « inventé le pacte Kellogg, issu originairement d’un projet sensationnel de déclaration à deux de la France et des États-Unis, mettant la guerre “hors la loi” dans l’unique dessein de préparer l’atmosphère morale nécessaire à la ratification des dettes américaines, comme aussi de masquer l’absence de tout effort réel à la Société des Nations ». Quel bilan tirer de cet élan d’enthousiasme pacifiste ? Le succès apparent de l’initiative française grandit la stature internationale de Briand et son image d’apôtre de la paix, que Claudel célébra avec une complaisance généreuse : « Le chemin des hommes qui essaient de travailler pour la paix est semé de bien des dégoûts et moi qui n’en ai parcouru qu’une part bien modeste, j’éprouve une vive admiration pour les hommes qui, comme Votre Excellence, ont consacré toute leur existence à ce méritoire apostolat. » L’éloge de Claudel ne se fit pas plus mesuré lorsqu’il commenta la réception aux États-Unis du projet d’Europe fédérale : « Comme Français, je ne puis me garder d’un sentiment de fierté et d’enthousiasme en pensant que c’est notre pays qui prend l’initiative d’une idée aussi audacieuse et aussi bienfaisante, complément final de toutes les grandes choses que Votre Excellence a réalisées jusqu’à ce jour 11. » La construction de l’Europe, ultime avatar de l’impérialisme français ? Dans la foulée de la Grande Guerre, l’idée européenne avait agité mille esprits, inspirés par autant d’arrière-pensées différentes. Paradoxalement, les associations privées, plus ou moins patronnées ou instrumentalisées par les gouvernements, avaient souvent été mues, à l’origine, outre leur pacifisme foncier, par des intentions régionalistes et antiétatistes. Ces propagandistes préexistèrent à l’initiative de Briand, l’inspirèrent pour partie, et lui servirent de caution et de relais face à l’opinion. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 315 — Z33031$$13 — Rev 18.02 Paix universelle ou Europe française ? 315 Alexis devait trier le bon grain de l’ivraie. Les archives du Quai d’Orsay montrent que son tamis n’était pas fin. Il était prodigue de son temps et de l’argent du ministère, pour animer, soutenir et orienter les initiatives les plus variées, qu’elles fussent généreuses ou opportunistes. Le directeur du cabinet de Briand était en relation suivie avec le Dr Heerfordt, un Danois qui avait conçu pour le continent un projet d’unification politique, contrairement à l’Europe strictement continentale pensée par le comte Coudenhove-Kalergi, et l’Europe économique de Loucheur, à qui Heerfordt attribuait une mauvaise influence sur Briand. À cet « apôtre infatigable des “États-Unis des nations européennes” », le ralliement du Quai d’Orsay à une Europe politique, telle que défendue par le mémorandum de mai 1930, parut encore trop timide. Heerfordt préconisait de procéder par élargissements successifs, pour finir par la Russie, et les États-Unis ! Après tout, n’était-elle pas une « grande nation d’origine européenne » ? Richard Coudenhove-Kalergi, fils d’un diplomate austro-hongrois, publiciste voué à sa vision d’une Paneurope qui faisait parfois penser à une Mitteleuropa, trouvait toujours porte ouverte du côté du cabinet. Ils étaient nombreux au Quai d’Orsay à s’agacer de l’usage que ce propagandiste faisait du nom de Briand ; Jacques Seydoux, en mai 1928, avait écrit tout spécialement à Alexis, avec qui il n’était plus en rapport, pour l’alerter contre ce qui lui semblait un abus : « Je saisis une occasion pour vous signaler que de Coudenhove-Kalergi se sert du nom de Briand et l’inscrit comme président d’honneur de son Union : cela n’aurait aucune importance qu’il y avait d’autres présidents d’honneur, mais le fait que Briand est seul indiqué fait croire que notre ministre des Affaires étrangères sanctionne et approuve complètement ce que fait Coudenhove. » Berthelot n’était pas mieux disposé à l’égard de la nébuleuse européiste qui, dès 1920, se plaignait des prises de positions supranationales des délégués à la SDN 12. Il était sévère pour le dessein européen de son ministre : « Moi, dans l’action, je n’aime pas les “projets”. Il faut faire les choses au moment où elles deviennent nécessaires. » En avril 1930, quelques semaines avant la remise du projet français rédigé par Alexis, le secrétaire général découvrit une dépêche de Prague, rapportant la rumeur de la venue de Briand au prochain congrès de l’association Paneurope. Il annota, glacial : « Monsieur Léger. Je suppose que ce n’est pas exact 13 ? » Depuis que Briand recevait régulièrement le Danois Heerfordt, le Département ne se montrait pas moins circonspect face à une initiative nettement plus ouverte à l’Angleterre que celle de Coudenhove-Kalergi, au détriment du rôle de la France. Alexis et son ministre étaient moins bégueules que la plupart des hauts fonctionnaires. Briand n’était pas dupe des vanités personnelles, ni n’entrait dans les vues contradictoires des européistes, mais il faisait feu de tout bois, favorisant à l’envi toute activité de propagande pourvue qu’elle militât en faveur d’une organisation collective de l’Europe, sans tellement se soucier du fond du programme. C’est qu’il NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 316 — Z33031$$13 — Rev 18.02 316 Alexis Léger dit Saint-John Perse en voyait passer beaucoup ; les plus opportunistes se réveillèrent brutalement à l’annonce du plan Briand, anxieux d’asseoir leur hégémonie intellectuelle et d’assurer leurs appointements ministériels au détriment de leurs concurrents. Au lendemain des premières annonces d’un plan Briand pour une organisation de l’Europe, Jules Rais, le secrétaire général du Comité de coopération européenne, alla voir Alexis, rafraı̂chit sa mémoire sur les actions de son mouvement et offrit spontanément les services de son organisation. Lucien Le Foyer, secrétaire général de la Délégation permanente des sociétés françaises de la paix, donne une bonne idée de la maniabilité de certains européistes : sollicitant le soutien financier du directeur de cabinet de Briand, il lui offrit de baptiser à sa guise la revue du mouvement : « Un titre au moins aussi avancé que l’expression officielle actuelle, sans être, toutefois, “Les États-Unis d’Europe”, puisque vous avez jugé cette formule même un peu vive. » Le choix du titre était à sa discrétion, s’il payait pour cela. Il est difficile d’évaluer le rendement de ces milieux européistes, en général élitistes, dont on ne sait pas dans quelle mesure ils embrayaient sur les couches profondes de l’opinion ; Alexis soutenait leurs efforts de propagande sans laisser deviner un plan d’ensemble, ni une direction particulière, puisqu’il soutenait indifféremment des projets concurrents et parfois contradictoires. Il importait surtout à l’équipe de Briand de préparer l’opinion avant de soumettre aux gouvernements européens l’organisation économique que le ministre avait en vue. Lorsque Briand prononça à la tribune de la SDN, le 5 septembre 1929, le discours qui inaugura la perspective d’une Europe unifiée, initiative inédite de la part d’un gouvernement, la dimension économique primait sur le politique, même si les arrière-pensées stratégiques motivaient prioritairement l’apôtre de la paix. Le projet de glacer les frontières de l’Europe issue des traités de paix au moyen d’une intégration continentale n’était pas neuf chez Briand. Il l’avait évoqué à Locarno. Il ne craignait pas de justifier ouvertement son projet européen par les intérêts nationaux ; devant Maurois, il s’expliqua sans fard : « Mon idée de fédération européenne, c’est encore un moyen de substituer au protocole [de la SDN], qui était une chose limitée, des garanties européennes où entreront nos amis. Nous avons une clientèle magnifique, une situation en Europe comme aucun peuple. » Briand amorça son affaire avec Stresemann, à Madrid, le 11 juin 1929. Le moment était ambigu. L’Allemagne touchait les premiers dividendes de sa politique locarnienne ; elle ne s’en tenait pas là, et mettait la question des minorités à l’ordre du jour de l’assemblée de la SDN. En Angleterre, le pacifisme du travailliste Ramsay MacDonald, arrivé au pouvoir en mai 1929, l’amenait à souhaiter la réhabilitation sans réserves de l’Allemagne. Des États-Unis, enfin, rien n’annonçait le réchauffement espéré du pacte Briand-Kellogg ; la guerre économique, au contraire, faisait rage, suite au redressement des tarifs douaniers américains. C’était l’occasion de placer la détente franco-allemande sous le signe de l’antiaméricanisme et de la NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 317 — Z33031$$13 — Rev 18.02 Paix universelle ou Europe française ? 317 protection des intérêts européens. Briand évoqua devant Stresemann la notion de « fédération européenne », sur un plan plus économique que politique. C’est sur ce terrain que Stresemann répondit au Français. Briand jugea la discussion suffisamment encourageante pour mettre la question à l’étude. Il confia à Alexis le soin de trouver le meilleur biais pour lancer son idée européenne qui, pour demeurer très vague, devait rester d’essence économique. Ses collaborateurs planchaient sur un projet de « pacte économique » : « La meilleure méthode serait peut-être d’exposer l’idée du pacte à l’occasion d’un congrès international, ou peut-être même de l’assemblée de Genève, en se bornant à des généralités ou à des affirmations de principe. Si l’accueil était favorable, on pourrait ensuite, soit dans des déclarations à la presse, soit par des entretiens avec des hommes d’État, apporter à cette première déclaration une précision croissante, le texte même du pacte étant réservé pour le moment où il paraı̂trait indispensable de présenter un projet concret. » Décisif dans la phase finale du projet, Alexis y fut associé dès son origine, songeant au meilleur moyen d’amorcer une dynamique favorable. Il se souvenait de l’adresse au peuple américain, utilisée pour ramener les États-Unis dans le jeu européen. Par un procédé voisin, il suggéra d’organiser des fuites dans la presse, et de prendre à témoin l’opinion pour contourner les réticences des chancelleries 14. Le 11 juillet 1929, quelques quotidiens français annoncèrent que Briand couvait de vastes projets européens ; aussitôt le Quai d’Orsay déploya ses filets et enregistra la réaction mondiale. D’Allemagne, les consulats notaient une réserve plus proche de la réalité que l’optimisme de l’ambassade. La revue de presse de Margerie ignora les titres nationalistes, qui ne dissimulaient pas leur hostilité envers le projet français. Pour contrebalancer cette impression défavorable, outre-Rhin, Briand s’appuya sur la précieuse caution apportée par Coudenhove-Kalergi, le plus fameux des européistes, dans la Deutsche Allgemeine Zeitung. Le paneuropéen répondit au soupçon de la presse allemande, qui prêtait à Briand un dessein d’hégémonie française sur le continent. Il fallait au contraire recevoir le projet Briand comme l’abolition de l’ordre versaillais : « Je tiens de Briand luimême qu’il se représente le système paneuropéen comme basé sur l’égalité complète des droits de toutes les nations, grandes ou petites, de notre continent. » Briand récupérait les dividendes de sa longue patience envers l’infatigable propagandiste. La plupart des européistes qu’Alexis recevait et encourageait à longueur d’année saluèrent le plan Briand, lorsqu’ils n’en revendiquèrent pas tout simplement la paternité. Les plus utopistes, comme Heerfordt, estimèrent le projet encore trop timide. En revanche, le dessein européen de Briand fut considéré comme une menace par les Genevois universalistes. Albert Thomas, le directeur du BIT, réagit très vivement. Au lendemain du discours de Briand à la tribune de la SDN en septembre 1929, il écrivit à Alexis son dépit que le BIT n’eût pas été associé au projet : « Je me permets de penser que c’est une erreur que de nous tenir à l’écart de votre effort, même au stade présent. Mais cela vous regarde, et je ne vous demande en rien d’intervenir auprès de Briand sur NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 318 — Z33031$$13 — Rev 18.02 318 Alexis Léger dit Saint-John Perse ce sujet. » Le maquis des associations esdéniennes, qui avaient proliféré dans les années 1920, recoupait pourtant en grande partie le milieu européiste. Certains étaient plus européens que genevois. Coudenhove-Kalergi proposait de réformer la SDN autour de groupements politiques élargis ; le mathématicien français Émile Borel (la Coopération européenne) se situait résolument du côté européen, au point de revendiquer une influence sur le projet formalisé par Alexis et de se plaindre de ne pas trouver un bon accueil auprès de la SDN. À l’inverse, à l’Union douanière européenne, l’horizon européen apparaissait comme un préalable à une organisation universelle. La trajectoire de Borel, plus européiste qu’internationaliste, épousa la faillite du projet européen : le mathématicien céda la direction de la Coopération européenne pour prendre la tête, en 1938, de l’Union internationale des associations pour la SDN. En Belgique, un européiste convaincu comme Paul Struye salua l’ambition de Briand, mais critiqua sa méthode, inquiet de l’affaiblissement de la SDN. Ce ne fut pas le moindre des soucis d’Alexis : concilier le projet européen de Briand avec la visée universaliste de la SDN. Briand lui demanda de formaliser son projet sous la forme d’un mémorandum à destination de toutes les capitales européennes, pour solliciter leur avis. Eirik Labonne, son vieux camarade de concours, se souvenait, au soir de sa vie, du « fameux document relatif à l’organisation fédérative de l’Europe » : « Celui qui fut préparé par vous après de longs débats avec Louis Loucheur – et, en tout cas, celui qui fut écrit entièrement de votre main – je m’en souviens parfaitement – et qui forme l’une des gloires durables de Briand. » On voit bien à cette glorification le profit qu’Alexis avait retiré auprès de ses amis de la mise en forme du projet de son patron. Le texte final était assez audacieux pour que le chef de cabinet l’évoquât devant Minou Bonnardel, chez qui il l’avait rédigé, comme une manière de petite bombe : « Je ne puis d’ailleurs me retrouver près de ce lac veuf de tout sel sans évoquer avec malice les heures passées sous votre toit à rédiger un jour, secrètement, certain document qui continuera encore longtemps à faire des dégâts 15. » Il en était encore plus fier, après guerre, alors que la construction européenne conférait une nouvelle actualité à son texte. Devant un historien allemand qui interrogeait le rôle du journaliste Sauerwein, il revendiquait la paternité exclusive du texte : « L’initiative une fois conçue par Briand et sa pensée politique arrêtée, de façon d’ailleurs très générale, il s’en est remis confidentiellement et entièrement à moi seul, pour l’étude, l’articulation et la rédaction complète du projet que j’ai poursuivi solitairement, en dehors de tout milieu, officiel ou officieux, administratif ou politique, sans consultation ni contact d’aucune sorte, pas même avec mes propres collaborateurs ou l’assistance du secrétaire général (j’étais alors chef de cabinet de Briand en même temps que directeur des Affaires politiques et commerciales du ministère des Affaires étrangères). Le projet entièrement rédigé de ma main a été, sans témoin, aussitôt adopté par Briand sans la moindre discussion. » NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 319 — Z33031$$13 — Rev 18.02 Paix universelle ou Europe française ? 319 En réalité, ce n’est pas par prophétisme, mais contraint à une forme de surenchère par défaut, n’ayant pu trouver de terrain d’entente avec les libre-échangistes du nord de l’Europe, que Briand commanda à la plume de son écrivain diplomate de sortir par des formules vagues et politiques du terrain impraticable de la coopération économique. Dans l’entourage de Briand, Louis Loucheur, et avec lui le gros des élites politiques et économiques françaises, défendaient une rationalisation de l’Europe économique fondée sur des ententes industrielles, incompatibles avec le libéralisme anglo-saxon. Sur le modèle du cartel de l’acier et de la potasse, des ententes organisaient déjà la complémentarité de certaines branches autour d’un noyau franco-allemand. À l’inverse, le projet d’unification économique du continent par l’abolition des protectionnismes avait trouvé un porte-parole en la personne de Paul Heymans, l’homologue belge de Briand. Le même jour que lui il avait prononcé, à la tribune de la SDN un appel à la trêve douanière. La conférence préliminaire d’une action économique concertée, à quoi avait abouti la proposition d’Heymans, s’était tenue à Genève aux mois de février-mars 1930. Elle avait été le théâtre d’une confrontation stérile entre la proposition britannique d’abaissement progressif des barrières douanières, par groupes de pays homogènes, et la préférence française pour les ententes sectorielles. Cette opposition explique qu’Alexis réorienta vers la sphère politique le projet d’intégration économique. Dès le discours de Briand, il avait été alerté par ses amis français du BIT, Albert Thomas et Arthur Fontaine : « Pour la question des États-Unis d’Europe, si l’on entreprend des négociations économiques, [...] il est à craindre que ce ne soit pas un biais par lequel la question puisse être abordée sans heurter les États-Unis et l’Angleterre ; mais y en a-t-il un ? » Pris dans l’étau de cette contradiction, la diplomatie française marqua un certain flottement, entre la fin de l’année 1929 et le 17 mai 1930, date à laquelle Briand présenta son « mémorandum européen » à Genève. À la SDN, les experts de la section économique et financière alimentèrent de propositions techniques le projet du ministre français. Outre un rapport produit par leurs services, Alexis utilisa le mémorandum qu’il avait personnellement commandé en décembre 1928 à Jacques Rueff, délégué français du service financier de la SDN. L’expert avait conclu en avril 1929 à la nécessité de créer un « marché commun ». Ce n’était pas l’unique matériau dont Alexis disposait. Ses dossiers personnels ne sont sur aucun autre sujet aussi fournis que sur la question européenne. Il recevait force notes du SFSDN (Service Français de la SDN, une direction du Quai d’Orsay), notamment de Fouques-Duparc, qui prônait une synthèse entre son point de vue « un peu sec » et celui de Léger, qu’il trouvait trop politique. Les quatre rédactions successives du mémorandum, de la main d’Alexis, sont très proches les unes des autres ; elles ne permettent pas de lui attribuer l’orientation politique du texte, qui était déjà manifeste dans la première mouture. Mais un élément confirme le jugement de FouquesDuparc : l’expression décisive évoquant « une sorte de lien fédéral », qui fit NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 320 — Z33031$$13 — Rev 18.02 320 Alexis Léger dit Saint-John Perse beaucoup gloser, fut de son fait, substituée à la formule originale de « mode de solidarité », telle qu’elle apparaissait dans le premier brouillon, probablement hérité de l’une des notes utilisées 16. La très faible marge de manœuvre d’Alexis explique que son mémorandum ait été incapable de proposer un programme d’action réaliste. Après un préambule qui rappelait la brève histoire du projet, et ses objectifs, il combinait, dans une synthèse assez verbeuse, les inconvénients apparemment inconciliables d’être à la fois vague et technocratique. Anticipant sur les réserves connues, le projet européen, simple « entente régionale », se coulait désormais dans le cadre de la SDN. Le texte manifestait une contradiction patente entre l’expression politique d’un « lien fédéral recherché entre gouvernements européens » (dans son discours initial, Briand avait « lien fédéral », sur le seul plan économique), et la garantie, par ailleurs, de n’affecter « en rien aucun des droits souverains des États membres ». Alexis ne faisait aucun effort, par ailleurs, pour tenter de répondre à la bonne volonté de Stresemann, qui avait rappelé le rôle de l’union douanière (Zollverein) dans l’unification de l’Allemagne, en récusant « la formation d’unions douanières tendant à abolir les douanes intérieures pour élever aux limites de la communauté une barrière plus rigoureuse ». Un an après son discours fondateur, Briand revint à Genève, muni des vingt-six réponses européennes au mémorandum, sans véritable espoir de réalisations immédiates. L’hostilité ou simplement l’inertie menaçaient le projet français de tous les côtés. La réticence du secrétariat de la SDN s’additionnait à celle des membres non européens de la Ligue et des pays révisionnistes ; elle l’emporta sur la sympathie des petits pays et des alliés orientaux de la France. C’est par le biais de l’affaiblissement coupable de la SDN et de son projet universel que les grandes puissances européennes exprimèrent leurs réserves à l’égard du mémorandum. En réalité, elles ne voulaient pas d’une Europe politique consacrant l’hégémonie française. Les gouvernements s’inquiétaient également du respect des souverainetés nationales, menacées par la dimension politique du projet. C’était le sens des réserves exprimées par le gouvernement suisse. D’autres craignaient que le projet ne prı̂t l’allure d’un bloc européen dirigé contre les ÉtatsUnis, ou simplement dédaigneux de l’Amérique latine, de l’URSS ou de la Turquie. L’Allemagne regretta l’orientation politique du projet. Dès le 9 septembre 1929, Stresemann avait répondu sur ce ton au discours de Briand. Il avait appelé de ses vœux une intégration économique, salutaire face à l’archaı̈sme du cloisonnement des marchés, mais il ne voulait pas d’une intégration politique figeant l’Europe dans les frontières de Versailles, auxquelles il ne se résolvait pas. Après sa mort, les réactions au mémorandum du 17 mai 1930 furent beaucoup moins encourageantes. Bernhard von Bülow, à la tête du « service Europe » et pourtant favorable à une politique de révision dans le cadre genevois, conseilla dès août 1929 de décliner l’offre française pour ne pas compromettre les relations de l’Allemagne avec les États-Unis ; devenu secrétaire d’État, après la mort de NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 321 — Z33031$$13 — Rev 18.02 Paix universelle ou Europe française ? 321 Stresemann, et le limogeage de son fidèle von Schubert, il joua un rôle décisif dans la stratégie de torpillage du plan français. Curtius, le successeur de Stresemann aux Affaires étrangères, évolua rapidement d’un attentisme favorable à une « coopération économique, sociale et culturelle », à la critique d’un projet visant à l’hégémonie française par « des moyens dérivés ». Il préconisa de riposter en demandant « l’ouverture du côté de la Russie » et fit en sorte que la réponse allemande fût « un enterrement de première classe ». L’URSS partageait le sentiment allemand, et voyait dans le projet Briand « une volonté de figer la domination française » dans un ordre européen organisé contre Moscou. La diplomatie italienne, dont Dino Grandi assurait la direction, contesta également la prétention française à confondre sa sécurité avec celle de l’Europe, au bénéfice de son hégémonie continentale. Malgré l’opposition frontale du Duce, Grandi s’employa à flatter la France, dont la complaisance à ses projets coloniaux lui semblait nécessaire, mais saborda indirectement son plan en blâmant l’absence de l’URSS et de la Turquie, à l’instar de l’Allemagne. La popularité de Briand en Grande-Bretagne, au titre de son pacifisme, et la crainte de fragiliser ce ministre peu chauvin, incitèrent le Foreign Office à faire bon accueil au mémorandum, malgré les menaces qu’il représentait pour la SDN et le scepticisme dont la presse anglaise entourait le projet français. La réponse officielle, relativement embarrassée, insista sur la nécessité de poursuivre le but affiché, mais en demeurant dans le cadre de l’institution genevoise, et sur un plan mondial. La ferveur des alliés de la France en Europe centrale (Pologne, Yougoslavie, Roumanie et Tchécoslovaquie), celle des européistes convaincus (Pays-Bas, Belgique) comme celle des petits États, attachés aux garanties apportées à leur existence, et aux crédits attendus d’une coopération européenne (Bulgarie, Grèce, Pays baltes, Autriche), ne contrebalancèrent pas ces puissants scepticismes. Après avoir rédigé le mémorandum, Alexis prêta encore sa plume à Briand lorsqu’il vint défendre son projet à Genève, en septembre 1930. Le discours en vue de « l’organisation d’un régime d’union fédérale européenne » caricaturait les intuitions du ministre, grossissait sa finesse, et l’enfermait dans son image d’homme d’État vieillissant, devenu plus verbeux que pratique. La discussion s’engagea mal, ce qu’avaient laissé prévoir les réactions des chancelleries. Le travailliste Arthur Henderson n’eut pas de peine à repousser l’adhésion de principe que le pèlerin de la paix espérait recueillir. L’homologue anglais de Briand admit l’unanimité des nations quant au principe d’une unification européenne, avant de repousser toute adhésion générale au mémorandum français. On décida de porter la question devant l’assemblée générale de la SDN. Le 17 septembre, quarantequatre délégations, soit bien davantage que les vingt-six nations européennes directement intéressées au projet, adoptèrent une résolution qui créa la commission d’étude pour l’Union européenne, sous l’égide de la SDN. Si le Français Aristide Briand présidait cette commission, le secrétariat en revenait à sir Eric Drummond, le secrétaire général de la SDN, ce NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 322 — Z33031$$13 — Rev 18.02 322 Alexis Léger dit Saint-John Perse qui institutionalisa l’ambiguité du mémorandum français, un recul par rapport au projet initial. Après la session inaugurale, la commission se réunit en janvier 1931 pour débattre de l’adhésion de l’URSS et de la Turquie, souhaitée par l’Allemagne et l’Italie. On transigea en décidant de les convier, comme invités, à discuter de la crise économique, à l’ordre du jour de la prochaine réunion, arrêtée au mois de mai 1931. Cette session fut surtout le théâtre de l’opposition franco-allemande autour du projet d’union douanière austro-allemande. Mû par un optimisme paresseux, Alexis avait rédigé pour Briand un discours qui voulait faire croire que le comité issu de la commission d’étude pour l’Union européenne, avec la mission d’étudier la « constitution, l’organisation et la méthode de travail de la commission d’étude pour l’Union européenne », constituait de fait l’embryon de l’Europe politique que la France avait en vue : « Sous la pression des circonstances, l’Union européenne aura à s’affirmer, en fait, comme une nécessité ; et pour répondre à cette nécessité, le premier organisme européen constitué aura de se mettre en mouvement avant même que les règles de son mouvement eussent été définies. Tant il est vrai, Messieurs, que pour toute entreprise réellement et profondément justifiée, il importe encore plus d’assurer la fonction que de réglementer l’organe. » Mais Alexis s’en remettait trop souplement à l’instinct politique de Briand pour bénéficier de l’espèce de fécondité fonctionnaliste qui permet à une institution de créer sa propre dynamique, jusqu’à conquérir de nouvelles prérogatives : « Craignons l’orgueil de trop prévoir, ménageons les ressources d’un organisme embryonnaire dont nous avons seulement à assurer le fonctionnement immédiat, et pour être sûrs de lui réserver à la mesure des circonstances toutes possibilités d’adaptation et de transformation, évitons de le paralyser sous un revêtement trop rigide de textes qui, par excès ou par défaut, risquerait aussi bien de fausser le rythme naturel de son évolution. » En se soumettant sans réserve à l’autorité de la SDN, enfin, la France telle qu’Alexis la faisait parler, révélait la faiblesse de son ambition, et confessait qu’elle renonçait à imposer son projet, incapable de choisir entre une franche politique de puissance et une sécurité collective aléatoire si elle réunissait contre elle ceux qui y voyaient le faux nez de l’impérialisme français : « Je crois, Messieurs, que nous pourrons tenir la bonne voie si nous nous souvenons toujours de cette étroite subordination envers la Société des Nations qui régit l’existence même de la commission d’étude. » Le plus étonnant, dans ce projet européen anachronique, si la France n’avait pas les moyens ou la volonté de l’imposer à sa main, alors que l’Europe, touchée par la crise, se réfugiait dans l’égoı̈sme des nationalismes économiques, fut sa lenteur à mourir, et la longue espérance qu’Alexis lui conserva. À partir de l’automne 1931, les travaux du comité commencèrent de s’enliser, tandis que Briand, affaibli, n’en assumait plus la présidence. Son directeur de cabinet, devenu secrétaire général du Quai d’Orsay, et garant de son héritage, continua de suivre les travaux de la commission en quoi s’était incarné l’ajournement de son projet européen. En 1933, Alexis se montra encore inquiet, pendant les négociations du pacte à Quatre, de NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 323 — Z33031$$13 — Rev 18.02 Paix universelle ou Europe française ? 323 perdre le bénéfice de l’organisation européenne initiée par Paris. Il voulut même relancer la commission d’étude pour l’Union européenne, en décembre 1937, à la grande stupéfaction des Anglais, qui déconseillèrent poliment de suivre cette voie pour contrer le dynamisme hitlérien. Le secrétaire d’ambassade anglais à Paris, qui apportait la réponse de son pays, ajouta « verbalement que son gouvernement craignait de voir la commission compromettre son prestige dans des discussions sans portée »... En avait-il jamais été autrement ? L’effacement de Briand Au soir, les ombres s’allongent. Briand va mourir, il est bousculé par ses pairs français, mais son prestige mondial n’a jamais été si grand. À la mort de Stresemann, en octobre 1929, Briand avait réclamé un cercueil pour deux. Quand il rendit son dernier souffle, le 7 mars 1932, l’apôtre de la paix était déjà mort politiquement, depuis son échec à l’élection présidentielle de 1931. La fonction, sous la IIIe République, offrait un joli point de vue sur la politique mondiale : les dépêches diplomatiques d’importance parvenaient automatiquement à l’Élysée. Le président jouissait également d’un panorama incomparable sur la politique intérieure, qu’il arbitrait en choisissant les chefs de gouvernement. Ce rôle de vigie et de représentation n’aurait pas enthousiasmé Briand, dix ans plus tôt ; ce n’était pas une façon déplaisante de finir sa vie publique. Alexis incita son patron à se présenter, conscient de son déclin physique et politique : il ne pourrait pas éternellement se maintenir dans le fauteuil de Vergennes. Briand, à l’Élysée, assurait à Alexis le choix d’une belle ambassade ou d’une quelconque prébende au cœur de l’État. Dans un cas comme dans l’autre, c’était la fin du travail harassant de cabinet et la possibilité de reprendre la plume. Il n’ignorait pas le bénéfice qu’il tirerait d’un succès de Briand ; il affectait la candeur, devant Berthelot, pour expliquer qu’il n’avait pas osé combattre un projet qui paraissait ralentir sa carrière. Il lui fallut beaucoup de mauvaise foi, après coup, pour prétendre ne pas avoir su « que Briand avait décidé de [le] faire ambassadeur, à Paris même, pour [son] entrée avec lui à l’Élysée. » En mai 1931, Gaston Doumergue parvenait au terme de son septennat ; à soixante-huit ans, il se retirait de la vie publique, ignorant qu’il serait rappelé par les événements du 6 février 1934. Il avait succédé à Millerand, dont le mandat avait été raccourci de trois ans par la victoire du Cartel des gauches, ce qui était toujours mieux que les sept mois neurasthéniques de Deschanel, dont Briand avait assuré le succès contre Clemenceau. Les mânes du Père la victoire furent bientôt vengées, et un fade consensuel encore préféré à un audacieux discuté. Paul Doumer était sur les rangs. Briand tardait à se déclarer, ce qui décida le président du Sénat à faire acte de candidature. En mars, encore, Briand proclamait partout qu’il ne serait pas candidat. En mai, il se présenta. Alexis fut-il pour quelque chose dans cette volte ? C’est ce que NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 324 — Z33031$$13 — Rev 18.02 324 Alexis Léger dit Saint-John Perse croyaient savoir les Anglais : « Son influence sur Briand passe pour croı̂tre chaque année et l’on considère qu’il est largement responsable, avec Gilbert Peycelon, de la candidature de Briand à l’élection présidentielle de mai 1931. » Sans livrer de noms, Charles Daniélou ne pensait pas différemment : « Il y avait, dans son entourage immédiat, quelques-uns de ses collaborateurs qui n’auraient pas été fâchés de finir tranquillement leur carrière en entrant avec lui, pour sept années, à l’Élysée, et qui tentaient de le persuader que l’accession à la première magistrature de l’État de l’homme dont le nom signifiait alors pour le monde, la paix, ne manquerait pas d’avoir à l’étranger un retentissement profond. » La pression s’accentua sur l’indéboulonnable titulaire des Affaires étrangères ; Alexis craignait sans doute que Briand ne pût résister longtemps à Laval ou Tardieu, qui ne dissimulaient pas leurs ambitions. Une retraite bien organisée sur l’Élysée valait mieux qu’une déroute au Quai d’Orsay. Mais Briand se dérobait, car il voulait « conserver un rôle direct dans la défense de la paix ». Des traces demeurent de la participation d’Alexis à cette campagne des collaborateurs de Briand qui finirent par le convaincre de se présenter ; il ne paraı̂t pas qu’il désavouât Gilbert Peycelon et Louis Loucheur, ses plus fervents partisans. Le 4 mai 1931 au matin, Briand convia Louis Loucheur à déjeuner avec lui. Alexis était du repas au souvenir de Loucheur luimême : « “Déjeuner canaille”, dit Briand. Raie – boudin – foie de veau. Conversation sur le grand sujet. Prêt à se sacrifier si cela est indispensable. [...] Fin du repas – s’endort lourdement, ronfle même : inquiétant. Léger n’ose pas me parler de ce dernier incident, mais évidemment, nos réflexions sont les mêmes. » Briand hésitait encore. Pour emporter sa décision, son entourage immédiat proposa d’organiser une sorte d’élection blanche, en convoquant un pré-Congrès qui devait rassurer le ministre, en adoubant largement sa candidature. Alexis conduisit ce mouvement et rédigea un projet de communiqué de presse en ce sens : « Aristide Briand a reçu cet après-midi des délégations de plusieurs groupes parlementaires, auxquelles s’étaient jointes des personnalités de différents partis pour le prier d’accepter de poser sa candidature à la présidence de la République. [...] Se maintenant sur le même terrain national pour examiner, aujourd’hui, l’obligation morale devant laquelle tendaient à le placer les appels qui lui sont adressés, Aristide Briand a fait observer avant tout qu’il ne pouvait concevoir la présidence de la République que comme un poste d’arbitrage au-dessus des partis et qu’en conséquence il estimait nécessaire, pour éclairer sa décision, que le congrès de Versailles fût précédé d’une consultation plénière de tous les groupes des deux Chambres, dont le résultat pourrait seul dégager les conditions d’une candidature assurée de recueillir, à l’élection du 13 mai, toute l’autorité nationale et internationale indispensable, à l’heure actuelle, dans l’exercice de la plus haute magistrature de l’État. » Loucheur déjoua ce projet, qui lui sembla trop timoré, et emballa les événements l’avant-veille de l’élection, alors que le ministre ne s’était pas NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 325 — Z33031$$13 — Rev 18.02 Paix universelle ou Europe française ? 325 encore officiellement déclaré. Il représenta à Briand les difficultés d’organiser un congrès préparatoire, alors que les élus n’avaient pas tous rallié la capitale ; le ministre s’accrocha à son idée, jusqu’à l’arrivée d’une délégation de députés et de sénateurs qui le pressèrent de se présenter. Loucheur a noté la suite dans ses carnets : « Briand répond : il est ému, il parle de congrès préparatoire ; opposition générale [...]. Alors, brusquement, Briand se décide, il accepte au milieu des applaudissements enthousiastes, mais demande à la délégation d’aller annoncer elle-même cette décision à Doumer. » Le communiqué préparé par Alexis est biffé, Loucheur en rédige un autre, aussitôt adopté. « Alea jacta est », dit seulement Briand, tiraillé entre des conseils contradictoires, dont rendent bien compte les récits respectifs. Daniélou, peu favorable au projet, se souvient d’un Briand peu résolu, et comme résigné : « J’ai besoin de repos. Si je suis élu, je me reposerai à l’Élysée qui est une maison bien tranquille, et si je ne suis pas élu, j’irai me mettre au vert à Cocherel. » De son côté, Loucheur assure que Briand était « au fond, enchanté » : « “Si je ne suis pas élu, me dit-il, je démissionnerai des Affaires étrangères et je m’en irai à travers la France prêcher la paix. Le peuple me suivra.” » Dans la foulée, les proches font les premiers pointages. C’est à cela que servit finalement le brouillon d’Alexis, où s’alignèrent les suffrages escomptés, arrêtés finalement autour de quatre cent quarante, quatre cent cinquante. C’était une très bonne estimation du gagnant : Doumer prit la tête du premier tour, avec quatre cent quarante-deux voix. Le 13 mai, le président du Sénat l’emporta au deuxième tour, avec cinq cent quatre voix. Briand s’était retiré, après avoir réuni quatre cent un suffrages au premier tour. C’était un camouflet pour l’homme d’État le plus populaire de la planète. En apprenant le résultat, Briand eut une défaillance. Il s’affaissa « sur une chaise qu’Alexis Léger était allé lui chercher », au souvenir de Gaston Palewki, témoin de « la tristesse et l’inquiétude » de l’un des inspirateurs du projet, manifestement surpris de « la vérité des sentiments qu’il portait à Briand » ; son opportunisme et son arrivisme ne le dispensaient pas d’une grande affection pour l’homme qu’il servait. A posteriori, Alexis prétendit devant Berthelot avoir pressenti la victoire de Doumer. Une semaine après l’élection, il lui disait s’en vouloir « de n’avoir pas eu le courage, pendant les derniers jours, de combattre résolument une affaire qu’[il] voyait mal s’engager ». Après son échec, il craignit surtout sa démission des Affaires étrangères, annoncée sous le coup de la déception. Mgr Baudrillart s’amusait de l’inquiétude de sa cour : « On apprend par les journaux du soir que Briand a donné sa démission, mais qu’il va tout de même à Genève. Pourvu qu’on n’insiste pas pour le retenir ! Que vont devenir les Peycelon, Léger et même les Berthelot ? » Une semaine plus tard, à Genève, Alexis espérait déjà repousser la décision ; il fourbit ses arguments dans une lettre à Berthelot (probablement amusé de l’embarras de son cadet qui lui rappelait le sien, après l’échec de Clémenceau, onze ans plus tôt), qu’il soignait de nouveau, au moment qu’il risquait de NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 326 — Z33031$$13 — Rev 18.02 326 Alexis Léger dit Saint-John Perse perdre le protecteur sur lequel il avait tout misé : « Contrairement à ce qu’il avait annoncé et qu’attendent encore de lui tous ses amis de gauche, du moment qu’il a mis ici la main à la pâte, il y a intérêt à ce qu’il mène son travail jusqu’à pleine conclusion. [...] Le seul point sur lequel je le crois capable encore d’évoluer en dépit de ses intentions répétées et de sa sincère décision, c’est sur la date de son départ du ministère. Maintiendra-t-il sa décision de partir avant l’ouverture des Chambres ou bien acceptera-t-il finalement d’engager lui-même pour le gouvernement le débat sur notre action politique à Genève ? Ce qui est bien acquis c’est qu’il partira certainement avant la démission collective du gouvernement et la transmission des pouvoirs présidentiels. » Alexis obtint davantage, aidé par la délicatesse du président Doumergue, qui expliqua au premier Conseil des ministres auquel Briand participa, de retour de Genève, que les grands hommes échouaient toujours à la présidence de la République. De son côté, Alexis rédigea une longue note qui prétendait comiquement balancer les avantages respectifs de l’alternative, quand elle plaidait unanimement pour le maintien au gouvernement de son patron. Alexis trouvait cinq inconvénients à la « démission immédiate ». Ils rivalisaient de mauvaise foi. La note se poursuivait sous ce titre paradoxal d’« inconvénients du retrait de la démission » alors qu’il allait de soi, pour Alexis, qu’il n’y en avait pas. Il fallait seulement sauver la face. Chaque inconvénient passé en revue se révélait à la réflexion un avantage. Alexis terminait le raisonnement par où il l’avait commencé, craignant pardessus tout que Briand ne s’enfermât dans le rôle de chef de l’opposition de gauche, où il risquait de s’épuiser avant de retrouver le pouvoir. Le directeur de cabinet réussit son coup, et conserva sa position enviable, au détriment du prestige de son patron. Au témoignage de Maurois, on murmurait de Briand, dans les couloirs de l’Assemblée : « “Il ne sait pas s’en aller.” S’il était parti, quel triomphe ! Il devenait le chef des gauches. Mais il n’ose pas ; il se sent trop vieux. Il aurait peur de ne plus revenir et il ne peut se résigner à la retraite. Ses collègues racontent qu’il dort pendant les séances du Conseil des ministres. » Caillaux ne pérorait pas autrement dans les salons, et reprochait à Léger le naufrage de son ministre : « Il sacrifie un homme qui était une force dans le monde. Il n’avait qu’à se retirer chez lui, à Cocherel, et dans deux ans il revenait, maı̂tre de la situation. Le grand secret de la politique, c’est de passer le pouvoir à l’adversaire dans les moments difficiles... » En réalité, il ne restait plus que quelques mois à vivre au pèlerin de la paix. Laval, qui guignait les Affaires étrangères, et avait pour cette raison encouragé le ministre à se présenter à la présidence, non sans œuvrer en coulisse en faveur de Doumer, feignit de se ranger aux arguments d’Alexis pour ne pas paraı̂tre pousser Briand hors du gouvernement qu’il dirigeait. À défaut de le démettre des Affaires étrangères, il chercha à l’étouffer, aidé par l’urémie qui engorgeait le vieil homme. Insensiblement, les partenaires de la France prenaient acte de ce passage de témoin. Briand eut un mouvement d’humeur inhabituel en apprenant que l’agenda du voyage officiel à Berlin, qui devait relancer le rapprochement franco-allemand, avait été planifié dans son dos. Le brave von Hoesch s’excusa platement NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 327 — Z33031$$13 — Rev 18.02 Paix universelle ou Europe française ? 327 d’avoir pris acte de la nouvelle géographie du pouvoir en envoyant les invitations à la présidence du Conseil plutôt qu’aux Affaires étrangères. La santé de Briand se dégrada subitement. Sa visite à Berlin, à la fin du mois de septembre 1931, fut sa dernière heure de gloire. C’était le premier séjour officiel d’un ministre français depuis la venue de Waddington au congrès de Berlin, en 1878. Il s’émut de l’accueil des Allemands. Claudel enregistra le « récit de Léger » : « La foule qui crie : Briand, sauvez-nous ! » Il faut tenir compte de la licence poétique. André François-Poncet, qui n’était pas poète, notait que les Français « avaient été accueillis, si ce n’est avec sympathie, du moins par une déférence générale, témoignage remarquable de modération chez un peuple excessif 17 ». Le président Hindenburg demanda à l’ambassadeur François-Poncet, que les Français installaient à Berlin, si le « vieux monsieur » n’était pas trop fatigué par le voyage. Briand avait vingt ans de moins que lui. Sa santé alertait son entourage ; elle donnait à ses rivaux des raisons d’espérer. Laval était pressé de s’en débarrasser. « À Londres, à Washington et à Berlin, s’apitoyait Jules Sauerwein, il n’apparaissait plus que comme un sous-ordre de Laval. Les journaux satiriques le représentaient s’endormant partout et cheminant péniblement avec la canne blanche des aveugles. Il souffrait de ces humiliations. » Alexis était sur la brèche ; il consultait le médecin du président : « “Il faudrait savoir si l’activité de sa vessie est suffisante. Demandez-lui donc.” “Tout est normal, répondit Briand. Cela me prend comme tout le monde, une fois par jour.” On lui fit remarquer que ce n’était pas le cas de tout le monde 18. » Berthelot ne voulut pas laisser Briand en tête à tête avec Alexis. Les rivaux se marquaient la culotte. Armand Bérard, qui prit son service à Berlin trois semaines après la visite de la délégation française, recueillit les échos de ce duel feutré, à l’ombre d’un moribond, dans un pays miné par la crise et dont le régime était à l’agonie. Les fameuses nuits berlinoises jetaient leurs derniers feux ; l’instinct de primitif dont se targuait Alexis se laissa surprendre par un travesti : « “Toutes ces danseuses décolletées que vous voyez, expliqua Hesnard, sont naturellement des hommes.” “Tout de même pas celle-ci, remarqua Léger devant une qui passait.” “Mais tu parles, répliqua la fille d’une voix masculine. D’ailleurs, je suis de Montparno.” » De retour à Paris, l’urémie progressa et l’activité du ministre ralentit. Épuisé, Briand se démit finalement de ses fonctions au début de l’année 1932, avec l’espoir chimérique qu’un peu de repos lui permettrait de revenir dans l’arène. L’air de Cocherel offrit une rémission ; Briand demanda à rentrer à Paris ; il y mourut le 7 mars 1932. À l’heure la plus sombre de la guerre, en mars 1942, Alexis trouva des accents bibliques pour peindre la Passion de l’apôtre, « sublime croisé » de la paix et visionnaire de l’Europe : « L’agonie de Briand !... Qui donc pourrait sonder l’abı̂me de ce drame ? Je n’en ai connu que les reflets, dans cette modeste chambre où nous étions trois à le veiller. Le vent d’hiver qui soufflait cette nuit-là semblait chanter aux hommes la limite de l’effort NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 328 — Z33031$$13 — Rev 18.02 328 Alexis Léger dit Saint-John Perse humain. Un grand tourment soulevait l’âme du vieux lutteur à bout de souffle. Et par trois fois on l’entendit délirer... L’Europe hantait cette agonie, l’Europe hantait cette chambre close, moins comme un mot que comme une vision : vision douloureuse, angoissante, qui exigeait encore du mourant toute l’urgence de l’action... Et puis un grand apaisement le restitua enfin à lui-même. Et c’est dans une évocation de la mer, de la voile et des premières brises du large que le vieux Celte libéra son âme de solitaire. » Alexis espérait le retour du sauveur de la paix, comme un messie : « Oui, c’est un grand deuil. Et Briand nous laisse pour longtemps. Mais il nous reviendra... » Récit allégorique, qui devait plus à l’esprit de l’heure qu’à la vérité d’alors. Alexis souffrait de l’Europe allemande, en 1942. Il est vrai qu’en 1932, déjà, il avait délivré la teneur prophétique des paroles du mourant à Jules Sauerwein ; mais la mémoire du journaliste surimprima peut-être à la relation de 1932 les récits postérieurs de Saint-John Perse, lorsqu’il écrivit ses mémoires, au début des années 1960 : « J’ai confiance, répétait Briand agonisant. L’œuvre ne peut pas périr. Il faut que l’Europe s’organise. Il est impensable qu’elle sombre. Mais il se pourrait que ce soient d’autres qui prennent la tête du mouvement. J’aurais tant voulu que ce fût la France... » Daniélou, le vieux fidèle, a laissé une relation moins édifiante mais probablement plus exacte de l’agonie de Briand : « Par une belle matinée tout ensoleillée, il rendait le dernier soupir, sans un mot, sans une plainte, comme s’il s’endormait. » Au moins la présence d’Alexis au chevet du mourant n’était-elle pas fabulée et sa peine n’était-elle pas feinte, joliment observée par Mistler : « Léger, dont l’œil, à l’iris aussi noir que la pupille, laissait perler une larme, me dit : “Vous rappelez-vous la chambre où il couchait, au ministère ? Il se levait tard, vers la fin de sa vie. Vous êtes venu deux ou trois fois, le matin, lui faire signer des lettres. Il avait un lit aussi étroit que celui-ci, et, chaque soir, il mettait soigneusement son pantalon sous le matelas, pour refaire le pli.” » Étienne de CrouyChanel fut surpris par la vision insolite de son patron pleurant « à chaudes larmes » lorsque l’on dressa le catafalque de Briand dans les salons du Quai d’Orsay. Alexis n’était pas seulement triste, il était désorienté, orphelin de la protection affectueuse d’un père électif auprès duquel il avait pu grandir sur un plan qui ne les avait pas mis en concurrence. Au Quai d’Orsay, ce fut l’une des très rares occasions où Alexis laissa voir à ses collaborateurs qu’il n’était pas tout à fait marmoréen. Les Hoppenot s’en souvenaient, quelques années plus tard : « Pendant les obsèques de Briand, qu’il aimait – et même admirait –, il avait oublié toute coquetterie et l’on apercevait un centimètre de blanc à la racine de ses cheveux habituellement noircis. Ce fut probablement la période cruciale de la vie de Léger : il avait opté pour l’homme qui venait de mourir, s’était attiré la haine de Philippe Berthelot qui l’accusait d’ingratitude et flairait en lui un successeur pressé. » Alexis avait l’occasion d’imiter Briand, en relevant son héritage politique, plutôt que de poursuivre Berthelot de sa passion mimétique. À qui NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 329 — Z33031$$13 — Rev 18.02 Paix universelle ou Europe française ? 329 reviendrait la circonscription de Saint-Nazaire ? Alexis y pensa ; d’autres y pensèrent pour lui. Il lança quelques ballons d’essai. La rumeur courut « dans les couloirs de la Chambre expirante et dans les antichambres des ministères » ; elle passa par Wladimir d’Ormesson, qui la consigna dans son journal : « Il paraı̂t que Léger, l’ex-chef de cabinet de Briand, se présente à Nantes au siège de Briand. » Au lendemain de l’échec présidentiel de Briand, déjà, il avait dédaigné un destin parlementaire, pour mieux menacer Berthelot de son ambition au Département : « Je me refuse énergiquement à la vie politique où l’on voudrait m’entraı̂ner, et pour laquelle je n’ai ni don ni goût 19. » Après la mort de Briand, ses amis revinrent à la charge, à croire L’Europe nouvelle : « Au lendemain des obsèques nationales, le comité nantais qui soutenait tous les quatre ans la candidature de Briand avait fait une démarche auprès de Léger. Les émissaires faisaient valoir que la politique de Briand ne pouvait être mieux interprétée et défendue au Parlement que par le jeune diplomate qui avait connu toutes les nuances de cette politique et qui avait étroitement participé, pendant sept ans, à l’effort créateur de son chef. Les amis personnels de Briand insistèrent longuement auprès de Léger, lui représentant comme un devoir une décision qui le conduisait à changer brusquement de carrière et à quitter la diplomatie pour la vie publique. On alla jusqu’à consulter les chefs des partis de gauche, qui donnèrent l’assurance qu’aucune candidature locale ne serait opposée à celle de Léger. » Alexis a peut-être exagéré l’attente qu’il suscitait, dans le récit qu’il fit à l’auteur de cet article (Louise Weiss ?). Mais il avait bel et bien dédaigné une opportunité, à laquelle il songeait depuis longtemps, dès son entrée dans la Carrière si l’on suit le roman à clés de Karen Bramson, où le jeune homme renonçait finalement au Parlement, écœuré par la médiocrité de ses collègues. L’échec présidentiel de Briand n’avait pas rehaussé le personnel parlementaire à ses yeux ni contribué à le rassurer sur ses chances dans le monde politique. « Je garde encore pour lui le cœur serré de tout ce qui s’est passé, écrivait-il à Berthelot. Je n’en aurais jamais prévu toute la bassesse et toute la lâcheté, même après tout ce que j’ai pu observer pendant six années de coulisses politiques. » Alexis était également retenu par son manque d’aisance en face d’une foule, et son incapacité à parler le langage du peuple. Étienne de CrouyChanel, tout dévoué et admiratif fût-il, ne lui connaissait pas le don de manier les masses : « Léger n’était pas un orateur ; dès qu’il y avait quatre ou cinq personnes devant lui, qu’il devait s’exprimer en public, il n’y avait plus personne. Dès qu’il était en tête à tête, il avait un don d’exposé et d’élocution extraordinaire. » Les brouillons des quelques célébrations oratoires qui lui incombaient en tant que secrétaire général prouvent son embarras, renouvelé à chaque départ en retraite. Faute de savoir trouver le ton juste, dans l’improvisation, il rédigeait intégralement ses discours, poussant le soin jusqu’à souligner les accents toniques que sa voix ne trouvait pas spontanément. Ces précautions ne l’immunisaient pas contre la maladresse, lorsqu’il s’essayait au paternalisme chaleureux devant sa « chic équipe ». NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 330 — Z33031$$13 — Rev 18.02 330 Alexis Léger dit Saint-John Perse Avec des attendus vertueux, L’Europe nouvelle rendit compte de la conclusion à laquelle Alexis s’était rendu : « Léger ne s’est pas laissé convaincre. Libre de toute ambition, il n’avait hésité que pour des raisons de conscience. Il lui a semblé qu’il était plus qualifié pour gérer, avec les moyens de son métier et sur le terrain dont il connaı̂t admirablement les dangers et les ressources, l’héritage diplomatique de Briand. » Raymond de Sainte-Suzanne était moins candide en mesurant a posteriori les bénéfices de son calcul : « Combien il a eu raison de croire qu’en démocratie un pouvoir immense est réservé au très haut fonctionnaire, pourvu que celui-ci sache user de ce pouvoir en n’offusquant pas la galerie, en restant dans l’ombre. » Éliminer Berthelot Depuis 1927 qu’il avait misé sur Briand pour s’emparer du poste de Berthelot, Alexis minait la position du secrétaire général. Duel feutré, dont quelques initiés suivaient le ballet savant. Depuis le projet d’Union européenne, il était devenu notoire qu’Alexis avait substitué son influence à celle de Philippe auprès du ministre. Mais peu devinaient déjà que le cadet convoitait le poste de secrétaire général à l’exclusion de tout autre. Perfidement, Alexis l’avait laissé comprendre au seul Berthelot, en énumérant devant lui les ambassades qu’il avait refusé d’accepter de Briand. En même temps qu’il avait été marginalisé, Berthelot continuait de faire tourner la machine administrative. C’est lui qui abattait le plus gros et le moins gratifiant du travail. Philippe devenait amer, et finissait par prendre « un peu en grippe » son ministre, au dire de Léon Noël, qui admirait les deux hommes. De son côté, Briand avait fini par s’agacer des critiques de son secrétaire général, qui leur donnait toujours plus d’audience ; c’est du moins ce que raconta plus tard Alexis, qui voulait dissoudre le mythe de leur entente, sans avouer la part qu’il avait prise dans cette brouille. Devant Henri Hoppenot, il prêtait ces mots à Briand : « S’il se sent aussi solide qu’il le dit et blâme ce que je fais, pourquoi n’essaie-t-il pas de me faire changer d’avis ou de contrecarrer ma politique ? » Longtemps, Berthelot avait pris sur lui de défendre la politique de Briand et de tenter de se raccommoder avec lui. Il l’avait fait en novembre 1928, lorsqu’il s’était complaint du manque de confiance de Briand, pour lui renouveler finalement ses services. En 1929, le secrétaire général collaborait encore loyalement à la politique de son patron, malgré sa disgrâce, dont il ne doutait plus. Les choses allaient de mal en pis ; à la conférence de La Haye, en août 1929, Berthelot en fut réduit à faire passer ses avis par des tiers, comme Léon Noël. À la fin de l’année 1929, Mgr Chaptal apprit à Mgr Baudrillart qu’il ne fallait plus compter sur leur relais habituel au Quai d’Orsay : « Il paraı̂t que Berthelot n’a plus d’influence sur Briand, qu’elle est passée entre les mains de Léger. » Neuf mois plus tard, en sortant de l’Académie, le prélat NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 331 — Z33031$$13 — Rev 18.02 Paix universelle ou Europe française ? 331 recueillit auprès de ses pairs, Barthou et Paléologue, les potins qui circulaient au sujet de Briand, « démonétisé », mais que personne n’osait « débarquer », asservi à l’influence d’Alexis : « Sur les grandes questions, il n’interroge même pas Berthelot, qui est fort inquiet. Il écoute Léger et ses propres rêveries. » Ce qui était vrai à La Haye, où Berthelot était allé « en personnage désabusé », ne l’était plus après le projet avorté d’Union européenne, enterré, avec Stresemann, sous l’épitaphe shakespearienne du secrétaire général : « Des mots, des mots. » À la fin de l’année 1929, la nomination de Tardieu à la présidence du Conseil avait affaibli Briand, qui était devenu l’otage d’une droite peu favorable à ses grandes machines diplomatiques. Joseph Caillaux, en pacifiste patenté, reprochait à Alexis de laisser son ministre « prêter le prestige de son nom » à une politique qu’il désapprouvait ; il aurait fallu « dire aux nationalistes : “Faites votre politique !” Comme elle est impossible et qu’au fond la France n’en veut pas, dans trois mois quatre cents députés se réclameraient de lui ». Alexis justifiait piteusement son patron : « Ce qui est tragique, Monsieur le Président, c’est qu’il le sait et qu’il reste pour sauver ce qui peut être sauvé. [...] Parce que s’il part, tout craque. [...] Il ne s’agit pas de trois mois, mais de huit jours. Si Briand partait... » Dans ce nouveau contexte, l’opposition de Berthelot à la politique de Briand n’était plus chuchotée ; elle devenait notoire. En 1931, un conférencier comme Jacques Bardoux croyait pouvoir l’évoquer publiquement, à l’étranger de surcroı̂t, au cours d’un exposé sur la politique étrangère de la France prononcé à Londres. Berthelot n’était plus seulement amer ou furieux ; il devenait pathétique. En mai 1931, il se plaignit à Massigli de ne rien recevoir « de Léger ou de la part du ministre », qui étaient partis à Genève combattre le projet d’union douanière austro-allemande. Pour faire bonne figure, il ajouta, « [ni] de Peycelon, [ni] de vous-même 20 ». Une trop grosse finesse pour tromper Massigli, qui datait rétrospectivement la « crise » de « l’affaire européenne » : « La destruction de Berthelot par Léger a été systématique, il voulait le poste. » Avant de pouvoir éliminer Berthelot, à la mort de Briand, Alexis s’employa à survivre à la nouvelle équipe, décidée à rompre avec l’ère Briand. Dès janvier 1932, Laval avait pris les Affaires étrangères, cumulées à la présidence du Conseil. Son gouvernement, qui penchait à droite, ne dura pas deux mois. Le 20 février, le président Doumer confia à Tardieu le soin de former une nouvelle combinaison. Le nouveau chef du gouvernement était aussi impatient que Laval de mettre ses pas dans les traces de Briand. Comme le pèlerin de la paix, il s’adjugea les Affaires étrangères, après avoir été le délégué de la France à la SDN. Par une heureuse coı̈ncidence, la Conférence de désarmement, prévue par le traité de Versailles et le pacte de la SDN, s’était ouverte le 2 février. Tardieu y présenta un plan audacieux, basé sur une force armée internationale, qui ne s’imposa pas au scepticisme des délégués. Le ministre maintint Alexis parfaitement à l’écart de cette affaire, qui traı̂na assez longtemps pour lui offrir d’autres occasions de s’en mêler. Depuis le début de l’année, libéré de sa loyauté envers NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 332 — Z33031$$13 — Rev 18.02 332 Alexis Léger dit Saint-John Perse Briand par sa disparition, Berthelot n’avait pas eu de peine à s’accorder avec l’intelligence et l’activité débordante de Tardieu. À Genève, il lui attacha Massigli, dont c’était l’apanage en tant que directeur du service français de la SDN (SFSDN), de préférence à Léger, directeur politique qui avait notoirement délaissé ses fonctions lorsqu’il dirigeait le cabinet de Briand. Elles demeurèrent toutes virtuelles au début de l’année 1932, alors qu’il était rendu à son emploi administratif. Son seul fait d’arme fut d’enlever à Massigli l’un des jeunes agents qui commençaient leur carrière au SFSDN, bien au fait des travaux de la Conférence du désarmement. C’est ainsi qu’il s’attacha Étienne de Crouy-Chanel, major du concours de 1931. Le jeune diplomate fut enchanté de grimper au troisième, l’étage noble du Quai d’Orsay. La décision de Tardieu de s’attacher Massigli pour défendre à Londres l’autre grande affaire de son bail au Quai d’Orsay, passée à la postérité sous le nom de « plan Tardieu », fut autrement révélatrice de la pénitence infligée à l’héritier de Briand. Dans cette affaire, Tardieu ripostait, à un an d’intervalle, au projet d’union douanière austro-allemande qui avait luimême répondu, à sa façon, au projet européen de Briand. L’échec du Zollverein n’avait pas arrêté la lutte d’influence entre Paris et Berlin dans les pays danubiens, ruinés par la chute du cours des céréales. À peine aux affaires, Tardieu se hâta de relancer un plan régional. Alexis fut écarté de la négociation. À vrai dire, il s’en porta bien : ses collègues ne voyaient pas d’un très bon œil la marche forcée de leur ministre, qui voulait imposer un plan venu des Finances. Alexis y était moins favorable qu’un autre : un an plus tôt, au sommet de son influence, il avait certifié au Foreign Office qu’il s’interdisait d’envisager un contre-projet français à la tentative d’union douanière austro-allemande, qui risquait d’opposer les clientèles respectives et de diviser l’Europe en deux clans antagonistes, aux antipodes de l’esprit du mémorandum européen 21. Au reste, les Anglais ne firent pas bon accueil au plan français. Alexis, qui avait été maintenu à l’écart de la négociation, n’eut pas lieu de se plaindre de cet échec. Pour autant, la défaite électorale de Tardieu ne le délivra pas immédiatement de son purgatoire. Les radicaux ayant remporté le scrutin du printemps 1932, le président Lebrun, qui avait succédé à Paul Doumer, assassiné par un Russe déséquilibré, demanda naturellement à leur chef de former un nouveau gouvernement. Édouard Herriot avait manœuvré de telle sorte que le soutien parlementaire des socialistes ne lui coûtât pas leur participation gouvernementale et il s’arrogea les Affaires étrangères en plus de la présidence du Conseil. Un destin national se fondait encore sur les questions internationales ; il s’y brisait aussi. Herriot tomba à la fin de l’année lorsque la Chambre refusa d’honorer, comme il le demandait, les dettes contractées aux États-Unis pendant la guerre. Il est vrai qu’entre-temps, à la conférence de Lausanne, Herriot avait effacé les réparations allemandes, contre le paiement d’un forfait de trois milliards de marks-or, qui ne fut jamais honoré. Bizarrement, Herriot n’employa pas davantage Alexis à Lausanne que NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 333 — Z33031$$13 — Rev 18.02 Paix universelle ou Europe française ? 333 Tardieu ne l’avait utilisé à Genève. Il le connaissait pourtant depuis les services qu’il avait rendus dans son cabinet, en 1924, et il était resté en relations très cordiales avec lui. Mais Alexis ne fut pas de la délégation. Ses admirateurs étrangers craignaient que son étoile ne pâlı̂t. Salmon Levinson, le supporter du pacte Briand-Kellogg, avait déjà regretté son absence de Genève, en février 1932, à l’ouverture de la Conférence du désarmement. En mai, il s’inquiéta devant Claudel de l’absence renouvelée de l’héritier du champion de la paix : « Si vous pouviez m’indiquer ce qui arrive à mon cher ami Léger, je vous en serais reconnaissant. J’espérais qu’il serait mandaté par la France comme émissaire à Genève. » Levinson enfonça le clou au mois de juin, en affichant clairement son espoir qu’Herriot en ferait le successeur de Berthelot, qu’il enterrait sans délai : « Il serait un renfort appréciable pour Herriot. J’ai la plus grande estime pour son esprit et ses capacités alors que Berthelot est malade 22.” Selon Mme de Laboulaye, la position d’Alexis demeurait compromise, mais n’était plus désespérée : « Depuis la mort de Briand, Léger se terre ; un moment on a pensé qu’il avait tout perdu mais, bien qu’il n’ait pas été appelé à Lausanne, il reprend du terrain. » Face à Berthelot, Alexis se montra assez habile pour sauver jusqu’au bout les apparences de sa bonne collaboration avec le secrétaire général, afin de pouvoir incarner la continuité administrative de la maison et cumuler son héritage à celui de Briand. Dans cette guerre des nerfs, chacun jouait avec la meilleure grâce possible le rôle de l’ami fidèle et comblé. Philippe craqua le premier, au suicide de Victor Point, que le Tout-Paris voulait bien faire semblant de considérer comme son fils adoptif, sans cesser de croire qu’il était son fils naturel. De fait, Philippe aimait Victor comme un fils. Il ne se consola pas de cette mort, qu’il s’était donnée par amour pour une coquette, Alice Cocéa, actrice d’origine roumaine, responsable de la rupture de ses fiançailles avec une fille de Claudel, qui l’avait quitté pour un autre. Alors Philippe fendit l’armure, et rendit les armes, en réponse aux condoléances d’Alexis : « Mon cher ami, votre lettre nous fait du bien : vous, pouvez comprendre la profondeur de notre douleur. [...] Rapprochons-nous, oublions qu’on était parvenu à nous séparer, revenons à notre passé de si longue amitié, et travaillons ensemble en toute confiance. [...] Votre ami, Philippe B. » C’était à l’été 1932, au cours d’un long congé de Philippe, commencé le 4 juin. Sa fatigue était réelle, mais elle l’accompagnait depuis longtemps. Aussi son absence passait-elle jusqu’alors pour une maladie diplomatique, qui lui permettait de ne pas servir Herriot. Son retour avait signifié le rétablissement d’une politique de conciliation à laquelle le secrétaire général n’adhérait plus. Sa maladie était si peu considérée comme le réel motif de son congé, qu’un vieil animal politique comme Lucien Lamoureux fut obligé de préciser que Philippe Berthelot était « vraiment malade » lorsqu’il conjectura au début de l’année 1933, son remplacement probable par Alexis. De fait, Philippe prolongea son absence pendant plusieurs mois, après le suicide de Victor Point. Alexis assura l’intérim et prit soudain une NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 334 — Z33031$$13 — Rev 18.02 334 Alexis Léger dit Saint-John Perse importance nouvelle. Les agents lui adressaient leurs requêtes, les fidèles de Berthelot comme les autres. Claudel anticipa sans vergogne la succession de son vieil ami. Il rouvrit avec l’intérimaire une correspondance interrompue depuis quinze ans ; elle grossit bientôt, au prétexte que Léger était plus disponible depuis qu’il avait quitté le cabinet. Claudel était trop entier pour être habile : « Je suppose que vous avez pris la place de Berthelot pendant le congé de ce dernier. Je me confie donc à votre jugement et à votre bonne amitié. Je vous serre affectueusement la main. » Balourd, il glissait quelques jours plus tard ce signe de connivence : « J’ai entendu dire qu’il y avait une souscription pour un monument Briand. Bien que j’aie horreur de ce genre d’hommages, je vous envoie ci-joint une petite somme et vous serais reconnaissant de la faire parvenir à qui de droit. » Alexis devenait son nouveau protecteur : « Ma femme m’a rapporté la conversation qu’elle avait eue avec vous et je suis bien touché de l’affection fidèle que vous conservez à votre vieil ami. » Hors du Quai d’Orsay, on tenait déjà Alexis pour le secrétaire général en titre. Lord Tyrrell, l’ambassadeur britannique à Paris, et Ronald Campbell, son adjoint, ne le désignaient pas autrement dans leur correspondance avec Londres. Alexis n’était pas pressé de tirer Philippe hors de sa retraite. Il le lui faisait cruellement comprendre : « Je regrette de n’avoir pas du papier sans en-tête sous la main, tant je voudrais que vous fussiez toujours soustrait à toute association d’idées qui vous rappelât pour le moment le Quai d’Orsay. » Ce courrier mit Philippe dans une rage froide, et l’accula au lapsus. Dans son impatience à revenir, en septembre 1932, certain qu’Alexis lui savonnait la planche, il lui répondit : « Je pense que vous êtes terriblement pris et que vous aspirerez à votre retour à un peu de repos », avant de biffer l’expression de son propre désir. Quelques jours plus tard, Philippe revint de son congé prolongé. Les Anglais ne pariaient pas un penny sur son rétablissement sanitaire et politique ; ils expliquaient son retour par les ambitions mondaines d’Hélène. Alexis prit son mal en patience. Depuis juin, pendant le congé de Berthelot, il avait hérité des affaires courantes et s’était remis à niveau dans les affaires du désarmement. Les Allemands revendiquaient l’égalité des droits ; le Quai d’Orsay savait bien qu’il s’agissait moins d’une satisfaction morale que du droit à réarmer, en l’absence d’un désarmement général. Berlin refusait de participer à la Conférence du désarmement, fixée au 20 septembre 1932, si des négociations ne se trouvaient pas préalablement engagées sur cette question. Pour contrer cette prétention, Alexis avait déployé une activité inlassable, envoyé des télégrammes tard dans la nuit, et fait office de véritable succédané de Berthelot. Il s’en plaignit à sa chère Lilita : « Paris, pour moi, n’est pas bien tendre en ce moment, sous la double condensation des événements diplomatiques et de la chaleur. » L’intérimaire sollicita les clients de la France, pour s’assurer de leur opposition commune (Varsovie), ses amis, pour sonder leur propre information (Bruxelles et Londres), et Rome, pour tenir informée l’indécise Italie. Une deuxième vague atteignit un deuxième cercle, le 2 septembre. Belgrade et NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 335 — Z33031$$13 — Rev 18.02 Paix universelle ou Europe française ? 335 Bucarest ne pouvaient rester « indifférentes » à la communication allemande, dont on ne doutait pas qu’elles l’accueillaient avec la même hostilité que Paris. Le Saint-Siège, dans la plus pure tradition briandienne, fut flatté dans le sens de son pacifisme. Une troisième vague, le 5 septembre, lécha les rives grecques et danoises. Les ondes télégraphiques couraient l’Europe, Alexis consultait à tout va, cherchait à rallier l’Italie, dont la presse soutenait pourtant sans réserve la prétention allemande. L’Allemagne n’était pas dupe de ces efforts, qui justifiaient en retour la coalition qu’elle essayait de former à l’appui de sa thèse. Berthelot aurait-il agi différemment de son cadet, qui ne craignait pas de tourner le dos à l’esprit locarnien ? Pendant cet interim, Alexis démontra toutes les qualités qui lui firent défaut lors de son septennat au secrétariat général 23. Au milieu de tant de qualités d’énergie et de volonté, les défauts d’Alexis affleuraient. Il n’informa pas assez Fleuriau de l’activité de l’ambassadeur anglais à Paris pour lui permettre de décoder la position du gouvernement auprès duquel il était accrédité : « Je voudrais bien savoir, par un mot de vous ou un télégramme, ce que Tyrrell a été chargé de dire au président. Cela pourrait expliquer bien des choses 24. » Plus fondamentalement, il confina son activité à la défense d’une position juridique, sans se soucier de contrer l’Allemagne sur le terrain de la légitimité. Le retour de Philippe Berthelot, en septembre 1932, suspendit subitement le rôle et l’influence de l’intérimaire. L’entourage d’Herriot n’était guère favorable à Alexis : Charles Alphand, son directeur de cabinet, Marcel Ray, universitaire ami de Larbaud, qui avait à se plaindre d’Alexis, Giraudoux, le défenseur de l’honneur de Berthelot, accumulaient des préventions contre le directeur politique ; ils se méfiaient de ses tours, et lui préféraient le secrétaire général en titre, même diminué. Herriot lui-même, qui appréciait pourtant Alexis, cajolé par ses louanges, restitua d’emblée Philippe à sa position primordiale. Mais Philippe Berthelot s’élimina de lui-même, usé à trop de travaux et de fêtes. Aux premiers jours de l’année 1933, il devint notoire qu’il était sur le point de quitter ses fonctions, parvenu au bout de ses forces. « Vers la fin du mois de décembre, après avoir brûlé des papiers, il disparut brusquement. On crut sa retraite définitive, et, dans les deux heures qui suivirent son départ, Léger prit possession de son bureau », raconta Je suis partout en février 1933. « Dans le courant du mois de janvier, on le vit cependant réapparaı̂tre. Mais les services ne sont pas dupes de cette rentrée, à laquelle on n’accorde qu’un caractère provisoire », poursuivait le journaliste. Il terminait par ce constat : « La clique de Léger s’enrichit, chaque jour, de nouvelles recrues. » Les Hoppenot en étaient depuis longtemps, lorsqu’ils sentirent qu’Alexis touchait au but, le 22 janvier 1933 : « Philippe Berthelot n’a pas encore quitté tout à fait son bureau du ministère où il passe deux heures quotidiennement, l’on voudrait lui offrir un poste d’administrateur du Suez afin qu’il prenne sa retraite. Mais Hélène, malgré un épuisement physique visible, le pousse à rester aux Affaires étrangères et il s’y accroche en dépit de toute sagesse. Léger attend patiemment et NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 336 — Z33031$$13 — Rev 18.02 336 Alexis Léger dit Saint-John Perse fait contre mauvaise fortune bon cœur. » Signe favorable, la presse préparait l’avenir, et pour donner plus de poids à son ralliement, affectait de croire que la décision était déjà prise, tel ce journal non identifié, le 14 janvier : « Léger a été très combattu – il le fut même par nous – mais ce ne fut jamais son habileté et sa compétence qui furent en cause. Nul ne saurait mieux occuper la place de secrétaire général des Affaires étrangères que Léger, qui a donné déjà maintes preuves de son habileté [...]. Aucun choix ne pouvait être meilleur que le sien. Ajoutons que d’ailleurs, dès le départ de Berthelot, c’est Léger qui a été chargé de l’intérim de la fonction. » * À la mi-février, Wladimir d’Ormesson apprit de son frère André que le secrétaire général était « tout à fait changé et hors d’état de continuer son service 25 ». Son départ décidé, il ne lui restait qu’à espérer l’élévation d’un rival qui empêchât Alexis de lui succéder. Il avait de longtemps préparé Massigli à ce rôle, « sentant qu’entre ces deux hommes de tempérament, de pensée, de sentiments, aucun accord ne pouvait se faire et qu’infailliblement, ils lutteraient l’un contre l’autre », au témoignage d’Hélène Hoppenot. Ce long garçon scrupuleux, mais conscient de sa valeur, qui était grande, travailleur et méthodique, ce qui ne l’empêchait pas d’être mondain et sentimental, était une sorte de négatif parfait d’Alexis, au physique comme au moral ; cela ne signifiait pas de grandes divergences de vues. Une histoire de femme les avait opposés. Rien, en apparence, ne les différenciait politiquement. Ils avaient commencé leur carrière dans l’orbite de Berthelot et avaient collaboré sans réserve à la politique de Briand ; Alexis était plus proche de celui-ci et Massigli de celui-là, mais le chef du SFSDN offrait de sérieux motifs d’être choisi par un héritier du pèlerin de la paix. On ne saurait mieux définir Joseph Paul-Boncour, le ministre appliqué, travailleur et soucieux du détail qui succéda à Édouard Herriot, en espérant perpétuer Aristide Briand. Dans ses derniers mois, Philippe avait poussé Massigli autant que possible. Fleuriau se réjouit devant lui, le 20 octobre 1932, des éloges de Norman Davis : « Il m’a parlé de Massigli dans des termes excellents et qui m’ont fait grand plaisir. » François Seydoux, qui s’offrait le luxe de n’être d’aucun clan, pour être le fils de son père, résumait le sentiment général : Berthelot « l’aurait vu volontiers lui succéder au secrétariat général ». De fait, selon Louis de Robien, le choix de Paul-Boncour balançait entre ces deux rivaux : « Il hésitait entre plusieurs diplomates et me cita plusieurs noms, notamment celui de Massigli [biffé : et de Léger]. Je lui répondis que, dans l’intérêt de la paix qui doit être le premier souci d’un homme d’État français, je lui conseillerai de préférer [biffé : le second] Leger qui n’était pas un sectaire comme Massigli et qui était déjà directeur politique, ce qui rendait sa nomination normale ». Robien estimait avoir pesé dans la décision finale. A posteriori, il confessa d’ailleurs « un certain remords » d’avoir « eu quelque part dans ce choix » d’un pacifiste devenu belliciste. Si l’on suit le récit de Robien la nomination d’Alexis n’allait pas de soi pour Paul-Boncour, * FSJP, papiers diplomatiques, 46, coupure de presse non identifiée. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 337 — Z33031$$13 — Rev 18.02 Paix universelle ou Europe française ? 337 qui différait sa décision depuis plus d’un mois que Berthelot s’était retiré : « J’ai eu l’impression qu’il voulait surtout mettre fin aux sollicitations dont il était l’objet pour nommer à cet emploi quelque intriguant n’appartenant pas aux cadres de la Carrière. » Alexis reçut le concours latéral de Louis de Robien, comme celui des nombreux amis de Briand, qui témoignèrent en sa faveur, sans compter les moins nombreux ennemis de Berthelot, mais, pour l’essentiel, il conduisit lui-même sa campagne. En sa qualité d’ancien collaborateur de Briand, sa candidature à seconder Paul-Boncour émergeait naturellement. Le nouveau ministre des Affaires étrangères avait remplacé Briand à la présidence de la délégation permanente à la SDN quand il était devenu trop malade. Il ne cachait pas son attachement à la politique de sécurité collective. Le choix d’Alexis, « ancien chef d’orchestre de la symphonie briandiste », fut en effet interprété comme la volonté de « s’assurer les philtres et sortilèges de Briand ». D’où le dépit de la presse de droite. Je suis partout claironnait que le choix de Paul-Boncour de « racler les déchets du briandisme » en s’assurant la collaboration du « mesmérisme et de la prestidigitation de Léger », portait « un coup mortel à sa réputation fléchissante ». Pour les mêmes raisons, le chef du SFSDN n’était pas moins légitime. PaulBoncour n’a jamais expliqué son choix. Rédigeant ses mémoires en 1943, alors qu’Alexis était tenu, en France, pour l’un des responsables de la défaite, il lui rendit élégamment un hommage appuyé, sans justifier sa nomination. Alexis avait patiemment préparé son succès ; les autres membres du gouvernement avaient été choyés, à commencer par Édouard Daladier, qui le présidait. Au seuil de l’année 1933, Alexis tira le vin qu’il avait depuis longtemps mis en cave ; il activa ses réseaux parlementaires, et usa de l’arme littéraire, en saluant opportunément le nouveau président du Conseil. Il lui consacra l’un de ses chefs-d’œuvre épistolaires, capables de tisser un lien subtile et singulier, dont on pouvait ne pas être dupe, sans pouvoir s’en dégager. Comment Daladier aurait-il pu résister aux images organiques qui flattaient sa volonté de puissance et ses velléités de faux volontaire ? Comment ne pas succomber à la louange de son « élégance » qui lui faisait le plaisir d’être l’hommage le plus inattendu et le plus désarmant pour celui que l’on surnommait « le taureau du Vaucluse » ? Comment se soustraire à l’ultime vanité de l’homme politique, qui se rêvait différent de ses pairs pour mieux souffrir le spectacle des bassesses de l’étroit milieu qu’il aspirait à dominer sans lui ressembler ? Ce mélange d’humanité et de singularité qu’Alexis lui découvrait subtilement l’aidait à reconnaı̂tre les propres mérites du candidat au secrétariat général : « J’attendais depuis longtemps cette heure de mes vœux. J’en mesure pour vous tout le poids. Mais je pense aussi à toute cette lente et calme germination qui vous y préparait, comme une force naturelle ; à toute cette longue concentration envers vous-même, à quoi se mesurait votre élégance envers les autres. Vous voici désormais dans la solitude accrue du Chef. À l’heure où tous se tournent vers l’homme public sans penser à ce qui peut s’approfondir en lui secrètement, si NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 338 — Z33031$$13 — Rev 18.02 338 Alexis Léger dit Saint-John Perse peu de temps après un deuil intime, laissez-moi m’autoriser, humainement, de ce que j’ai toujours rencontré d’humain dans son regard pour lui adresser, à titre personnel, mes vœux choisis parmi les meilleurs et les plus sincèrement dévoués 26. » Le 1er mars, le Journal officiel publia la nomination d’Alexis Léger, confirmant l’information de L’Écho de Paris qui en avait fait sa une le matin même : « Philippe Berthelot quitte le Quai d’Orsay. Léger le remplace au secrétariat général du ministère. » Le quotidien confirmait l’indécision du ministre, qui avait hésité jusqu’au bout, et l’impopularité d’Alexis parmi ses collègues, qui obligeait à de subtils dosages pour la nomination de ses collaborateurs : « Depuis deux ans, l’avancement exceptionnellement rapide de Léger ayant suscité parmi le personnel du Quai d’Orsay nombre de réactions et de contre-réactions, on ne sait pas au juste à quel choix Paul-Boncour s’est arrêté. » Heureux du choix de Paul Bargeton, qu’il avait réussi à faire nommer directeur politique à la place de Saint-Quentin, comme de celui, à la direction d’Europe, d’Émile Charvériat, qui était son féal, Alexis était moins satisfait de retrouver Massigli à la sous-direction politique, aux côtés de Robert Coulondre. Il lui fallut quelques années pour se débarrasser de son rival et se constituer une équipe entièrement à sa main, constituée de fidèles absolument dévoués, Charvériat, Rochat et Hoppenot. Peut-on imaginer la satisfaction d’Alexis ? Il mesurait sans doute ce qu’il avait perdu pour gagner le poste de secrétaire général. Par une sorte de renversement de la hiérarchie de ses valeurs, sa nomination au poste de secrétaire général, en 1933, devint une revanche sur sa vocation avortée. Un article de Aux Écoutes résumait ces chassés-croisés, où Alexis abjurait sa foi littéraire et reniait Saint-John Perse ; il regrettait son double, sans doute, mais il craignait encore qu’il ne nuisı̂t à sa crédibilité diplomatique, malgré les précieux services qu’il lui avait rendus : C’est le jour même de la répétition générale d’Intermezzo que Alexis Léger fut nommé secrétaire général des Affaires étrangères, et le soir il assistait, à la Comédie des Champs-Élysées, à la répétition générale de la pièce de son subordonné, dans la loge qu’occupait Philippe Berthelot lors des générales de Siegfried et d’Amphitryon. À l’entracte, Léger vint féliciter Jean Giraudoux. Giraudoux en profita pour féliciter Léger, qui, sous les noms de Saint-Léger, de Léger et SaintJolin-Perse [sic], a publié un certain nombre de poèmes obscurs. — Je ferai un article, lui dit Giraudoux, pour féliciter la France d’avoir choisi un poète pour un poste aussi délicat et aussi important. — N’en faites rien, lui demanda Léger, sauf vous, les poètes ne sont plus bien vus dans la Carrière. Huit jours après, Paul Claudel était rappelé de New York et nommé à Bruxelles 27. Depuis des années, Alexis jalousait en contre-plongée la réussite de Philippe Berthelot. Sa position lui semblait inexpugnable ; il tapait d’autant plus fort. Croit-on jamais en la faillibilité de ses aı̂nés ? Il n’était NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 339 — Z33031$$13 — Rev 18.02 Paix universelle ou Europe française ? 339 rien sur la scène européenne, alors que la renommée de Berthelot était considérable. Le secrétaire général était attaqué quotidiennement par L’Action française, où sévissait Léon Daudet, son ancien compagnon de bohème ; on le maudissait, on l’adulait. Lorsque l’éminence grise décida par exception d’assister au Conseil de la SDN, en mars 1928, un journal de Hambourg dressa de lui un portrait qui marginalisait quasiment Briand, pourtant au sommet de sa gloire : « Philippe Berthelot est considéré comme la personnification même de la race française. On serait presque tenté d’admettre comme une heure historique celle à laquelle ce représentant de la France se rencontrerait pour la première fois avec le représentant autorisé de l’Allemagne 28. » À cette date, Alexis n’avait pas eu l’honneur du moindre article de la presse étrangère. Renversée, la statue de Berthelot le toisait encore ; il distilla quelques perfidies à ses amis pour l’abı̂mer un peu. En août 1932, Claudel nota dans son journal « Vu [...] de nouveau Léger. Récits terrifiants sur B[erthelot] et sur V[ictor] P[oint]. » Alexis était toujours dominé par son modèle, et le fut longtemps encore. De son côté, Philippe remâchait son amertume. À l’automne 1933, avant de rejoindre son poste à Londres, Roland de Margerie l’alla saluer ; l’ancien secrétaire général le félicita du choix de son poste, qu’il compara classiquement à l’excellence de Pékin, pour mieux égratigner d’un coup de patte dérisoire le poète qu’il avait jadis fait entrer dans la Carrière : « C’est le conseil que j’ai donné jadis à Léger, auquel je m’intéressais – alors –, parce qu’il avait publié un petit recueil de poèmes assez co-cas-ses. » NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 340 — Z33031$$U1 — Rev 18.02 NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 341 — Z33031$$13 — Rev 18.02 L’héritier abusif 1932-1935 NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 342 — Z33031$$13 — Rev 18.02 NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 343 — Z33031$$13 — Rev 18.02 XI Le successeur de Berthelot À la mort de Briand, les héritiers se bousculent. Laval, Tardieu et Herriot se succèdent au Quai d’Orsay pendant l’année 1932. Puis trois ministres, pour une année chacun. À gauche, Paul-Boncour ne jure que par Genève, mais cherche des accommodements. Au centre droit, Barthou prétend penser comme les autres, pour ne pas heurter le pacifisme français, mais utilise l’expression briandienne de « Locarno oriental » pour mieux encercler l’Allemagne. À droite, Laval se voue à la paix comme au diable, en cherchant à s’entendre à tout prix avec l’Italie fasciste et l’Allemagne hitlérienne. Trois ministres, trois politiques contradictoires, mais qui se défendent de rompre avec l’héritage de Briand, pour adapter la France aux nouveaux défis du IIIe Reich. Au Foreign Office, dès le mois de décembre 1933, on regrettait les discours décalés qu’Alexis tenait aux diplomates de l’ambassade d’Angleterre : « Les Français me remplissent de désespoir depuis qu’ils vivent dans un monde parfaitement irréel d’experts juridiques. Ils ont manqué toutes les occasions qu’ils auraient pu saisir et ils sont grandement responsables de l’arrivée d’Hitler au pouvoir et de la fin de la démocratie en Allemagne 1. » « Il s’est toujours donné pour l’héritier de Briand ; si c’est vrai, ce n’est que du Briand affaissé des trois dernières années », observait sans aménité le cardinal Baudrillart, le 23 novembre 1940. On s’en plaignait, ou l’on s’en louait, mais on n’y échappait pas : Alexis posait à l’héritier du grand homme. En s’instituant le garant d’une politique pacifiste, basée sur la sécurité collective, il gageait son destin au secrétariat général sur le courant majoritaire, dans les milieux politiques comme dans l’opinion. Mais Alexis se représentait également comme le garant d’une tradition administrative plus vieille que le régime, dont Berthelot, son plus récent avatar, incarnait la dynamique récente, nationale et républicaine. Son art fut de savoir ménager ces deux talismans. La figure écrasante de Berthelot Le poste de secrétaire général est-il administratif ou politique ? Son pouvoir procède-t-il d’une définition juridique ou de la tradition sédimentée par le glorieux Cambon, le fade Paléologue et le vibrionnant Berthelot ? Pour mieux accabler le négociateur français des accords de Munich, Paul Reynaud a insisté a posteriori sur la responsabilité politique du plus haut responsable du Quai d’Orsay pendant l’entre-deux-guerres : « Dira-t-on que, fonctionnaire, il était tenu d’obéir ? Oui, sans aucun doute s’il s’était NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 344 — Z33031$$13 — Rev 18.02 344 Alexis Léger dit Saint-John Perse agi d’un fonctionnaire n’ayant, même placé à l’échelon suprême de la hiérarchie, que des attributions administratives. Mais la règle ne saurait s’appliquer à de hautes fonctions comportant une responsabilité politique. Du nombre et au premier rang des fonctions de cette nature sont évidemment celles qu’exerce le secrétaire général du ministère des Affaires étrangères. » L’avis d’Alexis lui-même était fluctuant. Dans l’action, il fit tout pour conquérir et conserver une responsabilité politique ; en 1949, rédigeant pour l’édification d’Alexandre Parodi, son lointain successeur, un miroir des princes du Quai d’Orsay, il allait explicitement dans le même sens. Dans la défaite, anxieux d’un procès, il limitait sa responsabilité « à la fidélité d’exécution, purement administrative ». En 1933, le poste de secrétaire général était surtout ce que Berthelot en avait fait, ou ce que l’on croyait qu’il en avait fait. C’était tout à la fois la réalité et l’image de ce pouvoir qu’Alexis aspirait à recevoir en captant l’héritage de sa victime. Ses collaborateurs s’amusaient de cette comédie. Raymond de SainteSuzanne, n’ignorant pas qu’on lui avait « beaucoup reproché d’avoir trahi et chassé Philippe Berthelot », se délectait de sa façon de toujours renchérir dans l’éloge de son prédécesseur : « À un déjeuner qu’il donnait pour les nominations de Saint-Quentin, où j’étais, il prononça une harangue. SaintQuentin répond et évoque Philippe Berthelot. Léger aussitôt après se lève, repique une nouvelle harangue à la mémoire de Philippe Berthelot. » Alexis ne se laissait pas piéger par Claudel, venu l’interroger sur leur protecteur commun : « Claudel désire se documenter pour des articles que publiera Le Figaro et qui feront suite à ceux sur Philippe Berthelot. “Prenez garde, a dit Henri Hoppenot à Léger, il va transformer tout ce que vous lui direz et il ne vous restera plus qu’à envoyer au journal une rectification.” (Laboulaye a été obligé de le faire au sujet des dernières paroles de Philippe Berthelot, relatées inexactement par Claudel.) “Oh ! a dit Léger, il n’entendra de moi que des louanges.” ». Les Hoppenot parvenaient à peine à susciter un petit coup de griffe de leur protecteur : « “Il y avait en lui, dit Léger, du Footitch et du Monsieur Loyal.” Mot peignant le côté rigoriste qu’il tenait d’une mère protestante et celui d’un satrape, impérieux et fantaisiste. » Le nouveau secrétaire général apparaissait moins nettement comme l’héritier de Berthelot que comme le dépositaire dévot du briandisme ; c’est pourquoi la droite accueillit fraı̂chement sa nomination. Elle en regrettait presque son prédécesseur et son panache, capable de caprices, mais toujours fidèle à son patriotisme républicain. Aux Écoutes confondait dans la même défaveur le nouveau secrétaire général et le ministre qui l’avait nommé. Celui-ci se prenait pour un nouveau Briand ; celui-là était défini à titre péjoratif comme un arriviste « qui ne s’était jamais mis en travers de la politique de son patron ». Je suis partout constatait sans aménité l’ingratitude de l’ancien protégé de Berthelot, qui s’était dressé contre lui, fort des « bonnes grâces de Briand », et de » solides appuis politiques » à gauche. Candide allait jusqu’à opposer l’ancien et le nouveau secrétaire général en évoquant le sort des proches de celui-là dont ne voulait plus NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 345 — Z33031$$13 — Rev 18.02 Le successeur de Berthelot 345 celui-ci. Symétriquement, Emmanuel Berl, dans un portrait très laudateur du nouveau secrétaire général, félicitait Paul-Boncour d’un choix qui le maintenait dans le sillage de l’apôtre de la paix : « On ne conçoit pas une célébration plus efficace de l’anniversaire de la mort de Briand. » Seule L’Europe nouvelle, où écrivait Louise Weiss, présentait la succession comme heureuse et légitime : « Philippe Berthelot ayant quitté le secrétariat général du ministère des Affaires étrangères, la plus haute fonction de la diplomatie française ne pouvait, à moins d’être supprimée, revenir qu’à un seul homme, et non pas au plus digne, mais au seul qui fût en ce moment capable de la remplir. Il n’y a pas eu, à ce sujet, de doute ni de question. » Après avoir démenti l’indécision de Paul-Boncour, colportée par L’Écho de Paris, L’Europe nouvelle servait à Alexis le portrait qu’il voulait lire, et résumait parfaitement son positionnement, à la hauteur de son rival, mais à l’écart des fautes qu’on avait pu lui reprocher : « Très différent de Berthelot par le caractère et la tournure d’esprit, Léger est de la même classe et de la même race. » Seule la partialité amicale de Louise Weiss permettait cette habileté. Les contemporains se souvenaient de l’implacable rivalité des deux diplomates. Au passage du relais, le nouveau secrétaire général ne profitait pas de l’éclat de son prédécesseur, dont le souvenir lui faisait de l’ombre. Saint-John Perse a reproduit à l’envi le double portrait de l’écrivain diplomate espagnol, Salvador de Madariaga, parce qu’il lui est tout favorable, seul ou presque à grandir le cadet à l’aune de son prédécesseur. Madariaga opposait la vitalité organique d’Alexis à l’artifice de Berthelot, « poli, fini (dans tous les sens du terme), revenu de tout, blasé de tout, ayant fait le tour des salons les plus raffinés de Paris et des porcelaines les plus exquises de Pékin », qui, « ayant dépassé les pôles contraires du bon et du mauvais, semblait s’être affaissé comme un bouddha chinois aux courbes tombantes et reposées ». Par une inversion que la rhétorique exagérait peut-être, Alexis paraissait à Madariaga « tout nature ». « On sentait, rien qu’à son aspect et à sa présence, que son expérience venait directement de la terre, du roc, des arbres et des eaux », jurait l’Espagnol qui, connaissant les prétentions maritimes d’Alexis, prétendait ressentir ce « je ne sais quoi de fluide en ses mouvements » évoquant « le rythme des vagues ». Témoignage isolé et rétrospectif, qui représente mal le sentiment des contemporains, d’accord pour trouver Alexis un cran au-dessous de son prédécesseur. Il y allait d’abord d’un effet d’optique, qui diminuait le présent au bénéfice du passé. C’est jusqu’à L’Action française qui regrettait presque l’adversaire de naguère lorsque, le 1er mai 1939, elle prétendait ne pas vouloir perdre son « temps à tâcher de savoir » ce que pouvait être « au psychologique ou au moral Alexis Léger. Un fanatique ? Un candide ? Un simple ambitieux ? Un dandy dilettante ou dadaı̈ste ? Un simple élève et copieur de feu Philippe Berthelot ? Tout cela ? Un peu de cela ? ». Cela n’avait « pas d’importance. » Parmi les proches d’Alexis, Hélène Hoppenot, la femme de l’un des agents les plus intéressés à sa réussite, observait en septembre 1937 les sacrifices consentis par le secrétaire général pour tirer NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 346 — Z33031$$13 — Rev 18.02 346 Alexis Léger dit Saint-John Perse ce bilan pessimiste de l’action du diplomate de sa postérité : « Les résultats valent-ils tous ces sacrifices ? S’il peut influencer – dans une certaine mesure – la politique extérieure de la France, il lui sera impossible d’y laisser sa marque, comme Philippe Berthelot. » Pour Wladimir d’Ormesson, la comparaison n’avait même pas de sens ; Alexis ne l’emportait sur son mentor qu’en matière d’imagination. Vertu ambiguë, qu’il devait à son image de poète et à sa participation aux grandes machines diplomatiques de Briand. Berthelot « était un homme d’une vaste intelligence, un bourreau de travail, mais rempli de partis pris, paradoxal et qui s’est trompé plusieurs fois : vis-à-vis du fascisme, dans la politique tchèque, etc. Il n’empêche que ce fut un grand, un très grand monsieur. Léger n’est pas à sa cheville. Léger est intelligent, certes, mais inquiétant, et, je crois, superficiel. C’est un verbal, un littéraire. Mais il a plus d’imagination que Berthelot 2 ». En 1933, la comparaison diminuait celui qui avait voulu se hausser au niveau de son protecteur ; en allongeant sa focale, le temps ne corrigeait pas complètement cette différence d’appréciation. Philippe Berthelot continuait d’incarner par excellence la figure du secrétaire général. Il y allait d’une sorte de privilège d’antécédence. Pour François Seydoux, le fils de Jacques, c’est Berthelot qui avait conféré à cette fonction, sans équivalent dans l’administration française, sauf au ministère de l’Intérieur, « une prééminence incontestée. Il régnait sur l’ensemble des administrations, sur la société, sur les autres ambassades accréditées dans notre capitale ». Jacques Baeyens ne contestait pas cette prééminence, s’il auréolait déjà d’un peu de légende Alexis Léger, qu’il avait mieux connu dans son exil américain qu’à la barre du Quai d’Orsay : « Le secrétaire général qui aura laissé sans doute le plus grand souvenir – je ne veux pas dire le meilleur souvenir – a été Philippe Berthelot. Il régna – et le terme doit être pris dans son sens régalien – dès le départ de Paléologue, qui ne fit qu’effleurer le poste pendant huit mois. » Baeyens déplorait l’abaissement d’un cran de la fonction sous la Ve République, et la prise en main des Affaires étrangères par le président, tandis que « Léger pouvait encore se permettre de défendre une ligne politique et assurer l’accomplissement de ses instructions ». Une certaine droite, de tendance bonapartiste, avait pu se réjouir, jadis, de l’ascension d’un homme nouveau. De fait, Alexis dévalorisait volontiers les héritages auxquels il ne pouvait prétendre. « Peu enthousiasmé de l’esprit du vieux Quai », il s’en expliquait devant ses subordonnés : « À chaque concours, quand il y a un fils d’ambassadeur qui se présente on me dit : “En voici un qui offre des garanties.” Moi au contraire je me méfie. J’ai peur de voir venir un jeune qui potinera, snobinera. » Il entendait incarner les formules diplomatiques nouvelles, qui rejetaient son aı̂né au siècle passé et à ses usages désuets. Il était facile à Madariaga, rétrospectivement, d’entrer dans ce jeu. Il opposait Berthelot, baignant « dans la tradition de ce XIXe siècle où les grands États n’avaient guère su assimiler les conséquences qu’entraı̂nait fatalement pour la politique internationale la profonde révolution sociale qui s’affirmait sous leur yeux », à Alexis, son héritier peutêtre, non pas son continuateur, qui « comprenait, et mieux encore, sentait, NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 347 — Z33031$$13 — Rev 18.02 Le successeur de Berthelot 347 vivait les angoisses d’une société internationale dans l’enfantement d’un monde nouveau ». Homme nouveau, Alexis participait à la naissance d’un nouveau monde, incompréhensible à Berthelot. Ce jugement de Madariaga situait nettement Alexis à gauche, et déportait Berthelot à droite, autant que dans le passé. Pour jouir des prestiges d’un passé glorieux sans renoncer à un esprit de conquête immédiat, Alexis s’honorait de la figure tutélaire des colons du Nouveau Monde, auxquels Lucien Bourguès, du Petit Parisien, voulait bien l’affilier : « Originaire des Antilles, descendant d’un de ces colons courageux qui propagèrent jadis la civilisation française jusqu’aux rivages de l’Amérique, Alexis Léger gardait des visions grandioses de sa jeunesse un sentiment aigu des forces éternelles et de la précarité des querelles humaines. » Au bouquet d’articles qui saluait le nouveau secrétaire général, Bourguès, il est vrai, ne piquait pas la fleur la plus timide, qui racontait avec une complaisance inouı̈e la mythologie persienne. Ce n’était plus du journalisme, mais presque un roman ; Alexis Léger redevenait Erik Brandt : « Ayant été élevé en Angleterre, il parle l’anglais comme le français et connaı̂t à fond la pensée de nos amis ainsi que la valeur de l’élément anglosaxon dans l’équilibre universel. » Bourguès ne paraissait pas moins sensible à la séduction du nouveau secrétaire général que Karen Bramson à celui du jeune attaché. Évoquant son « charme irrésistible », proclamant le nouveau secrétaire général « invincible pour les autres et prêt à faire front aux événements les plus imprévus », Bourguès terminait son article par une manière de madrigal : « Quand, dans le calme quasi oriental du visage mat, sur les larges yeux bruns, les paupières se plissent pour déceler mieux une situation, suivre une idée ou entrevoir une ligne d’action, on peut être certain que Léger ira jusqu’au bout. Une autorité douce, comme veloutée mais irréductible émane de lui... » L’Action française du lendemain s’en donna à cœur joie : « On a honte d’être le confrère de gens qui écrivent à plat ventre. Si ces servitudes font plaisir à Léger, espérons qu’il saura les honorer comme elles le méritent. » L’outrance devenait comique ; un lecteur perspicace ne doutait pas qu’il lisait un autoportrait. Cela valait toujours mieux que l’apparente neutralité de la presse parisienne qui du Temps à L’Homme libre, n’avait de libre que le nom, et, paresseuse ou complaisante, recopiait tel quel le communiqué de presse du Quai d’Orsay. On y lisait indifféremment : « C’est une force jeune qui pourra donner toute sa mesure dans les hautes fonctions où est appelé Léger. » Ce n’est qu’à force de s’inscrire dans la légende de son prédécesseur qu’Alexis parvint au bout de quelques années à capter l’auréole légendaire de celui qui incarnait, pour les jeunes gens entrés au service de l’État après 1933, les années héroı̈ques de la France victorieuse. Alors, la réputation du premier bénéficia au second. Dominique Leca, qui fut l’un des artisans de la chute d’Alexis, se souvenait de la place que tenait Berthelot dans son envie de connaı̂tre son successeur : « J’abordais Léger avec sympathie. La tradition de Berthelot, que Giraudoux et Bella m’avaient rendue chère, tout en lui [...] éveillait avec ma curiosité mon préjugé favorable. J’avais NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 348 — Z33031$$13 — Rev 18.02 348 Alexis Léger dit Saint-John Perse envie de devenir son ami. » Alexis ne lâchait pas une miette de l’héritage de grandeur que Philippe avait attaché à sa fonction, et qui fascinait les jeunes agents entrés au Quai d’Orsay sans avoir connu son prédécesseur. Jacques de Bourbon-Busset, qui commença sa carrière en 1939, confondait dans la même gloire Alexis Léger et son prédécesseur : « Il avait hérité du prestige et du charisme de son prédécesseur Philippe Berthelot, il était considéré comme impénétrable, tout-puissant, il était redouté et en même temps considéré capable presque de sortilèges, une aura flottait autour de lui. » Sur le vif, la moisson mécanique d’articles que lui valut sa nomination au secrétariat général révéla une notoriété sans commune mesure avec celle de son prédécesseur. En juillet 1938, L’Action française jugeait qu’Alexis se plaçait « au premier rang des bellicistes masqués, car son nom [était] inconnu du grand public ». À plus forte raison, en mars 1933, il n’était pas familier au plus grand nombre. À l’étranger, il demeurait parfaitement inconnu en dehors des chancelleries. Le Chicago Daily News avait publié un bref article de son correspondant à Paris, qu’Alexis avait de toute évidence pris le temps de recevoir. Le journaliste avait récité sans faute son bréviaire. Le secrétaire général détenait le pouvoir réel : « Les gouvernements vont et viennent, les ministres des Affaires étrangères avec eux, mais le secrétaire général demeure. » Devant le public étranger, Alexis était heureux de rappeler qu’il était poète et, puisque l’on s’adressait à des Américains, il était utile de préciser que le diplomate, anglophone et américanophile, avait inspiré le pacte Kellogg. Quelques mois plus tard, Alexis découpa le portrait que lui consacrait O Cedro, insignifiant périodique de la communauté syro-libanaise de Porto Alegre. Il n’eut pas l’occasion d’archiver d’autres portraits étrangers dans son press-book. Le nouveau secrétaire général ne cherchait pas la célébrité mais, par tempérament comme par calcul politique, une forme plus subtile de reconnaissance. Ses admirateurs, peu nombreux, étaient fervents. Salmon Levinson, son indéfectible supporter depuis le pacte Briand-Kellogg, réclama une photo dédicacée au successeur de Berthelot... Le conseil municipal de la Pointe-à-Pitre, qui conservait « pieusement le souvenir de son ancien maire, Anatole Leger », lui adressa ses « vives félicitations ». Alexis les conserva parmi ses papiers les plus précieux. Un anti-Berthelot ? En s’asseyant dans le fauteuil de Berthelot, hériter présomptif et froid parricide, inquiet de légitimité mais soucieux de singularité, Alexis ne bazardait pas les signes les plus flatteurs de l’autorité de son prédécesseur. Il occupait son bureau, une grande pièce au troisième étage du ministère, prolongée par un balcon qui dominait la Seine. Il conservait les boiseries XVIIIe que Philippe Berthelot avait prises à l’hôtel d’Halluin, comme ses vastes bibliothèques, nourries de la grande encyclopédie familiale. Mais il NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 349 — Z33031$$13 — Rev 18.02 Le successeur de Berthelot 349 se débarrassait des attributs les plus contestés de son prédécesseur. « Philippe Berthelot, voyant, sarcastique, désinvolte, trop luxueux et de ce fait condamné, l’a instruit et il s’est appliqué à faire tout le contraire de son prédécesseur dans ce domaine », observait Sainte-Suzanne. Alexis n’avait pas la prestance physique de Berthelot, son grand front, ses cheveux ondulés, sa mâchoire volontaire, son regard cynique et tendre. À défaut, il se composa la panoplie du fonctionnaire modèle. Il était disposé, pour cela, à renier sa personnalité littéraire. Les journaux de tous bords se rejoignaient pour effacer presque complètement le poète de leurs portraits du nouveau secrétaire général. L’Europe nouvelle (« À vingt ans, Alexis Léger intriguait, étonnait, enchantait tous les jeunes écrivains et amis des lettres de sa génération ») ne l’évoquait que sous le signe du renoncement : « À vingt-sept ans, le poète devenait diplomate. » Emmanuel Berl, dans Marianne, se réjouissait allusivement qu’à travers la nomination d’Alexis la France prouvât qu’elle avait « d’abord une culture, non un simple assemblage de forces ». Le Sud de Montpellier, trop éloigné de Paris pour avoir entendu la consigne, consacrait une brève à Claudel, en précisant : « C’est encore un poète, Alexis Léger, qui vient de succéder à Philippe Berthelot, connu dans les milieux littéraires sous son pseudonyme de Saint-Léger-Léger. » Je suis partout, qui n’était pas contrôlable, moquait d’un calembour facile son arrivée « aux Affaires étrangères avec le bagage léger de quelques vers ». Mais la quasi-totalité de la presse politique, indifférente ou obéissante, taisait le versant poétique du nouveau secrétaire général. À l’inverse, les poètes faisaient grande publicité au succès de l’un des leurs, à croire qu’ils ne vivaient pas sans frustration leur apostolat littéraire. Il ne se trouva pas une voix pour aller à contre-courant des félicitations de ses amis. Pour Claudel, un « pays qui le faisait ambassadeur et Léger secrétaire général était jugé ». Larbaud regrettait le « personnel diplomatique trop restreint » qui suppléait insuffisamment son ami, mais il se consolait avec ses promesses : « Il m’a dit en passant, et sans revenir sur le sujet, qu’il avait d’autres poèmes à l’état d’ébauches, et la valeur de deux volumes de prose. » Le plus beau, c’était l’indulgence de Breton, payée il est vrai de quelques compensations. Pour ne plus associer son sort à un ministre, mais devenir le régent perpétuel de la diplomatie française, rien ne valait l’habit gris du fonctionnaire. Sa mise était toujours parfaite, ses cols cassés, ses cravates noires et ses bottines vernies. Il admettait seulement un tweed de fantaisie à ses week-ends galants. Pour les photos officielles, il se composait un masque impassible, comme si, à force d’immobilité, il finirait par convaincre de sa maı̂trise et de son impartialité. Pour servir tout le monde, il se faisait parfaitement neutre. Si l’on mérite son visage à quarante ans, selon le mot de Goethe, Alexis était responsable de ses traits un peu lourds et de l’ovale sans grâce de son visage, qui lui faisaient une tête quelconque. De sensuel, son visage devenait empâté ; gourmande, sa bouche était masquée par la moustache uniformisée de la IIIe République. Son front n’était pas haut, NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 350 — Z33031$$13 — Rev 18.02 350 Alexis Léger dit Saint-John Perse mais dégarni ; ses épaules étaient fortes, mais elles tombaient ; son costume ne l’habillait pas, il l’effaçait. Il a toutes les qualités, se pâmait Lilita Abreu. Sauf la beauté, répondait Hélène Hoppenot. Il n’était pas laid, mais il devenait impersonnel. Sa vie mondaine le conformait autant que sa vie administrative. Briand n’avait pas d’indulgence pour le monde et son peuple de vaniteux. D’un homme politique ou d’un fonctionnaire qui s’y lançait, il disait qu’il serait pris tout entier, et qu’il ne fallait plus rien en attendre. Alexis observa la règle que s’était faite son patron de ne pas sortir, et de réserver ses moments de loisir à quelques intimes. Témoin du délabrement physique de Berthelot, à trop de veilles, de travaux et de ris, Alexis s’était discipliné. À son arrivée au secrétariat général, il posa à l’aventurier, ascète dans le service diplomatique. Dans son portrait complaisant, Bourguès avait répercuté ce trait : « L’homme qui avait vécu en cavalier dans le désert de Gobi et qui s’était complu à naviguer d’ı̂le en ı̂le, dans les solitudes du Pacifique, n’éprouvait aucun penchant pour les distractions mondaines et savait à merveille se concentrer. » Rare et mystérieux, on parlait d’autant plus de lui qu’on le voyait peu. Mélanie de Vilmorin puis Marthe de Fels n’avaient pas eu raison de cette discipline ; Alexis leur consacrait ses week-ends, et réservait ses sorties aux grandes occasions. Dans les années 1930, il se laissa grignoter par les obligations mondaines d’un secrétaire général, ambassadeur en sa propre capitale, qui n’étaient pas celles d’un directeur de cabinet, ni d’un directeur politique fictif. Au souvenir d’Étienne de Crouy-Chanel, il acceptait peu de dı̂ners officiels, préférant cultiver ses relations aux repas de la mi-journée. Les dı̂ners en uniforme étaient si rares, selon le collaborateur d’Alexis, que le secrétaire général ne savait pas quelle décoration arborer pour célébrer l’invité d’honneur. Mais les déjeuners professionnels étaient la règle, avec des hommes de presse, d’argent, d’armes ou de politique. Raymond de Sainte-Suzanne, secrétaire d’Alexis depuis mai 1936, dressa ce bilan à la fin de l’année 1939 : « Il ne dı̂ne dehors que s’il ne peut absolument pas refuser (très grand personnage de passage, ou idylle à son début). Ne va jamais à un cocktail, jamais à une soirée, jamais à un déjeuner mondain. » Les obligations dont il s’affranchissait le soir coupaient sa journée : « Il déjeune tard, invité presque tous les jours et, là encore, soit il voit des amis personnels, mais très rarement (il n’y a que les Fels), soit, le plus souvent, des gens qu’il a intérêt à voir professionnellement ou politiquement. » Dans les années 1920, sortant peu, encore raide, Alexis se cantonnait à sa position de cadet, silencieux et attentif. Invité à déjeuner par Ralph Wigram, conseiller de l’ambassade d’Angleterre, en compagnie de l’historien Jacques Bardoux, il peina à finir ses phrases ; Wigram en fut pour ses frais, qui espérait des confidences sur les intentions de Briand en politique intérieure 3. Cinq ans plus tard, reçu par Ronald Campbell, Alexis se lança dans un « long monologue », comme il en infligeait désormais à Wigram 4. Quelques années passèrent encore ; il monopolisait désormais la conversation, sans prêter attention à son interlocuteur. Campbell, pour défendre NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 351 — Z33031$$13 — Rev 18.02 Le successeur de Berthelot 351 un argument, subit pendant deux heures les longues périodes oratoires du secrétaire général 5. En 1940, une visiteuse sortit dépitée de son bureau : « C’est un monologue. J’ai voulu faire une objection, j’ai vu que ça ne lui plaisait pas, je n’ai pas insisté. » François Seydoux avait été frappé par cette évolution. Le collaborateur de Briand intervenait « peu dans la conversation, comme s’il n’aurait pu être que l’écho du ministre ». Mais « Aristide Briand disparu, Alexis Léger devenait plus disert. C’était l’impression que je retirais de nos entretiens. Il avait le souci d’intéresser son interlocuteur et aussi de lui plaire. Il excellait dans la fresque ». Même lorsqu’il était la puissance invitante, invariablement hors de chez lui, Alexis imposait son verbe à ses convives. Après guerre, il incarnait pour ses amis le bavard par excellence. Hélène Hoppenot rencontre-t-elle un général au verbe facile, c’est à lui qu’elle pense : il « parle, parle, parle sans arrêt ; son débit rappelle celui d’Alexis Léger et tout comme lui, il se veut le centre de l’attention ». Au centre, mais seul. Alexis avait des camarades de travail, des collègues qui se rangeaient en adversaires, rivaux ou protégés. Avec aucun, même Henri Hoppenot, il n’entretenait une relation vraiment amicale, sauve de toute notion hiérarchique ou professionnelle, comme elle existait entre Berthelot et Claudel, par-delà la protection toute affectueuse et désintéressée de Philippe. En dehors du Quai d’Orsay, Alexis avait des amis mondains, des amis littéraires, mais il n’avait pas d’amis sans épithètes, qui sont les vrais amis. Rivière était mort depuis 1925 ; il ne voyait plus Larbaud, aphasique depuis 1935 ; il n’écrivait plus à Monod depuis 1925, et ne lui écrirait pas avant d’être couronné par le prix Nobel, en 1960. Il n’avait pas remplacé ses amis de jeunesse. Pour les horaires, Berthelot était imbattable de régularité, derrière son bureau de huit heures du matin à huit heures du soir. Il est vrai qu’il disparaissait entre une heure et deux heures et demie pour déjeuner. Alexis avait la même régularité, sinon la même assiduité. Mis sur le gril pour les archives orales du ministère, Étienne de Crouy-Chanel lui-même reconnaissait que sa pause s’étendait jusqu’à quinze heures ; et qu’Alexis arrivait tard. Dans les souvenirs qu’il a publiés, il affirme que « le secrétaire général arrivait ponctuellement à neuf heures ». Devant son interlocuteur, qu’il sentit péjorativement informé, Crouy-Chanel concéda qu’Alexis « n’arrivait pas très tôt, vers neuf heures trente ». Le témoignage de ce fidèle serviteur ne correspond pas à celui de Jean Chauvel, admirateur déçu et procureur zélé : « Il arrivait en coup de vent vers onze heures du matin, partait à l’heure du déjeuner, revenait vers quatre heures de l’après-midi et restait tard le soir. » Témoignage exagérément sévère, qui vaut bien que l’on écoute celui, tout indulgent, de Crouy-Chanel : « Vers dix heures trente, onze heures, il se rendait chez le ministre, le voyait muni de toutes ces informations sur les affaires en cours, revenait de chez le ministre apportant ses réactions, si nécessaire revoyait tel directeur ou lui envoyait un petit mot, pour une instruction brève. En fin de matinée, il recevait, recevait énormément, des ambassadeurs, des journalistes, des personnalités étrangères, des parlementaires, des diplomates français de passage à Paris. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 352 — Z33031$$13 — Rev 18.02 352 Alexis Léger dit Saint-John Perse Le défilé durait toute la fin de la matinée et tout l’après-midi ; en fin d’après-midi les chefs de services lui apportaient les communications au départ suivant les instructions et les indications du matin, nouveau petit colloque, remise au secrétaire général des télégrammes d’instruction aux postes diplomatiques, il signe certains télégrammes, le ministre en signe d’autres, parfois très tard, il n’était pas rare que le secrétaire général travaillât à son bureau à huit heures trente, neuf heures. » Aussi bien informé que Crouy-Chanel, également fasciné par Alexis, Sainte-Suzanne enregistrait des données immédiates dans l’intimité de ses carnets. Exemptes de toute volonté démonstrative, pour nuire ou servir, comment ne pas les recevoir comme les plus fiables : « Sa vie quotidienne est simple. Il habite avec sa mère et sa sœur un appartement digne où il ne reçoit jamais. Il se lève assez tard, va au bureau à peu près vers dix heures, parfois plus tard encore (en ce cas, il est allé avant voir un homme politique à son domicile pour lui parler à loisir). Il déjeune tard, invité presque tous les jours [...], revient vers quinze heures, quinze heures trente, et reste au bureau jusque vers vingt et une heures vingt (son heure habituelle), rentrant chez lui où il dı̂ne très frugalement. » Alexis soignait son image à l’intérieur du ministère, mais il n’était pas difficile de s’apercevoir que le défilé de ses visiteurs comptait moins d’agents de la maison que de personnalités extérieures. Les journalistes y tenaient une place prépondérante, justifiée par sa politique de la place publique, qui prenait à témoin l’opinion et s’employait à la réveiller. Ils n’étaient pas les seuls à défiler dans son bureau. Pas de meilleur Candide pour nous révéler les excès de ce dilettantisme, en pleine drôle de guerre, qu’un certain Guyon, attaché au cabinet du secrétaire général après l’invasion de la Pologne, où il était conseiller d’ambassade : « Guyon, laborieux, probe, intelligent, est choqué du genre de vie d’Alexis. Guyon dit : “Il y a tout de même une hiérarchie dans les occupations.” Ce matin, Alexis arrive tard, reçoit tout de suite Péchin, ami de Briand, le garde longtemps et part en coup de vent chez Daladier, sans avoir eu matériellement le temps de jeter un coup d’œil sur les télégrammes et d’avoir pris contact avec ses chefs de service. Ceci très fréquent, Guyon s’étonne, se choque. Il oublie qu’Alexis a été formé par la vie de cabinet, qu’il a un fond d’indolence qui s’accommode de ce genre de vie. » Un autre jour, Raymond de SainteSuzanne balançait lui-même son jugement, inspiré par une humeur plus indulgente. Cela commençait sur le même ton : « Le temps qu’il prend à endoctriner ses ouailles, les audiences qu’il accorde par ailleurs [...] dévorent son temps au point qu’il lit les télégrammes par paquets, avec retard, et encore pas toujours, il s’en faut. » Puis il tempérait : « Ceci serait grave si les télégrammes vraiment urgents et très importants ne lui étaient pas signalés par Rochat, Hoppenot, etc., au fur et à mesure de leur arrivée (ils le consultent sur les réponses à faire). » Alexis en ratait parfois, comme cet avertissement de Charles Corbin, ambassadeur de France à Bruxelles, qui signalait en mars 1933 l’interprétation restrictive que le gouvernement NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 353 — Z33031$$13 — Rev 18.02 Le successeur de Berthelot 353 belge donnait aux accords de Locarno, pour empêcher les troupes françaises de traverser le plat pays en cas de remilitarisation de la Rhénanie. Deux semaines plus tard, Alexis demanda à la hâte un projet de réponse à ses collaborateurs, se trouvant fort démuni pour répondre à Paul-Boncour qui sollicitait son avis. « Finalement, reconnaissait Sainte-Suzanne au terme de leur collaboration, comme surpris par cette révélation, longtemps ajournée par l’image ascétique que le secrétaire général avait su donner de lui-même, il lit assez peu de télégrammes et souvent avec retard. » Pour tromper son monde, Alexis s’efforçait à l’espèce d’impersonnalité physique et morale du fonctionnaire irréprochable qu’il prétendait imposer comme modèle à ses agents. Bon moyen d’asseoir son autorité en étouffant les fortes personnalités et les points de vue divergents. La discipline futelle jamais mieux respectée au Quai d’Orsay qu’en son temps ? Tout son art fut non pas tellement de l’imposer, que de la susciter avec assez de suavité pour que le ministère la souffrı̂t sans à peine s’en rendre compte. Il était pourtant attendu sur ce terrain, ayant donné les preuves de son savoir-faire auprès de Briand. Le nouveau secrétaire général était à peine installé que Je suis partout invoquait les figures de Robespierre et de Lénine pour rappeler que « pendant cinq ans, M. Léger et Peycelon, indissolublement liés au cabinet de Briand, firent régner autour d’eux la terreur. Le Quai d’Orsay était soumis à une surveillance invisible, une Tcheka qui frappait tous ceux qui ne se montraient pas complices dociles du cabinet ». Il fallut presque un septennat à certains diplomates pour connaı̂tre que le fonctionnaire modèle qui les dirigeait tenait plus du satrape que du commis effacé. Leur dépit rétrospectif n’en fut que plus bilieux. « Je repense au mot de Daridan, notait Sainte-Suzanne à la fin de l’année 1939, “il a caporalisé le Quai” ; oui, il l’a bien caporalisé, mais avec douceur. » À dix ans de distance, Alexis répondit à ce reproche en délivrant ses conseils à Alexandre Parodi. Au chapitre des rapports à entretenir avec ses adjoints, il préconisait une « autorité psychologique et morale invisible, contraire au caporalisme », qui s’attache aux « signes extérieurs ». Ce qui ne signifiait pas renoncer à une once d’autorité. Il entendait « garder l’entière maı̂trise du personnel » et s’assurer de la « complète subordination » des directeurs, en les protégeant du « cabinet » de l’heure, comme des « hasards de la protection politique ». Avant son règne, la tradition admettait que le plus humble rédacteur indiquât ses initiales, voire son nom, dans le coin d’une note qui remontait les services et pouvait lui valoir jusqu’aux félicitations du ministre. Alexis privait ses agents de cette opportunité. Seul le service français de la SDN avait maintenu cet usage, où René Massigli, grand féodal, demeurait maı̂tre en ses terres. La séduction de Philippe Berthelot lui valait femmes et amis, ruptures et inimitiés. Le charme d’Alexis, plus envoûtant, plus souple, visait moins à se faire des amis qu’à ne pas se faire d’ennemis. Ressort ultime de son pouvoir, ses capacités de conviction et ses moyens d’expression pouvaient lasser d’être si volontairement appliqués. Mais l’artificialité de ses procédés NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 354 — Z33031$$13 — Rev 18.02 354 Alexis Léger dit Saint-John Perse pouvait agacer une visiteuse aussi perspicace que Charlotte de FaucignyLucinge, qui lui consacra un portrait sensible dans L’Europe nouvelle en 1935. Après avoir inventorié ses « trucs » de séducteur, son impassibilité, son regard fixe, son habileté à « jouer sur les êtres comme d’autres jouent sur un instrument », elle concluait : « Qu’est-ce qui me plaı̂t en Léger ? Exactement la même chose que ce qui me déplaı̂t. Expliquez cela comme vous voudrez. Peut-être parce qu’une trop grande disponibilité et tant de souplesse révèlent une incapacité absolue d’enthousiasme ou même de préférence. » Le plus souvent, ses contemporains considéraient qu’Alexis incarnait moins brillamment la fonction de secrétaire général que son prédécesseur ; mais ils ne représentaient pas plus petitement l’étendue de son pouvoir. De fait, Alexis, par goût personnel, par l’habitude qu’il en avait acquise auprès de Briand, par certitude de sa supériorité sur l’instable personnel politique, défendait son pouvoir, et cherchait à l’accroı̂tre autant que possible, s’il souhaitait en minorer les apparences. La gestion des carrières en constituait l’un des fondements. À peine nommé au secrétariat général, des agents lui firent remise de leur destin. Jules Henry, conseiller à l’ambassade de France à Washington, qui n’avait pas mégoté pour le féliciter (« Je vous redis la joie sincère que m’a causée votre nomination »), investissait sa nouvelle puissance : « Je suis nullement pressé. Je viens seulement vous demander de ne pas m’oublier. Je ferai tout ce que vous me demanderez et j’ose espérer que, le moment venu, vous ne me maltraiterez pas trop. Je vous en exprime d’avance toute ma reconnaissance 6. » Ce pouvoir de nomination procédait moins d’une prérogative réglementaire que de la nécessité, pour un ministre qui souhaitait un travail harmonieux, de ne pas imposer ses collaborateurs au secrétaire général. Réciproquement, la capacité d’Alexis à placer ses candidats dépendait de son entente avec le ministre. Pendant longtemps, Philippe avait réglé luimême la mécanique du Département et organisé les mutations. Alexis intervenait comme conseiller de Briand, pour contrôler des choix qui n’étaient pas les siens. De dépit, ou par prudence, Alexis sacrifia quelques protégés de Berthelot en lui succédant. Le sort réservé à Fernand Pila est exemplaire de la pire mesure qui pouvait frapper un diplomate : la retraite, mort administrative universellement redoutée, réglée par autant de dérogations que de principes. Pila avait fait toute sa carrière dans l’ombre bienveillante de Berthelot. À la moindre contrariété, il avait dégainé sa protection ; en juillet 1927, frustré d’une promotion qu’il espérait, il avait haussé le ton devant Robien : « Je me réserve naturellement d’informer Berthelot de cette difficulté, qui, bien malgré moi, a surgi entre nous 7. » D’un point de vue réglementaire, rien de plus légitime que son départ, en 1936, à soixante-cinq ans révolus. Mais Alexis avait le pouvoir de le retarder ; l’ambassadeur de France à Tokyo n’économisait pas son encre pour solliciter du nouveau secrétaire général la prorogation de sa mission : « Je suis devenu, professionnellement parlant, très attaché à ce pays. Je voudrais y rester aussi NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 355 — Z33031$$13 — Rev 18.02 Le successeur de Berthelot 355 longtemps que je serai jugé capable d’y bien servir. Je crois que j’y réussirai. » Lorsqu’il apprit son rappel, en mars 1936, Pila ouvrit une correspondance aigre et fournie, alimentée de tous les prétextes imaginables, d’ordres administratifs et humains, pour justifier son maintien, puis, la cause entendue, grappiller quelques semaines. Alexis n’avait pas ménagé l’ambassadeur en laissant une dépêche de l’agence Havas lui annoncer la mauvaise nouvelle ; il ne l’épargna pas davantage, la décision connue, pour le faire plier, usant d’une mise au point des plus sévères, qui se terminait par cette philippique inhabituelle : « Puisque vous invoquez un texte administratif auquel vos collègues ne s’étaient jamais jusqu’ici référés, je vous signale que les effets de l’article précité peuvent être annulés par une simple décision prise sur l’avis d’une commission spéciale. [...] Je veux espérer que ces considérations vous amèneront à une appréciation de vos devoirs plus conforme à la tradition du Département 8. » On ne saurait parler d’épuration sur la seule base du cas Pila ; il s’agissait plutôt d’une sorte d’épuration en creux, à travers la constitution d’une équipe d’agents fidèles ou d’une rassurante fadeur, choisis par Alexis contre des prétendants parfois plus sérieux, mais suspects de demeurer trop attachés à Berthelot. Il est vrai que cette discrimination positive exigeait aussi de faire un peu de place. Au dire de Candide, « depuis six mois, MM. de Fleuriau, de Marcilly et Dejean étaient avertis qu’on allait leur fendre l’oreille. Ils s’étaient résignés de bonne grâce à leur éloignement définitif des Affaires étrangères : le départ de Philippe Berthelot les privait de tout appui et une nouvelle équipe, groupée autour de Léger, attendait leur départ ». Devant le nouveau secrétaire général, Fleuriau avait l’élégance de ne pas vouloir comprendre à qui il devait cette défaveur : « Je vous tiens tout à fait en dehors de tout ce qui m’arrive, ainsi que vous le démontrent mes confidences. » Ce n’était pas seulement élégant, c’était habile, car Alexis pouvait encore servir à lui obtenir le cours d’histoire diplomatique à Sciences-Po. Mais Alexis déçut son espoir et Fleuriau dut se rabattre sur l’Institut catholique. Marcilly se plut à n’être qu’élégant. Prévenu par Alexis, qui rédigea et signa les formules prêtées au ministre Paul-Boncour, l’ambassadeur de France à Berne répondit, princier : « Je remercie Votre Excellence des termes dans lesquels Elle a bien voulu me notifier une décision si naturelle à tous égards 9. » Il faisait mentir Alexis, qui se plaignait de ses ambassadeurs devant Hélène Hoppenot, en 1939 : « J’ai encore dans les oreilles le ton de voix amer de Léger que Ponsot n’a pas encore été le voir. Tous les mêmes ! Ils m’en veulent parce qu’ayant dépassé la limite d’âge, je ne peux plus les prolonger que de deux ou trois ans. Que puis-je faire de plus ? » Alexis était moins innocent qu’il ne voulait bien l’admettre dans la mise à la retraite de Ponsot, ambassadeur en Turquie jusqu’à la fin de l’année 1938. D’une part, Georges Bonnet voulait se débarrasser de Massigli, le directeur politique qui avait eu des mots churchilliens au lendemain de Munich. Alexis était trop content d’aider à la mise à l’écart de son plus grand rival. Il pouvait bien sacrifier Ponsot à cet avantage. D’autre part, NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 356 — Z33031$$13 — Rev 18.02 356 Alexis Léger dit Saint-John Perse comme Martel, Ponsot émargeait à la liste des agents qui lui étaient proches, sans avoir jamais renié Berthelot, leur premier protecteur. Ils n’entraient pas tout à fait dans la catégorie des fidèles ou des obligés, sans participer de celle de ses adversaires, rivaux ou ennemis. En les envoyant tous deux à Rabat et Damas, des postes relativement autonomes, prestigieux, mais de peu de poids dans les affaires mondiales, Alexis avait voulu les mettre à distance, et se débarrasser d’aı̂nés qui l’avaient connu dans une position d’infériorité. Il ne s’embarrassait pas des souhaits de ses premiers chefs. En 1953, parvenu au véritable terme de sa carrière, qui avait rebondi pendant et après la Seconde Guerre mondiale, Ponsot confirma qu’Alexis lui avait imposé le Maroc. Il en était allé de même pour Damien de Martel, remplaçant Ponsot en Syrie contre son vœu, qui était de demeurer au Japon. En expliquant ces deux exils par l’incapacité pour ces deux ambassadeurs, du fait de leurs femmes, d’assumer un rôle de représentation dans un poste de premier plan, Alexis évitait un rapprochement plus judicieux : l’exil imposé à deux anciens protégés de Berthelot. Par-delà leur mort, Alexis démontra sa rancœur par une mesquinerie gratuite : il corrigea à la baisse le télégramme de condoléance soumis à la signature de Daladier, avant d’être envoyé à la veuve de Martel. Il caviarda de sa main les passages les plus chaleureux comme les plus élogieux. La « très haute estime qu’ont laissée au Département les mérites de votre mari », les « bien vives et très respectueuses condoléances » du ministre, qui faisait savoir à la fantasque Margot de Martel qu’il lui serait « obligé de faire savoir à [ses] enfants la part qu’[il] pren[ait] à leur deuil », toute cette chaleur gratuite lui fut refusée par Alexis. Une équipe Léger L’équipe que le secrétaire général se constituait écartait les proches de Berthelot, au profit de serviteurs scrupuleux, éprouvés à l’Asie ou au cabinet, plus obéissants qu’audacieux. Aux premiers jours de l’année 1933, sous la direction bicéphale de Berthelot au secrétariat général et d’Alexis, à la direction des affaires politiques, l’état-major du Département comptait André de Laboulaye comme directeur politique adjoint, Paul Bargeton à la sous-direction d’Europe, René Massigli à la tête du service de la SDN, Émile Charvériat à l’Asie, René de Saint-Quentin à l’Afrique (depuis la fin de l’année 1926) et Robert Coulondre aux affaires commerciales. Telle quelle, cette cascade de sous-directions, qui mélangeait les principes géographiques et fonctionnels, commandait, dans l’ordre indiqué, une sorte de noblesse d’usage, hiérarchisée par l’importance stratégique des affaires traitées. Ces divisions dépendaient toutes de la direction des affaires politiques et commerciales, qui exerçait également son autorité sur le service des œuvres (Jean Marx), le service juridique (Jules Basdevant), le Chiffre et le contrôle des étrangers. Le choix du directeur politique était décisif : il contrôlait l’ensemble des affaires sensibles. Le personnel de Louis de Robien, le protocole de Pierre de Fouquières, les archives et tous les autres NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 357 — Z33031$$13 — Rev 18.02 Le successeur de Berthelot 357 services qui échappaient à cette direction macrocéphale n’avaient guère d’enjeu politique, à l’exception de l’information et de la presse (PaulBoncour y nomma Pierre Comert, maintenu jusqu’à la conférence Munich, lorsque son opposition le relégua à l’Amérique), qui échappait également à la responsabilité du secrétaire général, pour ne dépendre que du ministre et de son cabinet. Alexis voulut bouleverser cette hiérarchie en supprimant la fonction de directeur politique, couveuse à secrétaires généraux. Dans la foulée de la nomination du secrétaire général, Aux Écoutes se fit l’écho de ce souhait : « Léger, à la direction des affaires politiques, ne sera pas remplacé, mais, au lieu d’une direction, nous aurons désormais deux sous-directions politiques. » D’autres annonçaient la nomination de Saint-Quentin à la direction politique et prévoyaient le dédoublement de la direction adjointe. Les couloirs du Quai d’Orsay bruissaient du même pronostic, qui faisait du sous-directeur d’Afrique le nouveau dauphin d’Alexis. René de SaintQuentin avait de la valeur, et du caractère. Il avait fait une guerre glorieuse, n’était pas l’obligé d’Alexis et n’était pas passé sous ses ordres au cabinet de Briand. Ce n’était pas pour plaire au nouveau secrétaire général. Au moment où Saint-Quentin crut toucher au but, Alexis réussit à imposer Paul Bargeton. « C’est la “camarilla” Léger qui l’a emporté », observa Wladimir d’Ormesson, témoin de l’amertume du prétendant éconduit. Ce scénario, qui voyait Alexis triompher, avec l’aide de Marthe de Fels, est confirmé par la lettre très inhabituelle qui fut déposée au dossier de Saint-Quentin, à titre de consolation. Signée Joseph Paul-Boncour, elle assurait le sousdirecteur d’Afrique de l’intention initiale du ministre de le faire directeur politique ; il voulait laisser une trace de ce souhait, dans l’éventualité où il ne pourrait le réaliser lui-même à l’avenir. Le choix du nouveau directeur politique signait le rôle d’Alexis dans l’intrigue qui avait écarté Saint-Quentin. Son « dévoué » Paul Bargeton, de cinq ans plus âgé que lui, que les photographies représentent les traits pointus, le crâne chauve et la tête enfoncée dans les épaules, à l’inverse du port de tête galliforme de son chef, était ce personnage lisse et scrupuleux qui avait idéalement remplacé le directeur du cabinet de Briand, pendant sa longue absence de la fin de l’année 1927. Les deux fonctionnaires s’étaient connus à la sous-direction d’Asie, où ils avaient travaillé ensemble à relancer la BIC. Seul dans ce cas au Département, avec Henri Hoppenot, Paul Bargeton était reçu dans l’intimité d’Alexis, qui salua avec émotion son départ à Bruxelles, en 1937 : « Mon cher Bargeton, notre longue intimité au travail a été si fraternelle que vous ne pouvez ignorer tout ce que signifie pour moi votre départ. » Alexis n’aurait pas détesté faire subir à René Massigli le même sort qu’à René de Saint-Quentin, mais il ne put empêcher sa nomination comme directeur adjoint, avec Robert Coulondre. Il se rattrapa un cran au-dessous, hissant Émile Charvériat de l’Asie à l’Europe. Pas plus que Bargeton, Charvériat ne risquait de rivaliser avec le secrétaire général, auquel il était tout dévoué. Né en 1880, sa carrière, exclusivement parisienne n’avait pas NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 358 — Z33031$$13 — Rev 18.02 358 Alexis Léger dit Saint-John Perse eu la fulgurance de son chef. Au vrai, il ne cherchait pas les responsabilités, qu’il aurait volontiers fuies, n’eût été le désir d’Alexis de s’adjoindre un collègue parfaitement inodore. Charvériat poussait le bon goût jusqu’à épouser « les vues de Léger et jusqu’à son vocabulaire », par une forme de mimétisme qui n’échappait pas à Hélène Hoppenot : « C’est un bel homme pâle à la courte moustache, au port nonchalant. Une mauvaise imitation de la voix de Léger, des expressions de Léger, des gestes de Léger. Un peu lugubre cependant et, après quelques minutes de conversation lente, de plus en plus lente, on est démangé par l’envie de le bousculer ou de dire une inconvenance, pour voir ce qui arrivera – bien que l’on sache d’avance qu’il n’arrivera rien. » Aux Écoutes ne s’y trompait pas, évoquant la nomination d’un « ami personnel de Léger », qui ne s’était « jamais occupé des affaires d’Europe », mais seulement « des affaires d’Asie ». Bargeton, le directeur politique, Massigli et Coulondre, ses deux sousdirecteurs, et Charvériat à l’Europe, auquel on avait adjoint Rochat, les cinq plus hauts responsables du Quai d’Orsay, sous les ordres d’Alexis, étaient tous protestants. Hasard ou dilection d’Alexis ? Tropisme du milieu réformé avant tout, puisque cette petite liste, à laquelle il faudrait ajouter Pierre Comert à la presse et Arnal à la SDN (à compter de décembre 1937), s’allongeait à une douzaine de noms avec les diplomates en poste à l’étranger. Albert Kammerer, Victor de Lacroix, Eirik Labonne, Fernand Pila, Gabriel Puaux ou François Seydoux, après son père Jacques, sans compter le jurisconsulte Jules Basdevant, ou Berthelot lui-même : sinon un « clan protestant », il y avait bien une nette surreprésentation de huguenots dans la Carrière. Robien le déplorait, et disserta longuement, pendant la guerre, sur l’influence néfaste « des riches milieux protestants de la banque et des grandes affaires » qui avaient pénétré non seulement le Quai d’Orsay, mais aussi leur couveuse, l’École des sciences politiques, dont « beaucoup des plus éminents professeurs, les d’Eichthal, les Sturm, les Siegfried, les Seydoux étaient aussi protestants ». Un regard froid n’observe pas de solidarités particulières ni d’homogénéité de vues entre tous ces diplomates, sinon dans les dernières années de la décennie, marquées par leur regroupement dans le camp des durs. C’est l’assertion que Roger Peyrefitte mettait dans la bouche de l’ambassadeur plus vrai que nature des Ambassades : « Les bellicistes se recrutent toujours dans le clan protestant. » Peut-être. Par ailleurs, Kammerer disputait âprement à Pila l’ambassade de France à Tokyo, Labonne préférait l’amitié de Morand, Giraudoux ou Léger à celle de ses coreligionnaires, et, nettement orienté à gauche, ne partageait pas les vues de Gabriel Puaux, tout à fait conservateur. Robien n’en démordait pas, qui opposait au cosmopolitisme de l’aristocratie et à l’universalisme du catholicisme le nationalisme étroit de la bourgeoisie protestante. La réputation de rationalité froide, d’austérité et d’intégrité prêtée à cette minorité française attiraitelle particulièrement Alexis ? On se souvient de son amitié pour Gustave Monod et du respect qu’il marquait à son père, pasteur ; on se souvient du procès en « protestanterie » que lui faisait Jammes ; on se souvient enfin NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 359 — Z33031$$13 — Rev 18.02 Le successeur de Berthelot 359 qu’il n’était pas imperméable aux généralisations hâtives. Sans verser dans l’antisémitisme, il n’était pas immunisé contre les préjugés péjoratifs fort répandus dans la société française des années 1930. En témoigne sa réaction lorsqu’il demanda à Hoppenot de lui suggérer un agent qui prendrait sa succession à la sous-direction d’Asie : « Henri propose Lévy : un Juif, il n’en veut pas. » Pourquoi Alexis aurait-il échappé aux préjugés plus ambivalents qui s’attachaient à la minorité protestante, alors que les huguenots eux-mêmes ne détestaient pas les cultiver ? Puaux, à qui Hoppenot représentait la difficulté qu’il aurait à « chasser tous les miasmes du Sérail » en Syrie, où il était nommé haut-commissaire, répondait : « Oh, je ferai régner une rigueur toute protestante. » On ne peut s’empêcher de penser que le caractère florentin d’Alexis, et son goût pour les procédés tortueux, lui rendaient exotiques autant qu’aimables les qualités prêtées aux fonctionnaires protestants, cantonnés à leur position d’adjoint. Leur loyauté et leur juridisme les empêcheraient toujours, pour le supplanter, de recourir aux armes qu’il utilisait voluptueusement pour se maintenir. Alexis célébra ces qualités, à l’automne 1937, chez Bargeton, lorsqu’il salua son départ : « Il signifie pour nous tous le sentiment, plus précis que jamais au moment où vous nous quittez, de cette atmosphère de clarté morale, de sérénité morale, qu’à respirer vous-même parmi nous, vous aviez su faire régner du haut en bas de la maison... » Massigli lui succéda à la tête de la direction politique. Un an plus tard, en octobre 1938, il fut débarqué comme antimunichois à l’occasion d’un vaste mouvement diplomatique qui rehaussa d’un cran tous les fidèles du secrétaire général et tira Hoppenot de la couveuse asiatique pour l’amener à la sous-direction d’Europe. Il s’y imposa bientôt et compléta, sous les ordres d’Alexis, et aux côtés de Rochat, directeur politique adjoint, le nouveau trident du Quai d’Orsay, au détriment de Charvériat, le directeur politique en titre. Hoppenot savait mieux y faire que le scrupuleux fonctionnaire, qui finissait par agacer le secrétaire général. Converti à la résistance aux prétentions allemandes, à compter de mars 1939, Alexis se lassa des prudences de son adjoint. Il y allait aussi de questions de forme, qu’Hoppenot maı̂trisait plus habilement au dire de sa femme : « Son collaborateur Charvériat agace Léger qui, lancé sur un sujet, trouve des explications géniales, à l’aide de saisissantes métaphores, moment où l’autre l’interrompt pour critiquer des points de détail. H[enri], lui, le laisse parler et répond invariablement : “Je vais y penser puis je vous apporterai un rapport.” Et c’est un ou deux jours après, le feu d’artifice étant éteint, que Léger, en souriant, accepte des modifications ; de tempérament autoritaire, il est trop intelligent ou trop juste pour ne pas revenir, s’il le faut, sur ses premières intentions. » Sainte-Suzanne enregistrait quelques élans de mutinerie minuscule : « Charvériat, timidement mais nettement, objecte, vainement d’ailleurs. Rochat, quand il n’est pas d’accord, garde de plus en plus le silence. Mais tout ceci sur des questions d’application. Sur la doctrine Léger expose, enseigne sans coupure. » Hoppenot tenait son savoir-faire de sa longue NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 360 — Z33031$$13 — Rev 18.02 360 Alexis Léger dit Saint-John Perse pratique d’Alexis ; à la sous-direction d’Asie, déjà, il s’était plié aux façons de son chef. Son successeur, moins souple, était moins heureux : « Jean Chauvel travaille mais il ne cherche pas, comme Henri, à donner à son service l’impulsion qui le rendait vivant, en plus il a peur de Léger parce que, ayant eu l’imprudence de l’aller trouver plusieurs fois, en pleine bousculade, il l’a entendu répondre : “Mais non, je n’ai pas le temps.” Alors, désemparé, il se terre dans son bureau. Henri lui, attendait que huit heures du soir fussent sonnées pour l’entretenir des affaires asiatiques, moins pressantes et importantes que celles d’Europe, mais Chauvel n’a pu se résigner, comme lui, à prendre des repas refroidis ou trop cuits. » La nomination d’Hoppenot, en octobre 1938, permet d’apprécier l’habileté et la ténacité d’Alexis pour imposer ses hommes à l’état-major du ministère, quel que fût le ministre. Il s’agissait alors de Georges Bonnet. Alexis s’entendait mal avec lui, même si la discorde n’était pas encore à son comble. Le 6 octobre, il s’assura de l’assentiment d’Hoppenot, qui ne rêvait pourtant que de repartir à Pékin, en qualité de ministre : « Évidemment, expliquait-il, vous pourriez rester à la sous-direction d’Asie et attendre dans votre fauteuil que s’ouvre la succession de Naggiar, mais ce genre de poste peut toujours échapper si un parlementaire en a envie et il serait plus difficile ensuite de vous diriger sur l’Europe, vous seriez considéré comme un spécialiste des affaires d’Orient. » En réalité, Alexis avait prévu de longtemps de placer Hoppenot à l’Europe, après lui avoir permis de rattraper « le peloton de son concours et les camarades qui l’avaient devancé » dans la course au grade de ministre plénipotentiaire. « Léger s’est montré là un véritable ami », notait Hélène, qui expliquait les conditions de cette promotion : « Léger a profité de son voyage à Londres en tête à tête avec Yvon Delbos pour la lui arracher et c’est une récompense pour avoir, en un laps de temps aussi court, remis sur pied la sous-direction d’Asie. » Alexis avait imaginé envoyer Charvériat ou Rochat à Prague ; la disgrâce de Massigli lui facilita la tâche. Le 13 octobre 1938, il regonfla encore Hoppenot et, voyant loin pour lui, songeait déjà au départ de Charvériat et à la promotion de Rochat : « Ce serait important, lui a dit Léger, pour le développement de votre carrière car le poste de directeur adjoint politique s’ouvrira rapidement. » Le soir même, il poursuivit son travail de sape auprès de Bonnet, puis téléphona à Hoppenot pour lui en rendre compte : « Il a vu le ministre, lui a parlé d’Henri, “de son sang-froid, de son calme, de sa mesure pendant les jours de crise”, mettant en relief les deux séjours qu’il a faits dans les postes européens : “Mais je ne le connais même pas...” a dit Bonnet. “Faites-le venir, parlez-lui, etc.” » Signe que les Hoppenot étaient harponnés, ils commencèrent à craindre que le projet ne se fı̂t pas en raison de la trop éclatante mainmise d’Alexis sur les directions stratégiques : « Il est à craindre que Bonnet n’en ait assez de voir Charvériat prendre la place de Massigli, Rochat celle de Charvériat – deux amis de Léger –, pour avoir le désir d’en faire venir un troisième. Il préférerait nommer à la sous-direction d’Asie un de ses mouchards. “Enfin, conclut NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 361 — Z33031$$13 — Rev 18.02 Le successeur de Berthelot 361 Léger, je voudrais vous prévenir qu’il vous fera appeler demain.” » Le 17 octobre, plus sûrement qu’une hirondelle annonce le printemps, l’augure d’André Ganem fut favorable à Hoppenot : « Il a eu vent des bruits qui courent déjà sur la nomination probable d’Henri au poste de sousdirecteur d’Europe. “Je suis sûr qu’elle se fera... mais il faudra peut-être s’en occuper un peu.” “Je ne demande rien à personne”, a remarqué Henri. “Je vous souhaite le poste mais le travail absorbant qu’il représente vous privera de la vie familiale que vous aimez.” » André Ganem, fascinant personnage, levantin, éminence grise de Delbos et de toute la République radicale, réputé franc-maçon, agrégé d’histoire, ancien journaliste, conseiller de toutes les bonnes volontés, traı̂nant dans les couloirs quand il n’avait pas d’autres fonctions officielles que son poste de fonctionnaire à la SDN, était de ce peuple de seconds rôles des lieux de pouvoir, à la fois familiers et mal connus des décideurs. On ne trouve pas deux mémorialistes pour s’accorder sur son état civil ni sur son cursus. Ce magicien de la République réussit son tour de passe-passe en faveur de Hoppenot. Le 20 octobre, après être revenu à la charge auprès du ministre, Alexis obtint gain de cause : « Léger porte lui-même à la signature de Bonnet le décret nommant Henri à la sous-direction d’Europe. “Cette nomination, lui ditil, n’a que trop tardé.” Et il téléphone peu après à Henri pour l’en féliciter. » Cousin d’Henri Hoppenot, Charles Corbin, « grand, svelte, très légèrement voûté comme s’il eût voulu s’excuser de sa taille et se rapprocher de son interlocuteur », se tenait aux marges de la nébuleuse Léger, dilatée pour son seul cas hors du Département puisqu’il était ambassadeur à Londres, l’unique poste étranger qui pouvait se considérer comme une excroissance du très anglophile état-major parisien — Daladier en venait à s’étonner que le gouvernement de Sa Majesté entretı̂nt une ambassade à Paris, dont le Quai d’Orsay le dispensait en suivant docilement la gouvernante anglaise. De six ans plus âgé qu’Alexis, Charles Corbin l’avait déchargé de son travail à la direction politique et l’avait laissé à ses vastes entreprises briandiennes. Il n’était pas fâché d’abandonner cette servitude administrative au profit de l’ambassade de Londres, le poste le plus convoité par tous les diplomates français de l’entre-deux-guerres, le seul qui tentât Alexis hors du Département. Marqué plus à droite que le secrétaire général, Corbin était trop prudent pour le contrecarrer en rien, ce qui ne signifie pas qu’il partageait complètement ses vues. Les deux hommes avaient fait fonds l’un sur l’autre ; ils s’épaulaient pour monter au plus haut. Alliance d’intérêts qui reposait sur un socle de convictions communes. L’un comme l’autre misaient tout sur l’axe Londres-Paris pour prévenir la guerre, ou l’emporter si elle advenait malgré tout. À Londres, ils avaient les mêmes amis, francophiles et hostiles à l’Allemagne nazie. Churchill, Eden, Duff Cooper et Vansittart incarnaient l’Angleterre qu’ils aimaient, de préférence à celle des appeasers qui groupait sir Austen Chamberlain, sir John Simon, sir Samuel Hoare ou lord Halifax. Vansittart était toujours disposé à verser du baume au cœur des Français, lorsque ses ministres allaient trop loin dans la complaisance envers NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 362 — Z33031$$13 — Rev 18.02 362 Alexis Léger dit Saint-John Perse l’Allemagne ; il le faisait invariablement par le canal Corbin-Léger. Il trouva à s’employer en mars 1935, lorsque sir John Simon fit savoir qu’il maintenait sa visite à Berlin, malgré l’annonce par Hitler du réarmement officiel et du rétablissement de la conscription. L’homologue d’Alexis trouvait les mots pour consoler l’ambassadeur de France : « Hier, comme je disais à sir Robert Vansittart combien nous trouvions l’initiative de sir John Simon profondément regrettable à tous points de vue, il m’a interrompu en me disant : “Vous pouvez la qualifier de désastreuse (most disastrous). » L’Anglais ne doutait pas qu’il serait entendu par Alexis en parlant à Corbin : « Sir Robert Vansittart m’a dit qu’il regrettait vivement d’être obligé de juger ainsi son chef, mais que les circonstances étaient trop graves pour qu’il ne me fasse pas part de son sentiment. Il m’a demandé seulement, si je vous le confiais à mon tour, de ne pas le consigner dans un rapport officiel. » Les deux diplomates communiaient dans une même anglomanie et une même hostilité à l’Allemagne nazie ; Charles Corbin était seulement plus fidèle qu’Alexis à leurs convictions communes : il déserta l’aérodrome où Chamberlain se fit acclamer à son retour de Munich ; Alexis, lui, était dans l’avion qui ramenait Daladier au Bourget. C’était pour convenir au secrétaire général : avoir à Londres un alter ego plus fidèle que lui à leurs convictions communes, c’était se dédoubler, devenir moral à Londres et demeurer manœuvrier à Paris. Ce qui ne signifie pas que Corbin, sous ses dehors distants, n’était habité par aucune passion. Quoiqu’il pensât des écarts que son cadet commettait par ambition, il aimait à travailler avec lui, et l’admirait probablement jusque dans sa rouerie. Il lui adressait une correspondance nourrie, sans espoir de retour : on trouve huit de ses lettres pour l’année 1935 dans les papiers Léger, et encore six en 1936. Ce n’est qu’un très mince reliquat, si l’on en croit Crouy-Chanel : « La valise de Londres, circulant trois fois par semaine, apportait chaque fois une ou deux lettres privées de Corbin à Léger. » La relation épistolaire demeurait à sens unique. À l’été 1934, au cours des négociations du projet de Locarno oriental, faute d’information du Département, l’ambassadeur avait dû se procurer par une « source étrangère un aperçu des conversations » tenues par Barthelot « avec l’ambassadeur d’Allemagne et l’ambassadeur de Pologne ». Il réclama doucement, à la fin de l’année, d’être informé de la politique de Pierre Laval, son nouveau ministre. Ce qui ne l’empêchait pas d’offrir toujours sa meilleure figure au secrétaire général. Après guerre, l’annonce du retour d’exil d’Alexis le sortit brusquement de la torpeur d’un déjeuner estival où l’avait trouvé Hélène Hoppenot : « Il est las et son absence de conversation me paraı̂t plus pesante que par le passé – même lorsque l’on mentionne un nom de collègue à histoires, ce qui anime généralement les diplomates les moins bavards. Seul un petit éclair passe dans son regard bleu pâle, fait danser les longues rides fines de son visage ascétique et distingué lorsque je prononce celui de Léger. » Et Charles Corbin de lui rendre visite aussitôt dans le Midi... S’il ne partageait pas toutes les vues d’Alexis, Corbin manquait trop de caractère ou de vice pour vouloir jamais lui manquer. Étienne de CrouyChanel notait sévèrement qu’il n’était « pas un homme du présent », ce que NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 363 — Z33031$$13 — Rev 18.02 Le successeur de Berthelot 363 ne démentait pas Sainte-Suzanne, qui lui reprochait d’imaginer « l’Europe comme quand il avait trente-cinq ans ». Il le trouvait « triste et terne », digne et probe, « parfait et court », et concluait : « le diplomate type », ce qui était peut-être moins sévère pour Corbin que pour la Carrière. En somme Corbin était à Londres la projection idéale et presque purement idéelle des vues d’Alexis. Finissant sa carrière, il ne le menaçait guère : il était notoire, au Quai d’Orsay, qu’il ne partirait de Londres « que pour prendre sa retraite ». Exigeant une parfaite loyauté de ses fidèles, Alexis ne laissait jamais croire à l’un se ses collaborateurs que sa faveur lui était tout acquise ; il établissait un roulement constant, selon ses besoins tactiques, la tendance politique qu’il voulait favoriser, ou pour le plaisir gratuit de faire sentir la toute-puissance de son soutien. Raymond de Sainte-Suzanne s’en amusait : « L’autre jour je surpris Rochat, bafouillant dans son bureau pour s’excuser d’une minuscule négligence, et Alexis, contrairement à son habitude, au lieu de relever le pénitent, le laissait s’enferrer, muet, glacé. Cela s’éclaire si l’on songe que depuis quelque temps il témoigne une visible faveur à Hoppenot. Un jour viendra où Hoppenot subira la douche froide, Rochat revenant au zénith. Même jeu pour Crouy et Lacoste. Rien de capricieux là-dedans. Rien que du voulu. Montrer aux gens placés sous ses ordres, si élevés soient-ils dans la hiérarchie, qu’ils n’existent que par lui et que rien n’est définitif. » Sainte-Suzanne avait raison de deviner la fidélité du secrétaire général envers les siens, derrière son habileté ; à sa chute, il se préoccupa de ses hommes en grand féodal, responsable jusqu’à la sentimentalité : « Sauf sottise ou trahison à son égard, il soutient ses protégés avec constance. » Bargeton, Charvériat, puis Hoppenot, ses plus fidèles collaborateurs étaient tous républicains, démocrates, patriotes, anglophiles et inquiets de l’impérialisme renaissant de l’Allemagne. Ils partageaient des vues plus ou moins interchangeables. On pourrait en dire autant de collaborateurs qui lui étaient moins personnellement attachés, tels Massigli ou Coulondre ; seuls les silences de Rochat et son destin vichyssois inclinent à le mettre à part. Alexis cultivait cette « homogénéité morale » dans « le choix des hommes », objectif qu’il assigna à Parondi après guerre, pour la constitution de son équipe. Ce système favorisait un conformisme peu capable de sécréter des évaluations variées des risques à anticiper ou des stratégies à développer. Rochat mis à part, les différences, dans l’entourage du secrétaire général, étaient de tempérament plutôt que tendance politique. Hoppenot et Léger étaient plus « durs » que Bargeton ou Charvériat, moins passionnés. À cette « équipe Léger », faite de proches, de fidèles ou d’obligés, s’agrégeaient les aı̂nés, qu’Alexis ménageait, sans faire fond sur eux. Leur âge les empêchait de constituer une menace ; il les privait d’offrir un secours. On pourrait évoquer le cas de Jules Laroche ; l’exemple de Claudel est le plus savoureux, qui mêle la littérature à la diplomatie, et superpose tous les étages de l’ambition qu’Alexis avait parcourus depuis la fin de son enfance. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 364 — Z33031$$13 — Rev 18.02 364 Alexis Léger dit Saint-John Perse Le cas du doyen des ambassadeurs fut évoqué dans la foulée de la nomination d’Alexis, en mars 1933. Berthelot, in extremis, avait sauvé Claudel d’une invite à faire valoir ses droits à la retraite, lors du vaste mouvement diplomatique qui accompagna son départ. Sans rien demander pour lui, il avait rendu visite à Paul-Boncour et Daladier pour s’assurer que son vieil ami ne pâtirait pas de son effacement. Une dernière fois, Claudel bénéficia de la protection de Berthelot, sans laquelle, selon Morand, il « aurait fini comme obscur ministre ou conseiller d’ambassade au fond de l’Amérique du Sud ». À la mort de Berthelot, Aux Écoutes rappela que « la littérature lui avait coûté très cher avec Paul Claudel, dont les successives bévues composent une ardoise fort imposante ». Le journal expliquait par cette pente littéraire la protection que Berthelot avait offerte à Léger ; il éludait, au chapitre de l’ardoise claudélienne, sa responsabilité dans l’élévation de son rival et successeur. Berthelot, lui, ne l’avait pas oubliée. « Il m’a été raconté une conversation à Brangues, se souvenait Massigli, entre Claudel et Berthelot, dans laquelle Claudel disait : en somme c’est moi qui vous ai fait connaı̂tre tous vos amis littéraires. Ce à quoi a répondu Berthelot : oui, Léger par exemple. Affreux silence. » La nomination de Claudel à Bruxelles fit couler de l’encre ; c’était l’ultime effet de la souveraine générosité de Berthelot. La presse de gauche, mettant en regard le sort de Fleuriau, soixante-trois ans, et celui de Claudel, soixante-cinq ans, laissait deviner le fait du prince déchu. La presse nationaliste était plus cruelle. La une de Gringoire, le 16 avril 1933, moquait le mouvement diplomatique sous le titre « Place aux vieux », illustré d’une caricature de Claudel : « Claudel, dont l’échec à Washington a été lamentable et éclatant, devait, en bonne justice, être mis à la retraite. On l’a envoyé à Bruxelles, ce qui n’est pas très flatteur pour les Belges, obligés de subir ainsi ce laissé-pour-compte de notre diplomatie. » Dans Candide, le diplomate était attaqué une fois de plus par le biais littéraire : « Paul Claudel n’était pas moins âgé que ses trois collègues admis à faire valoir leurs droits à la retraite [Fleuriau, Marcilly et Dejean]. Il a été dispensé de monter avec eux dans la charrette. Mais, comme il s’était rendu impossible à Washington, par une avarice légendaire et une tenue négligée de vieux bohème des lettres, on l’a nommé à l’ambassade de Bruxelles où il pourra faire des économies plus larges sur ses frais de représentation et se tenir en contact étroit avec le mouvement littéraire à Paris. » Claudel arriva à Bruxelles fragilisé, attaqué sur sa droite comme sur sa gauche, dans un poste souvent dévolu aux ambassadeurs proches de la retraite. Il n’y trouva qu’un chiche soutien d’Alexis, contrariant son espoir de prolonger autant que possible sa carrière diplomatique. Le cadet savourait ce renversement de position ; insatiable dans sa quête mimétique, qui ne pouvait lui apporter de satisfaction définitive, il manifesta lourdement que son ancien modèle était devenu son obligé. Une lettre de Reine Claudel témoigna de cette dépendance. En l’écrivant avec la trempe de son caractère, qui n’avait que faire de correction grammaticale, elle épargna à NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 365 — Z33031$$13 — Rev 18.02 Le successeur de Berthelot 365 son mari la peine de réclamer ce que Berthelot lui aurait offert spontanément, et de bon cœur : « Cher ami, [...] Faites moi espérer qu’on va nous laisser ici vous ne savez pas combien c’est énervant d’ouvrir les journaux le matin et de voir a chaque instant le nom de son successeur il n’y a que de mois que nous sommes ici c’est vraiment exagéré de parler de notre départ du reste le gouvernement Belge serait très mécontent a différentes reprises il a eu l’occasion de nous faire remarqué sont regret de voir les ambassadeurs de France ne faire que passer ici et son désir de nous voir rester longtemps à Bruxelles. Je crois cher ami que Paul mérite cela n’est-ce pas ? Je compte sur vous cher ami et sur votre protection. Quand venez vous nous voir soit ici soit à Brangues c’est si facile en auto. Je vous dis a très bientôt ci joint une petite note en vous priant d’insister auprès de la comptabilité de nous donner différentes choses urgentes qu’on me refuse jusqu’à présent ; très affectueusement, Reine Claudel 10. » L’impossible quête mimétique ramenait Alexis vers Berthelot. Il écrivit à Hélène Berthelot, le 15 août 1933 : « Je lutte toujours de mon mieux pour lui [Claudel], avec l’espoir qu’il ne saura jamais qu’on ait tant à faire. » Le devoir de fidélité et la prétendue délicatesse cachaient mal son désir de donner de la publicité, au cœur du foyer de son ancien protecteur, à la nécessité de sa nouvelle puissance. Alexis soulignait cruellement que Berthelot n’avait plus les moyens de protéger l’ami génial. Peut-être se seraitil plus franchement engagé en faveur de Claudel s’il avait réussi à devenir Berthelot pour lui. Faute de supplanter l’incomparable ami, après avoir vainement cherché à ternir son image, il abandonna Claudel à son sort. Bruxelles, où se terminaient honorablement de très dignes carrières, n’était certes pas la capitale du Nouveau Monde. Claudel aurait pu y rendre encore des services, et Alexis en convaincre Paul-Boncour. Aimé de Fleuriau, qui se savait déjà sacrifié, s’agaçait davantage de la mutation de Claudel que de sa propre mise à la retraite : « Je regrette infiniment le départ de Claudel à l’heure actuelle. Il y a évidemment à Washington un énorme désordre. Lui savait comment s’y remuer. Le fil va être rompu. » Alexis conseilla seulement à son vieil ami de se préparer « à la retraite ». L’ambassadeur de France à Bruxelles souhaitait se maintenir autant que possible et, l’heure venue, passer sans transition du Quai d’Orsay au Quai Conti. Le trajet, pour court qu’il fût, contrariait les conceptions d’Alexis. Maladroit, Claudel priait son cadet au nom d’une triple identité qu’il récusait : « Votre intelligence d’ami, de diplomate et d’artiste. » La passion mimétique empêchait l’amitié sincère ; les intérêts croisés de l’art et de la diplomatie étaient invoqués à contretemps, mêlant en toute impureté le profane et le sacré. L’échec à l’Académie française et l’arrivée au Quai d’Orsay de Laval, peu sensible aux choses de l’esprit, précipitèrent l’heure d’un départ qui avait été différé bien au-delà de la règle commune. Cela n’empêcha pas Claudel d’en vouloir à Alexis, qui n’avait pas usé son crédit à son bénéfice, auprès d’un ministre qu’il possédait difficilement. Aussi longtemps que Claudel n’eut pas besoin du secrétaire général, les deux hommes s’ignorèrent. En novembre 1937, Hélène Hoppenot enregistra les premiers signes d’une réconciliation, évoquant au passage les raisons NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 366 — Z33031$$13 — Rev 18.02 366 Alexis Léger dit Saint-John Perse de la brouille : « Claudel hier, avant la répétition générale de L’Échange, a fait demander à Léger d’y assister : “Quel dommage, a dit ce dernier, moi qui aime tant cette œuvre... je vais la voir massacrer ! Mais ce sera une occasion de me réconcilier avec Claudel.” Le cacique a quatre griefs contre Léger : 1) Il a pris la place de Philippe Berthelot “en le poussant dehors”. 2) Léger – comme il aurait dû et pu le faire – n’a pas prolongé la mission de Claudel comme ambassadeur à Bruxelles. 3) Léger n’a rien fait pour que son fils Pierre fût admis au concours des Affaires étrangères où il s’est présenté trois fois (ses épreuves étaient constellées de fautes d’orthographe et Cosme, “imperméable aux choses humaines” [selon Léger], lui donna une si basse note de stage qu’il fut impossible de la rattraper). » De fait, comme l’indique son journal, au mois de juin 1936, Claudel avait vainement été voir Alexis « pour les notes de Pierre ». « Claudel s’est écrié : “Si Berthelot avait été encore là, jamais ceci ne serait arrivé !” » Ultime grief du cacique : « Après la mise à la retraite de Claudel, Léger n’a pas exigé qu’il devı̂nt administrateur de la Banque de Paris et des Pays-Bas, situation qui eût amélioré son ordinaire et permis d’obtenir d’autres conseils. » Claudel exploita sans délai la réconciliation. Fin décembre, Alexis raconta à Henri Hoppenot la visite du retraité, venu » pour le prier d’intervenir pour les affaires de Paul-Louis Weiler (moteurs d’avions). Il y est allé franc-jeu, comme toujours ». Les relations demeurèrent sur ce terrain jusqu’à la guerre : Claudel usa d’Alexis selon ses besoins ; Alexis servit Claudel selon son bon vouloir, passant sur plus de trente ans d’amitié toute virtuelle lorsque ses intérêts étaient en jeu. Ce fut le cas, en 1938, lorsque Claudel le pressa de nommer Jacques Paris, son gendre, au poste de premier secrétaire à Washington. Peu soucieux de se créer d’inutiles inimitiés, Alexis lui préféra un autre candidat, plus ancien et mieux armé pour le poste. À peine moins bien traités que cet encombrant modèle, il y avait les rivaux et les ennemis. René Massigli avait une place à part, plus estimé, mais aussi plus redouté que les Noël, Chambrun ou François-Poncet. Parmi tous ces adversaires, seul Charles de Chambrun était de la Carrière ; il était aussi le plus âgé. Léon Noël, né en 1888, venait du Conseil d’État ; François-Poncet, né en 1886, normalien et agrégé d’allemand, avait tâté des affaires avant de se lancer en politique et Massigli était passé de la rue d’Ulm au Quai d’Orsay via le « bureau Haguenin », cette cellule d’information, riche de jeunes universitaires qui, pendant la Grande Guerre, avait sauté l’Allemagne depuis Berne. Leurs origines diverses, leurs opinions et leurs tempéraments contrastés, les empêchaient d’assez bien s’entendre pour constituer un front commun contre le secrétaire général. Massigli et François-Poncet se tutoyaient sans s’apprécier. Alexis n’avait pas eu de peine à dissocier ces rivaux dans les années 1930 ; seul Massigli pouvait le menacer à gauche ; à droite, François-Poncet ne se souciait pas encore de s’enterrer au Département et préférait mener une brillante carrière de représentation à Berlin, puis à Rome. Léon Noël, enfin, n’avait pas la légitimité suffisante, ni le profil politique adéquat, sauf sous Laval, pour NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 367 — Z33031$$13 — Rev 18.02 Le successeur de Berthelot 367 s’imposer au poste d’Alexis, qui commandait un héritier de Briand. Héritage construit, qui n’avait rien à voir avec celui du comte de Chambrun, fier descendant du marquis de La Fayette. Entre Alexis et lui, la détestation était réciproque. Léon Noël, qui eut besoin, après guerre, de se dédouaner de son séjour vichyssois, et de décharger sa bile persophobe, dessina le médaillon bifrons des incompétences de Laval et de Léger ; en passant il révéla les sentiments que le secrétaire général portait à l’ambassadeur de France à Rome : « Laval fit semblant de vouloir nous persuader qu’on devrait ajouter une épreuve à celle du concours des Affaires étrangères : on enverrait chaque candidat dans une foire avec mission de vendre une vache. Et Laval d’ajouter : “Il ne faudrait pas qu’il la ramène !” [...] Alexis Leger voulut dire son mot et fit une réflexion non moins révélatrice de sa manière : “Gardons-nous de charger Chambrun de vendre une vache au marché : il reviendrait avec un cheval pie.” Cela ne signifiait rien, sinon que Leger – ce que nous savions tous – détestait Charles de Chambrun, coupable à ses yeux de chercher un rapprochement avec Rome, et s’employait à le miner, en guettant le moment de le priver de son poste. » Louise Weiss a tendu son miroir à Chambrun, où se reflète le même sentiment, parfaitement justifié au dire de Noël : « Sous prétexte d’une limite d’âge qui n’existait pas, en ce temps-là, pour les ambassadeurs, le gouvernement du Front populaire avait mis fin, le 31 octobre 1936, sous l’inspiration certaine d’Alexis Léger, à la mission de Chambrun dont on savait qu’il était bien vu de Mussolini et qu’il souhaitait ardemment une entente franco-italienne. » Sa légitimité de secrétaire général, aux yeux de ses pairs, tenait à sa capacité à défendre une continuité administrative, par-delà les alternances et les faveurs politiques. Il avait mis fin à la tradition des « attachés autorisés », survivance des pratiques antérieures à la République, lorsque les ambassadeurs se déplaçaient avec leur propre personnel. En juin 1935, Alexis avait remis une longue note à Laval « en représentation des objections soulevées par son projet de modification du décret limitant l’accès des “extranei” au grade de ministre plénipotentiaire », objections qu’il avait « de vive voix, très instamment rappelées depuis plusieurs mois ». Avec cette note, Alexis protégeait la famille diplomatique dont la « solidarité morale et professionnelle serait compromise le jour où la nomination de nombreux ministres pris en dehors des cadres donnerait l’impression qu’il y a deux carrières : celle des chefs de mission, et celle des secrétaires ou conseillers, agents considérés par définition comme techniciens subalternes sans avenir possible ». Gardien du Temple, Alexis en ferma la porte à la première candidate féminine qui voulut l’entrebâiller ; lasse de l’inégale progression de sa carrière, du fait de sa condition féminine, Suzanne Borel, qui n’était pas encore l’épouse de Georges Bidault, en appela au secrétaire général : « Il me reçut, posa sur moi son célèbre regard magnétique si bien imité par mon collègue Daniel Levi, me parla avec une bonne grâce qui semblait ne pas exclure la franchise, et me roula proprement dans la farine. » NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 368 — Z33031$$13 — Rev 18.02 368 Alexis Léger dit Saint-John Perse Alexis ne préservait pas seulement le Département des femmes et des « étrangers », il se faisait une obligation de préserver l’ensemble du personnel diplomatique des alternances politiques. C’était une règle générale, à laquelle il était trop heureux de déroger pour nuire à ses adversaires ; il était disposé au contraire à s’attacher des diplomates qui n’étaient pas de son bord, en les défendant contre les gouvernements qui passaient pour être du sien. Suite à la victoire du Front populaire, au printemps 1936, la presse attendait, pour s’en réjouir ou le déplorer, un vaste mouvement diplomatique. Le Canard enchaı̂né en regretta la timidité sous le titre « La symphonie achevée ». Le journal satirique en attribuait la responsabilité au secrétaire général, sauf pour le cas de François-Poncet, qu’Alexis aurait volontiers fait monter dans la charrette : « Viénot insiste pour que l’on garde, à Berlin, son vieil ami François-Poncet. Et Alexis Léger supplie pour tous les autres. Alors Yvon Delbos, la gentillesse même, range son mouvement dans le dossier “neutralité”. » En effet, Alexis s’interposa chaque fois que ce fut nécessaire à l’intérêt général ou à celui de sa carrière. Il sauva Puaux, qui avait notoirement bénéficié de sa proximité avec Tardieu. Otto Bauer réclama sa tête à Blum. Il espérait que le sacrifice fouetterait le moral des gauches autrichiennes et renforcerait ceux qui, « dans les milieux gouvernementaux », préconisaient « un rapprochement avec les travailleurs », en prévision d’une tentative d’Anschluss. « Ce rappel, le plus rapide possible, serait compris à Vienne comme un signe indiscutable que la France d’aujourd’hui n’est plus celle d’hier et qu’il faudrait à Vienne, tenir compte de ce changement. » Léon Blum soumit l’avis de l’austromarxiste à celui du secrétaire général. Alexis fut le plus persuasif ; Puaux demeura à Vienne, jusqu’à la disparition de l’Autriche, en mars 1938. Malgré la constitution d’une équipe dévouée à sa personne et sa politique, qui était à la fois le fondement et l’expression de son pouvoir, l’empire d’Alexis n’était pas absolu ; en 1943, Hélène Hoppenot dressait cette carte des clans qui s’étaient affrontés au Quai d’Orsay dans les années 1930 : « Il y avait alors trois groupes assez distincts : les amis de Berthelot, ceux de Léger, qui aimaient peu ceux de Berthelot, et un groupe de droite ou d’extrême droite. Sans compter les isolés occupant pour la plupart des postes à l’étranger. » Démarqué de Berthelot, Alexis essayait pourtant de capter son héritage et de perpétuer les attributs quasiment régaliens qu’il avait conquis au bénéfice du secrétariat général. Les pouvoirs de Berthelot ? De son point de vue panoramique, le secrétaire général était le mieux placé pour centraliser l’information. Elle était à la fois sa raison d’être que le signe de sa supériorité sur l’ensemble du personnel diplomatique. À l’inverse des systèmes totalitaires, où la vérité est incontestable, au point que Karl Popper y ait trouvé des raisons de la définir par son caractère contradictoire, l’irrationalité du système d’information mis en place par Alexis tient à la prolifération des vérités. À la vérité unique du régime totalitaire, NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 369 — Z33031$$13 — Rev 18.02 Le successeur de Berthelot 369 correspond le dévoiement démagogique d’une vérité démultipliée et relativisée selon un principe hiérarchique : Alexis donne raison à tous ceux dont il dépend, et ne veut entendre de ceux qui dépendent de lui aucun raisonnement divergeant du sien. L’information affluait de partout pour converger vers le bureau d’Alexis. Il la recevait des postes et de ses homologues étrangers (il était proche de son homologue Robert Vansittart, au point de partager ses congés avec lui), de ses visiteurs, journalistes français et étrangers, militaires, hommes d’affaires, parlementaires, mondains de tout poil et, pour son plaisir personnel, aventuriers fameux, auxquels il se flattait de ressembler, tel Henri de Monfreid ou Alexandra David-Néel. Alexis rechignait à diffuser cette information ; il s’interposait entre les directions et le ministre, entre le ministre et les postes, entre les postes et les directions ; il évitait qu’une information régionale n’atteignı̂t une direction ou un poste hors de leur champ de compétence, au nom d’une rigueur administrative qui faisait peu de cas de la mondialisation. Cœur hypertrophié du Département, Alexis recevait le sang de tous ses organes, et ne le redistribuait que très chichement. Membres ankylosés, les ambassadeurs en étaient réduits à supplier un peu d’oxygène. Émile Naggiar était le plus plaintif des doigts engourdis du ministère. À Belgrade, au début de l’année 1934, il passait déjà en revue tous les manquements du secrétaire général, dans une lettre particulière qu’Alexis ne communiqua pas aux services compétents sans avoir occulté ce passage : « Je sais qu’il est bien difficile de trouver le temps de faire rédiger des notes d’audience, que cela est même quelquefois impossible quand il s’agit d’entrevues entre ministres, et aussi qu’il est délicat d’en faire des télégrammes circulaires pour les postes. Cependant, cela me serait bien utile, au moins dans les moments décisifs. » Peine perdue. Quatre ans plus tard, à Pékin, où il se débattait en plein conflit sino-japonais, Naggiar n’eut pas droit à la moindre instruction : « Sans fausse modestie, j’aurais pu vous aider davantage dans votre tâche, si j’avais été mis au fait du but auquel vous tendiez. Mais, à la hauteur où vous êtes, mon pauvre ami, vous êtes trop souvent comme Dieu le Père. Je lui parle mais rien ne me répond. Et cependant, c’est quand même à ce bon Dieu là que va ma fidèle affection. » Claudel était plus résigné : « Je sais que vous n’écrivez jamais. » Il espérait que la circulation vasculaire compenserait l’artériosclérose : « Si vous pouviez me donner quelques nouvelles, par exemple par mon ami Paul Petit, cela me ferait plaisir. » Les amis se plaignaient sans illusion ; les autres n’osaient pas. Les plus habiles, comme André d’Ormesson, espéraient que le chef consentirait à déléguer : « Vous avez trop à faire pour me répondre ; mais dites à l’un de vos collaborateurs immédiats – Charvériat ou même Croÿ, par exemple – de me faire savoir si cette suggestion est approuvée à Paris. » D’autres, sans illusions, contournaient le caillot. Dampierre, chargé d’affaires à Rome, s’adressait aux saints quand Dieu le Père demeurait silencieux, et priait Bargeton, directeur d’Europe pendant l’intérim d’Alexis au secrétariat général : « Il me serait très utile, quand vous aurez un instant, NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 370 — Z33031$$13 — Rev 18.02 370 Alexis Léger dit Saint-John Perse que vous me disiez en quelques mots ce qu’on pense au Département de l’attitude de l’Italie à Lausanne et à Genève. J’avais télégraphié à Léger, il y a longtemps déjà (4 juillet), pour m’informer de la tournure des conversations qu’avaient eues à Lausanne MM. Herriot et Grandi : je n’ai pas reçu de réponse ; ce n’était pas un sentiment de curiosité qui me poussait, mais le désir de ne pas me trouver dans une ignorance complète devant des gens documentés 11 ! » Il est vrai qu’à l’été 1932 l’absence de Philippe Berthelot se faisait cruellement sentir ; un vent de désordre frappait le Département, qu’Alexis ne parvenait pas à prendre en main du jour au lendemain ; il y était mal préparé et consacrait beaucoup d’efforts aux intrigues qui consolidaient sa position. Alphonse Bodard, habitué aux encouragements et félicitations lapidaires mais ponctuels que lui adressait Berthelot en Chine, s’habituait difficilement au régime sec imposé par Alexis, qui l’avait envoyé en Éthiopie : « Me voici depuis dix mois bientôt en Éthiopie, où je travaille de tout mon cœur. Je n’ai encore reçu du Département aucune parole d’appréciation ni le moindre geste d’encouragement. Mais je sais que vous êtes avec moi et cela me donne du courage. » Fidèle et brave, c’étaient les qualités que Berthelot flattait chez lui ; à tout hasard, Bodard les agitait devant Alexis, qu’il devinait moins bien : « Quoi qu’il arrive ici, faites-moi confiance. Je ferai tout mon devoir. Jamais je n’abandonnerai mon poste ni ceux que j’ai charge de protéger. » Faute d’instructions qui auraient permis au ministre Victor de Lacroix de leur prouver le contraire, les Tchèques avaient le sentiment, dès mai 1936, de ne plus être associés à la stratégie française, qui se réduisait il est vrai à un réflexe de repliement : « Je pense que Beneš serait sensible à ce que lui fussent communiquées au fur et à mesure les questions posées à l’Allemagne, la réponse allemande et notre point de vue à ce sujet. Je ne sais si vous le jugerez possible et indiqué ; mais il me semble qu’il faut tout faire pour intéresser nos alliés à notre cause, leur témoigner de l’intimité et les tenir bien en mains. » Pas mieux informé que les Tchèques des intentions de son gouvernement, Lacroix se résignait à venir s’instruire à Paris ; heureusement, il n’était pas en poste à Pékin : « Je voudrais venir passer trois ou quatre jours à Paris dans la dernière dizaine de mai pour causer avec vous et me rendre tout à fait compte de votre attitude dans les circonstances actuelles. » Que lui dit Alexis ? Il était complètement désillusionné par l’apathie du gouvernement français face au coup de force de Hitler en Rhénanie, comme l’ensemble de l’état-major du Quai d’Orsay. Devant l’ambassadeur polonais, d’un mot churchillien, Alexis avait préféré prophétiser que réagir : « Nous avons perdu l’Europe centrale et nous avons perdu la paix 12. » Lacroix en fut pour ses frais. En novembre 1936, témoin de la nervosité des Soviétiques, qui s’impatientaient des atermoiements français depuis les pactes platoniques de non agression (1932) et d’assistance (1935), Robert Coulondre écrivait tragiquement à Alexis : « Je vous supplie de me nourrir assez pour que je puisse les calmer et en tout cas leur donner la sensation du contact. Ne serait-il pas NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 371 — Z33031$$13 — Rev 18.02 Le successeur de Berthelot 371 possible de m’envoyer un petit télégramme hebdomadaire très court et récapitulatif. La valise est si lente et si espacée ! » Alexis n’isolait pas seulement ses ambassadeurs des services centraux, mais aussi ceux du ministre en place. Fernand Pila, enclin à la flatterie, espérait qu’Alexis transmettrait les compliments qu’il destinait au nouveau ministre depuis Tokyo : « La politique de Barthou, par les spectacles brillants qu’elle a récemment offerts et par les heureux résultats qu’elle a déjà obtenus, nous a fait ici le plus grand bien. Vous pouvez le dire à notre président. » Aurait-il mieux fait de s’en charger lui-même ? Pila était prudent, et préférait sonder le secrétaire général avant de se lancer : « Ne me conseilleriez-vous pas d’écrire privément de temps à autre à Barthou ? Il y a des ministres qui aiment ça ; d’autres qui n’y attachent aucun intérêt. Un mot, je vous en prie, pour me donner votre avis amical. » Alexis ne répondait pas à ses ambassadeurs ; Pila n’osait pas écrire à son ministre sans son avis : gageons que Pila ne reçut jamais les conseils d’Alexis ni Barthou les compliments de Pila. Dans ce lent processus d’asphyxie, Alexis ne craignait pas d’étrangler doucement la tête du ministère, en faisant écran entre le ministre et le président du Conseil. Alexis perfectionna ce jeu à la veille de la drôle de guerre, lorsqu’il court-circuita à l’envi Georges Bonnet ; dès 1933, il s’entraı̂nait à passer par-dessus Paul-Boncour, et entretenait sa popularité auprès de Daladier. Laval, puis Bonnet, furent pareillement subjugués par l’alliance que le secrétaire général passait avec d’autres ministres du cabinet. Alexis cloisonnait l’information ; cela le faisait-il plus savant ? Relativement à l’ignorance dans laquelle il laissait ses services, peut-être. Mais l’information qu’il cultivait voluptueusement n’était pas celle qui lui aurait permis de sonder les reins des pays qui entouraient la France ; elle ne disait rien des opinions profondes, des forces économiques ou de leur situation sociale. Alexis préférait les potins croustillants ou sensationnels, qui lui donnaient barre sur les individus. Dans leur correspondance personnelle, les ambassadeurs distillaient les derniers ragots. André d’Ormesson l’informait de l’infime intrigue qui l’avait réuni pour un thé nocturne à une personnalité un peu scandaleuse, chez Marthe Bibesco, en vue de complaire au roi Carol de Roumanie, revenu d’exil. Claudel anticipait d’un quart d’heure l’histoire parlementaire, en augurant d’une conversation avec Francqui et d’un entrefilet du Peuple la chute du ministère Brocqueville. Laroche annonçait à Alexis une visite du souverain belge en France, ou bien arrangeait avec lui un entretien discret entre Delbos et Van Zeeland, le Premier ministre belge. Alexis préférait l’écume des événements aux courants des grands fonds. Il était plus Fouché que Talleyrand, si l’on suit le mot de Marie Laurencin : « Alexis ? c’est un policier. » Jamais en retard d’une information domestique, sa procrastination est certaine dans le traitement des affaires extérieures. Les archives montrent sa tendance à différer les réponses. Ses ennemis attribuaient cette mauvaise habitude à un goût du pouvoir supérieur à son sens administratif. SainteSuzanne enregistrait l’expression de ce reproche, le 19 mai 1940, libérée NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 372 — Z33031$$13 — Rev 18.02 372 Alexis Léger dit Saint-John Perse par la chute du secrétaire général : « Beaucoup jugent que, formé par la vie de cabinet, il n’avait pas idée de l’administration, laissant traı̂ner les affaires. » En campagne permanente, il évitait les arbitrages impopulaires : « On dit que les notes s’entassaient sans qu’aucune décision en sorte. » Bressy, le chef de cabinet de Bonnet, mal disposé envers Alexis, expliquait que « le souci de la politique intérieure était tel que bien des questions étaient enterrées par prudence ». De fait, le secrétaire général apparaissait à Sainte-Suzanne très finement informé des nuances parlementaires ; c’était particulièrement vrai à la veille des remaniements ministériels qui remettaient en jeu le fauteuil de Vergennes. Au lendemain de la démission que Briand avait offerte, et qu’on lui demanda finalement de retirer, il spécula devant Berthelot : « En ce qui concerne son successeur, si vous ne pouvez plus, évidemment, envisager la venue de Tardieu, il ne me semble plus du moins que vous ayez encore à appréhender celui dont vous m’avez parlé ; je crois que la journée de Versailles lui rend la chose beaucoup plus difficile. D’après les renseignements qui parviennent ici, par le téléphone et par la poste, on parle beaucoup de Reynaud et de Jouvenel. Mais moi, je crois que cela finira plutôt par Barthou après un intérim Laval. » Peu importe, en l’occurrence, la justesse des prévisions ; il s’agissait surtout d’agacer Berthelot, en refusant de prévoir l’arrivée de Tardieu, le candidat qu’il espérait. Le 13 septembre 1939, à la veille de l’éviction de Georges Bonnet, qu’il souhaite, Alexis apparaı̂t à Sainte-Suzanne « très soucieux de la séance des commissions des Affaires étrangères. Il note les noms des membres de ces commissions ». Alexis vérifiait soigneusement l’information qui sortait du ministère ; il méconnaissait gravement celle qui y parvenait. Le 2 octobre 1939, l’ambassade d’Angleterre demanda par téléphone au Quai d’Orsay si la France avait reconnu le nouveau gouvernement polonais. Il s’agissait de préparer une déclaration de Chamberlain sur ce sujet. Mack, le premier secrétaire anglais, aboutit à Sainte-Suzanne, qui s’informa à la plus haute source. De son récit, il ressort que le secrétaire général ignorait totalement la réponse, sans pouvoir le reconnaı̂tre : « Je consulte Léger. Il hésite longuement, préoccupé, dessine sur une feuille blanche, puis d’une voix molle : “Répondez oui.” Je reprends l’appareil et, ne voulant pas mettre Léger trop en avant (j’ai l’impression qu’il s’agit d’une décision virtuellement prise plus qu’effective, d’une anticipation certaine plus que d’un fait acquis), je dis à Mack : “On me dit que oui.” J’espérais en être débarrassé. Point. “En quels termes ? Quand cela ?” Je lui dis que je n’en sais rien et lui conseille de consulter Rochat. » Le même jour, en sens inverse, Sainte-Suzanne s’extasie : « Soin apporté à tout par Léger. Besnard (l’ancien ambassadeur) a demandé qu’on lui constitue un dossier sur les relations franco-italiennes. On le constitue. Avant de l’acheminer à Besnard, Léger en demande communication, le garde, l’examine. » Les ambassadeurs qui souhaitaient instruire le secrétaire général devaient ressentir quelque chose du pianiste qui joue sur le pont d’un paquebot, pour reprendre une formule qu’Alexis avait servie en son temps à Larbaud, qui le pressait de publier en revue. Les rares informations qu’il réclamait NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 373 — Z33031$$13 — Rev 18.02 Le successeur de Berthelot 373 aux postes, d’un petit mot, ou plus souvent d’un rapide téléphonage, ne visaient pas à satisfaire ce genre de curiosité. Il s’agissait plutôt de rendre un service personnel ou d’obliger un puissant. Après lui avoir écrit, Alexis téléphonait à Charles-Roux, ambassadeur au Vatican, pour accélérer une procédure d’annulation de mariage qui intéressait Fernand de Brinon, militant du rapprochement franco-allemand, mais qui avait d’autres titres à l’intérêt d’Alexis en sa qualité de journaliste au Journal des débats puis à L’Information. C’est encore une affaire d’annulation et de remariage qui le fit sortir de son silence pour réclamer à Jacques Pieyre, consul général à Monaco, « les deux notes » que ce diplomate s’excusait « de n’avoir pas encore envoyées », perdant « tout [son] temps à des fêtes et banquets ». Il fallait beaucoup de zèle pour se sentir tenu d’apporter des informations substantielles et détaillées ; François-Poncet jouait cette comédie, en répondant à une question qui ne lui était pas formellement posée, sans illusion d’être lu : « Dans la valise qui part aujourd’hui, il y a une lettre, sur les embarras intérieurs du IIIe Reich et la question de savoir si la situation économique et financière de l’Allemagne est menaçante pour l’avenir du régime. Je l’ai écrite pour faire suite à une préoccupation que vous m’aviez manifestée, lors de nos dernières conversations. Je ne vous demande pas de la lire ; mais il est bon que vous sachiez qu’elle existe et qu’en cas de besoin, vous pourrez vous y référer. » Il serait malhonnête de prétendre qu’Alexis ne sollicitait jamais ni ne félicitait des agents aussi actifs que François-Poncet. On trouverait sans peine quelques contre-exemples ; mais plus facilement au début de son septennat qu’à son terme. Alexis était trop intelligent pour se priver de l’avis de François-Poncet, et trop prudent pour ne pas le compromettre dans une décision difficile à assumer. Mais il était plus prompt à se plaindre de l’abondance de ses dépêches qu’à lui réclamer des renseignements ; en 1932 déjà, il s’était lamenté devant Armand Bérard, qui le secondait à Berlin : « Dites à François-Poncet de moins écrire ; je n’ai plus de cartons où ranger ses dépêches ! » En dernier recours, si un agent s’écartait trop de la ligne qu’il imposait et, parfois, dans le cas d’un protégé, lorsque sa conduite l’exposait à un grave discrédit, Alexis sortait de son silence. Cette soudaine manifestation de l’existence du secrétaire général rendait presque souhaitable sa discrétion ordinaire. Naggiar, fameux pour son franc-parler, comptait parmi les plus coutumiers du fameux « déchiffrez vous-même », destiné à épargner à l’ambassadeur l’embarras de recevoir les gronderies parisiennes des mains de son petit personnel. Le 30 octobre 1937, il reçut ce télégramme : « Déchiffrez vous-même. De la part de Léger. Je ne puis, ni ne veux expliquer télégramme 602 que par état de santé dont m’entretient lettre 17 septembre. Je crois vous rendre service en ce moment en gardant à ce télégramme caractère assez strictement personnel pour qu’il en puisse être fait abstraction. Je dois par ailleurs vous mettre amicalement en garde contre un état d’esprit qui influence parfois trop sur rédaction et ton de vos télégrammes de service 13. » NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 374 — Z33031$$13 — Rev 18.02 374 Alexis Léger dit Saint-John Perse La sévérité d’Alexis s’expliquait par une série de mouvements d’humeur du ministre de France en Chine. Le 23 octobre, le secrétaire général avait reçu une lettre rédigée un mois plus tôt, dans laquelle Naggiar demandait « instamment la permission de confier la gérance à Knobel », alors qu’il venait « à peine d’arriver ». « Je suis à bout de force », écrivait-il. Trois jours plus tard, Naggiar fit savoir qu’il considérait « comme une boutade » le choix du représentant de la France à la conférence des Neuf Puissances, réunie à Bruxelles en novembre 1937, pour tenter de régler le conflit sinojaponais. « Alexis a pris sur lui la responsabilité d’en cacher le texte à Yvon Delbos, déjà prévenu contre l’ambassadeur, mais il commence à être agacé par ses incartades », notait Hélène Hoppenot. Dans les derniers jours d’octobre, enfin, Naggiar avait fait connaı̂tre ses réticences à se rendre à Nankin pour expliquer au gouvernement chinois les raisons ayant motivé le refus du gouvernement français de laisser passer par l’Indochine des armes et des munitions. « Léger, par amitié pour lui, n’a pas communiqué au ministère des Affaires étrangères son dernier télégramme. “S’il ne comprend pas, a-t-il dit à Henri [Hoppenot], il me sera difficile de continuer à le soutenir.” » Il ne faut pas s’imaginer qu’Alexis ignorait tout des affaires ; il courait à l’urgence, très capable de se mettre à jour en quelques instants. Là où le feu prenait, il intervenait immédiatement, rédigeait des télégrammes d’instructions, ou les corrigeait de près. Pris dans le tourbillon des départs de feu qui se multipliaient en Europe et dans le monde, il perdait le recul nécessaire pour anticiper et modifier le cours des choses. Le flux continu d’information lui donnait l’impression de dominer les événements, de les anticiper et de maı̂triser l’envers des apparences, mais, emporté par le courant, Alexis subissait l’information qu’il recherchait et distillait. SainteSuzanne a laissé un témoignage involontaire de cette sensation de maı̂trise due à l’abondance et à l’antériorité de l’information, un jour de mars 1940 qu’il se mêla à la foule : « Dans le train (seconde classe), officiers, et autres voyageurs, tous bourgeois, visiblement mal, vaguement informés, ce qui les fait paraı̂tre sots. » Face à Hitler, dont les objectifs étaient largement méconnus des Français, mais parfaitement stables, si sa tactique était mobile, Alexis donnait l’impression à ses collaborateurs d’incarner la résolution la plus ferme et la politique la plus immuable. Erreur de perspective : c’est la constance du danger allemand et la nécessité toujours renouvelée de s’y opposer qui donnaient l’illusion, par symétrie, qu’Alexis poursuivait une stratégie délibérée, quand il n’agissait que par réactions. À l’été 1933, il combattit résolument le projet italien de pacte à Quatre. Au nom de la sécurité collective et des droits des petites nations, il ne voulait pas de cet instrument de révision des traités, en vue d’une paix organisée par les puissances du jour, fussent-elles les vaincus ou les vainqueurs frustrés d’hier. En septembre 1938, c’est le même Alexis qui pria l’Angleterre d’offrir sa médiation en vue d’une conférence à Quatre pour régler le sort de la Tchécoslovaquie, sans s’inquiéter de l’assentiment de la petite nation slave. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 375 — Z33031$$13 — Rev 18.02 Le successeur de Berthelot 375 On dira que les circonstances n’étaient plus les mêmes. Précisément, Alexis suivait les circonstances plutôt qu’une politique. Il avait été moins fidèle qu’Hitler à son dessein, et sacrifiait sous la pression, en 1938, un principe et des alliés qu’il avait voulu préserver tels quels, en 1933. Il croyait être immuable, il était immobile. Ce glissement continuel de ses objectifs l’obligea à souhaiter la guerre presque aussi fatalement que l’Allemagne nazie, en dépit de la sincérité de son pacifisme. Le flot continu d’informations qui l’avait porté d’intransigeances en aveuglements ne lui avait rien permis de conserver, mais l’avait amené bien loin de son port initial. Alexis n’eut pas toujours tort, ni ne fut le seul à se tromper ; mais il mit un talent vraiment singulier à tirer de chaque nouveau démenti la preuve de son habileté passée et le signe de sa clairvoyance à venir. Cette faiblesse était le revers de la force qu’il trouvait dans une mauvaise foi organisée et justifiée par la vertu créatrice de l’autosuggestion. SainteSuzanne ne s’en indignait pas : « Une fois son parti pris, il est d’une obstination incroyable, et je pense que rien ni personne ne pourrait lui faire reconnaı̂tre qu’il a eu tort. Et ceci d’ailleurs sincèrement. Il croit absolument à la nécessité de ce qu’il préconise et à sa possibilité et si l’entreprise échouait, il aurait tant veillé à son succès que cet échec ne lui paraı̂trait pas venir d’une erreur de sa part mais du fait qu’il n’aurait pas été assez écouté. » Parce qu’il délivrait des informations souvent confidentielles, il se donnait l’impression de dominer l’opinion. Mais en dépit de ses efforts pour la galvaniser, il ne sut pas convaincre Hitler de la résolution des Français à mourir pour Varsovie. Il n’était pourtant pas avare d’audiences de journalistes. Crouy-Chanel se souvenait que Louise Weiss, qui animait un club européiste, L’Europe nouvelle, venait régulièrement « se faire regonfler sur ce sujet ». Alexis recevait régulièrement Pertinax et Élie Joseph Bois : « L’information qu’il leur donnait était plus précise, afin d’éviter qu’ils ne s’orientent dans de mauvaises directions. Pertinax était une espèce de porte-parole officieux, les diplomates étrangers lisaient ainsi l’opinion officielle du Quai d’Orsay. » Il pouvait compter, pour orienter la presse, sur la collaboration sans réserve de la direction compétente. Le service d’information et de presse relevait en principe directement du ministre ; en plaçant à sa direction Pierre Comert, en mars 1933, Alexis savait que ce fief demeurerait sous son empire. La proximité des deux hommes était notoire. Les journalistes d’extrême droite, dont les contacts avec le Quai d’Orsay se réduisaient à Comert, n’attaquaient jamais l’un sans l’autre. Ils réclamèrent l’éloignement du secrétaire général quand celui de Comert fut décidé, au lendemain de Munich en même temps que celui de Massigli. Hostile à l’Allemagne nazie autant qu’il avait aimé l’Allemagne de Weimar, entouré de réfugiés qui avaient fui les persécutions, Comert communiait avec Alexis dans l’idée que la guerre serait fatale à Hitler. Il ne ménageait pas le dictateur, au grand désespoir de François-Poncet, ambassadeur à Berlin, irrité par les articles hostiles à l’Allemagne qu’il inspirait au Temps, sans compter les correspondances des envoyés spéciaux qu’il rédigeait lui-même, depuis NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 376 — Z33031$$13 — Rev 18.02 376 Alexis Léger dit Saint-John Perse son bureau du Quai d’Orsay 14. Léger et Comert n’étaient pas seuls apprentis sorciers de la presse. Les ministres tiraient l’opinion à hue et à dia, selon leurs conceptions successives, et parfois simultanément divergentes, quand Daladier, président du Conseil, repassait derrière Bonnet, ministre des Affaires étrangères. Le procédé favori d’Alexis demeurait la fuite, peu coûteuse, et dont il connaissait l’efficace comme les dangers, depuis l’affaire Hearst. La volonté de servir ses conceptions faisait de Pertinax le meilleur des collaborateurs bénévoles du secrétaire général. Alexis lui distribua le premier rôle dans le sabotage du pacte à Quatre et du plan Laval-Hoare. Les dépêches des agents étaient pleines de protestations contre ces procédés qui les plaçaient en porte à faux. René Massigli, en 1933, Jules Laroche, en 1935, Léon Noël, en 1936, eurent tous à se plaindre de ces articles inspirés à Pertinax par leur chef. Faute de pouvoir mettre en cause le secrétaire général, ils se plaignirent auprès de lui des procédés de son complice. Des trois victimes, Laroche, en fin de carrière, laissa le plus clairement entendre au secrétaire général qu’il ne doutait pas de l’origine de la fuite, l’engageant à tenir son journaliste. Marès n’était pas en reste, ni Élie Joseph Bois, dont Alexis inspirait les articles pour fouetter l’esprit de résistance des alliés et des amis de la France. Ainsi des Belges, qui refusaient à l’armée française de se déployer sur leur territoire pour avancer le front et raccourcir la drôle de guerre, qui usait le moral de troupes moins galvanisées qu’en Allemagne. « La presse belge est furieuse des articles du Temps sur la neutralité de leur pays, observe Sainte-Suzanne quelques jours avant l’offensive allemande : ces articles, au moins pour leurs fragments essentiels, ont été dictés à Marès par Alexis, qui écrivait mot à mot ce qui lui était dit (j’étais là). De même, l’article de Bois d’hier a été écrit après une visite à Alexis. » Les archives du Quai d’Orsay montrent que Sainte-Suzanne ne s’exagérait pas la maniabilité de Marès. À l’été 1934, le climat des relations franco-polonaises était détestable, après que la Pologne eut signé un pacte de non-agression avec l’Allemagne en janvier, et avant qu’elle ne déclinât l’offre française d’un Locarno oriental contre lequel elle militait déjà activement. La presse polonaise mit de l’huile sur le feu, jusqu’à Paris, où un article (stipendié ?) du Petit Journal, le 17 août, rapporta les déclarations de Matuszewski, ancien ministre des Finances polonais, « selon lesquelles, en présence du projet de pacte à l’Est, le gouvernement polonais se proposerait de conclure auparavant toute une série d’accords, notamment avec l’Allemagne ». Le Quai d’Orsay organisa la riposte. Le 20 août, la direction d’Europe récapitula les avanies subies par la France depuis qu’elle n’avait pas refusé de signer le pacte à Quatre. Alexis, avec les façons sévères et arrogantes qu’il conservait non sans un peu d’anachronisme à l’égard de la clientèle traditionnelle de la France, rédigea un télégramme menaçant : « Veuillez représenter au ministre des Affaires étrangères tout ce que les déclarations de Matuszewski ont d’inexact et de tendancieux. Nous souhaiterons n’avoir pas à relever explicitement et publiquement des inexactitudes de cette nature, mais nous NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 377 — Z33031$$13 — Rev 18.02 Le successeur de Berthelot 377 nous trouverions, à notre grand regret, contraints de le faire de la manière la plus nette, si elles venaient à être produites à nouveau sous l’autorité de personnalité tenant d’aussi près que Matuszewski au gouvernement. » Le rappel à l’ordre par voie diplomatique n’ayant pas suffi, Alexis donna suite à l’avertissement qu’il avait lancé au gouvernement polonais de ne pas lui laisser « la moindre apparence de justification » en cas de rapprochement avec l’Allemagne, « inconciliable avec une sincère pratique de l’alliance franco-polonaise ». Le secrétaire général commanda à Marès un article sur mesure, à paraı̂tre dans Le Temps. Une longue note fut préparée pour fournir au journaliste la matière de son article. Marès fut cherché et repéré à Contrexéville, et aussitôt joint au téléphone, le 22 août, à dixhuit heures trente. On lui précisa qu’il devrait « veiller à ne pas démasquer par trop de précisions techniques la source officieuse ». Le curiste reçut de surcroı̂t une notice biographique du journaliste polonais incriminé, une note sur le renouvellement, discuté au printemps, du pacte de non-agression polono-soviétique, une autre sur le pacte à Quatre, et l’article du Petit Journal qui avait déplu. Le travail de Marès était prémâché : son article, planifié en cinq points, devait se terminer par une « conclusion générale », qui rappellerait que « la politique d’alliance signifie avant tout confiance et franchise, que les Alliés se doivent avant tout ». Les derniers mots de son article lui étaient soufflés : « S’il y a divergence de vues, qu’elle apparaisse franchement. S’il y a revirement de la part du gouvernement polonais, pas d’hypocrisie, qu’il ne masque pas cette évolution 15. » Alexis recevait moins les journalistes vedettes pour s’informer que pour les instruire de sa politique ; à l’inverse il en recevait « parfois des obscurs, mais qui lui apportaient des renseignements sur sa cote, sa réputation, les critiques dont il pouvait être l’objet ». Sainte-Suzanne notait principalement les allées et venues de Lewy, correspondant en France de l’United Press. Faut-il conclure, avec Sainte-Suzanne, qu’Alexis était l’un des hommes les mieux informés et, partant, les plus puissants de la III e République ? « On serait étonné, écrivait-il au commencement de la drôle de guerre, si on savait combien peu d’hommes gouvernent les démocraties en temps de crise. Je prends Léger comme exemple. [...] Il a en main Marès, c’est-àdire Le Temps, et Bois, c’est-à-dire Le Petit Parisien ; Giraudoux et Fels, c’est-à-dire la radio. » De fait, Alexis avait adjoint à Jean Giraudoux le mari de sa maı̂tresse, propriétaire de La Revue de Paris, au Continental, siège de la propagande. Alexis donnait le ton à quelques interprètes de l’actualité. Cela ne suffisait pas à galvaniser la nation ni à l’unifier, alors qu’il s’attirait la haine des extrémistes ou des pacifistes déçus. Pas plus qu’Hitler n’a fabriqué en démiurge souverain le nationalisme allemand, dont il a été la créature, née de son croisement avec les théories raciales, Alexis n’a voulu librement la guerre à laquelle il se résolut, représentant devant ses collaborateurs la perspective d’une crise intérieure si un affrontement avec l’Allemagne ne cristallisait pas les énergies antagonistes autour d’un but commun. Ses NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 378 — Z33031$$13 — Rev 18.02 378 Alexis Léger dit Saint-John Perse relais pensaient comme lui ; ils n’avaient pas besoin de lui pour penser de la sorte. Force est de constater l’inefficace de ses réseaux, lorsqu’il les mobilisa à l’heure de sa disgrâce. Les journalistes amis, William C. Bullit, l’ambassadeur américain, le clan Churchill à Londres et jusqu’à André de Fels, le mari cocu, que Marthe envoya au Quai d’Orsay, tous plaidèrent vainement la cause du secrétaire général déchu, qui ne réussit pas davantage à convaincre le gouvernement américain de s’impliquer dans le conflit. Au reste, Alexis ne comptait pas que des amis parmi les journalistes. Précisément, ses accointances avec la presse modérée offraient un angle d’attaque aux journaux extrémistes. Candide requérait contre sa « pratique des fuites, comme moyen de pression » : « Depuis l’avènement de Léger au pouvoir, accusa l’hebdomadaire en juin 1938, cette pratique a été érigée à la hauteur d’une institution dont la camarilla joue pour la réussite de ses intrigues, avec une virtuosité consommée et un cynisme effarant. » Les coups pleuvaient des deux bords. Ainsi que le résumait le Foreign Office en 1937, en plein dans la guerre civile espagnole, qui ravivait les fractures idéologiques et sociales, Alexis se trouvait « attaqué par l’extrême gauche à cause de ses inclinations supposées pour les principes autoritaires, tandis que la droite l’accusa de sympathies coupables avec l’URSS ». L’hostilité permanente de L’Action française ne l’immunisait pas contre les soupçons de l’extrême gauche, au plus fort de la guerre d’Espagne. Même dans la presse bourgeoise, Alexis n’avait pas que des amis. Buneau-Varilla, le patron du Matin, rapportait avec gourmandise à sir Eric Phipps, l’ambassadeur anglais, férocement appeaser, et hostile à Alexis, ce que Delbos lui avait prétendument confié sous le sceau du secret : « Léger est acheté par les Soviets. » Buneau-Varilla en profitait pour éclairer les relations entre Sauerwein et Léger : le journaliste avait été chassé du Matin parce qu’on avait découvert qu’il recevait du secrétaire général « environ trente mille francs par mois ». Accusations d’autant plus douteuses qu’elles provenaient d’un journaliste notoirement vénal. En 1926, Hesnard avait suggéré au chef du bureau de presse allemand, qui se plaignait des difficultés créées par Buneau-Varilla, d’acheter ses services. Alfred Fabre-Luce, ancien diplomate, figure du Tout-Paris politicolittéraire, comptait parmi les publicistes qui échappaient au charme d’Alexis. En août 1939, il délivra « un article venimeux » sur le secrétaire général. Alexis s’en trouva « profondément blessé », au dire de SainteSuzanne, qui enregistra sa vengeance laclosienne : « Je suis convaincu et très convaincu qu’il a baisé la petite Fabre-Luce pour humilier son mari. Alors qu’il dédaignait ses coups de téléphone, il y devint attentif après cet incident et je sus peu après quelle intimité s’était brusquement resserrée. » Alexis tenait à son information personnelle et voulait à tout moment pouvoir disposer d’un levier de commande dans la presse. En revanche, il ne s’intéressait pas à la propagande. Il ne mit jamais à l’étude le moyen d’un effort systématique pour conformer l’opinion domestique ou modifier en profondeur l’image de la France à l’extérieur. Il fut de temps à autre sollicité par un ambassadeur pour augmenter ses moyens en ce sens ; il fut NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 379 — Z33031$$13 — Rev 18.02 Le successeur de Berthelot 379 lui-même pris d’une velléité d’organisation d’un dispositif dans tous les postes ; elle demeura sans lendemain. Même à la veille de la guerre, il sembla indifférent à la mise en œuvre de la propagande dont il connaissait pourtant l’importance ; il est vrai que le choix du haut-commissaire à l’Information ne l’incitait pas à s’en mêler : « Giraudoux, fort embarrassé de se trouver à la tête de cette création nouvelle, est venu trouver Léger pour lui demander “s’il avait un plan”. “Ce n’est pas à moi d’en avoir un ! lui a-t-il répondu (il part en croisière autour de la Corse pour une huitaine ou quinzaine de jours selon le tour que prendront les événements) et je n’ai pas le temps d’en faire un. Penses-y et puis tu viendras me le soumettre 16.” » Tout-puissant Alexis ? Informé et informateur, flatteur et flagorneur, séducteur et cynique, traı̂tre à ses amis et manipulateur avec tous, manœuvrier et menteur, le secrétaire général ne laissait la morale le priver d’aucun moyen de dominer. Sainte-Suzanne, qui l’admirait, ne l’amputait pas de ses dons obscurs, et se le représentait, autant que ses contempteurs, comme l’un des hommes les plus puissants de l’entre-deux-guerres : « Son génie de la manœuvre intérieure, son extraordinaire puissance de persuasion, son art de manipuler les hommes, sa connaissance du milieu, sa colère, son audace et sa souplesse dans la passion font que son rôle a été immense. » Il faudrait dire encore ses capacités de séduction, qui faisaient ses refus supportables, son amitié désirable, et ses louanges irrésistibles. Maintenu au sommet de la hiérarchie diplomatique pendant plus de sept ans, incontestablement influent, faut-il se le représenter comme l’incarnation par excellence de la politique étrangère française ? « Il est si fort et il se sait si fort qu’il dit un jour à Odette [de la Durantie, sa secrétaire] : “Je resterai ici tant que je voudrai !” » Tant d’assurance provoquait les mythologues du pouvoir. On glosait sur son magnétisme mesmérien ; on interrogeait son origine antillaise et les pouvoirs de quelques gouttes de sang noir pour expliquer son charme velouté et ses exploits sexuels ; on soupçonnait des solidarités maçonniques. Alexis laissait dire les exégètes de la race pour ne pas paraı̂tre y prêter importance : « Malgré son parler créole, [il] parle volontiers des mulâtres dès qu’il en a l’occasion, mettant en garde contre eux, signalant leur susceptibilité et leur perfidie. Il sait que son parler, son aspect exotique, ses attaches antillaises ont fait dire à ses ennemis qu’il était de sang mêlé. L’archiduc Otto disait bêtement : “Alexis est nègre et veut que les Blancs se massacrent entre eux.” Sa sagesse : ne parle des mulâtres que quand l’occasion s’en présente, si on lui en annonce un. Son calme imperturbable dans ses propos à leur sujet, propos catégoriques, mais calmes, pas trop insistants, comme si la question ne le regardait pas, n’était pas censée le regarder. » Roger Peyrefitte, perfide mais représentatif, reconnaissait la même coquetterie au secrétaire général, qui exigeait trois qualités de ses agents : « Avoir de l’ossature morale, ne pas avoir d’accident ethnique, et ne pas être pétrifié. » Alexis se souvenait de ses origines lorsqu’elles flattaient la légende de ses dons vaudous. Ses ennemis moquaient cette prétention à disposer de pouvoirs occultes. Je suis partout NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 380 — Z33031$$13 — Rev 18.02 380 Alexis Léger dit Saint-John Perse rapportait qu’il « cultivait une légende soigneusement entretenue d’occultiste et de grand initié. De son enfance aux Antilles, parmi les sectateurs du culte du Vaudou, il avait, laissait-il entendre, rapporté les secrets de la magie noire, et dans son séjour en Chine, pénétré les mystères des bonzes et des lamas. Il se vantait volontiers de son “mesmérisme” et de l’envoûtement de ses yeux orientaux et magnétiques sur l’interlocuteur dominé ». Il ne reniait pas le sobriquet dont l’avait affublé un « homme de gauche connu » : « le Raspoutine du Quai d’Orsay ». En revanche, Alexis se défendait d’être maçon. Il avait déconseillé à Crouy-Chanel « d’entrer dans les loges, lui disant que, pour sa part, il avait toujours réservé sa liberté et qu’au surplus il n’était pas nécessaire d’entrer dans cette confrérie pour être bien avec elle ». Il importe peu, à vrai dire, qu’il l’ait été, s’il a pu très largement être soupçonné de l’être, tant il avait lié son sort et son image, héritier de Briand, à la IIIe République et à ses attributs, qu’ils fussent le radicalisme ou la maçonnerie. Quant à la réalité de son pouvoir, il faudrait s’entendre sur les termes, en revisitant la mythologie du décideur. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 381 — Z33031$$13 — Rev 18.02 XII L’héritier de Briand Un décideur Si fort qu’il fût, tenu dans les milieux dirigeants pour l’incarnation durable du Quai d’Orsay, faut-il considérer Alexis comme l’un des décideurs de la politique française ? Quelques décisions spectaculaires, prises à quelques moments critiques, qui séparent deux époques, laissent croire qu’une poignée d’individus décident des « grands » événements. On voit bien l’artifice qu’il y a à isoler ces instants, enchaı̂nés en réalité dans des séquences fluides. Quand on séparerait, par hypothèse, un moment décisif de ses antécédences et de ses coı̈ncidences, on verrait que les décisions adviennent à travers une telle confusion de pensées et d’actions, épaissie par tant de souvenirs et d’analogies, qu’il faut renoncer à l’illusion de l’immédiateté. Pour sortir de l’illusion d’une décision instantanée et solitaire, et la restituer au temps long comme aux processus collectifs, les outils des théoriciens de la littérature sont serviables à l’historien. L’esthétique de la réception de Hans Robert Jauss, qui ambitionne de reconstituer l’horizon d’attente d’une œuvre, pour comprendre à quelles questions elle répond, et l’inscrire dans une chaı̂ne de réponses, offre un double usage à l’historien du politique. Sur le vif, reconstituer l’horizon d’attente permet de réintroduire l’individu dans le collectif. Dans le bureau de Léon Blum, en évaluant l’opportunité d’une intervention en faveur des républicains espagnols, Alexis répondait à une question formulée par l’ensemble de ses contemporains. Toute décision est une réponse ; elle n’est jamais solitaire si la question est toujours collectivement posée, déterminant l’énonciation du problème. En synchronie toujours, l’horizon d’attente permet encore de restituer l’instant à la durée, si toute décision se prend par analogie. Quelle que soit la culture historique du décideur, sa mémoire l’enjoint de comparer la situation avec une autre, plus ou moins analogue. Là encore, le décideur, même solitaire, se réinscrit dans un champ collectif : les « autres », plus ou moins influents, plus ou moins audibles, prêtent leur mémoire. La question de l’intervention en Espagne ranima de vieux souvenirs, qui dataient de Louis XIV à Napoléon III en passant par Bonaparte ; ils justifiaient des raisons plus immédiates de ne pas intervenir. À la veille de Munich, les analogies manquaient (Algésiras ?) ; depuis, le souvenir de la conférence n’a cessé de peser sur les décideurs occidentaux. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 382 — Z33031$$13 — Rev 18.02 382 Alexis Léger dit Saint-John Perse On ne se référait pas seulement à de lointains prédécesseurs, mais à des modèles plus récents, dont la disparition faisait espérer un nouvel homme providentiel. Les Français de l’entre-deux-guerres prenaient Hitler pour un nouveau Bismarck et espéraient inlassablement un nouveau Clemenceau. La notion d’horizon d’attente a permis de forger des critères d’évaluation littéraire : l’écrivain qui s’en émancipait, capable de créer un « écart » avec les données traditionnelles, serait mieux armé pour affronter la postérité et le questionnaire renouvelé que l’humanité adresse aux poètes. Pour l’historien, l’outil permet de mesurer la créativité du décideur, et sa capacité à dominer les événements plutôt qu’à les subir. L’horizon d’attente en termes politiques, correspond au champ du possible ou du pensable que laisse augurer le passé des décideurs. Alexis était attendu, pour s’en réjouir ou le déplorer, comme le dépositaire du briandisme, fondement de son image et de sa légitimité ; c’était aussi le fond de sa pensée, à force de le pratiquer. Il était spontanément porté à réagir ainsi qu’on l’attendait de lui. Louis Barthou usa de cette image pour camoufler son projet d’alliance avec l’URSS en un « Locarno oriental » fidèle à la sécurité collective. Plus tard, les ambivalences de la politique allemande du secrétaire général s’expliqueront par cette empreinte briandienne, entretenue par l’attente de ses contemporains. En diachronie, ces notions permettent d’appréhender l’historicité d’une décision. La façon de recevoir un même événement varie avec le temps. Les accords de Munich ne sont pas les mêmes, sur le vif, au retour de Neville Chamberlain, acclamé par la foule le 30 septembre 1938, puis lorsque Anthony Eden y puise une raison de lutter contre Nasser, en 1956, ou Tony Blair contre Saddam Hussein, en 2003. Ces variations permettent de tremper Alexis dans l’Histoire. Il se voulait intemporel pour affronter la postérité ; sa façon de relire sa participation aux événements trahit précisément le travail de l’Histoire, qui change les valeurs et modifie les mémoires. Ce n’est pas seulement l’interprétation qu’Alexis donnait à son action qui changeait pour suivre les fluctuations des horizons d’attente d’une opinion en voie de mondialisation : son propre sentiment changeait avec le temps, qui modifiait les perspectives. On se souvient que, par un bel exemple de relativité historique, Alexis recevait successivement les accords de Locarno comme le renforcement de la politique de sécurité collective de la SDN (sur-le-champ), la préfiguration de la collaboration avec l’Allemagne (en novembre 1940), puis la rénovation de l’Entente cordiale, préfigurant l’Alliance atlantique (après guerre). Ce qui est vrai de la mémoire ne l’est pas moins de l’action : l’histoire modifiait les principes d’Alexis et altérait ses objectifs. Aussi bien, on comprendrait mal l’action politique d’Alexis en réifiant sa pensée ; il faut l’admettre sur le terrain mouvant de l’Histoire, avec ses métamorphoses, contre l’image qu’il s’est complu à donner de lui-même, d’un homme fidèle à d’immuables principes. Alexis fut longtemps attendu comme l’héritier de Briand. Jusqu’en 1939, son pacifisme servit d’alibi aux politiques et aux ministres variés qui se succédèrent. Pourtant, au terme NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 383 — Z33031$$13 — Rev 18.02 L’héritier de Briand 383 de sa mission au secrétariat général, et c’est toute l’image qui en est restée, Alexis apparaissait comme le plus farouche adversaire des pacifistes. Après guerre, pour ses ennemis comme pour ses thuriféraires, Alexis incarnait le « dur », le « belliciste » de la politique étrangère française. Les fluctuations des horizons d’attente sont si fines et si fréquentes qu’Alexis a su gommer au fur et à mesure les variations qu’il y a adaptées, sans attendre que Saint-John Perse eût donné une cohérence rétrospective à son parcours, prétendant au titre d’ennemi précoce et persévérant de l’Allemagne nazie. Les contemporains de la drôle de guerre se souvenaient d’Alexis comme de la vigie prophétique du danger nazi, depuis mars 1936, au plus tard. La rectitude de la logique faisait oublier aux contemporains du belliciste farouche de 1939 les méandres qu’il avait empruntés entre ces deux dates. Ils ne se souvenaient plus qu’Alexis avait été munichois, réclamant une conférence en septembre 1938, s’y déplaçant et l’assumant encore à la fin de l’année 1938. Par capillarité, la mémoire de la fermeté d’Alexis en mars 1936, puis en mars 1939, noyait le souvenir de ses ramollissements intermédiaires ; on croyait se souvenir qu’il avait été hostile à la politique de conciliation, quand il l’avait faite, tant il était habile à se désolidariser d’un acte qui perdait sa popularité. Il ne s’agit pas d’évaluer, au tribunal de l’Histoire, la lucidité d’Alexis ; il n’y a pas de juge en la matière, pas de code historique auquel se référer, ni d’exemple de subjectivité capable de pressentir sans faillir, dans le flux des événements, leur devenir. Il est plus fructueux d’entrer dans ses raisons d’agir. Pour comprendre ses voltes, il faut dégager les quelques principes qui structuraient sa vision, ses objectifs et sa stratégie, lorsqu’il s’assit dans le fauteuil de Berthelot. Le nouveau secrétaire général se trouvait prisonnier d’un paradoxe. De Briand, il avait retenu que la plus grande force de la France résidait dans son prestige ; il entendait mener une politique qui ait l’apparence du désintérêt personnel et d’un altruisme universel. Mais le prestige de la France reposait également sur sa capacité à assumer ses engagements particuliers, pris envers la Petite-Entente (Tchécoslovaquie, Yougoslavie, Roumanie) et la Pologne. Ses amis (l’Angleterre, la Belgique), ses clients (orientaux), ses ennemis (l’Allemagne avant tout), ceux qui balançaient, comme l’URSS ou l’Italie, épiaient sa capacité à défendre les intérêts particuliers dont elle assumait la charge. Comment résoudre cette contradiction ? La question n’a de sens qu’autant qu’Alexis ait imaginé une politique « à longue échéance », inspirée par des « visions objectives » et fondée sur des « valeurs permanentes », comme il recommanda de le faire à Alexandre Parodi, après guerre. À l’entendre, le secrétaire général était politique sans être politicien. Peut-on le délier de toute accointance accidentelle avec la vie politique et de tout esprit partisan ? Sainte-Suzanne ne souscrivait pas à cette prétention de n’appartenir à aucun clan. Il voyait Alexis comme un radical sincère, qui pouvait utiliser ses convictions pour se maintenir, sans avoir à les forcer : « Il est très certain que nul ne sera jamais nommé au poste qu’il occupe s’il n’a pas pris des précautions d’ordre politique. [...] NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 384 — Z33031$$13 — Rev 18.02 384 Alexis Léger dit Saint-John Perse Mais je crois Léger très sincère et même assez sentimental dans ses idées politiques. Et puis la droite n’a cessé de l’attaquer. » À deux tiers de siècle de distance, on se porterait moins assuré de la sincérité des sentiments d’Alexis, insaisissable d’ambiguı̈té. Il était tout sauf un radical d’origine, élitiste converti par nécessité au régime démocratique. Sans excès d’enthousiasme, il était fatalement gagné par le jeu. À défaut d’inclination spontanée, et faute de dilection personnelle pour un parti plutôt qu’un autre, sa culture radicale, à force de pratique, devint une seconde nature. Il savait trop bien trouver les mots qui flattaient ces convictions pour n’être pas capable de les éprouver un peu. Il savait aussi que le régime républicain retombait invariablement sur ses pieds radicaux. Il avait l’esprit de compétition et l’on ne saurait mieux dire que Sainte-Suzanne : s’il avait partie liée avec « l’équipe radicale », il lui importait de mener cette équipe à la victoire, assuré des orientations idéologiques du parti, ventre mou de la République, qui n’avait plus de radical que le nom. En politique étrangère, le briandisme était son fonds de commerce. La sécurité collective On ne saurait mieux définir la position initiale de la politique d’Alexis que par le long monologue qu’il infligea à Ronald Campbell, en avril 1931, sur le thème de l’union douanière austro-allemande, qui ressemblait fort à un Anschluss. Alexis se refusait à lui opposer un contre-projet français, quelque dépit qu’il eût de l’ingratitude de l’Allemagne, rétablie par la grâce de la politique de Briand dans le concert des nations, « au niveau d’une puissance de premier ordre 1 ». Alexis expliquait vertueusement à Campbell qu’une telle politique exposerait l’Europe à retomber dans les méthodes d’avant guerre, qui l’avait conduite à se constituer en deux blocs antagonistes. Ce serait condamner pour longtemps la SDN et le désarmement de l’Europe. Redoutable, sa dialectique tissait un triple lien entre la vertu française, la garantie britannique et le relèvement de l’Allemagne, que ses propres imprudences hypothéquaient. Pas question, pour Alexis, d’entrer dans la logique allemande : « Si Briand ne s’est pas toujours accordé avec le gouvernement britannique pour déterminer ce qui était prioritaire, du désarmement ou de la sécurité, il s’est efforcé d’élaborer pas à pas un dispositif de sécurité morale qui remplacera un jour la notion plus matérielle de la sécurité telle que les Français la conçoivent jusqu’à présent. » Ce n’était pas le genre de déclaration à émouvoir les Anglais ; Campbell transmit à Vansittart cet énième exposé de la philosophie de Briand, au bénéfice de la seule information inédite qu’elle contenait : la France n’opposait pas de contre-projet à la tentative d’union douanière austro-allemande. Au début de l’année 1934, à l’occasion de l’arrivée de Barthou au Quai d’Orsay, Alexis avait défini sous la forme d’une longue note la politique traditionnelle du ministère qu’il entendait incarner. La doctrine de Briand avait prévalu au cours des trois années de transition qui avaient vu l’élimination de l’équipe Stresemann, puis la mise en place du régime nazi. Il NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 385 — Z33031$$13 — Rev 18.02 L’héritier de Briand 385 s’agissait toujours d’emmêler l’Allemagne dans une politique vertueuse. C’était déjà le sens de Locarno ; c’était d’autant plus vrai face à l’Allemagne nazie, plus agressive, mais aussi plus facile à désigner à la méfiance des partenaires de la France. C’est pourquoi Alexis ne voulait pas renoncer aux belles apparences de la sécurité collective. L’Allemagne de Hitler facilitait l’identification de la France au droit, une France qui perpétuait sa vocation libérale en se portant garante de la démocratisation des relations internationales. Comment croire qu’Alexis, roué jusqu’au cynisme le plus pur, avait mis tous ses espoirs dans la mécanique branlante de la sécurité collective ? L’horlogerie de la SDN était tombée en panne chaque fois que l’heure de la guerre avait sonné, en Éthiopie ou en Mandchourie. Selon Massigli luimême, Alexis ne lui accordait en soi pas plus d’importance que Berthelot. Plus exactement, il se désintéressait du détail genevois, mais attachait du prix à l’institution comme instrument de l’impérialisme français, qui lui permettait de ne pas sacrifier, sous son paravent vertueux, la solidarité anglaise. Il le disait tout net dans la note préparée à l’occasion de la prise de fonction de Barthou : « Ce rôle que la France jouait déjà au XVII e siècle en face de la menace autrichienne, elle le retrouve aujourd’hui en présence de la menace allemande sur l’Europe centrale et orientale. En donnant aux puissances secondaires des moyens permanents de contact aussi bien qu’une liberté d’expression plus grande dans les questions d’intérêt général européen, où leur avis était jusqu’alors négligé, l’institution de la Société des Nations offre à l’action tutélaire de la France un cadre plus moderne et plus souple. Nous avons également maintes fois trouvé dans les procédures de Genève un moyen effectif de réduire les flottements que traduit trop souvent la politique incertaine ou équivoque des autres grandes puissances 2. » Il se trouvait pourtant des agents pour croire en la naı̈veté d’Alexis, et penser que ce championnat du désintéressement n’avait pas de sens. Léon Noël a rabâché ce reproche dans ses souvenirs, mémoires et entretiens, sur le thème, qui lui était cher, du patriotisme dévoyé d’Alexis. Il s’indignait d’une circulaire signée par le secrétaire général qu’il avait reçue à Prague, lorsqu’il y représentait la France. « Léger expliquait que la politique de la France avait un triple caractère, elle était internationale, collective et désintéressée. Je dois dire que le mot désintéressé m’avait fortement inquiété et mis en colère, car un État peut se désintéresser de certains problèmes, mais proclamer que sa politique doit être désintéressée, c’est un non-sens, c’est absurde, la politique d’un pays doit être intéressée puisqu’elle est faite pour défendre les intérêts de ce pays. » Léon Noël pensait avoir enfin surpris Alexis en flagrant délit de traı̂trise. Il le soupçonnait d’avoir soigneusement effacé la trace de sa forfaiture : « J’ai voulu savoir ce qu’avait donné cette circulaire, jamais plus on en a entendu parler. Quand je l’ai réclamée après la guerre, on a fait des recherches au Quai d’Orsay, dans les ambassades, on n’en a trouvé nulle trace. [...] La seule supposition qui me paraisse raisonnable est que Léger NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 386 — Z33031$$13 — Rev 18.02 386 Alexis Léger dit Saint-John Perse aurait élaboré ce document pour l’envoyer à quelques privilégiés, et si je l’ai reçu, étant près de Beneš, il s’était dit que je m’empresserais d’en tenir informé Beneš et que ça ferait merveilleuse impression sur Beneš. Moi, regardant les choses d’un autre point vue, je me suis bien gardé de faire écho de cette circulaire, que je trouvais scandaleuse. » La note établie pour Barthou était peut-être cette circulaire que Noël s’imaginait avoir reçue au bénéfice particulier d’un Beneš maçon et internationaliste. Comment l’usage d’une politique désintéressée, qui intéressait évidemment de très près les objectifs particuliers de la France, pouvait-il échapper à Léon Noël ? La plupart des agents n’ignoraient pas les attendus égoı̈stes de cette vertu. Fernand Pila se réjouissait, à l’été 1934, que la France pût, avec Barthou, « rester fidèle aux principes de moralité et de solidarité internationales », auxquels elle avait « d’ailleurs formellement souscrit », « tout en servant activement et très efficacement son intérêt particulier ». Il est vrai que c’était se réjouir subtilement d’un infléchissement de la politique française qui, pour la première fois, ne craignait pas de tirer les bénéfices de sa politique vertueuse. Il n’est pas moins vrai qu’Alexis avait donné de mauvaises habitudes à ses collaborateurs en ne distinguant pas toujours les moyens vertueux des fins utiles. Il est frappant de lire certaines notes internes au Département, dans lesquelles les fonctionnaires français conservent entre eux cette langue de bois qui masque leurs objectifs traditionnels de puissance, non sans rappeler la logomachie soviétique où l’on dispute des intérêts impériaux russes dans la langue vertueuse de l’Internationale. On se demande parfois, à lire cette littérature juridique, tatillonne et opaque, si le Département n’a pas fini par s’endormir ou se duper soimême par son langage dogmatique. Il serait injuste d’accuser Alexis, avec Léon Noël, d’avoir délaissé les intérêts particuliers de la France en les remettant à la sécurité collective ; on peut lui reprocher, peut-être, d’avoir trop bien fait semblant de s’en désintéresser. Mais il est improbable qu’Alexis s’y soit lui-même trompé, pas plus que Briand. Jamais, en proclamant les droits des petits États placés dans l’orbite de l’Allemagne et menacés par sa masse, l’un ou l’autre n’a confondu l’égalité de principe avec l’identité de fait. Le devoir de la France de défendre les droits des petites ou moyennes puissances n’était que l’expression moderne d’un impérialisme qui entendait réorganiser le concert européen à sa convenance. La pondération nouvelle accordée à sa clientèle visait moins à démocratiser les relations internationales qu’à justifier sa propre prépondérance. Alexis demeurait pétri par le vocabulaire d’avant guerre ; quand il ne se surveillait pas, il continuait de parler d’« équilibre européen » au lieu de « sécurité collective », ce qui supposait bel et bien une pondération entre des forces inégales 3. Paul-Boncour pouvait bien affirmer la continuité d’une politique française fondée sur « la SDN et l’organisation de la paix par la sécurité collective » depuis 1925, et jusqu’à son départ du Quai d’Orsay en 1934. Alexis n’avait cessé, pour sa part, de vouloir juguler par là la puissance allemande pour maintenir l’avantageuse situation de la France au lendemain de la guerre. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 387 — Z33031$$13 — Rev 18.02 L’héritier de Briand 387 La circulaire de février 1934, s’il s’agissait de celle à laquelle pensait Noël, ne laissait aucun doute à cet égard. Elle affirmait clairement que la politique française visait à la préservation des acquis de Versailles et à une politique d’influence en Europe centrale, sous la caution morale de la SDN : « La France, en effet, apparaı̂t depuis la guerre comme le champion le plus ferme du respect des traités et du droit international matérialisé dans la SDN. L’intérêt direct qu’elle avait au maintien des traités était évident. On s’explique aisément que, dans ces conditions, ce soit avant tout à la politique française que s’en prennent les puissances mécontentes et en premier lieu l’Allemagne. Mais on ne saurait oublier que la France doit aussi à cette attitude d’avoir retrouvé la clientèle traditionnelle de petits États, que toute tentative d’hégémonie en Europe centrale a toujours tendu à ramener vers nous. » La note anonyme, où la main d’Alexis se révélait parfois à quelque formule, appelait à une mission française de défense de la civilisation occidentale. Alexis assignait à la sécurité collective la perpétuation d’une mission française immémoriale, depuis le Gesta Dei per Francos médiéval jusqu’au jacobinisme républicain hérité de la Révolution : « C’est pour la France une nécessité vitale qui découle de la richesse d’un patrimoine national provoquant les convoitises et d’une situation morale éveillant les jalousies. C’est aussi pour la France s’acquitter, dans le désarroi où se débat le monde, d’une œuvre plus haute qui n’est autre que le maintien de l’ensemble de traditions, de libertés et de disciplines qui forme l’essence même de la civilisation occidentale. » La haine que le bon, l’excellent, le prudhommesque Léon Noël, nourrissait envers le mystificateur génial qui avait conquis le Quai d’Orsay l’empêchait-elle véritablement de comprendre ce que le Département exprimait assez clairement pour ne laisser aucun doute dans l’esprit d’un certain député Chappedelaine, qu’Alexis initia, avant un voyage d’étude en Europe centrale, à la doctrine qu’il incarnait, où la vertu était dévouée à l’intérêt de la France ? « Depuis les traités de paix d’où l’organisation de l’Europe est sortie profondément modifiée, l’action de la diplomatie française s’est constamment inspirée de quatre préoccupations principales : 1) Maintien du nouveau statut européen créé par les traités. Fidélité à ses accords et à ses alliances. 2) Établissement d’un système de garanties assurant avec la sécurité de la France la sécurité de tous ; appui aux nouveaux États européens pour les aider à se consolider. 3) Recherche loyale avec les autres nations d’une détente nécessaire à la consolidation de la paix. 4) Intégration et développement sur le plan international des résultats obtenus ; organisation durable de la paix et de la sécurité européenne dans le cadre de la SDN 4. » Les conceptions diplomatiques d’Alexis n’étaient donc pas contrefaites, ni instables, si elles péchaient par un excès de logique, dans un monde instable. Elles se cantonnaient surtout aux sphères politiques, et à leurs strictes expressions juridiques. Ce qui n’entrait pas dans les institutions NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 388 — Z33031$$13 — Rev 18.02 388 Alexis Léger dit Saint-John Perse diplomatiques n’existait pas pour Alexis. Il feignait d’ignorer ces réalités, ou de les abandonner à d’autres. Indifférent à l’économie « Briand n’y entend rien en matière financière », prétendait Émile Moreau, qui avait eu quelques occasions de le vérifier à la tête de la Banque de France. Alexis avait été à bonne école ! Dans les années 1920, il se flattait ici ou là d’incarner une nouvelle génération de diplomates, mieux au fait que leurs aı̂nés de l’économie politique, ainsi qu’on l’appelait encore. Antimoderne à l’affût de la modernité, aristocrate fasciné par la puissance plébéienne de l’Amérique, il était curieux du monde tel qu’il était, et s’enchantait du mouvement général engendré par l’activité économique. Il restituait au monde contemporain toute la noblesse antique des aventures commerciales. Rien, dans sa correspondance diplomatique, n’indique que sa curiosité allait jusqu’au détail des affaires économiques ou financières. S’il voulait paraı̂tre plus moderne que Berthelot, il était moins au fait que lui de ces réalités, pour lesquelles il reconnut son absence de qualité comme son manque de goût au tournant de 1931, après l’échec de Briand à la présidentielle : « Je ne vois pas d’accès à la vie d’affaires dont je n’ai d’ailleurs pas le sens. » Trop paresseux, ou trop généraliste pour se pencher longtemps sur les phénomènes économiques, il n’en méconnaissait pas l’importance. Son analyse du triomphe électoral nazi se fondait sur le constat de la « crise économique d’une amplitude sans précédent » qui avait frappé « l’ensemble du monde civilisé ». Il avait pris acte de la mondialisation économique ; il avait anticipé qu’elle aurait les couleurs de l’Amérique. Pour le reste, il déléguait. À peine installé dans ses fonctions de secrétaire général, Alexis prouva avec la conférence économique de Londres qu’il accordait la primauté de ses efforts aux enjeux politiques, au détriment des affaires économiques. Dans la foulée de la conférence de Lausanne, à l’été 1932, Hoover avait lancé le principe d’une conférence mondiale appelée à réorganiser le système monétaire international (Londres était sorti de l’étalon-or) et à relancer le commerce mondial, asphyxié par la crise et ses remèdes protectionnistes. Après s’être attaqué au cancer des réparations et des dettes de guerre, on voulait réduire les causes de la guerre économique, voire les causes économiques de la guerre. Alexis n’économisa pas ses efforts, pendant les six premiers mois de l’année 1933 qui précédèrent la conférence. Il s’intéressa à ses prémices, aussi longtemps qu’on agita des questions politiques. Pendant l’intérim de Berthelot, à l’été 1932, il s’était multiplié sur tous les fronts pour faire inviter à la conférence les clients orientaux de la France et y associer les organismes internationaux. Alexis ne voulait pourtant pas contrarier le souhait américain de limiter le nombre de participants, et préféra laisser les Anglais les décevoir, qui multipliaient les invitations, quitte à consentir au principe de conversations séparées dans une sorte de conseil restreint aux grandes puissances 5. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 389 — Z33031$$13 — Rev 18.02 L’héritier de Briand 389 Alexis demeura aux avant-postes pour définir les questions à l’ordre du jour, le choix de la date et la stratégie à poursuivre, en vue de renforcer l’axe Washington-Londres-Paris, au détriment de l’Allemagne. En février 1933, il préconisa à Paul Claudel, qui prenait contact avec la nouvelle administration démocrate, de mener une « action conciliante », pour que la question des dettes de guerre n’obère pas les possibilités d’entente sur la stabilisation des monnaies et les tarifs douaniers. La France devait tirer avantage des concessions de la conférence de Lausanne et ne pas dilapider son capital de sympathie politique dans des querelles économiques et financières. Mais à peine engagée dans les discussions techniques, Alexis se désintéressa de la conférence, par défaut de compétence et de curiosité. Quand il entrait par exception dans le détail d’une affaire, il se coulait naturellement dans la tradition de l’État français et se faisait interventionniste et protectionniste, dressé contre le libéralisme anglo-saxon. Il en donna un exemple frappant lorsque les travaux préparatoires à la conférence étudièrent les moyens de résoudre la crise du transport de marchandises. Les Français diagnostiquèrent, malthusiens, une surcapacité des navires, des prix de transports trop bas et une concurrence trop rude. Alexis préconisa des « accords internationaux limitant le nombre, la vitesse et le tonnage des navires à construire pendant une période déterminée 6 ». Face aux Britanniques qui réclamaient l’abolition des subventions à l’industrie navale, Alexis expliqua que l’organisation d’ententes rendrait moins nécessaires les aides étatiques aux exploitations des lignes les moins profitables. Mais il défendit mordicus le droit des États à subventionner leur industrie. Plus politique qu’économique, Alexis s’en trouvait plus indépendant face aux pressions des intérêts privés, qu’il sacrifiait volontiers à un enjeu diplomatique. Il ne se montrait pas plus disposé à défendre l’intégrité d’une œuvre culturelle si l’humeur d’une relation bilatérale se trouvait en jeu. C’est ainsi qu’Henri Jeanson subit la censure de ses services lorsque le film qu’il scénarisa, ayant Shanghai pour décor, n’eut pas l’heur de plaire au gouvernement chinois. Le sulfureux scénariste se plaignit à la presse du procédé, qu’il imputa à Suzanne Borel, avant de reporter « tout ce qu’il avait de désobligeant sur le vrai coupable, Alexis Léger, secrétaire général du ministère des Affaires étrangères ». Il est vrai que le secrétaire général n’avait aucune raison de se montrer indulgent avec le journaliste tapageur, qui avait eu maille à partir avec son cher ami Jean Chiappe. Le secrétaire général se montrait particulièrement jaloux de son indépendance face aux lobbies de l’armement. C’est un point sur lequel il se voulait d’une intransigeance et d’une intégrité irréprochables. En ne voulant prêter le flanc à aucune critique, en évitant de répéter les erreurs de Berthelot, Alexis s’impliquait moins que lui dans la défense des industriels de l’armement français, au détriment de la coopération militaire et stratégique. Le manufacturier d’armes Hotchkiss ou la société de moteurs d’avions Gnome et Rhône (ancêtre de la SNECMA) de Paul-Louis Weiler, allié des Claudel, recevaient toujours le meilleur accueil de Berthelot. Weiler ne fut pas aussi NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 390 — Z33031$$13 — Rev 18.02 390 Alexis Léger dit Saint-John Perse bien reçu par Alexis lorsqu’il le saisit, en décembre 1934, d’un différend de sa société avec le gouvernement yougoslave, qui voulait racheter en dinars dépréciés les parts de la société de moteurs d’avions binationale dont il détenait la moitié. Weiler espérait que le Quai d’Orsay défendrait ses intérêts, qu’il confondait volontiers avec ceux de la France : « Je ne veux pas quémander au prince Paul une faveur personnelle, mais lui présenter ce que je crois devoir être la requête du gouvernement français, à savoir qu’il facilite pour l’industrie aéronautique de son pays le maintien de la coopération franco-yougoslave. » Il espérait qu’Alexis mobiliserait à son profit ses moyens personnels d’action sur le régent : « Je sais par le prince Paul lui-même que vous lui avez donné tout récemment un témoignage précis de fidélité à une cause qui lui était chère. Je pense donc que venant de vous, le régent, qui subit en ce moment d’incontestables influences anglaises, fera malgré tout agir nettement son autorité en faveur de la coopération française, dont nous sommes sur le plan aéronautique les seuls défenseurs et que nous avons réussi à maintenir jusqu’à ce jour. » Alexis refusa de jouer de cet avantage, et annota en termes très réservés la lettre de Weiler : « Léger demande que Belgrade soit averti sans qu’aucune pression personnelle soit exercée de sa part. » En 1935, Weiler se retira finalement de l’affaire et laissa Claudel mener le lobbying auprès du secrétaire général, qui ne céda pas davantage à ses pressions. « Le coup de maı̂tre, observait Léger devant son fidèle Hoppenot, c’est de l’avoir nommé administrateur de l’affaire. Quand on lui refuse quelque chose, il croit que c’est une injure personnelle. » Sous le règne d’Alexis, le Département demeura très attentif à ne pas être instrumentalisé pas les industriels de l’armement. Louable vertu, mais révélatrice d’une sorte de malthusianisme généralisé, tandis que le développement des exportations aurait augmenté les capacités de production françaises en matériel militaire, que la guerre trouva cruellement insuffisantes. Saisi en mars 1933 d’une demande du gouvernement yougoslave, qui voulait acheter des armes en France, Alexis défendit farouchement les prérogatives de son ministère, en résistant aussi bien aux pressions des maisons d’armement françaises qui agissaient sur Paul-Boncour, qu’en luttant contre les dispositions spontanément favorables du ministère de la Guerre. Il opposa à toutes les pressions une formidable force d’inertie, qui avait le don d’exaspérer Émile Naggiar, le ministre de France à Belgrade. Il fallut la résolution politique de Louis Barthou, plus sensible que ses prédécesseurs à la défense de l’alliance stratégique franco-serbe, pour qu’Alexis retirât son véto. Mû par une volonté politique, venue de son ministère, le secrétaire général mit un point d’honneur à devenir le plus fervent et le plus efficace serviteur de la cause yougoslave alors que le manque de devises de Belgrade provoquait l’hostilité du ministère des Finances. Son ralliement n’empêcha ni les problèmes techniques, ni sa procrastination. Naggiar rapporta le 9 mai 1934 les inquiétudes du roi. Barthou en parla avec Alexis, qui commanda un projet de réponse à ses services. Le 18 mai, une note fut NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 391 — Z33031$$13 — Rev 18.02 L’héritier de Briand 391 préparée ; elle traı̂na sur le bureau du secrétaire général jusqu’au 31 mai, date à laquelle il la fit envoyer à Naggiar. Elle n’était pas complètement encourageante. Cette fois, la carence de matériel français freinait l’issue de l’affaire. Il fallait également mettre au point des artifices financiers. Le secrétaire général apporta sa bénédiction politique, sans apporter aucun renfort technique. On choisit de procéder à une sorte de troc avec le tabac yougoslave. Paris fournissait des devises à Belgrade en lui achetant du tabac, qu’on avait prévu d’acheter ailleurs ; avec ces devises, Belgrade achetait des armes françaises. Après la mort de Barthou, Alexis veilla à l’exécution du plan ; Laval ne fit pas obstacle au projet et l’on aurait tort, dans cette affaire, de l’opposer à son prédécesseur, puisqu’il s’entremit personnellement pour obtenir de son collègue Germain-Martin, ministre du Commerce, que la régie des tabacs obtempérât et bouleversât ses plans, dans l’intérêt supérieur de l’amitié franco-yougoslave. Tout juste peut-on imaginer, à voir les nombreuses annotations d’Alexis sur la correspondance politique, et ses « prière de m’en parler », lorsque l’administration rappelait Laval à ses promesses, que le secrétaire général devait veiller soigneusement à ce que son ministre ne déviât pas de la voie tracée par son prédécesseur. Nullement vénal, Alexis offrait aux intérêts privés d’autres portes d’entrée que l’intérêt financier. Tel il distribuait, au cabinet de Briand, sa recommandation aux entreprises plus ou moins fantaisistes de rapprochement franco-allemand, tel il accordait, au secrétariat général, la caution du ministère à des entrepreneurs moins soucieux de l’intérêt de la France que du leur. L’affaire Stavisky révéla l’une de ses imprudences, lorsqu’il s’avéra, le scandale ayant éclaté, qu’il avait reçu le sulfureux Serge Alexandre. La presse eut beau jeu de titrer sur les protections que l’escroc avait trouvé au Quai d’Orsay, depuis 1931 qu’il bénéficiait d’une lettre de recommandation rédigée par Peycelon et signée par Briand, sans compter l’audience qu’Alexis, devenu secrétaire général, lui avait accordée. Alexis fondit sa défense sur son « absence totale de relations avec le monde des affaires 7 ». Ce fut, avec son incompétence économique, le thème principal de sa déposition devant la commission d’enquête parlementaire consacrée à l’affaire Stavisky, les 6 et 7 juin 1934. Il avait d’abord témoigné des précautions de son département et de l’énergie tenace déployée par l’escroc pour se faire recevoir, tout en minimisant son allure : « Un petit homme insignifiant, timide, inquiet, gauche, bien différent de la présentation que j’ai vu faire depuis [...], impression – sans paradoxe – d’un petit commis de rayon faisant très mal l’article. » Au deuxième jour de sa déposition, interpellé sur la recommandation qu’il aurait faite à un fonctionnaire de l’administration préfectorale, détaché aux Affaires étrangères, de rejoindre le conseil d’administration constitué par Serge Alexandre, Alexis expliqua avoir fait toutes les réserves à son ministre qui s’intéressait au sort de ce fonctionnaire, du fait de son « incompétence absolue et de [son] incapacité totale dans le monde des affaires 8 ». À l’écrivain Henri Duvernois, qui prétendait dans Le Jour avoir été invité par NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 392 — Z33031$$13 — Rev 18.02 392 Alexis Léger dit Saint-John Perse Alexis à rejoindre le conseil d’administration de la société incriminée, il répondit a contrario avoir signalé l’affaire « à titre péjoratif » (la formule en imposait et l’exactitude de son langage le sauvait une fois de plus de l’incorrection de sa conduite), « en lui montrant le caractère inquiétant de l’entreprise malgré la belle apparence du conseil d’administration ». Pour mieux désavouer Duvernois, comme en témoigne le texte qu’il avait préparé pour sa défense, Alexis avait prévu d’ajouter : « Quant à la façon dont j’ai pu être compris ou interprété, c’est ce dont personne n’est jamais sûr envers un auditeur. Si j’ai réagi un peu vivement contre une lettre publiée par Duvernois, c’est seulement parce que je n’y avais pas vu représentées assez nettement, ou tout au moins à leur place, les réserves que je lui avais formulées dès le début de notre entretien. » Le compte rendu indique qu’Alexis n’eut pas besoin de cet argumentaire pour se dédouaner d’une complaisance dont on ne l’accusa pas. Duvernois conçut si peu de ressentiment de leur passe d’armes par presse interposée, qu’il lui adressa quelques années plus tard son dernier roman. Du reste, l’affaire n’avait pas laissé de traces. Vu de Londres, Alexis avait eu le bon réflexe face à l’escroc ; la campagne du Jour, qui avait attaqué abondamment le secrétaire général, y semblait parfaitement injuste. Le Foreign Office l’expliquait par l’animosité personnelle de Léon Bailby, le directeur du quotidien, qui ne pardonnait pas au nouveau secrétaire général d’avoir évincé son ami Berthelot. Bailby n’était pas mécontent, d’ailleurs, de créer un rideau de fumée pour dissimuler les accusations dont il était lui-même l’objet 9. Alexis plaidait son incompétence en matière économique pour mieux s’exonérer d’une affaire scandaleuse, sans que son ignorance fı̂t scandale. Il ne prétendait pas à plus de compétences dans les questions militaires que dans les affaires économiques. Désynchronisé des militaires Avec la Carrière, celle des armes était la seule qu’un grand seigneur pouvait embrasser sans déroger ; il perpétuait par là son immémoriale autorité de guerrier, dont il tenait ses privilèges de féodal. Alexis, plus qu’un autre, était sensible à la grandeur commune à ces deux services. La figure de l’aventurier en armes avait façonné son imaginaire enfantin. Adulte, il n’aurait pas détesté ajouter à ses atours diplomatiques quelques solides vertus militaires. En 1938, il opposait devant Henri Hoppenot la probité des militaires à la corruption des politiques : « Au dı̂ner de l’ambassade d’Angleterre donné en l’honneur de Chamberlain et de lord Halifax, Léger, regardant les visages avides des politiciens français invités, porta ses yeux sur celui plus honnête du maréchal Pétain. » Cependant, Alexis n’ignorait pas que le pouvoir réel n’était plus du côté des armes. L’autonomie du commandement militaire n’avait cessé de décroı̂tre à mesure que l’État s’était affirmé. La Grande Guerre avait précipité cette évolution, « affaire trop sérieuse pour être confiée à des militaires ». La fortune du mot de NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 393 — Z33031$$13 — Rev 18.02 L’héritier de Briand 393 Clemenceau signalait que les contemporains avaient été frappés par la sujétion du commandement militaire aux décideurs politiques. Les premiers des militaires étaient des courtisans plutôt que des guerriers. Consensuel et cultivé, subtil jusqu’à l’irrésolution, le général Gamelin, chef d’état-major général depuis 1931, incarnait le triomphe des vertus civiles chez les militaires. Complexés par le souvenir du général Boulanger et de l’affaire Dreyfus, les chefs d’état-major que rencontrait Raymond de Sainte-Suzanne, au début de la drôle de guerre, renchérissaient d’éloges sur leurs chefs politiques, quels qu’ils fussent, et craignaient par-dessus tout de laisser paraı̂tre des opinions personnelles : « Y faire allusion, note drôlement le diplomate, c’est parler de débauche à un monsieur qui a été compromis par ses vices dans sa jeunesse. » Pour des raisons différentes, cette inféodation des militaires aux politiques n’était pas cantonnée à la France ; les dictateurs poussaient à l’extrême l’emprise du pouvoir civil sur la chose militaire. Hitler offrit l’échappatoire de Dunkerque à l’armée anglaise, dans l’espoir de ménager une issue pacifique à l’affrontement anglo-allemand. Ce n’était encore qu’une erreur politique ; il multiplia les fautes militaires quand il revendiqua la conduite des opérations sur le front oriental. Staline ne fit pas autrement. Les civils n’élevaient pas leur niveau d’instruction militaire en augmentant leur emprise sur les questions stratégiques. Pour avoir fait la guerre, Daladier passait pour expert en armement ; Alexis n’y prétendait même pas. L’ignorance du pouvoir politique, la hantise de l’armée de ne faire entendre qu’une seule voix, quoiqu’elle fût devenue une administration prolifique et clanique, cela suffit-il à expliquer l’incompatibilité de la diplomatie de revers, tissée avec des pays éloignés des frontières françaises, avec la stratégie défensive, triomphant peu à peu de la doctrine Foch, qui préconisait encore, au lendemain de la guerre, l’attaque depuis la rive gauche du Rhin ? Les plans de mobilisation qui se succédèrent après guerre, T comme transitoire en 1920, P comme provisoire en 1921, puis le plan A de 1924, qui prévalut jusqu’en 1926, prévoyaient tous une action en territoire allemand. Pétain, par conviction autant que par opportunisme, s’accorda avec la majorité des responsables politiques pour préférer une stratégie défensive aux plans de projections offensifs qui auraient pu se combiner avec l’ouverture d’un front oriental. Cette conception commença de s’imposer sous le cabinet Painlevé, président du Conseil en 1925, qui conserva la Guerre presque aussi continûment que Briand les Affaires étrangères, de 1925 à 1929. Le mathématicien était familier de Pétain depuis qu’il l’avait appelé en remplacement de Nivelle, en 1917 ; il était disposé à faire prévaloir ses vues sur celles de Foch. Mieux présentable, plus prudente, économe en personnel, mieux accordée à la politique briandiste qui favorisait l’évacuation de la Rhénanie, cette stratégie défensive (plan A bis, puis B) affaiblissait nécessairement la crédibilité de la diplomatie orientale de la France. Paris maintenait ses engagements, en dépit du souhait de l’état-major de revoir à la baisse l’accord de 1921 avec la Pologne, dans le sens restrictif des engagements pris à Locarno, réservant la nature de l’aide française en NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 394 — Z33031$$13 — Rev 18.02 394 Alexis Léger dit Saint-John Perse cas d’attaque allemande non provoquée. La construction de la ligne Maginot (1930-1936) entérina la conversion des plus hautes autorités militaires au dogme de l’« inviolabilité absolue du territoire ». C’était le triomphe de la maison Pétain sur celle de Foch, qui conservait cependant, avec les généraux Georges et Weygand, des disciples fidèles. On a beaucoup glosé sur cette contradiction logique entre la politique orientale que la France ne reniait pas, si elle l’affaiblit dès Locarno, et sa stratégie défensive, qui privait ces alliés d’un secours effectif. En elle-même, cette doctrine militaire faussait la politique étrangère en assurant que la stratégie défensive constituait une parfaite garantie pour la sécurité de la France. Les partisans de la sécurité collective se trouvaient renforcés par ce sentiment d’invulnérabilité. C’était une chose de proclamer l’inviolabilité du territoire, et de vanter la vertu pacifique de la France à l’abri de la ligne Maginot, qui immobilisait l’armée derrière ses fortifications en attendant l’arbitrage et le secours des nations liguées contre l’agresseur. C’en était une autre d’y croire tout à fait, alors que les Français remettaient aux Belges la défense de leur frontière la plus septentrionale et qu’ils laissaient les Ardennes à leurs obstacles naturels. La France se croyait inexpugnable ; cela justifiait, sinon moralement, au moins stratégiquement, d’abandonner un à un tous les alliés de revers et de laisser l’Allemagne mener sa stratégie d’Horace, face aux Curiaces que la France avait dressés contre elle. Alexis la regarda s’imposer à ses adversaires successifs, la Tchécoslovaquie, la Pologne, puis les Pays-Bas et la Belgique. La mauvaise évaluation de l’assise du régime nazi, la plus lourde erreur d’Alexis, devenait tragique accouplée à la mauvaise estimation du rapport de force. Sur ces sujets, Alexis n’écrivait guère en son nom propre ; on devine toutefois le reflet de ses conceptions stratégiques dans le miroir des lettres qu’il recevait de Paul Claudel. « La ligne de fortifications formidable que nous avons construite et que la Belgique va prolonger nous met à l’abri de toute attaque », postulait l’aı̂né, qui incitait le cadet à abandonner la Pologne, dès novembre 1933. Claudel et Léger n’étaient pas les seuls dévots de la ligne Maginot, au Quai d’Orsay. Le culte en était largement répandu, rue Saint-Dominique, où la foi dans le système défensif de la France affaiblissait l’intérêt pour les renforts diplomatiques. Lorsque, à l’été 1939, l’appoint de l’Armée rouge fut brusquement réévalué par la pression allemande sur la Pologne, garantie conjointement par la France à l’Angleterre, l’argumentaire principal de Doumenc, qui faisait l’article de l’armée française à Moscou, demeurait l’inviolabilité des frontières nationales. Le général ne mégotait pas ; il exposa longuement aux Soviétiques les vertus des fortifications, qu’il étendait de Dunkerque aux Alpes. Tirait-il sur sa confiance comme sur l’élastique ligne Maginot ? La mauvaise foi patriotique est parfois une vertu ; comment dévaloriser la situation militaire sans passer pour un défaitiste, ni compromettre sa carrière ? Les militaires se mentaient un peu à eux-mêmes, ils mentaient davantage aux civils. En pleine drôle de guerre, Sainte-Suzanne, malgré son poste d’observation NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 395 — Z33031$$13 — Rev 18.02 L’héritier de Briand 395 privilégié, ne parvenait pas à se faire une idée juste de la préparation militaire française. Son journal fourmille d’évaluations tragiquement optimistes sur la supériorité du matériel français, en qualité comme en abondance. Les militaires alimentaient volontiers cette illusion : « L’autre jour Crouy me disait que dans six mois nous aurions le double d’avions de chasse de l’Allemagne. Je le dis à Villelume. Il éclate de rire et est fort scandalisé d’apprendre que de pareils bruits sont mis en circulation par l’entourage de Gamelin. » Mais le colonel de Villelume n’était pas plus prudent que Gamelin, qui faisait l’article de l’armée française à un Léger déjà trop disposé à le croire : « Je lui parle de la science militaire de nos chefs actuels que je crois supérieure, chez plusieurs, à celle des généraux de 1914, de l’infériorité stratégique des Allemands (Moltke, Falkenhayn, Ludendorff), due à ce qu’ils sont moins aptes que nous à se mouvoir dans l’a priori. » La crédulité des diplomates résultait de leur ignorance. Ils ne cherchaient pas tellement à la réparer. Alexis voyait peu de militaires. Il préconisait de ne pas les écouter en période de grande tension : « Ils craignent trop de casser leur outil. » Favorable à Gamelin pendant la drôle de guerre, comme à une pièce agrégée à son système d’arrimage au pouvoir, dont Daladier constituait le pivot, il se rangea à ses avis aussi longtemps que dura le cabinet Daladier. Il ne l’estimait guère, mais quelle importance, puisque la France était à l’abri ? Selon Daridan, les réactions de Gamelin après la campagne de Pologne avaient déçu le secrétaire général. Il raillait ce militaire qui paraissait « préparer une campagne de Belgique dans un esprit qui rappelait celui des généraux de Louis XIV ». Alexis, tristement réjoui, s’amusait de ce « généralissime idéal qui ne pouvait ni ne voulait attaquer ». Qu’importait, pourvu qu’il pensât et présentât comme il fallait. Les contacts du secrétaire général n’allaient pas plus loin avec l’armée. Le général Dentz, du 2e Bureau, assurait la liaison, et voyait parfois le secrétaire général. L’aviateur Paul de Villelume fut chargé de la coordination avec le Quai d’Orsay, à compter de la déclaration de guerre. Lorsque Alexis voulut sonder l’adjoint de Gamelin, le général Joseph Georges, dont il s’inquiétait de la résolution guerrière, il se heurta à des difficultés inattendues. SainteSuzanne fut surpris des pudeurs du secrétaire général (« Croyez-vous que je puisse aller voir Georges ? Croyez-vous que ce ne serait pas indiscret ? ») et plus surpris encore de découvrir qu’il lui était plus facile qu’à son supérieur de se rencontrer avec le numéro deux de l’armée. Un déjeuner réunissant Reynaud à Georges avait provoqué l’émoi de Gamelin, qu’on avait apaisé d’un pèlerinage symétrique du même Reynaud, et d’un vœu de renoncement de Georges aux « dieux du pouvoir civil ». La rencontre d’Alexis avec le général ne s’organisa que deux semaines plus tard, après avoir reçu l’onction de Gamelin... Sur la route du retour, Alexis en profita pour demander au colonel de Villelume de l’éclairer sur d’autres généraux qu’il ne connaissait pas. En sus de ces défiances internes, la méfiance réciproque des deux maisons ne les aidait pas à mieux se connaı̂tre, ni à mieux coordonner leurs efforts. Gamelin s’est plaint dans ses mémoires de la méfiance de Daladier. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 396 — Z33031$$13 — Rev 18.02 396 Alexis Léger dit Saint-John Perse Paul Stehlin, attaché militaire à Berlin, se souvenait de la détestation courante des radicaux, Herriot et Daladier en tête, chez les officiers français. Le journal de Weygand transpire le mépris pour les diplomates, la défiance envers leurs entreprises, et l’obsessionnelle crainte d’une alliance francosoviétique. Alexis n’eut de cesse d’amadouer ces chefs, à commencer par le général Weygand. En 1934, il l’assura contre toute vraisemblance préférer son projet de note, hostile au projet anglais de réarmement allemand contrôlé, à celui qu’il avait lui-même suscité, plus conciliant. La défiance réciproque ralentissait la circulation de l’information. Lorsque le général Doumenc apprit de Gamelin que l’on avait pensé à lui pour négocier un accord militaire avec la Russie soviétique, sa première réaction fut de se défier d’une mission qui lui semblait relever des Affaires étrangères : « Les diplomates ne passaient-ils pas la main aux militaires, pour dissimuler un échec ? » Rétention d’information ou démagogie, les vérités demeuraient corsetées. Le 8 octobre 1936, soucieux de ne pas devenir l’homme du Front populaire, Alexis entra complètement dans les vues sur l’URSS que lui exposa le général Schweisguth, de retour des grandes manœuvres soviétiques. Il ne s’alignait pas seulement sur l’hostilité des militaires, il renchérissait sur leurs scrupules en s’étonnant que « la guerre trouvât des avantages positifs à ce rapprochement » d’un point de vue technique. Il se posait en rempart contre le communisme pour complaire à un interlocuteur qui n’en demandait pas tant, quitte à minimiser l’intérêt diplomatique de l’URSS : « Léger me parle ensuite des inconvénients d’ordre psychologique du rapprochement avec le communisme russe, de la trame que celui-ci étend à l’heure actuelle sur tous les pays 10. » La rétention d’information était pratiquée à l’égal par les deux institutions. Au début de l’année 1940, l’amiral Darlan réclamait vainement aux Affaires étrangères les questions à étudier au sujet des « possibilités d’une action navale dans la région de Petsamo et de Mourmansk ». Alexis, qui devait les lui remettre, s’était abstenu de le faire ; Robert Coulondre, à la tête du cabinet de Daladier, répara les effets de sa nonchalance 11. À l’inverse, le général Dentz, du 2e Bureau, ne dissimulait pas à son attaché militaire à Moscou sa réticence à se cantonner au circuit habituel, qui prévoyait de servir prioritairement les Affaires étrangères. Il les jugeait trop chiches en informations et trop lentes dans leur délivrance, sans compter l’écluse du cabinet du ministère de la Guerre, qui retenait parfois des informations utiles à l’état-major. Dentz conseillait au général Palasse de doubler les circuits, à l’instar de ses collègues à Berlin et à Rome. L’officier de liaison du 2e Bureau ne limitait pas ses conseils à la circulation de l’information ; il orientait son attaché militaire sur la nature des renseignements à fournir aux Affaires étrangères. Très inquiet des raisons qui avaient brusquement amené la France à ouvrir des négociations militaires avec la Russie, à la fin du mois de juillet 1939, il était d’autant plus soucieux de ne pas perdre le contrôle de l’opinion que le général Palasse défendait devant la présidence du Conseil ou les Affaires étrangères ; il réagit vivement à l’un de ses comptes rendus, daté du 18 avril 1939, trop favorable NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 397 — Z33031$$13 — Rev 18.02 L’héritier de Briand 397 à l’Armée rouge : « Tous vos rapports marquent la même tendance à sousestimer les faiblesses de l’armée soviétique. » Il le regrettait d’autant plus que le rapport, destiné à l’ambassadeur de France à Moscou, avait pu « avoir une influence sur l’orientation éventuelle de la politique française », comme si ce n’était pas sa vocation ! L’état-major avait son orthodoxie, à l’égal du Quai d’Orsay, et refusait toute publicité à ses hérétiques... Ainsi rendue présentable, l’information n’était pas toujours présentée. Le silence demeurait encore le meilleur moyen de ne pas détonner. Il n’était pas rare que le 2e Bureau omı̂t de transmettre ses renseignements au Quai d’Orsay. On ne voit pas que les diplomates aient jamais été informés des confidences précieuses qu’Arnold Rechberg, le résistant au nazisme, qui leur était pourtant familier, confia à un officier français au début de la décennie. Depuis octobre 1930, il le tenait au courant des relations militaires germano-soviétiques, dont personne ne doutait ; il l’informait des subventions que le ministère de la Guerre, à la demande du général von Schleicher, secrétaire d’État, versait aux organisations paramilitaires, Casques d’acier et nazis, à hauteur de cinquante millions de marks, ce qui n’était pas une surprise ; il prophétisait enfin, ce qui était moins attendu, que Hitler serait toujours fatalement porté à s’entendre avec la Russie soviétique, en vue de satisfaire son objectif prioritaire de revanche sur la France 12. Deux ans plus tard, le comte Dejean, ambassadeur à Moscou, réclama au 2e Bureau une note consacrée à « la collusion militaire germano-soviétique » dont il avait eu vent, mais qu’on n’avait pas jugé bon de lui communiquer. Inutile de multiplier les exemples : ils illustrent moins les carences particulières à Alexis que des rivalités plus anciennes et plus durables que lui. Faut-il lui reprocher sa faible culture militaire et sa trop grande confiance dans les armements et les fortifications français ? S’obliger à l’optimisme, c’était refuser de se laisser entamer par le défaitisme ambiant. Au témoignage d’Étienne de Crouy-Chanel, c’est son chef qui milita en faveur de la création du ministère de l’Armement, que Daladier confia à Raoul Dautry en septembre 1939. Qu’on la crédite ou non au secrétaire général, l’initiative, pour être heureuse, fut tardive. Au dire de Crouy-Chanel, le secrétaire général la réclamait « depuis l’affaire rhénane ». Il n’était donc pas toujours écouté... Dans l’avion revenant de Munich puis, inlassablement, jusqu’à la guerre, Alexis aurait pressé Daladier de réarmer et de nommer un ministre de l’Armement ; à l’heure de la décision, il n’avait pas été consulté sur le choix de l’homme. Il n’alla pas plus avant dans les questions militaires, au témoignage de Georges Bonnet, qui balançait entre le miel et le fiel. « Léger conduisait son action uniquement dans le domaine diplomatique. C’était la tradition au Quai d’Orsay. Quand je m’inquiétais devant lui de la force de notre armée et de notre aviation, il me rappelait que les problèmes militaires relevaient du gouvernement seul et qu’un fonctionnaire du Quai d’Orsay, si élevé soit-il, n’avait pas qualité pour les aborder. » NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 398 — Z33031$$13 — Rev 18.02 398 Alexis Léger dit Saint-John Perse Les protagonistes avaient-ils conscience de la mauvaise coordination de leurs efforts ? L’état de l’armement français, l’incapacité à s’accorder comme à s’informer se révélèrent brusquement dans l’action. En janvier 1940, Alexis se réjouit d’une commande iranienne de canons de soixantequinze millimètres qui manifestait une disposition nouvelle à résister aux ambitions méridionales de la Russie soviétique. Il demanda à Paul de Villelume d’obtenir le feu vert de l’état-major ; le refus de Gamelin laissa perplexe l’officier de liaison, qui se renseigna directement auprès de la section technique ad hoc. Le colonel de Villelume y découvrit la raison du malthusianisme de son chef : les usines françaises ne produisaient que quatre de ces canons par mois ! Il profita de sa visite pour « feuilleter les graphiques de production des autres matériels ». Il y vit « des choses tellement effarantes » qu’il douta que Daladier les connût. Rentré dare-dare à Paris, Paul de Villelume saisit Alexis de la question, qui disparut aussitôt chez le ministre. « Il n’était pas encore revenu du ministère de la Guerre quand j’ai quitté le Quai d’Orsay », conclut Villelume dans son journal, sans plus revenir sur la question. Quelques semaines plus tard, le gouvernement finlandais arriva au bout de sa capacité de résistance ; il n’espérait pas plus de douze milles hommes des Alliés, trop peu pour tenir. Hoppenot voulut lui télégraphier des nouvelles encourageantes pour fortifier son esprit de résistance. Il envoya le colonel de Villelume à Vincennes s’enquérir des renforts qu’il était prévu d’envoyer. En l’absence de Gamelin, le général Petitbon répondit à ses questions, aussi rassurant qu’avare en précisions. Il se bornait à indiquer que les douze mille hommes représentaient le seul effectif français ; au total, l’effort britannique étant supérieur, on pouvait assurer Helsinki d’un renfort « plusieurs fois plus considérable ». Villelume s’agaça du flou des réponses, qu’il téléphona telles quelles à Hoppenot, en langage convenu. Le directeur d’Europe nouvelle combina assez librement ces indications avec celles que lui indiquaient Roland de Margerie, qui était le pendant diplomatique de Villelume, détaché à la liaison entre la Guerre et le Quai d’Orsay. Il en déduisit que « la Finlande pouvait compter sur des contingents alliés s’élevant à cinquante mille hommes ». D’un nouveau renseignement, il s’avéra que les douze mille hommes attendus par Helsinki étaient les Anglais ; Villelume fut renvoyé à Vincennes pour mettre l’état-major en face de ses contradictions. La colère de Petitbon éclata « en propos qui [frisaient] l’incohérence ». Ils révèlent sans aménité le fonds de mépris des militaires envers les civils et leur réflexe de rétention d’informations : « Qu’est-ce que Rochat ? Qu’est-ce que Charvériat ? Des petits messieurs qui n’ont pas besoin de savoir ce que tu me demandes ! Léger a des chiffres, et c’est suffisant. [...] Le gouvernement n’a rien à voir dans la conduite des opérations. Si le président recommence, le général donnera sa démission dans les deux heures qui suivront ! Quant au Quai d’Orsay, il est au-dessous de tout. Léger lui-même est devenu très mal... » NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 399 — Z33031$$13 — Rev 18.02 L’héritier de Briand 399 Des conceptions rendues caduques par l’Allemagne nazie ? Jacques de Bourbon-Busset, entré au Quai d’Orsay en 1939, avait beau jeu, après guerre, de rejeter le secrétaire général parmi les vieilleries de la IIIe République, qui n’avaient rien compris à l’essence du nazisme : « Il représentait à mes yeux la classe dirigeante de 1939, comme le général Gamelin, comme un certain nombre d’hommes politiques, persuadés de la toute-puissance de la France ; l’Allemagne hitlérienne n’était qu’un épiphénomène, qui n’était pas durable et dont on aurait facilement raison. » Le rapprochement franco-allemand, le désarmement, tout cela qui paraı̂t très loin de l’Allemagne nazie, et qui s’était embourbé en effet depuis longtemps, continuait de vivoter. Les institutions nées de l’effort de réconciliation se survivaient, telle la très oubliée Commission économique franco-allemande et même la Commission d’étude pour l’Union européenne. Ces continuités faisaient écran au tournant de 1933. Bien entendu l’émotion causée par l’accession de Hitler à la chancellerie, en janvier 1933, avait été considérable ; la rupture n’était pourtant pas ressentie ainsi que l’on s’en souvient. Le chancelier paraissait aussi bien l’otage des élites conservatrices, qui verrouillaient l’appareil d’État, que des révolutionnaires SA, qui le pressaient au sein de son propre camp. La permanence du haut personnel diplomatique masquait le changement de nature du pouvoir ; l’idéologie hitlérienne ne semblait pas d’une radicale nouveauté. Les éléments mêlés et disparates de pessimisme culturel, d’accents nietzschéens, d’antimarxisme, de nationalisme et de racisme ne constituaient pas, pour les contemporains, une véritable doctrine. En marge du long portrait qu’il consacrait au nouveau chancelier, André François-Poncet ne prenait pas au sérieux les théories de l’« autodidacte 13 ». « Les derniers maı̂tres qu’il ait connus sont ceux de l’enseignement secondaire », souriait l’ambassadeur, de toute sa superbe normalienne. Il ne s’attardait pas sur le racisme d’Hitler, qu’il n’appelait jamais antisémitisme, et ne prenait pas au sérieux le versant sombrement idéaliste d’une doctrine qui, dès Mein Kampf, posait les Allemands, ou plutôt les Aryens, en sauveurs de l’humanité : « La culture et la civilisation humaines sont sur ce continent indissolublement liées à l’existence de l’Aryen. » Qu’il vienne à disparaı̂tre et « toutes les conceptions humaines de beauté et de noblesse, de même que toutes les espérances en un avenir idéal de notre humanité [...] seraient perdues à jamais ». Alexis, qui se flattait de ses talents visionnaires, n’échappait pas à cette sous-évaluation de la nouveauté du nazisme et de son ancrage. Il était évidemment conscient du tournant de la politique allemande. Comment ne pas l’être ? Malgré sa fidélité envers la politique de Briand, il était parfaitement préparé à durcir le ton. L’entente avec l’Allemagne n’avait jamais été pour lui que le moyen d’éviter un nouveau conflit. Étienne de Crouy-Chanel lui avait remis, dès sa parution française, un exemplaire de Mein Kampf ; Alexis, selon lui, en aurait d’emblée déduit la nécessité d’un « accord franco-anglais pour mettre un terme aux entreprises allemandes ». Il faut tenir compte des reconstructions opportunes de la NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 400 — Z33031$$13 — Rev 18.02 400 Alexis Léger dit Saint-John Perse mémoire. Mais il est certain qu’Alexis n’avait pas mené la politique de rapprochement avec l’Allemagne par inclination personnelle. Pas plus que Briand, ou moins encore que lui, il n’avait été dupe des ambiguı̈tés de Weimar ; il n’avait pas aidé sans réserve à arrimer ce régime à l’Occident, lui qui n’avait aucune dilection particulière pour l’Allemagne. Qu’elle menaçât la sécurité de la France, et Alexis était tout disposé à l’isoler ; qu’elle s’isolât, à l’encercler. Ce n’était pas pour lui renier son passé, mais prendre acte, précisément, du changement intervenu en Allemagne. À la publication des archives personnelles de Gustav Stresemann, qui confortaient les adversaires de Briand dans leur hostilité (il faut voir avec quelle ironie rageuse un Weygand commentait cette publication), Alexis se délectait d’une note qui concluait au contraire que Stresemann s’était honnêtement tourné vers l’Europe occidentale. On ne pouvait lui faire grief de ne pas avoir été suivi par son peuple ; pour lui, il avait conduit sa politique avec sincérité, dans l’espoir d’y trouver « l’apaisement général 14 ». Optimiste dans sa vision rétrospective de Stresemann, il ne faisait pas de Hitler son continuateur ; pour autant, il ne parvenait pas à se représenter le nouveau chancelier autrement qu’en ultime avatar de l’impérialisme allemand traditionnel. Les élites françaises disputaient de la nature de l’Allemagne de Weimar, parenthèse honnêtement pacifique ou duperie d’un impérialisme affaibli, mais tous les dirigeants, nés dans la foulée de 1870, s’accordaient à penser que le militarisme prussien et son impérialisme conquérant constituaient le fonds immuable de l’Allemagne. Quelque image que l’on eût de Weimar, l’arrivée des nazis était ressentie à l’évidence comme une césure ; mais on préférait à l’image du tournant vers l’inconnu celle d’un retour brutal à la tradition prussienne, dissimulée par une illusion désormais dissipée, ou suspendue le temps d’un espoir déçu. L’outrance idéologique du parti nazi et l’intransigeance de sa tactique avaient longtemps dissuadé de croire qu’il prendrait le pouvoir ; une fois arrivé, on n’imaginait pas qu’il appliquât son programme. Le recul électoral de novembre 1932 avait été interprété par François-Poncet comme le début du reflux d’un mouvement qui avait raté son heure, par excès de gourmandise. Les nazis laissaient les diplomates ébahis par la violence de leurs manières et la nudité de leurs revendications. Les journaux eux-mêmes s’autocensuraient. Fleuriau le tenait du colonel Etherton lui-même ; l’interview qu’il avait publiée dans le Sunday Express du 12 février 1933 avait été atténuée : « Lorsque nous sommes venus à parler de Dantzig et du couloir, le chancelier Hitler s’est brusquement monté. Ses paroles ont été d’une violence particulière. En relisant mes notes j’ai jugé que ce passage ne pouvait être exactement reproduit et l’ai édulcoré 15. » La presse parisienne, dépassée par un mouvement qu’elle connaissait mal, s’accrochait à quelques stéréotypes familiers qui plaidaient la continuité. L’Écho de Paris se rassurait presque du retour à l’autorisation de la Mansur, à Heidelberg, à la demande des étudiants nazis ; on insistait moins sur la nouveauté de la doctrine que sur ses éléments réactionnaires. La remise au jour des vieux symboles impériaux, NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 401 — Z33031$$13 — Rev 18.02 L’héritier de Briand 401 comme les aigles, masquait leur investissement par des significations nouvelles et relativisait l’apparition d’une signalétique inédite, trop kitsch pour être prise au sérieux, lorsqu’il s’agissait de la svastika. On comparait volontiers Hitler à des modèles familiers. L’analogie la plus courante consistait à le rapprocher de Bismarck ; cela supposait de méconnaı̂tre gravement Hitler, mais aussi son lointain prédécesseur, dont on faisait par là un nationaliste ! La première erreur n’était pas facile à réparer ; la seconde tenait à la profonde méconnaissance de l’Allemagne en France. Alexis, qui ne parlait pas l’allemand, ne faisait pas exception. Il n’avait pas été en Allemagne depuis son « voyage d’étude » de 1912, hormis le bref voyage officiel de septembre 1931 ; il ignorait les personnalités les plus en vue du monde germanique. Il y avait quelque chose de tragique dans son incapacité à identifier le correspondant dont Léon Blum lui communiquait une lettre personnelle, quand il s’agissait d’Otto Bauer, théoricien de l’austro-marxisme et ancien ministre des Affaires étrangères autrichien. Sa méconnaissance du monde germanique se mesurait aux offenses qu’il faisait subir aux noms propres, dès qu’il rédigeait une dépêche pour Berlin. L’information qu’il recevait des postes diplomatiques ne l’aidait pas à pallier ses carences. Parsemée, fragmentaire, elle péchait par optimisme et n’aidait pas à mesurer l’originalité de Hitler. Les dépêches de François-Poncet et des consuls de France en Allemagne minoraient les objectifs de la politique extérieure du Führer ; ces informateurs se concentraient sur les aspects les moins originaux de la vision du monde nazie, plus ou moins confondue avec celle du pangermanisme traditionnel. Les revues de presse censées rendre compte de la vision du monde nazie négligeaient sa spécificité. En février 1933, Franz Seldte, le ministre allemand du Travail, publia dans le Stahlhelm, organe nationaliste des Casques d’acier, un article traduit pour le Département sous le titre « Les objectifs de la politique extérieure allemande ». Alexis le fit circuler dans les postes importants : « Je ne puis que vous laisser le soin, si vous le jugez opportun, d’intéresser l’opinion du pays de votre résidence à cet article qui assigne à l’Allemagne, sous la conduite de ses chefs nationalistes, la mission de substituer à l’ordre établi par les traités la domination du “IIIe Reich” en Europe selon les conceptions de Möller van der Brück. » Alexis se félicitait de faire une mauvaise publicité à l’Allemagne en croyant dévoiler habilement son véritable visage. En réalité, il entrait dans les vues de la propagande nazie, qui s’employait à amadouer la droite conservatrice allemande et à s’affilier indûment à sa tradition pour engourdir la vigilance étrangère. Seldte s’affirmait plus préoccupé de lutte spirituelle que matérielle, et aguichait ostensiblement les élites conservatrices honnies par Hitler en reprenant le thème de l’immémoriale mission de colonisation de la Prusse, sans commettre la sottise d’afficher la France au programme territorial du IIIe Reich. « Pour Möller, affirmait Seldte, le “IIIe Reich” représentait une constellation politique d’États au sein de l’Europe, que le Reich et la Prusse NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 402 — Z33031$$13 — Rev 18.02 402 Alexis Léger dit Saint-John Perse avaient le devoir de réaliser pour ordonner, suivant une conception allemande du Reich, l’Europe ébranlée depuis la Révolution française et déchirée depuis Versailles. Möller a mis la France en dehors de cette constellation. » Plus loin, Seldte énumérait les peuples appelés à y figurer, sans citer les Alsaciens. En croyant nuire aux nazis en dénonçant ce programme, Alexis sous-estimait ses prétentions réelles. André François-Poncet, depuis son installation à Berlin en 1931, avait pris soin de multiplier les prévisions les plus contradictoires pour être sûr d’avoir tout prévu. La responsabilité incombait au Département de sélectionner ces données très abondantes pour forger la politique allemande de la France. Si l’on déduit la vision d’Alexis de la sélection des dépêches qu’il diffusait aux principaux postes, force est de constater qu’il faisait souvent mauvaise pioche. Optimiste par nature et par calcul, obligé de l’être s’il ne voulait pas entériner la perte de substance française, Alexis entendait d’une oreille plus favorable les espoirs de François-Poncet que ses craintes. Il est vrai que celles-ci revenaient moins souvent que ceux-là. À l’automne 1932, Alexis répercuta deux longues dépêches de Berlin qui insistaient sur les critiques du Zentrum et de la presse libérale à l’endroit de la politique extérieure du cabinet Papen, accusée d’isoler l’Allemagne et de jeter l’Angleterre dans les bras de la France. Au début du mois d’octobre 1932, il offrit une large publicité à un article de La Gazette de Francfort, qui ne contestait pas la nécessité de réformer la Constitution, mais condamnait la dérive autoritaire et militariste, accompagné de ce commentaire de François-Poncet : « [Cet article] doit être pour nous une preuve que le courant libéral temporairement étouffé n’a pas disparu et que nous le verrons sans doute renaı̂tre et se développer à nouveau, si l’opinion allemande acquiert peu à peu l’impression que la politique soi-disant “énergique” de son gouvernement actuel lui ménage plus de déceptions que d’avantages. » Au début de l’année 1933, après avoir longtemps surestimé l’aile sociale du parti, incarnée par Strasser, et méconnu ses chances d’arriver au pouvoir, Alexis s’était déjà élaboré une vision du nazisme qui était l’expression simplifiée et optimiste de celle de François-Poncet, conçue davantage comme le plus récent avatar de l’impérialisme allemand que comme un bellicisme raciste inédit. Ce qui ne signifie pas qu’Alexis ne s’échinait pas à exploiter l’indignation internationale devant l’antisémitisme du régime. À l’été 1933, le secrétaire général se fit violence pour réclamer des précisions sur les « progrès des doctrines racistes » au sein des colonies alémaniques de l’étranger ou dans les populations aryennes, notamment scandinaves. Il s’informa par exemple du rôle que jouait au Danemark la communauté luthérienne allemande, concentrée autour de l’église SaintPierre de Copenhague, flanquée « de son école comme la medrese auprès d’une mosquée ». Il s’inquiétait particulièrement des efforts de propagande au Luxembourg, ce ménisque de l’articulation franco-allemande, et répercutait aux principaux postes les preuves qu’il recueillait de l’activisme nazi à l’étranger. À cette époque, c’était la seule activité qu’il déployait pour contrer la politique étrangère allemande. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 403 — Z33031$$13 — Rev 18.02 L’héritier de Briand 403 Le climat était à l’apaisement. Sur les brisées du comité franco-allemand, moribond, recyclant une partie de son personnel de bonne volonté, quelques banquiers, industriels et intellectuels des deux bords essayaient depuis le printemps 1932 de relancer l’axe rhénan. Au début de l’année 1933, Pierre Cot, sous-secrétaire d’État aux Affaires étrangères, mit Wladimir d’Ormesson au parfum. Paul-Boncour lui demanda de se joindre à cet effort, ce qui conféra une tonalité briandienne à la délégation française, formée à l’origine sous le ministère Tardieu. Wladimir d’Ormesson ne reprit pas son bâton de pèlerin sans avoir reçu la bénédiction d’Alexis, qui la lui accorda bien volontiers. Puis d’Ormesson alla chez Parmentier, ancien directeur du mouvement général des fonds aux Finances et expert des plans Dawes et Young, qui lui exposa la marche à suivre : avec Duchemin, président de la Confédération générale de la production, ils formeraient un trio français, qui se rencontrerait avec un trio allemand et un autre, belge, qui servirait de médiateur. Une fois un plan de travail adopté et approuvé par les gouvernements français et allemand, le gouvernement belge le ferait sien et le proposerait officiellement à Berlin et Paris. Les délégués se rencontrèrent à Paris dans les derniers jours de janvier, lorsque la nouvelle de la nomination de Hitler frappa soudain le projet de caducité : « Quand on a apporté à Bücher [ancien fonctionnaire du ministère des Affaires étrangères allemand, membre de la délégation allemande], au restaurant, pendant que nous déjeunions, le télégramme qui lui annonçait la désignation de Hitler comme chancelier, Bücher est resté un moment sans parler et puis il nous a dit d’une voix grave : “Et maintenant tout est fini...” C’était assez tragique. » Pourtant, les délégations poursuivirent la marche prévue ; le 25 février, le trio français se rend au Quai d’Orsay : « Nous remettons à Léger le procèsverbal de notre réunion des 29 et 30 janvier en lui en donnant le détail. Il trouve cela extrêmement important et considérable et promet le secret absolu. Il va le communiquer à Boncour et Poncet. » Le plan envisageait de redessiner l’impossible frontière orientale de l’Allemagne en taillant dans le Corridor et en Haute-Silésie, au détriment de la Pologne. Le territoire de Memel compenserait les pertes polonaises, sur le dos de la Lituanie, tandis que l’Allemagne accepterait de garantir ses nouvelles frontières dans le cadre d’un Locarno oriental. Ce n’était ni nouveau, ni insensé. Briand avait évoqué ce type de solutions dans les années 1920. Mais le ministre des Affaires étrangères von Neurath et son secrétaire d’État von Bülow opposèrent leur veto, sans même se donner la peine de soumettre le plan à Hitler ; Alexis pouvait l’encenser d’éloges, sincères ou pas, le refus allemand le dispensait de l’agréer. On continua toutefois, de part et d’autre, à chercher un compromis, notamment sur la question du désarmement qui empoisonnait les relations franco-allemandes. C’était le type même de faux problème, puisque l’Allemagne réarmait dans les faits, tandis que les diplomates s’épuisaient à de vaines discussions juridiques. François-Poncet, sans réel mandat de PaulBoncour, mais avec l’autorité de son nom et l’ambition de réussir sa mission, s’employait à arriver à un accord. En 1933, il rencontra Hitler en NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 404 — Z33031$$13 — Rev 18.02 404 Alexis Léger dit Saint-John Perse avril, puis en septembre, et encore en novembre et décembre, après le retrait de l’Allemagne de la Conférence du désarmement et de la SDN, qui sanctionnait le refus du chancelier d’agréer la période probatoire de huit ans qu’Anglais, Américains, Italiens et Français exigeaient en préalable au réarmement allemand. À chaque audience de François-Poncet, Hitler protestait de sa bonne foi et de sa volonté pacifique. Alexis fit établir une note en février 1934 pour Louis Barthou, qui faisait le point sur l’Allemagne hitlérienne ; elle dressait l’improbable bilan d’une « tentative de rapprochement avec la France ». À cette date, le Quai d’Orsay n’avait pas seulement sous-évalué le tournant de la politique extérieure allemande ; il n’avait surtout pas entamé le sien. Alexis disposait pourtant de conseils variés sur l’attitude à adopter face au nouveau régime. Il y avait les partisans de la guerre préventive. Wladimir d’Ormesson enregistrait non sans frissonner le souhait de l’ambassadeur de Pologne à Paris, Chlapovski : « Le raisonnement est le suivant : nous sommes actuellement, les Polonais et nous, les plus forts. Dans un an, deux ans, l’Allemagne, réarmée, sera au contraire peut-être la plus forte. Profitons-en. C’est un raisonnement. Peut-être juste. Mais terrifiant. Car alors quoi ?... Et quelle danse européenne ! Et quelle révolution au bout de la danse ! Il faut être fou pour vouloir se guérir par la guerre ! » Il y avait ceux qui, sans préconiser la guerre préventive, alertaient le Quai d’Orsay sur la tactique dilatoire de Hitler et la nécessité de se préparer à un conflit, quand François-Poncet continuait d’abreuver le Département de notes techniques sur le désarmement. Certain ancien diplomate allemand, dont le courrier parvint à Alexis via le consulat de Hambourg, prévenait la France de croire aux déclarations émollientes de Hitler : « L’Allemagne est aujourd’hui gouvernée par une clique qui ne poursuit qu’un but : la revanche pour la défaite subie en 1918 16. » Il rappelait qu’on ne pouvait pas compter sur un Parlement composé uniquement de « mannequins dociles » pour arrêter le désir de guerre des chefs nazis : le peuple ne ferait respecter ni les traités ni son désir de paix. La suite était si édifiante, qu’il la faut citer longuement : « Il n’y a pas un Allemand intelligent, éclairé et pensant qui, n’attaquant pas Hitler aveuglement, mais essayant par l’étude de ses discours et la lecture de son unique ouvrage (Mein Kampf : Ma lutte) de se créer un jugement objectif, puisse ajouter foi aux déclarations de paix du Chancelier du Peuple. [...] Hitler et ses gens haı̈ssent et haı̈ront toujours la France ; mais, pour des raisons psychologiques, ils ne peuvent montrer cette haine aux yeux du monde entier. [...] Je ne préconise pas de guerre préventive contre l’Allemagne, mais une extrême fermeté, de l’énergie et le refus de tout compromis, de toutes promesses vaines. » Alexis disposait parfois, avec ces avertissements, de précieux conseils. Pierre Viénot, précocement prévenu contre le régime nazi, lui mit sous les yeux, dès le 3 mars 1933, une lettre d’un correspondant allemand. Il le faisait avec l’élégance et la subtilité d’un animal rompu aux mœurs diplomatiques, en glissant : « Bien entendu, cela ne vous apprendra rien. » Il NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 405 — Z33031$$13 — Rev 18.02 L’héritier de Briand 405 était vraiment trop modeste, puisque le courrier annonçait point par point les objectifs de la politique extérieure du chancelier allemand, et le plan qu’il suivrait pour l’appliquer : « Hitler, en matière de politique extérieure, a un but double : faire le III e Reich en réunissant tous les peuples de langue allemande (y compris les Hollandais et leurs colonies) en un seul État puissant ; étendre le domaine allemand sur des territoires slaves afin d’y placer l’excédent de la population allemande. Ni l’un ni l’autre de ces buts n’est réalisable sans guerre. Las ! le remède que cet augure préconisait lui interdisait d’être entendu du très italophobe secrétaire général : « Une politique française bien comprise devrait réunir tous ses efforts sur cette première tâche de concilier Mussolini avec la Petite-Entente. » L’ami de Viénot prédisait que Mussolini, isolé, ne pourrait plus s’opposer à l’Anschluss : « Alors Hitler jettera le gant à l’Europe. Ce sera la guerre tôt ou tard. » Ce providentiel correspondant s’accordait avec Alexis pour penser que Hitler avait « surtout besoin d’un succès pour se maintenir au pouvoir » ; l’Anschluss « lui donnerait un prestige extraordinaire et très dangereux pour la paix ». Convaincu de la fragilité du régime nazi, Alexis n’entendait pas rapprocher la France de l’Italie. Il laissa s’émousser l’émotion qui avait suivi l’arrivée au pouvoir des nazis, et cautionna la politique d’entente qu’André François-Poncet hasardait à Berlin. En juillet 1933, le concordat signé par Hitler avec le Vatican initia la normalisation de l’Allemagne hitlérienne sur la scène internationale. D’emblée, l’éventualité d’une guerre préventive avait paru parfaitement hétérodoxe au Département. Au mois d’avril 1933, Alexis lut une dépêche du ministre de France en Grèce qui s’affolait des invites de son homologue tchèque : « À son avis, les allures de l’Allemagne nationale-socialiste justifieraient une guerre préventive et il se demandait si la France n’en prendrait pas l’initiative 17. » Alexis avalisa manifestement la réaction de Clément-Simon : « Je lui ai répondu, très amicalement, mais très fermement, que je croyais que de pareilles idées ne trouveraient aucun accueil en France. » Alexis était loin de passer alors pour un résistant. Ceux qui l’accusèrent plus tard de bellicisme le taxaient alors de complaisance envers l’Allemagne nazie, comme ils lui avaient reproché sa faiblesse face à Stresemann. Léon Daudet, inquiet des négociations genevoise d’octobre 1933, qui allaient aboutir au départ fracassant de l’Allemagne, accusait Paul-Boncour, « sous l’influence évidemment de Léon Blum et de saint [sic] Léger-Léger » de « nous livrer à l’Allemagne pieds et poings liés » par une « réduction d’effectifs militaires alors qu’il faudrait les doubler », face à un adversaire « ivre de l’esprit de guerre et de revanche ». Ce n’était pas l’inquiétude d’Alexis. Sept ans plus tard, depuis sa retraite américaine, la défaite consommée, méditant Le Livre jaune français, il pensait encore devoir se justifier d’avoir provoqué par « une politique d’encerclement » la fureur guerrière de l’Allemagne, sans mieux comprendre qu’elle était inscrite dans la logique du nazisme, programmée par son patrimoine idéologique et les conditions socio-économiques de son arrivée au pouvoir. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 406 — Z33031$$13 — Rev 18.02 406 Alexis Léger dit Saint-John Perse Otage de son image de pacifiste, il s’était rallié à la nécessité de résister par les armes, sans se convaincre du bellicisme de l’Allemagne nazie. Cynique avec ses collaborateurs, Alexis aurait-il été naı̈f avec les adversaires de la France ? Ou bien était-il fort avec les faibles et faible avec les forts ? C’est le reproche qu’adressait au Quai d’Orsay le fils de Gustav Stresemann qui, dès 1934, s’inquiéta de trouver la diplomatie française plus indulgente avec Hitler qu’avec son père : « L’Allemagne hitlérienne bénéficie de ménagements que n’a jamais connus la république de Weimar. Mais la tolérance de fait dont jouit le IIIe Reich s’accompagne de l’intransigeance la plus absolue sur le terrain juridique, où la France se cramponne à des textes manifestement dépassés par les événements. » Méconnaissant la nouveauté du régime, Alexis lui rendait seulement justice pour augurer sa chute d’être si peu normal. En 1939, rallié à une guerre sans merci, Alexis n’avait sur les lèvres que l’expression de « colosse aux pieds d’argile » pour désigner l’Allemagne. Par conséquent, sa stratégie demeurait l’attentisme dénoncé par le fils de Stresemann : « Je ne vois, disait-il, qu’une explication possible à l’attitude française. Convaincue, sans doute que le national-socialisme ne durera pas, la France se contente d’éviter tout ce qui pourrait le consolider, laissant au temps et aux difficultés intérieures, économiques, sociales et financières, le soin d’en venir à bout 18. » Face à une politique étrangère qui n’avait pas seulement changé de degré, mais aussi de nature, Alexis maintenait la stratégie ambivalente qu’il avait toujours conçue pour l’Allemagne, mêlant politique d’ouverture et diplomatie juridique et tatillonne. En août 1932, Alexis s’était alarmé, devant les Anglais des prétentions révisionnistes de l’Allemagne, en prévoyant qu’elle finirait par violer le traité de Locarno en remilitarisant la Rhénanie. Il entrait un peu de théâtre dans ce pessimisme, qui visait à obtenir une meilleure coopération de l’Angleterre dans la politique d’entraves juridiques imposées à l’Allemagne. Alexis réclamait plus de fermeté à son alliée en feignant de craindre le pire si Londres et Paris ne marquaient pas de limites à Berlin (« thus far and no further »). Croyait-il véritablement à la perspective d’une Allemagne s’affranchissant totalement du droit international, alors qu’il convenait tous ses efforts à la maintenir dans le système de la sécurité collective ? Des correctifs à la politique de sécurité collective ? Faut-il croire la relation rétrospective de Crouy-Chanel, qui mit dans la bouche du secrétaire général ce propos gaullien avant l’heure : « Appuyée sur l’Angleterre et les États-Unis, la France ne peut pas perdre de guerre : des batailles, oui, une guerre, non » ? Peu importe la lettre, si l’esprit n’est pas trahi. Crouy-Chanel y revint longuement devant les magnétophones du Quai d’Orsay : « Sur l’Angleterre et les États-Unis, la sécurité française est assurée, la France ne pourra pas être vaincue. Je crois que c’était là son idéal de base, le fond de sa politique : c’était de ne pas séparer la France de l’arrière-plan anglo-américain. On retrouve tout au long de sa carrière NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 407 — Z33031$$13 — Rev 18.02 L’héritier de Briand 407 politique, dans l’affaire des sanctions contre l’Italie, dans l’affaire d’Espagne et aussi dans l’affaire polonaise, le désir de ne pas se distancer des Anglais de façon grave, ni des Américains. » Dans les années 1920, Alexis avait pu donner le sentiment d’être plus disposé à s’affranchir de la tutelle anglaise, parce qu’il avait la certitude que, quoi qu’il arrivât, la garantie obtenue à Locarno ne ferait jamais défaut à Paris, si d’aventure le flirt avec Berlin tournait mal. S’il pouvait jouer des mauvais tours à Londres et torpiller un accord naval, c’est parce qu’il ne doutait pas de la loyauté du partenaire. Il pouvait trahir le secret d’une négociation dont il ne souhaitait pas l’aboutissement, il ne trahirait jamais un accord conclu. Dès que la possibilité existait de s’affranchir sur le continent de la tutelle anglaise, il en jouissait ; à peine la tolérance anglaise avait-elle atteint ses limites, Alexis s’arrêtait-il. À mesure que la position continentale de la France s’effrita, Alexis devint plus disposé à subir la férule de la gouvernante anglaise. Mais les nombreux télégrammes qu’il rédigeait à la fin de l’année 1933, dans le contexte mouvementé du départ de l’Allemagne de la Conférence du désarmement, puis de la SDN, montraient une nette détermination à résister à la volonté anglaise 19. Sa ligne demeura pendant tout l’entre-deux-guerres celle qu’il préconisait encore après guerre, et qu’il répéta inlassablement à Pierre Mendès France au sujet de l’intégration européenne : aller aussi loin que l’Angleterre pouvait le tolérer, mais jamais au-delà. Les Anglais ne s’y trompaient pas, qui, depuis 1930, laissaient sans retouches cette petite phrase de leur portrait de l’une des leading personalities in France : « Depuis de nombreuses années, il se montre un ami très secourable et de grande valeur pour notre ambassade à Paris. » Aucun autre diplomate n’avait droit à un tel brevet d’anglophilie, pas, même Massigli (« Il a parfois été jugé anglophobe », notait l’édition de 1935, avant d’admettre que c’était un jugement injuste). Pour le reste, on aura vite fait le tour de la vision d’Alexis, soit qu’elle fût gelée par des sentiments glacés, soit qu’elle se résumât à quelques préjugés qui ne variaient pas. Couplée à la solidarité anglaise, l’amitié des États-Unis était l’autre invariant du secrétaire général ; elle justifiait particulièrement la diplomatie vertueuse et démocratique qu’il défendait. Alexis jouissait d’une image notoirement américanophile. À la fin de l’année 1934, Paul Claudel, ancien ambassadeur à Washington, s’inquiétait du protectionnisme français et louait Alexis d’échapper à l’américanophobie générale : « Il est désolant que nous ne sachions pas davantage profiter des bonnes dispositions de Roosevelt à notre égard. Jamais nous ne retrouverons un président aussi compréhensif et aussi favorable. Vous êtes, je crois, le seul homme au ministère qui compreniez l’importance de l’Amérique. » Aussi tranchée que son amitié pour l’Angleterre, l’hostilité d’Alexis à l’égard de l’Italie n’était pas moins connue. D’aucuns, à droite, l’attribuaient à une prévention d’homme de gauche à l’égard du régime mussolinien. D’autres, comme Léon Noël, y devinaient un réflexe légitimiste de la part de l’héritier abusif, qui voulait s’inscrire dans la tradition italophobe NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 408 — Z33031$$13 — Rev 18.02 408 Alexis Léger dit Saint-John Perse inaugurée par Berthelot. Paul-Boncour se trouvait bien seul pour dissiper la « légende » d’une italophobie impossible à une intelligence si « souple ». Souple, Alexis l’était ; il avait aussi ses raideurs. Il faut compter à leur nombre sa farouche italophobie. Il y entrait une saine aversion pour le régime fasciste, et son chef, qu’Alexis avait connu à ses débuts sur la scène internationale, aussi maladroit que ridicule. Il se souvenait devant sa femme de la balourdise du Duce, à Locarno, envieux du prestige de Briand et se pavanant sans deviner le mépris moqueur des vieux routiers de la politique internationale. Au dire de Léon Noël, Alexis ne croyait pas en la pérennité du régime, « façade sans solidité qui s’écroulerait au premier choc ». Si bien que les partisans d’un rapprochement franco-italien ne l’approchaient pas sans tenir compte de cette notoire méfiance. Faut-il expliquer cette italophobie par des motifs personnels : le mariage de sa sœur avec un Italien, le partage d’une maı̂tresse qu’on lui prêtait, la belle aventurière Magda Fontagnes, avec Mussolini, ou, fixé dans la part la plus archaı̈que de sa mémoire créole, un complexe latin nourri dès l’enfance au spectacle de l’éveil de la puissance américaine ? Il faut en tout cas verser au dossier cette étrange pièce, brute de toute volonté de représentation, puisée à l’unique cahier de notes poétiques d’Alexis qui ait échappé à sa brûlante volonté de contrôle : « pouillerie italienne – peuple de faquins – race sale – aux yeux intelligents et fourbes – dextérité – chair italienne ; mauvais goût des romantiques anglais – attrait de sa mauvaise odeur et sa vulgarité – femmes huileuses – ointes d’un suint de l’aisselle et des cuisses – l’huile d’olive restituée par tous les pores – chair de poisson – proche des Grecs et des Levantins 20 ». Du postulat erroné, qui faisait croire au Quai d’Orsay que la France ne craignait rien sur son territoire, découlait la faible impatience d’Alexis à conclure une alliance avec l’URSS. Il préférait tenir l’Ours éloigné de l’Aigle, en l’appâtant de loin, mais comptait qu’ils se déchireraient avant que le front franco-anglais ne fût enfoncé. Fondamentalement méfiant et réticent, Alexis n’avait guère à se forcer devant les militaires pour ramener le flirt franco-russe aux proportions d’une simple diversion. Crouy-Chanel ne prétendait pas que le secrétaire général eût jamais souhaité autre chose, lorsqu’il le faisait parler : « Il convient de rechercher un contact avec l’URSS. Tenir celle-ci éloignée de l’Allemagne devient une nécessité depuis que le traité de Rapallo, en 1922, a montré les dangers d’un rapprochement germano-soviétique. [...] Peut-être pourrait-on l’amener à s’engager pour la défense du statu quo en Europe orientale, à laquelle le traité de Locarno ne s’applique pas. » Impossible de résumer les contorsions d’Alexis pour maintenir cette ligne impossible ; il avait son opinion faite, comme sa vision de la Russie s’arrêtait à quelques stéréotypes qui devaient davantage à la lecture de Dostoı̈evski qu’aux soviétologues de son temps. Aussi bien, le portrait de Staline, qu’il peignait en satrape oriental, de retour de Moscou, en mai 1935, se cantonnait au pittoresque ; il est vrai que les élites françaises partageaient en général cette curiosité craintive pour la cruauté du « petit père du peuple ». Bonnet n’avait pas été mieux impressionné par son NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 409 — Z33031$$13 — Rev 18.02 L’héritier de Briand 409 entrevue avec l’ambassadeur soviétique à Paris, qui réclamait du matériel de guerre saisi dans les Pyrénées, au terme de la guerre civile espagnole : « L’ambassadeur Souritz vint me demander de renvoyer ce matériel auquel Staline tenait essentiellement. Je me rappellerai toujours cette conversation à laquelle assistait Alexis Léger. Au cours de cette entrevue, Souritz manifestait une nervosité extrême. Il fumait sans arrêt. Il épongeait constamment son front mouillé de sueur. “Il joue sa tête...” me murmura Alexis Léger. » Contre toute évidence, l’extrême droite prêtait au secrétaire général une complaisance coupable envers l’URSS ; elle le représentait en esclave de la Petite-Entente 21. À droite, plus généralement, on l’accusait volontiers d’être à la solde de Titulescu et de Beneš, les indéboulonnables ministres des Affaires étrangères roumain et tchèque ; on pourrait aussi bien dire l’inverse. Crouy-Chanel observait qu’Alexis n’avait pas une confiance aveugle dans ces représentants de la clientèle orientale de la France, et guère d’affection pour la personnalité de Beneš, contrairement aux on-dit qui inspiraient encore l’historien Jean-Baptiste Duroselle quand il faisait du secrétaire général « un grand ami et admirateur du Tchécoslovaque ». Les besoins étaient réciproques. Alexis était si peu inféodé aux intérêts tchèques, qu’il les sacrifia sans états d’âme à Munich ; et si peu attaché à Titulescu, qu’il l’évita soigneusement dans son exil et sa déchéance parisienne. Quant à la Yougoslavie, il ne s’en inquiétait guère, négligeant de lire la correspondance du poste, qui lui aurait permis de craindre un retournement d’alliance, au dire de Jules Blondel : « Léger n’a sans doute pas lu ma correspondance non télégraphique sur ces tractations [entre Mussolini et le gouvernement Stoyadinovitch]. Quand je lui révèle par fil à la fois le départ imminent de Ciano à destination de la capitale serbe, et l’objet de son voyage, qui est de signer les accords, il a peine à me croire. La surprise qu’il m’exprime au téléphone me surprend : se peut-il qu’à Paris on méconnaisse à ce point la fatale portée de notre faiblesse au lendemain du 7 mars 1936 ? » De la Pologne, il n’y a rien à dire, sinon qu’Alexis goûtait moins encore Beck, son ministre des Affaires étrangères, que ceux de la Petite-Entente. Aux marges de l’Europe, Alexis ne suivait pas de près la situation dans les Balkans, et laissa sans réponse la suggestion de l’ambassadeur Kammerer de constituer avec la Turquie un front anti-allemand, qui n’était pas du goût de son ministre, Pierre Laval 22. Au fond, Alexis refusait de choisir entre la sécurité collective et l’encerclement de l’Allemagne. Il continuait de faire de la France la plus fidèle supportrice de la SDN, mais souhaitait une politique de fermeté envers l’Allemagne. Il voulait isoler Berlin à force de vertu, mais ne se résolvait pas à s’allier avec l’Italie ni l’URSS, croyant pouvoir maintenir leur abstention bienveillante dans une position de non-choix, en les éloignant de l’Allemagne, sans rétribuer leur solidarité. Il voulait bien s’entretenir courtoisement avec tous les prétendants à l’amitié de la France, URSS, Italie, NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 410 — Z33031$$13 — Rev 18.02 410 Alexis Léger dit Saint-John Perse Espagne et, pourquoi pas, l’Allemagne elle-même ; mais il ne couchait pas, avare de sa semence. Et quand il resterait seul, il conserverait toujours l’amitié de la Grande-Bretagne et la bienveillance américaine. Trop gourmand pour jamais renoncer à rien en choisissant, Alexis ne pouvait pourtant pas rester tout à fait immobile dans un système mouvant. Sa stratégie évolua de 1933 à 1940 ; l’expression de sécurité collective disparut progressivement du vocabulaire du Quai d’Orsay ; après l’échec de Munich, consacré par le démembrement de la Tchécoslovaquie en mars 1939, et a fortiori pendant la drôle de guerre, Alexis fut obligé d’organiser clairement la résistance au bellicisme allemand. Si fuyant, secret et irresponsable fût-il, le secrétaire général dut arrêter sa position sur un axe qui passait d’abord par la Pologne et la Petite-Entente puis, une fois la PetiteEntente mise en pièces, par Varsovie et Bucarest, au détriment d’une alternative italienne ou soviétique. Las, Varsovie et Bucarest n’étaient pas plus compatibles que Prague et Varsovie, sans parler de l’impossible entente polono-russe. Il faut, pour finir, dire un mot de l’Empire ; il demeurait, avant l’influence gagnée en Europe orientale, le grand motif de fierté française, touchant plus profondément à l’identité nationale et flattant mieux la prétention universelle de la France, en termes de puissance et de civilisation. La défaite de la France, en 1940, ne fut pas seulement militaire. Comment se trouva-t-elle isolée face à l’Allemagne, l’URSS, l’Italie, bref du gros de l’Europe continentale, à la suite de quels glissements successifs, c’est un échec bien connu, qui s’éclaire d’un jour nouveau à le raconter depuis le point de vue de son plus constant responsable qui, mieux que tout autre, a su s’en absoudre. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 411 — Z33031$$14 — Rev 18.02 XIII La fidélité à la sécurité collective En 1933, Alexis accéda au secrétariat général grâce à Paul-Boncour, et mit en œuvre avec modération leur vision commune de la sécurité collective ; en 1934, il résista au retour de la droite, et servit loyalement le retour aux alliances traditionnelles voulu par Barthou, le plus décidé de ses ministres, non sans espérer le succès de la politique de sécurité collective qui lui servait de paravent ; en 1935, il sabota consciencieusement la politique de Laval, qui visait au rapprochement bilatéral avec l’Italie et l’Allemagne, quitte à mécontenter l’Angleterre. Auprès de trois ministres très différents, serviable, utilisé ou saboteur, il demeura fidèle à ses convictions et affermit sa position. 1933, le pacte à Quatre : la paix au détriment de la sécurité collective ? La première grande négociation qu’Alexis eut à assumer au secrétariat général lui permit de prouver ses talents de conciliateur. La France était saisie d’une offre italienne d’un « pacte à Quatre », proposant de fonder la paix européenne sur une sorte de retour réaliste au concert des grandes puissances tel qu’il existait avant la création de la SDN ; le projet entérinait le redressement de l’Allemagne et l’élévation de l’Italie au rang de grande puissance. Alexis devait ménager les clients de la France, furieux d’un procédé qui les écartait du premier cercle des décideurs européens (Pologne), et inquiets de la finalité d’un pacte inspiré par un État révisionniste, menaçant la stabilité de leurs frontières avantageuses (PetiteEntente). Le secrétaire général devait aussi concilier les points de vue divergents des décideurs français. D’un côté, Joseph Paul-Boncour, l’homme qui l’avait nommé au secrétariat général ; Henri de Jouvenel, longtemps dévoué à la SDN, mais converti à une politique plus traditionnelle, et nommé ambassadeur à Rome, pour six mois, avec la mission de régler les différends franco-italiens ; le gros des troupes du Cartel des gauches, et, d’une façon générale, les pacifistes-réalistes à la façon de Joseph Caillaux, souhaitaient un accord qui rapprochât la France de l’Italie. Pour certains d’entre eux, sinon pour Paul-Boncour, il s’agissait aussi de refonder la paix sur des bases plus solides que l’institution genevoise. À l’inverse, Édouard Daladier, le président du Conseil, Édouard Herriot, le président de la commission des Affaires étrangères à la Chambre (Alexis avait d’emblée invité René Massigli à l’informer de l’offre italienne) et l’état-major du NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 412 — Z33031$$14 — Rev 18.02 412 Alexis Léger dit Saint-John Perse Quai d’Orsay étaient réticents, quand ils n’étaient pas franchement hostiles, au projet italien d’un pacte à Quatre qui réglât entre grandes puissances le sort de l’Europe. Tout le talent d’Alexis fut de composer avec ces attentes contradictoires. Il devait arriver à un accord, mais un accord suffisamment atténué pour ne pas menacer sa clientèle intérieure (parlementaires et fonctionnaires estampillés « sécurité collective ») et extérieure (Petite-Entente et Pologne) ; un accord qui ne laissât aucun doute à l’Allemagne sur la volonté française de maintenir le statu quo en Europe orientale ; bref, un accord qui valût à la France l’amitié de Rome sans rien concéder de sa position européenne. Le plan mussolinien de pacte à Quatre venait de loin. En 1932, von Neurath évoqua devant les Anglais le projet d’une « sorte de pacte consultatif entre les grandes puissances européennes (Allemagne, GrandeBretagne, France, Italie), assorti de l’engagement, par chacune de ces puissances, de soumettre tous leurs différends à l’arbitrage ». René Massigli craignit la manœuvre qui, sous couvert de flatter l’attachement anglo-saxon à la notion d’arbitrage, revenait à reconstituer le directoire des grandes puissances du XIXe siècle, excluant « la Pologne des négociations du “concert européen” », et laissant « la France isolée des puissances secondaires et des petites puissances d’Europe centrale ». Au terme d’une passionnante réflexion sur l’ordre européen, il estimait qu’il n’était pas dans l’intérêt de la France d’intégrer un directoire qui délaissât ses petits alliés. Le projet officiel italien avait été rendu public en mars 1933, quelques jours après les premiers entretiens de Jouvenel avec Mussolini. Tout s’était passé à merveille, si bien même que le tout nouveau secrétaire général s’était senti obligé de doucher l’enthousiasme de son ambassadeur d’un télégramme frigide 1. À peine l’offre de Mussolini connue, Alexis l’analysa froidement ; il n’était décidément pas naı̈vement genevois. Le secrétaire général n’envisagea pas un instant de repousser l’initiative italienne, pour des raisons aussi bien positives que négatives. Parmi ces dernières, il en reconnaissait trois, qui rendaient hommage à l’habileté du piège mussolinien : « Impossibilité de repousser, dans son principe, la proposition italienne, sous peine de : a) assumer à l’heure actuelle la responsabilité apparente de faire échec à une tentative de sauvegarde et de consolidation de la paix européenne ; b) justifier l’Italie à se rejeter, comme elle menace de le faire, dans la politique antagoniste du bloc germano-italien ; c) décevoir en France même une opinion tendue vers l’attente d’une initiative politique en faveur de la paix. » Alexis reconnaissait aussi bien une raison positive d’adhérer au projet mussolinien ; elle marquait les limites de sa foi dans le système de sécurité collective genevois : il ne voulait pas « se priver, en fait, d’une limitation réelle des risques de rupture d’équilibre en Europe (engagement positif de quatre grands États touchant leurs relations entre eux aussi bien que leurs relations avec les autres États d’Europe) ». Pour autant, sans vouloir rater une occasion d’assurer la paix, Alexis craignait en adhérant au projet de « porter un coup fatal à la politique de la Société des NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 413 — Z33031$$14 — Rev 18.02 La fidélité à la sécurité collective 413 Nations », de ruiner le « système d’alliances » orientales de la France et sa « politique traditionnelle de groupement de petites puissances qui multiplient [sa] voix dans les débats internationaux ». Fidèle à Briand, ou intempestif, Alexis soulignait enfin une troisième raison de craindre le projet : « compromettre, pour l’avenir, tout le développement attendu de notre politique d’“Union européenne” ». Trois raisons qui disent assez que le projet européen du Quai d’Orsay avait toujours servi, dans l’esprit d’Alexis, à consolider la situation prééminente de la France sur le continent grâce à sa clientèle particulière. Aussi bien, Alexis demanda à Massigli, en sa qualité de directeur du SFSDN, d’« examiner les répercussions du projet italien sur l’avenir du projet d’“Union européenne” », dont il importait de « sauvegarder le bénéfice au profit de l’influence française en Europe ». Wladimir d’Ormesson, fin connaisseur des arcanes du Quai d’Orsay, observa qu’Alexis était hostile au projet parce qu’il le concevait « sur le plan de l’Union européenne ». Pour bien comprendre qu’il n’y avait pas d’attachement sentimental ni d’altruisme désintéressé dans cette défense des institutions collectives, en ses différents étages universels (SDN) ou régionaux (Petite-Entente, Union européenne), il faut poursuivre la lecture de la note d’Alexis, qui trouvait deux raisons supplémentaires, purement égoı̈stes, d’amender l’offre italienne. D’abord, le secrétaire général ne voulait pas s’en remettre à une association si étroite, où les pays révisionnistes compteraient pour moitié, livrant la France à « la complaisance britannique en faveur des tendances italo-germaniques (la Grande-Bretagne, l’Italie et l’Allemagne étant également intéressées à limiter le rôle de la France en Europe) ». On voit par là les limites que son réalisme imposait à son anglophilie. Enfin, Alexis ne souhaitait pas que la médiation italienne privât Paris « des avantages éventuels d’un règlement direct du rapprochement franco-allemand », ce qui démontre assez les dispositions conciliantes qui lui permettaient de servir, jusqu’à un certain point, aussi bien Laval que Bonnet, qu’il blâma a posteriori pour leurs complaisances avec l’Allemagne nazie. Inutile de dérouler le fil de la négociation, marquée par l’émoi de la Petite-Entente et de la Pologne. Le représentant de Varsovie à Genève annonça derechef à Massigli qu’il « dirait clairement que l’existence de la SDN était incompatible avec des méthodes qui ramèneraient l’Europe au temps du “concert européen”, voire au XVIIIe siècle ». Alexis lança ses services, au premier rang desquels celui de la SDN, dans la voie d’amendements qui acclimatassent le projet aux cieux genevois. D’un côté il veillait, par le biais de Claudel, à ne pas laisser croire aux États-Unis que la France négligeait un moyen d’assurer la paix européenne ; de l’autre, en rassurant ses alliés orientaux, il ne dissimulait pas son hostilité au projet originel de Mussolini. Jouvenel s’en agaçait, et le ton montait entre l’ambassadeur et le Département. « J’ai été particulièrement frappé de constater, écrivait Jouvenel, que le télégramme de Votre Excellence à nos agents de Belgique, de Pologne, de la Petite-Entente, semblait ne tenir aucun compte des rectifications apportées au projet primitif de Mussolini au cours des entretiens NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 414 — Z33031$$14 — Rev 18.02 414 Alexis Léger dit Saint-John Perse de Rome. » Alexis, qui s’employait à paraı̂tre impartial, refusait d’endosser la responsabilité qui incombait à son ministre ; pour la première fois depuis le début des négociations, il demanda à Paul-Boncour de signer lui-même la réponse du Département à Jouvenel. Elle fut roborative : « En attendant un télégramme plus complet, je vous prie de n’avoir aucune préoccupation. Je suis toujours d’accord avec vous sur l’intérêt des propositions mais comme il est nécessaire de les modifier et de les transformer, il convient tout d’abord de mettre en évidence les objections à leur forme initiale. Le reste suivra. Poursuivez votre négociation, certain de mon affectueuse confiance. » Jouvenel apaisé, Alexis reprit son ouvrage. Il rabotait les prétentions révisionnistes de l’article 2 du projet italien, avec l’aide de René Massigli et du jurisconsulte Jules Basdevant ; il arrosait tous les alliés de la France et les amis à la SDN (l’Espagnol Madariaga notamment) de télégrammes rassurants ; il reprenait la plume, enfin, pour signer de nouvelles instructions à Jouvenel, toujours plus fraı̂ches. Une contre-proposition anglaise, le 1er avril, obligea Alexis à sortir de nouveau son rabot. Il rédigea une longue note, qui expose à la perfection sa méthode et ses desseins. La méthode était assez tortueuse : « Réserver encore le projet de déclaration pour éviter, au premier degré, toute réaction formelle sur notre texte, mais concevoir notre mémorandum comme l’exposé d’une conception qui devra tendre, en fait, par-devers nous, à faire accepter finalement notre projet de texte de déclaration 2. » Puis le rabot commençait son œuvre, ne conservant que la noix, c’est-à-dire le principe même d’un accord (« Nous accueillons avec grand intérêt l’initiative italienne, nous approuvons pleinement son objet, nous sommes prêts à rechercher tout le rendement qui peut en être tiré »), décapant tout le reste à grands copeaux. Il n’était pas question de sortir du cadre de la SDN, pour des États membres, signataires des accords de Locarno, ce qui ruinait d’emblée l’ambition d’un directoire à Quatre. Pas question non plus de sortir du cadre de la Conférence du désarmement, ni d’y introduire un cheval de Troie, « le plan anglais de désarmement », qu’on récusait à Genève ; on pouvait tout juste aller voir s’il n’y avait pas quelque contrainte à imposer à l’Allemagne » en cas d’échec de la Conférence ». Sur ce plan, Alexis travaillait en plein accord avec Massigli qui refusait de croire, avec Jouvenel, que le pacte à Quatre résoudrait l’épineuse question du désarmement. « L’ambassadeur va un peu vite », observait-il. S’il n’était pas question d’avaliser la dimension révisionniste du projet italien, le principe même d’une révision des traités de paix ne semblait pas absolument exclu, comme si, dès 1933, le secrétaire général, déjà las, pressentait que le décalage entre la position de la France et ses moyens ne permettrait pas de maintenir éternellement les acquis de 1919. Ainsi corseté, Jouvenel reprit les négociations sur la base d’un texte français, avec son homologue anglais et le ministre des Affaires étrangères italien. Il dissimulait avec une difficulté croissante son agacement, prenant soin toutefois de viser le Département plutôt que le ministre. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 415 — Z33031$$14 — Rev 18.02 La fidélité à la sécurité collective 415 L’Allemagne entra dans le jeu. Alexis s’entendait à faire enrager son ambassadeur à Paris, Roland Koester, un rien balourd. Il le piégeait sans peine, en lui faisant admettre que l’Allemagne espérait que le pacte à Quatre se substituerait à la SDN, comme s’il s’était jamais agi d’autre chose pour Mussolini : « Koester, dans un mouvement de franchise qu’il a pu ensuite regretter, n’a pas hésité à reconnaı̂tre que l’Allemagne, par suite de déceptions ou d’appréhensions, s’estimant justifiée à souhaiter l’abandon de l’institution de Genève, avait bien en vue de transférer en fait à un organisme nouveau, constitué par le concert des Quatre, la responsabilité effective des solutions de fond, à tous degrés de réalisation et pour toutes questions européennes. » Alexis croyait remporter un succès quand un Allemand avouait son hostilité à la sécurité collective, quelques mois avant que Berlin n’en désertât ses institutions : « L’aveu de l’ambassadeur, s’il ne suffisait pas, dans les conditions où il nous était fait, à nous détourner de l’initiative italienne à laquelle nous demeurions très sincèrement et très activement associés, nous justifiait au moins à maintenir d’autant plus strictement nos exigences touchant toute référence à la SDN. » Au plus fort des agacements de Jouvenel, Alexis avait laissé Paul Bargeton, le directeur politique, signer les instructions les moins plaisantes, profitant de l’absence de Paul-Boncour pour durcir sa position. De retour, le ministre s’employa à réconcilier son monde : « Le directeur politique avait le devoir, en attendant mes instructions, et puisque les conversations étaient déjà commencées, de vous inviter à insister sur la réserve initiale que vous aviez faite avec raison. » Alexis, en bonne intelligence avec Massigli, et fort de l’assistance sans faille de Bargeton, continuait de centraliser l’information, et de ne pas la diffuser, quand elle était embarrassante. De Prague, Léon Noël suppliait littéralement qu’on lui fournisse des indications pour calmer l’inquiétude de Beneš au sujet de « ce que les gouvernements révisionnistes pouvaient essayer de tirer » du projet ; il implorait « la moindre communication ». Paul-Boncour se cachait du secrétaire général pour télégraphier à son ambassadeur à Rome des instructions secrètes, qu’on ne trouve pas dans les archives du Quai d’Orsay ailleurs que dans les papiers personnels de Jouvenel : « Très confidentiel. Déchiffrez vous-même. Reçu votre lettre, entièrement d’accord avec vous sur toutes les raisons d’aller vite, je m’y suis employé de mon mieux, mais il est nécessaire de surmonter successivement les difficultés multiples pour ne pas échouer. Mon entière affection. PaulBoncour 3. » Découvrant que Jouvenel le court-circuitait, en câblant directement à Genève, où Paul-Boncour siégeait à la SDN, Alexis le priait « de la part du ministre », « pour gagner du temps et pour simplifier les communications avec le Département », de « continuer à adresser à Paris [ses] télégrammes sur la négociation en cours en les faisant précéder de la mention : “Prière de communiquer d’urgence à Genève.” Le Département disposant d’un fil direct avec la délégation, ils seront ainsi déchiffrés simultanément à Genève et à Paris ». L’argument paraı̂t absurde : le fil direct entre Paris et Genève fonctionnait dans les deux sens ; pourquoi ne pas les envoyer à NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 416 — Z33031$$14 — Rev 18.02 416 Alexis Léger dit Saint-John Perse Genève, où le ministre pouvait informer à son tour le Département ? Mais Alexis surveillait de très près les ultimes efforts de Jouvenel. Il lui téléphonait (la presse allemande soulignait que c’était le premier pacte entièrement négocié par télégraphe et téléphone) : il contrôlait Paul-Boncour, à Genève, en téléphonant régulièrement à Massigli qui l’accompagnait ; il multipliait les entretiens avec les Anglais, à Paris. Le 29 mai, tout près du but, il modérait le chargé d’affaires Ronald Campbell, qui le pressait d’aboutir, et téléphona à Paul-Boncour n’avoir « donné aucun encouragement à son interlocuteur », arguant d’une « mauvaise atmosphère » en ce qui concernait le projet de pacte dans les « commissions parlementaires 4 ». Jusqu’au bout, et dans le détail, Alexis diminua la portée de l’accord, n’hésitant pas à travestir une note du jurisconsulte Jules Basdevant qui préconisait nettement de signer le pacte au nom des chefs d’État, plutôt qu’au nom des gouvernements, pour solenniser la chose, sur le modèle du pacte XXXXXX de Locarno et du pacte Briand-Kellogg de Paris. Transmis à Paul-Boncour par Alexis, il ne restait rien de l’avis du jurisconsulte : « La question ne paraissant pas réellement importante quant au fond mais devant cependant être tranchée par les gouvernements, il y aurait intérêt, pour ne pas retarder l’accord, à laisser en blanc sur ce point le texte destiné à être paraphé. » Aux Anglais, Alexis suggéra de ne ratifier qu’au nom des gouvernements ; Jouvenel, inlassable Pénélope, refaisait à Rome ce qu’Alexis avait défait à Paris, et obtint l’adhésion de Londres au souhait italien d’une ratification au nom des États 5. L’Angleterre, d’ailleurs, offrit sa médiation finale pour emporter les dernières réticences de la Wilhelmstrasse et du Quai d’Orsay, alors qu’Hitler et Paul-Boncour n’étaient plus à convaincre. Elle ne fut pas superflue, face aux ultimes difficultés qu’Alexis souleva, jouant avec les nerfs de son ambassadeur Le 6 juin, l’accord fut conclu ; restait à le faire admettre aux Alliés, et à bien faire comprendre à l’Allemagne qu’il ne changeait rien aux prétentions françaises en Europe. Pour mieux dégager sa responsabilité, le Quai d’Orsay offrit une large publicité aux amendements qu’il avait obtenu, marquant publiquement que, des quatre capitales, Paris était celle qui avait le moins souhaité le retour à un directoire des grandes puissances dans le style du siècle passé. Même l’Angleterre déplorait cette disposition française, qui désolait Rome ; Londres renonça à publier un livre blanc, à l’instar de Paris, « pour ne pas provoquer des comparaisons qui affaibliraient beaucoup aux yeux du public l’intérêt du nouveau pacte ». Le Foreign Office regrettait la publicité française offerte au rabot d’Alexis. Charles Corbin dut s’en justifier : « J’ai fait valoir la nécessité absolue où nous nous trouvions de dissiper les méfiances de l’opinion française, trop portée à juger l’accord à Quatre suivant les tendances dont s’inspirait le premier projet italien 6. » Une petite manipulation d’Alexis permit de faire comprendre à l’Allemagne, aussi bien qu’à ses partenaires, le peu de cas que la France faisait du pacte. Parmi tous les télégrammes d’explication qu’il envoya à sa clientèle NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 417 — Z33031$$14 — Rev 18.02 La fidélité à la sécurité collective 417 orientale, il câbla l’un d’entre eux en clair. Il s’agissait de celui qu’il destinait à Varsovie. Le secrétaire général savait que l’Allemagne interceptait les lignes télégraphiques polonaises ; c’est pourquoi il demanda que l’envoi se fı̂t « en clair ». Quelques minutes avant le départ du télégramme, Alexis avait demandé à Paul Bargeton de téléphoner à Henri de Jouvenel pour s’assurer qu’il avait prévenu Mussolini, comme prévu, que Paris envoyait à ses amis de la Petite-Entente une analyse détaillée du pacte à Quatre. En réalité, ces lettres aux ambassadeurs respectifs étaient déjà parties, et Alexis voulait seulement se couvrir de l’envoi du télégramme en clair, à Varsovie, plus certain de refroidir la satisfaction des Allemands que de rassurer les Polonais. Alexis n’était pas seulement manipulateur avec les adversaires de la France, mais aussi bien avec son propre ministre, pour obtenir la fermeté dont il craignait qu’il ne fût pas capable. Agacé par le mécontentement de Varsovie, qui menaçait de se rapprocher de Berlin, faute de pouvoir compter sur la solidarité française, Alexis obtint une ferme remontrance de PaulBoncour, en la provoquant. Jean Daridan se souvenait peut-être de cet épisode lorsqu’il rapportait le mot de Paul-Boncour, « il a essayé de me manœuvrer », quoiqu’il ne manquât pas d’exemples. Avec Alexis, c’était un peu la dépêche d’Ems tous les jours... Laroche avait câblé le 13 juin un télégramme de Varsovie représentant le mécontentement polonais ; le lendemain, Alexis en avait fait la matière d’une note qui le résumait très tendancieusement, en accentuant la mauvaise humeur de Varsovie mais aussi la vigueur de la réaction de la presse non gouvernementale, opposée à un rapprochement germano-polonais, laissant croire à Paul-Boncour qu’il pouvait fonder sa riposte sur la francophilie blessée de l’opinion polonaise. Avec une belle candeur, Paul-Boncour tomba dans le piège et annota le résumé dans le sens voulu par Alexis : « exploiter discrètement cette inquiétude ». Le secrétaire général n’avait plus qu’à demander à Bargeton d’exécuter la volonté ministérielle, qui était la sienne. À la longue, Paul-Boncour s’en aperçut, qui lui reprocha « de truquer les dossiers ». Au final, Alexis sortit grandi de l’affaire. Bien sûr, Jouvenel ne le portait pas dans son cœur. Dès le début d’avril 1933, un mois seulement après l’ouverture des négociations, il confiait à Wladimir d’Ormesson tout le mal qu’il en pensait : « Il est naturellement très amer sur Paris, la résistance des milieux politiques, le Quai d’Orsay, Léger (qu’il m’éreinte), etc. » Wladimir d’Ormesson avait appris par ailleurs que René Massigli (« J’ai vu qu’il était très hostile au projet italo-anglais du « directoire à 4 ») n’était pas moins réservé qu’Alexis. Mais c’est le secrétaire général qui réunit tous les suffrages de la presse. En mettant des bâtons dans les roues de Jouvenel, il avait sensiblement modifié l’attitude des journaux de droite, très favorables, lors de son installation, à un réchauffement des relations franco-italiennes, mais bientôt inquiétés par le projet de directoire représenté par le Quai d’Orsay comme un outil de révision des frontières européennes. Rien ne résume mieux cette évolution qu’un article du 1er avril 1933 de Aux NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 418 — Z33031$$14 — Rev 18.02 418 Alexis Léger dit Saint-John Perse Écoutes, un journal habitué à éreinter Alexis pour son hostilité au rapprochement franco-italien : « de Jouvenel entend faire à Rome une politique personnelle, d’accord avec Mussolini, dont il a approuvé, sauf quelques modifications légères, le projet de pacte à Quatre. [...] Paul-Boncour, faible et flottant, est toujours satisfait pourvu qu’il puisse prononcer des discours. De Jouvenel estime qu’il sera facile de mettre dans son jeu le ministre des Affaires étrangères. Cependant, une résistance s’organise autour de l’intérêt français. Daladier manque d’envergure. Mais il est président du Conseil. C’est autour de lui que Leger, de Laboulaye, Corbin, plusieurs autres diplomates, et Pfeiffer, sans compter la grande majorité des ministres, cristallisent les oppositions à la pression anglo-italienne. » Bien entendu, la presse patriotique, comme L’Écho de Paris, applaudit aux manœuvres du secrétaire général qui avait empêché la liquidation des alliances orientales. Le pacte à Quatre fut la dernière négociation de l’entre-deux-guerres que la France discuta en position de force, avec l’Italie en demandeuse, l’Angleterre en arbitre serviable et l’Allemagne, à la traı̂ne, à peine informée, reléguée aux arrière-postes et contrainte de se prononcer sur un texte qu’elle n’avait pas négocié ; la dernière ou la pénultième, peut-être. Avec le projet de pacte oriental, Barthou offrit une ultime occasion à la France de reprendre l’initiative pour ne pas subir l’activité des pays révisionnistes. Paul-Boncour était un ministre travailleur, proche des affaires, qu’il suivait dans le détail. Alexis ne faisait pas figure de ministre de substitution ; il avait pourtant obtenu gain de cause dans la grande affaire de l’année 1933, jouant des absences de son ministre et de sa confiance, qu’il n’avait pas hésité à trahir. Le secrétaire général s’était appuyé sur le président du Conseil, Édouard Daladier, dont il entretenait la confiance en le tenant personnellement informé des événements diplomatiques. Aux yeux d’Alexis, le pacte à Quatre devait demeurer tout virtuel, et ne pas se substituer à la Conférence du désarmement que l’Allemagne avait désertée en examinant les requêtes de Hitler en matière de réarmement. Alexis refusait d’admettre qu’en sortant des institutions de la sécurité collective, l’Allemagne avait dénoncé une fois pour toute l’organisation conventionnelle des rapports de force. Face à l’Allemagne, qui revendiquait le droit de se réarmer, Louis Barthou, le successeur de Paul-Boncour, tombé avec le gouvernement Daladier suite aux événements du 6 février 1934, entendit conserver les apparences de la sécurité collective, pour mieux encercler l’Allemagne. Ce n’était plus Alexis qui manipulait son ministre, mais son image de légataire de Briand qui permettait à Barthou de s’affranchir d’une politique qui lui paraissait caduque. 1934 : trahir Briand en servant Barthou ? L’historien Jean-Baptiste Duroselle, en écho à l’ambassadeur Maı̈sky, comparait Barthou à Churchill, voire au de Gaulle des accords d’Évian 7. On jurerait même qu’il pensait parfois à l’homme du 18 juin, qui avait NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 419 — Z33031$$14 — Rev 18.02 La fidélité à la sécurité collective 419 recommencé l’effort d’élévation entrepris par le vieillard ; n’était-il pas, lui aussi, l’homme d’un « non », ce refus que la France opposa à la proposition de l’Angleterre d’autoriser sous contrôle le réarmement allemand, dans la fameuse note du 17 avril 1934 ? N’est-il pas ce réaliste qui, comme de Gaulle, ne craignait pas de s’entendre avec Moscou au nom des intérêts supérieurs de la patrie ? L’image de l’artisan de l’alliance russe fait bon marché de ses débuts au fauteuil de Vergennes : le ministre était mandaté pour se défaire du secrétaire général, soupçonné de complaisance à l’égard de l’URSS. Quant au cliché du Barthou cocardier, auteur bravache et résolu de la note du 17 avril, il appelle révision : le ministre a subi le choix de la réponse française. Si bien que la politique russe de Barthou fut la conclusion, logiquement déduite, d’une décision non choisie. Sa grande habileté fut d’orchestrer ce rapprochement bilatéral avec Moscou en ralliant les milieux pacifistes de gauche, en dépit de leur attachement à la sécurité collective, et les adversaires les plus modérés de l’URSS, à droite, au titre, cette fois du retour aux alliances traditionnelles pour encercler l’Allemagne ! La présence d’Alexis fut très utile à cette politique ; Barthou s’est servi de sa figure pour concevoir et négocier avec lui le projet de pacte oriental qui redonna l’initiative à la diplomatie française. Ce cheval de Troie aurait dû aboutir à l’alliance franco-soviétique, dès lors que l’Allemagne et la Pologne avaient récusé le Locarno de l’Est, si Barthou n’était pas mort trop tôt ; ses successeurs furent trop heureux de prendre la feinte pour la réalité, et préférer l’ornement équestre aux forces qu’il dissimulait. Qui était Louis Barthou en 1934 ? Il faut oublier la vision rétrospective du « “diplomate de la fermeté”, [qui] fut l’homme de la dernière chance ». L’énergique petit vieillard barbichu, en préretraite de la politique, apparut à son retour aux affaires comme un homme du passé, dont les faits d’armes les plus glorieux appartenaient à l’avant-guerre. Le Canard enchaı̂né ironisa, au lendemain de la formation du gouvernement d’Union nationale, sur le choix rétrograde de Lebrun : « Il a sans doute pensé, se référant aux succès du théâtre, qu’à l’heure actuelle ce qui plaisait avant tout, c’étaient les rétrospectives 1900. » Il faut oublier l’image de l’homme de la « grande alliance », amorcée avec l’URSS : le souvenir le plus récent que l’on conservait de Barthou, à la veille de son retour au gouvernement, n’était-il pas sa vigoureuse opposition au rapprochement franco-soviétique essayé par Paul-Boncour ? Pourtant, la perception d’une rupture de la politique étrangère française ne tient pas seulement d’un regard rétrospectif. Verserions-nous dans le paradoxe à prétendre au contraire que la rupture fut annoncée ? Il ne s’agissait pas tant d’une prémonition que de formules incantatoires, qui prenaient l’allure d’exigences. À tous ceux qui, à droite, étaient las de Briand et de ses pâles avatars, Barthou s’offrait comme une manière d’homme providentiel sur commande. La question du réarmement de l’Allemagne se posait ; sans attendre la réponse de Barthou, ses premiers clients NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 420 — Z33031$$14 — Rev 18.02 420 Alexis Léger dit Saint-John Perse politiques s’efforçaient d’en baliser le terrain, en liant le ministre à ses positions passées. Barthou, dans la mémoire collective, était associé à Delcassé, l’homme des alliances ; on connaissait son amitié pour Poincaré, le partisan de l’exécution intégrale du traité. Arrivé sans programme au fauteuil de Vergennes, on attendait le ministre à l’aune de ce qu’avait été le président du Conseil, vingt ans plus tôt. Le 2 mars, Gringoire dressa un portrait de Barthou, sous la plume du parangon du conformisme littéraire, Marcel Prévost. Pour mieux augurer son action, l’écrivain le conformait à son passé, l’opposait à Briand, et prophétisait une rupture de la politique extérieure, quitte à surinterpréter les premiers gestes du tout nouveau ministre. Qu’importait que les faits de gloire de Barthou eussent plus de vingt ans : « La France lui doit une reconnaissance imprescriptible : en 1913, il fit voter le service de trois ans, sans lequel (point de contradiction possible là-dessus) les Allemands auraient occupé Paris vers la fin du mois d’août 1914. » Qu’importait les longues périodes de vacance de pouvoir si le bibliophile et mélomane Barthou n’était pas, comme Briand, homme à ne vivre que de politique : « Que devenait, par exemple, un Briand hors du gouvernement ? Un agronome, un pêcheur à la ligne, un convive et un causeur. Quel vide après tant de plénitude ! » Qu’importait, enfin, que Barthou n’eût pas encore pris la parole, pourvu que sa voix donnât le même son qu’avant guerre : « Quoi donc a soudain éclairci la parole de la France, l’a rendue plus sonore, plus nette et plus ferme ? Le porte-voix a changé. Ou, pour dire plus moderne et plus juste : le haut-parleur. » Dès le 23 février, quinze jours après la formation du gouvernement Doumergue, l’éditorial de Gringoire saluait déjà « le redressement diplomatique », mené par le nouveau ministre. Il s’agissait, en feignant de reconnaı̂tre une tonalité qui n’avait pas encore été donnée, d’imposer le mode majeur qu’on espérait. Plus que son action immédiate, qui n’avait pas même l’épaisseur du présent, le passé augurait bien de l’avenir : « C’est Louis Barthou qui, aujourd’hui au pouvoir, par son patriotisme, son intelligence et sa ténacité, rétablit, en 1913, le service de trois ans sans lequel nous aurions, faute d’une couverture suffisante, perdu la guerre. » Pour tous ceux qui espéraient une réforme du système de sécurité collective, Barthou était espéré comme le croquemitaine de la politique de désarmement. À la veille de la note du 17 avril, qui dénia à l’Allemagne le droit de se réarmer, Le Journal des débats, pour qui le problème du désarmement était déjà « anachronique » et même « mort », anticipait sur la position du ministre pour le rallier d’emblée au camp des partisans de la rupture. Alexis était fixé sur le sort qu’on lui souhaitait, à droite, où l’on considérait les hauts fonctionnaires du Quai d’Orsay comme des obstacles à cette politique attendue de Barthou. Le Journal des débats regrettait que l’action du ministre ne rencontrât pas le concours de services « rabaissés par dix années de diplomatie déliquescente [...]. Les habitudes d’esprit, les habitudes de langage et les habitudes prises encore de compter sur le retour périodique des politiciens de l’Internationale, ne sont pas favorables au travail qui NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 421 — Z33031$$14 — Rev 18.02 La fidélité à la sécurité collective 421 s’impose ». L’éditorialiste exhortait le ministre à nettoyer son administration des éléments les plus traditionnels, soit les plus briandistes : « Il n’a pas eu le temps encore de procéder à un aménagement neuf du Quai d’Orsay, qui a besoin, autant et plus que d’autres ministères, d’un sérieux examen. » C’est la tête d’Alexis qui était clairement réclamée. Autant dire que les images respectives du ministre et de son secrétaire général se rencontraient frontalement. Pour la presse de droite, qui attendait de Barthou qu’il tournât le dos à la politique de désarmement général, comme pour les partisans de la continuité, le nouveau ministre, dans les premières semaines du gouvernement, apparaissait comme l’anti-Briand. La note du 17 avril renforça le contraste entre les deux figures. Barthou semblait enterrer la doctrine Briand. Léon Blum, dans Le Populaire, pleurait la seconde mort de l’apôtre de la paix : « La note sur le désarmement rompt sans phrases avec la politique connue sous le nom de “politique Briand” et que tous les gouvernements, avec plus ou moins de franchise, avec plus ou moins de courage, avaient jusqu’à présent suivie ou subie. » Le Figaro, symétrique, se réjouissait que Barthou fı̂t son deuil de l’ancienne politique : « Trop longtemps la France a été soumise à ce régime briandiste de la concession perpétuelle qui aurait fini par en faire un cimetière. Félicitons-nous qu’il n’en ait fait qu’un cimetière d’illusions. » L’image de l’homme de la loi de trois ans, son action la plus rémanente, prenait, dans ce contexte, une allure de programme. Gringoire augurait bien d’un tel patriote : « Il se dépense sans compter, il mène, à très vive allure, ses opérations, en quoi il se montre très avisé. » Blum, après la note du 17 avril, n’espérait plus rien de Barthou que la reconduction de sa politique d’avant guerre : « Pour quand les augmentations de crédits militaires ? Pour quand la reprise du débat de 1913 sur la prolongation du temps de service ? » L’Humanité tenait pour fatal le refus de la négociation sur le réarmement allemand de la part de l’ancien président du Conseil : « Quel est l’homme qui a fait tenir cette déclaration aux Anglais ? C’est Barthou, le même qui fit voter la loi de trois ans en 1913, à la veille de la guerre. » Ces images réductrices et militantes, venues de droite comme de gauche, pesaient-elles sur Barthou ? Arrivé à un certain âge, débarrassé du souci d’ambition, il ne subissait pas la loi de l’opinion, mais il ne se tenait probablement pas hors de son influence au point de négliger les clichés qui lui étaient les plus favorables. Geneviève Tabouis a raconté un dı̂ner quelques jours avant le retour de Barthou au gouvernement, où le ministre jouait sans façon le personnage que l’on attendait de lui : « Ah, je suis un Français de l’ancien temps, moi. Le temps où l’on avait du bon sens. Il faut à la France des alliances solides ! Moi, je ferais d’abord des voyages en différentes capitales, pour voir où en sont les alliances actuelles de la France... Et je parlerais franc à l’Angleterre ! » À l’occasion d’un rare commentaire de la politique de Briand, à peine antérieur à son arrivée au Quai d’Orsay, le verdict de Barthou apparaı̂t autrement nuancé. Il goûtait d’un côté le progrès des valeurs pacifiques dans les esprits, mais il craignait NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 422 — Z33031$$14 — Rev 18.02 422 Alexis Léger dit Saint-John Perse ses insuffisances qui justifiaient à ses yeux quelques amendements au programme de Briand : « Je vois les ombres qui épaississent l’horizon. Mais je ne renie pas la lumière qui a éclairé la route. La paix ne se fera pas en une seule génération. N’est-ce pas beaucoup que l’humanité presque tout entière prenne la guerre en horreur 8 ? » L’homme qui prit la tête du ministère des Affaires étrangères, en février 1934, était habité par l’héritage pacifiste de Briand, qui avait fait sa popularité et sa longévité sans pareille. Mais on attendait de lui, pour le craindre ou l’espérer, qu’il tournât le dos à ce passé récent. Alexis avait des raisons de nourrir quelques inquiétudes : l’héritage de Briand constituait le fonds de sa légitimité. Ce fut souvent un précieux talisman ; au lendemain de Munich, il lui dut de sauver sa tête. « Léger demeurait en place, se souvenait François Seydoux. Quelles que fussent ses préventions vis-à-vis de l’Allemagne hitlérienne, il apparaissait dans les milieux parlementaires comme l’héritier de la pensée de Briand, c’est-àdire de la conciliation. » Aux yeux du cabinet Doumergue, et des plus droitiers de ses supporters, ce brevet de briandisme avait plus tôt fait de compromettre que de recommander. Alexis se savait doublement attendu : sur sa droite, il devait s’acheter une nouvelle loyauté, en servant une doctrine opposée à celle de ses anciens maı̂tres ; sur sa gauche, il devait s’efforcer de ne pas apparaı̂tre comme un renégat, et, dans la mesure du possible, se poser comme un facteur de modération, voire de continuité. Le ministre et son secrétaire général n’étaient pas des inconnus l’un pour l’autre. Ils avaient été écoliers à Pau, puis étudiants à Bordeaux, à vingtcinq ans d’intervalle (la ville de Pau les a réunis dans la mémoire collective en baptisant ses deux lycées de leurs noms, ou pseudonyme, pour Alexis qui affronta finalement la postérité sous son identité poétique). Le jeune diplomate avait probablement confronté ses souvenirs béarnais à ceux du ministre dans le salon de Mélanie de Vilmorin ; il lui avait sans doute rappelé cette anecdote que Renée raconta à Hélène Hoppenot en 1939 : « Au cours d’un de mes voyages en France, des amis m’avaient invitée à déjeuner et m’avaient placée auprès de Louis Barthou et je lui parlai de mes enfants, du petit garçon que j’avais laissé là-bas [à la Guadeloupe, avant 1899]. À ce moment-là, rien ne pouvait me faire penser qu’un jour nous nous établirions en France ; si quelqu’un m’avait dit “votre fils sera secrétaire général”, j’aurais cru avoir affaire à un fou. Et c’est ce qui est arrivé. » Quelle que fût leur familiarité, en 1934, la confrontation de leurs images publiques était périlleuse pour le secrétaire général. Au dire d’Étienne de Crouy-Chanel, après avoir possédé toute la confiance de Paul-Boncour, « plus difficiles mais sans doute plus solides furent ses relations avec Louis Barthou ». Il se souvenait que tout avait très mal commencé entre les deux hommes : « Gaston Doumergue, alors président du Conseil, avait offert le portefeuille des Affaires étrangères à Barthou sous la condition qu’il se débarrassât de son secrétaire général que la droite et les porteurs d’emprunts russes accusaient de négocier, en sous-main avec les Russes, l’extension du traité de non-agression. » Alexis, dans le récit dicté à sa biographe, NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 423 — Z33031$$14 — Rev 18.02 La fidélité à la sécurité collective 423 proposa une autre version, cohérente avec la thèse d’une amitié antérieure à 1934 ; le ministre, de défiant, y devenait le meilleur allié d’Alexis et le prévenait lui-même des menaces d’éviction : « Quand, après les événements de février 1934, Barthou succéda à Paul-Boncour (ministère Doumergue), le secrétaire général apprit de son nouveau ministre qu’il était question de l’écarter du Quai d’Orsay comme suspect de faiblesse envers les Russes. » De fait, la question russe figurait au premier plan des préoccupations des milieux de droite. Le 16 décembre 1933, dans Je suis partout, Pierre Gaxotte avait poussé un cri d’alarme, sous le titre « Vers la guerre par l’alliance franco-soviétique » : « L’opinion doit être avertie : l’alliance militaire franco-soviétique est prête. » Le même jour, Maurras avait tonné contre « les imbéciles qui reprennent cette politique aujourd’hui », sans « les excuses de leurs prédécesseurs ». Alexis était dans la ligne de mire, qui avait mené presque seul, avec PaulBoncour, les négociations préliminaires. Les services étudiaient différents fragments du dossier, explique le ministre dans ses mémoires, « sans qu’ils soient mis au courant de l’ensemble, que seuls suivaient, en dehors de moi le secrétaire général et le directeur des affaires politiques ». Les archives du Quai d’Orsay conservent les traces de cette implication exclusive d’Alexis qui, le 26 janvier 1934, quelques jours avant la chute du gouvernement Daladier, avait dressé de sa belle écriture un bilan des « négociations politiques franco-russes », menées dans un esprit sinon dilatoire, au moins lénifiant 9. Rien n’avait abouti depuis le pacte de non-agression signé en novembre 1932 avec Moscou. Saisi d’une proposition soviétique de conclure un traité d’assistance bilatérale, Alexis s’employait à inscrire ce projet à vocation particulière dans le cadre universalisant de la SDN. Aussi bien, la droite la plus méfiante à l’égard des soviétiques avait bien tort de s’effrayer des menées du secrétaire général. En 1965, dans la notice biographique d’Honneur à Saint-John Perse, rédigée par ses soins, Alexis se vanta d’avoir « réussi à transformer une offre russe de traité bilatéral, indépendant de toute référence aux obligations contractuelles de la France, en un pacte général de sécurité régionale ». Sept ans plus tard, pour l’édition de la Pléiade, il atténua le caractère collectif et, partant, largement inopérant, de la négociation, pour se présenter comme le promoteur du pacte franco-soviétique. Entre ces deux images, les archives tranchent en faveur de la prudence du négociateur, à quelques semaines de l’arrivée de Barthou. Le 15 décembre 1933, la proposition par l’ambassadeur soviétique Dovgalevski d’un pacte d’assistance mutuelle appelait ce commentaire du secrétaire général : il faudrait en préalable à toute alliance, obtenir l’entrée de la Russie dans la SDN, adhésion qui « serait aussi profitable à l’URSS qu’à la SDN elle-même » et à la politique française « de collaboration internationale ». Et ce jugement final : « Il y a donc là une politique à suivre, avec la prudence qu’elle comporte. » Faut-il croire Alexis, que Barthou l’avait lui-même alerté de la suspicion qui pesait sur la finalité de ces négociations ? Le récit de Crouy-Chanel semble le plus probable : Barthou « convoqua Alexis Léger », tandis que NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 424 — Z33031$$14 — Rev 18.02 424 Alexis Léger dit Saint-John Perse « prévenu par des amis, celui-ci était prêt ». On rangerait volontiers au nombre de ces amis le bon Édouard Herriot, membre du nouveau cabinet, très favorable au rapprochement franco-soviétique, et protecteur bienveillant du secrétaire général. Ce dernier eut ainsi le loisir de « prendre le dossier russe préparé depuis le matin et descendre chez le ministre, comme toujours impénétrable et serein », au souvenir de Crouy-Chanel : « Deux heures plus tard, il avait gagné la partie. “Conservez ce dossier, me dit-il en me tendant ses papiers, nous en aurons besoin pendant longtemps encore.” On sut plus tard que Barthou, donnant raison à son secrétaire général, avait répondu à Doumergue que si l’on insistait pour que Léger s’en aille, lui s’en irait aussi. Une attitude aussi nette brisa les résistances. Confirmé au Quai d’Orsay, Barthou confiait la conduite des négociations à poursuivre avec l’URSS à celui qui en avait reçu l’entame. » Le ministre avait renoncé à se séparer d’un secrétaire général dont la pure orthodoxie briandiste garantissait l’innocuité des négociations avec la Russie, aussi longtemps qu’il ne voudrait pas lui-même d’un traité bilatéral. L’attachement d’Alexis à la politique de sécurité collective, qui le rendait haı̈ssable à droite, l’immunisait contre toute velléité d’alliance francosoviétique, ce qui pouvait le réhabiliter devant le même public, plus inquiet du péril communiste que de l’inefficacité de la SDN. Quant aux convictions genevoises du secrétaire général, elles apparaissaient comme un gage de bonne volonté à l’égard des radicaux du gouvernement, dans le contexte de la Conférence du désarmement. À la méfiance initiale, succéda, de toute évidence, une entente cordiale entre les deux hommes. Du côté d’Alexis, qui avait l’estime plus avare que l’éloge, on ne peut douter qu’il admirait la fermeté de caractère et la clarté de vue de Barthou. Il a largement fait circuler ce compliment, adressé à titre posthume à son ministre ; on le retrouve dans les souvenirs de CrouyChanel : « Léger appréciait la droiture, l’esprit de décision de son ministre, un désintéressement égal au sien et un esprit attaché aux réalités. Il admirait une puissance de travail remarquable pour un homme de son âge. » Du côté de Barthou, on ne garde pas de trace d’estime aussi explicite ; les deux lettres assez anodines qu’Alexis conserva de son ministre témoignent au moins d’une saine atmosphère de travail et d’une chaleur humaine dont Barthou était prodigue. Dans l’une d’entre elles, le ministre demandait à Alexis de convaincre un tiers d’accepter une mission, avant de finir sur le ton de l’amicale confiance : « Voulez-vous le faire venir et vous assurer de sa réponse favorable ? Vous savez ce qu’il faut lui dire, et vous le direz bien. Il pleut ! Il pleut ! ! Il pleut ! ! ! Oui, vous partirez le 15 septembre, et par ordre si cela est nécessaire. L’automne et l’hiver seront durs : j’ai besoin de vous. Le plus cordialement, Louis Barthou. » Avec Rochat, directeur de cabinet du ministre et proche du secrétaire général, Alexis était admis dans l’intimité de Barthou. Geneviève Tabouis, en passant le matin chez le ministre, y croisait le secrétaire général qui venait chercher son chef : « Et les deux hommes partaient ensemble au ministère des Affaires étrangères. » Reste NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 425 — Z33031$$14 — Rev 18.02 La fidélité à la sécurité collective 425 que la confiance intellectuelle n’allait pas jusqu’à la camaraderie. La courtoisie cérémonieuse d’Alexis pouvait apparaı̂tre une bizarrerie de caractère pour Barthou, dont la jovialité semblait vulgaire à Massigli. En témoigne cette scrupuleuse enquête du ministre auprès de Rochat, pour ne pas froisser la susceptibilité du secrétaire général : « J’ai reçu de Léger une bonne lettre datée du 19. Le même jour, je lui en écrivais une, qui a dû se croiser avec la sienne. Il n’avait pas à me répondre, puisqu’il m’avait écrit lui-même, mais, à raison de son caractère très personnel, je voudrais être sûr qu’il l’a reçue 10. » Dans la longue liste des ministres qu’Alexis eut à servir, Barthou, malgré les difficultés initiales, occupe une place singulière. Par la fermeté de ses vues, le ministre le dispensa des manipulations auxquelles il se complaisait en général, et lui permit de s’épanouir dans un rôle plus diplomatique que politique. Et l’on se prend à regretter les services qu’Alexis aurait pu rendre, inféodé à une grande volonté, que ce fût celle de Barthou ou celle du général de Gaulle. À la cordialité des relations s’ajouta, dès la première décision majeure, en avril 1934, un accord de fond, inattendu entre l’héritier du briandisme et son fossoyeur annoncé. La réponse française, le 17 avril 1934, au projet anglais d’une convention légalisant le réarmement allemand a été perçue sur le moment comme une rupture. Les historiens voient également dans ce refus un tournant, préparant une ère nouvelle. Pour Jean-Baptiste Duroselle, la note du 17 avril libéra Barthou, « un peu comme, en 1962, les accords d’Évian avec l’Algérie “libèrent” de Gaulle. Le principal obstacle à la “grande politique” est levé 11 ». Barthou est en général assimilé à ce tournant de la politique française. C’est ainsi que l’entendaient les contemporains. Le 22 avril, Léon Blum considéra les ruines de la politique de sécurité collective, et se désola : « Ce qui frappe peut-être le plus vivement quand on lit la note française, c’est à quel point elle nous rejette brusquement en arrière. Par la forme et par le fond, elle aurait pu être écrite il y a dix ans, avant ou après l’occupation de la Ruhr. Elle efface ou annule du coup tout un lent progrès, qu’on croyait acquis par des années d’efforts, de controverses, de persuasion, et dont il ne reste plus même de vestiges. [...] Le lent travail des dix dernières années avait précisément abouti à loger l’idée de sécurité dans l’organisation internationale elle-même. » Là où Léon Blum voyait un retour en arrière, la presse nationaliste se réjouissait du « réveil » espéré. Cette belle unanimité à faire de Barthou le croquemitaine de la sécurité collective souffrait pourtant quelques exceptions. Notre Temps, sous la plume de Pierre Brossolette, prétendait que la note avait été imposée au ministre contre ses convictions intimes. Cette thèse, qui n’est apparue que récemment dans l’historiographie française, avait pourtant joui de quelque publicité au printemps 1934. La presse britannique, citée par Le Temps, reprenait ces rumeurs de divergences au sein du cabinet : « Certains journaux parlent de vives discussions qui auraient eu lieu au sein du Conseil NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 426 — Z33031$$14 — Rev 18.02 426 Alexis Léger dit Saint-John Perse des ministres français avant l’envoi de cette note. » L’Action française évoquait, pour le moquer, l’article de Brossolette ; Le Populaire y trouvait une dernière raison d’espérer : « Barthou était personnellement d’avis de poursuivre la conversation avec le cabinet anglais [...] mais il se serait heurté à l’opposition catégorique de Tardieu, du maréchal Pétain et des militaires. » Blum concluait : « Barthou lui-même en vient à faire figure de “pacifiste” et de “briandiste” vis-à-vis de la droite nationaliste du gouvernement. » Cette interprétation n’était pas la moins juste. Contrairement aux apparences, le secrétaire général et son ministre avaient abordé la question du désarmement dans une parfaite communauté de vue. Alexis, comme l’ensemble de l’état-major du Quai d’Orsay, plaidait pour une réponse conciliante, préférant un mauvais contrôle à une absence de contrôle. En matière de désarmement, comme dans les négociations menées avec les Soviétiques, c’est l’œil de Briand qui, d’outre-tombe, le considérait. C’est Briand, encore, que Barthou interrogeait à travers son scrupuleux héritier. Geneviève Tabouis a mis en scène ce questionnement par procuration ; elle aurait assisté à cet étonnant retour de l’apôtre de la paix, que Barthou était supposé rejeter dans le passé : « “Qu’est-ce que Briand aurait fait dans un cas semblable ?” demandait-il vingt fois par jour à Léger. “Briand aurait-il été pour la politique de force ou n’aurait-il pas cédé à l’Allemagne comme il avait déjà tant de fois fait ?” » On peut douter qu’à peine confirmé à son poste Alexis ait acquis une telle influence sur son ministre. Reste une position commune, si l’on en croit le récit de Tabouis : « Le 16 au matin, j’entendis Barthou dire à Léger : “Ma décision est prise, et décidément, c’est une note conciliante que nous devons rédiger.” » Ce n’est pas l’interprétation classique, celle de Jean-Baptiste Duroselle, qui affirme à bon droit qu’on « ne trouve nulle part une trace de résistance d’un Barthou mis dramatiquement en face d’une solution à laquelle il aurait été tout à fait hostile ». Depuis, on a pu soutenir l’opinion inverse en s’appuyant sur le récit de Geneviève Tabouis, les mémoires d’André François-Poncet et ceux de Wladimir d’Ormesson. Tous témoignent de l’intention première de Barthou, conciliatrice, qui se heurta à la ferme opposition de Doumergue, Tardieu, Herriot et Weygand. Le témoignage de Jules Laroche, qui confirme en tous points celui de François-Poncet, vient à l’appui de cette thèse. À ces récits rétrospectifs, s’ajoutent des pièces contemporaines aux débats. Le journal de Jean de Pange confirme la communauté de vue du ministre et de son secrétaire général sur la question ; légèrement postérieur aux événements, son témoignage date du 7 mars 1936, autre césure décisive dans les relations franco-allemandes. Sous le coup de l’émotion de la remilitarisation de la Rhénanie, Jean de Pange remontait aux origines de l’événement, pour buter sur l’étape du 17 avril 1934. Il recueillait le témoignage de Jules Blondel, peu suspect de complaisance envers le secrétaire général, qui laisse peu de doute sur la communauté de vue des deux responsables du Quai d’Orsay : « Voilà la conséquence de tant de maladresses, depuis la Ruhr jusqu’au refus, le NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 427 — Z33031$$14 — Rev 18.02 La fidélité à la sécurité collective 427 16 avril 1934, d’accepter l’offre anglaise de limiter les effectifs à trois cent mille hommes. L’Allemagne avait accepté. Blondel me dit que Barthou lui aussi avait accepté, quand Doumergue l’a obligé à refuser. Léger en était exaspéré 12. » Si l’on doutait encore des sentiments de Barthou, le procès-verbal du Conseil des ministres belge du 24 avril 1934 emporterait décidément l’adhésion. Paul Hymans, l’homologue de Barthou, connaissant les intentions conciliatrices du Français, y décrypta pour ses collègues la position inattendue du cabinet Doumergue : « Barthou et la majorité du cabinet de Paris étaient ralliés au système de la convention, mais ils rencontraient l’opposition énergique d’une minorité. [...] Une division s’est produite dans le cabinet français et la fraction nationaliste et extrémiste l’a emporté. Barthou a cédé devant Tardieu, appuyé par Herriot et Doumergue. [...]. La position est en contradiction avec l’attitude prise à Bruxelles par Barthou 13. » Le ministre français avait confié à son homologue belge, comme à d’autres, son intention conciliatrice ; cela s’était su et avait transpiré dans la presse. Les hésitations des milieux de gauche à accabler un homme dont le premier mouvement avait été briandiste, les soutiens inattendus qu’il pouvait en attendre, inspirèrent une nouvelle posture à Barthou. À Genève, comme à la Chambre, il s’employa désormais à brouiller son image afin d’amortir le choc du « non » français et d’élargir son assise à gauche. Façon de se donner les coudées franches pour manœuvrer dans le cadre d’une nouvelle doctrine qu’il n’avait pas choisie, mais qui obligeait la France à s’adjoindre des alliés si le réarmement allemand était délivré de toute contrainte juridique. S’il savait que la droite soutiendrait sa politique d’alliances, il cherchait des soutiens à gauche pour faire admettre un rapprochement bilatéral, fût-il avec l’URSS communiste plutôt qu’avec l’Italie fasciste. Geneviève Tabouis, responsable de la rubrique diplomatique de L’Œuvre, fut la première à promouvoir cette image, à rebours des décisions officiellement assumées par le ministre. Probablement inspirée par Alexis, elle favorisa une opportune correction de l’image de Barthou, préparant l’opinion à l’inflexion de son discours. Dès le 14 mai, au moment où Barthou alla justifier à Genève la très peu genevoise note du 17 avril, elle osa cette prophétie surprenante : « Les habitués de Genève qui vont, pour la première fois, voir Barthou, vont reconnaı̂tre en lui un fidèle continuateur de la politique de Briand adaptée à la gravité de l’heure. » Le lendemain, elle reprit la comparaison, qu’aucun élément nouveau ne justifiait davantage : « De fait, c’est bien le problème de la sécurité qui est seul posé actuellement. Si Briand vivait encore, ce serait le seul qui le préoccuperait au plus haut point aujourd’hui, ainsi qu’il préoccupe ce soir même Barthou, dont les débuts à Genève ont semblé à tous fertiles en espoirs de résultats concrets. » Il fallut attendre un discours du ministre à la Chambre pour que l’entreprise de séduction de la gauche trouvât à s’alimenter de quelques éléments concrets. Cette fois, Barthou prétendit explicitement que sa politique NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 428 — Z33031$$14 — Rev 18.02 428 Alexis Léger dit Saint-John Perse continuait celle de ses prédécesseurs. L’opération laissa de marbre le très pacifiste et européiste Notre Temps, qui refusa d’avaler un si gros appât : « Non, on ne continue ni Briand, ni Paul-Boncour : on les trahit. Non, on ne pratique pas la politique de la Société des Nations : on pratique la politique des alliances. Non, on ne pratique pas la recherche d’un accord de désarmement : on fait du réarmement. En 1913, lorsque les mêmes hommes faisaient la même besogne, ils avaient au moins la franchise de le proclamer. » La droite modérée se montra en général indulgente, c’est-àdire non moins incrédule à l’égard d’un revirement qu’elle préférait croire de pure forme. C’était l’opinion de L’Écho de Paris : « Barthou, pour des raisons de tactique parlementaire faciles à comprendre, a joué le paradoxe. Il a prétendu prouver que la politique du gouvernement actuel continuait et confirmait la politique de ses prédécesseurs. » Le Journal des débats essayait de ne pas s’émouvoir de la volte-face du ministre : « Barthou fait preuve de trop de modestie en voulant rattacher sa politique à celle de ses prédécesseurs. Elle ne mérite, comme traitement de faveur, qu’une minute de silence. Il y a sans doute des commodités parlementaires, et Barthou, qui a l’art subtil des nuances, les connaı̂t très bien. » Restait une inquiétude, que le journal voulait écarter en liant le ministre à la note du 17 avril, comme aux obligations qu’elle lui faisait : « La note du 17 avril a manifesté une volonté. Nous sommes persuadés que Barthou, qui est l’auteur de cette note, montrera à Genève, dans les jours qui viennent, la continuité de la politique de redressement. » Cette fragile conviction sonnait comme un avertissement, sinon une menace. Du reste, la presse d’extrême droite ne goûtait pas les habiletés du ministre, duquel elle espérait autre chose qu’un acquiescement, fût-il illusoire, de la politique de Briand. « Qui ne nie pas affirme, tonnait Maurras. Qui ne dit pas le non se range aux approches du oui, et ce oui, ce oui, nous sommes briandistes, oui, nous continuons Briand, ce oui-là peut peser très lourd dans les destinées de l’équipe gouvernante et, plus encore, du malheureux peuple gouverné. » C’est jusqu’à L’Œuvre, dont les éditoriaux ne manifestaient jamais, il est vrai, l’enthousiasme inconditionnel des articles de Tabouis, qui interrogeait finement l’image brouillée du ministre : « Quelque désir qu’on ait de comprendre, on ne comprend pas du tout. Ou bien la politique pratiquée depuis quinze ans, et à laquelle était attaché le nom de Briand, était bonne – et alors, le terme de redressement qu’on a si complaisamment laissé employer était à la fois injurieux et inadéquat. Ou bien elle était fâcheuse. Alors pourquoi s’être appliqué à prouver qu’on en était le continuateur ? » Pour mener la France aux alliances devenues impératives, Barthou offrait quelques garanties aux plus farouches briandistes. Tant mieux si, en chemin, il pouvait rallier sur ces ambiguı̈tés les plus soucieux de paix. C’est ainsi que Blum mordit à l’hameçon de toute sa bonne volonté, et conféra quelque crédibilité à une politique dont le ministre ne voulait sauver que les apparences : « Son discours n’était-il qu’un tour adroit de cuisine parlementaire ? Ou bien traduisait-il, comme on l’aurait pu croire à certains moments, les “hésitations” qui ont précédé la rédaction définitive de la NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 429 — Z33031$$14 — Rev 18.02 La fidélité à la sécurité collective 429 note, les appréhensions qu’elle lui laisse, un désir intime d’en réparer les effets ? Dans ce cas, il resterait à la paix une chance suprême. Que Barthou la saisisse à Genève, s’il était sincère à Paris. Nous ne rechercherons pas, quant à nous, quelles mains nous la tendent. » Ce n’était pas une mince bénédiction, à la veille de partir à Genève, et cela donnait quelque crédit au grand titre de Tabouis, le 31 mai, qui n’en finissait pas d’abuser l’opinion par son identification hasardeuse : « Comme Briand jadis, à Genève Barthou a déclaré hier : “Nous voulons la paix par la paix.” » Pas plus que Barthou, Alexis n’avait souhaité la note du 17 avril. Comme lui, ayant fait sienne une décision qui lui était imposée, il s’employa à en tirer le meilleur parti. On pourrait aussi bien lui appliquer ce mot qu’un homme politique prêtait à son ministre : « Eh bien, je connais bien Barthou. Pour qu’il insiste tellement sur la paternité complète de la note, c’est qu’il n’y est pour rien. » Deux mois après la mort de Barthou, Alexis excellait encore à cet exercice, critiquant devant les Belges, avec l’apparence d’une parfaite sincérité, le projet anglais de désarmement allemand que la France avait rejeté le 17 avril 1934. Alexis ne craignait pas de renverser les arguments qu’il utilisait plus tôt ; une convention, expliquait-il, n’empêcherait jamais les Allemands « de poursuivre leurs armements tandis que les Français se croiraient tenus par leurs engagements et mettront un frein aux leurs. La France ne tarderait pas, ainsi, à être distancée par l’Allemagne ». En réalité, le ministre et son secrétaire général, mécontents du coup de menton volontaire de leur gouvernement, communiaient dans le même pessimisme. Herriot, qui démentait avoir forcé la main à Barthou, rapportait pourtant cette confidence du ministre des Affaires étrangères, en Conseil des ministres : « Après avoir lu [la note], Barthou nous déclarait que, depuis quarante ans, il n’avait jamais été aussi angoissé. » Geneviève Tabouis s’est opportunément souvenue, après guerre, de la manière de prémonition qu’aurait eue Barthou en discutant avec le secrétaire général : « S’appuyant sur le bras de Léger, il lui dit : “Mon pauvre Léger, si nous nous disions le fond de notre pensée, ce serait bien triste. Je pense que le régime est perdu et la France avec.” » Quelle que soit l’authenticité de cette relation, il est certain qu’Alexis et son ministre vécurent l’affaire de la note du 17 avril sur ce mode dramatique. Un mois après la rupture des négociations, l’ambassadeur de Belgique rapporta à son gouvernement les sombres pressentiments d’Alexis : « Au Quai d’Orsay, on envisage l’avenir avec pessimisme. Léger prédit la guerre dans trois ans ; sa conviction paraı̂t profonde. Son opinion est assez sérieuse pour qu’on la communique au grand état-major belge. » La caution briandiste de la « grande alliance » Tous les ingrédients étaient désormais réunis pour que s’élabore le très subtil piège russe dans lequel Barthou enferma l’Allemagne, grâce au projet de Locarno oriental qu’Alexis avait en vue. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 430 — Z33031$$14 — Rev 18.02 430 Alexis Léger dit Saint-John Perse Au témoignage d’Étienne de Crouy-Chanel, le secrétaire général souhaitait parachever le système de sécurité que son mentor avait initié : « Briand, sentant approcher la fin de son activité politique, me dit un jour Alexis Léger, regrettait de n’avoir pu achever l’édifice de sécurité dont il rêvait pour la France. Locarno apportait aux frontières occidentales de l’Allemagne la garantie des signataires, essentiellement la garantie anglaise. Mais il ne touchait pas à l’Europe de l’Est. » C’est pourquoi Briand envisageait « un accord plurilatéral de non-agression étayé d’un engagement d’assistance mutuelle librement consenti par des signataires selon le modèle locarnien ». Dès 1926, dans sa correspondance avec Alexis, Claudel réclamait la réalisation du « Locarno de l’Est » impulsé par Briand. Après la signature par Herriot d’un pacte de non-agression avec l’URSS, en novembre 1932, Paul-Boncour avait envisagé la relance du rapprochement franco-soviétique. Il en parla avec Léger et Bargeton : « Après avoir scruté quelques formules, il nous apparut très vite qu’un accord avec la Russie ne pouvait prendre d’autre forme qu’un pacte d’assistance mutuelle, analogue à celui qui nous liait à la Pologne, et si possible coordonné et fondu avec lui. » Les Soviétiques étaient plus gourmands. Depuis l’été 1933, l’ambassadeur Dovgalevski entreprenait régulièrement le secrétaire général en lui offrant de contracter une entente hostile à l’Allemagne, dont la finalité n’aurait guère différé de l’alliance franco-russe de 1893. Le secrétaire général, offusqué de propositions faisant si peu de cas des obligations contractées par la France à l’égard de la SDN et des signataires de Locarno, obtint de Paul-Boncour qu’on « le laissât rechercher avec le Russe une modification complète de sa base de négociation ». De fait, à la toute fin de l’année 1933, Alexis pouvait espérer l’adhésion de l’URSS à la SDN, et un traité d’assistance mutuelle avec la France et les États d’Europe orientale. Tel était l’état du dossier à l’arrivée de Louis Barthou au Quai d’Orsay. Or, à sa mort, la diplomatie française était bel et bien engagée vers un rapprochement bilatéral avec la Russie, ce que Jean-Baptiste Duroselle appelait « la grande alliance ». Barthou en était à l’origine, mais Alexis y avait pris part, malgré son hostilité envers tout projet bilatéral. Déconfits par l’isolement de la France, après la note du 17 avril, les deux hommes s’étaient mutuellement influencés pour parvenir à une tierce position, qui sauvait les apparences de la sécurité collective, mais orientait la France vers une alliance de revers. Après que le secrétaire général eut convaincu le ministre de l’innocuité de ses discussions avec l’ambassadeur soviétique, Barthou, rassuré, lui laissa le soin de poursuivre les négociations dans cet esprit, et ne parut plus y attacher d’attention. Édouard Herriot, grand partisan du rapprochement franco-soviétique, mais bien empêché de la réaliser par son aile droite, notait avec dépit, conseil après conseil, l’immobilisme de Barthou. Il avait pourtant appris de Dovgaleski, dès le 27 février, que le gouvernement soviétique était disposé, à quelques réserves près, à adhérer à la SDN, afin de faciliter le rapprochement avec la France. Barthou annonça à ses collègues, le 8 mars seulement, ce résultat encourageant, signe de la motivation russe autant que des talents de négociateur d’Alexis. Au Quai d’Orsay, NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 431 — Z33031$$14 — Rev 18.02 La fidélité à la sécurité collective 431 la prudence restait de mise. Le 3 mars, le ministre avait repoussé la proposition d’Alphand, ambassadeur de France à Moscou, d’inviter à Paris Maxim Litvinov, le commissaire aux Affaires étrangères. Aux yeux de Barthou, il était prématuré de traiter avec un partenaire si décrié, en France comme à l’étranger, avant d’avoir tranché la question du désarmement : « En l’état actuel des problèmes internationaux, une visite spéciale du commissaire du peuple à Paris prêterait à des interprétations inopportunes. » Après le Conseil des ministres du 21 mars, Herriot observa que Barthou avait évoqué les offres russes sur le seul plan de la SDN : « Je regrette qu’il ne paraisse pas encore s’intéresser au projet d’assistance mutuelle, sur lequel Rosenberg, en l’absence de Dovgaleski, malade, me fournit des renseignements si précis, et, à mon avis, si encourageants. » Le 30 mars, Alexis soumit à Barthou une note récapitulant l’état des discussions. Elle manifestait ses efforts pour transformer en « Locarno de l’Est » les propositions bilatérales russes. Le secrétaire général touchait au but, puisque la présence de l’Allemagne, longtemps repoussée par les Russes, était acceptée : « Le système ne doit pas paraı̂tre avoir une pointe contre un tiers », précisait Alexis, sans la moindre duplicité. Deux semaines avant la note du 17 avril, il espérait encore sincèrement insérer l’Allemagne dans un système conventionnel et réussir en 1934, avec Hitler, ce que Briand n’avait pas su faire avec Stresemann, neuf ans plus tôt : « La participation ou l’accession de l’Allemagne peut seule donner à ce système un caractère correspondant à celui des traités de Locarno. » Cette note ne suscita pas l’enthousiasme de Barthou. Après le Conseil du 10 avril, Herriot regretta l’ajournement du « rapprochement avec la Russie ». Or, à la mi-avril, soudain, la machine diplomatique s’emballa pour aboutir à une offre, formalisée par une note, le 28 avril, qui marquait une complète révolution de sa politique à l’égard de l’URSS. La proposition de convention régionale de type Locarno de l’Est, incluant l’Allemagne, était en effet assortie d’une « convention spéciale » franco-russe, qui faisait figure de cheval de Troie anti-allemand. Certain que la note du 17 avril constituait une impasse, Alexis trouva les mots, au souvenir d’Étienne de Crouy-Chanel, pour convaincre son ministre de « jouer la carte russe ». Mais « le ministre, à son tour, l’avait persuadé de renoncer à ses exigences multilatérales dans la mesure où celles-ci seraient plus qu’un simple habillage visant à ménager les susceptibilités allemandes ». Geneviève Tabouis scénarisait ainsi l’échange décisif : « Barthou est enthousiaste : “Cet exposé est lumineux ! Si nous emportons l’adhésion de la Russie, nous pourrons encore stabiliser la situation en Europe, et Hitler se verra ou encerclé, ou obligé de participer à notre système de sécurité collective.” » La rencontre entre le pragmatisme du ministre et la science subtile des obligations locarniennes du secrétaire général permit de mettre en place un dispositif infernal pour l’Allemagne. Dans sa note datée du 28 avril Alexis n’inféodait plus son projet de Locarno oriental à l’acceptation de l’Allemagne ; au contraire, il en faisait une machine de guerre contre elle : « L’offre de participation à l’Allemagne l’obligera à préciser sa position politique [...]. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 432 — Z33031$$14 — Rev 18.02 432 Alexis Léger dit Saint-John Perse Cette offre l’empêchera en même temps de prétendre que son exclusion d’un accord régional auquel elle est géographiquement intéressée contient une pointe dirigée contre elle. » Le piège se refermait autour d’une alternative impossible pour l’Allemagne : participer à un Locarno oriental, qui apporterait la garantie russe à la France en cas d’agression allemande (Alexis espérait cette issue), ou laisser ressusciter l’alliance russe, si elle déclinait la convention collective. Barthou se préparait à cette éventualité. Alexis la préférait encore à la perspective de se retrouver seul face à l’Allemagne. Selon Crouy-Chanel, « la diplomatie de resserrement et d’extension de nos alliances menées par Barthou convenait à Alexis Léger, qui y voyait le nécessaire infléchissement de la politique de Briand dans un sens dont luimême percevait la nécessité ». Quant à Barthou, en proposant une convention collective à l’Allemagne, il réparait les dégâts causés, en termes d’image, par la note du 17 avril, ruinant du projet de convention anglais. L’alternative n’était pas strictement exclusive ; entre un Locarno oriental et une convention particulière franco-russe, il y avait le dénominateur commun de la SDN. Barthou ne voulait pas, ou n’avait pas les moyens de fonder le pacte d’assistance mutuelle en dehors de la SDN. Quant au Locarno de l’Est, il se présentait comme un sous-ensemble régional inséré dans la structure juridique de la SDN. On retrouve ce double ressort dans une note du 5 mai, élaborée en vue de l’entretien entre Alexis et Rosemberg (qui remplaçait l’ambassadeur Dovgaleski, malade), préalable à la rencontre Barthou-Litvinov. Les choses allèrent bon train ; dès le 18 mai, le ministre des Affaires étrangères français rencontra son homologue russe. Un peu plus qu’à demimot, Barthou fit comprendre le sens du piège. À la question matoise de Litvinov : « Vous allez inviter l’Allemagne à participer au pacte. Croyezvous qu’elle participera ? [...] Et si elle n’accepte pas, ferons-nous le pacte sans l’Allemagne ? », Barthou ne dissimula pas que l’offre multilatérale n’épuisait pas le dessein français : « Si l’Allemagne refuse nous serions autorisés à conclure le pacte sans elle. Mais nous ne devons pas nous montrer pressés. Nous ne devons rien faire qui puisse paraı̂tre dirigé contre elle. Si elle entre dans le système de sécurité, tant mieux. Si elle n’y entre pas, elle se sera mise dans son tort. » Litvinov comprenait parfaitement ce langage. Mais il s’agissait que les Anglais acceptassent de ne pas le comprendre, de telle sorte que la France pût obtenir leur assentiment au projet de Locarno de l’Est, et leur faire avaliser le rapprochement francosoviétique dans l’hypothèse d’un échec du pacte multilatéral. Dans cette partie de poker menteur, Alexis fut mis en avant, comme caution de moralité multipartite. Le secrétaire général prépara minutieusement le rendez-vous londonien des 9 et 10 juillet dans un télégramme d’instruction à Corbin. Il rappela l’inspiration genevoise de ses efforts et souligna « toute la différence » entre les idées dont le Quai d’Orsay avait « été initialement saisi par le gouvernement soviétique » et la conception qu’il avait « réussi à faire prévaloir ». Alexis mettait en avant ses convictions pour convaincre que la part irréalisable du projet était la seule recherchée. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 433 — Z33031$$14 — Rev 18.02 La fidélité à la sécurité collective 433 Les Anglais se trouvaient acculés à soutenir un projet illusoire sous peine de paraı̂tre favoriser le rapprochement franco-russe que Paris feignait de craindre. La menace était voilée d’une fausse candeur, que tout le passé du secrétaire général voulait accréditer : « Tout échec de ce projet résultant d’une incompréhension de sa véritable inspiration ne pourrait que nous ramener aux conceptions que nous avons précisément voulu éviter, d’une formule strictement franco-russe 14. » Sur ce ton ambigu, entre menace voilée et bonne volonté affichée, la rencontre fut un chef-d’œuvre d’hypocrisie. Face à la méfiance anglaise, Barthou offrit des gages de bonne volonté en affichant, en préambule du premier entretien, un principe cher aux Britanniques : « Il est opposé, rapporte le procès-verbal français, comme Henderson, qui a fait connaı̂tre son point de vue à cet égard dans son discours devant la commission générale du désarmement, à toute politique d’encerclement de l’Allemagne. » Voir ! À Barthou revenait de souffler le froid après le chaud, et de clore son exposé par ce chantage explicite : « Les nécessités géographiques sont plus fortes que les différences politiques et elles ont fait naı̂tre jadis une alliance franco-russe. Si le pacte de Locarno de l’Est échouait, peutêtre la France se trouverait-elle dans la nécessité, devant les dangers de la situation européenne, d’envisager encore une fois une pareille solution. Jusqu’ici, le gouvernement français a repoussé toutes les propositions russes tendant à une alliance militaire, et il n’existe aucun arrangement de cet ordre entre Paris et Moscou. [...] Avec l’aide de l’Angleterre, la France parviendra à réaliser ses intentions pacifiques. » Aussitôt, pour adoucir la menace, et rassurer les Anglais sur le projet de convention particulière franco-russe (« Mais Barthou n’a-t-il pas omis un point dans son exposé ? » interrogea sir John Simon avec un flegme qui dissimulait mal son agacement), l’Auguste lança son clown blanc, rassurant de bonne volonté, qui présenta avec une belle candeur, comme une concession obligée, le but même du dispositif français : « Léger souligne que la formule proposée de garantie russe représente le minimum de ce qu’il avait été nécessaire de concéder à l’URSS, après deux ans de négociations. Il faut y voir un véritable résidu des revendications que Moscou a longuement fait valoir. [...] Au cours des négociations franco-russes, la France a dû, à six reprises différentes, repousser les propositions formulées par Moscou. » Sir Simon salua « toute la force de l’argumentation de Léger », mais prétendit devoir considérer le projet « en dehors de son historique », pour s’en tenir aux faits. Résolution proprement impossible : sans se laisser abuser par le projet de Barthou, les Britanniques finirent précisément par appuyer l’initiative française parce qu’elle continuait officiellement la politique pacifiste et collective de Briand. En ce sens, les relations du duo français était plus ancien que ses quelques mois de collaboration : Barthou, assisté du secrétaire général, pouvait feindre de poursuivre la politique de ses prédécesseurs. À travers Alexis, le fantôme de Briand et l’assentiment tacite de Paul-Boncour garantissaient les sentiments genevois du nouveau ministre. Barthou se glissa NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 434 — Z33031$$14 — Rev 18.02 434 Alexis Léger dit Saint-John Perse habilement dans les habits de ses prédécesseurs. À Londres, il prétendit sans vergogne que, face au réarmement de l’Allemagne, « tous les gouvernements français passés ou à venir [professaient] la même opinion » et que « Paul-Boncour adoptait à cet égard la même attitude » que la sienne. Les Anglais n’étaient pas dupes de ces apparences, mais ils en étaient les otages. Ils ne dissimulèrent pas leur doute quant à l’inspiration locarnienne du projet français : « Quelle chance y a-t-il pour le gouvernement britannique de persuader l’Allemagne qu’une offre pareille est très avantageuse pour elle », s’interroge sir Simon, puisque « l’URSS n’accorde point sa garantie à l’Allemagne » ? Dans ces conditions, « il est difficile de soutenir que le projet de pacte proposé mérite le nom de Locarno oriental, puisqu’il supprime [l’]élément essentiel de la réciprocité ». Face à cette objection d’une logique imparable, qui revint aux deux séances du 9 juillet, Barthou s’éffaça à chaque fois derrière Alexis. C’est ce dernier qui répondit vaguement à la pointe de Simon, à la réunion du matin : « L’accord complémentaire franco-russe [...] laisse à l’Allemagne la faculté de rechercher des garanties de sécurité complémentaires. » L’après-midi, alors que Simon interrompt Barthou « pour préciser que la Grande-Bretagne se montre favorable aux accords régionaux dans la mesure où ils s’inspirent du modèle de Locarno », le ministre français « rappelle qu’il a déjà dit dans la matinée, après Léger, que la garantie russe pouvait jouer en faveur de l’Allemagne aussi bien que pour la France ». Quant à la question de l’articulation du pacte avec la question du réarmement de l’Allemagne, c’est Barthou qui en fit son affaire, et biaisa, en tenant pour acquis le Locarno de l’Est, ce qui était une façon de suspendre à un horizon impossible la reprise des négociations : « Si l’Allemagne se montrait disposée à diminuer [le chiffre de trois cent mille hommes] en raison du supplément de sécurité dont elle bénéficiera, nous nous trouverions plus prêt d’une solution » Il fallait quelque cynisme pour attendre un rabais des prétentions allemandes en guise de remerciement pour une garantie de sécurité qui n’avait d’autre réalité qu’un encerclement. Barthou, qui revint de Londres avec le soutien britannique, avait si bien retenu le vocabulaire briandiste d’Alexis qu’il en usa pour rassurer les éléments les plus réticents du cabinet ; Herriot fut surpris par le changement de ton du ministre : « Voilà Barthou, maintenant, qui défend l’entente avec les Soviets, sans encerclement de l’Allemagne. C’est, dit-il, un acte de coopération européenne. » Aussi bien, dans cette comédie des apparences, le nouvel attelage de la politique de rapprochement franco-russe en venait à duper jusqu’à son propre gouvernement... Le plan Barthou redonnait l’initiative à la France. Pour la première fois depuis la disparition de Briand, le Quai d’Orsay devançait ses partenaires, et l’opinion française. Les négociations franco-soviétiques n’appelaient naturellement pas de commentaire, puisqu’elles demeuraient strictement confidentielles. Mais au lendemain de la note du 17 avril, en posant la question d’un retour à la politique traditionnelle d’encerclement de l’Allemagne, la presse n’avait pas même imaginé le nouveau ministre sur le NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 435 — Z33031$$14 — Rev 18.02 La fidélité à la sécurité collective 435 terrain russe. Seule Geneviève Tabouis s’y engagea avant que Barthou n’annonçât ses intentions. En réalité, la journaliste n’anticipait pas tant sa politique qu’elle la servait avec docilité. Alexis en usait avec elle, comme de coutume, pour préparer l’opinion publique. Sans souhaiter, en première intention, l’encerclement de l’Allemagne, le secrétaire général était convaincu que Paris devait flirter avec Moscou pour amener Berlin à réintégrer le circuit de la sécurité collective. Il avait orienté Geneviève Tabouis en ce sens, dans la foulée de la note du 17 avril. Deux jours plus tard, elle suggéra dans L’Œuvre, pour sortir de l’impasse des relations francoallemandes, de « jouer la carte russe » ; elle croyait savoir que « du côté des Soviets, l’offre du pacte de sécurité européenne [était] plus que jamais maintenue ». Le lendemain, elle revint sur cette option, et fit mine de souhaiter ce qu’Alexis avait déjà commencé : « Il faudrait que les Affaires étrangères reprissent avec le gouvernement russe les négociations qui ont été interrompues depuis le départ de Paul-Boncour. Ensuite, il faudrait que la France et la Russie pussent conclure quelque chose entre elles deux. Il serait nécessaire en tout cas que les Soviets entrent à la SDN, car il est difficile de contracter vis-à-vis d’eux des obligations dont ils n’auraient pas à nous assurer la réciproque. » Cette prise de position était singulière dans la presse française. Pour autant, la journaliste était loin d’anticiper la synthèse qui allait naı̂tre du rapprochement du ministre et de son secrétaire général. À ce stade, sa vision correspondait exactement à celle d’Alexis : mener une politique de balancier, et ramener Berlin dans l’orbite de la SDN en menaçant de se rapprocher de Moscou. À droite, les journaux les plus favorables à Barthou, ceux qui avaient applaudi avec le plus de vigueur la note du 17 avril, comptant qu’il réalisât leurs espoirs de rupture avec la politique de sécurité collective, furent les plus surpris par sa politique russe aux atouts locarniens, et les moins diserts pour la commenter. Le silence de la droite modérée n’était pas tellement de la déconvenue ; elle se faisait serviable au ministre, que n’épargnaient pas les titres les plus violemment anticommunistes. En ce sens, Barthou était l’homme le mieux capable d’imposer à la droite une alliance qu’elle n’aurait pas supportée d’un homme de gauche. Gringoire, au verbe sonore dans l’éloge de Barthou, se fit taiseux. Ce silence éloquent commença au début du mois de mai, et dura jusqu’à la fin du mois de juin. Le 18 mai, pourtant, Barthou avait rencontré Litvinov, et le 25 il s’en était expliqué à la Chambre. À ces deux occasions, la presse commenta longuement le nouveau tour des relations franco-russes. Rien dans l’hebdomadaire. Pour la première fois, le 22 juin, Gringoire passa du silence à l’expression d’une réserve dissimulée. Ce n’est que le 27 juillet que l’avertissement se fit explicite, fondé sur le souvenir de Brest-Litovsk et du reniement des dettes : « Le pacte oriental, le Locarno de l’Est, à la réalisation duquel le Quai d’Orsay paraı̂t travailler de toutes ses forces, repose avant tout sur une entente entre la France et la Russie soviétique. Cette entente est-elle possible ? Est-il permis d’avoir la moindre confiance dans un engagement NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 436 — Z33031$$14 — Rev 18.02 436 Alexis Léger dit Saint-John Perse signé par le gouvernement de Moscou ? » La réponse était clairement négative : « Pas d’alliance militaire avec les Soviets, à laquelle on songe à nous entraı̂ner, et dont la valeur serait égale à zéro ! » Sur la même ligne de soutien embarrassé, Le Journal des débats préféra le déni de réalité au silence. Au lendemain des entretiens Barthou-Litvinov, il voulut croire que le ministre français poursuivait un jeu de dupes avec son homologue russe : « Il faut faire un peu plus de crédit, nous l’espérons, à la diplomatie française, que de croire qu’elle peut se tourner du côté de l’URSS pour sa sécurité vis-à-vis de l’Allemagne. » Le 27 mai, le titre s’en remettait encore à un hypothétique dessein secret de Barthou, contre l’évidence de la réalité du rapprochement, affectant de croire que les propos russophiles du ministre relevaient de la tactique parlementaire : « Un ministre des Affaires étrangères n’est pas obligé de tout dire et Barthou sait sans doute beaucoup de choses que nous ne savons pas. » Si le journal ne dissimulait pas son scepticisme, il facilitait la tâche du ministre en mettant sur le compte des entraves parlementaires et administratives sa politique russe, façon de rendre Barthou moins coupable, et, partant, plus libre de manœuvrer. À ce jeu, le ministre et son secrétaire général étaient encore complémentaires ; Alexis servait de bouc émissaire pour dédouaner son chef : « Nous n’ignorons rien des difficultés que peut rencontrer Barthou, alors que depuis tant d’années les idées les plus fausses règnent au Parlement et dans les bureaux du Quai d’Orsay. » Les journaux les plus clairvoyants, les seuls à débusquer le double jeu de l’étrange attelage qui menait les affaires extérieures, étaient les plus outranciers, comme si l’excès seul pouvait rendre compte de l’inattendu et réduire l’écart entre les images respectives des deux hommes, pour deviner leur œuvre commune. L’Action française, dès le 31 mai, dénonça le caractère équivoque du rapprochement franco-soviétique sous le couvert d’une opération genevoise, qui décevait et contentait à la fois tous les points de vue, selon que l’on considérât le procédé de l’alliance bilatérale, ou l’interlocuteur soviétique. La gauche se réjouissait du retour de l’URSS dans le jeu diplomatique mondial, observait le quotidien royaliste, mais déplorait le retour à une politique de blocs antagonistes. À droite, c’était l’inverse. À l’écart de ces réactions hémiplégiques, il n’était que Tabouis pour se réjouir sans réserve, et Maurras ou Jacques Bainville pour bouder leur plaisir entièrement, plutôt que de se satisfaire d’une demi-victoire : « Ce n’était pas la peine de fuir vertueusement le seul mot d’alliance puisque l’on devait retomber d’abord dans l’alliance de la Russie. Elle s’est même déclarée à Genève, à cette conférence qui est une annexe de la Société des Nations 15. » Je suis partout, sous la plume de Pierre Gaxotte, participait de la critique « irréconciliable », et dénonçait le maquillage des idées de Barthou par son secrétaire général : « Les opérations diplomatiques, pour être accréditées auprès de l’opinion, par le canal des journaux, ont besoin d’une formule, d’apparence scientifique ou de résonance historique, qui leur donne du prestige. C’est ainsi que Léger, inspirateur de la politique pactomane de Barthou, a trouvé, dit-on, une formule qui mérite NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 437 — Z33031$$14 — Rev 18.02 La fidélité à la sécurité collective 437 fortune : il ne signe pas des traités, il forme un “holding politique”. Le mot est amusant, la chose est moins drôle. On sait à quoi ont abouti les holdings financiers, pratiqués aux États-Unis. » Quant à Tabouis, si elle se réjouissait du projet de pacte oriental, c’est qu’elle y voyait seulement, en pudique amie d’Alexis, ce que le secrétaire général voulait bien lui en dire, soit l’habillage locarnien : « Il s’agit de faire pénétrer l’URSS le plus possible dans la politique européenne et de faire participer à sa force immense tous les pays qui lui sont limitrophes et avec lesquels elle ne possède encore comme liens que des pactes de non-agression. » Socialistes et communistes étaient empêchés de se réjouir du retour de l’URSS sur la scène mondiale par l’emploi qu’en faisait Barthou. L’Humanité ne voulait pas croire que l’URSS se prêtait au jeu d’un ministre qu’elle associait si étroitement au bellicisme. Au lendemain de la rencontre du 18 mai, le journal ne glissa qu’en troisième page un commentaire glacé : « Gardons-nous de prêter foi aux informations fantaisistes mises la nuit dernière en circulation sur les prétendus projets sensationnels du commissaire du peuple. » Après le discours de Barthou à la Chambre, qui annonçait l’adhésion probable de l’URSS à la SDN, le journal resta dubitatif et fit une victoire de ce qu’il refusait de croire quelques jours plut tôt : « Il a fallu que, la mort dans l’âme, les hommes d’États capitalistes modifient leur langage et leur attitude. Enregistrons ces changements. Ils attestent la victoire de l’ordre prolétarien. » Les communistes, qui étaient les derniers à comprendre l’attitude soviétique et la réalité du projet français, ne gênèrent pas la politique de Barthou, qu’ils préférèrent passer sous silence. Les socialistes se révélèrent les plus candides victimes du duo ; il n’y eut pas meilleur public à la comédie du ministre et de son faux nez briandien. Léon Blum, dans Le Populaire, ne savait plus que croire. Début juin, l’habillage du Locarno oriental faisait encore illusion. Mais la réaction réjouie de la « droite réaliste » alerta le leader des socialistes : comment se réjouirait-il de ce qui enchantait L’Écho de Paris ? « Il ne s’agirait plus, comme le déclare sans ambages Pertinax, “de pactes de non-agression, de traités dans le genre de celui de Locarno, et autres sornettes”, mais d’engagements “ne différant pas substantiellement des anciennes alliances”, dût-on scandaliser “les adeptes de l’idéologie wilsonienne” », s’inquiète-t-il soudain, le 7 juin. Le 13 juillet, Blum se résolut à constater que la politique de Barthou s’écartait de la sécurité collective : « M. Doumergue et Barthou tendent manifestement à imprimer au rapprochement franco-soviétique le caractère de l’alliance franco-russe d’avant guerre. Le parti socialiste doit déclarer, franchement et clairement, qu’il combattra sur ce terrain comme sur tous les autres, le gouvernement du Bloc national. Il reste hostile aux pactes fermés, partageant l’Europe en clans antagonistes ; il reste hostile aux alliances militaires accélérant la course aux armements. » Pourtant, après le succès du ministre à Londres, Léon Blum, qui connaissait l’irrévocable hostilité de l’Angleterre à l’égard d’une alliance franco-russe, se reprit à espérer en la bonne foi française. En ralliant les Anglais à son projet, avec l’aide d’Alexis, Barthou avait fait d’une pierre deux coups, et dupé NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 438 — Z33031$$14 — Rev 18.02 438 Alexis Léger dit Saint-John Perse une fois encore la bonne volonté de Blum : « Si le gouvernement anglais s’est rallié au plan Barthou, c’est qu’une fois blanchi à Londres, il ne conservait plus beaucoup de traces de sa couleur primitive. Le plan Barthou, sous sa forme primitive, consistait à demander à l’Allemagne et à la Pologne leur adhésion au “pacte oriental”, mais du bout des lèvres et en escomptant leur refus. Tel qu’il a été présenté aux Communes par sir John Simon, avec approbation du gouvernement britannique, le plan Barthou comporte aujourd’hui des offres sérieuses. La différence est capitale. » La vigueur avec laquelle Alexis défendait le plan français n’était probablement pas étrangère à ce ralliement suspicieux : le socialiste vouait estime et affection au disciple de Briand. L’influence du secrétaire général, fort de l’autorité morale de l’apôtre de la paix, fut probablement déterminante dans cette frange de l’opinion. Alexis, de toute son énergie, et Barthou, avec une patience goguenarde, défendirent le projet de Locarno oriental, en tant que tel, pendant tout l’été. Jamais Alexis ne fit une telle consommation d’énergie que pendant cette période. Il expédia sans relâche des télégrammes aux quatre coins de l’Europe pour donner une chance au cheval de Troie d’exister pour luimême 16. Il donna de la voix pour tenter de convaincre les Allemands, et s’assurer, à défaut, qu’ils avaient bien compris la portée de leur refus. Il expliqua à l’ambassadeur Köster, le 4 juillet 1934, que « si le Locarno de l’Est ne se matérialisait pas, la France serait plus ou moins obligée d’en venir à conclure une alliance avec la Russie ». Quelques jours plus tard, l’Allemand lui fit savoir qu’il avait bien remarqué « combien les Français étaient fiers de leur rapprochement avec la Russie et combien ils se réjouissaient d’avoir placé l’Allemagne, selon eux, devant le choix de rejoindre le pacte oriental ou de se retrouver seuls face à une alliance franco-russe ». Tranquillement, Barthou voyait venir, sans s’inquiéter outre mesure des réticences polonaises ; il annota un télégramme de Laroche qui représentait les inquiétudes de Varsovie : « Il y a dans la réponse de Beck des objections et des réserves qui mériteraient d’être étudiées si elles ne dissimulaient pas une hostilité réelle contre le principe même du pacte. Tout est là. Il faudra bien en venir, sans bousculer la Pologne, à obtenir qu’elle se prononce sur le fond et qu’elle renonce à une diplomatie vraiment trop dilatoire. » Partant, il ne laissait pas de doute à Alexis sur sa résolution à outrepasser les réticences polonaises pour conclure l’alliance franco-russe quoi qu’il arrivât. On connaı̂t l’issue : le refus allemand et polonais, mais l’admission de l’URSS à la SDN, qui apporta quelque crédit à la thèse officielle française de l’entrée des Soviétiques dans le système de sécurité collective. Les bénéfices attendus des premiers contacts furent galvaudés par un Laval impatient de succès immédiats. De son côté, Alexis poursuivit quelque temps le dessein de Barthou, avec la crainte handicapante, toujours, de trop déplaire à la Grande-Bretagne. Ses collaborateurs ne l’encourageaient pas à s’en émanciper, et Massigli moins qu’un autre, qui lui écrivit de Genève, en juin 1934, une longue lettre révélatrice : « Il ne faut pas se dissimuler NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 439 — Z33031$$14 — Rev 18.02 La fidélité à la sécurité collective 439 qu’il y a dans les milieux anglais quelques soupçons à notre endroit. Barthou a eu beau répéter que la France ne poursuivit pas une politique d’encerclement : le malaise subsiste. » Il ajoutait à ces inquiétudes celles des Scandinaves et des Polonais, mais aussi les siennes, qui étaient probablement celles d’Alexis : « Les Russes ont certainement le plus grand désir de nous engager plus loin que nous ne voudrions aller. [...] Litvinoff a dit à Avenol [secrétaire général de la SDN] qu’il ne s’intéressait à la Société des Nations que dans la mesure où elle lui permettrait de faire aboutir son système de pactes. » Lié par Barthou au dispositif infernal, Alexis n’aurait pas osé conclure, comme Massigli, s’il ne pensait pas autrement : « Nos nouveaux amis sont un peu compromettants, et peut-être même un peu dangereux 17. » Le ministre et son sécrétaire général avaient utilisé leur dualité pour mener leur politique d’une duplicité assumée, servie par une complicité sincère. Alexis avait apporté à Barthou son pacte oriental, sans lequel la combinaison n’aurait pu s’imposer, à l’intérieur comme à l’étranger. Barthou avait su convaincre Alexis d’accepter le principe d’une alliance, au moins comme une perspective propre à ramener l’Allemagne dans le jeu de la sécurité collective. Jusqu’à quel point chacun s’était-il converti à la logique de l’autre afin de tenir l’Allemagne en respect, encerclée ou bien engoncée dans un Locarno de l’Est ? Barthou agissait en adversaire inconditionnel de l’Allemagne. Alexis n’espérait pas tant l’isoler durablement, en retombant dans le système des alliances, que la presser de rentrer dans le concert des nations. Combien de temps aurait fonctionné ce duo, alors que chacun était animé par sa philosophie propre ? Barthou se serait-il laissé entraı̂ner à une alliance complète avec les Russes ? Croyait-il davantage à la possibilité de lier la Pologne et la Russie soviétique ? Son commentaire face aux réticences de Beck laisse voir qu’il était résolu à ne pas laisser Varsovie entraver le rapprochement franco-soviétique. En tout cas, Barthou avait entre les mains un outil dynamique qui lui permettait de replacer la France en position offensive. S’il ne pouvait rien espérer de l’Allemagne sur le terrain de la sécurité collective, le seul gain positif qu’il attendait de son entreprise tenait bel et bien à l’alliance de revers. Reste à savoir jusqu’où le ministre aurait fait marcher son outil. C’est lui faire peu de crédit que de l’aligner sur la prudence des fonctionnaires du Quai d’Orsay. Barthou ne se berçait d’aucune illusion sur les dispositions genevoises d’Alexis et son état-major. À le considérer sur sa lancée, on parierait que Barthou aurait favorisé des développements plus audacieux que son successeur, Pierre Laval, aux relations franco-russes, alors que la seule perspective de l’alliance n’avait pas suffi à remettre l’Allemagne nazie dans le jeu de la légalité internationale. De son côté, Alexis usa bien au-delà de l’année 1934 de la duplicité permise par le Locarno oriental. En décembre 1938, il encourageait la relance des discussions franco-russes, tout en expliquant encore à Ribbentrop, le ministre des Affaires étrangères de Hitler, qu’il ne fallait pas y voir le désir de la France de contracter une alliance bilatérale, mais la conséquence lointaine des NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 440 — Z33031$$14 — Rev 18.02 440 Alexis Léger dit Saint-John Perse refus allemands et polonais du pacte oriental en 1934. Pour Alexis, il était clair qu’il s’agissait essentiellement de maintenir une saine distance entre Moscou et Berlin, sans jamais réduire tout à fait celle qui séparait Paris de Moscou. Après la Seconde Guerre mondiale, il s’offusquait encore de la proposition d’alliance russe de 1933, tenue pour « le plus cynique des projets ». Les huit mois de collaboration entre Alexis et Barthou furent brutalement interrompus par l’assassinat du ministre. Sa politique n’avait pas encore assez d’inertie pour lui survivre et se perpétuer entre les mains de ses successeurs. En somme, sa stratégie fut victime de sa duplicité, qui lui fit préférer contourner la gouvernante anglaise et l’opinion française plutôt que de tourner ouvertement la page de la sécurité collective, en affirmant sans détour la nécessité d’encercler l’Allemagne réarmée. Défaut de franchise qui était une habileté entre les mains résolues de Barthou, mais devint une paresseuse ambiguı̈té chez son successeur. Si Barthou était le seul, peut-être, à pouvoir renouer avec l’alliance de revers, Alexis, conservé à son poste, avait été le personnage le mieux typé pour lui servir de faux nez dans tous les milieux acquis à la sécurité collective. Mais il fut aussi le premier à renier la politique de Barthou, au service de Laval, en limitant la portée du rapprochement franco-russe. 1935 : lutter contre la politique italienne de Laval, héritier abusif de Briand Pierre Laval avait été appelé au Quai d’Orsay par Gaston Doumergue, au lendemain de l’assassinat de Barthou, à Marseille, le 9 octobre 1934. On trouve dans les papiers de Rochat, son directeur de cabinet, l’étonnante relation de l’attentat croate qui lui fut fatal, en même temps qu’au roi Alexandre de Yougoslavie. Ces « notes prises le 9 octobre entre dix-sept et dixhuit heures, suivant les communications téléphoniques de Marseille », sonnent comme l’ouverture de la période de confusion et de désarroi que la diplomatie française allait traverser. À « seize heures cinquante-cinq », Rochat reçut d’abord des nouvelles rassurantes de Barthou, qui n’avait que le « bras cassé, tandis que le souverain yougoslave était mort ; dans l’émotion, on laissa le ministre se vider de son sang, avant de lui extraire une balle du bras ; à dix-huit heures trente, son état ne semblait pas désespéré, mais l’ultime conversation téléphonique fut pour recueillir ses dernières paroles : « Il a demandé si le roi était blessé : “Prenez garde à ma montre ! Qu’est ce que vous allez me faire ?” “Une ligature.” “C’est que j’ai perdu beaucoup de sang 18.” » Le 13 octobre, Laval remplaça Barthou aux Affaires étrangères ; lorsque le cabinet Doumergue fut remplacé, le 8 novembre, par un gouvernement Flandin, l’Auvergnat prolongea son bail au Quai d’Orsay. La droite des milieux d’affaires était satisfaite d’un gouvernement qui comptait plusieurs de ses représentants en son sein. On attendait de Laval le pacifisme de Briand, le patriotisme de Poincaré et le réalisme de Barthou, tempéré par NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 441 — Z33031$$14 — Rev 18.02 La fidélité à la sécurité collective 441 beaucoup de prudence. Ses partisans promettaient des relations apaisées avec l’Allemagne. Outre-Rhin, on escomptait de la nomination de Laval une rupture avec la politique menée par Barthou ; François-Poncet flattait une prétention ancienne du ministre, en lui renvoyant l’image du pèlerin de la paix : « Tout en notant que Pierre Laval a exprimé la volonté de rester fidèle à la ligne de conduite de son prédécesseur, les journaux berlinois n’en espèrent pas moins que l’ancien collaborateur de Briand fera preuve, à l’égard de l’Allemagne, de plus de compréhension et qu’il poursuivra, avec moins d’âpreté, la politique d’encerclement du Reich. » Le saint patronage de Briand, revendiqué par Laval, ne protégeait pas Alexis de la vindicte droitière. Au contraire, Laval se méfiait de ceux qui, ayant servi son rival, étaient les mieux à même de contester sa prétention à relever son héritage. Il craignait l’empire sans partage qu’Alexis s’était acquis sur le personnel du Quai d’Orsay. Alfred Mallet, le secrétaire particulier de Pierre Laval, a laissé d’Alexis un portrait qui permet de se représenter l’image que l’on se faisait de lui dans l’entourage du nouveau champion de la cause pacifiste : « Disciple et ami de Briand, il connaı̂t le langage du Parlement et les habitudes des parlementaires. Secrétaire général des Affaires étrangères, il est le seul à pouvoir manier une administration si complexe, à connaı̂tre les précédents, à relier les faits à une conception d’ensemble. [...] Le grand maı̂tre du Quai d’Orsay, qu’on appelle le maire du Palais, a ses conceptions : il croit à la vertu de la SDN, à la primauté de la collaboration franco-britannique, au maintien des alliances polonaises et tchèques [...]. Laval l’apprécie et s’en méfie. » Le secrétaire général n’ignorait pas cette méfiance. Son deuxième patron, depuis sa nomination par Paul-Boncour lui fit subir une deuxième tentative d’éviction. Le 1er décembre 1934, Aux Écoutes annonça son sacrifice : « Le départ de Léger, encore secrétaire général du Quai d’Orsay, est décidé, mais, dans la république des camarades, on peut être sûr qu’on fera de cet homme, qui a tant fait de mal à ce pays, un ambassadeur. » En réalité, à cette date, Alexis avait déjà triomphé du rival que Pierre Laval lui avait opposé. Le ministre avait tout naturellement pensé à Léon Noël, dont il avait fait son secrétaire général, à la présidence du Conseil, en 1931, et son directeur de cabinet lors de son premier passage au Quai d’Orsay. Au souvenir de Crouy-Chanel, Laval fit venir Léon Noël de Prague « pour qu’il pût se mettre au courant des affaires avant d’endosser de plus hautes responsabilités. Mais Léon Noël se trouva ainsi exposé à la comparaison avec Alexis Léger. La myopie de Pierre Laval n’allait pas jusqu’à l’aveuglement. Au bout de quelques semaines Léon Noël fut prié de regagner sa légation. Quelque temps après, pour éponger sa déconvenue, on le nomma ambassadeur à Varsovie ». Léon Noël a longuement évoqué la manœuvre par laquelle Alexis sut l’évincer ; il y mettait un peu de coquetterie, en affectant n’avoir pas tellement tenu à un poste qui l’aurait distrait de sa légation, alors qu’il accepta peu de temps après, de Flandin, le secrétariat général de la présidence du Conseil : « À peine nommé, [Laval] me téléphona pour me demander NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 442 — Z33031$$14 — Rev 18.02 442 Alexis Léger dit Saint-John Perse de venir immédiatement à Paris. Je ne pouvais me dérober, mais, en lui répondant, je lui dis nettement que je n’envisageais nullement de quitter Prague. [...] Tandis que j’étais dans le train, en route pour Paris, le ténébreux Alexis Léger crut m’être très désagréable en montant une manœuvre qui fit parfaitement mon affaire, en jouant dans le sens de mes intentions. Dans L’Écho de Paris, que j’achetai en débarquant à la gare de l’Est, un de ses principaux agents, le très suspect Pertinax, annonçait que j’allais redevenir le principal collaborateur de Laval et déclarait qu’il y avait lieu de s’en féliciter, car, tant que je serais là, il n’y aurait pas à redouter que la politique du nouveau ministre des Affaires étrangères se laissât aller à trop de complaisances envers le Reich. » Noël n’affabulait pas : Alexis avait bel et bien inspiré un article à Pertinax. À l’insu du journaliste, peut-être, il obtint l’effet désiré en faisant de Léon Noël le champion de la Petite-Entente et l’adversaire de l’Allemagne : « On prête à Laval, sur le rapprochement de la France et de l’Allemagne, des idées qui, nous assure-t-on, ne sont pas fondées. [...] Nous savons que Laval sera guidé par le président du Conseil et, dans les premières semaines, par Léon Noël, l’éminent ministre de France à Prague que tous s’accordent à désigner comme l’un de nos meilleurs agents. Nous sommes donc assurés que la politique française ne connaı̂tra, dans les prochaines semaines, ni hésitation, ni divagation. Le premier soin doit être de rassurer et de consolider la Petite-Entente 19. » L’effet joua à plein sur Laval, au dire de Léon Noël : « Désireux comme il l’était déjà d’arriver à une entente avec l’Allemagne – fût-elle hitlérienne –, il fut impressionné dans le même sens par les inquiétudes que manifestait la presse allemande, interprète du gouvernement hitlérien. » Faute de pouvoir l’évincer, Laval relégua son secrétaire général à une fonction de strict exécutant, à laquelle Alexis affecta de se plier de bonne grâce. La presse de droite lui en sut gré : « Chaque fois que, avec Philippe Berthelot, le chef d’état-major a dirigé la barque, nous avons sombré dans une anglophilie passive, dont nous ne fûmes pas les bons marchands. Par bonheur, Léger n’est pas têtu comme Philippe, ni chinois comme lui... Avec Pierre Laval, nous avons la sensation et – pourquoi ne pas dire les choses comme nous le savons ? – nous avons même la certitude que c’est le ministre qui ordonne, tous arguments ayant été étudiés. » Au reste, les premiers gestes de Laval confirmèrent qu’il entendait défaire, sans le dire, la politique de son prédécesseur. Au début du mois de décembre, il reçut Köster, avec le secrétaire général ; l’ambassadeur allemand fut frappé du changement de ton. Le contenu du projet de Locarno oriental redevenait un but ; il ne s’agissait plus d’habiller une alliance franco-soviétique, dont Laval ne semblait pas friand, mais de s’entendre avec l’Allemagne en Europe orientale. Alexis ne laissa pas deviner ses sentiments. Le charme d’Alexis n’opéra pas sans mal sur son ministre, au témoignage de Crouy-Chanel : « Pour Pierre Laval, il avait éprouvé d’emblée une certaine antipathie dont il ne laissait certes rien paraı̂tre mais que j’étais trop près de lui pour ne pas pressentir. Avec l’homme, il fallait surmonter tout NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 443 — Z33031$$14 — Rev 18.02 La fidélité à la sécurité collective 443 d’abord une certaine répulsion provoquée par le physique ingrat du ministre et son manque de soins corporels. Léger s’y montrait sensible sans y attacher une autre importance qu’incidente. Plus sérieusement, il trouvait Laval préoccupé davantage de politique intérieure et de sa situation électorale que des intérêts extérieurs de la France. Il devait constamment réagir contre cette sorte d’astigmatisme diplomatique du ministre. » Habitué à plaire à des ministres séduisants, comme Paul-Boncour, ou littéraires, comme Barthou, il avait plus de peine à se placer sur le terrain de Laval. Jean Daridan a raconté drôlement comment l’Auvergnat appréciait les beautés de la Rome antique avec ses façons de comice agricole : « Laval visita sans plaisir le Forum jusqu’à un bas-relief de taureau ; à Rochat, son chef de cabinet, il confia : “Oh, ben c’est une belle bête, de nos jours la morphologie des bêtes a un peu changé, le gilet est un peu différent, etc., mais tout de même, Rochat, si vous voulez me croire, une bête pareille sur le marché de Thiers ça ferait dans les quatre mille !” » Le talent protéiforme d’Alexis lui permettait de parler foires et bestiaux ; Étienne de Crouy-Chanel fut surpris de constater qu’« à la longue les deux hommes s’entendirent, Laval accordant à Léger une sorte de confiance auvergnate après avoir cherché à se débarrasser de lui ». Maintenu à son poste, Alexis était moins libre que jamais de concevoir lui-même la politique de la France, au moment où il en ressentait le plus vivement le besoin. Le 4 février 1935, Marguerite Burnat-Provins lui écrivit du Maroc, rompant avec un silence de vingt-cinq ans ; elle lui trouvait le visage anxieux, sur le cliché d’agence de presse qui le représentait, à Rome, aux côtés de Laval et Mussolini. En allant à Rome, signer des accords franco-italiens, Alexis couvrait de sa réputation d’intègre défenseur de la sécurité collective les menées ambiguës de Laval. Il prétendit plus tard avoir agité la menace d’une démission, que personne d’autre que lui n’a jamais évoqué. Pour mieux prendre ses distances avec un homme d’État devenu le symbole de la collaboration, Alexis servit pour la postérité une double version des entretiens Laval-Mussolini, alimentant la polémique sur la latitude que le Français avait laissée à l’Italien d’user de ses « fortes mains » en Afrique-Orientale. Au versant français, Alexis sauvait l’honneur, et prétendait que Laval n’avait jamais rien concédé ; devant les Anglo-Saxons, il confiait volontiers, sur le vif, devant ses homologues anglais, puis, plus tard, aux États-Unis, sa conviction qu’un accord secret avait été conclu oralement. Rien n’illustre mieux ces variations de sa mémoire que le passage de l’anglais au français du portrait de sa biographe, Elizabeth R. Cameron, qu’il traduisit lui-même pour sa publication dans Honneur à Saint-John Perse. « In the case of the Rome interviews Léger has asserted that he had no idea of the extent of Laval’s private concessions to Mussolini. He was certain however that they existed, and would be used by Italy in preparing her dangerous adventure in East Africa », avait écrit Cameron. « Dans les entrevues personnelles, à Rome, entre les deux chefs de gouvernement, quelles ont pu être, de vive NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 444 — Z33031$$14 — Rev 18.02 444 Alexis Léger dit Saint-John Perse voix, les concessions consenties en particulier par Laval à Mussolini, c’est ce que Léger lui-même déclare n’avoir pu savoir », rectifia Alexis. Dans un cas comme dans l’autre, le diplomate dégageait sa responsabilité personnelle, en assurant qu’il n’avait pas assisté aux entretiens décisifs ; au nom de l’intérêt de la France, il avait prétendu le contraire, à la fin de l’année 1935, lorsque la controverse avait opposé les deux gouvernements. Mais il est vrai qu’il n’avait pas à assumer devant la postérité les conversations marginales d’un accord qu’il n’avait pas même souhaité. Selon le texte signé à Rome, en janvier 1935, la France concédait des territoires à l’Italie dans les Somalis et le Sud libyen, et promettait son désintéressement économique en Éthiopie, en dehors du chemin de fer français DjiboutiAddis-Abeba. En contrepartie, la France obtenait l’abolition progressive du statut particulier des ressortissants italiens en Tunisie, et l’assurance de consultations en cas d’officialisation du réarmement allemand. Le cas de l’Autriche, dont l’indépendance intéressait aussi bien les deux pays, était mis à l’étude. Alexis n’avait rien fait pour provoquer cet accord. Comme Henri de Jouvenel, le comte de Chambrun, son successeur, avait rencontré un puissant amortisseur au Département en la personne de son secrétaire général. Depuis le printemps 1934, à l’époque de Barthou, l’ambassadeur de France en Italie pressait Alexis d’opérer un « coup de sonde », en réponse aux « invites » directement faites « par Mussolini ». Il craignait de décevoir l’attente du Duce et de se « laisser distancer, le cas échéant, par la Petite-Entente dans un apurement de comptes avec l’Italie ». Chambrun n’espérait pas parvenir à ses fins sans l’aide du secrétaire général : « Je compte sur vous pour peser ces arguments en fonction de notre politique générale, dont vous voyez tous les aspects, et j’espère que vous serez bientôt en mesure de m’envoyer les instructions indispensables pour me permettre de revoir utilement Mussolini et de reprendre la conversation avec lui. » Mais il ne s’en tint pas là. Quatre jours plus tard, il doubla la lettre personnelle d’un court télégramme officiel, pressant Barthou de ne pas négliger les ouvertures de Mussolini, alors que le projet de tournée orientale du ministre français faisait grand bruit. Alexis inspira et rédigea pour une bonne part la réponse tarabiscotée du Département, qui mêlait le chaud et le froid : le refus de tout règlement de détail sur les questions coloniales sans le préalable d’un traité général d’amitié et d’arbitrage, le refus d’en « brusquer la réalisation », pour éviter « le risque d’un nouvel échec de négociations trop étroitement limitées », mais l’assurance qu’il ne s’agissait pas d’une réponse ayant « le caractère d’un ajournement dilatoire ». Le télégramme partit de Paris trois jours après la réponse négative à la note allemande sur le désarmement ; il s’agissait surtout d’obliger Mussolini à choisir son camp en Europe et de mesurer ses dispositions à maintenir l’Allemagne désarmée. Le désarroi du Quai d’Orsay redonnait du prix au dialogue franco-italien : « Vous pourrez marquer à Mussolini que le gouvernement français a accueilli avec intérêt ses ouvertures auxquelles il serait très sincèrement heureux de pouvoir donner une suite utile. Si votre interlocuteur paraissait s’étonner de votre réponse, vous pourriez NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 445 — Z33031$$14 — Rev 18.02 La fidélité à la sécurité collective 445 invoquer la nécessité plus urgente où nous nous sommes trouvés de déterminer notre attitude dans la question du désarmement qui primait tout. » Mussolini, de son côté, ne manquait pas de s’inquiéter de l’évolution du régime nazi. Au lendemain de la nuit des Longs Couteaux, le dictateur italien exprima sa préoccupation à Chambrun : « Je lui ai répliqué que c’était là pour nous une raison de plus de nous entendre », câbla l’ambassadeur. Mussolini avait acquiescé. Régulièrement, pendant l’été 1934, Chambrun fit savoir à Paris le souhait italien que Barthou vı̂nt à Rome. Chaque fois, Alexis fit barrage et enjoignit l’ambassadeur à la prudence. Chambrun s’agaça un peu, dans un télégramme officiel, qu’on ne suivı̂t jamais son avis. Le Département, c’est-à-dire le secrétaire général, lui avait objecté qu’un tel voyage devait être préparé ; Chambrun attendait toujours les instructions pour ce faire. Il sollicita une entrevue avec Barthou pour en avoir le cœur net. Il l’avait fait, déjà, par le biais du secrétaire général ; faute de résultat, il renouvela par télégramme, sans craindre d’évoquer le barrage qu’il rencontrait du côté d’Alexis : « C’est afin d’exposer avec plus de détail cette situation à Votre Excellence, à la veille de la conversation que je dois avoir avec Mussolini, que j’avais demandé par téléphone au secrétaire général du Département si je pouvais vous voir avant votre départ pour Bucarest. » Ainsi fut fait. Chambrun vint à Paris, y fut reçu par Léger, Barthou et Doumergue. Fort de la bénédiction de Doumergue (« Je me suis inspiré des idées exprimées récemment devant moi par le président du Conseil »), qui n’était décidément pas aligné sur le Quai d’Orsay, l’ambassadeur ignora la prudence de son ministre et l’hostilité du secrétaire général. Chambrun proposa tout de go à Mussolini un resserrement des liens franco-italiens. L’entretien prit un tour cordial et se termina par cette invitation du Duce, que Laval honora finalement : « Dites à Barthou, dont j’admire la haute intelligence, combien je serais personnellement heureux, si les circonstances générales le lui permettent, de le recevoir à Rome au mois d’octobre prochain et de lui adresser à cet effet, le moment venu, c’est-à-dire dans le courant de septembre, une invitation officielle du gouvernement italien. » Il avait fallu de la ténacité à l’ambassadeur pour passer le barrage d’Alexis ; sous Laval, il n’eut pas tant de peine. Le secrétaire général faisait le gros dos. Dans un climat favorable, le projet de voyage fut repris. Alexis s’assura au préalable d’un terrain d’entente. Les négociations préliminaires progressèrent à un bon train, et le séjour de Laval à Rome, du 4 au 7 janvier 1935, permit de signer un texte déjà arrangé entre les deux parties. Mais les rencontres entre Mussolini et Laval furent l’occasion d’un accord verbal ; c’est de cette convention informelle que naquit la controverse brûlante qui n’améliora pas les relations franco-italiennes. Mussolini se prévalait d’un ultime entretien, au cours duquel Laval lui aurait accordé les « mains libres » en Éthiopie, pour justifier des conquêtes que les Français n’admettaient pas avoir concédées. Que fallait-il entendre par « mains libres » ? Le grand désordre international qui suivit la conquête par les armes de l’Éthiopie, le recours de cette NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 446 — Z33031$$14 — Rev 18.02 446 Alexis Léger dit Saint-John Perse dernière devant la SDN, appuyée par l’Angleterre, inquiète de la présence italienne aux sources du Nil, le choix de la France de se ranger derrière Londres plutôt que Rome, conférèrent une importance considérable au quiproquo. Sur le vif, Alexis fut serviable à son ministre, et se porta garant de sa position. Le 22 décembre 1935, en plein conflit italo-éthiopien, Laval confronta ses souvenirs à ceux du Duce, fort de la garantie d’Alexis : « Au cours de nos entretiens, je n’ai pas manqué de souligner tous les avantages que vous pourriez retirer de nos accords par le développement de votre action pacifique en Éthiopie. Et vous m’avez marqué votre volonté de n’user de nos accords que pour des œuvres de paix 20. » Le président du Conseil avait fait rédiger cette lettre sur la base d’une note établie deux jours plus tôt par Alexis : « Plusieurs des accords signés à Rome le 7 janvier 1935 par le président du Conseil, ministre des Affaires étrangères de la République et le chef du gouvernement italien concernent l’Afrique orientale [...]. On chercherait vainement dans ces documents une clause où le gouvernement italien ait pu trouver le moindre encouragement à pratiquer une politique de guerre contre l’Éthiopie. En marge de la négociation officielle l’affaire d’Éthiopie n’a été abordée, avec quelques détails, par le ministre des Affaires étrangères et le chef du gouvernement italien que dans un seul entretien : au palais Farnèse, après le dı̂ner du 6 janvier. [...] Or, cette conversation a eu deux témoins : le sous-secrétaire d’État italien aux Affaires étrangères, Suvitch, et le secrétaire général du Département, Léger. L’un et l’autre pourraient certifier que la discussion sur la question d’Éthiopie n’est jamais sortie du terrain ni des limites où les négociateurs français l’avaient toujours maintenue : ceux des intérêts économiques. » Alexis cumulait pour preuve les références juridiques (comment aurait-on discuté à Rome l’indépendance et la souveraineté de l’Éthiopie, garantie par « le pacte de la SDN et le pacte Briand-Kellogg » ?) et les effets de réel d’une narration vivante : « L’expression “mains libres” étant venue au cours de cette conversation, Laval fut amené à plaisanter amicalement son interlocuteur en ces termes : “Je regarde vos mains, elles sont fortes. J’espère bien que vous n’entendez en faire aucun mauvais usage.” Mussolini répliqua sur le même ton, dont l’enjouement n’excluait pas la gravité du propos, qu’il n’avait à l’égard de l’Éthiopie que des intentions pacifiques 21. » Mussolini ne laissa pas Laval jouer les Ponce Pilate ; il rétorqua que la solution éthiopienne au problème colonial italien avait trouvé son « point de départ » dans le fait qu’il considérait « acquises » l’« adhésion » et la « sympathie » de Laval : « Vous venez de me dire que vos concessions relatives à l’Abyssinie ne concernaient que la reconnaissance d’une prépondérance économique de l’Italie dans ce pays, et que je me serais engagé à développer une politique de paix. Je ne peux me rallier à votre thèse ; je me permettrai de vous rappeler, ne fût-ce que pour affirmer l’esprit de ces accords, que l’entretien que nous avons eu à Rome a été déterminé aussi par la nécessité d’une entente verbale, étant donné qu’en ce qui concerne la question du “désistement” il n’aurait pas été possible de dire tout dans NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 447 — Z33031$$14 — Rev 18.02 La fidélité à la sécurité collective 447 les actes écrits. C’est ainsi que dans nos conversations il y a eu lieu de mentionner à plusieurs reprises “la main libre” qui s’était reconnue en Abyssinie, sauf les réserves pour vos droits expressément spécifiées dans le document. » Dialogue de sourds, si chacun mettait ce qu’il voulait entendre dans l’expression « mains libres ». Impossible de vider cette querelle, devenue sémantique, aux confins de la mauvaise foi de chacun des protagonistes, qui avaient laissé l’ambiguı̈té présider leurs discussions. Une pièce drolatique du dossier prouve qu’Alexis était parfaitement conscient que ces ambiguı̈tés alimentaient l’appétit mussolinien ; il les avait dangereusement tolérées, mais croyait s’en dédouaner en moquant l’ignorance de Laval devant son fidèle Crouy-Chanel : « Laval qui, au demeurant, ressentait pour Mussolini une sorte de confraternité d’homme du peuple arrivé, penchait pour accorder le blanc-seing souhaité. Alexis Léger, quant à lui, estimait que la France ne pouvait pas paraı̂tre approuver la conquête par la force d’un État indépendant, membre de la SDN de surcroı̂t, qui évoluait dans la mouvance anglo-saxonne et la nôtre. Notre position devait être nuancée. Fermer les yeux tant qu’on ne nous obligerait pas à les ouvrir, sans doute ! Approuver une opération qui, dans les habitudes de Mussolini, serait menée à grand fracas, non ! Laval trouvait cela insuffisant. Il bataillait avec son secrétaire général en arguant de la difficulté de trouver une réponse à telle ou telle question directe de Mussolini. Léger en fournit plusieurs. Le ministre les écartait, ramenant toujours sur le tapis la question de la réponse à faire à une interrogation directe. Alors Léger, excédé, laissa tomber tranquillement : “Votre maı̈eutique personnelle vous fournira certainement le meilleur argument.” Laval se dit qu’un brillant avocat choisi par quelque deux cent mille de ses concitoyens pour les représenter au Parlement, par le Parlement pour être son ministre des Affaires étrangères, devait connaı̂tre le sens de ce mot. Il s’inclina : “C’est bon : j’évaderai.” Il évada si bien que Mussolini jurera qu’il l’avait approuvé et lui-même qu’il n’avait rien promis. » Plus tard, devant les Italiens ou les Français, Alexis a continué à défendre la thèse de Laval. Au nom de la raison d’État, il n’était pas le seul à faire semblant de croire aux assurances d’un ministre dont il se méfiait. Léon Noël ne faisait pas autrement qui rapportait, sans les passer au crible de sa méfiance ordinaire, la relation par Laval des accords de Rome : « Au moment de l’échange des signatures, il dit à Mussolini – lui-même me l’a raconté : “Vous avez les mains libres pour une pénétration économique”, et il ajouta, ou à peu près : “Mais n’en abusez pas ! Modérez ces mains qui sont fortes.” » Quelques années plus tard, Alexis revendiqua la paternité de l’échange de mises au point engagé par Laval en décembre 1935, mais il précisa que le ministre français avait préféré à son brouillon « un autre texte plein d’équivoques et faux-fuyants ». Il laissa entendre à l’historien italien qui l’interrogeait qu’il défendait moins les fausses vérités de Laval, que l’honneur de la France, en accréditant la version de son ministre. Ce fut le sens NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 448 — Z33031$$14 — Rev 18.02 448 Alexis Léger dit Saint-John Perse des corrections qu’il apporta à même les épreuves de l’étude que l’historien lui soumit : « Un projet de réponse fut préparé pour Laval par les services du Quai d’Orsay. [...] Laval, comprenant la responsabilité personnelle qu’il eût assumé à s’y refuser, accepta finalement le projet de réponse officielle du Quai d’Orsay non sans l’avoir atténué dans le ton et la forme. [...] La récusation était-elle encore trop péremptoire pour être admise par Mussolini ? Il crut pouvoir revenir à la charge 22. » La rectification d’Alexis, terriblement ambiguë, avait le double avantage de sauver la parole de la France, et d’accuser Laval, ce qui était un tour de force. Car si le Français n’avait pas laissé les mains libres à Mussolini, comme Alexis et ses services le prétendaient, pourquoi Laval aurait-il, après coup, laissé entendre le contraire à Mussolini ? Pour discréditer son ministre, mais défendre sa propre politique, Alexis n’était pas à un paradoxe près. Il était moins précautionneux avec les Anglo-Saxons. Sans attendre l’enquête de l’historienne américaine Cameron, sur le vif, face aux diplomates anglais, il laissa entendre que Pierre Laval avait eu des paroles légères et coupables, pour mieux discréditer celui qui détricotait la politique de sécurité collective. Sir Vansittart se souvenait des soupçons d’Alexis, qui valaient accusation : « Laval avait outrepassé mes souhaits [de réconciliation franco-italienne], racontait l’homologue d’Alexis au Foreign Office. Il jura qu’il avait seulement promis au Duce de lui laisser les mains libres sur le plan économique. [...] Alexis, qui l’accompagnait, était convaincu qu’il avait tout concédé. » Alexis distillait le soupçon avec subtilité. Pour s’exonérer de la complaisance de Laval, il l’attestait, tout en jurant n’avoir pas assisté à l’entretien incriminé : « Rien de répréhensible ne se glissa dans les entretiens auxquels avait assisté Alexis, un homme d’une intégrité notoire ; mais Laval se ménagea un entretien exclusif avec Mussolini. Il n’en sortit pas d’accord écrit, mais “une ambiguı̈té valant bien une évidence”... » * 1935 : empêcher l’alliance russe En mars 1935, Hitler annonça l’existence de la Luftwaffe et le rétablissement de la conscription, qui élevait à cinq cent mille hommes les effectifs allemands. Dans ce climat, l’embellie franco-italienne se prolongea, à trois, avec les Anglais ; on se retrouva à Stresa, du 11 au 14 avril, pour élever un front commun contre les nouvelles prétentions allemandes. Alexis était de la délégation française avec Flandin, le président du Conseil, et Laval, son ministre. Au témoignage de Léon Noël, il n’y joua qu’un rôle de flatteur auprès de Mussolini, évoquant l’étoile du dictateur, « flagornerie [qui] n’était de nature à donner, ni aux Italiens ni aux Anglais, qui, ni les uns ni les autres, n’ignoraient son italophobie, une haute idée de son caractère ». Il ne sortit rien de concret de la réunion, qu’une protestation platonique, dont l’Allemagne prenait l’habitude. L’Angleterre n’avait rien voulu * Robert Vansittart, The Mist procession, Hutchinson, 1958, p. 515 et, du même, Lessons of my life, Hutchinson, 1943, p. 45, traduction par nos soins. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 449 — Z33031$$14 — Rev 18.02 La fidélité à la sécurité collective 449 de plus, au grand dam d’Alexis qui, un an plus tard, expliqua devant Étienne de Crouy-Chanel avoir « pressenti à Stresa l’aveuglement pacifiste des Anglais devant la montée de l’impérialisme allemand ». L’entente franco-italienne s’épanouissait, sur la lancée des accords de Rome ; elle prit la forme de conversations militaires, initiées par le maréchal Badoglio, l’homologue du général Gamelin, à la fin du mois de janvier 1935. Les deux chefs d’état-major s’étaient connus au Brésil, où le premier avait été ambassadeur et le second attaché militaire. Saisi d’une offre d’action concertée en cas de menace allemande sur l’Autriche, Gamelin en référa au gouvernement, qui l’autorisa, en février, à prendre langue avec les Italiens. Alexis freina autant que possible. En mars, il confia au général français qu’il « avait, pour sa part, l’impression que son ministre n’était pas, pour le moment, pressé de voir l’affaire aboutir et souhaitait que nous la puissions traı̂ner quelque peu en longueur. Il préférait obtenir d’abord des décisions sur le plan politique ». À la suite de Stresa, Alexis fut obligé de lâcher du lest ; il reçut à nouveau le général Gamelin, le 4 mai, et reconnut que Laval et Mussolini s’étaient accordés pour relancer les conversations militaires. Mais le secrétaire général y mettait « la condition qu’un secret rigoureux fût observé » ; c’est ce qu’il préconisa également au général Denain, ministre de l’Air. Quelques jours avant le départ de Gamelin pour Rome, en juin, Alexis lui demanda de faire en sorte que son voyage « passât inaperçu ». En Italie, Badoglio se félicita devant son homologue de la « main libre » concédée par Laval en Abyssinie ; étonné, le général Gamelin s’en ouvrit à Alexis, qui instilla le soupçon jusque dans son camp, pour mieux limiter la portée de la coopération militaire ; il « reconnut qu’il ne savait pas exactement ce que Mussolini et Laval s’étaient exactement dit “en tête à tête” ». La controverse éthiopienne ajourna les conversations militaires avec Rome ; Paris n’avait pas les mêmes raisons à opposer à Moscou. Alexis souhaitait contrôler Berlin en concluant des pactes avec Rome et Moscou sans jamais aller jusqu’à des engagements militaires avec ces partenaires qui lui semblaient peu fiables, sinon inquiétants. En s’engageant du côté russe, Alexis craignait de surcroı̂t de fragiliser l’entente cordiale. Au lendemain de l’annonce du réarmement allemand, en mars 1935, Alexis s’était résigné à engager les négociations bilatérales prévues par Barthou. Il les entoura de précautions et de réticences propres à rassurer la Pologne et les États baltes, sans compter l’Angleterre, et l’opinion française, enfin, que la crainte d’une Allemagne réarmée ne débarrassait pas de la crainte du péril russe. Le secrétaire général prépara l’opinion par le canal habituel. À la veille de la conférence de Stresa, Pertinax publia dans L’Écho de Paris un article remarquablement informé de l’état de la négociation franco-soviétique. L’article alerta jusqu’aux diplomates français, sevrés par le Département. Corbin téléphona pour en savoir plus ; de Varsovie, Laroche réclama d’urgence des informations. En l’absence d’Alexis et de Paul Bargeton, tous deux à Stresa, le Département eut bien de la peine à contenir les réactions NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 450 — Z33031$$14 — Rev 18.02 450 Alexis Léger dit Saint-John Perse au ballon d’essai. Le ministre de Lettonie vint rappeler à Charvériat que « Laval, puis Léger, lui avaient promis que si les choses se précisaient, les gouvernements baltes en seraient informés ». Le ministre norvégien lui emboı̂ta le pas. Coulondre s’enquit fiévreusement de l’attitude à adopter auprès de la délégation française à Stresa. En réalité, l’accord n’avait pas encore abouti ; le 20 avril, Alexis fit savoir à Alphand, l’ambassadeur de France à Moscou, que la négociation avait achoppé sur un détail qui n’était pas de pure sémantique : « À Genève, puis à Paris, on a insisté, du côté russe, pour nous faire accepter l’introduction du mot “immédiatement” dans l’article 3 du traité. » Cet article prévoyait la mise en œuvre de l’assistance ; les Soviétiques souhaitaient qu’il stipulât de « se prêter immédiatement aide et assistance en agissant par application de l’article 16 du pacte de la SDN ». Il s’agissait, du côté soviétique, de conférer à l’assistance un caractère d’automaticité qui l’affranchissait, dans les faits, de la SDN. Alexis obtint finalement que le pacte d’assistance signé le 2 mai 1935 fı̂t droit aux exigences de la sécurité collective : le Conseil de la SDN serait saisi avant que ne jouât automatiquement l’accord, dans le cas où il ne parviendrait pas à « une recommandation unanime ». Certes, la France s’émancipait davantage de la SDN que dans le projet préparé par Alexis à l’époque de Barthou ; mais le Béarnais ne se serait pas montré plus audacieux, une fois engagé dans la voie bilatérale imposée par le rejet du Locarno oriental et l’officialisation du réarmement allemand ? C’est bien ainsi que la presse internationale interpréta l’accord signé par Laval. Londres se félicita de ce qui semblait un recul par rapport aux ambitions bilatérales de Barthou ; à Bruxelles un journaliste se réjouit que Laval ait eu « tout l’air de chercher à vider de sa substance le nouveau projet de pacte, tout de même que fut jadis vidé de la sienne le dangereux pacte à Quatre dû à l’initiative du Duce 23 ». Laval était certainement moins disposé que Barthou à conclure une alliance complète avec la Russie, mais il s’empressa de cueillir les fruits du pacte d’assistance mutuel. L’avantage politique d’une signature l’emportait sur les détails juridiques de son contenu. Pour autant, Laval ne voulait pas d’une convention militaire qui donnât corps au texte. Par conviction ou négligence, il laissa Alexis noyer la proposition soviétique d’ouvrir des discussions d’état-major et ne s’opposa pas à sa tentative d’insérer le pacte bilatéral dans un ensemble régional, ce à quoi il employa vainement son été 24. Dès le 8 mai 1935, une longue note du Département précisa que l’accord conclu avec Moscou ne déliait aucun des deux partenaires de l’engagement qu’ils avaient contracté, le 5 décembre 1934, de « poursuivre la conclusion d’un pacte de caractère régional ». Le protocole annexé au pacte d’assistance rappelait le souhait de parvenir à un « accord de sécurité comprenant l’URSS, l’Allemagne, la Tchécoslovaquie et les États baltes ». Saisi d’un contre-projet allemand, Alexis invita Alphand à « ne pas laisser le gouvernement soviétique se détourner de la poursuite d’une entreprise collective », ce qui était parfaitement irréaliste 25. Barthou disparu, le projet NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 451 — Z33031$$14 — Rev 18.02 La fidélité à la sécurité collective 451 de Locarno oriental n’était plus un paravent, mais redevenait la matière de la politique du secrétaire général. Il est vrai qu’Alexis avait tout intérêt à inscrire le pacte franco-soviétique dans l’esprit de Locarno pour répondre à la Wilhelmstrasse, qui trouvait une contradiction entre le pacte francosoviétique et les accords de 1925. La situation devenait loufoque : l’Allemagne accusait la France d’avoir changé de cap, et renié la sécurité collective au profit d’un système d’alliances bilatérales, alors qu’Alexis, imperturbable, s’efforçait au contraire d’organiser un Locarno oriental ! Quant aux suites militaires du pacte, Alexis ne voulait pas en entendre parler. Libéré de la tutelle exigeante de Barthou, il se révélait franchement hostile à cette perspective, en parfaite harmonie avec ses services. À cet égard, son empire sur le Département était réversible : la politique russe du secrétaire général reflétait la culture anticommuniste indivise au Quai d’Orsay. Deux jours après la signature du pacte, le 4 mai 1935, il rassurait déjà le général Gamelin, pas mieux disposé que lui : « Il ne sera nullement question pour le moment des modalités d’une coopération militaire francorusse. Ce serait d’ailleurs éventuellement le rôle des états-majors, lorsque les gouvernements le jugeraient utile. » Pour sa part, le gouvernement soviétique y était tout disposé. Le 29 mai, la Guerre saisit le Quai d’Orsay d’une offre soviétique « de liaison régulière entre les deux états-majors » et demanda « jusqu’à quel degré » il serait « conforme aux nécessités politiques d’établir cette liaison 26 ». Alexis laissa la question sans réponse. Un mois plus tard, le 27 juin 1935, une note du 2e Bureau observa que les Affaires étrangères n’avaient « pas encore donné leur avis ». Il en fut ainsi jusqu’à l’été 1939... Tout à sa prudence, Alexis ne voulait rien faire qui pût justifier une nouvelle incartade du voisin terrible. Le 30 décembre, il prévoyait devant Gamelin de si graves conséquences à une alliance militaire qu’elles la rendaient peu souhaitable : « Si la France s’engage nettement avec la Russie, [l’Allemagne] répondra en occupant la rive gauche du Rhin. » Ce repli, en totale contradiction avec l’esprit de la politique russe de Barthou, disparut de la citation des mémoires de Gamelin utilisée par la biographe américaine d’Alexis, lorsque le poète inséra une traduction de son étude dans Honneur à Saint-John Perse. Considérée depuis les années 1960, l’audace de Barthou sonnait plus juste que la prudence de son secrétaire général. Au surplus, l’impression qu’Alexis avait retirée de son voyage aux pays des Soviets lorsqu’il accompagna son ministre pour contresigner l’accord du 2 mai, deux semaines plus tard, avait conforté son évaluation pittoresque et péjorative de la puissance russe. Crouy-Chanel fut son premier auditeur : « Son premier jugement tenait dans cette formule un peu elliptique : “Mon diagnostic sur l’URSS est médiocre, mon pronostic est favorable.” La suite de ses propos éclairait ce raccourci. Il avait d’abord été frappé dans son sens inné de la liberté par la terrible férule stalinienne qu’on sentait présente en toutes choses. Il racontait que le potentat avait, en séance, menacé d’exécution son interprète, “qui en avait trop entendu”. Sous cette poigne de fer, la Russie étouffait. Ses progrès en dents de scie NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 452 — Z33031$$14 — Rev 18.02 452 Alexis Léger dit Saint-John Perse compensaient mal les déficiences du régime. Était-elle une force ? Dans son état actuel, trop repliée sur elle-même, on pouvait en douter. Mais elle le serait un jour, demain peut-être, dès que, sous l’effet d’une pression externe, elle cesserait de se contempler pour se comparer, de redouter l’ennemi intérieur pour craindre celui du dehors. » 1936 : se débarrasser de Laval pour s’entendre avec l’Angleterre en Europe orientale Fier de sa politique italienne, qui était plus étroitement son œuvre que le pacte franco-soviétique, Laval se pencha paternellement sur l’affaire abyssine. En décembre 1934, un incident de frontière avait opposé l’armée éthiopienne à des soldats indigènes de l’armée italienne, implantée dans l’Ogaden, aux marges de la Somalie éthiopienne. L’incident fut porté à Genève au début de l’année 1935. Laval s’entremit ; avec l’aide du secrétaire général de la SDN, le Français Joseph Avenol, et l’assistance technique de René Massigli, il obtint l’ajournement de la procédure, les parties acceptant de régler directement leur différend. Mais Mussolini n’entendait pas en rester là, enhardi par les accords de Rome. Il envahit tout bonnement l’Éthiopie, le 2 octobre 1935. Le Quai d’Orsay était contraint de choisir entre l’amitié italienne et la politique de sécurité collective. Laval essaya de ménager la chèvre et le chou ; la difficulté venait de l’Angleterre, qui avait milité pour le rapprochement des sœurs latines, mais voyait d’un très mauvais œil l’implantation éthiopienne de l’Italie, qui prenait en tenaille ses possessions d’Afrique orientale, depuis la Libye, voisine de l’Égypte, jusqu’à l’Abyssinie, en amont du Nil bleu. Le Foreign Office, qui venait de conclure un accord naval avec Berlin (le 18 juin 1935), se redécouvrit l’âme genevoise pour réclamer des sanctions. Paris ne devait pas seulement choisir entre Rome et Genève, mais aussi entre Rome et Londres. En atténuant le pacte à Quatre, en donnant toutes ses chances au leurre locarnien de Barthou, en limitant, avec Laval, la portée du pacte francosoviétique, Alexis n’avait pas cessé de défendre en reculant la sécurité collective depuis qu’il avait succédé à Philippe Berthelot. Avec l’affaire éthiopienne, il crut tenir l’occasion de concilier la réhabilitation de l’institution genevoise et le gain de nouvelles garanties anglaises, renforçant les deux piliers de la sécurité française. En échange de sanctions votées contre l’Italie à la SDN et d’une assistance navale en Méditerranée, il espéra obtenir de l’Angleterre qu’elle apportât sa garantie aux voisins orientaux de l’Allemagne, dont la France assumait seule la sécurité. Comme toujours, il s’agissait de fonder la sécurité collective sur l’axe privilégié franco-anglais. Alexis n’était pas mû, dans cette affaire, par des sentiments anticolonialistes, ou par une quelconque sympathie pour les intérêts éthiopiens. Il en donna la meilleure preuve à la mi-août, lorsqu’il accueillit à Paris, avec son ministre, les Anglais Eden et Vansittart, pour conférer avec l’ambassadeur italien Cerruti. De toutes les solutions envisagées pour trouver une issue à l’appétit colonial italien, celle d’Alexis n’était pas la moins cynique, qui proposa NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 453 — Z33031$$14 — Rev 18.02 La fidélité à la sécurité collective 453 un condominium à trois sur le territoire convoité ! Loin des formules diplomatiques nouvelles, Alexis se montrait le plus fidèle observant de la tradition du partage de l’Afrique, telle qu’on la pratiquait aux congrès de Berlin, à la fin du XIXe siècle... Pendant toute la fin de l’été 1935, Alexis se démultiplia pour tenter d’obtenir de Londres une sorte d’« alliance défensive franco-britannique pour le maintien de la paix en Europe 27 ». Il suivit de très près les négociations entre l’amiral Durand-Viel et l’Amirauté britannique, laquelle ne tenait pas pour négligeable l’appoint de la flotte française en Méditerranée, en cas de conflit avec l’Italie 28. Le 27 septembre, il envoya à l’amiral une note qu’il avait inspirée, suggérant de s’entendre avec l’Angleterre pour dépasser le cadre des obligations de la SDN, et renchérir sur l’offre anglaise qui suggérait un « appui mutuel » de Londres et Paris si des sanctions décidées par le Conseil devaient provoquer un conflit anglo-italien. Alexis exposait son souhait d’obtenir en retour l’assurance du soutien britannique dans le cas où l’Allemagne attaquerait la France, venue au secours d’un pays d’Europe orientale. Même si tout indiquait que les Anglais, offusqués par le marchandage, ne voulaient pas y consentir, Alexis était prêt à tout pour ne pas rater la mince chance de conclure un tel accord, y compris ruiner le plan que Laval préparait avec le ministre des Affaires étrangères anglais, sir Samuel Hoare. Le 2 octobre, Mussolini avait lancé ses troupes ; le 5, le Conseil de la SDN se réunit ; le 9, l’Assemblée fut convoquée. La France plaida pour l’application des sanctions ; Laval s’entremit pour les atténuer, tout en continuant d’offrir sa médiation à Londres et à Rome. Mussolini lui en sut gré, et Alexis ne l’ignorait pas. Son ministre lui avait remis ses notes personnelles, où il avait griffonné les « remerciements de Mussolini ». Le Duce évoquait « l’insuccès » de la médiation française, mais n’en tenait pas rigueur à Laval ; il lui réaffirmait sa « sincère amitié pour la France 29 ». Alexis ne s’en réjouissait pas ; il le fit savoir à Herriot, régulièrement alimenté en télégrammes diplomatiques, au lendemain de son discours au congrès du parti radical. L’ancien ministre des Affaires étrangères avait proclamé la primauté de l’alliance avec l’Angleterre, et appelé au soutien de sa position, à Genève, contre l’Italie. Alexis communiait avec lui : « Quel soulagement et quel réconfort ! Trouvez ici, avec mon affectueuse pensée, bien plus qu’un cri d’admiration pour un magnifique discours (j’ai pu l’entendre à la radio) : le débat est plus grave, et ce qui importe, c’est ce rappel à la raison française des intérêts constants de notre politique extérieure. Fidèlement vôtre 30. » Le lendemain, comme en écho aux préoccupations d’Alexis, Fleuriau sortit de sa retraite pour livrer au secrétaire général ses impressions, retirées d’un voyage privé en Angleterre : « Un peu partout, on m’a demandé, et avec anxiété de la part de nos vieux amis, quelle était la position de la France. Les Anglais ne comprennent pas que nous abandonnions la politique de la Société des Nations et de Briand ; ils commencent à penser que les Français ne veulent plus s’entendre avec eux. » NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 454 — Z33031$$14 — Rev 18.02 454 Alexis Léger dit Saint-John Perse Alexis s’employa à ruiner ce qui restait de l’esprit des accords de Rome. Saisi par le gouvernement italien, qui souhaitait s’informer des échanges de vues franco-britanniques, il manifesta toute sa mauvaise volonté et sa mauvaise foi en assurant l’Italie de leur innocuité, aussi longtemps qu’elle ne toucherait pas aux intérêts britanniques... Il avait préparé un projet de réponse à un aide-mémoire italien, presque insolent, dont une nouvelle communication de Rome ajourna l’envoi : « Pratiquement, entre la France et la Grande-Bretagne, les obligations constatées ne pourraient jamais trouver application que si la Grande-Bretagne était attaquée à l’occasion de sa collaboration avec la SDN, éventualité que, sur la foi des assurances réitérées du gouvernement italien, le gouvernement français doit tenir pour théorique et qu’il dépend en tout cas de l’Italie de maintenir entièrement sur le domaine de la théorie et du droit. » Il y avait pire, pour Alexis, que l’hésitation de son ministre, qui balançait entre l’Italie et l’Angleterre : le plan qu’il préparait avec Samuel Hoare, en réconciliant les deux adversaires, faisait perdre à la France l’occasion de faire payer son alliance par une garantie anglaise à sa clientèle orientale. Le plan, qui visait à un partage (deux tiers de l’Éthiopie cédés à l’Italie, cession en échange d’un débouché maritime pour l’appendice demeuré indépendant), fut amorcé à la fin du mois d’octobre. Alexis en précipita le règlement, à Paris, pour mieux le torpiller. Le 13 décembre, une fuite révéla la teneur du projet, causant un immense scandale dans l’opinion anglaise. Sir Samuel Hoare démissionna du Foreign Office ; Pierre Laval tomba quelques semaines plus tard, au début de l’année 1936, fragilisé par l’affaire et vaincu par le ralliement de Herriot et de ses radicaux au Front populaire. Aucune preuve ne permet de confondre Alexis ; tout converge pour le désigner, à commencer par les agents de la fuite. Le récit d’Alfred Mallet accuse presque explicitement Alexis ; il donne tous les éléments, en tout cas, pour se convaincre de son implication : « Le plan est publié par trois journaux : en France, L’Écho de Paris et L’Œuvre ; en Angleterre, le Daily Telegraph. C’est François Quilici (rédacteur diplomatique) à l’agence Havas, qui a obtenu d’une secrétaire au Quai d’Orsay la fameuse copie et l’a transmise à Pertinax, rédacteur diplomatique à L’Écho de Paris et correspondant du Daily Telegraph, ainsi qu’à Geneviève Tabouis qui tient la tribune politique extérieure à L’Œuvre. Laval a discuté les modifications à apporter au projet initial avec sir Samuel Hoare devant Léger, secrétaire général, et Dejean, directeur des affaires d’Europe au Quai d’Orsay. Pour éviter toute indiscrétion, il a préféré me les dicter : cette copie a été remise à la dactylographe. Après la publication, il entre en fureur, demande une enquête et se contente de faire changer de service Quilici. [...] Sir John Simon, comme tout le cabinet britannique, croit que l’indiscrétion avait malheureusement été voulue par le Quai d’Orsay, “a characteristic leakdge”. » Les bons procédés qu’Alexis avait appris dans l’ombre de Briand et l’usage qu’il faisait depuis longtemps de Quilici, Tabouis et Pertinax, identifient l’auteur de la fuite. Alexis, d’ailleurs, se plut à laisser comprendre à NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 455 — Z33031$$14 — Rev 18.02 La fidélité à la sécurité collective 455 son ministre d’où venait le coup. Laval, à lire Mallet, ne doutait pas de la responsabilité du secrétaire général. La presse de droite, Candide notamment, l’accusait implicitement ; Allard le fit en toute explicite pendant la guerre : « Si Léger voulait, contre son ministre, torpiller une négociation en cours, il mobilisait un de ses complices de la presse belliciste qui lançait son brûlot de guerre. Vous vous rappelez l’affaire du plan Laval-Hoare ?... » Le 7 mars 1936 : Alexis découragé par la première abdication française De quand dater la « décadence » de la politique étrangère française, sa première défaillance, qui justifia toutes les autres ? Pour avoir été à Munich, Alexis a beaucoup insisté sur la responsabilité du gouvernement Sarraut et de son ministre Flandin, qui laissèrent les troupes allemandes violer les accords de Locarno en entrant en Rhénanie, sans autre réponse qu’une déclaration tonitruante sur l’impossibilité de laisser Strasbourg à portée de canon. À New York, en 1942, dans son hommage à Briand, Alexis s’exonéra de 1938 grâce à 1936 : « C’est à la conférence de Londres, en mars 1936, non à Munich, que gı̂t la véritable responsabilité du débordement hitlérien. Briand n’eût jamais déserté, ni laissé déserter, l’application des sanctions prévues contre la violation de son pacte rhénan. » Alexis a tellement trituré sa mémoire, pour s’absoudre de sa participation aux accords de Munich, qu’on est en droit d’interroger son comportement en 1936, sinon la pertinence de la césure rhénane. 1936 ou 1938, la fonction symbolique du tournant n’a de sens que rétrospectif. Dans l’action, une lâcheté ou une erreur en provoquent souvent d’autres ; elles peuvent aussi bien se rattraper. Le mythe de la faute originelle, décisive, peut aussi servir à en justifier d’autres ou à les repousser dans l’ombre. Mais il est certain que, face au coup d’audace de Hitler, Alexis préconisa une réaction militaire. Le témoignage d’Étienne de Crouy-Chanel est trop partial pour s’y fier absolument, mais son récit de la fureur d’Alexis, à la nouvelle du retour des ministres français, rentrés bredouilles de Londres, où ils avaient consulté leurs alliés anglais, recoupe d’autres relations : « J’ai vu cet homme, d’ordinaire si calme et si maı̂tre de lui, bouleversé. Blanc de colère, il jeta son dossier par terre, en grondant : “Les lâches, les lâches... Ils ont tout cédé, tout.” Puis, se prenant la tête à deux mains, il ajouta : “Il fallait dire aux Anglais : ‘Nous entrons en force en Rhénanie. Venezvous avec nous ou nous laissez-vous régler cette affaire seuls avec les Allemands ?’ Ils nous auraient accompagnés, ne serait-ce que pour participer au règlement final. Maintenant, nous avons perdu toute autorité en Europe : nous avons perdu la paix.” » A posteriori, René Massigli ne se montrait pas aussi assuré que Crouy-Chanel. Il avouait, dans son grand âge, s’être senti bien seul pour protester ; il ignorait si Alexis, comme il s’en était vanté plus tard, avait offert sa démission. Sur le vif, il avait été moins ménager de son estime. En mai 1936, il expliqua au consul de France à Cologne que « ce n’était pas le Département, ni son chef, qui NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 456 — Z33031$$14 — Rev 18.02 456 Alexis Léger dit Saint-John Perse étaient responsables » des « fautes » des derniers mois. Deux ans plus tard, Naggiar loua Alexis de sa clairvoyance : « Depuis que votre avis au sujet de la zone rhénane n’a pas prévalu, la France est dans l’état où nous la voyons. C’est qu’il y a une même fatalité d’accélération dans les délires, qu’ils soient de bassesse ou de grandeur. Avoir cédé devant l’ombre d’un risque, cela conduit à s’incliner devant une menace vague, ensuite à tout livrer devant une menace précise. La fermeté préconisée par vous en 1936 eût éloigné pour longtemps la paresse. » Tout cela ne prouverait rien, sinon qu’Alexis savait flatter les penchants de ses interlocuteurs. Or, il ne montra pas moins de détermination devant le circonspect général Gamelin, le 7 mars 1936, qu’avec Massigli ou Naggiar quelques temps plus tard : « À dix-sept heures, je revois Léger. Il me dit que les Britanniques et les Belges seraient disposés à s’incliner devant le fait accompli. Lui, est toujours d’avis de réagir et d’agir énergiquement : “Nos alliés seront bien obligés de nous suivre.” » La détermination d’Alexis n’était pas de circonstance. Quelques semaines plus tôt, le 30 janvier, il avait représenté à l’ambassadeur belge les menaces planant sur la Rhénanie. Trop optimiste, il ne croyait pas à une invasion militaire de la zone ; ou bien, très habile, il voulait s’assurer de la disposition de Bruxelles à honorer sa signature de puissance locarnienne, sans effrayer l’imagination belge. Son pronostic intermédiaire, des infiltrations de troupes et une militarisation de la police, plutôt qu’une franche remilitarisation, ressemblait à une piqûre de rappel, qui testait la réaction de son interlocuteur. Faute peut-être de trouver l’ambassadeur belge assez pugnace, il assombrit ses prévisions, honorant sa réputation de mage de la République : « Nous ne pouvons pas vivre davantage sous le chantage allemand. Nous assistons, en ce moment, à l’avant-dernier acte de la tragédie, car, après la réoccupation de la zone démilitarisée, l’Allemagne, ivre de ses victoires sans résistances, n’hésitera pas à poursuivre la même politique et la guerre éclatera inévitablement d’ici quinze ou dixhuit mois, au moment où la Reichswehr sera définitivement réarmée. Par conséquent, il faut, à tout prix, empêcher l’Allemagne de réoccuper la zone rhénane. » Alexis préconisait une démarche collective. L’ambassadeur belge se montra réticent, craignant qu’une démarche non suivie d’effet ne fût pire que l’abstention ; or, il ne croyait pas à la possibilité d’une réaction militaire de la France à cause de « sa situation intérieure ou du pacifisme de ses dirigeants ». Le diplomate belge n’était pas moins bon augure : quelques semaines plus tard, le coup de force allemand eut lieu, et laissa la France sans réaction. Alexis reçut à nouveau l’ambassadeur belge qui lui avoua, le 14 mars, le peu d’empressement de son gouvernement à réagir par la force. Cette faiblesse justifiait celle de Londres. Alexis essaya désespérément de convaincre le diplomate de la résolution de son propre gouvernement : « Flandin peut, peut-être, être tenté d’entrer dans la voie de la conciliation, mais, d’après une conversation que Léger a eue, hier, avec Sarraut, celuici s’est décidé à ne rien modifier à l’attitude intransigeante adoptée jusqu’à NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 457 — Z33031$$14 — Rev 18.02 La fidélité à la sécurité collective 457 présent. Tout le Quai d’Orsay est complètement d’accord avec lui à cet égard. En effet, on y estime qu’il est indispensable d’obliger Hitler à reculer et de ne pas s’incliner devant le fait accompli. Il s’agit, en l’occurrence, non seulement du prestige de la France en tant que nation, mais de son influence internationale en Europe et dans le monde. » En exprimant ses craintes, pour revigorer l’allié belge, exagérant peutêtre les conséquences qu’il prévoyait à une politique d’abstention, Alexis manifestait une belle lucidité : « À cet égard, Léger m’a répété ce que j’ai eu l’honneur de vous exposer lorsque vous étiez à Paris. Les États de la Petite-Entente, ainsi que de l’Entente balkanique, sont à l’affût de toute faiblesse de la France et, du jour au lendemain, leur politique pourrait être radicalement modifiée si Paris “abdiquait” une fois de plus. [...] En ce qui concerne l’Allemagne, Léger est convaincu qu’elle ne fera pas la guerre en ce moment : ses armées ne sont pas suffisamment prêtes. [...] Le Quai d’Orsay est convaincu qu’Hitler cédera devant une pression, en front commun, des puissances locarniennes [...]. En un mot, une politique de fermeté absolue de la part des puissances locarniennes est de nature, d’après Léger, à être couronnée de succès, sans risque de guerre. Il a ajouté, toutefois que si ses prévisions devaient être trompées – et il est persuadé du contraire –, il vaut mieux, pour l’Europe tout entière, un conflit actuel où l’Allemagne est vaincue d’avance en présence de la coalition de toutes les nations européennes pour une cause juste, qu’une guerre probable d’ici à deux ans, déclenchée pour des motifs infiniment moins défavorables pour l’Allemagne et où, d’ici là, la situation politique de l’Europe orientale pourrait être complètement modifiée 31. » En dépit de sa clairvoyance, déstabilisé par l’abdication de son gouvernement, Alexis se fit désormais l’artisan d’une politique d’abstentions, alors que l’Espagne, l’Italie et l’URSS sollicitaient encore la puissance française. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 458 — Z33031$$14 — Rev 18.02 XIV Les abstentions (1936-1937) En 1919, la France a l’Europe à ses pieds ; en 1939, elle entre en guerre contre l’Allemagne en vertu de ses engagements envers la Pologne, dont elle n’a pas les moyens. Elle se retrouve absolument seule, sur le continent, face à une Allemagne réarmée, renforcée par ses conquêtes gratuites en Europe centrale, assurée de la neutralité bienveillante de l’Italie et de l’URSS. Enfermé dans le système dépassé de la sécurité collective, abusé par des représentations erronées de la puissance du IIIe Reich, retenu par la hantise de déclencher une guerre dont la France aurait dû endosser la responsabilité, entravé par les discordes nationales, le secrétaire général a davantage défendu qu’osé, multipliant les abstentions dans ces années décisives où le commencement du relèvement de l’Allemagne laissait une marge de manœuvre à la diplomatie française. Ne pas intervenir en Espagne Au XIXe siècle, l’interventionnisme des grandes puissances européennes dans les affaires des petits pays relevait des prérogatives impériales. Ces interventions brimaient sans vergogne l’aspiration des peuples à disposer d’eux-mêmes, ignoraient la revendication des nations à s’exprimer à travers une personnalité juridique souveraine, bref incarnaient la droite réaliste contre la gauche universaliste, et le droit du plus fort ou du plus civilisé contre les aspirations au progrès du plus faible. Il est d’autant plus difficile de dater exactement la bascule de la notion que la gauche s’appropria au XXe siècle, au titre d’une nouvelle formulation, le « devoir d’ingérence », et que le vent du pacifisme, qui soufflait dans tous les sens, altérait les traditionnelles lignes de partage et les logiques partisanes. Il se pourrait que la décision française de ne pas intervenir dans la guerre d’Espagne, et la douloureuse mémoire de cette abstention, à gauche, n’y fût pas étrangère. Alexis joua un rôle décisif dans ce retournement, bien qu’il ne soit pas plus facile de le situer sur ce front mouvant. En 1933, il défendait l’influence française en Europe orientale en s’affichant comme un homme de gauche, soucieux d’éviter le retour au directoire des puissances que proposait Mussolini avec son pacte à Quatre. Il voulait la paix, non pas décidée par quelques-uns, mais voulue et garantie par tous, pour consacrer le leadership moral et matériel de la France. En 1936, face à la guerre civile espagnole, la gauche même la plus pacifiste souhaita l’intervention de la NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 459 — Z33031$$14 — Rev 18.02 Les abstentions 459 France au bénéfice du Frente Popular. Le pacifisme d’Alexis demeura insensible à la cause républicaine, et inspira la doctrine de non-intervention pour éviter une généralisation du conflit dans lequel la France ne se serait pas trouvée assurée du soutien de l’Angleterre. Le droit d’ingérence basculant à gauche, Alexis se trouva déporté vers la droite. Face à la remilitarisation de la Rhénanie, son juridisme l’emportait sur son pacifisme, dans l’intérêt de la France ; dans l’affaire espagnole, il justifia la non-intervention, en dépit de la légitimité du gouvernement espagnol, par la nécessité d’éviter la guerre qu’il était prêt à risquer trois mois plus tôt. Sa mise au point du concept de non-intervention procéda également de sa méfiance profonde à l’égard des Fronts populaires, qu’ils fussent français ou espagnol. Il avait pourtant souhaité la chute du gouvernement Sarraut, et le retour des radicaux, alliés aux forces de gauche. Prudent face aux socialistes, et très hostile aux communistes, Alexis jouissait en effet de la confiance sans réserve de Léon Blum, que les élections du printemps 1936 avaient conduit à la tête du gouvernement. De Léon Blum, il n’y a rien à dire que de très connu : lettré, courageux, travailleur, naı̈f et parfois presque trop scrupuleux. Type même de l’intellectuel plus respectueux des autorités spirituelles que des ors de la République, dans un autre genre que Philippe Berthelot, dont il avait été longtemps le voisin et l’ami, Blum était par force sensible à l’auréole poétique d’Alexis. Jean Lacouture, son biographe, a considéré que si le secrétaire général « n’avait pas été le grand poète d’Anabase, Léon Blum n’aurait pas laissé enfermer la diplomatie française dans le filet trop contraignant de l’alliance anglaise 1 ». Courageux, le président du Conseil socialiste alla dans l’affaire espagnole à l’encontre de ses sentiments intimes, qui étaient de soutenir le Frente Popular. Travailleur, il suivit cette affaire de très près. Naı̈f, il n’imaginait pas que sa confiance puisse être trahie par son noble secrétaire général. Pourtant ! À écouter les confidences de Marthe de Fels, quoiqu’il aimât Blum, Alexis lui avait « fait des vacheries, tendu des traquenards, pour voir... Pièges que l’autre déjouait, sans même s’en apercevoir, par sa grande honnêteté et sa candeur 2 ». Le défaut d’expérience, et peutêtre de tempérament de son ministre des Affaires étrangères, le radical Yvon Delbos, réinvestit le secrétaire général d’un pouvoir qu’il n’avait plus connu depuis Paul-Boncour. Annoncé par Le Canard enchaı̂né comme « timide, inoffensif et conciliant », les témoins s’accordent pour affirmer que le nouveau ministre, radical bon teint, tomba d’emblée sous la coupe du secrétaire général. Léon Noël se le remémorait « docile aux conseils d’Alexis Leger » (pour que sa haine d’Alexis soit irréprochable, Noël n’accentuait pas son nom, selon son désir). Aux yeux de William C. Bullitt, l’envoyé spécial de Roosevelt, c’était « un chic type qui ne pesait pas lourd et suivait la ligne de Léger et de la vieille garde du Quai d’Orsay ». Jules Moch, le secrétaire général de la présidence du Conseil, ne doutait pas que Blum l’eût désigné « pour conserver la haute main » sur la politique étrangère. Si bien qu’au souvenir d’Étienne de Crouy-Chanel « pendant toute cette période, Alexis Léger, à la demande même d’Yvon Delbos, a dû NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 460 — Z33031$$14 — Rev 18.02 460 Alexis Léger dit Saint-John Perse directement travailler avec Léon Blum ». Pierre Viénot, l’ancien artisan du rapprochement franco-allemand, lui avait été adjoint en qualité de secrétaire d’État pour s’occuper des affaires du Proche-Orient, ce qui le laissait à la marge des questions européennes. Mais il s’occupait aussi de l’Afrique du Nord ; le Maroc le ramenait à l’affaire espagnole. Viénot travaillait sous le regard vigilant d’Alexis, qui flairait une trajectoire exceptionnelle. Au souvenir de Chauvel, le secrétaire général « ne s’occupait pas des questions confiées à ce jeune et brillant homme d’État. Il se faisait, toutefois, montrer les principaux papiers. “Manque de maturité”, murmurait-il, sans plus ». S’il défendait son pré carré par ces réserves, leurs relations demeuraient très cordiales. Camille Chautemps, ministre d’État chevronné et influent, familier d’Alexis, qu’il retrouva dans son exil américain, Daladier, dont la faveur était entretenue, Cot, jeune loup radical nommé à un opportun ministère de l’Air complétaient, avec Vincent Auriol, ministre des Finances, l’équipe des personnalités décisives du cabinet. Quelques semaines après la formation du gouvernement, ces décideurs durent répondre à une question qui appelait une réponse binaire. Le 17 juillet, la jeune République espagnole (1931), fragilisée par la révolution avortée d’octobre 1934 (proclamation sans conséquence de l’indépendance de la Catalogne, insurrection durement réprimée des mineurs d’Asturie) et le plus jeune encore gouvernement du Frente Popular, issu des élections de février 1936, firent face à une insurrection de militaires monarchistes. Les garnisons du Maroc et des Canaries (dirigées par le général Franco) s’étaient soulevées, suivies par celles des principales villes de la péninsule. Le 20 juillet, le Premier ministre espagnol José Giral sollicita du Front populaire armes et munitions pour mater la rébellion. Blum se montra spontanément disposé à apporter l’aide de la France ; le lendemain, avec Delbos, Daladier et Cot, il décida d’accéder à la requête espagnole, au grand déplaisir de l’ambassadeur espagnol, Juan de Fransisco Cárdenas, sympathisant nationaliste, et bientôt démissionnaire. Il fut décidé de livrer des armes au gouvernement républicain, avec toute la discrétion nécessaire. Las, le même jour, l’attaché militaire espagnol à Paris organisa des fuites dans la presse parisienne. Le lendemain, Maurice Pujo, dans L’Action française, et Henri de Kérillis, dans L’Écho de Paris, fulminèrent de concert contre cet affaiblissement de la France. Quel fut le premier réflexe des diplomates français ? Strauss, l’ambassadeur américain à Paris, croyait savoir que Corbin avait téléphoné personnellement à Blum, le 22 juillet, pour lui représenter l’inquiétude britannique à propos de ces livraisons d’armes. Après guerre, Blum a démenti cette assertion ; Corbin lui avait-il simplement conseillé de venir s’expliquer à Londres, où Delbos devait, le lendemain, participer à une conférence anglo-franco-belge ? Que ce fût de son fait ou pas, Blum se déplaça. Alexis avait probablement pressé le président du Conseil dans ce sens ; c’était le meilleur moyen de lui faire sentir l’impopularité de sa décision en Angleterre. Le procès-verbal des discussions londoniennes, le 23 juillet, ne fait aucune mention de la question espagnole. Mais, dans les NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 461 — Z33031$$14 — Rev 18.02 Les abstentions 461 couloirs, Blum confirma son intention initiale. Il le confirma à Pertinax, qui suivit les discussions pour le compte de L’Écho de Paris, mais surtout à Anthony Eden, le secrétaire d’État britannique. L’un comme l’autre eurent l’impression que Delbos était moins décidé que Blum. De fait, le 24 juillet, le ministère des Affaires étrangères publia un communiqué prudent : « Aucune livraison d’armes ne peut-être faite sans l’autorisation du Quai d’Orsay et le ministère n’a pas eu de telle demande. » De retour à Paris, Blum réunit Delbos, Cot, Daladier et Auriol. Fernandos de los Rios, ancien ministre et délégué de l’Espagne à la SDN, envoyé spécial du gouvernement légitime, plaida la cause républicaine. Delbos se montra prudent ; il évoqua l’hostilité anglaise au caractère révolutionnaire du Frente Popular, mais admit le principe de livraisons d’armes. Or, le 25 juillet, le premier Conseil des ministres qui discuta la question, dans un climat que la presse et la division de l’opinion rendaient passionné, adopta le principe de non-intervention, en même temps que la décision de faire passer des armes au gouvernement républicain via le Mexique. Face à ce revirement, justifié par la crainte d’internationaliser le conflit, la presse de gauche et d’extrême gauche manifesta vivement sa déception. On en resta là jusqu’au 30 juillet, lorsqu’un télégramme de Rabat informa que deux avions italiens, qui appuyaient les forces rebelles, s’étaient posés en catastrophe dans la partie française du Maroc. L’implication de l’Italie devenait patente et le conflit, de fait, international. Le même jour, Blum déclara à la commission des Affaires étrangères du Sénat que la position française était susceptible d’être reconsidérée si l’intervention de l’Italie et de l’Allemagne se confirmait. Jules Moch fut envoyé à Londres, pour sonder l’attitude anglaise. La question de l’assistance au gouvernement républicain fut à nouveau évoquée au Conseil des ministres réuni le 1er août, une semaine après celui qui avait décidé la non-intervention. Delbos exposa l’hostilité anglaise et proposa des règles communes de neutralité ; la position française demeurait révocable en cas de nouvelles interventions étrangères. À peine adoptée, cette position fut soumise à Londres, Bruxelles, Berlin et Rome le 2 août. Deux jours plus tard, la Grande-Bretagne fit connaı̂tre son accord au principe de non-intervention ; le 5 août, Rome et Berlin envoyèrent des réponses évasives, exigeant que l’URSS ne dérogeât pas à la règle. À l’initiative de Blum et de Daladier, l’amiral Darlan partit convaincre l’Amirauté anglaise qu’une victoire des rebelles exposerait la position navale des Alliés à davantage de périls que leur défaite. À l’inverse, sir George Clerck, l’ambassadeur anglais à Paris, exposa à Delbos les dangers d’une action qui rangerait la France aux côtés de l’un des belligérants (le 7 août). Le même jour, le conseil de cabinet (une réunion à laquelle le président Lebrun n’était pas convié) confirma la décision de non-intervention. Certains témoignages font état d’une intervention d’Alexis à ce conseil ; il est impossible de le vérifier, faute de procès-verbaux. Mais ce fut le moment décisif, où Alexis concentra en effet tous ses efforts, avec succès. Le 8 août, le troisième Conseil des ministres consacré à la question espagnole entérina cette politique, qui concernait NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 462 — Z33031$$14 — Rev 18.02 462 Alexis Léger dit Saint-John Perse également la livraison d’armes. Delbos, qui mit sa démission en jeu, exagéra l’adhésion au plan français de Moscou, Rome et Berlin. Le lendemain, le Quai d’Orsay mit l’embargo sur toute livraison d’armes et de matériel de guerre à l’Espagne (permises depuis que l’intervention italienne était devenue flagrante, le 1er août). Le 8 septembre, un comité international de contrôle, d’initiative française, réunit pour la première fois, à Londres, des représentants français, anglais, allemands, italiens et soviétiques. À la sollicitation du gouvernement espagnol, Blum avait donc spontanément répondu « oui », avant de se raviser, de chercher une voie médiane, pour répondre finalement « non », réponse d’autant plus pénalisante pour le Frente Popular que ni l’Allemagne, ni l’Italie (non plus, il est vrai, que l’URSS) ne respectaient le principe de non-intervention. Comment expliquer ce retournement ? L’interprétation classique et confortable de l’historiographie française insiste sur l’hostilité de l’Angleterre à une intervention française. En tenant compte des attentes de l’opinion, des conservatismes du Quai d’Orsay et de l’étendue réelle de la pression anglaise, on peut restituer les dirigeants français à leurs véritables responsabilités. Alexis eut la sienne, à la fois pilote et produit du Quai d’Orsay ; à le suivre, la doctrine de la non-intervention apparaı̂t comme une invention collective, qui ne pouvait mieux être formulée que par le promoteur subtile et complexe de la sécurité collective. Une décision collective, plus vieille que son âge La diplomatie allemande avait conscience des avantages qu’il y avait à diviser l’opinion française sur la question espagnole, à condition d’agir avec suffisamment de délicatesse, de sorte que la presse d’extrême droite ne fût pas discréditée par la publicité que lui faisait la propagande nazie 3. Les divisions de l’opinion publique, depuis la crise antiparlementaire du 6 février 1934, le climat de lutte de classe, pendant les premières semaines du Front populaire, la conscience nationale effritée, tout cela qui exacerbait les antagonismes français conférait à la presse un rôle considérable. Blum n’aurait pas disposé d’une si faible marge de manœuvre si l’opinion n’avait pas été immédiatement alertée de ses projets dont il dut rendre compte. Alexis, quand il ouvrait les journaux, qu’il lisait chez lui, le matin, se trouvait confronté à une interprétation du conflit espagnol qui ne pouvait pas ne pas l’influencer, quoiqu’il eût bien d’autres sources d’informations. Mais la presse ne le baignait pas seulement dans une certaine atmosphère : entre ses mains habiles, elle devenait aussi un moyen de conformer l’opinion. Certains journaux étaient instruits par Alexis d’éléments qui lui permettaient de déplacer les données du problème. Entre le 20 juillet et le 8 août, les habitués du secrétaire général furent particulièrement bien informés, non seulement de sa pensée, mais aussi du secret des décisions. La presse était loin d’être unanime en juillet 1936. Mais à effeuiller cette variété, une seule impression se dégage : un déplacement de la perspective, qui modifia la question telle qu’elle se formulait initialement. Blum n’était NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 463 — Z33031$$14 — Rev 18.02 Les abstentions 463 pas interpellé sur le fait de savoir s’il fallait aider le gouvernement républicain ; l’alternative était altérée, au profit de cette question : fallait-il choisir un camp plutôt qu’un autre ? Au lieu de maintenir les deux parties dans la dissymétrie juridique de leur position initiale, gouvernement légal contre insurrection, le gros de la presse modérée les appréhendait dans leur équivalence factuelle de belligérants. L’ingérence était condamnée a priori, suspecte d’obéir à des motifs idéologiques, préférés à l’intérêt national ; par là on s’interdisait d’y réfléchir en termes géopolitiques. La neutralité devenait un devoir moral à l’égard du peuple espagnol et un devoir politique à l’égard de l’Allemagne, dont il aurait été coupable de provoquer la susceptibilité. La possibilité de monnayer l’abstention française pour obtenir celle de l’Allemagne et de l’Italie s’en trouva d’autant diminuée. Ce déplacement n’était pas étranger aux manœuvres d’Alexis. À l’écart de la grande masse des titres, qui préconisaient l’abstention, la presse de gauche affichait sa sympathie pour la cause républicaine. Pour autant, L’Humanité, Le Peuple et Le Populaire, pour citer les journaux les plus lus, n’affichaient pas une certitude symétrique aux partisans de la neutralité française. À leur manière, ils participèrent au renoncement qui conclut les trois semaines du processus de décision. La solidarité due au Front populaire paralysait la sympathie qu’inspirait le Frente Popular. Aucun de ces journaux, dans un premier temps, ne réclama l’envoi d’armes. Au contraire, en défendant le gouvernement du soupçon d’intervention insinué par la presse de droite, ils contribuèrent implicitement à en frapper d’illégitimité le principe. Le 26 juillet, L’Humanité reproduit le communiqué semi-officiel de l’agence Fournier qui dément toute livraison d’armes sous le titre « Le gouvernement français précise qu’il ne s’immisce pas dans les affaires intérieures de l’Espagne ». En couvrant un mensonge, le quotidien se donnait le sentiment d’être combatif. En réalité, il accréditait l’idée adverse que l’intervention serait une faute : « Il va s’agir maintenant pour messieurs les fascistes français de fournir les preuves de leurs accusations concernant de prétendues interventions de l’État français. » Au cours des trois semaines décisives, l’audace de L’Humanité ne porta pas audelà de ce cri, sous la plume de Vaillant-Couturier : « Des armes ! Pour des hommes ! » Rien de plus : le corps de l’article ne faisait pas la moindre allusion au gouvernement français, ni à sa doctrine de non-intervention. Toute la frustration de ne pouvoir reprocher au gouvernement son inaction se reportait sur les interventions étrangères. Le 25 juillet, le quotidien communiste enrage : « Mussolini et Hitler ont fourni vingt-deux avions qui contribuent à l’assassinat des travailleurs d’Espagne. » N’était-ce pas encore légitimer le principe de non-intervention ? Ou bien L’Humanité reprochait à la presse réactionnaire de « faire œuvre anti-nationale au premier chef », ce qui revenait à entrer dans les catégories de langage et de pensée adverses. On ne trouve pas d’autres facultés de protestation au socialiste Populaire, qui s’indignait de l’attitude du Petit Parisien et du Temps, refusait de croire que L’Œuvre de Tabouis exposait la doctrine du Quai d’Orsay, et tentait de se rassurer : « Le gouvernement de Front NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 464 — Z33031$$14 — Rev 18.02 464 Alexis Léger dit Saint-John Perse populaire, présidé par Léon Blum et le ministre des Affaires étrangères, Yvon Delbos, un républicain sincère et courageux, est entièrement solidaire du gouvernement antifasciste d’Espagne. » Alexis n’avait pas à s’inquiéter de se faire de grands ennemis chez de si complexés adversaires de sa politique de non-intervention, au moment où, rassasiés par les importantes conquêtes sociales, leur pugnacité semblait quelque peu émoussée. Au mois de septembre, le ton changea ; on réclama une autre politique, après avoir laissé s’élaborer une stratégie qui gelait la situation. Alors, L’Humanité n’hésita plus à attribuer l’impasse aux diplomates. Le 13 septembre, l’éditorial de Jacques Duclos cita un membre du gouvernement espagnol : « Les fruits de l’initiative juridique du Quai d’Orsay en ce qui concerne le pacte de “non-intervention” sont là sous nos yeux. Les nations qui pouvaient et devaient dans le respect le plus absolu du droit international autoriser la vente par leurs industries privées de matériel de guerre au gouvernement espagnol en interdisent effectivement l’exportation, cependant que des pays sympathisants envers les rebelles ne se gênent nullement. » Le Peuple n’alla pas plus loin dans l’identification des décideurs. L’accusation la plus directe tomba le 23 août, après que la décision de ne pas intervenir fut arrêtée. Sous le titre « La France républicaine organisatrice du blocus de l’Espagne républicaine », l’éditorial de René Belin égratignait indirectement le secrétaire général. C’est du moins ce qu’un esprit très averti pouvait déduire de l’allusion à ces « diplomates » qui se représentaient en hommes nouveaux, mais s’avéraient acculturés par la Carrière. Traı̂tres à la démocratisation des relations internationales et au respect du droit, ils se révélaient de froids realpolitikers en mettant au point la non-intervention ; c’était finement observé, et finement ciblé, par l’allusion à un autre écrivain diplomate, mais trop subtil pour être dérangeant : « Dans La guerre de Troie n’aura pas lieu, Giraudoux fait dire à Cassandre : “Tu as vu le destin s’intéresser à des phrases négatives ?” On voudrait bien que la diplomatie française – l’actuelle comme les précédentes, mais sontelles si différentes ? – trouvât le temps de faire réflexion sur ce propos. » C’est dans Le Canard enchaı̂né, affranchi de toute solidarité gouvernementale, que l’on put lire les seules mises en cause nominales du secrétaire général. Le Canard n’attendait plus rien de bon d’Alexis depuis qu’il avait préféré sa fonction à l’héritage de Briand, en servant Pierre Laval, son pseudo-légataire. Le 5 août, soit deux jours avant le conseil de cabinet décisif, le journal satirique l’accusa de manipuler l’opinion en faisant croire que la neutralité éviterait une généralisation du conflit, alors qu’elle était déjà avérée. Rare titre à postuler la légitimité d’une intervention française, Le Canard accusait le diplomate d’empêcher les aides discrètes, sur le modèle des Italiens ou des Allemands, en alertant les insurgés espagnols : « La diplomatie française sait très bien ce qu’elle ne veut pas. Comment, nous allions fournir à l’Espagne du gasoil, des vivres et de la ouate ? “Impossible, radicalement impossible”, proteste aussitôt Alexis Léger, qui servait si bien Pierre Laval. On est neutre ou on ne l’est pas. Et le Quai d’Orsay de documenter tant que ça peut les bons journaux de l’Espagne NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 465 — Z33031$$14 — Rev 18.02 Les abstentions 465 factieuse. [...] Cependant, avec leur belle assurance jamais démentie par les faits, les ambassadeurs à Rome et à Berlin télégraphiaient : “Attention. Ici on attend. Mais, au moindre geste de la France, on envoie des avions...” Les avions, bien sûr, étaient déjà partis. » Le 12 août, Le Canard remit Alexis sur le gril ; on ne lui reprochait plus d’être l’inventeur de la nonintervention, mais d’avoir eu l’échine assez souple pour s’y être rallié. Ce n’était pas un mince exploit de n’avoir pas à assumer la responsabilité de l’abstention française, face à la presse de gauche, alors que dans la presse hostile à l’intervention Alexis jouissait du bénéfice intégral de l’invention. Passé ce groupe de journaux favorables aux républicains, l’attente de la presse parisienne dessinait un horizon d’une morne monotonie. Il y avait le gros des journaux de droite, pas plus favorables au secrétaire général qu’à l’équipe gouvernementale, qui mettait en garde le gouvernement contre la tentation d’intervenir par inclinaison idéologique. Ils visaient moins Alexis, ou Delbos, dont ils avaient tôt apprécié la prudence, que Blum, leur cible favorite. Pour la presse de droite et d’extrême droite, la question était ainsi formulée qu’elle comprenait sa réponse : pourquoi fallait-il se garder d’intervenir dans la guerre civile espagnole ? Pour l’occasion, les journalistes de droite étaient disposés à tremper leur plume dans une encre peu à leur goût : le nouvel ordre européen fondé sur l’égalité des petits et des grands, reconnu en droit par la SDN, interdisait de s’ingérer dans les affaires d’un plus petit que soi. De surcroı̂t, l’absence coupable de réaction face à la remilitarisation de la Rhénanie par l’Allemagne justifiait de ne pas réagir à une agression dont la France n’était pas la cible. Tous les arguments valaient à double sens. On était intervenu contre l’Italie agressant l’Éthiopie, et le résultat avait été désastreux. Dès le 23 juillet, Le Figaro voulut croire, par une forme d’autosuggestion qui déplaçait les termes du problème, en « une immixtion impossible ». Le même jour, L’Écho de Paris dramatisait : « Le Front populaire français osera-t-il armer le Front populaire espagnol ? » L’Action française pratiquait l’attaque comme meilleure défense. « Permettra-t-on aux marchands de canons Léon Blum et Pierre Cot de faire passer, au-delà des Pyrénées, des armes destinées à aider les Espagnols à s’entretuer ? » interrogeait la manchette de une. Le Temps, qui exprimait la position du Quai d’Orsay, ne voulait pas s’embarrasser d’apparences partisanes et rabâchait sa litanie depuis le 26 juillet : « le devoir de neutralité ». Cet impératif, qui dictait la conduite d’Alexis depuis ses années chinoises, demeurait sans contenu, et se nourrissait de sa propre obscurité. « La vérité est que dès que l’on abandonne le terrain solide de la non-intervention on s’enfonce dans l’inconnu », avouait l’éditorial du 3 août. Les feuilles qui assumaient leur parti pris nationaliste dénonçaient les raisons idéologiques de sympathiser avec les républicains. Sur un plan stratégique, elles représentaient le risque de justifier d’autres interventions. Avec son langage haineux, Pujo poussait ce raisonnement jusqu’à l’absurde : « Le Juif Blum et son Cot n’ont pas le droit de lancer la France dans cette aventure déshonorante qui fournira une jurisprudence NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 466 — Z33031$$14 — Rev 18.02 466 Alexis Léger dit Saint-John Perse et un exemple aux autres nations, qui seraient tentées d’intervenir un jour dans nos propres affaires. » Les preuves de l’implication italienne dans le conflit ruinèrent cet argument. On lui substitua le risque de conflagration européenne, si d’aventure la France affrontait en Espagne l’Italie ou l’Allemagne. On n’agitait plus l’épouvantail de l’internationalisation du conflit, avérée par la maladresse de l’Italie, mais on prévenait le Front populaire contre une intervention qui provoquerait un élargissement du conflit hors du théâtre espagnol. Le Front populaire était renvoyé au paradoxe de ses intentions pacifistes et de ses actes fauteurs de guerre. « Et dire que Blum est l’apôtre du désarmement », titra L’Action française le 26 juillet. Wladimir d’Ormesson, dans Le Figaro du 24 juillet, avait déjà usé de l’image provocante du « marchand de canons » pour dénoncer les « répercussions incalculables que cet acte d’inqualifiable partisanerie – ou pis encore, de servitude – provoquerait aussitôt non seulement en France, mais en Europe ». Ce reproche adressé au Front populaire d’agir en provocateur vouait au paradoxe ceux qui empêchaient précisément d’agir en toute discrétion ; mais la presse nationaliste revendiquait sans vergogne la révélation des interventions occultes de Blum : « Si L’Action française, dès la première heure, n’avait dénoncé le crime qui se préparait [...], le projet serait réalisé, le crime consommé et un fleuve de sang aurait creusé une frontière nouvelle, difficile à combler, entre l’Espagne et la France. » Léon Blum, probablement immunisé contre les attaques de l’extrême droite, ne pouvait pas être insensible aux accusations de bellicisme quand elles venaient du Figaro, qui passait pour modéré. Son statut d’homme d’État, qu’il étrennait, était remis en cause par l’accusation de dépouiller les forces aériennes françaises au profit des républicains espagnols. Lorsque le régime de Vichy inculpa les responsables présumés de la défaite, le procureur de Riom entonna ce refrain. Delbos était épargné ; L’Action française le représentait saisi d’honorables « scrupules nationaux ». Alexis, qui était régulièrement attaqué par le quotidien royaliste, n’était pas pris à témoin dans l’affaire espagnole, où l’on appréciait son rôle à sa juste mesure. La neutralité défendue par Alexis rencontrait l’attente minimale de la presse de droite, sans que la politique de non-intervention du Quai d’Orsay fût goûtée pour autant. Elle était mal considérée par Le Figaro, et critiquée au premier chef par Wladimir d’Ormesson, qui la trouvait trop alambiquée dans une Europe où chacun s’affranchissait des accords internationaux. Mais en développant spontanément le thème de la concorde nationale, Le Figaro renforçait l’argumentaire qu’Alexis servait à ses chefs et qui correspondait sans doute à la réalité de ses sentiments personnels ; c’était, d’évidence, le meilleur angle d’attaque pour les articles qu’il était en mesure d’inspirer. Alexis insuffla cette idée dans la presse de gauche, qui inspira à Mauriac, de l’autre côté, un éditorial fulminant. Le vieux camarade bordelais d’Alexis proclama sa crainte qu’après les réformes sociales une intervention en Espagne n’accentuât les divisions françaises. Sous le titre accusateur « L’international de la haine », le futur ami de NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 467 — Z33031$$14 — Rev 18.02 Les abstentions 467 l’Espagne républicaine morigénait sévèrement les velléités d’intervention du Front populaire : « Il faut que le président du Conseil le sache : nous sommes ici quelques-uns à essayer de remonter le courant de haine qui emporte les Français ; depuis l’avènement du Front populaire, nous nous sommes efforcés à la modération. Dans une atmosphère de guerre civile, nous avons voulu “raison garder”. Mais s’il était prouvé que nos maı̂tres collaboraient activement au massacre dans la péninsule, alors nous saurions que la France est gouvernée non par des hommes d’État, mais par des chefs de bande, soumis aux ordres de ce qu’il faut bien appeler : l’Internationale de la Haine 4. » En sus de son patriotisme, un certain sentiment de classe prévenait semblablement Alexis contre le Front populaire, quelle que fût l’affection que Blum lui inspirait. Son anticommunisme viscéral le faisait se rencontrer avec ces arguments, de même qu’après guerre il tint pour sienne la ligne libérale défendue par Mauriac dans L’Express. Et c’est encore cette ligne que son vieux camarade Léon-Paul Fargue honora quelques jours plus tard : celle d’une bourgeoisie éclairée, fière d’une tradition française prétendant enseigner la liberté au monde, qui se souvenait sans vergogne de l’aventure napoléonienne, fût-elle despotique, dans la mesure où elle était demeurée d’essence nationale. On ne pouvait en dire autant des interventionnistes du jour, qui n’étaient pas nets de tout parfum moscovite. Alexis partageait, avec cette pensée, la crainte de la discorde nationale, dont il faisait représenter les périls dans la presse qu’il inspirait directement. La dernière semaine de juillet, le très serviable Emmanuel Berl exposa son lectorat de la gauche pacifiste aux arguments d’Alexis, et offrit aux lecteurs de Marianne un pendant à l’article de Mauriac. Le propos n’était pas différent. Il était seulement gauchi d’une pointe d’antinationalisme et velouté d’une caresse au Quai d’Orsay, que Le Figaro lui avait refusées : « Chacun, jusqu’à présent, doit louer la prudente sagesse dont a fait preuve notre diplomatie. Sa tâche est assez délicate. Que nul ne la complique inutilement ! On dit toujours : “La France aux Français”, je dis moi : “Tous les Français à la France !” Elle a besoin qu’ils oublient tout ce qui n’est pas elle et ne veuillent pas autre chose que sa sauvegarde et son bien. » La presse de droite illustrait les périls de l’intervention par des exemples récents. « Lorsque l’Angleterre a commis la folie d’imaginer les sanctions contre l’Italie, nous l’avons suivie. L’événement a prouvé que nous avions eu tort. Aujourd’hui, l’Angleterre a la sagesse de souhaiter l’écrasement du bolchevisme en Espagne. Nous nous désolidarisons d’elle. Une fois de plus l’événement prouvera que nous avons eu tort », s’exaspérait-on à Gringoire, le 7 août, la veille du Conseil des ministres décisif. Dans le même journal, le précédent rhénan conduisit Tardieu à dresser un parallèle guère plus logique. Curieusement, du constat de l’échec de la non-intervention en Rhénanie, remilitarisée en mars 1936, l’ancien président du Conseil déduisait la nécessité de ne pas intervenir en Espagne cinq mois plus tard. Sous l’effet d’une spirale de l’échec, les reculades d’hier paraissaient obliger à de nouvelles lâchetés. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 468 — Z33031$$14 — Rev 18.02 468 Alexis Léger dit Saint-John Perse On n’avait pas moins de mémoire à gauche, mais pour ne pas embarrasser le secrétaire général la presse qui lui était favorable ne lui demandait pas de résoudre le problème en fonction de ceux que le Quai d’Orsay avait récemment affrontés, sans succès, en Abyssinie ou en Rhénanie. On justifiait les vertus pacifiques de la non-intervention par des références plus lointaines : le rôle de l’Espagne dans le déclenchement de la guerre de 1870, ou celui des « mariages espagnols » dans la rupture de la première Entente cordiale. Le fidèle Pertinax, qui offrait l’avantage d’écrire dans le droitier et très diffusé Écho de Paris, piochait dans la geste glorieuse du maréchal Suchet d’Albufera pour sensibiliser l’opinion au danger d’intervenir en Espagne : « Le peuple espagnol n’a point encore oublié la conquête napoléonienne. Gardons-nous de ressusciter le passé, même sous la forme la plus atténuée. Que notre consigne soit de ne pas intervenir. Sinon nous mettrions contre nous, dans tous les cas, la moitié des Espagnols. Et, de surcroı̂t, nous aurions peut-être la malchance de voler au secours des vaincus. Existe-t-il encore aujourd’hui à Madrid un gouvernement digne de ce nom ? C’est douteux. » Alexis soufflait volontiers des références plus proches, quand elles n’étaient pas embarrassantes. Il rappela à Kérillis, son autre contact à L’Écho de Paris, un précédent dont il voulait rafraı̂chir la mémoire de Léon Blum, pour le lier à la tradition du Quai d’Orsay : le refus du gouvernement, quelques mois auparavant, « de livrer des armes au pouvoir régulier d’Athènes contre les Vénizalistes ». Maintenir la concorde nationale, ne pas rompre avec la tradition française ou bien éviter des erreurs passées, une large presse modérée était toute disposée à partager ces raisonnements avec le secrétaire général. Demeurait son argument clé, auquel il souhaitait donner la plus grande publicité : la primauté absolue de la solidarité anglaise. Tous les journaux proches du Quai et de son chef enfourchèrent ce cheval de bataille. Pertinax, envoyé spécial de L’Écho de Paris à Londres, adressait quotidiennement ce message à sa rédaction. Dans l’édition du 25 juillet, il répétait les conséquences d’une intervention, déjà prédite la veille : « Aucune coopération francobritannique n’y résisterait. » Quelques jours plus tard, il reprit son argumentaire, qu’on pourrait mettre dans la bouche d’Alexis, mot pour mot : « Une croisade du Front populaire pourrait fort bien rabattre vers Hitler les conservateurs britanniques, maı̂tres du ministère et du Parlement. » Emmanuel Berl, dans Marianne, n’était pas le moins dévoué porte-parole des idées d’Alexis. Il rappelait le rôle néfaste que l’Espagne avait tenu dans la rupture de la première Entente cordiale, et professait sa foi anglophile, parfait résumé du programme du secrétaire général : « Tout avec l’Angleterre, rien sans elle. Le rapprochement avec Berlin ? Certes ! Dans la mesure où l’Angleterre y participe. L’alliance avec les Soviets ? Sans doute, pourvu que l’Angleterre s’y associe. La protection des petits États ? Bien sûr ! pourvu que l’Angleterre concoure à cette protection. » Ce parfait catéchisme ne conformait pas seulement l’opinion aux vues d’Alexis ; il lui permettait d’échapper à tout ce qu’il y avait de compromettant à servir un gouvernement suspecté de défendre une pensée partisane NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 469 — Z33031$$14 — Rev 18.02 Les abstentions 469 au détriment des intérêts de la France. Alexis saisissait toutes les occasions de souligner les nuances qui séparaient la permanence de la doctrine neutraliste du Quai d’Orsay des outrances d’un gouvernement éphémère. Il prenait date, en vue des gouvernements futurs. Au Petit Parisien, où les lecteurs savaient trouver les vues autorisées du Quai d’Orsay, revenait cette mission pédagogique d’expliquer que la France n’interviendrait pas, quoiqu’elle en aurait eu le droit, et que sa ligne était chaudement accueillie par la Grande-Bretagne. On y annonçait presque quotidiennement le ralliement de l’Allemagne et de l’Italie à la doctrine de la non-intervention ; on y démentait, enfin, l’envoi d’avions français. À droite, Le Journal des débats fit les délices du secrétaire général en décodant subtilement les signaux que le diplomate avait émis depuis le début de l’affaire : « Cette histoire a révélé une terrible anarchie dans la conduite de nos affaires extérieures, écrivit Bernus le 27 juillet. Le Quai d’Orsay a été tenu à l’écart, comme il a eu soin de le faire savoir par un communiqué. Il n’est pas sûr que le ministre de la Guerre ait été régulièrement consulté. Tout a été conduit par MM. Léon Blum et Pierre Cot, jusqu’au moment où un légitime mouvement d’indignation a empêché l’aboutissement de la combinaison préparée dans l’ombre. » C’est à la fidèle Geneviève Tabouis qu’il revint d’exposer à la lettre la position de son meilleur informateur. Dans L’Œuvre, la journaliste révéla que la veille du très décisif conseil de cabinet du 7 août, la journée s’était passée au Quai d’Orsay à préparer le dossier de Delbos, afin de le nourrir d’arguments techniques qui emporteraient l’adhésion des indécis, contre les partisans d’une intervention au gouvernement. Mais alors qu’Alexis croyait mettre au point et faire admettre une formule diplomatique innovante et habile, n’était-il pas la victime d’une illusion, conformé par la tradition du Quai d’Orsay ? Le Département était moins divisé par l’affaire espagnole que l’opinion française. Si chacun était partagé, les diplomates finissaient dans l’ensemble par préférer les avantages immédiats de l’abstention aux avantages indécidables d’une intervention. Alexis ne méconnaissait pas les inconvénients d’une victoire des nationalistes au sud des Pyrénées. Il ne dédaignait pas de gaieté de cœur des alliés qui auraient renforcé les résistances méditerranéennes aux prétentions coloniales de l’Italie et de l’Allemagne. Dans l’affaire espagnole, la France tenait une occasion de prendre l’initiative. Sa position géographique rendait son aide décisive. Ce qui avait été gâché sur le Rhin pouvait être réparé sur les Pyrénées. Que la France aidât massivement les républicains et l’Allemagne ne pouvait plus espérer faire triompher la junte militaire. Alexis, hostile à la passivité de son gouvernement en mars 1936, avait le loisir d’insuffler un esprit de résistance à un gouvernement qui y était davantage disposé. En mars, son avis, pour être audacieux, n’avait pas eu de chance d’être entendu ; en juillet, son expertise pouvait conforter un président du Conseil résolu mais isolé. Bien sûr, la pusillanimité passée pesait sur le présent. Chautemps, comme la presse NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 470 — Z33031$$14 — Rev 18.02 470 Alexis Léger dit Saint-John Perse modérée, justifiait la non-intervention par la lâcheté à laquelle le gouvernement avait habitué l’opinion : « Personne ne comprendra pour quelle raison nous allons courir le risque d’une guerre pour l’Espagne, alors que nous ne l’avons pas fait à propos de la Rhénanie 5. » L’argument équivalait à la perception stratégique d’Alexis : il aurait fallu aller sur le Rhin, puisque tel était le bon droit de la France, et les exigences élémentaires de sa sécurité ; il fallait obliger les Anglais à agir, en agissant. Dans l’affaire espagnole, la sécurité de la France n’était pas engagée ; il ne valait pas d’y exposer l’amitié anglaise. Ce qui ne signifie pas qu’Alexis négligeait l’amitié du gouvernement espagnol. Il savait qu’en favorisant un régime hostile il risquait de rencontrer de graves difficultés dans la gestion des affaires marocaines, indivises aux deux pays. Quatre ans plus tôt, il s’était montré d’un conservatisme sourcilleux lorsque le gouvernement d’Azaña avait offert d’ouvrir une négociation sur le statut mixte de la zone de Tanger et la limite des zones respectives. Jean Herbette, l’ambassadeur de France en Espagne, qui souhaitait favoriser la bonne volonté espagnole, avait rencontré une réserve glaciale chez le secrétaire général par intérim 6. À l’été 1933, Alexis revendiquait pour la France une politique dans la région ; un projet de pacte méditerranéen revenait de temps à autre, comme un serpent de mer qu’on laissait somnoler, de crainte qu’il embarrassât Londres. Mais Alexis l’avait réveillé à l’été 1934, dans le sillage du projet de Locarno de l’Est. Sous l’entreprenant Barthou, Alexis était redevenu ambitieux pour la France, en Méditerranée comme en Europe orientale. Il entretenait régulièrement l’ambassadeur Salvador de Madariaga de son dessein, qui devait mutualiser la sécurité des pays riverains de la Méditerranée. Tout cela, cependant, ne pesait guère face à la solidarité anglaise, qu’il faudrait invoquer en cas d’agression allemande. Il n’était pas le seul à penser ainsi ; malgré la diversité croissante de leurs origines sociales et de leurs tendances politiques, les diplomates firent du ministère un véritable lieu commun dans l’affaire espagnole. Aux facteurs de diversité, s’opposaient les institutions uniformisantes, depuis la couveuse de la rue Saint-Guillaume jusqu’aux pratiques professionnelles, rarement diverties du métier diplomatique par une parenthèse dans une autre administration ou le secteur privé. Les mondanités diplomatiques ne désorbitaient pas les agents de leur milieu d’origine, quelle que fût leur vocation à voyager, l’équipe Léger étant particulièrement sédentaire ; elles les mêlaient seulement aux décideurs d’autres pays, sans les mettre au contact des « forces profondes ». La crainte d’alimenter les divisions nationales précipita et la méfiance à l’égard des masses populaires, qui portaient et menaçaient de déborder le gouvernement, généralisa la circonspection du Quai d’Orsay. La neutralité est l’expression naturelle de la circonspection, et la promptitude à la décider, le signe d’un malaise qu’il fallait trancher. À Londres, Charles Corbin partageait, semble-t-il, le pragmatisme anglais, spéculant que le nationalisme de Franco le préserverait de la tentation d’un rapprochement trop étroit avec l’Allemagne et l’Italie. Jean Herbette avait approfondi son anticommunisme à Moscou, pendant sept ans ; NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 471 — Z33031$$14 — Rev 18.02 Les abstentions 471 en poste à Madrid, depuis 1931, il avait soutenu ostensiblement le gouvernement républicain d’Azaña aussi longtemps qu’il avait réprimé les mouvements ouvriers anarchistes, dans lesquels il voyait la main de Moscou. En février 1936, il avait souhaité la victoire du Frente Popular, plus francophile que la droite catholique, mais sa satisfaction avait vite été limitée par la crainte que le nouveau gouvernement ne parvı̂nt pas à maintenir l’ordre. La position d’Herbette, qui n’était pas du sérail, passait pour l’une des plus conciliantes du Quai d’Orsay ; elle évolua en défaveur des républicains. Amé-Leroy, consul à Lisbonne, n’avait pas attendu la guerre civile pour présenter le Frente Popular en victime de l’anarchie, sinon en otage des anarchistes. Le fidèle de Briand était plus représentatif qu’Herbette du gros des troupes diplomatiques. Une vive hostilité de principe, chez les éléments les plus conservateurs, la peur du désordre, et la crainte que l’idéologie commandât les réflexes du gouvernement français, plus largement, réunissaient les diplomates dans une méfiance vigilante à l’égard du Frente Popular. Celle-là même que leur inspirait le Front populaire, au Département et plus encore dans les postes à l’étranger, si l’on suit Armand Bérard : « L’éloignement avait parfois rendu pour eux difficiles à saisir les événements français. Dans un corps qui s’était, jusqu’à une date récente, recruté dans des cercles assez restreints, les réactions avaient été celles de la bourgeoisie. » Il ajoutait cette anecdote révélatrice : « Mon attention avait un jour été retenue par un télégramme intercepté d’un chef de poste dans un autre continent, donnant instructions à son agent de change : “Vendez toutes mes actions françaises.” » De Berlin, François-Poncet plaida pour la non-intervention, à tous les étages de la crise, tendant toujours à sousévaluer l’aide allemande. L’ensemble du personnel diplomatique, au reste, paraissait peu enclin à l’action, et comme frappé de stupeur après la déroute du 7 mars. Massigli a laissé un subtil témoignage de l’atmosphère fataliste qui empoisonnait le Quai d’Orsay, comme la presse ou les milieux politiques : « Certains fonctionnaires, dont j’étais, ont eu la conviction qu’étant donné l’état de l’opinion française, la division du Parlement, les réserves des milieux militaires, nous risquions vraiment d’aboutir à une affaire sérieuse. Le gouvernement, quelles que fussent les intentions de son chef, quelles que fussent ses affections et ses amitiés, s’effondrerait de la même façon, parce que la France n’était pas en état de résister, et c’est pour cela qu’a été construite la politique de non-intervention. » Les républicains espagnols doutaient si peu des sentiments du Quai d’Orsay qu’ils court-circuitaient ses agents autant que possible. Les messages les plus sensibles étaient portés par l’ambassadeur d’Espagne luimême, au domicile particulier de Léon Blum. Aussi bien, les efforts qu’Alexis déploya pour imposer la non-intervention lui appartenaient en propre, mais procédaient d’une évaluation de la situation indivise aux agents du Quai d’Orsay et, pour ainsi dire, à la plupart des milieux dirigeants. Ceux, souvent parmi les plus jeunes, qui, au sein du gouvernement, prônaient l’intervention, subissaient le conformisme de leurs aı̂nés, plus NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 472 — Z33031$$14 — Rev 18.02 472 Alexis Léger dit Saint-John Perse gradés, plus expérimentés et plus craintifs. Dans ses souvenirs, rédigés en juillet 1941, Jean Zay, favorable à l’intervention, a raconté comment Camille Chautemps influença ses camarades : « Quelques minutes avant le premier Conseil des ministres sur ce sujet, en juillet 1936, il prit les jeunes ministres à part, et, faisant les cent pas avec eux dans la rue de Varenne et sur le boulevard des Invalides, les chapitra énergiquement, leur représentant que l’insurrection militaire serait victorieuse en peu de semaines et que le gouvernement républicain s’écroulerait comme un château de cartes. » Léon Blum, qui espérait obtenir des présidents des Chambres l’avis autorisé, susceptible de convaincre les plus réticents à l’intervention, obtint l’effet inverse, à son retour de Londres. Son témoignage, après guerre, coı̈ncidait exactement avec celui de son directeur de cabinet, André Blumel : « Il trouva chez Jeanneney une opposition irréductible. “Vous risquez de nous conduire à la guerre, et c’est vous, Blum, le pacifiste, qui aurez fait cela... S’il y avait des complications européennes, l’Angleterre ne nous suivrait pas.” Herriot reprit le même thème (les deux présidents s’étaient sans doute concertés) avec une intensité amicale passionnée : “Léon, je t’en prie, mon grand, ne te fourre pas là-dedans !” » Blum, lui-même, ne s’est jamais défaussé de sa responsabilité sur le partenaire britannique ; devant les parlementaires réunis en commission d’enquête, après la guerre, il fit revivre ce dialogue avec Eden : « Allez-vous envoyer des armes à la République espagnole ? — Oui. — C’est votre affaire, mais je vous demande une seule chose : soyez prudents. » Plus tard, lorsque Yvon Delbos ouvrit temporairement la frontière française, pour faire pression sur l’Allemagne et l’Italie, réticentes à adopter des amendements qui rendissent moins virtuelle la règle de non-intervention, Anthony Eden, son homologue anglais (dont les sentiments personnels étaient très partagés), lui dit : « N’ouvrez pas la frontière, mais faites-y passer ce que vous voulez. » La gouvernante anglaise était assez tartuffe. Discret dans son soutien au général Franco, dont il attendait, pragmatique, une victoire rapide, le gouvernement anglais espérait de son partenaire que ses espoirs inverses fussent d’une discrétion comparable. La doctrine de la non-intervention répondit aux vœux de Chamberlain, ce qui ne signifie pas qu’il aurait imaginé ou sollicité le principe du gouvernement français si Alexis ne l’avait pas imaginée et habilement appliquée. Pour répondre à une attente collective, cette formule astucieuse lui appartenait en propre. L’invention de la non-intervention et son reniement Le mot de Léon-Paul Fargue, « du pain pour tout le monde, très bien, le pain obligatoire, non merci », résume à merveille les sentiments d’Alexis à l’égard du Front populaire. Raymond de Sainte-Suzanne percevait sa répugnance, tramée dans sa prudence : « Au moment du Front populaire, des ouvriers travaillaient à nos bureaux. L’un d’eux hissa le drapeau rouge NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 473 — Z33031$$14 — Rev 18.02 Les abstentions 473 sur le toit. Consulté, Alexis renvoya la question au cabinet, en effet compétent. » Sur le vif, Alexis ne fit pas mystère de son sentiment dans l’affaire espagnole. Sainte-Suzanne, qui avait rejoint son secrétariat quelques semaines avant le déclenchement de la crise, dressait ce bilan en 1939 : « Il n’a cessé d’être un “dur” [...] sauf dans les affaires d’Espagne. » Pour Salvador de Madariaga, qui avait été ambassadeur d’Espagne à Paris, et continuait de représenter son pays à la SDN, Alexis se trouvait « à l’origine de la politique de non intervention » : « Ce n’était pas un réactionnaire, et en aucun cas un pro-Allemand. [...] Sa conclusion se déduisit nécessairement des intérêts français. Selon ces stricts attendus, elle ne manquait pas de pertinence, puisque son chef, Yvon Delbos, s’y rallia, puis l’ensemble du cabinet. La discussion ne fut pas facile. En réalité, ce fut certainement un crève-cœur. Le dernier mot revint à Daladier, qui était demeuré silencieux pendant tout le débat. À la question du président Lebrun : “Le ministre de la Guerre prend-il la responsabilité de sortir du matériel militaire de France dans le contexte actuel ?”, Daladier répondit : “Non.” Ce qui régla la question. » * Les historiens de la guerre d’Espagne ont consacré cette image. À croire John E. Dreifort, le biographe de Delbos, le plan que le ministre présenta au conseil de cabinet, le 1er août, avait été conçu par le secrétaire général. En fondant son jugement sur l’étude biographique qu’Elizabeth Cameron lui avait consacrée, en 1953, à partir de conversations avec Alexis, Dreifort accréditait seulement le récit rétrospectif du diplomate français. L’ancien secrétaire général n’avait pas encore renié son point de vue initial, si impopulaire fût-il devenu. Il est vrai qu’aux États-Unis, où il résidait, l’image du Front populaire demeurait si négative qu’il n’était pas dégradant d’endosser la responsabilité d’une décision prise en contradiction avec le vœu des socialistes, tenus pour responsables de l’affaiblissement et de la défaite de la France. Dans sa traduction française de l’étude de Cameron, Alexis se targuait encore, en 1965, d’avoir pu « amener Blum, contre ses propres sympathies personnelles, à proposer la non-intervention comme la meilleure garantie possible contre le risque d’extension du conflit ». Dans la présentation de son action diplomatique qu’il avait lui-même rédigée, dans ce volume d’hommage, il endossait sans vergogne la responsabilité d’avoir préconisé, « sous le gouvernement du Front populaire, la neutralité de la France dans la guerre d’Espagne, pour s’assurer diplomatiquement celle de l’Angleterre, orientée différemment sous un gouvernement conservateur, et dont la prise de parti d’un autre côté que la France eût fait le jeu de l’Allemagne hitlérienne aux dépens de l’équilibre européen ». La plupart des historiens de la guerre d’Espagne attribuent au secrétaire général cette influence, qui n’est d’ailleurs pas usurpée. Mais ils se fondent essentiellement sur des commentaires rétrospectifs, appuyant leur démonstration sur un seul élément exhumé des archives, de deux ans postérieur au processus de décision : les quelques phrases prononcées par Alexis au * Salvador de Madaniaga, Spain, p. 385, traduit par nos soins. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 474 — Z33031$$14 — Rev 18.02 474 Alexis Léger dit Saint-John Perse cours d’une séance du Comité permanent de défense nationale, un organisme fondé par Blum, où siégeait le secrétaire général. Le 15 mars 1938, suite à l’Anschluss et face à l’intervention massive des dictatures en Espagne, qui menaçaient de prendre en tenaille les positions méditerranéennes de la France, les ministres du second cabinet Blum furent tentés de secouer le dogme de la non-intervention. Alexis prouva en cette occasion son attachement durable à la politique de neutralité. L’Allemagne et l’Italie considéreraient-elles l’intervention française comme un casus belli ? lui demanda Léon Blum. « Sans aucun doute », répondit Alexis. Et de conclure : « Il ne saurait s’agir de notre part que de mesures de réaction, pas de gestes préventifs. L’Angleterre se séparera de nous si nous abandonnons la nonintervention sans un élément nouveau. » Si ce document confirme l’attachement durable d’Alexis au principe de la non-intervention, il ne montre pas qu’il en inventa la formule. Les archives françaises sont très lacunaires sur l’élaboration d’une doctrine dont les postes eurent seulement à défendre les conclusions, sans avoir été associés au processus de décision. Elles laissent seulement voir la grande activité d’Alexis pour défendre le choix du gouvernement de ne pas intervenir, ce qui montre au moins son adhésion immédiate et sans réserve au principe de non-intervention, si l’on veut bien se souvenir de quelle manière il s’acquittait de l’exécution d’arbitrages qui lui déplaisaient. Au contraire, quand il s’agissait d’une décision qu’il avait inspirée, il la défendait avec l’habileté de sa plume et l’autorité de sa fonction. Roger Peyrefitte a relaté exactement la subtile hiérarchie que les postes savaient déchiffrer à la réception des instructions parisiennes : « Un télégramme signé Delbos annonçait une communication importante – la signature habituelle était “Diplomatie” ou, à un degré supérieur, “Léger”. » Or, le 27 juillet, Alexis signa personnellement le télégramme pour Madrid qui démentait la livraison d’armes ; il en fit de même avec le duplicata envoyé pour information à tous les postes, les plus obscurs comme les plus considérables 7. Le 9 août, le principe de la non-intervention finalement arrêté, c’est encore lui qui prépara, puis corrigea, le télégramme informant les postes de la doctrine française. On devine sa satisfaction à sa façon d’annoncer le retour à la sagesse initiale que le Quai d’Orsay avait spontanément défendue : « Le gouvernement a décidé de confirmer dès maintenant sa décision du 25 juillet de ne pas autoriser les exportations d’armes et de fournitures pour l’Espagne, sans même maintenir la dérogation qu’il avait alors admise. » Il inscrivit cette décision dans un plan d’ensemble en soulignant que « la France [accentuait] par là sa position de non-intervention avec l’espoir que son exemple [serait] imité 8 ». Ce ne sont là que des signes ténus, infimes même, et encore postérieurs au processus de décision. Faut-il en voir un autre dans le fait que les télégrammes intermédiaires qui, à rebours, informèrent les postes que le gouvernement reprenait sa liberté d’intervention, suite à la preuve de l’implication italienne, furent préparés et signés par Bargeton ? À condition de préciser que si Alexis n’aimait pas signer des télégrammes contraires à ses sentiments, Bargeton, plus dévoué, n’était pas NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 475 — Z33031$$14 — Rev 18.02 Les abstentions 475 moins hostile à l’intervention, et ne manifestait pas une conviction différente de celle de son chef en paraphant des télégrammes qui ne lui déplaisaient pas moins. Reste à élucider le rôle d’Alexis dans le processus de décision. Dans l’ensemble, les diplomates firent sentir tout le poids de la tradition qu’ils incarnaient au brave Yvon Delbos, qui s’asseyait pour la première fois, et non sans timidité, dans le fauteuil de Vergennes. Elle obligeait deux fois leur ministre. Comme héritier du pacifisme de Briand, il était renvoyé à sa responsabilité d’homme de gauche. Les diplomates avaient beau jeu de lui rappeler que la non-intervention des grandes puissances dans celles des petites constituait l’un des dogmes de la politique extérieure française depuis Briand. « On considère ici, lui câblait de Berlin François-Poncet, que notre pays, qui a toujours préconisé la thèse de la non-immixtion dans les affaires intérieures des autres peuples, est en train de s’infliger un démenti et de créer un précédent fâcheux. » François-Poncet flattait l’indépendance de vue d’Yvon Delbos, pour lui rappeler qu’il défendait les intérêts invariants de la France plutôt qu’une idéologie partisane, en enfonçant aussi loin que possible le coin que l’Allemagne s’était plu à glisser entre le président du Conseil socialiste et son ministre des Affaires étrangères radical : « Les mises au point émanant du Quai d’Orsay ont été enregistrées ; mais on n’a pas caché qu’on les trouvait peu convaincantes ; ou plutôt l’on a insinué que le Quai d’Orsay n’était pas d’accord avec la présidence du Conseil. » Il est piquant d’observer que les historiens ayant dirigé l’édition des Documents diplomatiques français entraient encore dans cette façon de voir lorsqu’ils publièrent le volume consacré à l’année 1936, au milieu des années 1960, justifiant à leur tour la non-intervention par une tradition qu’ils s’employèrent à démontrer. C’est ainsi que le télégramme annonçant la position de neutralité du gouvernement, envoyé le 2 août 1936 aux principaux postes, reçut trente ans plus tard l’appui supplétif de Pierre Renouvin et Maurice Beaumont, dépositaires de la tradition historique, en note à l’édition du télégramme : « Déjà, le 19 octobre 1909, Pichon, alors ministre des Affaires étrangères, avait précisé la position du gouvernement français à l’égard du gouvernement espagnol, à l’occasion d’une interpellation de Flaissières, sénateur socialiste des Bouches-du-Rhône, après l’exécution de l’anarchiste Ferrer : “Nous nous sommes imposé comme règle invariable de ne jamais intervenir dans la politique intérieure des gouvernements étrangers. C’est une règle qui est à la fois équitable et tutélaire. Elle est conforme au droit des peuples, auxquels il appartient de se gouverner comme ils l’entendent et qui peuvent seuls apprécier et juger les actes de leurs gouvernements.” 9 » Il y avait, enfin, l’habitude de la diplomatie française, depuis quelques années, de ne jamais prendre d’initiative, ni de courir de risque. En intervenant en Espagne, Léon Blum brusquait cette inertie, qui se parait des vertus de la tradition ; des dépêches diplomatiques affluèrent de toute l’Europe pour signaler que l’intention d’intervenir produisait une impression NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 476 — Z33031$$14 — Rev 18.02 476 Alexis Léger dit Saint-John Perse fâcheuse. Alexis ne ménagea pas sa peine pour faire sentir à Delbos qu’il rompait avec les usages. Dans ces semaines décisives, il fit préparer de nombreuses notes juridiques pour faire état de la tradition française de non-immixtion. Le secrétaire général incarnait la continuité et la neutralité de son administration. Il jouissait encore de la réputation de « ne pas être sectaire ». C’est l’expression qui revenait chez les diplomates pacifistes de droite ; on la trouve sous la plume de personnalités aussi différentes que Louis de Robien et Roger Peyrefitte, qui se félicitaient également du barrage qu’Alexis élevait contre le « bellicisme de gauche ». Le 27 juillet 1936, pour démentir l’aide française au Frente Popular, Alexis, le premier, avait employé l’expression de non-intervention, assortie d’une justification briandienne, utile caution devant les milieux que cette décision déchirait : « Le gouvernement de la République a déjà, en différentes occasions, marqué qu’il s’était fait une règle de ne pas intervenir dans les affaires intérieures des autres États. Dans les circonstances actuelles il a dû prendre toutes les dispositions que sa fidélité au principe de non-intervention lui impose, même au regard d’un gouvernement régulier et ami, et quelque légitime que soit la lutte que celui-ci poursuit pour le maintien de l’ordre 10. » Cette primauté ne faisait pas de lui l’inventeur de la doctrine, ni même, à vrai dire, de l’expression. Avant lui, un autre écrivain diplomate en avait usé, confronté à une autre guerre civile espagnole, lorsqu’en 1822 les libéraux avaient menacé la monarchie de Ferdinand VII, roi bourbon. Au nom de la raison d’État, Chateaubriand avait dû répondre à une alternative équivalente, formulée par les partis intérieurs, où se superposaient déjà des considérations de principe (les grandes puissances pouvaient-elles s’ingérer dans les affaires intérieures, et notamment dans les révolutions des autres pays, aussi longtemps que la paix européenne n’était pas en jeu) et des inclinations de partis (libéraux versus ultras). Les libéraux et les royalistes de la Restauration pouvaient figurer, pour les hommes de la IIIe République, la gauche interventionniste et les nationalistes abstentionnistes. Chateaubriand, ministre des Affaires étrangères depuis décembre 1822, n’entendait pas que les orateurs de la Chambre lui dictassent sa position selon leurs intérêts domestiques : « L’intervention ou la non-intervention, défendue tour à tour à la tribune, est une puérilité absolutiste ou libérale dont aucune tête puissante ne s’embarrassera. » En 1936, Morel, l’attaché militaire en Espagne, qui déclarait crânement aux ministres du Front populaire qu’un roi de France eût fait la guerre, se souvenait peut-être de ces paroles. Le succès de l’expédition française, et la victoire du Trocadéro, qui avait délivré le roi prisonnier des révolutionnaires, avait fait plastronner Chateaubriand ; il avait démontré qu’on pouvait être « un premier écrivain [...] en gagnant des batailles comme César ». Rien moins que modeste, il se rengorgea dans ses Mémoires d’outre-tombe : « Par nous seuls l’Europe s’était maintenue en paix. » Un gros siècle plus tard, la paix constituait encore la politique d’Alexis, mais il espérait la préserver par l’abstention plutôt que par l’intervention. À n’en pas douter, le signal décisif pour NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 477 — Z33031$$14 — Rev 18.02 Les abstentions 477 empêcher Delbos de se jeter dans l’aventure devait être émis de Londres qui, comme au congrès de Vérone, en 1822, plaidait contre l’intervention. D’un siècle à l’autre, en défendant la même doctrine, le gouvernement anglais était passé d’un camp à un autre, des libéraux aux conservateurs. Comme bien d’autres, André Blumel, membre du cabinet de Blum, s’est complu à rejeter sur Londres la responsabilité d’une décision que l’issue du conflit lui fit regretter : « Il y a eu deux démarches, non pas comminatoires certes, mais deux avertissements. Je crois que l’ambassadeur à ce moment-là était encore sir George Clerk. Il y eut deux démarches dont le sens était le suivant : si la France livre des armes et se trouve entraı̂née dans un conflit, l’Angleterre ne pourra pas être à ses côtés. » La lecture des archives anglaises confirme ces démarches ; mais André Blumel ignorait que les diplomates français en étaient à l’origine. Qu’ils aient surestimé les réticences anglaises et voulu devancer leurs objections, ou qu’ils aient surtout dissimulé leur propre hostilité au Frente Popular derrière celle de l’Angleterre, ce sont les diplomates français qui ont demandé au Foreign Office de barrer les velléités interventionnistes de leur propre gouvernement. Le 25 juillet, le soir de la première bataille décisive, l’ambassadeur d’Angleterre à Paris informa son gouvernement de la position française. Il ne se flattait pas qu’elle fût le fruit de son influence ; tout juste savait-il par René de Saint-Quentin, le directeur d’Afrique, que les diplomates du Quai d’Orsay avaient joué un rôle décisif pour imposer ce point de vue, qui divisait le cabinet : « Cette décision n’a été prise qu’après une violente opposition de points de vue au gouvernement, et le Quai d’Orsay a eu à exercer toute son influence pour que la décision ne fût pas prise dans le sens contraire. » Par un amusant effet de symétrie, les éditeurs des documents diplomatiques anglais défaussaient leurs diplomates, comme les historiens français avaient exonéré les leurs. « Il n’y a aucune preuve dans les archives du Foreign Office, ni dans les mémoires de lord Avon [Anthony Eden] (Facing to the Dictatures, Londres, 1962), que Blum ou Delbos aient discuté de la requête espagnole avec Eden ou des hauts fonctionnaires du Foreign Office pendant leur visite à Londres 11. » La postérité de la non-intervention n’inclinait pas à en revendiquer la paternité. Sur le vif, elle paraissait si peu compromettante aux Anglais, et tellement timide au regard des légitimes intérêts français, qu’ils flairaient un piège dans la proposition du gouvernement Blum. Non contents de s’être ainsi déculottés, les diplomates français demandèrent à être fessés par la gouvernante anglaise. Le 4 août, Roger Cambon, adjoint de Corbin à Londres, demanda explicitement au gouvernement anglais de contenir les interventionnistes du Front populaire : « Seule l’affirmation de la solidarité franco-britannique permettra à Blum de résister aux éléments qui, en France, sont déterminés à aider le gouvernement espagnol. Il est peut-être déjà trop tard pour y parvenir. » Comment penser que Cambon, scrupuleux à l’extrême, et confondu avec sa fonction, aurait pu agir ainsi de sa propre initiative ? NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:29 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 478 — Z33031$$14 — Rev 18.02 478 Alexis Léger dit Saint-John Perse Mais l’essentiel se joua à Paris, où l’ambassadeur Clerk avait manifestement reçu des sollicitations similaires des diplomates français. Alors qu’on ne voit pas que l’invite de Roger Cambon ait été suivie d’effet, Clerk pressa Delbos bien au-delà des instructions de son gouvernement, inspiré par l’état-major du Département, lorsqu’il lui rendit visite le 7 août, à la veille du troisième Conseil des ministres qui décida finalement de la non-intervention. Il avoua sans ambages à Delbos qu’il agissait sans mandat, et le reconnut bien volontiers devant son gouvernement, lorsqu’il rendit compte de sa démarche : « J’ai demandé à Delbos de bien vouloir excuser mon franc-parler, et je lui ai redit que je ne parlais qu’en mon nom seul, et de ma propre initiative, mais que j’estimais la situation trop critique pour ne pas lui représenter le danger d’une position qui, plaçant peut-être définitivement le gouvernement français dans un camp, entraverait l’étroite coopération de nos deux pays, que la crise rend si nécessaire. [...] J’ai bien conscience d’avoir engagé ma propre responsabilité en parlant en ces termes au ministre des Affaires étrangères, sans instructions, mais j’avais des raisons de croire que les plus extrémistes, au gouvernement, exerçaient une pression croissante sur Blum, et j’ai agi avec la certitude de renforcer la position des éléments modérés et responsables du cabinet 12. Londres ne lui en tint pas rigueur ! Le 10 août, un télégramme du Foreign Office approuva sa démarche, et se réjouit de son heureuse influence. Mais de qui venaient ses informations sur le danger que constituaient les éléments « extrémistes » ? Première mystification : du dialogue entre Clerk et Delbos, il ressort, selon les comptes rendus respectifs, que chacun crut avoir appris de l’autre l’intention (fabulée) du général Franco d’offrir les Baléares à l’Italie et les Canaries à l’Allemagne, en cas d’intervention de leur part en faveur du camp rebelle 13. Une situation ainsi vaudevillesque suppose l’intervention d’un tiers. On imagine volontiers Alexis écoulant deux fois sa marchandise, la non-intervention, en l’appréciant auprès de chacun des acheteurs par les fausses confidences de l’autre. Il assurait à Delbos tenir de l’Angleterre que Franco était disposé à marchander avec l’Allemagne et l’Italie, si l’on ne parvenait pas à imposer à tous le principe de non-intervention ; il vendait son projet à Londres, en agitant la même illusion, pour faire croire à son ministre que l’idée venait moins de lui que de l’Angleterre. Clerk et Delbos étaient également manipulés par les diplomates du Quai d’Orsay. Au soir du 8 août, le jour décisif, Clerk confia au Foreign Office qu’il avait ignoré l’opportunité de sa démarche lorsqu’il l’avait entreprise, la veille au soir : « Je ne savais pas, quand j’ai demandé au ministre des Affaires étrangères de me recevoir, qu’il devait participer à une réunion du cabinet si tôt après notre discussion, mais l’entretien paraı̂t avoir été opportun. » Qui l’avait si précisément minuté ? Lloyd Thomas, l’adjoint de Clerk, se souvenait d’avoir été subtilement sollicité par Bargeton, qui était probablement mandaté par Alexis ; à l’échelon supérieur, l’ambassadeur Clerk avait certainement été contacté par le secrétaire général luimême, qui avait habilement programmé la rencontre. Le directeur politique et le secrétaire général faisaient corps pour réclamer du Foreign NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 479 — Z33031$$14 — Rev 18.02 Les abstentions 479 Office qu’il relaie et démultiplie la pression qu’ils exerçaient sur le gouvernement français. Lloyd Thomas découvrit avec ravissement l’efficacité de la démarche de son chef devant sir Alexander Cadogan, un autre appeaser, bientôt appelé à remplacer Vansittart : « Je crois que la conversation de l’ambassadeur avec Delbos, vendredi soir, a bien pu constituer le facteur qui a décidé le gouvernement, ici, à annoncer la politique de non-intervention en Espagne. Nous savons que la décision a été prise en dépit de points de vue très divergents parmi les membres du cabinet, et Bargeton, que j’avais vu vendredi matin, m’avait dit que la position de Delbos, Chautemps et des autres membres les plus raisonnables du gouvernement n’étant guère assurée, tout ce qui pourrait renforcer la détermination de Delbos serait très bienvenu. » À Paris, le rôle décisif de l’intervention de Clerk n’était plus qu’un secret de polichinelle. C’est l’origine de son intervention, inspirée par Quai d’Orsay, qui demeurait dans l’ombre. Quelques jours plus tard, le chargé d’affaires autrichien félicita Clerk, en lui faisant savoir que « de son point de vue, qui était celui de toutes les personnalités bien informées du corps diplomatique, les conseils de modération qu’il avait prodigués, même à titre personnel, et officieusement, avaient fait pencher la balance ». Le Foreign Office crut prolonger les efforts faussement spontanés de son ambassadeur à Paris, en exerçant à son tour la pression qu’il n’avait pas osé exercer de lui-même, alors qu’il se ralliait au plan médité par Alexis. « Nous ne devrions pas hésiter à renforcer le gouvernement français dans ses efforts – et même à l’y obliger, si nécessaire, en l’y pressant – pour se libérer du joug communiste, qu’il soit intérieur ou qu’il vienne de Moscou, indiquait un haut fonctionnaire. Même si cela devait nous exposer à nous mêler, à un moment donné, des affaires intérieures française, cela vaudrait la peine d’en courir le risque. » Deux jours plus tard, sir George Mounsey, l’adjoint de Vansittart, fit donner la cavalerie, en mettant en œuvre ces recommandations téléphonées par son ministre : « Eden a suggéré que nous incitions avec plus de rigueur notre presse à souligner notre soutien absolu à l’attitude française. » C’était exaucer très exactement le vœu d’Alexis. Le 9 août, il avait prescrit à Cambon de « bien souligner » que la résolution française de promouvoir la non-intervention faisait aux responsables anglais « un devoir encore plus pressant de donner à [son] initiative » leur « plein appui diplomatique 14 ». Reste à comprendre pour quelle raison Alexis s’est opposé à ce que le gouvernement français soutienne le gouvernement espagnol, si l’on comprend sans peine l’intérêt qu’il trouva à agir de façon dissimulée et indirecte, en se cachant derrière les Anglais. Il ne voulait pas affaiblir la position d’arbitre de la France, ni l’autorité qu’il revendiquait pour elle sur la scène européenne, qui faisaient le prix de la sécurité collective. Il voulait moins encore se trouver dans le même camp que l’URSS, alors qu’il freinait les négociations militaires avec Moscou. Dans sa conversation du 8 octobre 1936, avec le général Schweisguth, il ne dissimulait pas son hostilité à l’emprise soviétique dans le camp qui n’avait décidément pas sa NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 480 — Z33031$$14 — Rev 18.02 480 Alexis Léger dit Saint-John Perse faveur : « Il va avoir dans les quinze jours prochains à jouer une partie décisive. Si l’ambassade soviétique qui s’est installée au Palace Hôtel à Madrid est obligée de vider les lieux, ce sera le commencement de la régression du flot bolchevique. Les Soviets vont tout faire pour l’éviter. Déjà ils “placent une bombe” en proposant de rompre le pacte de non-intervention, ce que la diplomatie française va chercher à parer. » Mais avant tout, la France ne devait pas apparaı̂tre comme fauteur de guerre. C’était une hantise des diplomates, et d’Alexis en particulier : il ne voulait pas que l’on puisse imputer à la France le déclenchement d’un conflit, à l’instar de l’Allemagne, dont les responsabilités dans la Grande Guerre avait fondé le principe des réparations. Alexis n’aimait pas reconnaı̂tre ses erreurs. Il refusa de réévaluer la pertinence de sa doctrine, quand les divers manquements des dictatures et les progrès de l’impérialisme allemand, lui donnèrent un fameux coup de vieux. Certains ont voulu imaginer que le secrétaire général avait manigancé un double jeu en imaginant la non-intervention. On ne peut pas suivre les persiens, convaincus d’un « calcul de Léger », fondé sur une tactique dilatoire (« la proposition d’accord international s’accompagne de la nécessité d’attendre la réponse des capitales étrangères ») qui aurait permis « une aide française à la République espagnole 15 ». Le raisonnement est faussé par une prémisse erronée : « Il aimait l’Espagne et l’hispanité, il était un républicain, comme tous les Léger de Guadeloupe avant lui. » C’est ignorer l’emprise de Moscou sur les forces républicaines et l’anticommunisme farouche d’Alexis. À ce jugement, il faut opposer la confidence que Marthe de Fels fit à Roger Martin du Gard, en 1940, délivrée du pacte de silence qui liait les deux amants par le départ du secrétaire général déchu : « Léger haı̈ssait l’Espagne rouge. Il avait dit : “Si on marchait avec les rouges, je donnerais ma démission.” Et il tenait à son pouvoir ! C’est uniquement par ses manœuvres et son influence qu’il a empêché la France du Front populaire de porter aide à l’Espagne. » Martin du Gard ajoutait pour lui-même : « Et le destin de l’Europe tout entière en eût sans doute été changé. » De fait, tous les diplomates français, quels que fussent leurs sentiments personnels, ont admis que le Quai d’Orsay a freiné les livraisons d’armes aux républicains espagnols, de telle sorte que les mailles du filet ont été tissées plus serrées en France qu’en Allemagne ou en Italie. Armand Bérard, qui ne cache pas dans ses mémoires sa faveur pour les républicains, confesse que dans sa position de directeur du cabinet de Pierre Viénot, farouche partisan d’une intervention, il arbitrait lui-même chaque flagrant délit d’intervention dans le sens de la rétention, loyal à l’arbitrage officiel : « J’eus à prendre un dimanche après-midi une décision où je fis sans doute preuve de trop de bonne foi. Delbos et ses collaborateurs étaient, si je ne me trompe, partis pour Londres, Viénot était en déplacement, Léger inatteignable. Le cabinet de l’Air téléphonait : “Les troupes du général Queipo de Llano marchent sur Cordoue ; les républicains nous demandent quelques avions de bombardement pour les arrêter ; les appareils sont NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 481 — Z33031$$14 — Rev 18.02 Les abstentions 481 prêts ; ils sont peints aux couleurs espagnoles ; le ministère des Affaires étrangères y fait-il opposition ?” Je demandai à consulter ; on me rappellerait une heure plus tard ; je ne pus joindre personne ; quand on me téléphona de nouveau, je refusai de donner un assentiment à un acte aussi grave. Un collaborateur de Neurath n’eût pas eu pareil scrupule. » Le secrétaire général ne se conduisait pas autrement, au souvenir d’Étienne de Crouy-Chanel : « Un après-midi, Alexis Léger m’envoya à la Chambre, où avait lieu un débat de politique étrangère, pour informer le président du Conseil d’un incident dont nous venions d’être saisis. La gendarmerie française avait arrêté à la frontière catalane un train bourré d’armes et de munitions provenant des stocks militaires français, le tout convoyé par des “volontaires” plus ou moins encadrés. L’opération, effectuée à visage découvert, était de celles que le Comité de Londres [l’organisme qui réglementait la non-intervention] proscrivait. Fallait-il laisser faire ou arrêter la tentative ? J’étais chargé d’informer le chef du gouvernement et de recueillir son instruction s’il voulait m’en donner une. Je parvins à joindre Léon Blum dans un couloir de la Chambre et à lui exposer la question. “Que conseille Léger ?” me demanda le président. Je répondis qu’il préconisait l’arrêt du convoi. “Eh bien, c’est d’accord ; je prends cela sur moi”, décidat-il après une seconde d’hésitation. » Intransigeant avec les velléités d’interventions officieuses, Alexis usait-il de sa machine diplomatique pour endiguer avec la même efficace l’aide germano-italienne ? Dans l’étude de Cameron, Alexis excipe d’un télégramme de janvier 1937, que le chargé d’affaires allemand à Paris avait envoyé à son département, pour démontrer sa fermeté : « La crise espagnole allait fournir à Alexis Léger l’occasion de montrer une fois de plus sa maı̂trise, dans une instance critique des relations entre France et Allemagne. Des rumeurs au sujet de mouvement de troupes allemandes au Maroc espagnol avaient commencé de semer l’alarme. Le secrétaire général, agissant en l’absence de Delbos et de Blum, protestait immédiatement auprès de l’ambassadeur d’Allemagne à Paris. » Le télégramme en question révèle au contraire qu’Alexis apparut au chargé d’affaires allemand très en retrait de Pierre Viénot. Le secrétaire d’État voulait faire une large publicité aux informations dont Noguès, depuis Rabat, avait fait état le 7 janvier, à propos de l’entrée de troupes allemandes au Maroc espagnol. Au dire du chargé d’affaires allemand, alors que Viénot, après avoir consulté Blum par téléphone, avait réclamé qu’on alertât l’opinion publique, Alexis avait plaidé – en vain – pour une démarche strictement diplomatique, qui ne fı̂t pas de vague 16. Le 9 janvier, revenant sur cet incident, l’ambassadeur allemand ajouta cette précision sur l’attitude inhabituellement souple du secrétaire général : « Léger s’est exprimé sans réserves ni détours, mais contrairement à ses manières habituelles, il cherchait manifestement à être aussi conciliant que possible dans la forme. » Pour étouffer ce brusque retour de flamme français, le ministre allemand des Affaires étrangères von Neurath reçut longuement FrançoisPoncet. Il poussa l’hypocrisie jusqu’à suggérer très aimablement que l’affaire espagnole, de pomme de discorde, pourrait devenir une occasion de NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 482 — Z33031$$14 — Rev 18.02 482 Alexis Léger dit Saint-John Perse réconciliation. Alexis voulait si peu risquer la guerre pour Madrid, qu’il regretta devant l’ambassadeur allemand, le comte Welzeck, que la note écrite de la Wilhelmstrasse, en réponse à l’accusation d’intervention au Maroc, n’eût pas été rédigée dans le même ton employé. Welzeck lui fit observer que le texte avait été rédigé avant les signes d’apaisement émis entre-temps par le gouvernement français, mais qu’au fond, son esprit était favorable. Alexis voulut bien l’admettre ; il préconisa seulement de résoudre les problèmes les uns après les autres plutôt que de buter sur un impossible règlement d’ensemble. Il ne fallait pas échouer à cause d’une prétention au « tout ou rien ». Bref, du verbiage qui ne laissait pas craindre à l’Allemagne que l’Espagne fût jamais un casus belli pour la France. Au même moment, c’est-à-dire dans les premiers jours de l’année 1937, Alexis laissait carte blanche aux Italiens en leur représentant le conflit espagnol comme périphérique aux véritables préoccupations de la France. Il laissait entendre que l’Espagne ne serait jamais la cause d’une conflagration mondiale, refusant d’admettre qu’une mèche lente y était précisément allumée. En assurant à l’ambassadeur italien Cerruti que la France ne ferait jamais de l’Espagne un casus belli, il transformait la non-intervention française en blanc-seing pour l’intervention italienne : « À son avis les étincelles du conflit qui se prépare à l’horizon ne partiront pas de l’Espagne. La situation de cette région est grave, mais pas telle qu’elle puisse engendrer des conséquences fatales. Pas même les incidents navals ne lui semblent importants. » Alexis a inventé la non-intervention et l’a imposée, en exagérant l’inquiétude du gouvernement anglais, qui n’en demandait pas tant. Il objectivait ainsi des processus qui justifiaient son action et la conditionnaient tout autant : la nécessité de maintenir une tradition le hantait, lui qui n’était pas un héritier. L’argument de la concorde nationale, qu’il agita sincèrement ou non, lui venait d’autant plus facilement à l’esprit que son identité nationale était complexe, et son patriotisme soupçonné. Sa crainte des désordres intérieurs procédait d’une appréhension très médiatisée des mouvements sociaux, dont il méconnaissait la réalité et s’exagérait peutêtre la portée. Quant à la solidarité avec l’Angleterre, elle était davantage un moyen qu’une fin : rien n’indiquait le risque d’une rupture de l’Entente cordiale ; il fallait, pour le croire, beaucoup de mauvaise foi, ou bien peu de confiance en la position française. Les retours d’Alexis sur son action en défaveur du gouvernement républicain suivirent naturellement les fluctuations de la mémoire collective ; ils s’adaptèrent aux réceptions successives de la guerre d’Espagne. En 1936, Alexis ne voulait pas se laisser enfermer dans le rôle du serviteur du Front populaire, ce qui ne l’empêcha pas d’agir en sous-main, pour ne pas avoir à rompre avec Léon Blum. Après guerre, il ne voulut plus paraı̂tre le trop gai fossoyeur des espoirs républicains espagnols ; il se faisait oublier en devenant, pour Cameron, « un homme de gauche » ; pour autant, l’étude de l’historienne américaine ne niait pas sa responsabilité dans le processus de décision et le montrait dénué de toute sympathie pour l’idée d’une NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 483 — Z33031$$14 — Rev 18.02 Les abstentions 483 Espagne communiste, ce qui convenait à l’ère glaciale de la guerre froide. Ce portrait ne correspondait plus aux horizons d’attente du milieu des années 1960. Alexis l’adapta au goût du jour grâce à de subtiles modifications de traductions, et au caviardage de paragraphes entiers. Il allait dans le sens d’un durcissement de sa position en général, afin que son rôle dans l’affaire espagnole n’apparût pas comme le signe précurseur d’un esprit munichois, devenu synonyme de lâcheté politique. Il ne reniait pas la nécessité pour la France de conserver à tout prix la solidarité anglaise, et se reconnaissait une influence dans la décision, mais il insistait désormais sur la responsabilité de Blum. En passant de l’anglais au français, lorsque Elizabeth R. Cameron évoquait le secrétaire général, au pouvoir « supérieur à ses ministres », Alexis préférait se dire désormais « plus ferme » qu’eux... En 1972, enfin, pour son tombeau de la Pléiade, Alexis ne revendiquait plus rien de la décision de non-intervention : « Débuts de la guerre d’Espagne. Appelé par le chef du gouvernement à faire un exposé diplomatique en conseil de cabinet. » Et c’était tout. La postérité ne s’est pas satisfaite de cet effacement ; ce qu’Alexis avait laissé filtrer de son action, dans la version originale de l’étude de Cameron, inspira la plupart des historiens de la guerre d’Espagne. On retrouve indéfiniment, dans leurs travaux, le rapprochement historique un peu hâtif suggéré par Alexis devant l’historienne américaine, pour expliquer ce qui avait mû son action : la crainte d’une « nouvelle Sainte-Alliance à la Metternich ». Georges Soria reprit l’expression pour conclure sévèrement que « la théorie selon laquelle la non-intervention sauva l’Europe de la guerre en août 1936 est historiquement insoutenable ». En France, le verdict déplorable de Jean Lacouture sanctionnait le jugement dominant de son temps : « En résumé il semble que ce qui fit basculer la majorité, ce fut [...] la vigueur avec laquelle Yvon Delbos, jusqu’alors modérément partisan de la prudence, mais frappé au cours des dernières heures par les avis venus de Londres et “remonté” par Alexis Léger et son groupe, plaida pour le projet auquel son nom était désormais associé 17. » S’il n’était pas toujours nommé, son œuvre était généralement condamnée. Pour Émile Témine, « Que la non-intervention ait été une immense duperie », il n’en fallait « pas douter 18. » L’historiographie la moins défavorable aux nationalistes, qui s’efforçait de rééquilibrer le jugement de la postérité, ne se donna pas la peine de réhabiliter l’action du secrétaire général, en éludant sa participation à la non-intervention. Après la mort d’Alexis, Dorothy, sa veuve, ne voulut pas croire le témoignage de Madariaga qui attribuait à son mari l’invention de la non-intervention. Elle mena l’enquête pour laver son grand homme de ce qui devenait un soupçon infamant. Quelle leçon en tirer ? Que le droit d’ingérence, notion typiquement de droite, au XIXe siècle, avait basculé à gauche, en devenant avec la guerre d’Espagne un devoir d’intervention. À vrai dire, Alexis n’était pas la seule victime de ces chassés-croisés de la mémoire. À l’annonce de l’accord de non-intervention en Espagne, le New York Times attribua à Blum le mérite d’avoir épargné une nouvelle guerre à l’Europe. L’accord constituait un NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 484 — Z33031$$14 — Rev 18.02 484 Alexis Léger dit Saint-John Perse développement « encourageant » sur la voie d’une coopération internationale. Le chef du gouvernement avait droit à des éloges pour son « ton calme et mesuré » que le Times opposait aux bruits de sabres entendus ailleurs en Europe. Le même journal, à la mort de l’homme d’État, ne voyait plus qu’une seule macule à son bilan : sa politique de non-intervention en Espagne. « Ce n’était pas du meilleur Blum », tranchait le quotidien, qui n’avait pas sondé sa propre mémoire 19. Épilogue espagnol Les diplomates français eurent le sentiment croissant que la non-intervention était une duperie. Au Comité international de contrôle institué à Londres la mauvaise foi italienne et allemande s’épanouissait sans conséquences. Alexis maintenait la fiction d’une non-intervention ; en voulant la sauver à tout prix, il laissait ceux qui passaient outre en profiter à loisir. Le Quai d’Orsay en était conscient, sans vouloir renoncer à cette étrange pratique de la sécurité collective, qui ressuscitait le traditionnel concert des grandes puissances, l’Italie ayant seulement remplacé la défunte AutricheHongrie. En juillet 1937, un diplomate français confia à William C. Bullitt que, de toute évidence, l’Allemagne et l’Italie jouaient la montre et faisaient traı̂ner les discussions au Comité pour favoriser Franco, dont le succès ne faisait plus de doute, fort de leur soutien 20. René Massigli qui, au printemps 1937, demeurait opposé à la pratique de la non-intervention relâchée, consistant à rendre la frontière poreuse, qualifiait de « farce » la nonintervention, au début de l’année 1938. Les Anglais demeuraient d’une neutralité si flegmatique, face aux violations italiennes et allemandes, qu’Alexis lui-même s’en agaça, leur reprochant d’être « prêts à accepter n’importe quelle concession plutôt que de mettre cartes sur table ». La victoire de Franco devenait certaine ; la frustration des diplomates français progressait. Ils avaient le sentiment d’avoir facilité le succès du camp germano-italien, sans contrepartie, et de l’avoir légitimé par une parodie de règlement international. Au Comité de Londres, ils subissaient la morgue de leurs représentants, les ambassadeurs Dino Grandi et Joachim von Ribbentrop. Tandis que les chances des républicains diminuaient, Alexis tirait encore de cette institution la satisfaction de mettre en exergue les manquements italiens. C’était toujours bon à prendre pour justifier la froideur de Paris envers Rome, dont les Britanniques se désolaient. L’ambassadeur sir Eric Phipps, à Paris, désamorçait les diatribes italophobes d’Alexis en rendant exactement compte de leurs outrances. Saisi de nouvelles promesses italiennes de neutralité dans le conflit espagnol, en septembre 1937, Alexis les qualifia de comédie destinée à rassurer Paris ; il se dit persuadé qu’au même moment de nouveaux renforts italiens partissent en Espagne. « Plus anti-italien que jamais », rapporta Phipps, Alexis refusait d’accorder le moindre crédit à la parole de « brigands et pirates qui justifiaient que l’on prı̂t toutes les précautions possibles avec eux ». Vansittart n’était pas dupe du procédé de l’ambassadeur anglais, qui discréditait NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 485 — Z33031$$14 — Rev 18.02 Les abstentions 485 son ami en même temps que ses thèses. Il réclama que de telles informations fussent envoyées sous pli privé, à Eden ou à lui-même, pour éviter que les sentiments anti-italiens du secrétaire général ne fussent dénaturés, sortis de leur contexte, par certains de ses détracteurs. Vansittart pensait probablement à ceux qui, en Angleterre, lui reprochaient de faire fond sur l’équipe en place du Quai d’Orsay, en dépit de leur hostilité à l’Italie. Phipps fit semblant de comprendre qu’on lui demandait de la discrétion à l’égard des adversaires français d’Alexis, le ministre Chautemps par exemple, réputé plus conciliant envers les Italiens. Quels étaient les sentiments intimes d’Alexis face au verdict des champs de bataille ? Il est bien difficile de le savoir. Pas moyen d’apercevoir son reflet dans la presse. Ses journalistes étaient divisés sur la question. La Revue de Paris des Fels était, comme le plus gros de la droite traditionnelle et catholique, fiévreusement favorable à Franco. Inversement, Pertinax, Buré et bientôt Kérillis, étaient trop patriotes pour ne pas s’inquiéter d’une Espagne otage de l’Allemagne. Alexis louvoyait. En janvier 1937, il était demeuré insensible aux propositions des républicains, qui offraient de céder le Maroc espagnol à la France, si elle pouvait garantir la non-intervention effective de l’Allemagne, qu’on paierait par quelque compensation prise aux empires français ou anglais. Il redoutait l’inquiétude anglaise causée par la présence soviétique en Méditerranée. Mais il n’était pas disposé à laisser l’Allemagne et l’Italie s’installer durablement en Espagne. À l’été 1937, il participa au regonflage de Delbos, pour obtenir un regain de collaboration franco-anglaise et faire appliquer la politique de nonbelligérance en Méditerranée. Pour autant, il se mit sur le chemin de ceux qui, dans l’entourage de Delbos, l’encourageaient à revenir sur le principe même de la non-intervention. Le Quai d’Orsay et le Foreign Office agitèrent un vague projet d’occupation franco-anglaise de Minorque, pour mieux supporter l’agacement de ne rien faire. Tout cela annonçait les chimères franco-anglaises de la drôle de guerre, et, de fait, cela y ressemblait beaucoup. Alexis ne voulait pas que les Italiens s’installassent en Espagne, mais il ne faisait rien pour les en empêcher. En janvier 1939, quelques semaines avant la reconnaissance par la France du nouveau régime, Alexis exhuma encore comme un argument décisif, pour obtenir de Londres le départ des « volontaires » italiens de la péninsule (encore un exemple de l’habitude fâcheuse de la diplomatie à parler en des termes fictifs, puisque ces volontaires étaient en réalité des corps de militaires spécialisés), une note espagnole promettant que le gouvernement républicain montrerait de bonnes dispositions à l’égard de l’Italie après le conflit ! Non sans être un peu interloqués par une remarque si peu opportune, et pour ainsi dire déjà anachronique, les Anglais admirent poliment que l’ambassadeur espagnol à Londres leur ait fait la même assurance. Au début de l’année 1939, découvrant soudain les conséquences de leur politique, les diplomates du Quai d’Orsay accomplirent quelques gestes désespérés. Les Anglais, de leur côté, préparaient l’avenir en s’assurant de NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 486 — Z33031$$14 — Rev 18.02 486 Alexis Léger dit Saint-John Perse la neutralité de Franco, dont ils voulaient tenir la certitude qu’il ne laisserait pas l’Italie s’installer en l’Espagne, ainsi qu’ils l’avaient pronostiqué, en spéculant sur son nationalisme. Alexis, que Naggiar trouvait « découragé par le ravaudage perpétuel qu’il était obligé de faire », favorisa une disposition tardive de Daladier à aider les républicains. Henri Hoppenot, qui venait de rejoindre la direction d’Europe, en fut le témoin rageur. Le 22 janvier, sa femme nota : « On entrouvre la frontière franco-espagnole pour laisser passer des vivres et même secrètement des armes et des munitions. Tout cela vient trop tard. » Les Allemands avaient ralenti leur assistance pour retarder l’issue d’un conflit qui, devenant certaine, affranchirait les nationalistes espagnols de leur dépendance. Avec la chute de Barcelone, le 26 janvier, les chances des forces républicaines s’évanouirent. La transition fut douloureuse. Il fallait décider du moment opportun pour reconnaı̂tre le gouvernement de Franco, tandis que Negrı́n refusait de rendre les armes. À droite, on trouvait que le Quai d’Orsay traı̂nait ; à gauche, on lui reprochait sa hâte. Le 13 février, sir Eric Phipps fit connaı̂tre au ministre Georges Bonnet la disposition de son gouvernement à franchir le pas, sans conditions ; plus vite ce serait fait, moins les influences étrangères auraient de prise sur le nouvel homme fort de l’Espagne. Aussitôt Georges Bonnet et Édouard Daladier respectivement ministre des Affaires étrangères et président du Conseil, sondèrent leurs conseillers diplomatiques. Fallait-il reconnaı̂tre Franco et lui envoyer un ambassadeur sans attendre la chute de Negrı́n, ou ne pas se hâter « à s’humilier devant le succès », comme Blum l’avait préconisé l’avant-veille ? « Léger, Charvériat, Rochat, sont d’accord pour conseiller à Daladier d’attendre, alors que La Baume, et tous ceux qui entourent Bonnet, sont d’un avis contraire », rapporte Hélène Hoppenot. Le secrétaire général, qui n’avait rien fait pour aider l’Espagne républicaine, refusait d’admettre sa défaite et ne préparait pas l’avenir. On aurait tort de le taxer d’inconséquence : passif, prudent et conservateur en juillet 1936, il le demeurait en février 1939, incertain de l’avenir. En août 1938, déjà, Georges Bonnet avait envoyé un émissaire officieux à Franco en la personne de Louis Malvy, radical modéré. Alexis avait fait capoter l’affaire en alertant Buré et Tabouis, deux de ses fidèles relais. Pendant tout le début de l’année 1939, la presse de droite accusa le secrétaire général de gêner l’établissement de bonnes relations franco-espagnoles. Le 24 février, la Chambre des députés facilita la tâche des diplomates en votant par trois cent vingt-trois voix contre deux cent soixante et une la reconnaissance du gouvernement de Franco. Alexis songea à envoyer Hoppenot à Burgos ; ce fut finalement Rochat qui apporta la reconnaissance par la France du nouveau régime. Il fallait envoyer un ambassadeur à Franco. Le secrétaire général prit soin devant ses collègues modérés de se démarquer du choix gouvernemental du maréchal Pétain ; il rapporta à Hoppenot ce propos de Bonnet : « Il vaut mieux que vous acceptiez sans protester la nomination du maréchal Pétain à Burgos. » L’authenticité du mot n’importe guère. Il suffit de savoir qu’il était crédible. Le peu d’estime NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 487 — Z33031$$14 — Rev 18.02 Les abstentions 487 que Pétain portait au secrétaire général était notoire. À son habitude, Alexis compensait ce défaut par des flatteries, côté jardin, et par des piques, côté cour. Raymond de Sainte-Suzanne connaissait suffisamment son chef pour apprécier son jeu : « Pétain juge Alexis sévèrement et le dit : Alexis ne néglige jamais, bien après avoir reçu ces blessures, d’attaquer Pétain dès que l’occasion s’en présente, mettant au jour ce qu’il y a de plus faible dans le maréchal, mais jamais inutilement – c’est-à-dire en choisissant des interlocuteurs puissants –, mais jamais maladroitement – il attend l’occasion –, mais jamais avec une sévérité âpre. Les défauts sont notés comme des évidences sur lesquelles on ne s’appesantit pas, tant elles sont évidentes. Le jugement, “dur”, est peu appuyé et seul le ton, un peu plus tranchant qu’il ne le voudrait peut-être, trahit la violence de son sentiment. » Un jour, Alexis se mettait en frais pour le maréchal, rencontré à un dı̂ner officiel offert par l’ambassade d’Angleterre : « Vous êtes de plus en plus jeune, le Maréchal. — Je vieillis pourtant bien. — Vous n’avez même pas de ventre. — Ah ! Pour cela je vous ferai la réponse que m’a faite autrefois un vieux général que je félicitais de la même façon. Il se frappa le ventre et dit : “Pour le tambour, ça va encore, mais pour ce qui est de la baguette !” » Un autre jour, dans ses bureaux, il égratignait d’un mot assez puéril son adversaire : « Le maréchal Pétain ne désire plus rencontrer le général Franco. Pourquoi ? “Parce qu’il est trop bête.” Léger, en apprenant cette parole, s’est écrié : “Franco commence à remonter dans mon estime.” » C’est celui qui dit qui l’est : Alexis ne brilla jamais par son humour. Le secrétaire général n’avait pas pensé à Pétain pour un poste qu’il pensait réserver à Marcel Peyrouton. Mais cette nomination allait dans le sens de l’avenir qu’il souhaitait à l’Espagne : « Un gouvernement clérical, même monarchique, pour diminuer la Phalange. » Au reste, Alexis n’estimait pas maladroit de faire couvrir par le maréchal les abandons du gouvernement. En couvrant de son autorité briandienne la nomination du vieux maréchal, Alexis facilitait également la tâche de Bonnet, qui ne se priva pas de s’en féliciter fielleusement dans ses mémoires : « J’étais à cette occasion furieusement attaqué, ainsi que Daladier, par la majorité du Front populaire, très hostile à Franco, et nous n’aurions pas résisté si le secrétaire général du Quai avait manifesté de quelque façon que ce soit son désaccord avec notre politique. » Alexis craignait seulement qu’un succès de Pétain à Madrid relançât sa carrière sur un terrain politique. Il n’en voulait pas comme successeur de Bonnet aux Affaires étrangères. Sollicité au début de la drôle de guerre, Pétain déclina l’offre d’entrer dans une combinaison trop élargie à gauche, et préféra demeurer à Madrid. Alexis, une fois de plus, retourna en sa faveur une décision qui lui avait échappé en fixant durablement le maréchal à Madrid, au sein de son administration, pour éviter de l’avoir à Paris, au gouvernement. Il mit tout son art épistolaire au service de ce calcul. Deux fois, il parvint à convaincre le maréchal, tenté NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 488 — Z33031$$14 — Rev 18.02 488 Alexis Léger dit Saint-John Perse par la politique, de poursuivre sa mission à Madrid. En octobre 1939, Sainte-Suzanne enregistra les premières rumeurs qui attribuaient à Pétain le désir de devenir président du Conseil et la réaction de son patron : « Il est certain que le maréchal veut démissionner et rentrer. Ce matin, Léger a rédigé une lettre au maréchal, le suppliant de rester. Cette épı̂tre, remarquablement tournée, est partie ce soir après avoir été signée par Daladier. » En janvier 1940, même désir du maréchal, même réplique d’Alexis, dont les Hoppenot furent les témoins amusés : « Le maréchal Pétain, poussé par des parlementaires qui y ont intérêt, avait pris la décision de quitter son poste, mais la lettre de quatre pages envoyée par Daladier, le priant d’y rester encore, l’a flatté et touché. “Qui l’a écrite, a-t-il demandé, ce doit être Coulondre ?” “Eh bien détrompez-vous, c’est Léger.” Jusqu’alors, on ne sait pourquoi, Léger lui était apparu comme un ennemi personnel. » En avril 1940, encore, il aurait dissuadé le maréchal d’entrer dans une combinaison Reynaud au cours d’une longue conversation en tête à tête, à Paris. C’est du moins ce qu’il raconta pendant la guerre à Pertinax. De lettres en entretiens, Pétain resta à Madrid aussi longtemps que le secrétaire général sut se maintenir à Paris. Pour Alexis, ce fut peut-être la plus heureuse conséquence de la guerre d’Espagne et de la victoire des nationalistes qu’il avait favorisée. Ne pas s’allier avec l’URSS En 1933, Alexis s’était indigné de l’offre soviétique d’une alliance bilatérale. En 1934, il avait voulu insérer dans un pacte multilatéral le projet de Barthou. En 1935, il en avait été le fossoyeur, avec Laval. En mai 1935, il avait contribué à laisser sans réponse l’offre soviétique d’alliance militaire. La remilitarisation de la Rhénanie, qui avait manifesté l’isolement de la France, avait permis aux dirigeants soviétiques d’apprécier leur assistance ; en l’occurrence, ils savaient qu’elle demeurerait platonique. Le succès du Front populaire relança le projet d’une alliance militaire. À la fin du mois de juin 1936, Litvinov suggéra à Delbos d’entamer des discussions militaires. En septembre 1936, le général Schweisguth, sous-chef d’état-major de l’armée, fut invité aux grandes manœuvres russes. Au mois d’octobre, Maxime Litvinov fit de nouvelles ouvertures à destination de Léon Blum, mieux disposé que son ministre. Le président du Conseil français laissa entendre au commissaire du Peuple que l’état-major et le ministre de la Guerre, Édouard Daladier, sabotaient ses instructions. Deux camps se dessinaient à Paris. D’un côté, la Guerre et l’état-major, hostiles à tout engagement bilatéral avec l’URSS, tandis que, de l’autre, Blum et certains jeunes turcs du parti radical, dont Pierre Cot, étaient enclins à entreprendre des négociations avec les Soviétiques. Ces deux camps se percevaient comme tels, sans s’affronter ouvertement. De quel côté ranger Alexis ? Comme à son habitude, il servait à son interlocuteur le menu espéré. Le 8 octobre 1936, il se rencontre avec le général Schweisguth. Chaleureux et complaisant, il lui réclame sa relation des grandes NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 489 — Z33031$$14 — Rev 18.02 Les abstentions 489 manœuvres avant de se lancer dans une longue diatribe ; mis en confiance, le général abonde dans son sens : « Je lui dis combien, de l’avis de nos chargés d’affaires à Moscou et à Berlin, des conversations d’état-major avec les Soviets, auxquels certains renseignements récents avaient fait allusion, pourraient avoir des conséquences graves en fournissant à l’Allemagne un prétexte d’encerclement qu’elle pourrait invoquer à tout moment. » Que disait-il à Léon Blum, qu’il savait favorable à des discussions avec les Soviétiques, ou à l’ambassadeur de France à Moscou, Robert Coulondre, qui réclamait assez d’aliment à l’adresse des Soviétiques pour « les calmer et en tout cas leur donner la sensation du contact » ? Robert Coulondre ne considérait probablement pas que le secrétaire général freinait autant que Daladier et l’état-major, sans quoi ce n’est pas à lui qu’il aurait demandé de faire pression sur son ministre pour entretenir l’intérêt des Russes : « Si nous leur laissons acquérir la conviction que [le pacte franco-soviétique] n’a été qu’une vue de l’esprit et un jeu d’écritures, ils nous laisseront pour se replier sur eux aussitôt qu’ils penseront pouvoir tourner sans danger le dos à l’Europe. [...] Le plus grave à mon sens, c’est le sentiment d’impuissance que nous leur donnons. Je n’ai pas pu le dire aussi crûment dans ma lettre officielle, mais c’est bien l’idée que couvrait cette phrase de Kalinine : “Je sais bien que votre gouvernement est favorable à une collaboration technique, mais voilà, il y a l’opposition des services.” Réellement, il urge d’aboutir pour le crédit commercial et les prototypes. » À l’instar de Coulondre, Potemkine, l’ambassadeur russe à Paris, considérait que le secrétaire général du Quai d’Orsay était plutôt un allié qu’un ennemi du rapprochement franco-russe 21. Alexis se moulait avec autant de complaisance dans les arguments de Blum et Coulondre que dans ceux de Daladier et Gamelin. Ces derniers lâchaient du lest, au reste, à la fin de l’année 1936, pour ne pas perdre le contrôle de la collaboration aérienne que Pierre Cot était disposé à engager en se passant de leur assentiment. Entre ces deux camps si marqués, Alexis réussissait ce prodige de paraı̂tre neutre. En novembre 1936, au cours d’une réunion convoquée par Léon Blum, à son domicile, le président du Conseil avait arbitré en faveur de Pierre Cot, qui souhaitait envoyer à Moscou des experts français pour donner un contenu militaire au rapprochement franco-soviétique. L’échange avait été vif entre le jeune radical et ses opposants, Daladier et Gamelin. Selon le rapport des agents soviétiques, Alexis s’était tenu prudemment à l’écart de la discussion, même s’il apporta « plutôt [son] soutien à Daladier et Gamelin 22 ». Les Soviétiques ne désespéraient pas d’Alexis, dont ils se figuraient que les atermoiements tenaient davantage de la prudence carriériste que d’une tactique dilatoire concertée avec les militaires. En janvier 1937, Chautemps expliqua à l’ambassadeur Potemkine que des rencontres d’états-majors risquaient de provoquer l’Italie et l’Allemagne et d’agacer la Grande-Bretagne. Pour le coup, Litvinov s’agaça. Il décida de presser les dirigeants français. À Genève, il initia d’assez vagues discussions avec l’Allemagne. Moscou leur donna la publicité à laquelle le lieu NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 490 — Z33031$$14 — Rev 18.02 490 Alexis Léger dit Saint-John Perse disposait, afin de raviver l’intérêt de la France. Alors que Léon Blum s’en trouva refroidi, le général Schweisguth fut sensible à la menace d’un rapprochement germano-soviétique, et reçut dans la foulée Semenov, l’attaché militaire soviétique. Saisi des questions techniques que l’état-major adressait à l’Armée rouge, l’ambassadeur Potemkine conclut que les Français manifestaient de meilleures dispositions. Mais le commissaire aux Affaires étrangères, Maxime Litvinov, lui demanda de laisser mariner encore le secrétaire général du Quai d’Orsay : « J’estime un peu prématurée votre déclaration à Léger sur le caractère souhaitable de négociations concrètes directes entre membres autorisés des états-majors. Je sais, contrairement à vous, si la motivation existe à Moscou pour de telles négociations, or j’ai des raisons d’en douter fortement 23. » Au reste, Alexis n’était pas plus motivé que Staline. Pourquoi une telle nonchalance à considérer l’offre russe ? Il n’était pas plus demandeur avec Moscou qu’avec Rome. S’il voulait bien s’entendre avec ces capitales pour organiser des accords régionaux et geler des situations périlleuses, l’indépendance de l’Autriche avec l’Italie, la frontière orientale de l’Allemagne avec l’URSS, il ne voulait rien concéder sur un plan bilatéral. Jusqu’en 1939, Alexis ne craignit pas assez l’Allemagne pour vouloir s’entendre avec une Russie dont il pensait qu’elle était une cause imprévisible d’instabilité internationale, et une source certaine de discorde nationale. La géographie commandait tout : à la différence de la France, la Russie n’avait pas de frontière commune avec l’Allemagne, ni même avec la Tchécoslovaquie, par où elle aurait pu toucher sa frontière orientale. D’un point de vue stratégique, la renaissance de la Pologne réduisait considérablement l’intérêt de l’alliance russe ; c’est ce que le 2e Bureau répétait indéfiniment au ministre de la Guerre et au Quai d’Orsay. Enfin, Alexis répugnait à l’audace, au péril et à l’inconnu d’une alliance avec l’Union soviétique, qui représentait tout à la fois l’imprévisible Russie (Brest-Litovsk), le communisme subversif et l’Armée rouge difficile à évaluer. Pris entre ses craintes, celles de l’Angleterre, et la franche hostilité des militaires, Alexis réussit pendant toute l’année 1937, et jusqu’aux crises de l’année 1938, qui apprécièrent le renfort russe, à paraı̂tre ne pas entraver une entente auprès de tous ceux qui la souhaitaient, à Moscou et à Paris, pour tenir l’URSS à distance de l’Allemagne. Suite aux entretiens de l’attaché militaire Semenov avec les généraux Schweisguth et Colson, au mois de février 1937, le gouvernement français fut saisi d’une offre précise. Agressée par l’Allemagne, la France recevrait l’assistance de l’Armée rouge, par voie terrestre si la Pologne et la Roumanie le permettaient, par voie aérienne dans le cas contraire. L’Armée rouge était également disposée à envoyer des troupes en France. Quel type d’assistance la Russie pouvait-elle espérer en contrepartie, si elle était agressée par l’Allemagne ? Léon Blum se rencontra avec l’ambassadeur Potemkine, le 17 février 1937 ; favorablement impressionné par le courrier de Staline, il remercia l’ambassadeur de ces offres « directes et détaillées ». Témoin de la nouvelle ardeur du président du Conseil, Alexis lâcha du lest et lui NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 491 — Z33031$$14 — Rev 18.02 Les abstentions 491 promit que le Quai d’Orsay et la guerre « respecteraient loyalement la politique du gouvernement sur les discussions militaires 24. » Mais après ces belles paroles, plus rien que des réponses dilatoires, des désistements prudents ou des rebuffades. En mars, l’état-major répondit aux offres russes par de nouvelles questions, qui éludaient la coopération terrestre puisqu’elle était pratiquement suspendue à des facteurs politiques (accord de la Pologne et des Pays baltes). Vorochilov, le commissaire du peuple à la Défense, perdait patience. Conscient des divisions du cabinet français, Potemkine, depuis Moscou, déconseilla à Sourits, le nouvel ambassadeur soviétique à Paris, de pousser plus avant des discussions qui mettraient en péril Blum et Cot, partisans isolés des discussions militaires. Ils subissaient, en ce printemps 1937, la pression du Foreign Office, que Delbos et son secrétaire général relayaient complaisamment. Aux yeux d’un farouche anticommuniste comme sir Eric Phipps, Alexis paraissait encore trop enclin à négocier ; l’ambassadeur anglais fondait de plus grands espoirs en Daladier et Chautemps pour contrarier les plans du tandem BlumCot 25. Les purges du printemps contribuèrent à distendre les relations. L’Armée rouge, dont on doutait déjà de la valeur, avait été décapitée. Qu’espérer d’un tel allié ? L’effet fut désastreux sur l’état-major français comme au Quai d’Orsay. De dépit, en novembre 1937, Sourits prophétisa à la France une « capitulation totale devant Hitler et Mussolini ». Désabusé, l’ambassadeur soviétique estimait désormais que Paris avait signé le pacte francosoviétique en 1935 dans le seul but d’éviter un rapprochement entre Moscou et Berlin. En 1938, les menaces allemandes sur la Tchécoslovaquie relancèrent la question russe. La Tchécoslovaquie était garantie par la Russie aussi bien que par la France, deux puissances qui n’avaient pas de frontière avec elle. Une assistance militaire de Moscou par la Pologne n’était pas envisageable, mais Beneš estima en avril 1938 que si les Français insistaient, la Roumanie ne s’opposerait pas au passage de l’Armée rouge. Maxime Litvinov entreprit Georges Bonnet sur ce thème lorsqu’ils se rencontrèrent au mois de mai. Peine perdue : le ministre français des Affaires étrangères croyait savoir que la Roumanie était hostile à une ouverture de ses frontières. À la demande de Litvinov d’établir pratiquement les modalités militaires d’assistance à la Tchécoslovaquie à l’échelon des états-majors, Bonnet répondit que les attachés militaires y suffiraient. Depuis le mois d’avril, Coulondre plaidait vainement dans le sens soviétique. Son attaché militaire, le général Palasse, renforçait sa résolution, qui militait depuis son arrivée pour réévaluer le potentiel militaire soviétique à la hausse. Palasse s’autorisait de surcroı̂t à souligner l’intérêt stratégique d’une alliance militaire avec l’URSS, pour la France aussi bien que pour l’Allemagne, qui y trouverait l’équivalent de « la conquête de la liberté des mers ». Dans une lettre privée au général Dentz, il regretta que l’on eût escamoté son rapport qui développait ces thèses. Son supérieur lui répondit qu’à peine arrivé, et n’ayant assisté à aucune manœuvre militaire, il n’aurait pas dû juger NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 492 — Z33031$$14 — Rev 18.02 492 Alexis Léger dit Saint-John Perse favorablement une armée que les purges avait étêtée (« quand on songe aux hécatombes de cadres faites par l’épuration qui a amené à des postes élevés des chefs à peu près analphabètes comme, par exemple, le commandant de Corps d’Armée Gorodikov »), avant de conclure par ce jugement définitif : « d’ailleurs, il ne vous a certainement pas échappé que la littérature militaire soviétique est d’une médiocrité qui confine à la puérilité » 26. Alexis se comportait avec Robert Coulondre comme le général Dentz avec Palasse. Loin de l’image que s’en faisait Crouy-Chanel, il ignorait purement et simplement les appels de l’ambassadeur à ouvrir des négociations d’état-major. Il réservait ses explications à Osusky, l’ambassadeur tchèque à Paris : le gouvernement français ne souhaitait pas aller de l’avant dans des conversations militaires, parce qu’elles constituaient une « puissante source de conflit entre la droite et la gauche en France ». Il est vrai que Georges Bonnet, son ministre depuis le 10 avril 1938, ne l’encourageait pas à favoriser les contacts avec Moscou. En pleine crise sudète, le 2 septembre 1938, Sourits implora Bonnet de montrer davantage de fermeté et de ne pas demeurer à la traı̂ne de Londres ; à quoi le ministre français répliqua, selon ses propres confidences à Phipps, par une question demeurée sans réponse sur l’aide que l’URSS était disposée à apporter à Prague en cas d’attaque allemande. Bonnet conclut devant l’ambassadeur britannique que « le seul désir de l’URSS était de provoquer une guerre générale ; de ces eaux troubles, elle tirerait la meilleur pêche 27 ». Ne pas se rapprocher de l’Italie Dans l’affaire éthiopienne, à la fin de l’année 1935, Alexis avait pleinement rassuré les inquiétudes navales de l’Angleterre en interprétant selon leur désir l’article 16 de la SDN et en militant en faveur d’une alliance défensive des flottes franco-anglaises. Son mépris des Italiens l’engageait dans cette voie le cœur léger et la tête froide, car il ne doutait pas de l’échec de leur aventure militaire. Le 15 mars 1936, il claironnait encore que « les Italiens seraient jetés à la mer ». Quelques semaines plus tard, les Éthiopiens déposèrent les armes ; le 9 mai, le roi d’Italie fut proclamé empereur d’Éthiopie. Au début de l’année 1936, l’amitié franco-italienne n’était pas encore moribonde. Le gouvernement Sarraut, avec Flandin aux Affaires étrangères, avait pris la suite de Laval : Londres ayant demandé à la France de rallier son plan d’embargo pétrolier, qui devait paralyser les opérations militaires de l’Italie, Flandin avait fait la sourde oreille. Massigli ne croyait pas, sur cette question, devoir s’opposer à son ministre. Alexis ne le possédait pas assez pour le convaincre de satisfaire la requête d’Anthony Eden, qui avait remplacé Samuel Hoare à la tête du Foreign Office. Il attendait son heure. Les élections du printemps 1936 lui donnèrent, avec une nouvelle Chambre, de nouveaux chefs, et l’occasion d’infléchir la politique NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 493 — Z33031$$14 — Rev 18.02 Les abstentions 493 italienne de la France. Avec le gouvernement du Front populaire, le rapport s’inversa. Désormais, les Anglais souhaitèrent davantage que les Français ménager Mussolini. Alexis ne fut pas pour rien dans le refroidissement franco-italien, s’il fut impuissant à empêcher le réchauffement italo-anglais. En mai 1936, dans une discussion avec Lloyd Thomas, le numéro deux de l’ambassade d’Angleterre, il feignit de ne pas comprendre le désir de rabibochage anglais. Depuis la défaite éthiopienne, admettant le fait accompli, les Anglais souhaitaient se rapprocher de Rome ; ils auraient aimé que les Français les y aidassent. Paris entretenait des relations assez cordiales pour jouer les médiateurs ; Mussolini, au début du mois de juin, faisait encore savoir à Bertrand de Jouvenel, journaliste en vue et fils de l’ancien ambassadeur de France à Rome, qu’il préférerait, à une entente avec Berlin, un rapprochement avec Paris. Il se lassait cependant d’espérer. On préparait des deux côtés de la Manche la réunion du Conseil de la SDN du 15 juin 1936, qui devait décider de la levée des sanctions. L’Italie menaçait de quitter la SDN, après l’Allemagne, si elle n’obtenait pas satisfaction. Les Anglais ne voulaient pas endosser seuls cette responsabilité. Lloyd Thomas avait été chargé par Vansittart de sonder, à travers Alexis, les intentions françaises, difficiles à deviner à la soudure entre l’équipe Sarraut-Flandin et leurs remplaçants Blum-Delbos 28. Avec une habilité consommée, Alexis embrouilla son interlocuteur pour mieux le sonder à son tour, et joua de la transition ministérielle pour confronter les Anglais à deux hypothèses. Flandin, dit-il, aurait compris d’un entretien qu’il avait eu avec Eden, lors de son passage à Paris, que l’Angleterre était disposée à offrir une porte de sortie à l’Italie. Blum, au contraire, aurait conclu d’une autre conversation, avec le même Eden, que Londres ne voulait pas décrédibiliser la SDN en sauvant Mussolini. Eden lui aurait exposé son désir de mener une politique genevoise « à outrance », exempte de la plus légère concession à l’Italie. Résigné à ce que Mussolini se retirât de la SDN, il proposait à la France de revenir à une politique de coopération plus étroite, et renforcée. C’était, de toute évidence, la politique que souhaitait personnellement Alexis ; c’était même l’expression idéale de ses fantasmes les plus secrets, qu’il prêtait à Eden, par le truchement fictif de Léon Blum. Quiproquo agencé dont s’agaça Eden, ainsi qu’on le devine au commentaire qu’il gribouilla sur la dépêche de Lloyd Thomas : il n’avait pu adopter aucune des deux positions qu’on lui prêtait sur la question, faute d’en avoir encore discuté avec son gouvernement. Sans éventer le double jeu d’Alexis, il le désamorça. Vansittart fit savoir à Lloyd Thomas l’étonnement du secrétaire d’État, qui parlait de « tempête dans un verre d’eau » (ou plutôt de « storm in a teacup »). Eden renvoyait Flandin et Blum dos à dos, mais il précisait toutefois que Blum était particulièrement loin du compte (« wide of the mark »). Alexis en fut pour ses frais. Lloyd Thomas était dupé (« Je suis persuadé que Léger a rapporté les deux versions en toute bonne foi »), mais le Foreign Office n’était pas contaminé par sa crédulité, en dépit des caresses appuyées du secrétaire général à l’endroit de Eden, pour lequel il confiait avoir « la plus grande NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 494 — Z33031$$14 — Rev 18.02 494 Alexis Léger dit Saint-John Perse admiration ». Le secrétaire d’État s’était dérobé sèchement au sondage : que les Français déterminent eux-mêmes leur politique, sans se soucier de celle de l’Angleterre, l’heure venue, ce serait le temps des échanges. Delbos, tout à sa politique expectante, laissa finalement les Anglais prendre l’initiative, « disposé à se joindre à toute suggestion qui serait émise par le gouvernement britannique 29 ». C’est ainsi qu’Alexis dut se résoudre à la levée des sanctions contre l’Italie, le 4 juillet 1936. Déçu de ne pouvoir maintenir Londres loin de Rome, Alexis n’en considéra pas moins que l’Italie s’était définitivement discréditée dans l’affaire éthiopienne. Le gouvernement du Front populaire et la guerre d’Espagne arrivaient à point nommé pour maintenir à distance un pays pour lequel il avait peu d’estime, un régime qu’il n’aimait pas et une diplomatie qui méprisait ouvertement la sécurité collective. En septembre 1936, la façon dont Massigli évoqua la décision de l’assemblée de la SDN de maintenir la délégation éthiopienne en dit long sur les illusions qu’il se faisait sur le compte du secrétaire général : « Je devine avec quel sentiment vous apprenez ce qui se passe ici. » Massigli était convaincu qu’Alexis s’agaçait avec lui de « cette extraordinaire évolution qui permettrait de douter du bon sens que doivent avoir encore les représentants des trois quarts des États européens, qui, par leur attitude, travaillent à cimenter le bloc germanoitalien ! » Étienne de Crouy-Chanel a proposé deux explications à l’hostilité d’Alexis envers l’Italie, après avoir rappelé sans rire qu’il était demeuré attentif à conserver aux rapports avec l’Italie « un caractère détendu et amical ». C’était vrai pour la forme ; Alexis respectait les règles de la plus grande cordialité dans ses relations avec les ambassadeurs italiens en poste à Paris : « Il accueillait Guariglia, homme de grand talent et de culture raffinée, avec d’expansives démonstrations de plaisir qui ne surprenaient pas ce Latin mais l’étonnaient et finalement l’emplissaient d’aise. [...] Aussi bien tint-il à contrôler lui-même l’aménagement et la décoration de l’hôtel que nous avions acheté rue de Varenne, pour y installer l’ambassadeur d’Italie. » L’art de meubler les conversations et les appartements ne fait pas une politique. La méfiance d’Alexis, par-delà ses goûts personnels, tenait à deux suspicions. Le dynamisme fasciste s’alimentait de revendications impériales dont la satisfaction devait nécessairement passer par les intérêts de la France. Les réclamations de Mussolini en Tunisie, au voisinage de la Libye italienne, heurtaient la sensibilité coloniale d’Alexis et son patriotisme impérial. Plus qu’un autre, il était soucieux de la France d’outre-mer, qu’il n’entendait pas sacrifier à un peuple déclassé, mené par un dictateur méprisé. Eirik Labonne, le vieux camarade d’Alexis, le dissuadait de céder un pouce de désert africain, où il pressentait « la présence du pétrole ». Au souvenir de Crouy-Chanel, il « venait de temps à autre plaider auprès d’Alexis Léger l’intérêt de conserver ce qui n’était pas seulement des “arpents de sable”. Il le faisait avec acharnement ». Vingt-cinq ans plus tard, il demeurait reconnaissant à Alexis de son soutien d’alors : « Souvent, au cours de ma NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 495 — Z33031$$14 — Rev 18.02 Les abstentions 495 vie, je me suis promis de vous dire un jour quelle profonde et virile confiance j’ai trouvée dans cette sûreté, dans le soutien inflexible que fut le vôtre, à certaines heures, quand vous avez été en mesure de le faire jouer, lorsque l’évolution politique africaine et l’orgueilleuse entreprise saharienne provoquèrent tant de remous, d’insultes et de dénonciations. » Pour autant, Alexis ne s’opposa pas aux conversations franco-allemandes du mois d’août 1936, lorsque Blum et Schacht inclurent le volet colonial aux négociations économiques entre les deux pays. Il était probablement sceptique sur l’issue des discussions, mais il laissa faire, sans essayer de dissuader Blum, quoiqu’il sût par Corbin les réticences anglaises. À la même époque, il avait donné son aval à Labonne, qui voulait détourner de l’Europe l’impérialisme allemand en l’associant à ses projets. Son vieux camarade de concours lui en était encore reconnaissant en 1963 : « J’ai cru pouvoir contribuer, si modestement que ce fût, à dériver l’Allemagne déjà surchauffée de Hitler vers les aventures infinies du grand dessein africain. Avec votre aveu, je me suis donc rendu à Berlin. J’y ai trouvé, avec un accueil courtois, des audiences certainement attentives. Mais pas plus ! François-Poncet m’a dit alors : “Je vois bien, les Allemands conçoivent bien votre dessein, son immensité, ce qu’il peut signifier dans les orientations politiques de notre époque. Hélas ! Il est trop tard. L’âme allemande, la voracité allemande, l’organisation allemande sont déjà enflammées et irrésistiblement tournées de nouveau nach osten.” Les séductions méridionales, africaines et sahariennes étaient, par contraste, vagues ou dérisoires. L’entreprise devait donc demeurer française, exclusivement française. » Hitler dérivait moins que Schacht de cette famille pangermaniste aimantée par l’outre-mer ; il était vain de vouloir le détourner de son dessein européen, pas plus que Bismarck n’avait su abolir la hantise de revanche de la jeune IIIe République dans le rêve colonial. Si Alexis voulait bien intéresser l’Allemagne à l’empire français, ainsi que Claudel l’engageait à le faire depuis 1934, pourquoi en exclure à tout prix l’Italie, sinon par dédain envers un pays dont le mérite lui paraissait inférieur à ses revendications et les menaces supérieures à ses capacités de nuisance ? Le refus d’Alexis de ne pas faire le premier pas vers Rome, et sa constante volonté d’empêcher la moindre impulsion favorable chez l’adversaire, tenait également à ses sources d’informations, au témoignage d’Étienne de Crouy-Chanel : « Tous les matins, sur le coup de dix heures, se présentait au secrétariat général, porteur d’une vieille chemise de cuir, un agent du Département nommé Loiseau. Ce grand garçon retenait l’attention par l’intensité sensible de son désir de ne pas l’attirer. En fait, il apportait au secrétaire général, copiés à la main sur papier vert (pour ne pas être égarés), des résultats du travail de la nuit de nos services secrets (écoutes téléphoniques, rapports de police, etc.). En 1935, ceux-ci avaient réussi à se procurer le chiffre diplomatique italien et nous avons pu lire, jusqu’à l’entrée en guerre, les messages échangés entre le ministère des Affaires étrangères italien et ses ambassades à Paris et à Londres. » Ce NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 496 — Z33031$$14 — Rev 18.02 496 Alexis Léger dit Saint-John Perse n’était guère original. Tous les chiffres sont décodables et la plupart étaient cassés. L’acharnement décrit par Crouy-Chanel à vouloir lire ces télégrammes laisse imaginer qu’Alexis cherchait des raisons qui confortassent ses préjugés. Plus tard, il disposa d’une source autrement plus précieuse et plus rare, en accédant au contenu de la valise diplomatique. Ce qu’il y lut ne l’encouragea certes pas à changer d’opinion. La pierre de touche de la politique anti-italienne d’Alexis reposa désormais sur une question de pure susceptibilité diplomatique, qui empoisonna pendant deux ans les relations des sœurs latines. En octobre 1936, Alexis avait précipité la retraite du comte de Chambrun. Les lettres de créance de son successeur devaient être adressées au roi d’Italie, empereur d’Éthiopie, ce qui aurait entériné la reconnaissance de l’annexion éthiopienne. Le gouvernement du Front populaire renonça à nommer René de SaintQuentin à Rome, qu’Alexis souhaitait éloigner du Département grâce à cette mission prestigieuse. Jules Blondel, mais surtout Léon Noël ont attribué le premier rôle à Alexis dans cette affaire. Pour le meilleur ennemi d’Alexis, « l’incident des lettres de créance de Saint-Quentin fut une des nombreuses occasions où des fonctionnaires des deux ministères des Affaires étrangères de Paris et de Rome s’appliquèrent, avec acharnement, à saboter, parallèlement, tout rapprochement franco-italien et, par suite, à faire glisser, de plus en plus, l’Italie dans l’orbite du III e Reich. À Paris, Alexis Leger et sa séquelle travaillèrent dans ce sens avec une vigilance sans éclipse ». À cette petite guerre qu’Alexis menait au quotidien contre l’Italie, le très considérable crédit dont il jouissait à Londres finit par s’effriter légèrement. De plaisante, pendant le conflit abyssin, elle devint gênante pour le Foreign Office. Une entente triangulaire suffisait à juguler l’Allemagne en Occident. La France affaiblie et l’Italie désorientée pouvaient, séparément, céder sur les Sudètes ou au Brenner ; qu’elles fissent front et l’amitié anglaise pouvait demeurer platonique. Alexis, au contraire, ne voulait pas que l’Angleterre s’exonérât de ses devoirs en excipient du soutien de l’Italie, que la France n’obtiendrait pas gratuitement, tandis que l’amitié anglaise lui était acquise. Les différends impériaux existaient, on se faisait des misères en Syrie ou en Égypte, on échangeait des territoires aux Nouvelles-Hébrides, mais la situation était globalement gelée. Fort de la garantie anglaise obtenue à Locarno, Alexis estimait la situation de la France inexpugnable et n’était disposé à aucune dépense supplémentaire pour sa sécurité. Il y avait de quoi rendre fou l’ambassadeur Phipps, qui craignait que son pays ne fût embarqué dans une guerre continentale à cause du mauvais vouloir du secrétaire général à s’entendre avec l’Italie. Le 30 septembre 1937, l’ambassadeur anglais écrivit une lettre personnelle à Eden, relatant l’une de ses exaspérantes conversations avec Alexis 30. « Entre nous, écrivait-il, Léger devient déséquilibré et presque hystérique quand on le met sur la question italienne. » Malchanceux, il choisit un exemple où Alexis ne manquait pas de bon sens. Le secrétaire général lui avait expliqué en substance que NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 497 — Z33031$$14 — Rev 18.02 Les abstentions 497 l’agressivité du moment manifestée par Mussolini, inhabituellement supérieure à celle d’Hitler, tenait au fait que le chancelier allemand allait pouvoir « avaler l’Autriche sans recourir à la force », grâce à son arrangement avec le Duce, tandis que ce dernier aurait besoin d’une conflagration générale pour obtenir Trieste ou toute autre compensation sur l’Adriatique. Phipps grimaçait de pitié. Croyez-vous que Mussolini serait prêt à un tel marché de dupes, le Brenner contre Trieste ? À quoi Alexis répondit sans hésitation par l’affirmative. Le 16 avril 1938, le gouvernement Neville Chamberlain consacra l’absolution de l’affaire abyssine par un accord avec l’Italie, qu’il aurait souhaité compléter par une convention franco-italienne. L’ébauche de rapprochement souhaité par Georges Bonnet achoppa sur les déclarations violentes de Mussolini qui, à Gènes, le 14 mai 1938, enterra l’esprit de Stresa en constatant qu’en Espagne, la France et l’Italie se trouvaient « de chaque côté de la barricade ». Tout espoir de négociation était défunt, en juin 1938, le secrétaire général assura drôlement à Phipps qu’il avait toujours conseillé à son gouvernement la modération dans les affaires italiennes. Pince-sans-rire, il se désolait que, même en faisant le gros dos devant ses humiliations, la France n’eût plus rien à espérer de l’Italie. Mussolini voulait mettre un coin entre la France et la Grande-Bretagne ; Alexis craignait qu’il n’y parvı̂nt si l’accord anglo-italien entrait en vigueur. Pas question, en tout cas, d’emboı̂ter le pas. Quelques jours plus tôt, Phipps avait regretté l’attitude de Léger, si négatif envers l’Italie ; mais il avait admis que le discours de Gênes avait signé la mort de Stresa. Alexis usait de l’Italie comme de la Russie : les faire lanterner pour les détourner de l’Allemagne. Le seul bienfait qu’il pouvait espérer de l’Italie disparut lorsqu’il devint évident que Mussolini avait admis le dessein de Hitler de réunir tous les Allemands à l’Allemagne du IIIe Reich. Ce fut le programme du Führer pour l’année 1938 ; il commença par l’Anschluss. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 498 — Z33031$$15 — Rev 18.02 XV 1938, les abandons Entre 1936 et 1938, la France s’était beaucoup abstenue. Elle n’avait pas réagi à la remilitarisation de la Rhénanie, elle avait préféré généraliser sa neutralité plutôt que de secourir la République espagnole et n’avait pas pris le parti de s’allier avec l’URSS, ni de se rapprocher de l’Italie. Pendant les deux années qui précédèrent la guerre, elle laissa l’Allemagne digérer l’Autriche, puis la Tchécoslovaquie, abandonna l’URSS et l’Italie à Berlin, pour se retrouver finalement isolée sur le continent. Quelle fut la responsabilité d’Alexis dans ces reculs diplomatiques qui précédèrent la défaite de la France ? L’abandon de l’Autriche Comment éviter le rattachement de l’Autriche germanique, née du traité de Saint-Germain-en-Laye, à l’Allemagne, qui avait été rabotée au traité de Versailles ? Alexis, directeur du cabinet de Briand ou secrétaire général du Quai d’Orsay, ne perdait pas une miette de l’intelligence du problème. Pourtant, sa lucidité n’a pas empêché son inactivité ni son sentiment d’impuissance dans l’affaire autrichienne. La paralysie de l’action naissait précisément de la conscience très nette du péril. Dès le lendemain des conférences de la paix, il régna sur cette question une sorte de sinistrose au Quai d’Orsay. Le traité de Saint-Germain-enLaye stipulait que l’indépendance de l’Autriche était « inaliénable » ; celui de Versailles faisait une obligation à l’Allemagne de le reconnaı̂tre. La survie de sa créature inquiéta d’emblée Berthelot. On expliquait la réduction de l’Empire austro-hongrois aux territoires allemands par sa culture protestante, qui lui rendait la Bohême de Jean Hus plus sympathique que l’Autriche de la Contre-Réforme, et par ses sentiments républicains, hostiles à la dynastie habsbourgeoise. Mais le secrétaire général de Briand savait que le premier acte d’une Allemagne rétablie dans sa puissance serait de se réunir avec cette Autriche germanique. C’est sur ce terrain que la bonne foi de Gustav Stresemann était le plus fréquemment soupçonnée. À sa mort, Jacques Bainville conclut sa nécrologie admirative par ce parallélisme saisissant : « On aura de lui une image aussi incomplète, aussi pauvre que celle qu’on aurait de Bismarck si Bismarck était mort avant Sadowa comme Stresemann avant l’Anschluss 1. » Alexis n’était pas moins clairvoyant, qu’un autre. Aussi longtemps qu’il sut maintenir Mussolini hors de l’orbite allemande, le Quai d’Orsay put compter sur l’Italie pour empêcher un projet qu’Hitler n’était pas le premier responsable allemand à NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 499 — Z33031$$15 — Rev 18.02 1938, les abandons 499 caresser. Mais l’amitié italienne se conciliait mal avec les intérêts et les obligations de la France en Europe orientale, où se tournaient les appétits du Duce, autant que vers les aventures coloniales. L’Anschluss prit si peu Alexis par surprise qu’il avait fait rappeler dans une note établie en février 1934, à l’occasion de l’arrivée de Barthou au Quai d’Orsay, que « la question du rattachement de l’Autriche à l’Allemagne [n’avait] cessé de se poser au cours des quinze dernières années ». Véritable serpent de mer, on voyait resurgir le dessein austro-allemand à toute occasion. En 1929, déjà, la question avait constitué l’arrière-plan du projet d’Union européenne. Les diplomates allemands et autrichiens, dont les Français avaient pu intercepter la correspondance, ne doutaient pas qu’il s’agissait de geler les frontières pour empêcher la réunion des Allemands 2. La presse démocratique et socialiste en Allemagne avait mis toute sa bonne volonté à croire au contraire que la question de « l’Anschluss revêtirait au sein d’une Europe unie un aspect tout à fait différent ». De cet espoir, Le Figaro tirait l’amère conviction que le projet de Briand précipiterait la disparition de l’Autriche : « Ce qu’il a de tragique pour nous c’est que cette réaction si claire est incapable d’éclairer nos dirigeants. Rien n’éclaire les hommes qui croient posséder la science infuse et qui se targuent de traduire “la conscience de l’humanité”. » Après l’échec de l’Europe de Briand, la France et de l’Allemagne se disputèrent la suprématie économique et stratégique en Europe centrale par l’entremise de différents plans : tentative d’union douanière austroallemande, en 1931, plan Tardieu et autres projets danubiens en riposte, l’année suivante. À l’été 1932, comme dix ans plus tôt, les puissances occidentales avaient payé de leur soutien financier l’engagement de l’Autriche à « ne pas aliéner son indépendance politique et économique ». À la fin de l’année 1932, le comte Clauzel, qui terminait sa mission à Vienne, informa Alexis que le souhait autrichien d’émettre un nouvel emprunt international avait reçu la recommandation de la SDN, avec des attendus flatteurs sur « la situation financière de l’Autriche et les réformes déjà réalisées ». Gabriel Puaux, son successeur, fut confronté à une nouvelle donne en 1933. Désormais, les Autrichiens réclamaient eux-mêmes qu’on les protégeât des visées annexionnistes de l’Allemagne nazie. Dès son premier entretien avec Engelbert Dollfuss, le chancelier conservateur-chrétien, en avril 1933, Puaux fut saisi d’une demande pressante d’aide financière, qui devait prendre la forme d’une large souscription à l’emprunt recommandé par la SDN. Au début de l’année 1934, le Département rappelle que le gouvernement français a « fait tout ce qui dépend de lui pour fortifier le gouvernement fédéral. Dans le domaine économique, il poursuit ses efforts en vue d’une réorganisation économique du bassin danubien et il décide l’émission en France avec la garantie de l’État d’une part importante de l’emprunt autrichien », souscrit également à Londres, Rome, Bruxelles et Berne, mais non pas à Berlin. Puaux précise dans ses souvenirs que le Quai d’Orsay n’avait pas accédé à cette demande sans la monnayer d’une exigence de démocratisation du régime, que les socialistes viennois NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 500 — Z33031$$15 — Rev 18.02 500 Alexis Léger dit Saint-John Perse avaient fait représenter par leurs homologues français. Le gouvernement autoritaire de Dollfuss avait accepté une formule de compromis, qui reconnaissait au peuple le droit de « prendre sa part du travail législatif ». Au début de l’année 1933, Alexis était tout disposé à rallier l’Italie à un plan capable de préserver l’indépendance autrichienne. Croyant savoir que l’Italie souhaitait « préparer entre l’Autriche et la Hongrie un rapprochement économique susceptible de gagner aux vues italiennes le chancelier Dollfuss lui-même, en lui facilitant son œuvre de résistance au mouvement nazi », il augurait bien d’une action commune de Paris et Rome. Cet espoir lui inspira, en mars 1933, un long télégramme d’instruction à Jouvenel, qui commençait son ambassade romaine. Pour « exploiter à titre immédiat l’opposition commune de la France et de l’Italie à l’Anschluss », Alexis ne se montrait disposé à aucun sacrifice en Europe orientale. Il ne voulait pas favoriser le jeu italien en Hongrie, plein de réserve envers la « recherche d’une prédominance hongroise aux dépens de l’Autriche ». Il ne voulait pas laisser plus d’espoir au révisionnisme de Mussolini, de telle sorte que Jouvenel devait « éluder toute refonte générale des frontières de l’Europe, sans aucune issue possible à l’heure actuelle » pour éviter de placer la France « dans une situation injustifiable » au regard de ses alliés. Pour « porter, d’un commun accord, un coup décisif à l’Anschluss », Alexis n’offrait rien d’autre à l’Italie que de s’insérer dans le jeu français en Europe orientale. Il n’est pas certain que cette perspective d’évoluer dans l’orbite française réjouissait Mussolini, ni seulement que le Quai d’Orsay eût pu disposer ainsi de son influence en Europe orientale 3. Aussi, Jouvenel outrepassa les instructions d’Alexis en se montrant plus généreux que lui. Au mois de juin, au cours d’une conversation que Mussolini souhaitait consacrer à l’ensemble des problèmes pendants entre Rome et Paris, et notamment les revendications coloniales, Jouvenel parvint par glissements à se concentrer sur la seule question de l’Anschluss. Ainsi qu’Alexis l’avait prévu, Mussolini proposa de « relier d’une façon ou d’une autre l’Autriche et la Hongrie », en utilisant opportunément l’hostilité des Hongrois envers leur minorité allemande. Jouvenel se hâta de préciser qu’il ne s’agissait pas de réviser les frontières, mais d’éviter la domination allemande, et proposa, fidèle à ses instructions, « une entente économique entre l’Autriche, la Hongrie et la Petite-Entente ». Patelin, Mussolini observa qu’une « pareille constellation ne pourrait être orientée que vers Berlin ou vers Rome ». Jouvenel ne résista pas à la tentation de modifier l’esprit multilatéral de l’offre d’Alexis en une sorte de partage d’influences. « Constituée en opposition à l’Anschluss », cette coalition « ne pourrait se tourner que du côté de Rome ». La perspective souriait au Duce : « Pour cela il faudrait que la France agisse sur la Petite-Entente et moins sur les Autrichiens et les Hongrois. » Jouvenel, qui avait prudemment précisé à Mussolini avoir parlé à titre personnel, en tira cette conclusion, dont la pédagogie visait l’italophobie rigide d’Alexis, prié de sacrifier quelques pions du côté de la PetiteEntente pour tirer définitivement Rome hors de l’orbite allemande : « Ce qui ressort pour moi de cette conversation c’est que Mussolini n’assigne NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 501 — Z33031$$15 — Rev 18.02 1938, les abandons 501 pas à l’entente italo-allemande un long avenir. Maintenant que le pacte à Quatre lui a permis d’inscrire définitivement l’Italie au gotha des grandes puissances, il doit en venir à penser que son pays, plus encore que le nôtre, a intérêt à se tourner vers les Petites Nations dont est composé l’orient européen, seul domaine où l’Italie peut développer le prestige de sa culture, l’expansion de son économie, où l’Allemagne doit être sa rivale inévitable et la France son indispensable auxiliaire ». Mais Alexis n’était pas disposé à partager l’influence française en Europe orientale, et se trouvait bien empêché d’associer Rome et Belgrade, l’une des articulations malades du système de sécurité français. La conversation resta sans lendemain. La conclusion du pacte à Quatre la rendait moins urgente, qui ancrait solidement l’Italie à l’Ouest. Alexis préférait regarder vers Londres et Genève que vers Rome. La France et la Grande-Bretagne avaient protesté de concert, le 7 août 1933, contre les menées hitlériennes en Autriche, et mis « en garde le gouvernement du Reich contre le développement d’une situation qui pouvait mener à un recours à la SDN ». L’Italie fit une démarche de son côté. En novembre 1933, Claudel croyait pouvoir rassurer Alexis : « Du côté de l’Autriche le danger n’est pas imminent, car l’Allemagne aurait immédiatement l’Italie sur le dos. » Quelques semaines plus tard, au début de l’année 1934, il changea radicalement de ton. De Bruxelles, où il terminait sa carrière, il enregistrait des informations alarmantes sur les sentiments pro-nazis du peuple autrichien, qui dessaisissait les chancelleries du problème : « Toute la jeunesse des écoles est nazie et la renaissance ou plutôt l’apparition d’un sentiment national en Autriche est une pure légende sans aucun fondement. Un gouvernement serait constitué en Autriche qui serait l’exacte reproduction de celui de Berlin et gouverné par des principes et des lois si semblables que les frontières s’effaceraient comme d’elles-mêmes. » La diplomatie rencontrerait la limite de ses pouvoirs si le peuple autrichien choisissait souverainement un régime nazi : « Il ôterait toute base juridique à une intervention. Telle est la grande idée de Hitler et qui gouverne toute sa politique. » De Belgique, Claudel pouvait mesurer la bascule qui faisait balancer de la France à l’Allemagne le leadership continental : « L’Allemagne se considère sans doute comme généreuse en nous offrant des choses que certainement demain, avec le formidable prestige que lui donnera l’annexion virtuelle de l’Autriche, elle ne nous offrira plus et ne se laissera plus imposer. » Il conseillait à son cadet de se désintéresser des négociations sur le désarmement qui ne servaient plus qu’à « amuser la galerie » ; quelques jours avant le 6 février 1934 et l’arrivée de Barthou au Quai d’Orsay, il l’appelait à inspirer un changement de cap. Les correspondants d’Alexis s’accordaient pour ne concevoir qu’une solution au problème autrichien : se concilier Mussolini, restaurer, sous une forme nouvelle, l’Empire habsbourgeois, et placer cet ensemble sous la protection franco-italienne. La missive prophétique du correspondant de Viénot, que l’ancien artisan du rapprochement franco-allemand avait NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 502 — Z33031$$15 — Rev 18.02 502 Alexis Léger dit Saint-John Perse communiquée au secrétaire général le 3 mars 1934, ne proposait pas autre chose, après avoir prévu que les ambitions hitlériennes passaient par Vienne : « L’Autriche a fait partie de l’Empire pendant mille ans et jusqu’à une date assez récente ; son retour est une chose naturelle et difficile à empêcher. [...] Il y a un seul moyen pour empêcher solidement l’Anschluss : c’est de concilier l’Autriche et la Hongrie avec la Petite-Entente, pour fonder une confédération d’États prenant la succession de la monarchie habsbourgienne. Je crois que le moment approche où cette idée pourra être réalisée 4. » Malgré sa sympathie et son admiration pour l’autoritaire chancelier autrichien, Barthou assista passivement à son assassinat. Les espoirs d’Alexis de préserver l’indépendance de l’Autriche reposaient pourtant sur la personnalité de Dollfuss. Devant Jouvenel, en mars 1933, le secrétaire général fondait sa politique autrichienne sur les « garanties » que présentait « le caractère du chancelier ». C’est ce qui ressortait encore de l’exposé sur la situation de l’Autriche depuis l’arrivée au pouvoir de Hitler, « ancien sujet autrichien », qu’il soumit à Barthou en février 1934 : « Les hitlériens marquent des progrès au cours des élections partielles, mais sous la ferme impulsion du chancelier Dollfuss, une réaction se dessine contre le terrorisme hitlérien. Dollfuss organise la résistance, augmente les forces de police et réussit ainsi à maintenir l’ordre. » Le secrétaire général plaidait en faveur d’une politique de fermeté, mais il ne cachait pas son pessimisme pour autant, face à une situation de quasi-guerre civile, où les soutiens intérieurs se dérobaient ; il craignait que le chancelier fût « débordé sur son aile droite » 5. Après d’infructueuses négociations avec Berlin, Dollfuss s’était résolu en février 1934 à recourir à la SDN, dont il avait demandé la convocation du Conseil. Le dossier de ses réclamations contre l’Allemagne avait été adressé à Londres, Paris et Rome, où le chancelier espérait trouver des avocats pour sa cause. L’Angleterre se déroba, qui ne voulait pas mécontenter Berlin ; elle espérait encore une transaction à l’amiable sur le désarmement. Alexis ne comptait qu’à moitié sur l’Italie pour juguler la descente de Hitler vers le sud. Naggiar l’informa de Belgrade, le 8 mars 1934, qu’au dire des Yougoslaves, Mussolini espérait « encore pouvoir faire renoncer l’Allemagne à l’Anschluss sans se brouiller avec elle, et l’amener à accepter la constitution entre les deux fascismes d’une sorte de no man’s land austrohongrois, plus ouvert toutefois au fascisme du Sud qu’à celui du Nord 6 ». Le Duce avait déclaré à Chambrun, le 6 février, qu’il considérait la situation de Dollfuss comme « grave mais non désespérée ». Il espérait une action concertée des grandes puissances, et se disposait à « défendre devant le Conseil [de la SDN] la cause autrichienne », « tout en doutant de l’efficacité de ce recours ». Le 17 février, Paris, Londres et Rome publièrent d’un seul mouvement un communiqué qui affirmait leur commune opposition à l’Anschluss. Cette timide ébauche du front de Stresa n’empêcha pas le coup de force des nazis hitlériens, le 25 juillet 1934. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 503 — Z33031$$15 — Rev 18.02 1938, les abandons 503 Léon Noël, qui suivit les événements depuis Prague, a représenté un secrétaire général d’une passivité confinant à l’indifférence pendant le putsch, qui échoua mais coûta la vie au chancelier autrichien. L’impassibilité d’Alexis déguisait probablement son trouble, sa mauvaise conscience, et la rage de son impuissance ; il voulait surtout prouver par son sangfroid sa capacité à affronter l’orage, sinon à l’empêcher : « Je téléphonai, à plusieurs reprises, par un détour, des informations à Alexis Leger. Les forces de l’ordre ayant repris le contrôle de la radio aux nazis qui en avaient usé quelque temps, on crut au Quai d’Orsay que tout était fini et Leger me l’affirma sur le ton d’une parfaite tranquillité. Je lui appris que le chancelier, mortellement blessé, demeurait aux mains des insurgés. Ceuxci le laissèrent agoniser, étendu sur un canapé, sans lui permettre de recevoir le moindre secours, aussi bien matériel que spirituel. On lui refusa formellement de lui amener un prêtre et il mourut vidé de son sang. Les nazis, qui s’étaient rendu maı̂tres de la chancellerie, furent, à leur tour, encerclés par des éléments loyalistes de la police. » Après le coup de force des nazis autrichiens, Alexis ne parut pas à Léon Noël très désireux de rattraper la situation. Le jour même, il l’avait enjoint de se tenir en contact étroit avec son collègue britannique, ce qui le maintenait au plus bas de l’excitabilité diplomatique. Éloigné de Prague par les charmes d’une maı̂tresse hellène pendant les événements de Vienne, l’ambassadeur Addison ne reparut que le lendemain ou le surlendemain : « Il apprit, raconte Noël, que je m’étais enquis de lui. Il me téléphona et me proposa un entretien, mais sous la condition formelle que nous ne parlerions pas des événements de Vienne qui, selon lui, “ne nous regardaient ni l’un ni l’autre”. Il en fut ainsi. » La très fragile solidarité anglaise induisit une très prudente réaction d’Alexis. Elle fit enrager Noël. Trois jours après l’assassinat de Dollfuss, alors que les Italiens massaient leur troupe sur le Brenner, il avait reçu du secrétaire général cet unique télégramme d’instructions : « L’obscurité qui plane encore sur l’origine et l’enchaı̂nement des derniers événements de Vienne, l’incertitude touchant leur développement immédiat et, d’une façon générale, la nécessité d’éviter, avant l’établissement des responsabilités, tout ce qui pourrait être interprété comme une tentative délibérée de notre part pour exploiter le drame autrichien dans le sens de nos intérêts, nous commande la plus grande prudence. [...] Veuillez donc vous borner pour l’instant à maintenir un contact très étroit avec le ministre des Affaires étrangères et à vous assurer de l’adhésion du gouvernement auprès duquel vous êtes accrédité à l’institution entre Londres, Paris et Rome, d’une procédure constante d’information et d’échanges de vues afin que les gouvernements soient en mesure, si les circonstances l’exigeaient, de prendre solidairement et dans le plus court délai les décisions reconnues nécessaires 7... » Léon Noël imputait ce télégramme à la sénilité de Barthou, parlementaire ramolli, et à la nocivité de son secrétaire général, inexcusable de complaisance envers Hitler. La vérité est que Barthou n’abdiquait pas. Le 20 août 1934, il demanda à Rochat, son directeur de cabinet, de le rejoindre dans sa villégiature suisse, avec les NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 504 — Z33031$$15 — Rev 18.02 504 Alexis Léger dit Saint-John Perse documents nécessaires à l’étude du problème, en des termes qui prouvent qu’il n’avait pas l’intention de rendre les armes : « Autriche : réarmement et indépendance 8. » L’Italie redevenait la pièce maı̂tresse du jeu. C’est à cette époque qu’Alexis commença d’évoquer régulièrement la formule d’un « pacte méditerranéen », à la suite des Anglais, pour apaiser la susceptibilité italienne, et paraı̂tre équilibrer la politique orientale de Barthou. Le secrétaire général se démenait d’autant plus sur le front de ce chimérique pacte méditerranéen, qu’il apparaissait bizarrement à Rome comme le principal inspirateur de la politique russe menée par Barthou. En juillet 1934, un éditorial au vitriol du directeur de la Tribuna dénonçait « le holding de Léger ». La France, poursuivait-il, « n’a gagné et ne gagne rien à mettre sa frontière sur le même plan d’histoire et de civilisation que la frontière improvisée du centre de l’Europe et des Balkans ». Il était peut-être revenu aux Italiens que face à Litvinov, qu’il avait rencontré à Genève en septembre 1934, Barthou avait expliqué que sa politique de rapprochement avec Rome, inspirée par la nécessité de contenir les appétits allemands en Autriche et dans le sud-est de l’Europe, ne l’empêcherait pas de mener à terme la négociation avec Moscou ni ne remettait en cause la défense des intérêts français dans la région. Il n’était pas question de sacrifier « les amitiés de la France dans l’Europe Centrale et Balkanique ». Alexis voulait croire qu’il n’était pas besoin de choisir entre Moscou et Rome, pas plus qu’entre Rome et Belgrade. S’il modérait les ardeurs de l’amie yougoslave, confortée sur son versant oriental par le pacte balkanique du 8 février 1934, (il garantissait mutuellement ses frontières avec celles de la Grèce, de la Roumanie et de la Turquie), de peur qu’elle ne s’enhardisse dans le sud-ouest de la péninsule, en direction de l’Albanie, il s’efforçait de ne pas sacrifier les amitiés de la France dans la région à la garantie que Rome apportait à l’Autriche. Entre l’Italie et la Yougoslavie, entre les agents italophiles et les supporters de la Petite-Entente, Alexis avançait comme un funambule. Par une pente naturelle aux fonctions de représentation, les diplomates français à Belgrade voulaient convaincre le secrétaire général que l’Italie endossait la plus lourde responsabilité de la discorde. C’était particulièrement vrai de Naggiar, que ses conceptions idéologiques plaçaient dans le camp républicain et antifasciste où l’on rangeait Alexis. À l’inverse, ils étaient nombreux au Quai d’Orsay, notamment chez les agents accrédités dans des pays « révisionnistes », à plaider pour un adoucissement à l’égard de l’Italie, afin de contrôler le dynamisme germanique. Fin juillet 1933, Alexis avait annoté une dépêche du ministre de France à Budapest, Louis de Vienne, qui plaidait en faveur d’une entente franco-italienne. Sans quoi, prophétisait-il, Berlin nivellerait « par l’inondation germanique, tous les obstacles pour son bien propre 9 ». Tout à son numéro d’équilibriste, Alexis avait longtemps espéré rapprocher Belgrade de Rome, pour contenir les ambitions allemandes en Europe centrale ; c’est l’objectif qu’il rappela à Naggiar, à l’occasion de la venue NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 505 — Z33031$$15 — Rev 18.02 1938, les abandons 505 du général Goering à Belgrade, en mai 1934 : « Il ne doit pas être perdu de vue que la consolidation du rapprochement franco-italien qui, dans un intérêt général, demeure un des objets de notre politique, comporte nécessairement une détente des rapports italo-yougoslaves allant si possible à un élargissement à trois des accords unissant la France à la Yougoslavie 10. » C’est l’Italie qui fit échec à la tentative d’Anschluss dont l’assassinat de Dollfuss par les nazis autrichiens avait marqué le coup d’envoi. En massant ses troupes sur le Brenner, elle dissuada Hitler de tenter le coup de force. Le rôle déterminant de Mussolini obligea le Quai d’Orsay de Barthou à ne pas négliger Rome, en dépit des ambitions françaises en Europe orientale. Les Français étaient d’autant plus reconnaissants au Duce d’avoir dressé l’ultime rempart contre les prétentions allemandes en Autriche, qu’ils avaient trouvé peu d’empressement chez les Yougoslaves à contenir la descente germanique vers l’ancien Empire dont ils s’étaient émancipés. Le 2 juin 1934, quelques semaines avant le coup de force nazi en Autriche, Naggiar avait reconnu que Belgrade ne s’opposait à l’Anschluss que pour complaire à Paris et à Prague. Toutefois, dans un raisonnement strictement inverse à celui des italophiles du Quai d’Orsay, qui s’employaient à séparer Rome de Berlin, Naggiar pariait à terme sur l’entente entre Rome et Berlin, pour espérer conserver à la France le bénéfice de l’amitié yougoslave, comme si elle constituait une fin en soi ! Pendant cette période agitée, Alexis lisait de près les dépêches et télégrammes venus de la région, notamment ceux de Naggiar et de Puaux. Ce dernier, en poste à Vienne, confirma a posteriori que Belgrade n’avait pas joué à fond la carte anti-Anschluss : « Non seulement le gouvernement de Belgrade n’a pas aidé le gouvernement Dollfuss, champion de l’Autriche indépendante, mais il a subventionné contre lui les socialistes et il a ensuite laissé toutes facilités aux nazis pour organiser sur son propre territoire un mouvement insurrectionnel. » Aussi bien, dans la note qu’Alexis fit établir par le Département, à la veille de la visite du souverain yougoslave, le 29 septembre 1934, la question autrichienne apparaissait comme la principale ombre au tableau des relations franco-yougoslaves. Le roi Alexandre avait expliqué à l’ambassadeur Naggiar que « la garantie devait être recherchée dans le cadre de la SDN » et ne pas favoriser « une prépondérance de l’Italie dans le bassin danubien ». Alexis n’espérait pas que la Yougoslavie ratifiât « une formule de garantie de l’Autriche » sans avancer des « réserves » ou des « conditions » 11. La menace allemande sur l’Autriche isolait Belgrade au point que l’Angleterre, pourtant peu serbophile, s’en inquiétait. N’était-ce pas surtout l’expression circonstanciée de la constante réticence de Londres à se mêler des affaires autrichiennes ? Corbin le laissait un peu deviner à Alexis : « Il ne sert à rien d’être d’accord avec l’Italie pour garantir l’indépendance de l’Autriche, si la Yougoslavie doit en prendre ombrage et se rapprocher de l’Allemagne. Il a été question ces jours-ci de la visite à Londres du roi Alexandre. Mais je doute que la Cour soit convertie à ce sujet 12. » NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 506 — Z33031$$15 — Rev 18.02 506 Alexis Léger dit Saint-John Perse La disparition simultanée de Barthou et du roi Alexandre régla la question. Laval, qui succédait à Barthou, voulait s’entendre avec l’Italie ; l’axe Rome-Paris fut agréé par Londres. C’était aussi la ligne préconisée par le ministre de France à Vienne, Gabriel Puaux, qui l’avait défendue devant Laval, le 12 novembre 1934. Le 1er janvier 1935, Puaux apprit de son homologue anglais qu’il avait été entendu : sir John Simon, ministre des Affaires étrangères, se rangea au principe d’une démarche concertée auprès du gouvernement autrichien. Il ne paraı̂t pas qu’Alexis se ralliât sans réticences à cette ligne de défense, si l’on en croit le récit de Puaux : « Celuici, d’une manière très nuancée, m’explique qu’il faut faire comprendre à mes interlocuteurs qu’il ne s’agit pas de décider dès maintenant des mesures à exécuter dans le cas où serait menacée l’indépendance de l’Autriche, mais seulement de prévoir une consultation éventuelle à laquelle l’Autriche serait associée ; aucune autre puissance n’y prendrait part que d’accord entre Vienne, Rome et Paris. » Dans la nuit du 1er au 2 janvier, on s’accorda en grande hâte entre Rome, Vienne et Paris, si bien que Laval put partir pour Rome muni du projet de déclaration fanco-italien qui y fut approuvé. Les gouvernements français et italien proclamaient solennellement qu’ils se concerteraient avec Vienne dans le cas où l’indépendance autrichienne serait menacée. Le 25 juin, le général Gamelin et le maréchal Badoglio arrêtèrent les termes d’une convention militaire qui prévoyait une action commune en cas de menace sur l’indépendance autrichienne. En mai, Pierre Laval considéra d’un regard bienveillant la discussion d’un pacte danubien conclu entre l’Italie, l’Autriche et la Hongrie. La France s’associa au cours de l’été à la préparation d’une conférence danubienne, à laquelle elle invita sa clientèle orientale à se joindre. Stresa consacra cette politique autrichienne de la France, qu’Alexis n’approuvait pas sans réserve. Il tenait la bride étroite à l’encolure italienne, et la relâchait au contraire à Belgrade, pour dissuader Rome d’outrepasser une stricte défense de l’indépendance autrichienne. Recevant Pignatti, de l’ambassade italienne à Paris, le 31 juillet 1935, Alexis souffla le chaud et le froid : « Le Quai d’Orsay a approuvé l’attitude résolue de l’Italie mais on se demande ce que ferait maintenant le gouvernement italien dans le cas où la menace d’Anschluss se renouvellerait de manière plus grave. Une action isolée de l’Italie est considérée ici comme extrêmement dangereuse. Si le gouvernement italien faisait avancer ses troupes au-delà de la frontière sans avoir reçu mandat explicite, la Yougoslavie occuperait la Carinthie 13. » Les effets du rapprochement franco-italien se faisaient pourtant sentir heureusement à Vienne. L’Allemagne faisait le gros dos, et attendait son heure. De son voyage à Berlin, le 25 mars 1935, où il s’était rencontré avec Hitler, le ministre anglais sir John Simon avait rapporté des propos conciliants sur la question autrichienne, que Corbin rapporta à Alexis sans excès d’optimisme. L’affaire d’Abyssinie, en rompant la solidarité franco-anglo-italienne, obligea l’Autriche à une position schizophrène. Elle ne vota pas les sanctions contre l’Italie, pour ne pas mécontenter son principal garant, et NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 507 — Z33031$$15 — Rev 18.02 1938, les abandons 507 déplut par là aux deux autres puissances occidentales. Alexis n’informa pas Gabriel Puaux, à Vienne, de l’accord naval franco-britannique du 18 octobre 1935, qui isolait Mussolini ; il ne savait plus sur quel pied danser. Le projet de conférence danubienne avorta, quoique le pacte consultatif franco-italien du 7 janvier relatif à l’Autriche demeurât valable. Mais il était d’autant moins d’actualité qu’avec la Tchécoslovaquie et la Yougoslavie, l’Angleterre y avait adhéré. Le refroidissement des relations franco-italiennes, sacrifiées sur l’autel de l’Entente cordiale, ne faisait décidément pas l’affaire de Vienne. Sur un plan diplomatique, Mussolini s’isolait ; sur le plan militaire, l’aventure abyssine appauvrissait sa capacité d’intervention en Europe. Fleuriau, ancien ambassadeur à Londres, rappelait à Alexis que, pour l’ombre mexicaine, Napoléon III avait déjà abandonné à Berlin la proie autrichienne : « Le rapprochement est curieux ; car en 1866, l’Autriche n’a pu être secourue par la France à cause de l’affaiblissement des forces françaises par le Mexique, et l’Autriche ne pourrait en ce moment compter sur les forces italiennes à cause de l’Abyssinie. » En Europe centrale, les diplomates français, laissés sans instruction, ignoraient s’ils devaient faire une croix sur l’Italie et favoriser la Yougoslavie, ou si l’espoir demeurait de concilier les deux puissances adriatiques. Dans une longue dissertation qu’il adressa à Alexis le 1er mai 1936, Victor de Lacroix, ministre de France à Prague, montra son désarroi, et celui des alliés de la France, qui savaient que le coup porté à l’Autriche ne serait que le commencement d’une plus large révision réalisée à leurs dépens. Le diplomate reconnaissait la valeur dissuasive de l’Italie face à la menace d’Anschluss ; mais il se souvenait qu’à l’été 1935 l’état-major français, craignant « un coup allemand en Europe centrale », envisageait l’envoi d’un corps français « pour éviter les frictions entre Italiens et Yougoslaves ». Autrement dit, l’intervention militaire de l’Italie pouvait susciter autant de problèmes qu’elle en résoudrait. Par ailleurs, Lacroix doutait que la résolution politique de Mussolini, au printemps 1936, égalât celle qu’il avait montré deux ans plus tôt : « J’ai été assez frappé, en lisant la dernière valise, de voir qu’au moment même où Mussolini faisait à Chambrun des déclarations favorables, un secrétaire d’Attolico faisait part à un collaborateur de François-Poncet de ses doutes quant à la réaction italienne en cas d’intervention allemande en Autriche. Je ne doute pas que Mussolini comprenne le péril mortel que ferait courir à l’Italie, grande puissance, une descente des Allemands en Europe centrale, mais les assurances du chef du gouvernement italien n’étaient-elles pas dictées aussi par le désir d’avoir notre appui à Genève ? » Enfin, la valeur militaire de l’Italie ne lui semblait pas nécessairement supérieure au renfort que la France pouvait espérer de son allié yougoslave : « Au point de vue militaire, quelle est la valeur actuelle de l’appoint italien ? En rentrant d’Égypte au mois de novembre j’avais trouvé notre état-major très italien. Au moment où j’ai quitté Paris pour me rendre à Prague il l’était, m’a-t-il paru, beaucoup moins. Il évaluait à trois seulement le nombre des divisions encadrées et disposant de leur matériel dont le gouvernement royal pouvait disposer en Europe. C’est NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 508 — Z33031$$15 — Rev 18.02 508 Alexis Léger dit Saint-John Perse peu. On doit se demander si dans le cas d’opérations immédiates le concours yougoslave ne serait pas plus appréciable, en admettant que l’un exclût l’autre. » L’arrivée au pouvoir du Front populaire suspendit pour un temps l’indécision du Quai d’Orsay, en écartant l’Italie du jeu français. Blum communiqua à Alexis une lettre d’Otto Bauer qui préconisait un axe francoanglais, en substitution à la garantie italienne : Mussolini lui semblait trop disposé à régler la question autrichienne avec Berlin pour être fiable, et trop affaibli par ses aventures coloniales pour être utile. Il suggérait à Paris de prendre la place de Rome. Otto Bauer espérait que la France n’apporterait pas seulement sa garantie militaire, mais aussi son influence politique, propre à faire pièce à la restauration habsbourgeoise qu’il soupçonnait le chancelier Schuschnigg de préparer. Il voyait bien la limite de son raisonnement : « L’influence française ne pourrait tendre immédiatement au rétablissement de la démocratie totale en Autriche, car des élections générales pourraient conduire les nazis au pouvoir. » Mais Otto Bauer n’en démordait pas : « Les socialistes sont la seule puissance en Autriche pour lutter en même temps contre Hitler et contre Habsbourg. 14 » Plus soucieux de brouiller Londres et Rome que de sauver Vienne, Alexis ne fit rien pour rétablir un front des puissances occidentales capable de barrer la voie méridionale à Hitler. Pourtant, la situation de l’Autriche se dégradait. Le 11 juillet 1936, Hitler avait imposé au chancelier Schuschnigg un accord qui obligeait l’Autriche à régler ses relations avec le IIIe Reich sur le fait qu’elle était un État allemand ; la pression intérieure des nazis autrichiens ne faiblissait pas. Alexis était conscient du péril. Il ne se laissait pas duper par le calme apparent de Hitler, qui ne souleva pas de tempête diplomatique au cours de l’année 1937. Le 30 septembre, sir Eric Phipps, toujours inquiet d’être entraı̂né à la guerre par la France, transmit les avertissements d’Alexis, qui refusait de se fier à la patience affichée par Hitler. Le temps jouait pour lui dans l’affaire autrichienne ; il finirait par l’avaler sans avoir à user de la force 15. Ce n’était pas si mal vu, quelques semaines avant la réunion du 27 novembre 1937, connue sous le nom de son transcripteur, le colonel Hossbach, aide de camp d’Hitler. Le Führer avait sondé ses collaborateurs en annonçant une partie de son programme de politique étrangère, voilant certains développements, brouillant quelques dates, mais annonçant explicitement la réunion de tous les Allemands, via l’Anschluss et la prise de la Tchécoslovaquie. Le test avait permis d’éliminer les cadres réticents. Von Neurath quitta les Affaires étrangères en décembre 1937 ; le ministre de la Défense, le maréchal von Blomberg, et le général en chef de la Wehrmacht, Werner von Fritsch, furent relevés de leurs fonctions, tandis que Hermann Goering et l’amiral Raeder confortaient leurs positions à la tête de l’armée de l’air et de la marine. Hitler se trouvait plus libre d’imposer son coup d’audace en Autriche, qui inquiétait les élites conservatrices, aux Affaires étrangères et dans l’armée. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 509 — Z33031$$15 — Rev 18.02 1938, les abandons 509 À cette date, Alexis donnait l’impression de comprendre que la dynamique hitlérienne s’affranchirait des moyens mis en œuvre par la diplomatie traditionnelle, incarnés par l’ancien ministre von Neurath, pour accomplir son dessein révisionniste. Sa capacité de prévision ne l’incitait pourtant pas à rallier l’Italie à la politique autrichienne de la France, qui revenait à une forme de fatal laisser-faire. Sans savoir qu’il était déjà trop tard, puisque Mussolini avait déjà concédé l’Anschluss à Hitler, Puaux s’alarma au début de l’année 1938 de l’impavidité du Département et de son refus de s’entendre avec Rome. Le 22 février, il se confia à Massigli, moins sourd à son argumentaire que le secrétaire général : « Je sais qu’en insistant sur la collaboration italienne j’ai heurté certaines positions de la Maison, mais ce n’est pas là, comme on me l’a télégraphié, une vue de l’esprit ; c’est une dure et pénible réalité. La question de l’Autriche est avant tout une question militaire. Que l’on demande à notre état-major s’il est possible de défendre l’Autriche sans l’Italie. » Alors qu’il était passé à Paris, au début de l’année 1938, pour appuyer l’action de Puaux auprès des principaux personnages de l’État, Léon Noël s’interrogea rétrospectivement sur l’inaction du secrétaire général : « J’avais reçu un très bon accueil du président Lebrun et du président du Conseil, Camille Chautemps, qui me parurent partager mes vues. Mais le Quai d’Orsay était dans d’autres dispositions, soit qu’il se désintéressât du sort de l’Autriche, soit qu’il ne crût pas à l’imminence de l’événement. Alexis Léger, selon son habitude, se demanda, en m’écoutant, quel intérêt personnel pouvait m’amener à tenir de pareils propos. » À vrai dire, au début de l’année 1938, le secrétaire général n’était pas le seul à flancher, persuadé que Londres ne ferait rien pour sauver Vienne et désabusé par l’irrésolution de ses propres chefs. Un partisan résolu de la fermeté à l’égard de l’Allemagne comme Massigli ne faisait déjà plus passer par Vienne la ligne de résistance aux revendications hitlériennes. Quelques jours avant d’avoir accueilli les confidences alarmistes de Puaux, il exprima ses doutes à Coulondre, alors ambassadeur à Moscou. Incertain de pouvoir affirmer « à Berlin et à Vienne » que la France irait « dans cette affaire, jusqu’au bout », il convint que cela limitait les « possibilités » de la France, « y compris celle de décider Londres à s’émouvoir ». À Vienne, le chancelier Schuschnigg était paralysé ; dans la guerre des nerfs qui l’opposait à Hitler, la moindre manifestation d’indépendance nationale risquait de justifier une nouvelle revendication allemande, tandis que le moindre signe de faiblesse dissuaderait la France et l’Angleterre de défendre l’indépendance d’un gouvernement qui n’y tenait pas tellement. Puaux s’inquiétait qu’Alexis se meprı̂t sur les dispositions du chancelier : « Dites-vous bien qu’il est dans la situation d’un homme enfermé en tête à tête avec un forcené, dangereusement armé ; s’il appelle à l’aide, il risque un coup mortel avant même d’être secouru. » À Paris, les diplomates autrichiens se réjouissaient qu’Alexis devinât la politique de la corde raide que menait leur chancelier ; c’était aussi un peu la sienne. En janvier 1938, à l’occasion de la réception du corps diplomatique à l’Élysée, un diplomate NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 510 — Z33031$$15 — Rev 18.02 510 Alexis Léger dit Saint-John Perse autrichien put s’entretenir avec lui. Le secrétaire général exprima « son entière admiration pour l’œuvre politique de monsieur le chancelier » avant de prouver par un exposé de sa situation qu’il appréciait, au dire du diplomate, « les orientations et les résultats les plus importants de la politique intérieure et extérieure » du gouvernement autrichien. « C’est avec la plus grande satisfaction, concluait-il, que j’ai pu constater la compréhension dont témoignait M. Léger, même pour ceux des phénomènes de notre politique dont l’intelligence est en général particulièrement difficile pour les hommes d’ici 16. » Un petit cercle s’était formé. Quelqu’un avança qu’à l’époque actuelle les petits pays d’Europe centrale et orientale étaient condamnés à une politique de la « corde raide ». Alexis répondit qu’« on pouvait en effet qualifier la politique très nuancée de l’Autriche et des autres États de l’Europe du centre “de corde raide ou de louvoiement” ». Mais, ajouta-t-il dans un élan de sincérité, ne pouvait-on pas en dire autant des grandes puissances si, dans l’immédiat, l’essentiel était de gagner du temps ? Le chargé d’affaires autrichien ne croyait pas se tromper en comprenant qu’Alexis pensait à la France, qui attendait le réarmement anglais et peut-être le secours américain. Ce n’était pas rassurant pour Vienne. Les États-Unis étaient parfaitement indifférents à la question autrichienne, et le ministre d’Angleterre à Vienne ne cachait pas à Jean Chauvel, de l’ambassade de France, que « ce qu’il pouvait écrire à Londres des affaires qu’il était chargé de suivre n’avait jamais aucun écho ». Un mois plus tard, l’ambassade d’Autriche à Paris avait encore confiance que le Quai d’Orsay croyait en « la volonté d’indépendance du gouvernement fédéral », malgré ses manifestations obligatoires de complaisance envers le régime nazi. Le 3 mars, on y estimait que la France entrerait en guerre pour le maintien de l’indépendance autrichienne si l’Angleterre y était prête également ; « si tel n’était pas le cas, la France – à moins que l’attitude de l’Italie ne change entre-temps – attendra probablement le viol de la Tchécoslovaquie ». Déambulant sans illusions sur la corde raide qui surplombait l’abı̂me, les Autrichiens voyaient encore la France trop belle... Tout reposait une fois de plus sur l’Angleterre, qui exonérait la France de prendre ses responsabilités, puisque personne à Paris ne doutait de ce que serait l’attitude des appeasers londoniens. Le 11 février, Puaux prévint le Département que Schuschnigg était convoqué par Hitler à Berchtesgaden ; il prévoyait qu’on lui imposerait le nazi Seyss-Inquart au ministère de l’Intérieur. Mais Hitler fut plus pressant que prévu. Au cours d’un bal (on continuait de danser, à Vienne), le chancelier Schuschnigg fit à Gabriel Puaux « des révélations sur l’entretien qu’il avait eu, deux ou trois jours plus tôt, avec Hitler à Berchtesgaden. Il avait, disait le chancelier, bénéficié de deux heures de hurlements, d’invectives, de déploiements de cartes, de précisions sur les mesures dès lors prises pour s’assurer par voies militaires de la possession de l’Autriche 17 ». Hitler n’avait voulu laisser aucun espoir d’assistance étrangère à Schuschnigg : « Ses risques, il les avait pris en 1936 [...]. L’affaire autrichienne n’en comportait point : l’Italie ne bougerait pas. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 511 — Z33031$$15 — Rev 18.02 1938, les abandons 511 Quant à la France et à la Grande-Bretagne, elles n’étaient pas, ni militairement ni psychologiquement, en état d’intervenir. » Alexis ne voulait pas gaspiller son crédit à Londres. Le 15 février, il s’assura par téléphone des dispositions de Schuschnigg à « se battre ». Jean Chauvel, qui venait d’arriver à Vienne pour seconder Puaux, avoua son ignorance, mais engagea le secrétaire général à rappeler pour s’entretenir avec son ministre. Une note manuscrite d’Alexis, déposée aux archives du Quai d’Orsay et mal retranscrite dans les Documents diplomatiques français, laisse deviner l’échange téléphonique ; il se compose des questions préparées par Alexis, et de dialogues retranscrits. Le chancelier Schuschnigg, indique ce papier daté du 15 février, réclame que la France et l’Angleterre « marquent à Berlin qu’elles considèrent que l’Autriche est allée aux limites de la conciliation et qu’elles désirent paix et tranquillité en Europe centrale » ; Eden a suggéré à Delbos une « démarche à Berlin pour marquer l’intérêt porté à la sauvegarde de la paix en Europe centrale et le désir qu’il n’y ait pas de pression en Autriche ». Alexis veut rassurer Puaux : « Nous suivons la situation avec le plus grand intérêt, et souhaitons l’aider le plus possible. » Il promet des « échanges de vues immédiats avec Londres ». Mais la stratégie qu’il conseille à Schuschnigg est purement dilatoire : « L’encourager à résister et gagner du temps. » Gagner du temps pour attendre quel secours ? Cela dépendrait de son attitude. Les dernières questions qu’Alexis avaient préparées étaient assez pathétiques : « Préciser ce qui nous reste de ressources pour agir, c’est-à-dire nous renseigner sur ce qui a été fait à Vienne : si Schuschnigg accepte... plus rien à faire. S’il résiste et souhaite notre aide, démarche conjointe ? » Ce même 15 février, de fait, Schuschnigg accéda aux demandes qu’Hitler lui avait faites quatre jours plus tôt ; Seyss-Inquart reçut le portefeuille de l’Intérieur. Les reculades des uns justifiaient celles des autres ; Alexis apprit de Puaux la concession : « Plus rien à faire. La réponse de Schuschnigg arrivée : céder [ou, selon les DDF, « cédez »]. On attend conseil ce soir. Ils doivent demander réponse ce soir. Ne fait pas de doute. Ne voit pas d’où viendrait la résistance. » De fait, il n’y eut qu’un simulacre de résistance. Le 17 février, à l’instigation d’Alexis, Delbos suggéra à Londres une action conjointe ; le 25 février, les Anglais déclinèrent la proposition, de crainte d’entretenir les illusions de Schuschnigg. Puaux enrageait contre l’inaction de son gouvernement ; devant Massigli, le 8 mars, il appela encore à la formation d’un front franco-italien : « J’ai écrit personnellement au ministre que la situation devenait ici intenable et qu’il m’était désormais impossible de prêcher à Schuschnigg la résistance si vraiment nous ne voulons rien faire pour lui. Je le redis sous une autre forme dans un télégramme officiel. Il faut que le gouvernement sache bien où il va en refusant de causer avec Mussolini. Pourquoi ne lui a-t-on pas envoyé un émissaire officieux en la personne de Monzie, de Mistler ou d’Henry Bérenger ? » Le 9 mars, jouant son va-tout, Schuschnigg annonça la tenue d’un plébiscite qui devait affirmer la volonté d’indépendance nationale. Le 11 mars, Hitler exigea un ajournement du référendum ; il appuya sa NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 512 — Z33031$$15 — Rev 18.02 512 Alexis Léger dit Saint-John Perse demande en faisant marcher ses troupes vers la frontière. Le gouvernement autrichien demanda à Puaux de consulter Paris. À cette date, la France n’avait plus de gouvernement : la veille, le cabinet Chautemps s’était hâté de tomber pour n’avoir pas de décision à prendre, ni d’abandon à endosser. Dans la journée du 11 mars, sous la menace des chars allemands, Schuschnigg renonça successivement au plébiscite et à sa fonction. Le Quai d’Orsay avait laissé Puaux sans instructions. À seize heures, Gamelin avait demandé que Camille Chautemps, le président du Conseil démissionnaire, se réunı̂t avec quelques-uns de ses ministres, Yvon Delbos, Georges Bonnet et Édouard Daladier. Ces hommes sans mandat décidèrent martialement d’appliquer les « mesures militaires complètes prévues ». Mais, selon le procès-verbal de Gamelin, dont le style télégraphique fut l’unique manifestation d’esprit militaire de la journée, cette décision était soumise à la condition de « trouver collaboration britannique, d’ailleurs déjà demandée par Affaires étrangères ». À seize heures quarante-cinq, Alexis téléphona la réponse de Londres : « Le gouvernement britannique a déjà fait savoir à Vienne qu’il ne pouvait conseiller au gouvernement autrichien de pousser la résistance au point de déterminer des conséquences contre lesquelles il ne pourrait le garantir. » Après avoir longtemps ignoré Rome, le gouvernement français, comme son homologue anglais, prescrivit à son représentant de tenter une démarche auprès de Ciano. Il était trop tard pour ne rien espérer de cette volte qu’une sévère humiliation. À seize heures cinquante, Alexis téléphona que « le comte Ciano a fait répondre à Blondel qu’il ne voulait pas se concerter avec la France et l’Angleterre sur l’affaire autrichienne, et que si la demande d’audience n’avait pas d’autre objet, celle-ci lui paraissait inutile ». À dix-sept heures, Phipps, interrogé « sur l’opportunité d’une démarche conjointe à Berlin », n’avait pas encore répondu. À dix-neuf heures, Rochat téléphona à Puaux : « Je ne peux encore rien vous dire. » À vingt-trois heures, Massigli se dévoua pour lui annoncer l’insuccès de la démarche de François-Poncet. « À ce moment, se souvenait Puaux, le chancelier avait déjà démissionné. Le président Miklas, s’inclinant devant l’ultimatum que lui avait apporté l’attaché militaire allemand, le général Muff, avait nommé Seyss-Inquart chancelier. » François-Poncet avait porté solitairement la protestation française, qui reprenait presque mot pour mot les termes de la représentation effectuée de son côté par son collègue anglais. Incapables d’une simple démarche conjointe, la France et l’Angleterre s’étaient résignées au parallélisme. Un an plus tard, jour pour jour, Charles Rochat, directeur du cabinet de Delbos pendant la crise, confia à Hoppenot que le ministre « était prêt à mobiliser si les Anglais faisaient de même ». Tartufferie. L’Angleterre venait de se séparer de ses cadres les plus francophiles et les plus hostiles à l’Allemagne. Alexander Cadogan avait remplacé Robert Vansittart, dans les derniers jours de l’année 1937, au grand dam d’Alexis. À la fin de l’année 1935, Vansittart avait déjà essuyé les assauts des champions de l’appeasement ; Alexis lui avait fait passer par Hugh Lloyd Thomas, de l’ambassade anglaise à Paris, un vibrant message de sympathie. Cette fois, NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 513 — Z33031$$15 — Rev 18.02 1938, les abandons 513 Vansittart n’avait pas su parer le coup. Pour sauver les apparences, un poste de conseiller diplomatique spécial lui fut taillé sur mesure ; Alexis invoqua ce précédent lorsque Reynaud le débarqua, pour refuser l’ambassade qu’on lui offrait, fût-elle celle de Washington. Il rappela que Vansittart avait bénéficié de « quelque chose de nouveau et de supérieur pour lui dans l’apparence ». Alexander Cadogan, le nouveau sous-secrétaire d’État permanent, n’avait pas les mêmes sympathies que Vansittart pour son opposite number français ; cela ressort de quelques petites allusions sèches consignées dans son journal. L’understatement a son éloquence, qui dispense de multiplier les exemples : « At diner sat between Léger and Darlan (latter very nice). » Ce coup de semonce annonçait un remaniement plus lourd de conséquence : le 20 février, Eden démissionna de ses fonctions de secrétaire d’État, en désaccord avec la politique italienne de son gouvernement, non sans avoir alerté l’opinion publique des dangers d’une politique de concession à l’égard des dictateurs. La nouvelle orientation du cabinet Chamberlain, confirmée par l’arrivée d’Halifax au Foreign Office, désabusa Paris de sauver l’Autriche avec l’aide anglaise. C’est pourquoi la bravade rétrospective de Rochat n’était pas convaincante ; les ultimes gesticulations de la diplomatie française, qui laissèrent espérer quelque secours à Vienne alors qu’elle avait déjà abandonné la partie, avaient manqué de décence. Le 15 mars, à peine de retour à Paris, Gabriel Puaux découvrit que la page autrichienne était tournée au Quai d’Orsay, et qu’il n’était déjà plus question que de la prochaine revendication allemande : « Après la mort de l’Autriche la question des Sudètes allait se poser avec une dangereuse acuité. Édouard Beneš n’aurait-il pas eu intérêt à prendre les devants en accordant aux trois millions sept cent mille germanophones une certaine autonomie ? Je m’en entretins avec Alexis Léger et René Massigli. Il me fut répondu que toute concession faite à Hitler serait un néfaste et dangereux aveu d’impuissance. Je convins qu’un barrage serait nécessaire, mais où, quand et comment fallait-il l’établir ? » Par un télégramme conquérant, qui fleurait bon la rhétorique d’Alexis, le Département représenta la déroute viennoise en retraite en bon ordre, prélude à un redéploiement de sa défense à Prague : « La situation à laquelle nous devons désormais faire face est assurément grave ; elle ne justifie cependant aucune panique », expliquait le secrétaire général. « La situation serait toute différente, continuait-il, le jour où l’expansion allemande s’attaquerait à l’indépendance ou à l’existence des États auxquels nous lient des engagements spéciaux 18. » L’abandon des Sudètes La conférence qui a réuni les 29 et 30 septembre 1938, à Munich, les représentants des quatre grandes puissances pour régler le sort des minorités allemandes de Tchécoslovaquie, dans le plus pur style du feu concert européen, est si fréquemment invoquée à titre péjoratif que l’on croit bien NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 514 — Z33031$$15 — Rev 18.02 514 Alexis Léger dit Saint-John Perse la connaı̂tre. Pourtant, à suivre Alexis, l’événement s’éclaire de nouvelles lumières ; et sa mémoire dévoile ses méandres. Sur le vif, pour Alexis, il n’y avait pas d’alternative à Munich ; il en était tellement convaincu, en 1938, qu’il le pensait encore en 1940, quand il remâchait en solitaire le drame qui s’était joué et en 1943 également, lorsqu’il justifiait les accords devant Beneš, et même après la guerre, revenant devant divers interlocuteurs sur les chemins de la défaite. Il fallut que Munich devı̂nt le symbole par excellence des vaines abdications, pour qu’Alexis prı̂t ses distances avec l’accord qu’il avait personnellement négocié. Toute l’historiographie de la conférence de Munich est marquée par une ambiance de tribunal. Étudier le recul munichois n’a guère d’intérêt en soi ; ce n’est qu’un épisode, chargé d’une symbolique particulière, d’un glissement général. Telle qu’elle avait évolué jusque-là, à distance de l’Italie et de l’URSS, imputant à Londres la responsabilité de ses faiblesses, la diplomatie française n’avait pas d’autre alternative, en septembre 1938, que d’aller à Munich ou de faire une guerre dont il est difficile d’imaginer l’issue générale, mais qui n’aurait certainement pas plus sauvé la Tchécoslovaquie de l’invasion allemande que la Pologne un an plus tard. Ce que l’armée française, pauvre en avions et enterrée derrière la ligne Maginot ne sut pas faire en septembre 1939, pourquoi l’aurait-elle pu en septembre 1938 ? À Munich, la France ne changea pas de politique, elle n’abdiqua pas soudainement ; elle continua de reculer, d’affaiblir ses alliés, et de perdre ses clients en même temps que son crédit. Le général de Gaulle, à qui revint l’honneur de dénoncer les accords de Munich, le 29 septembre 1942, avait admis comme une nécessité militaire, en 1938, des accords qui déchargeaient la France d’une opération militaire en Europe centrale dont elle n’avait pas les moyens. Le symbole de la France libre sut se débarrasser du symbole malheureux de Munich ; ses actes n’y étaient pas pour rien, qui le liaient moins à l’abdication munichoise qu’à la libération nationale. Alexis, qui avait été à Munich, dut se dédouaner de sa présence munichoise par le seul talent de son verbe. Il y est si bien parvenu, que certains de ses pairs en sont venus à témoigner devant la postérité de son absence à la conférence honteuse, ou de son rôle subalterne, dans l’ombre de son chef, alors que Georges Bonnet, son ministre pacifiste et cauteleux, avait préféré exposer son secrétaire général et ne pas se déplacer lui-même. Un agent comme Jean Chauvel, dont les mémoires n’épargnent pas Alexis, croyait se souvenir que « Georges Bonnet avait été à Munich ». Chauvel expliquait par là sa mésentente avec Alexis, qui aurait été hostile à la conférence 19 alors que son ministre y aurait été favorable. Prodige d’Alexis, qui manipulait les mémoires jusqu’à envoyer à Munich le ministre qui l’avait obligé d’y aller à sa place... Les pare-feux qu’il éleva successivement sont demeurés globalement efficaces jusqu’à nos jours ; ils induisent une erreur de perspective, qui empêche de comprendre sa politique. Voici ce qui demeure, dans la biographie de la Pléiade, de sa participation à une conférence qui lui paraissait NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 515 — Z33031$$15 — Rev 18.02 1938, les abandons 515 encore légitime après guerre : « En dépit de son opposition personnelle à la politique dite d’“apaisement”, et de l’hostilité connue d’Hitler à son égard, le secrétaire général se trouve appelé, malgré lui, à assister à la conférence comme représentant des services du Quai d’Orsay, les ministres des Affaires étrangères n’ayant pas été convoqués à cette réunion des chefs de gouvernement. » Il était loin le temps où, pour éviter la dénationalisation à laquelle sa fuite l’exposait, en 1940, Alexis se vantait, devant Pétain, d’avoir été, à la conférence de Munich, le « seul négociateur français auprès du chef du gouvernement français » ! De fait, l’historiographie française, quelles que soient ses sévérités pour le diplomate, considère généralement que « Léger ne fut jamais un appeaser 20 ». Alexis a gagné la bataille de la mémoire, qui a su s’exonérer de sa participation à la conférence honteuse ; il a éliminé ses rivaux, en évitant le sort des opposants à la conférence, comme René Massigli, éloigné du Département, tout en s’assurant avec une habileté confondante une image d’antimunichois lorsque l’invasion par Hitler de la Tchécoslovaquie démontra, en mars 1939, l’inefficacité de l’apaisement. À la libération, seulement, alors qu’Alexis prétendit aux premiers rôles, légitimé par sa position audessus de la mêlée, le reflux de la honte munichoise abolit son avenir politique. C’est à la conférence de Munich, sans doute, par-delà ses effets immédiats et lointains, que le diplomate s’est inoculé le virus qui l’emporta ; c’est là que Saint-John Perse a commencé sa nouvelle gestation. Rétabli dans sa personnalité poétique, il sut à nouveau effacer son image de munichois, jusqu’a nos jours. Au lendemain de l’Anschluss, par le télégramme qu’il avait envoyé aux principaux postes pour dresser le bilan du coup de force allemand, Alexis avait assigné au prochain gouvernement la mission de rallier l’Angleterre à une politique résolue en Europe centrale. Opposé à la conciliation, en mars 1938, il suggéra pourtant en septembre de la même année une conférence qui organisât le démembrement de la Tchécoslovaquie. Quels glissements successifs expliquent cette volte, de la part d’un homme qui n’aimait rien tant que demeurer fidèle à soi-même ? À la chute du cabinet Chautemps, qui coı̈ncida avec l’Anschluss, Blum fut rappelé par le président Lebrun pour constituer un nouveau gouvernement. Paul-Boncour, appelé aux Affaires étrangères, avait oublié les manigances de celui qu’il avait nommé secrétaire général ; il croyait pouvoir s’appuyer sur lui pour affermir la défense des intérêts français face à la politique unilatérale et violente de l’Allemagne. Outre-Manche, on n’attendait pas d’autre politique du nouveau ministre, fût-ce pour s’en désoler ; Chamberlain le craignait, Cadogan le mésestimait et son adjoint Sargent le honnissait. Paul-Boncour justifia les craintes de ces appeasers. Dès le 14 mars, il confirma la fidélité de la France à ses engagements en Tchécoslovaquie. Le lendemain, il convoqua une session du comité permanent de la Défense nationale. Alexis, qui y avait plaidé contre une rupture de la non-intervention en Espagne, ne se montra pas plus audacieux face à la question tchèque. D’accord avec Gamelin, qui constatait l’impossibilité NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 516 — Z33031$$15 — Rev 18.02 516 Alexis Léger dit Saint-John Perse pratique de l’armée de venir en aide en Tchécoslovaquie, il déconseilla une action préventive en sa faveur. Paris ressentait son isolement diplomatique. De Pologne, le Quai d’Orsay recevait des signaux inquiétants. Le 5 avril, au cours d’une réunion des représentants français dans la région, le ministre et le secrétaire général apprirent de Léon Noël qu’en cas d’agression allemande la Pologne ne mobiliserait pas ses troupes pour secourir Prague, mais pour dissuader l’Armée rouge d’intervenir en faveur de la Tchécoslovaquie en traversant son territoire. Le 10 avril 1938, le gouvernement Blum tomba. Le radical Édouard Daladier prit la tête d’un cabinet ouvert à la droite modérée. Il revint à cet agrégé d’histoire, issu d’une famille modeste de Carpentras, ancien combattant réputé pour la fermeté de son patriotisme, de clôturer l’expérience du Front populaire. À Paul-Boncour, qui espérait demeurer aux Affaires étrangères, le président du Conseil expliqua que son attitude intransigeante dans la question tchèque inquiétait. Il lui préféra Georges Bonnet, dont les dispositions étaient opposées. Alexis avait marqué le prix qu’il attachait à la sauvegarde de la Tchécoslovaquie. À cet égard, le choix de Bonnet par Daladier lui parut de mauvais augure, comme à la plupart des observateurs. Il fit « la grimace en apprenant le nom de son nouveau chef » et confia quelques jours plus tard à Hoppenot que « Georges Bonnet était le ministre “le moins bien de ceux qui s’offraient” ». Ce choix lui paraissait un signe de faiblesse de la part d’un président du Conseil dont il appréciait la résolution affichée. Si bien qu’au printemps 1938, le secrétaire général dut imprimer une triple pression : à Prague, pour ne pas donner l’impression aux Anglais qu’on les conduisait légèrement vers la guerre, à Londres, pour ne pas donner l’impression à Berlin qu’une agression serait tolérée, à Paris, enfin, où la tentation d’abandonner Prague gagnait du terrain. Alexis eut fort à faire du côté de Londres. L’Angleterre suggérait une négociation directe entre Prague et ses minorités sudètes. Or, le 24 avril, Konrad Heinlein, le leader sudète, avait prononcé à Carlsbad un discours en « huit points » qui marqua son ralliement au programme national-socialiste et sa volonté d’obtenir une véritable autonomie. Il y avait loin entre ces revendications et le mémorandum produit par les services du président Beneš, qui avait consenti, le 15 avril, à reconnaı̂tre la diversité des nationalités de l’État tchèque, sans transiger sur l’unité territoriale. Alexis avait reçu avec humeur ce mémorandum qui ajournait les négociations entre l’État tchèque et la minorité sudète à la tenue d’un scrutin local, à la fin du mois de mai. Il n’avait pas dissimulé à Prague sa préoccupation que ce report « ne fournisse aux Anglais un prétexte pour se dérober 21 ». Alexis eut l’occasion de mesurer le désengagement britannique les 28 et 29 avril, lorsqu’il accompagna Édouard Daladier et Georges Bonnet à Londres. L’Anschluss et la question tchèque étaient au menu des discussions. La veille, préparant des arguments propres à ébranler l’impavide Chamberlain, il avait suggéré à Daladier de lui représenter Hitler en nouveau Napoléon. L’Anglais ne serait plus missionné comme ange de la paix, NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 517 — Z33031$$15 — Rev 18.02 1938, les abandons 517 mais sauveur de l’Europe ! Le lendemain, Daladier sortit de son chapeau l’astuce imaginée par Alexis. Non sans quelque succès ; Chamberlain s’échauffa enfin : « Son sang bouillonne, admet le flegmatique Anglais, quand il voit l’Allemagne étendre sa domination sur l’Europe 22. » Mais la divergence d’analyse demeurait. Pour Chamberlain, faute de posséder les moyens militaires de contraindre l’Allemagne à ne pas toucher à la Tchécoslovaquie, mieux valait obtenir de lourdes concessions de Beneš. Il ne fallait pas bluffer avec Hitler, ajouta-t-il. Daladier réagit : n’était-ce pas Hitler qui bluffait ? S’il voulait bien admettre la nécessité de concessions spontanées, il ne laisserait pas une agression allemande démembrer la Tchécoslovaquie. Même Bonnet, à la satisfaction d’Alexis, plaida la fidélité de la France à « sa parole et sa signature ». Les positions respectives étaient établies ; le gouvernement français évolua le plus vite, sensible à la pression britannique et affaibli par ses propres divisions. À l’intérieur, Alexis devait combattre les adversaires de la cause tchèque : le 12 avril, Joseph Barthélemy, éminent juriste, futur garde des Sceaux de Pétain, publia dans Le Temps, considéré comme l’organe officieux du Quai d’Orsay, un article qui plaidait la caducité du traité franco-tchèque du 16 octobre 1925, dans la mesure où il était articulé au défunt pacte de Locarno. Les réactions furent passionnées. À l’étranger, on y vit un nouveau signe que Paris rechignait à tenir ses engagements. Beneš attribua à Alexis le redressement effectué quelques jours plus tard par Le Temps : l’éditorial du 17 avril affirma que la validité des accords de 1925 demeurait la thèse gouvernementale 23. Le 11 mai, nouvelle offensive, plus discrète, mais venue du gouvernement lui-même : Camille Chautemps, le viceprésident du Conseil, déclara sans détour à l’ambassadeur américain William C. Bullitt, qu’en cas d’agression allemande, la France se contenterait d’une protestation platonique. Pour son gouvernement, l’ambassadeur américain opposa ce point de vue à celui d’Alexis, qui soutenait l’inverse. Le secrétaire général s’employait désespérément, à contre-courant des pessimismes, pour éviter que la France ne décourageât les États-Unis de lui apporter leur soutien en affichant sa pusillanimité. Ses efforts se firent plus nécessaires, mais moins efficaces, lorsqu’un nouveau front s’ouvrit au cœur même du Quai d’Orsay, Georges Bonnet menant souterrainement une politique beaucoup moins ferme que celle qu’il défendait. Le 20 mai, une fausse alerte, probablement provoquée par un coup à plusieurs bandes des services spéciaux dans la région, avait conduit les Tchèques à mobiliser une classe d’âge. La France était demeurée paralysée, tandis que la Grande-Bretagne avait exhorté Berlin à la modération et laissé entendre qu’elle ne resterait pas nécessairement à l’écart d’une conflagration européenne. Faiblesse avouée d’un côté, fermeté illusoire de l’autre. Le soir même, Phipps remit à Bonnet un mémorandum qui le dispensait d’interpréter la résolution de façade comme un changement de cap du cabinet anglais. Il prévenait le gouvernement français de ne nourrir « aucune illusion » sur l’engagement final de l’Angleterre si la crise ne s’était pas dénouée heureusement. La France ne la trouverait pas NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 518 — Z33031$$15 — Rev 18.02 518 Alexis Léger dit Saint-John Perse à ses côtés si elle s’engageait dans un conflit germano-tchèque. À Étienne de Crouy-Chanel, qui lui avait porté le document remis par l’ambassadeur au ministre, Alexis avait murmuré : « Ce n’est pas à moi qu’il aurait osé apporter ce papier. » Georges Bonnet déduisit de ce clair avertissement que la France devait révoquer ses engagements. Aussi bien, son premier souci fut de délier la Pologne des exigences françaises de solidarité avec Prague, au moment même où le colonel Beck se montrait le mieux disposé envers la France. À la fin du mois de mai, Bonnet enregistra avec une discrète satisfaction la proposition britannique qui visait à dégager la responsabilité française grâce à un nouveau statut de neutralité de la Tchécoslovaquie ; il en fit un moyen de pression pour réclamer que Prague arrangeât « dans les quinze jours » un accord avec les Sudètes. Stefan Osusky, le ministre tchèque à Paris, s’inquiétait du recul de la politique française, sans savoir si le secrétaire général y était pour quelque chose. Dans les premiers jours du mois de juin, Alexis lui donna l’impression de vouloir s’aligner sur Londres en lui représentant qu’« en coopération avec la Grande-Bretagne, la politique française vis-à-vis de la Tchécoslovaquie serait plus efficace que sans l’appui anglais ». L’effet dissuasif s’en trouverait augmenté, mais aussi sa capacité d’entraı̂nement sur « l’attitude de la Roumanie, de la Pologne et peut-être même de la Yougoslavie ». Alexis ne cachait pas à Osusky que l’aide militaire française serait de toute façon indirecte : en mobilisant, elle fixerait le gros de l’armée allemande sur sa frontière et l’obligerait à une guerre de siège de longue durée. Mais, selon ses termes, « l’aide française directe à la Tchécoslovaquie serait égale à zéro 24 ». À cette date, Alexis avait-t-il basculé ? Se résignait-il, avec son ministre, à s’aligner sur l’Angleterre ? Beneš lui posa la question, dans son exil américain, en mai 1943 : « Quand le gouvernement français a-t-il invoqué de luimême la décision britannique pour déterminer son attitude ? » À quoi Alexis répondit, d’après ses notes de l’entretien : « Après le rapport Runciman. » Si l’on suit la relation que Beneš fit de cette même conversation à Eden, quelques jours plus tard, le Tchèque avait plus précisément demandé à Alexis à quel moment il s’était rendu compte que la France abandonnerait la Tchécoslovaquie, à quoi Alexis aurait répondu en réalité : « As soon as the Runciman mission was appointed », ce qui ramenait de septembre à juillet l’abdication française 25. Au mois de juin 1938, Alexis avait subi la pression anglaise sans encore tout lui céder. Le 1er juin, après avoir reçu le leader sudète à Londres, Halifax demanda à Newton, son ambassadeur à Prague, de faire agréer par le gouvernement tchèque les propositions de Heinlein comme base de discussion, à l’exception de ses exigences en politique extérieure et en matière d’idéologie nazie. Les Anglais souhaitaient rallier le Quai d’Orsay à ce point de vue ; Osusky demanda à Alexis de ne pas s’y plier 26. Le secrétaire général y consentit pourtant le 2 juin, et Bonnet donna des instructions dans ce sens deux jours plus tard, expliquant à Osusky que la France, isolée à l’Est, ne pourrait se passer du soutien anglais. Comme son NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 519 — Z33031$$15 — Rev 18.02 1938, les abandons 519 secrétaire général, le ministre louvoyait et la France, après l’Autriche, marchait sur la corde raide. À cette date, Alexis Léger et Georges Bonnet apparaissaient déjà à l’ambassadeur de Belgique à Paris, « nonobstant les affirmations répétées [...] d’exécuter le pacte d’assistance qui la lie à la Tchécoslovaquie », disposés à « reconsidérer la question et peut-être, si l’intérêt supérieur du pays l’exige, de trouver les motifs qui justifieraient un changement d’attitude 27 ». Alexis ne lui semblait pas « loin de partager l’avis de Herriot que le vrai problème de la paix restait conditionné par les relations franco-allemandes. Dans une réconciliation avec l’Allemagne, la France trouverait son maximum de sécurité ». Au cours du printemps, Alexis avait faibli à mesure qu’il avait subi la pression de son ministre, mais surtout celle de l’Angleterre. Il finit par s’y rendre, l’été venu, pour ne pas laisser la France garantir seule la Tchécoslovaquie ; il fut même le premier à suggérer une conférence entre grands qui réglât le sort des Sudètes. Le 18 juillet 1938, le gouvernement britannique annonça au gouvernement tchèque qu’il confiait une mission de bons offices à lord Runciman, un éminent acteur de la vie politique anglaise depuis le début du siècle. Halifax ne prévint les Français de cette médiation anglaise que deux jours plus tard, à l’occasion de la visite des souverains britanniques en France. Alexis, qui était souffrant du 14 au 20 juillet, a prétendu devant Beneš, pendant la guerre, qu’il s’était immédiatement cabré contre « ce vrai laminoir utilisé par l’hypocrisie anglaise pour freiner indirectement la France ». Sur le vif, devant ses collaborateurs, il aurait déploré « le manque de coopération des Anglais », confiant à Crouy-Chanel : « Ils ne nous ont pas consultés. » Il les aurait mis sérieusement en garde contre cette démarche qui conférait aux Sudètes « une sorte de statut international en les reconnaissant comme une entité distincte du gouvernement tchèque ». À ses appréhensions s’ajoutaient ses préventions contre Runciman, un homme qu’il appréciait peu, « le jugeant plus roublard qu’intelligent ». Restait à convaincre Daladier que la manœuvre anglaise serait contre-productive et encouragerait les nazis. « C’est ce qu’Alexis Léger dit à Daladier, dont Emmanuel Arago me rapporte l’approbation », témoigne Crouy-Chanel. Le secrétaire général l’aurait répété à Corbin, afin qu’il portât le message à Londres. Si ces témoignages ne sont pas contrefaits, Alexis sut habilement dissimuler son hostilité à la médiation anglaise lorsque, le 25 juillet, il plaida avec son ministre, devant Stefan Osusky, en faveur de la mission Runciman, à laquelle il trouvait l’avantage d’exclure la solution plébiscitaire et d’écarter l’Allemagne du règlement du litige tchéco-sudète. Osusky ne ressentit aucune réticence du côté du secrétaire général. Il obtint à peine que la France démentı̂t auprès du Foreign Office avoir « conseillé à la Tchécoslovaquie de recevoir lord Runciman pour se défaire partiellement du fardeau de ses engagements ». S’agissait-il de sauver les apparences de l’entente franco-anglaise ou d’un début de renoncement d’Alexis, secrètement réjoui que l’Angleterre imposât aux Tchèques ce qu’il n’osait pas NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 520 — Z33031$$15 — Rev 18.02 520 Alexis Léger dit Saint-John Perse exiger d’eux ? En 1943, lorsqu’il expliqua à Beneš que la mission Runciman avait « porté en France sur la bonne comme sur la mauvaise foi des uns comme des autres », il songeait sans doute à lui-même, dans le premier cas de figure, et à son ministre, dans le second. Devant Bullitt, Georges Bonnet ne dissimula pas son soulagement de voir les Anglais endosser ses responsabilités ; Paris suivrait Londres dans sa mission de bons offices, glissant du statut d’allié à celui de médiateur. Aussi bien, à peine informé de la mission Runciman, le 20 juillet 1938, le ministre avait laissé deviner à Stefan Osusky un net recul des dispositions françaises à entrer en guerre pour les Sudètes. Il fut encore plus radical dans son compte rendu de la conversation, menée sans Alexis : « En aucun cas le gouvernement tchécoslovaque ne doit croire que si la guerre éclate nous serons à ses côtés, alors surtout que dans cette affaire notre isolement diplomatique est quasi total. » Daladier annota cette étrange police d’assurance d’un crayon vengeur : la position de la France « résulte des Conseils des ministres et non de la décision d’un ministre 28 ». De fait, Osusky, en transmettant les réticences de Bonnet, émut considérablement Beneš. Mais le président tchèque refusa de croire qu’il fallait déduire de cet entretien isolé que la France demandait officiellement à Prague d’accepter la mission Runciman. Alexis, qui revint au ministère ce même jour, après avoir souffert d’une intoxication alimentaire, fut-il informé de ce brusque mais ambigu désaveu de Bonnet ? Massigli, qui était lui-même en congé, n’en doutait pas : « Je pense qu’Alexis Léger savait, connaissait depuis la fin de juillet, la position du ministre ; il ne l’approuvait pas, mais selon une tradition constante chez lui, quand un ministre avait pris une décision définitive ou qui semblait définitive, il ne cherchait pas à combattre, en la combattant on s’exposerait à perdre de l’influence. » Du reste, il y a quelque chose d’irréductiblement contradictoire entre l’entrevue de 1943, où Alexis et Beneš confrontèrent leurs souvenirs, et les traces conservées par les archives. Le 25 juillet 1938, Osusky avait bien transmis à son ministre les encouragements de Bonnet et du secrétaire général à accepter la mission Runciman. Pourtant, Beneš expliqua à Alexis qu’Osusky ne lui avait pas « représenté la manœuvre de Bonnet ». Au contraire, il lui avait « présenté les choses comme si le gouvernement français était opposé à la proposition Runciman et, loin de souhaiter son acceptation, se déclarait catégoriquement prêt à ne pas l’accepter ». Alexis répondit dans le même sens à Beneš que ses services avaient « dès l’origine été opposés à l’affaire Runciman », excipant d’une « note du Quai d’Orsay », dont il se souvenait opportunément, sans préciser que Massigli en était l’auteur censuré. A posteriori, grâce à l’action résolument résistante de son directeur politique, Alexis pouvait prétendre que « le service politique du Quai d’Orsay s’opposait » à « l’envoi de la mission Runciman ». Tartuffe, il laissait entendre qu’il était de ce camp, rejetant sur son ministre, caché derrière les appeasers anglais la responsabilité, « la politique de la séparation des districts allemands de Tchécoslovaquie en faveur de l’Allemagne ». NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 521 — Z33031$$15 — Rev 18.02 1938, les abandons 521 La contradiction ne procède pas seulement de la mauvaise foi de chacun des protagonistes ; elle tient aussi des ambiguı̈tés de Georges Bonnet et d’Alexis, tous les deux maı̂tres en la matière. Le travail de mémoire simplifie les positions ; l’exposé qu’entendit Osusky, le 25 juillet, fut assez emberlificoté pour que chacun pût en retenir ce qu’il voulait : « Ce soir, Bonnet et Léger m’ont dit, après s’être consultés, que la Tchécoslovaquie ne devrait pas refuser la proposition britannique ou l’accepter sous une forme pouvant être qualifiée de dilatoire. » Pour Beneš, sous couvert d’une prudente formule, la France demeurait fidèle à ses engagements, si bien qu’il considéra comme une trahison son comportement ultérieur ; Bonnet, de son côté, pensait avoir suffisamment alerté les Tchèques pour leur laisser prévoir l’issue. Reste que sur le vif, Alexis ne s’était pas désolidarisé de son ministre. Au contraire, il avait œuvré avec lui pour imposer la mission Runciman aux réticences de Beneš. S’il lutta contre les menées souterraines de Bonnet, son action manqua singulièrement de clarté, puisqu’il apparut à Osusky parfaitement aligné sur son ministre : « Léger considère la proposition britannique comme très avantageuse, et il craint que l’Allemagne ne contrecarre toute cette action. La Tchécoslovaquie ne devrait, par conséquent, fournir à l’Allemagne aucune occasion de déjouer le projet. » Il est vrai qu’Alexis n’avait plus les moyens, comme en 1928 ou en 1935, de prendre l’opinion publique à témoin pour ruiner la politique de son ministre : qui, en France, était prêt à mourir pour les Sudètes ? En août, en dépit de la crise, Alexis prit un congé d’un mois plein, laissant la barre à Massigli. Ce n’est pas un foudre de guerre qui revint de vacances. Pourtant, les services de renseignement de l’armée ne doutaient pas de l’imminence d’une attaque allemande contre la Tchécoslovaquie. Mais Alexis regrettait la publicité donnée aux mesures militaires françaises 29. Le 4 septembre, il expliqua à Phipps qu’il craignait autant l’étalage des répugnances intérieures, qui encourageraient Berlin, qu’une démonstration de force française, qui flatterait l’intransigeance de Prague 30. Il lui affirma pourtant qu’aucun homme politique français n’endosserait la responsabilité de trahir les engagements français en Tchécoslovaquie. L’ambassadeur britannique, de son côté, refusa de prédire ce que serait l’attitude de Londres en cas d’agression allemande en Tchécoslovaquie. À Prague, son homologue laissait peu d’espoirs au gouvernement tchèque Le même jour, Newton expliqua à Beneš que « le choix du gouvernement britannique serait certainement le programme de Carslbad plutôt que la guerre ». Lacroix, le ministre de France à Prague, fit savoir à Alexis, dans une lettre personnelle, que Newton ne lui avait pas dissimulé que c’était également la position de lord Runciman qui « préférait les huit points de Carlsbad à la guerre ». Le 7 septembre, Henlein rompit les négociations avec le gouvernement tchèque ; la mission Runciman avait échoué. S’ensuivit une intense et confuse période de consultations entre Londres et Paris, au cours de laquelle Alexis s’employa à hisser les Anglais au niveau des engagements français. Le camp de l’apaisement en sortit affaibli, et Bonnet, furieux. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 522 — Z33031$$15 — Rev 18.02 522 Alexis Léger dit Saint-John Perse Mais, bisaigu toujours, Alexis avait également semé les graines de conciliation qui fleurirent à Munich. Comme en toute chose, il ne voulait pas choisir ni renoncer à rien. Il désirait et le soutien de l’Angleterre, et l’assouplissement de la Tchécoslovaquie. Il voulait empêcher Bonnet d’abdiquer, mais il entravait les résolutions offensives de Daladier. Il modérait le président du Conseil matamore, qui déclarait à Phipps, le 8 septembre, que les Français étaient prêts à marcher comme un seul homme, et capables de franchir une ligne Siegfried encore inaboutie. Alexis fit un chef-d’œuvre de son ambivalence au cours d’un entretien décisif avec l’ambassadeur britannique, le 11 septembre. Il lui représenta la nécessité d’une attitude anglaise plus ferme, au moins pour sauver les apparences. L’ambassadeur anglais lui répéta les propos d’Halifax : « Je ne pense pas que l’opinion britannique soit préparée, pas plus que le gouvernement de Sa Majesté, à entrer en guerre contre l’Allemagne à cause d’une agression de la Tchécoslovaquie 31. » Alexis ne s’en satisfaisait pas ; il réclamait plus de fermeté. Mais, dans le même temps, il se fit le premier munichois en imaginant, devant Phipps, le principe d’une conférence à Quatre pour régler le problème tchèque ! Deux jours plus tard, montrant son visage conciliateur, il renouvela ce vœu, Chamberlain ayant satisfait la veille son exigence contraire... Étienne de Crouy-Chanel, en tout cas, versait au crédit de son chef le raidissement du Premier ministre anglais, qui déclara le 12 septembre, au cours d’une conférence de presse, que « l’Angleterre ne pourrait rester à l’écart d’un conflit général en Europe ». Bonnet s’en trouva fort marri. D’une certaine façon, le secrétaire général avait toujours raison ; que ce fût sur son versant conciliant, face à la fatalité de l’agression allemande, ou sur son versant résistant, pour ne pas abandonner toute la Tchécoslovaquie à l’appétit allemand. Mais il était à ce point ondoyant que tous les témoins ne le voyaient pas réagir de la même façon. Étienne de Crouy-Chanel, qui travaillait dans son intimité, était certain de l’avoir entendu demander « à Bonnet et Daladier de soumettre aux Anglais l’idée de proposer une réunion des trois chefs de gouvernement (français, anglais et allemand) pour rechercher un règlement amiable du problème ». Afficher la « solidarité franco-anglaise » aurait permis de « préserver la paix dans la dignité ». La décision unilatérale prise par Chamberlain, le 14 septembre, de se rendre à Berchtesgaden et de jouer « son propre jeu », aurait « écœuré » Alexis. Henri Hoppenot, qui n’était pas encore directeur d’Europe, et voyait les choses de plus loin, croyait savoir au contraire qu’Alexis était l’auteur de l’idée « d’envoyer le Premier ministre britannique Chamberlain vers Hitler pour trouver un moyen de s’entendre ». Les Hoppenot, sous le charme de leur grand homme, attachaient curieusement à cette décision le signe d’un esprit de résistance, qui aurait rallié les « durs » et mécontenté les « mous » : « Pour une fois Massigli est d’accord [rayé : « avec lui »], condamnant la mollesse de Georges Bonnet qui perd pied, affolé, ayant partie liée avec ceux qui penchent vers on ne sait quels abandons, et qui ment à ses collaborateurs. » NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 523 — Z33031$$15 — Rev 18.02 1938, les abandons 523 La veille, Alexis avait en effet réclamé à Phipps l’intervention de Chamberlain. Par ailleurs, il reparlait d’une conférence à Quatre, alors que Daladier souhaitait une conférence à Trois 32. Le lendemain, tandis que Daladier ne dissimulait pas son déplaisir de la rencontre bilatérale qui court-circuitait la France, Alexis exprima sa joie (factice ?) à l’ambassadeur d’Angleterre. Puis il téléphona à Halifax pour lui « exprimer sa chaude admiration pour le geste “noble et courageux” du Premier ministre 33 ». Alexis se contraignait-il à flatter le partenaire britannique, masquant une secrète fureur de l’intervention unilatérale des Anglais ? Ce n’est pas impossible, sachant son habileté et sa maı̂trise de soi, qui lui permettaient d’aligner ses propos sur ceux de ses interlocuteurs. Mais il était plus probablement reconnaissant à Chamberlain d’éviter par sa démarche une guerre qui lui paraissait injustifiable. Deux jours après l’initiative anglaise, il s’amusa des scrupules d’un diplomate anglais qui « s’excusait presque de la visite faite par Chamberlain à Hitler » en contournant le Quai d’Orsay. Il confia à Hoppenot, sybillin : « Le pauvre homme, il n’avait pas tous les renseignements que j’ai reçus. J’avais l’impression de commettre un abus de confiance ! » Fallait-il comprendre qu’Alexis n’ignorait pas la démarche de Chamberlain, qui isolait la France, ni ne la condamnait, mais qu’il s’en considérait comme l’auteur, par le biais de son entretien avec Phipps ? Ces manigances ressemblaient à celles de juillet 1936. Daladier ne voulait pas, pour ne pas sembler faible, convoquer une conférence à Quatre ? Alexis, spontanément porté à contrer une politique inspirée par des mobiles domestiques, et toujours enclin à trouver chez les Anglais la gouvernante à qui confier plus sûrement le sort de la Tchécoslovaquie qu’à ses propres ministres, réclama à Phipps, en 1938, comme à Clerk, en 1936, la prudente politique dont ses chefs ne voulaient pas. Le 11 septembre, il avait clairement laissé entendre à Phipps qu’il lui serait difficile de rallier Daladier au principe d’une conférence à Quatre, à laquelle il était « personnellement » favorable, pour offrir une « dernière chance pour la paix ». Que l’idée vı̂nt d’Angleterre, il deviendrait plus difficile au président du Conseil de la repousser : « Léger pense, à titre confidentiel, que Bonnet ne serait pas opposé à ce que la France convoquât une telle conférence, mais il doute qu’il parvienne à convaincre Daladier, qui aurait à supporter une opposition importante de la gauche. Toutefois, Léger m’a assuré que si le plan venait du gouvernement britannique, il était absolument certain que le gouvernement français l’accepterait 34. » Alexis n’avouait pas seulement son souhait de convoquer une conférence ; il n’indiquait pas seulement le moyen de l’imposer à la France ; il précisait encore qu’il ne fallait pas y inviter de puissance orientale, Pologne ou URSS, sans quoi ni l’Allemagne ni l’Italie n’en voudraient. Les Anglais obligèrent Alexis à dévoiler son jeu en invitant ses chefs à venir conférer du voyage de Chamberlain. Le 18 septembre, Bonnet et Daladier franchirent la Manche avec le secrétaire général. Sa présence indiquait moins son empire sur l’un des deux ministres, que sa position intermédiaire, qui rassurait chacun. Il est certain que le champion de la NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 524 — Z33031$$15 — Rev 18.02 524 Alexis Léger dit Saint-John Perse solidarité franco-anglaise ne voulait pas, en freinant Daladier, se rapprocher de Bonnet ; il paraı̂t même qu’il orchestra avec Vansittart une opération assez croquignolesque, visant à écarter le ministre français de la liste des invités. Phipps la désarma, qui comptait sur Bonnet pour aider l’Angleterre à endosser la responsabilité d’un désengagement. La cervelle agile d’Alexis avait peut-être dédoublé le jeu et trompé Vansittart, feignant d’entrer dans sa combinaison, pour mieux la torpiller depuis Paris. C’est ce que pourrait indiquer une conversation téléphonique surprise par Hoppenot. Daladier interrogeait Alexis sur ses attributions en matière de politique étrangère, en qualité de président du Conseil ; il ne trouva pas chez le secrétaire général les arguments propres à dispenser Bonnet du voyage : « Je suis un diplomate, s’écrie Léger, après avoir raccroché, je ne suis pas un jurisconsulte. » La suite des événements donne à penser qu’Alexis se prêta à ce double jeu. Les Anglais voulaient imposer aux Français l’amputation des Sudètes ; Alexis y était tout disposé, pourvu que la France y gagnât la garantie anglaise qui lui manquait pour ce qu’il resterait de la Tchécoslovaquie, taillée trop large par Berthelot. C’était, d’une certaine manière, le Locarno oriental qui se réalisait enfin. À cet égard, Alexis revint de Londres la besace pleine. En tenant une position équilibrée, il avait scrupuleusement défendu les intérêts français tels qu’il les comprenait, en s’assurant de la solidité de l’amarre franco-britannique, tout en ménageant autant que possible la Tchécoslovaquie. Toute considération morale ou même politique mise à part, il pensait avoir agi au mieux en sacrifiant une partie de la Tchécoslovaquie, pour mieux en garantir l’essentiel, conjointement à l’Angleterre. C’était négliger l’importance de l’affirmation de la résolution française, face à une Allemagne qu’il avait pourtant la faiblesse de croire bluffeuse. Mais Alexis était comblé par le succédané du Locarno oriental, vainement poursuivi avec Barthou, puis espéré, à l’époque de Laval, pour prix du soutien de la France dans le conflit anglo-italien. Édouard Daladier n’était pas si serein en abandonnant les Sudètes que les Anglais réclamaient pour prix de leur garantie à la Tchécoslovaquie. Guy de Charbonnières, fut témoin de son désarroi, exposé aux agents de l’ambassade de France, entre deux séances. Alexis y faisait figure d’allié objectif de Bonnet : « [Daladier] se pencha vers Alexis Léger qui était assis à sa droite et à côté de qui j’étais moi-même placé. “Cette garantie que les Anglais ont promis de donner à ce qui restera de la Tchécoslovaquie, vous y croyez, vous, monsieur l’ambassadeur ? Ça vaut quelque chose à votre avis ?”“Sans aucun doute, monsieur le président. D’ailleurs vous avez vu comme Chamberlain s’est fait tirer l’oreille avant de l’accorder. Rappelezvous la fermeté catégorique avec laquelle il l’avait refusée, il y a seulement quelques mois. C’était d’ailleurs conforme à la politique traditionnelle de la Grande-Bretagne et je considère que vous avez remporté un beau succès personnel en l’amenant à prendre des engagements qu’elle n’avait jamais assumés jusqu’ici. Certes, continuait Léger de sa voix douce, la Tchécoslovaquie pourrait perdre, d’après ce qui vient d’être décidé, trois millions et NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 525 — Z33031$$15 — Rev 18.02 1938, les abandons 525 demi d’habitants, près du quart de sa population. Mais il s’agit presque uniquement d’Allemands qui, en tout état de cause et avec le IIIe Reich à côté d’eux, ne pourraient manquer de créer les pires difficultés au gouvernement de Prague. Mieux vaut, semble-t-il, pour celui-ci, s’en débarrasser et conserver un territoire diminué mais dont les habitants se sentiront en sécurité sous la double garantie de la France et de la Grande-Bretagne.” » À demi convaincu, Daladier envisagea l’hypothèse d’un refus tchèque ; Alexis le rassura froidement : « Mais ils accepteront, monsieur le président du Conseil, ils ne peuvent pas faire autrement. » Conciliant à Londres, Alexis redevenait résistant à Paris. « Racontant » les entretiens, « le lendemain, à ses collaborateurs, le secrétaire général se félicita de l’énergie de Daladier ». Il usait de Georges Bonnet comme d’un repoussoir pour se démarquer de son impopularité au Département. Mais il laissait Massigli s’exposer seul à la vindicte du ministre. Le 16 septembre, quoique « fort déprimé », le directeur politique prononça des paroles qui annonçaient celles du plus fameux des antimunichois. Hélène Hoppenot les consigna dans son journal : « La France, a-t-il dit, aura à choisir entre la guerre et le déshonneur. Il est à craindre que, n’apercevant que des intérêts immédiats, cédant à des pressions qui ne sont peut-être que chantages, le gouvernement dans sa faiblesse et sa politique à courte vue ne s’engage dans la voie du ‘‘déshonneur”. » Le 17 septembre, Manigli rédigea dans cet esprit une première note qui le plaça en porte à faux avec la politique de son ministre. Le 19 septembre, il se fit plus ferme encore dans une nouvelle note, celle à laquelle il se référa plus tard pour les archives orales du ministère : « J’avais remis la note à Léger puisque je n’avais plus aucun contact avec le ministre et Léger me l’a rendue deux ou trois jours après avec son air, son grand air majuscule, me disant : “Je n’ai pas remis cette note au ministre, ce n’est pas la peine de heurter un ministre. [...] Ce n’est pas la peine qu’il voie des notes sur des sujets qui sont très précis.” En réalité il ne voulait pas que le ministre puisse lui dire : “Comment, vous transmettez une note comme ça alors que vous connaissez ma position 35 ?” » Alexis réussissait à faire porter à Bonnet le chapeau des reculades qu’il orchestrait, et à conserver devant son état-major l’image de « dur » que seul Massigli méritait. Le 17 septembre, Hélène Hoppenot dressa cette carte des positions respectives, qu’elle ne modifia plus : « Deux clans se sont formés au ministère : ceux qui refusent d’accéder aux exigences allemandes, ou du moins d’en donner l’impression, ce qui risque de les rendre plus intransigeantes, et les autres “qui ne veulent pas se faire tuer pour les Tchèques”. Hommes de droite et hommes de gauche. Dans ce dernier groupe, celui des résistants, on trouve Léger, Massigli, Charvériat (l’ombre de Léger). Dans le second, Louis de Robien, qui expose son point de vue avec sa verdeur habituelle : “Quand j’étais jeune, je pouvais tirer quatre coups sans fatigue ; maintenant que je suis arrivé à la cinquantaine je suis bien loin du compte : il en est de même pour la France dont la force n’a NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 526 — Z33031$$15 — Rev 18.02 526 Alexis Léger dit Saint-John Perse cessé de décroı̂tre.” Rochat semble n’avoir aucune opinion ou il a la prudence de ne pas l’exprimer. » Au moment où Alexis imposait à la Tchécoslovaquie la cession des Sudètes, pour éviter la guerre à tout prix, les « durs » authentiques plaidaient que l’épreuve de force face à l’Allemagne serait moins rude avec le concours d’une Tchécoslovaquie intacte. Pour eux, l’allié oriental n’était pas seulement un fardeau ; il était aussi une force, qui ferait défaut à la France si l’on admettait son amputation ; c’était le sens d’un télégramme que Lacroix envoya de Prague le 25 septembre. Mais à cette date, la religion d’Alexis était faite. Il avait scrupuleusement défendu les intérêts français aussi longtemps que cela ne coûtait guère. Il avait fondé sa politique tchèque sur un mélange de patriotisme économique et de sympathie pour son régime libéral, étranger à la culture politique de la région ; mais il ne faisait pas du bastion tchèque un élément vital de la sécurité de la France, ni de ses intérêts. Il était moins attaché à défendre les intérêts de la France en Europe centrale, face à une Allemagne redoutable, que son Empire africain, face à une Italie méprisée. Mal enracinée, de tradition récente, la présence française dans l’ancien Empire austro-hongrois avait du prix lorsqu’elle apportait de la sécurité à la France, dans un système international relativement stabilisé, où la voix d’un pays démocratique comptait. Face à la politique de force des dictateurs, les engagements diplomatiques de la France dans la région devenaient un coût plus qu’un gain. Les intérêts économiques de la France dans la région des Sudètes étaient assurément considérables. S’y trouvaient certaines usines de la firme Skoda, filiale de Schneider, qui avait joué le rôle d’arsenal pour les alliés orientaux de la France pendant tout l’entre-deux-guerres. Mais le carburant financier faisait défaut pour alimenter l’activité française en Europe centrale. Les besoins propres en réarmement accéléraient le rapatriement des capitaux. Renoncer à la région des Sudètes et à ses lignes de fortifications, c’était abandonner un bastion, sans doute ; mais il coûtait plus de le défendre que de le conserver, aux yeux d’Alexis, qui s’y était préparé de longtemps. Restait à faire accepter aux Tchèques l’accord franco-britannique. Alexis joua un rôle douteux dans la moins glorieuse des étapes qui menèrent à Munich, et qui brouille encore la mémoire des relations franco-tchécoslovaques. Le 19 septembre, après avoir fait adopter le règlement de Londres par le Conseil des ministres, Bonnet s’employa à l’imposer à Prague. Dans un premier temps, le gouvernement tchèque refusa ; puis, par la voix de Hodja, le président du Conseil, il fit savoir qu’il pourrait se raviser s’il tenait la certitude que la France n’interviendrait pas sans le concours de l’Angleterre. L’affaire est embrouillée au possible, et les témoignages d’autant plus contradictoires que chacun se porte ici garant de l’honneur de son pays. Sans suivre les méandres de la démonstration, il est certain que Georges Bonnet, par un téléphonage nocturne, apporta à Hodja l’assurance que la France n’entrerait pas en guerre pour la Tchécoslovaquie sans le soutien NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 527 — Z33031$$15 — Rev 18.02 1938, les abandons 527 britannique. Autrement dit, le gouvernement français couvrait le gouvernement tchèque devant son opinion, en assumant l’obligation pratique qu’il lui faisait d’accepter l’accord de Londres. Il est probable qu’Alexis ait été informé de la position de Bonnet, comme Daladier et le président Lebrun. Il la partageait sans doute, mais le mystère qui l’entourait lui permit de s’indigner qu’une décision prise en l’absence des autres ministres fût devenue la politique de la France. Son activité, avant et après la nuit décisive, appliquée à faire plier le gouvernement tchèque, prouve que cette indignation n’était pas sincère. Si l’attitude d’Alexis à Londres ne suffisait pas à s’en convaincre, la bonne grâce avec laquelle il imposa aux Tchèques le règlement franco-anglais, au matin de cette fameuse nuit, emporterait les derniers doutes. Le 21 septembre, face à Henri Hoppenot qui voulut en savoir plus, il éluda en lui parlant de sa santé : « Un coup de téléphone de Georges Bonnet l’a interrompu : les Tchèques, lui a-t-il appris, veulent tergiverser avant d’accepter les propositions draconiennes qui leur ont été faites et il lui demande de téléphoner à Osusky. Pendant qu’il forme le numéro, Léger continue à décrire microbes, glandes, etc., tout en gardant l’écouteur à l’oreille et, soudain, son interlocuteur étant au bout du fil, il enchaı̂ne : “Mon cher ministre...” » Pourtant, pour entretenir son image de « dur » dans les milieux patriotes, et conserver la main sur Daladier, ulcéré par ce qu’il considérait comme une trahison de son ministre des Affaires étrangères, Alexis œuvra aussi bien contre Bonnet qu’avec lui. Il croyait nécessaire de sacrifier les Sudètes pour gagner la garantie anglaise ; cela le faisait conciliateur. Mais il avait besoin de Daladier, préféré à Bonnet, et plus facile à manœuvrer que lui, pour que ce repli stratégique ne devı̂nt pas une abdication perpétuelle. C’est de ce versant de son action qu’Étienne de Crouy-Chanel fut témoin, lorsque le secrétaire général apprit que Hodja avait cédé à la pression de Bonnet, le 20 septembre au soir, en acceptant la cession des Sudètes décidée à Londres. Alexis lui demanda d’alerter par téléphone Georges Mandel à son domicile : le ministre des Colonies, héritier de Clemenceau faisait figure de tête de file des « durs » face à l’Allemagne. Prévenu que Daladier allait réunir le Conseil des ministres pour sanctionner l’abdication, Mandel tempêta (« C’est absurde. Si nous marchons, les Anglais ne peuvent pas rester au-dehors ») et exhorta aussitôt Beneš à la résistance, ce qui relança l’espoir tchèque dans la journée du 21 septembre. Mandel avait représenté la possibilité d’une chute du cabinet français ; il fallait tenir, et espérer le départ de Bonnet du Quai d’Orsay. Si bien que le lendemain, lorsque Hoppenot surprit Alexis en conversation téléphonique avec Osusky, le secrétaire général était en train de réduire la résistance qu’il avait lui-même suscitée la veille ! Il s’en fallut de peu que ses efforts apparemment contradictoires, qui lui permettaient de contrôler les tendances adverses, fussent ruinés par la détermination des nazis. Le 24 septembre, Hitler rejeta le compromis franco-anglais, péniblement imposé aux Tchèques. La veille, la Tchécoslovaquie avait mobilisé. Le gouvernement français, de son côté, avait rappelé NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 528 — Z33031$$15 — Rev 18.02 528 Alexis Léger dit Saint-John Perse assez de réservistes pour couvrir ses frontières du nord-est. Convaincu que le meilleur moyen d’éviter la guerre consistait à afficher une résolution sans faille, Alexis manigança (vainement) avec Corbin, comme il l’avait fait avec Vansittart plus tôt, un moyen d’exclure Bonnet des conversations qui réunirent Français et Anglais le 25 septembre. Daladier se montra ferme, et Chamberlain ennuyé. L’Anglais ne s’engagea pas à intervenir et s’inquiéta non sans raison de l’aviation française. Daladier déduisait de la fin de non-recevoir d’Hitler qu’il ne voulait pas seulement les Sudètes, mais le démantèlement de la Tchécoslovaquie. « La France n’acceptera jamais de telles concessions ; la suivra qui voudra. » Alexis, après avoir obligé Prague à plier, voulait forcer l’Angleterre à montrer les crocs. Mais Hitler prit tout le monde de court en annonçant le lendemain, 26 septembre, l’occupation imminente des Sudètes par la force. Le lendemain, Bonnet proposa de nouvelles concessions, Chamberlain pria Mussolini de s’interposer et Alexis fit de même, au souvenir de Jean Daridan : « Aiguillonné maintenant par Léger, qui invoquait la nécessité de justifier pleinement le gouvernement auprès de l’opinion, mais à l’insu, semble-t-il, de Daladier, Bonnet pria de son côté, par téléphone, notre chargé d’affaires en Italie de voir Ciano. » Mussolini annonce qu’il accepte d’offrir sa médiation. Une heure plus tard, considérant « qu’il faut battre le fer quand il est chaud et voir si Hitler s’est laissé fléchir », Alexis suggère d’envoyer François-Poncet à la pêche aux nouvelles. Il appelle derechef l’ambassadeur qui, ignorant la démarche de Mussolini, élève des objections, peu désireux d’aller à l’abattoir. Crouy-Chanel entend Alexis, « qui ne pouvait au téléphone faire état de l’intervention italienne, dire un sec “c’est un ordre” et raccrocher ». Hitler, au cours de son entretien avec François-Poncet, reçoit l’appel de Mussolini ; à la surprise de l’ambassadeur français, le Führer accepte le principe d’une conférence à Quatre, en territoire allemand. La tâche ingrate de justifier devant Osusky la démarche française incomba au secrétaire général. Il camoufla sa gêne de n’avoir pas consulté Prague, faute de temps expliqua-t-il, par un mélange d’agressivité (la conférence aurait été superflue si les Tchèques s’étaient montrés plus conciliants) et d’encouragements : si la conférence échouait, la cause tchèque gagnerait de nouvelles sympathies en Occident. La suite advint dans un climat mi-tragique, mi-grotesque. Privé de domicile, suite au prudent exode de sa domestique et du concierge de l’immeuble, et par la conséquence de son absolue inhabilité ménagère, Alexis trouva à Munich « gı̂te et couvert pendant deux jours ». « Hélas... », soupirait Hélène Hoppenot, qui était déjà antimunichoise. À malin, malin et demi. Bonnet louvoyait. Alexis en fit le bouc émissaire du Quai d’Orsay, et se trouva d’autant plus libre de mener sa politique de conciliation qu’il fit figure de résistant face au ministre honni. Le secrétaire général appliquait la politique de Bonnet en passant pour inspirer celle, contraire, de Daladier. Ce n’était d’ailleurs pas si faux, Alexis ayant autant besoin du président du Conseil, pour prouver à Londres la valeur de l’alliance française, que de son ministre, pour ne pas effrayer l’Angleterre, NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 529 — Z33031$$15 — Rev 18.02 1938, les abandons 529 toujours inquiète d’entrer en guerre au bénéfice de la France. Ses habiletés trompaient aussi bien ses contemporains que les historiens. Yvon Lacaze, le plus méticuleux spécialiste de la conférence de Munich, à qui pas une pièce du puzzle ne manque, rate le dessin d’ensemble quand il portraiture Alexis. Après avoir surpris au long de son étude chaque reculade d’Alexis, non sans quelques déceptions ponctuelles, il l’en dédouane globalement au nom de « sentiments », auxquels le secrétaire général aurait fait « violence » pour conseiller à Bonnet de ne pas intervenir, « bien qu’hostile par principe à l’appeasement 36 ». À chaque étape de la crise, depuis le printemps, Alexis avait pourtant arbitré dans le sens désiré par Bonnet, et, ouvertement ou en sous-main, appuyé ses décisions pour faire fléchir Prague. D’accord avec Daladier pour afficher la résolution française, d’accord avec Bonnet pour dissuader les Tchèques de croire que la France assumerait mécaniquement ses engagements, il s’était employé à obtenir la garantie anglaise pour ne pas devoir assumer seul la sécurité de la Tchécoslovaquie, alliée de revers devenue fardeau. À Munich il alla au bout de sa logique, sans plaisir, mais avec la certitude qu’il n’y avait pas d’autre issue possible. La conférence de Munich « Alexis Léger fut auprès de Daladier un excellent conseiller pour la conclusion de l’accord de Munich. Il ne fut dans la suite nullement antimunichois, comme on l’a raconté. » Glissé au milieu de mille flatteries, Georges Bonnet offrit ce baiser empoisonné à son ancien subordonné, dont il avait souffert en souriant les manigances. Il faisait endosser au secrétaire général une abdication qu’il avait certes voulue et provoquée comme lui, mais dont il avait mieux su se défausser que lui. Cette mortelle étreinte n’a pas suffi à associer durablement Alexis au symbole malheureux de Munich. Dès son retour de la conférence, le secrétaire général avait su raconter sa participation de telle manière, et avec de telles restrictions, qu’elle n’avait plus rien de honteux ; elle devenait au contraire la geste héroı̈que d’un résistant à l’Allemagne nazie, qui avait combattu les lâchetés des appeasers et affronté un dictateur pathologique. On ne peut pas évaluer l’action d’Alexis, ni comprendre son amère satisfaction, sans établir les objectifs que son ministre lui avait assignés. Aux deux réunions de Londres des 18 et 25 septembre, les Français avaient refusé la solution plébiscitaire que réclamait Hitler, mais ils avaient proposé des concessions propres à satisfaire Berlin sans sacrifier la Tchécoslovaquie. Pour la discussion du 25-26 septembre, sur la base de suggestions tchèques, ils avaient établi un projet de concessions supportables : quatre à six mille hilomètres carrés de territoire, représentant un et demi à deux millions d’habitants. Des populations seraient déplacées ; les socialistes, les démocrates et les Juifs qui le souhaiteraient demeureraient en Tchécoslovaquie. Les papiers de Daladier conservent la note établie pour cette réunion ; NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 530 — Z33031$$15 — Rev 18.02 530 Alexis Léger dit Saint-John Perse Alexis l’a partiellement rédigée de sa main. Elle prévoit assez précisément ce qui sera décidé à Munich pour qu’en revenant de la conférence Alexis eût l’impression d’une victoire, douloureuse sans doute, mais techniquement indubitable. La note établit les zones à céder « dès le premier octobre » et l’« installation d’une commission internationale » pour arbitrer les conflits dans les zones mixtes, et régler le retrait des forces tchèques. Elle propose en contrepartie que « l’Allemagne, la France et la Grande-Bretagne s’engagent dès maintenant à garantir individuellement l’indépendance et l’intégrité de la Tchécoslovaquie ». Georges Bonnet n’attendait rien d’autre d’Alexis, en l’envoyant à Munich. De son propre aveu, il avait rédigé un « court mémorandum » qui émettait le vœu d’« aboutir à un accord mais en obtenant, pour les frontières nouvelles, la garantie des puissances invitées ». Il aurait ajouté à ces consignes l’exigence d’une conférence générale élargie à tous les États de la région, sans compter les États-Unis ; vœu trop irréaliste pour ne pas être rétrospectif. La légende de Munich veut que le secrétaire général ait été obligé de se battre pour obtenir des instructions de son ministre, porté pâle. Bonnet lui-même admet qu’Alexis les lui avait réclamées. Selon Jean Daridan, « le secrétaire général ayant exigé des instructions écrites, Bonnet tenta d’abord de se dérober ; il dut enfin se résigner à rédiger ces instructions durant la nuit, de concert avec ses amis personnels. Léger ne put le lui extorquer qu’à sept heures du matin, le lendemain, sur le terrain du Bourget, alors que les autres passagers étaient déjà dans l’avion ». Au fils de Benjamin Crémieux, Francis, journaliste à L’Humanité, Alexis a offert en 1963 une version analogue, mais plus relevée : « Le matin du 29 septembre, [Bonnet] était au terrain. Gamelin aussi. Daladier, qui était arrivé tête baissée, comme hagard, fonçant... monte dans l’avion. Je ne bouge pas. Je regardais Bonnet, droit dans les yeux. Tout le monde était dans l’avion. Je ne bougeais pas. Daladier réapparaı̂t à la porte de la carlingue : “Alors, Léger, qu’est-ce que vous faites ?” Je regardais Bonnet, qui plongea alors la main dans la poche intérieure de sa veste, sortir une enveloppe et me la donna sans mot dire. Je la pris et dans l’avion Daladier me demanda : “Qu’estce qu’il y avait ?” “Rien, rien.” » Selon Étienne de Crouy-Chanel, Alexis n’aurait obtenu que des instructions orales, ce qui expliquerait leur absence dans les archives. Pour obliger Bonnet à les lui faire tenir, Alexis aurait disparu « et fait dire qu’il ne réapparaı̂trait pas sans instructions. Daladier assura que celles-ci lui seraient données, devant lui, au départ, de la bouche même de son ministre ». « Je n’ai jamais su, pour ma part, ce que les trois hommes se dirent », ajoutait Crouy-Chanel. Contrairement à cette version, il est très probable que le secrétaire général reçut des instructions écrites de son ministre, comme en témoignent ces quelques mots griffonnés par Bonnet sur un papier daté de la veille du départ, le 28 septembre : « Mon cher ami, voici la note définitive. Bien entendu vous pourriez le cas échéant me téléphoner. Mais je suis convaincu que tout ira très bien et que vous nous rapporterez un accord. C’est l’essentiel. Bien amicalement, Georges Bonnet 37. » La note a disparu, mais à NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 531 — Z33031$$15 — Rev 18.02 1938, les abandons 531 partir de ce petit mot, du document établi pour la discussion du 25 septembre, et des propos tenus par Alexis à Munich, il est possible de s’en faire une idée assez précise. Jean Daridan partageait cette déduction, relativisant l’importance romanesque que l’on confère fatalement à ces instructions disparues : « Je me rappelle que Léger disait qu’il était parti de Paris pour le Bourget sans instructions, encore qu’il les ait réclamées de Georges Bonnet et qu’il dût les réclamer à nouveau au pied de l’avion : “Vous me les donnez ou non. Si vous ne me les donnez pas, je ne pars pas.” Et Bonnet a tiré une enveloppe de sa poche : “Les voilà.” Quant au contenu des instructions, [...] il ne paraı̂t pas qu’elles aient été très différentes de ce qui finalement a été décidé. Mais Léger n’a jamais été très explicite à ce sujet. » Alexis partait avec une exigence diplomatique : obtenir la garantie des puissances signataires pour la nouvelle Tchécoslovaquie, délestée de ses Sudètes. Quant aux limites territoriales des concessions, c’était un problème plus stratégique que politique, quoique Alexis se fût targué, après coup, d’avoir su déroger au principe ethnique en faisant prévaloir des considérations de géographie humaine, chaque fois que les intérêts supérieurs de la Tchécoslovaquie étaient en jeu. C’est pourquoi il emporta probablement, avec la note communiquée le 28 septembre par l’état-major, celle que le 2e Bureau établit le matin même du départ, si Gamelin eut le temps de la remettre à Bonnet 38. Ces deux notes, assez proches, prévoyaient de préserver les fortifications du Nord ainsi que les couloirs de communication entre Prague et Olmutz d’une part, Tabor et Brno d’autre part. La note de la main d’Alexis, qui avait servi à Londres le 25 septembre, associée à celle de Gamelin : tel était probablement le dossier qu’Alexis avait rassemblé. Ce n’était pas suffisant pour affronter la postérité des accords de Munich. Il fallait que, dans sa défense de la Tchécoslovaquie, Alexis eût outrepassé les instructions de Bonnet. Face à Crémieux, le poète imagina un refus du ministre de se tenir à cette ligne, évoquant de mystérieuses instructions, sur lequel il était d’autant plus vague que la « note définitive » remise par Bonnet ne devait guère différer de celle du 25 septembre. Alexis et son ministre ont renchéri dans une sorte de conspiration du silence pour faire disparaı̂tre ces fameuses instructions. Mais le mot qui les accompagnait nous en dit assez long : pour Bonnet, « l’essentiel », c’était bien de « rapporter un accord ». Alexis ne trahit pas l’esprit des instructions de Bonnet en inspirant ce récit à Daridan : « Durant le trajet, Daladier parut à Léger à ce point résolu à la guerre que le secrétaire général put difficilement lui faire lire les instructions de Bonnet, puis l’amener à admettre qu’elles étaient bien celles du gouvernement. Seulement au-dessus de l’aérodrome de Munich, le président du Conseil proféra enfin : “Eh bien, oui !”... » Par Phipps, qui l’avait accompagné au Bourget, Georges Bonnet fit savoir à Halifax que tel était l’esprit de ses instructions : « Le ministre des Affaires étrangères, hier soir et encore ce matin quand nous avons assisté au départ de Daladier, m’a très instamment prié de vous faire savoir qu’il jugeait NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 532 — Z33031$$15 — Rev 18.02 532 Alexis Léger dit Saint-John Perse absolument essentiel de trouver un arrangement pour la question des Sudètes à Munich, presque à n’importe quel prix. » Alexis était probablement satisfait de la ligne défendue par Bonnet ; c’était la sienne. Mais le secrétaire général ne voulait à aucun prix que cette politique de concession ne lui fût associée. Il n’était pas enchanté de partir à Munich, où il ne voulait pas endosser la responsabilité de la guerre, ni assumer le déshonneur d’un accord. Bonnet lui-même admettait qu’Alexis avait fait un mauvais accueil à cette mission : « Ce serait plutôt votre place que la mienne, me dit-il » 39 ! Devant Francis Crémieux, Alexis prétendit n’avoir accepté qu’à contrecœur, exigeant de Bonnet des instructions qu’il appliquerait comme un « diplomate robot ». Son ministre avait voulu lui laisser le déshonneur, et garder pour lui la paix. De bonne guerre, Alexis dissimula son rôle de loyal commis de l’État derrière les instructions de Bonnet, pour l’emmener avec lui à Munich. Non sans succès, puisque les témoins et les historiens évoquent régulièrement la participation de Georges Bonnet à une conférence où Alexis joua un rôle de première importance en toute discrétion. Le récit d’Alexis le plus éloigné de l’événement date de 1963, et ne fut publié qu’en 1988, dans L’Humanité, à l’occasion du cinquantième anniversaire des accords que le journal avait condamnés. Alexis ignorait ce que serait le destin de son entretien avec Francis Crémieux, en 1963, mais il savait à qui il avait affaire. Pour satisfaire cet horizon d’attente, il offrit la version la plus violente de son affrontement avec Hitler : « À Munich : tête de Goering en me voyant. Il me colle à von Neurath [ici Alexis manque d’exactitude dans son affabulation, Neurath ayant déjà quitté les Affaires étrangères à cette date] qui me balade en voiture dans les rues de la ville pendant que Goering fonçait avec Daladier chez Hitler. Quand il s’agit d’entrer en séance, Daladier refusa d’entrer sans moi dans la salle, expliquant fermement que la Constitution française lui interdisait d’être privé d’un conseiller diplomatique. “Mais c’est une conférence de chefs de gouvernement !” (Il y avait Ciano...) Daladier ne bougeait pas. On me fit alors rattraper en ville. J’arrivai. On entra. Des quatre participants, Daladier intervint le dernier : “Sommes-nous ici pour maintenir un État tchécoslovaque indépendant et viable, comme vous l’avez affirmé ?” Alors, je vis Hitler entrer brutalement dans un véritable état second. La pupille noire de ses yeux de poisson frit s’agrandissait, ses mains tremblaient légèrement et sa voix se portait sur une tonalité très haute. Mussolini qui, de son fauteuil, entendait le torrent de phrases du Führer, se tourna vers moi et me dit : “Laissez tomber, laissez tomber.” » Alexis avait beau noyer la politique dans le pittoresque, il n’échappait pas à l’atmosphère de condamnation implicite qui entourait désormais la conférence, et qui l’obligeait à se justifier, quitte à verser dans le paradoxe en se prévalant malgré tout d’un succès personnel : « J’obtins ce que nous n’avions jamais pensé obtenir : la garantie anglaise au nouveau tracé des frontières, la création d’une commission à cinq à laquelle participait la NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 533 — Z33031$$15 — Rev 18.02 1938, les abandons 533 Tchécoslovaquie (où nous avions une majorité franco-anglo-tchécoslovaque) pour la délimitation des zones où un plébiscite devait avoir lieu 40. » Un quart de siècle plus tôt, rentrant de la conférence, Alexis raconta les mêmes événements à Henri Hoppenot. Sur un autre ton, exempt de toute justification, il se concentrait sur le gain de la garantie anglaise, qui était pourtant acquise depuis la réunion du 18 septembre. Hitler, qui n’incarnait pas encore la figure du mal absolu, mais qui avait tenu la vedette de la conférence, grotesque et pathologique, servit de faire-valoir à l’intrépidité calme du secrétaire général. Pour l’admirateur éperdu de Saint-John Perse, Alexis rehaussa sa participation parmi tous les chefs de gouvernement, en dépeignant la conférence comme une sorte de colloque consacré à la poétique persienne : « Hitler lui adressa un sourire et quand ils s’arrêtèrent de discuter, il lui dit en allemand une phrase qu’il ne comprit pas, Schmitch [sic, pour Schmidt] se précipita pour la traduire : “Le Führer dit qu’il vous connaı̂t et vous estime.” “Je croyais qu’il n’appréciait pas les diplomates, ni l’école qu’ils représentent.” “Ce qu’il admire surtout en vous, c’est le poète” (l’entourage d’Hitler avait dû lui présenter un mémorandum analysant les œuvres de Saint-John Perse). “Moi, dit Mussolini, qui s’était approché, j’admire Anabase : c’est de la poésie en action.” Léger voulant être aimable à son tour s’adressa à Hitler : “Mais, monsieur le chancelier, vous êtes aussi un poète et un artiste...” “Oui, répondit le maı̂tre de l’Allemagne, mais l’architecture est un art difficile – et coûteux...” » Non moins dual que Hitler, son génie littéraire n’empêchait pas Alexis de prouver ses qualités diplomatiques : « Après ces gracieusetés, la séance reprit et Léger s’arrangea pour pousser Hitler dans un coin et lui parler d’un village qu’il eût désiré que les Tchèques conservassent ; immédiatement le masque d’affabilité tomba, il s’anima, commença à hausser le ton et à se fâcher progressivement si bien que Daladier, inquiet, s’approcha et posa sa main sur le bras de Léger comme pour l’engager à être plus conciliant. Il se dégagea avec impatience. Il rendit hommage à la loyauté et à l’humanité de Neville Chamberlain mais il le vit reculer lorsqu’en échange de concessions incroyables faites aux Allemands par peur de la guerre, on lui demanda de garantir l’intégrité de la nouvelle Tchécoslovaquie : “C’est un si petit pays avec des frontières si difficiles à défendre !” balbutia-t-il. Léger fit appel à sa droiture, à l’obligation de tenir la parole donnée – “Sans cette garantie il me sera impossible de ramener mon ministre en France...” Chamberlain pâlit : il eût bien voulu tirer son épingle du jeu dans le cas où des complications futures se produiraient. Pour la première fois de son histoire, l’Angleterre allait s’engager à défendre une puissance du continent : “Le ministre est très fatigué ce soir, intervint sir Horace Wilson : ne le pressez pas trop.” “Mais, s’écria Léger, nous ne pouvons continuer les pourparlers que si nous avons cette certitude.” Chamberlain, vaincu, téléphona à Londres et put donner à contrecœur son assentiment. » Il y eut des relations intermédiaires, récitées selon les attentes des milieux et des époques, celles dont furent gratifiés le journaliste Sauerwein ou Dorothy Léger elle-même, mais aussi de simples images-paraboles, venues NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 534 — Z33031$$15 — Rev 18.02 534 Alexis Léger dit Saint-John Perse de témoignages plus ou moins filtrés de la conférence, et qui diffusèrent par cercles concentriques la légende d’un Alexis antimunichois. Le succès de ces images tient à leur pouvoir allégorique, qui satisfait si bien chez celui qui la reçoit une attente morale ou esthétique, qu’il croit presque en avoir été le témoin. Filippo Anfuso, écrivain diplomate, et directeur de cabinet du ministre Ciano, était membre de la délégation italienne, la seule qui honora le banquet offert par l’Allemagne. Il a entendu la petite phrase vengeresse qu’Hitler prononça après coup, plus soucieux, finalement, de race que de poésie, vitupérant en Alexis « un Martiniquais, un Nègre », assénant qu’il « n’aurait pas dû être permis d’envoyer des gens de couleur s’occuper des affaires de l’Europe ». L’anecdote confirme qu’Alexis avait suffisamment parlé pour « indisposer » le Führer. Déplacé au cœur de la négociation, le mot lui permit de parfaire la version de son duel singulier avec le Führer ; Étienne de Crouy-Chanel, parmi d’autres, accrédita le tableau : « Le secrétaire général devait à plusieurs reprises contrer Hitler, qui se tournait vers ses collaborateurs et demandait : “Qui est ce Martiniquais qui m’a tenu tête 41 ?” » En la replaçant dans le cours des entretiens, mise sous une forme interrogative, effet de réel caractéristique de l’affabulateur, Alexis confortait son statut d’âpre négociateur, face à un Hitler de cinématographe, gesticulateur hystérique à la façon du Dictateur de Chaplin. Les anecdotes déformées et déformantes composaient d’autant plus librement le récit voulu par Alexis qu’elles s’imprimaient sur la clarté déserte des procès-verbaux anglais et allemand (les seuls de la conférence), qui ne font jamais parler le secrétaire général français. D’où cette triple contradiction : le silence des sources officielles sur le rôle d’Alexis, le portrait tout favorable des historiens sur sa participation, extrapolé à partir de sources plus ou moins fiables, et leur jugement négatif porté sur le bilan de la délégation française ! Daladier, comme Bonnet, fut victime des subtiles réécritures d’Alexis. Il est pourtant possible de reconstituer la scène. L’avion français atterrit à Munich le 29 septembre, à onze heures quinze. À l’aérodrome, Daladier apparut à François-Poncet « sombre et préoccupé » et « Léger plus encore ». La dissociation de la délégation française évoquée par Alexis est confirmée par deux témoins, Jean Daridan et Filippo Anfuso. Voulait-on empêcher Daladier d’être assisté par le secrétaire général, réputé tatillon et peu germanophile ? Le récit d’Anfuso le laisse penser ; selon lui, au moment d’investir la salle de la conférence, « Daladier se contenta de dire : “Mais où est Léger ? Je ne commence pas si Léger n’est pas là. Je ne peux pas commencer sans Léger : il connaı̂t tous ces trucs-là ; moi, je ne sais rien.” Léger surgit comme par enchantement, bouffi et olivâtre ; mais, à son tour, il cherchait quelqu’un, une demoiselle dont le nom se terminait en “oski”, quelque chose comme Mlle Klobukowski [Odette de la Durantie, peut-être, sa fidèle secrétaire], qui détenait “tous les papiers” ! Enfin la demoiselle en “oski” arriva, tout essoufflée, et remit les papiers à Léger qui, emboı̂tant le pas à Daladier, se NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 535 — Z33031$$15 — Rev 18.02 1938, les abandons 535 glissa dans le salon où les trois attendaient. Les portes se fermèrent ; la conférence commença. » « Ayant débuté calmement, la conférence tourna bientôt à un dialogue Hitler-Léger, Daladier et Chamberlain intervenant peu », au souvenir de Jean Daridan, qui admit par ailleurs avoir rédigé son récit « pratiquement sous la dictée » d’Alexis... Selon Crouy-Chanel, « assez vite, Daladier, à court d’arguments, lança dans la bataille son adjoint diplomatique. De temps à autre, il tirait celui-ci par la manche, effrayé par la vigueur de ses ripostes ». Avant d’en rabattre un peu, l’historien Yvon Lacaze leur emboı̂te le pas : « Au cours de la conférence de Munich, [Alexis Léger] monopolisera la parole après l’intervention de Daladier. » Or, contrairement à ces trois auteurs, qui n’étaient pas à la conférence, les récits de Ciano, Daladier ou François-Poncet, pas plus que les archives allemandes ou anglaises, ne mentionnent en quelque endroit la moindre intervention d’Alexis. Absence de preuve ne vaut pas preuve de l’absence. À défaut de la trace nominale décisive, témoignant d’une intervention personnelle du secrétaire général, on peut confirmer ses tentatives pour « stimuler la résistance aux revendications allemandes » de Daladier, selon l’expression d’Yvon Lacaze. Paul Schmidt, l’interprète d’Hitler, vit en effet « Alexis Léger lui parler plusieurs fois, probablement pour l’inciter à protester contre tel ou tel point » – sans succès selon lui : « Mais Daladier ne réagit pas, sauf les quelques fois dont j’ai déjà parlé et où il prit assez violemment position contre Hitler. » Pour y voir plus clair, il faut différencier les étapes de la conférence. La première séance, qui se déroula le matin, vit s’affronter les quatre chefs de gouvernement sur des questions de principe. Chamberlain s’attacha à des questions financières, et Daladier s’inquiéta de l’enjeu du débat : s’il s’agissait de toucher à autre chose que la région des Sudètes, la discussion était vaine. Hitler répliqua qu’il ne voulait pas des Tchèques, quand bien même on les lui offrirait. Tout le monde respira, et la première session fut bientôt suspendue, après qu’un consensus admit le projet présenté par Mussolini, en réalité d’origine allemande, comme base de discussion. Les rapports officiels s’attardent surtout sur cette partie de la conférence, la seule organisée. Il aurait été improbable, ne serait-ce que pour des raisons de protocole, qu’Alexis se fût substitué à ce stade à Édouard Daladier. Les procès-verbaux des innombrables conversations ou négociations diplomatiques où Alexis prit part, en quinze années d’activité de premier plan, montrent un conseiller ne se mettant pas en avant, conformément à la tradition. Il intervenait en général en fin de discussion, pour renforcer le point de vue de son ministre d’un argument technique ou d’un rappel historique. Au cours de cette première séance, Alexis ne délivra probablement que des conseils, proférés à mi-voix, qui ne pouvaient pas laisser de trace dans les comptes rendus, et demeurèrent d’ailleurs sans effet, puisque, après son premier éclat, Daladier se montra conciliant, acceptant la base de discussion italienne, et renonçant à une participation tchèque à la conférence. La délégation française avait admis la logique du démembrement de la Tchécoslovaquie. Il restait à régler le partage. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 536 — Z33031$$15 — Rev 18.02 536 Alexis Léger dit Saint-John Perse Après la pause, consacrée au déjeuner, Daladier introduisit FrançoisPoncet, qui représentait la France en Allemagne depuis sept ans, et fit connaı̂tre les exigences françaises, formulées par la note tenue de Gamelin. Les discussions, prenant un tour informel, laissèrent plus de latitude au secrétaire général. Si l’on suit son récit à Beneš, ses interventions recoupèrent largement les notes établies par le Département et l’état-major, ce qui correspond au résumé impersonnel des discussions qu’a laissé FrançoisPoncet. À ce stade, Daladier apparut aux témoins renfrogné et abattu. Parlant de la délégation française que menait le président du Conseil, François-Poncet lui-même employait l’expression « les Français », ce qui diluait le rôle du chef du gouvernement, et le sien, qu’il aurait sans doute personnalisé s’il était intervenu. Restait Alexis. C’est à cette deuxième séance, selon toute probabilité, qu’il se comporta en duelliste face à Hitler, provoquant l’agacement dont Anfuso fut témoin le lendemain : « Léger fit le difficile. Mais ce fut comme ces cliquetis d’épées faits dans les coulisses du Châtelet, pour indiquer la perte honorable d’une grande bataille à l’arme blanche. » L’aviateur Paul Stehlin, attaché à l’ambassade de France à Berlin, confirme qu’Alexis parla de « garanties supplémentaires » et provoqua « une brève colère de Hitler ». Contre Hitler, la délégation française chercha à imposer deux amendements au projet d’accord présenté par les Italiens. Alexis obtint effectivement, comme il le raconta à Beneš, que la Tchécoslovaquie fût représentée dans l’organisme international qui aurait « à arrêter la nouvelle configuration (frontières définitives) de la Tchécoslovaquie ». La bataille fit rage pour en définir le tracé général. L’auteur du compte rendu anglais nota sobrement que « l’heure suivante se résuma en une longue dispute entre les délégations françaises et allemandes, au sujet du couloir de Brno et des fortifications du sud de Glatz ». Alexis défendait en effet le droit « de déroger au principe ethnique » chaque fois que la cohérence « économique, stratégique ou géographique » de la Tchécoslovaquie était en jeu. Comme le souligne Yvon Lacaze, « c’est là une thèse qui ne convient guère à Hitler, car elle a été à l’origine de l’État tchécoslovaque. Mais là encore les Français obtiennent satisfaction, en termes de formules, puisque l’article 6 de l’accord prévoit “dans certains cas exceptionnels” des “modifications de portée restreinte à la détermination strictement ethnique des zones transférables sans plébiscite” ». Daladier en remercie Hitler. Sur le plan technique, une fois concédé le principe de la cession des Sudètes, Alexis peut se targuer d’avoir défendu avec succès les objectifs fixés par l’état-major et ses propres services. Restait un objectif, défini par la note utilisée le 24 septembre à Londres : garantir ces nouvelles frontières. Dans sa conversation avec Beneš, Alexis considère cyniquement comme un succès d’avoir obtenu « la garantie anglaise sans attendre la garantie allemande et italienne », alors que la France l’avait obtenue depuis qu’elle avait accepté à Londres la cession des Sudètes. L’objectif que la note du Département assignait aux négociateurs français, à Munich, consistait à obtenir du Reich qu’il accordât sa propre NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 537 — Z33031$$15 — Rev 18.02 1938, les abandons 537 garantie aux nouvelles frontières. Or les Français se contentèrent de la promesse orale des puissances de l’Axe, n’obtenant rien de tangible que la confirmation du paraphe anglais. Les négociateurs se séparèrent sur cette promesse platonique, l’heure étant venue d’informer les représentants tchèques de l’accord, c’est-à-dire de les mettre devant le fait accompli du démembrement. Les délégués français manifestèrent l’agressivité de la mauvaise conscience. Masarik, secrétaire particulier du ministre tchèque à Berlin, après avoir obtenu de vagues commentaires d’Alexis et de l’Anglais Wilson, espérant davantage de confidences, et quelques assurances de soutien, peut-être, s’isola avec les Français. Mal lui en prit : « Je demandai à MM. Daladier et Léger s’ils attendaient de notre gouvernement une déclaration ou une réponse à l’accord. Daladier était visiblement nerveux. Léger répondit que les quatre hommes d’État ne disposaient que de peu de temps. Il ajouta vivement, et non sans désinvolture, qu’aucune réponse ne nous était d’ailleurs demandée, que les participants considéraient le projet comme accepté, que notre gouvernement devait envoyer son représentant à Berlin le jour même, à quinze heures au plus tard, pour assister à la séance de la commission, enfin que l’officier tchécoslovaque désigné à cet effet devrait être à Berlin samedi pour régler les détails de l’évacuation de la première zone. L’atmosphère, dit-il, commençait à devenir dangereuse pour le monde entier. Il nous parla sur un ton fort brusque. C’était un Français... » Étienne de Crouy-Chanel, qui était dans l’avion du retour, après avoir rejoint Munich par le train, ressentit cette atmosphère fétide : « Les mines étaient sombres dans notre délégation. On se préparait hâtivement à repartir. [...] Daladier et Léger ont pris place côte à côte. [...] Léger, qui s’est d’abord tu, comme écrasé, parle maintenant au président du Conseil. Je n’entends pas ce qu’il lui dit mais je peux le deviner. Une fois de plus il réclame une politique d’armement accéléré. L’atmosphère de défaite a gagné jusqu’au poste de pilotage. » Étienne de Crouy-Chanel rectifiait au passage la formule célèbre de Daladier, popularisée par Jean-Paul Sartre : « Aussi, quand le chef de bord voit l’aéroport du Bourget noir de monde, se met-il à tourner en cercles, demandant des instructions. [...] Quelqu’un, je ne me souviens plus de qui, fait remarquer la très longue file de voitures qui stationnent le long de la route de Flandres. “Les gens qui viennent en auto, ajoute-t-il, ne sont pas d’habitude des violents.” [...] La porte s’ouvre. À la place de la bordée de huées et de sifflets que nous attendions, nous recevons en plein visage une bouffée d’acclamations, une immense vague de hourras ! Daladier, tourné vers Léger, laisse tomber : “Ces gens sont fous !” Je sais qu’il circule une version plus grossière mais je puis témoigner qu’elle est controuvée. » Résolu à faire la part du feu, Alexis était moins gêné que Daladier par l’abdication française, qu’il avait prévue de longtemps et pour ainsi dire planifiée. À ses encouragements roboratifs proférés dans l’avion, Alexis joignit une exhortation écrite à réarmer. Début novembre, il transmit au président du Conseil une lettre de Corbin, en passant par-dessus son NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 538 — Z33031$$15 — Rev 18.02 538 Alexis Léger dit Saint-John Perse ministre ; l’ambassadeur insistait sur la nécessité d’un effort d’armement aérien, pour la sécurité de la France mais aussi pour conserver la confiance anglaise. Alexis renchérissait en insistant sur les « mesures à prendre pour garantir la sécurité de la France et de la Grande-Bretagne au cas où la politique de l’apaisement ne donnerait pas les résultats espérés 42 ». Du reste, il croyait encore profondément à la viabilité de la politique de conciliation, comme il le prouva par les leçons qu’il tira de la conférence de Munich, et l’orientation qu’il défendit dans les mois qui suivirent. En 1963, devant Francis Crémieux, il l’affirmait encore sans vergogne : « Beneš me l’a redit après : ce n’est pas Munich qui était une faillite. C’est le symbole de Munich. » Il fallait beaucoup de mauvaise foi pour dissocier les deux moitiés du symbole et se cantonner au rôle du diplomate négociateur, pour abandonner au ministre la responsabilité d’une conciliation qu’il avait largement organisée en sous-main. Ne revendiquait-il pas, pour le secrétaire général, le bénéfice de la conception politique ? De retour à Paris, Alexis justifia sans réserve la négociation, devant Hoppenot, qu’il sondait pour évaluer la réception de l’accord. « Léger demande à Henri ce que pensent ses collègues du Quai sur les derniers événements. “La plupart des jeunes, répond-il, sont aussi indignés que désorientés.” “Et pourtant, après la politique de faiblesse suivie pendant ces dernières années, c’était la seule chose qui pût être faite.” » « Ce n’est pas convaincant », jugeait Hélène Hoppenot, peu dupe de cette dissociation. Il est vrai que sur le plan de la négociation, le climat politique réduisait la marge de manœuvre d’Alexis. Il était toujours désireux d’afficher la résolution française et de négocier au meilleur coût, aussi longtemps que l’atmosphère intérieure lui en laissait la possibilité. À Munich, il avait souhaité que « les décisions fussent prises rapidement, expliqua-t-il à Henri Hoppenot, craignant que le Parlement français ne fût convoqué et ne manquât pas de déballer devant l’univers ses divisions politiques, ses lâchetés et hésitations (à droite on parle déjà de “la guerre des socialistes et des communistes”) qui n’auraient pu que gêner les pourparlers de la conférence avec des adversaires à l’écoute de tout ce qui se dit ou se publie en France, et chaque article de Flandin (and co) les renforce dans leur intransigeance, confirmant le Führer dans la certitude que les Français ne se battraient pas. Flandin a osé faire apposer dans Paris des affiches défaitistes que les passants ont lacérées ». Reste qu’en justifiant les accords de Munich sur un plan technique, longtemps après que l’Allemagne eut bafoué l’accord, Alexis répétait une double erreur d’appréciation. Il continuait d’ignorer la parfaite indifférence de Hitler pour les engagements juridiques ; il ne révisait pas son jugement sur la stabilité du régime. Considérant qu’à Munich Hitler avait reculé, ce qui n’était pas tout à fait faux (le Führer regretta les mois suivants d’avoir laissé passer l’occasion d’occuper toute la Tchécoslovaquie), il en déduisit qu’il était un dictateur faible, isolé des élites temporisatrices, et du peuple profondément pacifiste. Sa conviction se renforça : le régime ne résisterait pas au premier affrontement qui obligerait Hitler à payer sur le terrain le NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 539 — Z33031$$15 — Rev 18.02 1938, les abandons 539 prix de ses conquêtes. Le jour où on mettrait le holà à une revendication véritablement injustifiable, en obligeant l’Allemagne à l’agression, le dictateur se perdrait lui-même. Naı̈f dans son cynisme, arrogant dans son ignorance, Alexis ne pouvait admettre qu’Hitler fût plus dissimulateur, plus obstiné, plus patient que lui. Après, comme avant la conférence, il proclama « la fragilité de ce “colosse aux pieds d’argile” ». À son retour de Munich, Sainte-Suzanne l’entendit dire « de Hitler et de Mussolini : “Ce sont de petits hommes.” » Jugement étrangement symétrique à celui d’Hitler qui, à la veille d’attaquer la Pologne, assurait les chefs de ses forces armées, au Berghof : « Nos ennemis sont du menu fretin (kleine Würmchen). Je les ai vus à Munich. » Après guerre, devant Crouy-Chanel, Alexis « assurait que, s’il eût été appliqué, l’accord de Munich aurait permis à la Tchécoslovaquie de survivre ». En considérant le traité en lui-même, indépendamment de ses conditions d’application, il balançait entre naı̈veté et cynisme. Cynisme : la France avait abandonné des positions pour mieux se défendre, sans se soucier du sort de ses postes avancés. Naı̈veté : comment considérer de tels abandons sur le seul plan diplomatique, sans considérer qu’ils avaient un impact sur le moral des Alliés et de l’opinion domestique, ni comprendre qu’ils préparaient fort mal l’esprit de résistance ? Croire à une meilleure viabilité de la nouvelle Tchécoslovaquie, comme il le faisait devant Beneš, en 1943, justifiant le redécoupage de Munich, après être entré volontairement dans un processus de démantèlement, où les droits du plus fort étaient sanctionnés par un accord international, relevait d’un optimisme déraisonnable. Ce n’était pas la première concession de la France, il est vrai, mais, pour la première fois, un allié devenait la victime de sa faiblesse. Le règlement transactionnel des différends, pour sauvegarder la paix, ne pouvait plus paraı̂tre vertueux, mais seulement peureux quand il se faisait au détriment d’un allié. En dépréciant le prix de son amitié, la France ruinait son prestige et son pouvoir d’attraction auprès des pays petits et moyens. Le plus étrange, c’est qu’Alexis eût eu tant de mal à se défaire de cette évaluation erronée de la nature des dictateurs ; plutôt que de déjuger son action à Munich, il préféra confirmer son erreur de perception de la rouerie d’Hitler, qui avait prétendu ne pas vouloir des Tchèques. En 1968, SaintJohn Perse reçut un poète tchèque ; sa conception de la conférence parut à Ivo Fleischamann « aussi naı̈ve que consternante ». Trente ans après les faits, instruit par la destruction de la Tchécoslovaquie, puis de la Pologne, de l’invasion des pays neutres, du retournement d’alliance contre la Russie soviétique, Alexis avait encore le front ou la candeur de prétendre que « ce n’était pas la conférence qui avait été catastrophique, mais simplement le caractère odieux d’Hitler, qui n’avait pas tenu ses promesses ». Le fils du poète, « à l’époque petit Tchèque de seize ans, qui assistait au long monologue » n’en était « pas revenu ». Alexis était revenu de Munich avec une deuxième erreur d’interprétation : son appréciation de la stabilité du régime nazi. Depuis 1931, il NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 540 — Z33031$$15 — Rev 18.02 540 Alexis Léger dit Saint-John Perse n’était pas retourné en Allemagne ; son bref aller-retour fut son unique séjour dans l’Allemagne nazie. Il en ressortit conforté dans sa conviction que le pacifisme foncier des Allemands causerait la perte d’Hitler au premier choc, quand les démocraties l’obligeraient à payer le prix de ce qu’on lui avait gratuitement concédé jusque-là. L’historiographie est abondante sur les leçons qu’Hitler aurait dégagées des accords de Munich. Mécontent d’avoir dû temporiser, il en aurait déduit la possibilité d’exigences supplémentaires, sans risquer un conflit, contre l’opinion de la plupart de ses conseillers. On s’interroge moins souvent sur l’infléchissement de la stratégie française. Alexis fut sensible à l’accueil exalté des munichois, qui, à l’annonce de l’accord, ne manifestèrent pas moins leur soulagement pacifiste que les Anglais et les Français. Les témoins avaient été impressionnés par la clameur qui avait salué la sauvegarde de la paix. Alexis a raconté à Jean Daridan cette manifestation du pacifisme allemand : « À la nouvelle de l’accord, la population de Munich était descendue dans la rue en poussant des vivats à l’adresse des signataires. » François-Poncet, pour flatter Daladier, surinterpréta dangereusement ce pacifisme, y devinant une complicité des masses populaires avec les représentants des régimes démocratiques. « Si accoutumé » fût-il « aux mises en scène d’un régime qui a transformé le Reich en une sorte d’immense studio cinématographique », il interprétait le faible nombre de mains levées et le plus grand nombre de « gestes confus, ressemblant plus à des signes de reconnaissance – on serait tenté de dire de complicité » –, comme le signe d’une sorte d’espoir de paix tissé entre Daladier et les munichois, au mépris du régime. Le plus grand succès d’Alexis, à Munich, fut personnel. Comme munichois, il sut se maintenir au secrétariat général, préservé de l’épuration voulue par Georges Bonnet, et devint malgré tout le héraut des « résistants ». Il prit garde de devenir l’otage de Bonnet, qui voulut le lier durablement à l’abdication française en le décorant pour services exceptionnels rendus à Munich. S’il ne réussit pas à lui obtenir le grade de grand officier dans l’ordre de la Légion d’honneur en janvier 1939, le ministre lui fit connaı̂tre son intention : « Je vous ai mal dit tout à l’heure combien j’avais été personnellement désolé de ne pas l’avoir emporté avant-hier au Conseil. Je sais que cela a pour vous peu d’importance. Heureusement cet espoir n’est pas perdu pour moi puisque la promesse m’a été faite pour juin prochain et que j’espère bien que nous pourrons jusque-là et plus longtemps encore poursuivre dans ces temps difficiles notre collaboration faite de confiance et d’amitié. » Alexis savait parfaitement que le ministre entendait par cette promesse le lier aux accords de Munich ; il l’avait annoté en ce sens : « Lettre adressée le 25 janvier 1939 [...] en reconnaissance des services rendus à Munich par le secrétaire général des Affaires étrangères. » Il feignait de mépriser les honneurs parce qu’il les appréciait avec une vanité sophistiquée, averti que l’honorabilité suppose le désintéressement. Lorsque le mois de juin arriva, ses rapports avec Bonnet s’étaient à ce point dégradés qu’il lui fallut rappeler au ministre son engagement ; il le fit sans vergogne. Il alla de son propre mouvement réclamer sa breloque à Louis de Robien, le chef du personnel : NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 541 — Z33031$$15 — Rev 18.02 1938, les abandons 541 « Le 28 juin, à onze heures, Léger m’a demandé où en étaient les propositions pour grand officier, le ministre lui ayant fait part de son intention de le proposer pour la plaque. Il ne pouvait donc s’en occuper. » Robien était bien embarrassé : à la mi-journée il ressortait que les recherches pour retrouver un signe de la faveur de Bonnet étaient demeurées vaines : « Il n’y a aucune trace au personnel ni au protocole de la lettre dont Léger a bien voulu parler ce matin à de Robien. » Jules Henry, l’ancien directeur de cabinet de Bonnet, le confirmait. À treize heures, Robien se rendit dans le bureau de Bressy, le nouveau directeur de cabinet : « Je l’ai mis au courant en lui disant qu’il appartenait au ministre et au cabinet de faire les propositions pour les plaques de grand officier de toute urgence pour ne pas être forclos. Il m’a dit qu’il traiterait la question avec Georges Bonnet et ferait le nécessaire. » Alexis obtint satisfaction, le 14 juillet 1939, au grand dépit d’Anatole de Monzie : « Débat rituel au conseil sur la répartition des plaques de Légion d’honneur. Sur proposition de Georges Bonnet, Alexis Léger est promu grand officier. La détestation se résout en décoration. Nous avons des mœurs de cocus d’État. » Raymond de Sainte-Suzanne, méconnaissant l’inextinguible soif de reconnaissance d’Alexis, qui le contraignait aussi violemment que subtilement, en politique comme en littérature, expliquant cet acharnement par la volupté d’être honoré par un ennemi ; on ne saurait l’exclure : « Je compris vite l’extrême plaisir qu’il dut goûter à se faire publiquement honorer par son plus intime ennemi dont il se savait détesté – tâche que lui facilitaient ses mérites à la plaque, son crédit et la lâcheté de Bonnet. » Il y entrait aussi de la prudence ; Alexis ne rompait jamais les ponts. Sainte-Suzanne observait qu’Alexis ménageait son ancien ministre, devenu garde des Sceaux, à qui il écrivait à titre privé. Le plus habile, après avoir dû renoncer à être décoré en janvier, mais avoir tout fait pour l’être en juillet, malgré les dissentiments croissants qui l’opposaient à son ministre, c’était d’affecter de n’avoir pas voulu la décoration. À Henri Hoppenot, qui le félicite de sa plaque, le 14 juillet 1939, Alexis « répond qu’il l’a refusée l’an dernier, après Munich, ne voulant pas que cette distinction eût l’air de récompenser une politique dont il n’était pas partisan » ! C’est pour cette raison, expliquait-il à Crouy-Chanel, qu’il avait refusé de laisser signer le décret d’application, ce qui était inexact : il avait été paraphé le 29 juillet. En réalité, dès Munich, Bonnet fut exaspéré par son secrétaire général : il avait une conscience très claire du jeu d’Alexis, qui s’alliait avec le président du Conseil contre lui. Les Hoppenot s’en amusaient : « Georges Bonnet brame de colère d’avoir été supplanté par son “ami” Daladier dans toutes les négociations de Munich – ces deux hommes qui se haı̈ssent ont été contraints de s’embrasser après l’atterrissage de l’avion, au Bourget. Et il s’en prend au personnel des Affaires étrangères, c’est-à-dire, indirectement, à Léger. » Au Quai d’Orsay, on prévoyait des représailles, que réclamaient régulièrement L’Action française, mais aussi Je suis partout, et plus généralement toute la droite pacifiste et italophile. Comert, Massigli et NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 542 — Z33031$$15 — Rev 18.02 542 Alexis Léger dit Saint-John Perse Léger étaient représentés comme le trio belliciste dont il fallait débarrasser le Quai d’Orsay pour sauver la paix. La gauche pacifiste n’est pas en reste. Joseph Caillaux ne cachait pas à Phipps son espoir de voir chasser le secrétaire général 43. L’ambassadeur d’Angleterre, trop décent pour exprimer les sentiments qu’on lui connaissait, doutait du départ d’Alexis, dont « le grand dessein était de se maintenir aussi longtemps que possible ». S’il devait quitter son poste, « ce serait pour l’ambassade de France à Londres ». Phipps évoquait la rumeur selon laquelle le secrétaire général guignait un fauteuil au conseil d’administration de la compagnie de Suez, mais il attendait de le voir pour y croire... Il se désolait d’ailleurs de sa conviction, car il n’espérait pas d’Alexis la bonne volonté de Bonnet ni même de Daladier à travailler à un rapprochement avec l’Allemagne ou l’Italie. Drolatique, il observait que quand on parlait de l’Italie avec Alexis, il se transformait en croisement d’une mule avec une vipère. Le 3 octobre, les Hoppenot demeuraient sereins pour leur protecteur, « un trop gros morceau pour Bonnet », mais ils prévoyaient la disgrâce de Massigli qui représentait « le parti de la guerre » aux yeux du ministre. Tandis qu’Alexis donnait des gages de fermeté à Daladier, le poussant à peu de frais « à dissoudre la Chambre et à organiser de nouvelles élections pour débarrasser le pays des communistes », Massigli apprit de Bonnet sa nomination à Ankara. Alexis se hâta de condamner cette disgrâce, qui faisait son affaire et dont il était un peu responsable. Il ne tenait pas à faire de Massigli le héraut de la résistance à Bonnet et à l’Allemagne ; il s’employa à lui faire avaler la couleuvre et à masquer l’injustice pour éviter une réparation à venir. La disgrâce de son adjoint ne préservait pas seulement Alexis, elle l’appréciait à Londres, où l’on craignait que l’autre champion de l’Angleterre ne fût sacrifié ; Roger Cambon rassura le Foreign Office sur la situation d’Alexis : « Léger s’est montré assez intelligent pour se tirer d’affaire. Il a été plus habile que Massigli, et s’en est une fois de plus sorti au ministère. À la différence de Bonnet, Léger jouit de la confiance de Daladier, et ce dernier l’a maintenu au Département pour surveiller Bonnet. » Alexis était sorti intact de la passe d’armes, mais il se savait perdu si Bonnet prenait le pouvoir. Une guerre sans merci s’ouvrit qui, parmi d’autres motifs, le jeta dans le camp des durs. En dépit de cette lutte de personnes, Alexis ne demeurait pas moins munichois que son ministre à l’automne 1938. Il continuait de travailler avec lui au rapprochement franco-allemand. Début décembre, il expliqua cyniquement à Hoppenot qu’en quittant Berlin pour Rome, François-Poncet avait fait « un mauvais calcul, ayant pendant six ans travaillé à un rapprochement qui ne s’esquissait qu’à son départ ». Alexis se montrait surtout candide, en croyant cueillir les fruits durables du rapprochement. À la mi-novembre, le Quai d’Orsay avait été saisi d’une offre « garantissant l’intégrité des frontières de la France pour vingt-cinq ans ». C’était, de la part d’Hitler, une habile diversion, au moment où la nuit de Cristal suscitait l’indignation de l’opinion anglo-saxonne. L’assassinat d’un diplomate allemand par un Juif polonais avait servi de prétexte à une nouvelle vague NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 543 — Z33031$$15 — Rev 18.02 1938, les abandons 543 de persécution antisémite en Allemagne. C’est à Paris que Ribbentrop, le ministre des Affaires étrangères allemand, reçut le 6 décembre l’absolution du gouvernement français. Le lendemain, le Quai d’Orsay publia le texte de la déclaration franco-allemande. Il renouait avec l’esprit de Locarno : « Les deux gouvernements reconnaissent solennellement comme définitives les frontières entre leurs pays, selon le tracé qu’elles ont maintenant. » Alexis servit sans réserve cette politique, parallèle à celle de l’Angleterre, qui avait signé une déclaration de non-agression avec l’Allemagne dans la foulée de la conférence de Munich, le 30 septembre 1938. En novembre, comme une menace voilée, Bonnet avait exprimé devant Henri Hoppenot sa crainte que l’accord franco-allemand n’aboutı̂t pas à cause d’une campagne de presse menée par des « pêcheurs en eau trouble ». Rien n’aurait été plus facile à Alexis que d’organiser des fuites pour gêner le projet. Il n’en fit rien. En réalité, c’est le Quai d’Orsay qui avait fait les premières ouvertures à l’Allemagne. Le 13 octobre, François-Poncet avait remis un projet au secrétaire d’État Weizäcker, puis, cinq jours plus tard, à Hitler. Le refroidissement de ses relations avec Chamberlain avait incité le führer à y donner une suite à la mi-novembre. L’affaire aboutissait à contretemps, dans le contexte des persécutions antisémites ; la presse anglosaxonne, et notamment américaine, réagit vivement à la caution que le gouvernement français semblait apporter au gouvernement allemand. Les accords du 7 décembre consacraient la politique d’apaisement de Bonnet. Daladier s’y rallia mollement, à titre dilatoire ; c’était aussi la tactique d’Alexis, qui suivait son ministre aussi longtemps qu’il demeurait en place, en attendant que Daladier, soutenu par un réveil de l’opinion, l’en débarrassât et réalignât la France sur l’Angleterre, devenue moins apaisante qu’elle. C’est ainsi qu’après avoir siégé à Munich sans son ministre, Alexis assista à ses côtés aux conversations du 6 décembre 1938 avec le ministre des affaires étrangères nazi. À Paris, face à Ribbentrop, comme à Munich, face à Hitler, il s’honora de jouer le rôle de l’aiguillon. Mais pas plus qu’avec Laval, à Rome, il ne sut empêcher les ambiguı̈tés de son propre ministre. Comme à Rome, avec Laval, Alexis fut le seul témoin de la conversation de Bonnet ; comme en 1935, il adopta une attitude très ambivalente. Surle-champ, il discrédita son ministre tant qu’il le put, laissant entendre qu’il avait abandonné l’Europe orientale aux appétits germaniques. Le 19 mars 1939, après que la France eut condamné l’invasion de la Tchécoslovaquie, Sainte-Suzanne note : « Alexis a dit à Crouy-Chanel que Ribbentrop a eu en septembre une phrase devant Bonnet sur le désintéressement complet des puissances occidentales en ce qui concerne la Tchécoslovaquie, phrase paraissant engager l’avenir et que Bonnet n’aurait pas relevée. En outre, il y a eu un entretien en tête à tête entre Bonnet et Ribbentrop. Que s’estil dit ? Conjectures. » Le secrétaire général alimenta également les soupçons des Anglais, via Vansittart, comme il l’avait fait pour discréditer Laval, après les accords de Rome. Le Foreign Office faisait d’ailleurs le rapprochement, jusque dans l’expression décisive : « Nous avons des raisons de penser que Ribbentrop a dû quitter Paris avec l’impression que Bonnet lui NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 544 — Z33031$$15 — Rev 18.02 544 Alexis Léger dit Saint-John Perse avait laissé “les mains libres” en Europe orientale, pour y faire ce qu’il voudrait sans que la France s’en mêlât, de la même manière que Mussolini déduisit de l’attitude de Laval à Rome, en janvier 1935, que la France, pour autant que c’était de son ressort, lui laissait les mains libres en Abyssinie. » Au dire des Hoppenot, au lendemain de l’invasion de la Tchécoslovaquie, le 18 mars 1939, le secrétaire général dut court-circuiter son ministre pour remettre à la Wilhelmstrasse la note de protestation qui semblait superflue à Georges Bonnet. Cette faible démarche, qu’Alexis exécuta avec la bénédiction de Daladier, sembla encore trop compromettante à Georges Bonnet. Les Allemands ne manquèrent pas d’exciper des entretiens de décembre 1938 pour se justifier devant Robert Coulondre, qui avait remplacé François-Poncet à Berlin : « Le secrétaire d’État a invoqué de soidisant assurances verbales qui auraient été données à Paris par Votre Excellence à von Ribbentrop à l’occasion de la signature de la déclaration du 6, et selon lesquelles la Tchécoslovaquie ne saurait plus faire désormais “l’objet d’échanges de vues”, ajoutant que le gouvernement allemand n’aurait pas signé cet accord s’il n’avait pu penser qu’il en était autrement. » Deux jours plus tôt, pour se couvrir, Bonnet avait fait établir par Rochat une note qui démentait tout abandon de la Tchécoslovaquie. Ce n’était pas le signe d’une conscience très pure. Au Quai d’Orsay, personne ne doutait de la duplicité du ministre. Les Hoppenot étaient davantage portés à croire Ribbentrop que leur propre ministre. Au reçu du télégramme de Coulondre, Hélène admit comme une évidence la version allemande : « Naturellement les textes ne font pas mention de ce marché de dupes. » Le 16 juillet, à la réception de la lettre de Ribbentrop qui réaffirmait sa thèse, les Hoppenot lui donnèrent encore raison : « Il est hors de doute que Bonnet, à ce moment, prononça des paroles imprudentes ou suivit, sans en avertir personne, ce qu’il appelle “ma ligne politique”. Agirait-il autrement s’il était un agent allemand ? » Comme en 1935, Alexis s’employa à sauver l’honneur de la France en même temps qu’il discrédita son ministre. Devant Coulondre, qui l’interrogea pour en avoir le cœur net, le secrétaire général couvrit son ministre ; il était d’autant plus crédible pour démentir le bruit qu’il avait lui-même suscité, qu’on connaissait son animosité envers Bonnet : « Rien n’avait été dit, dans cette conversation, qui pût donner même un semblant de justification au dire de Ribbentrop. C’était lui, Léger, qui avait soulevé la question de la Tchécoslovaquie, rappelant les engagements pris à Munich pour donner une garantie commune à ce pays, mais Ribbentrop était resté évasif et Georges Bonnet n’avait pas insisté. » Alexis offrit sa caution à son ministre dans un télégramme officiel démontrant « la mauvaise foi du gouvernement du Reich » ; il trouva place dans Le Livre jaune français publié pendant la drôle de guerre. Après guerre, Alexis confirma cette version, aussi bien à Bonnet, via Marthe de Fels, qu’à Amédée Outrey, le directeur des archives, inquiet des révélations tardives de l’interprète allemand Paul Schmidt, qui confirmait NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 545 — Z33031$$15 — Rev 18.02 1938, les abandons 545 le point de vue allemand : « Mes souvenirs sont nets : Paul Schmidt n’assistait pas à l’entretien en question (le seul auquel j’aie moi-même assisté), et qui ne comportait, du côté allemand, d’autre assistance que celle de l’ambassadeur d’Allemagne). Il n’a pu donc tenir son information que d’indications ultérieures du ministre allemand. » Le témoignage d’Alexis s’opposait, parole contre parole, à celui de Schmidt, produit dans ses mémoires, sur la base du compte rendu allemand de la séance, rédigé sur le vif : « Bonnet, qui venait de déclarer, peu de temps auparavant, que l’intention de la France était de se consacrer au développement de son empire colonial, dit à un certain moment qu’elle avait montré son désintéressement pour l’Est, à la conférence de Munich. Ces mots ont été effectivement prononcés quoiqu’ils aient été contestés depuis du côté français. Mais Ribbentrop vit dans ce propos de Bonnet qui, tout bien considéré, ne concernait effectivement que la Tchécoslovaquie, une indication de la future attitude de la France envers la Pologne, d’autant plus que Bonnet recommandait la recherche d’un accord polono-allemand sur Dantzig et le Corridor. » Schmidt avait-il seulement rapporté, après coup, ce que Ribbentrop voulait ou croyait avoir compris, aidé dans sa mauvaise foi par ses insuffisances linguistiques ? Alexis, en tout cas, se contredisait sans vergogne et ne jurait plus, après guerre, que par la droiture de Bonnet. Il invoquait paradoxalement, à l’appui de la sincérité de Georges Bonnet, l’exacte concordance entre la note officielle qu’il avait rédigée luimême le 7 décembre, au lendemain de l’entretien, et l’exposé de son ministre devant la commission des Affaires étrangères de la Chambre, puis, des années plus tard, dans ses mémoires. Ce faisant, il attirait curieusement l’attention sur des contradictions évidentes entre ces diverses sources. Voulait-il laisser devant l’histoire un signe qui indiquât le dédoublement de sa mémoire, déchirée entre la raison d’État et la vérité historique ? Il était trop évident que la relation de Bonnet devant la Chambre ne correspondait nullement à la note du 7 décembre pour qu’Alexis ait voulu prouver par ce biais la sincérité du ministre. Le récit de Bonnet ne différait pas seulement par le ton des comptes rendus dressés par le Quai d’Orsay et la Wilhelmstrasse, il y ajoutait des éléments nouveaux ainsi que des commentaires si opportunistes et tendancieux, qu’ils pouvaient laisser craindre que Ribbentrop n’ait eu droit, en privé, à des interprétations inverses. Dans La Fin d’une Europe, ses mémoires publiés après guerre, Bonnet se peint en « dur », exigeant la garantie allemande promise à Munich pour la Tchécoslovaquie ; fournisseur zélé des nouveaux horizons d’attente, il prétendait avoir essayé « d’aborder la question juive, et de dépeindre l’émotion provoquée par les persécutions exercées en Allemagne contre les Juifs ». Ribbentrop l’aurait arrêté « net » : « C’est là, dit-il, une question de politique intérieure allemande. » La note rédigée par Alexis le 7 décembre 1938 précise au contraire que « la question juive n’a pas été abordée au cours de l’entretien ». NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 546 — Z33031$$15 — Rev 18.02 546 Alexis Léger dit Saint-John Perse De son côté, Alexis n’avait pas donné prise à des interprétations ambivalentes. Sans prendre ses distances avec son ministre au cours des conversations, il avait joué le rôle du diplomate intransigeant qui agaçait tant les Allemands. Dans le compte rendu qu’il avait lui-même rédigé, le secrétaire général ne laissait pas sans réponse le refus opposé par Ribbentrop à la demande de garantie jadis promise à la Tchécoslovaquie ; c’est lui qui obligeait Bonnet à revenir à la charge, par son insistance sourcilleuse. Le compte rendu des Allemands est plus sévère pour le ministre français. Le secrétaire général y apparaı̂t bien seul pour réclamer la garantie allemande ; tandis qu’il remet le sujet sur le tapis, Bonnet, tout en retenue, « n’explore pas la question plus avant 44 ». Plus raide que Bonnet pendant la discussion, Alexis s’employa à en minimiser la portée. Inquiet de perdre le contact avec le Foreign Office, dont il avait observé l’évolution, il expliqua à Phipps que Daladier n’avait pas participé aux conversations, « afin de marquer leur caractère non officiel et limité 45 ». Il est vrai que l’on s’inquiétait du contenu de l’accord au Foreign Office, où l’on croyait savoir que l’exposé de Bonnet à la commission des Affaires étrangères de la Chambre n’avait pas brillé par sa clarté. Alexis collaborait, non sans retenue, au rapprochement francoallemand ; il sabotait plus allégrement les efforts de rabibochage avec l’Italie, trop heureux de combattre, dans une seule partie, Rome et FrançoisPoncet. Il piégea le nouvel ambassadeur en lui prescrivant de demander « à l’occasion » si l’Italie considérait que les accords de Rome restaient valables ; Mussolini s’engouffra dans la brèche et les dénonça. FrançoisPoncet endossa seul la responsabilité de la bourde. Alexis se réjouit sans pudeur du faux pas devant Henri Hoppenot : « Il a déjà échoué... Ça n’aura pas été long ! ». Grâce à lui, Daladier n’ignora rien de la bévue : « Quand le Conseil des ministres français fut mis au courant de ce qui s’était passé, des critiques furent formulées. Le président du Conseil, Daladier, souligna que c’était François-Poncet qui avait pris l’initiative de soulever la question. “Et il est toujours ambassadeur”, nota Jean Zay sur son carnet 46. » Alexis avait considéré que Vienne, pas plus que Madrid, n’intéressait les intérêts vitaux de la France. Il avait préféré sacrifier les Sudètes plutôt qu’entraı̂ner la réticente Angleterre dans une guerre difficile à justifier en France. Protégé par Daladier, il avait été moins mortifié que lui par la conférence de Munich, et avait participé sans états d’âme à la politique conciliante de Bonnet, en attendant qu’elle discréditât son auteur. Reste à comprendre comment Alexis, de munichois, devint antimunichois. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 547 — Z33031$$15 — Rev 18.02 XVI 1939, résister aveuglément D’un côté, la politique défensive d’Alexis en Espagne, ses abandons en Autriche, ses compromis en Tchécoslovaquie ; de l’autre, le foudre de guerre dénoncée par l’extrême droite, le résistant à Hitler loué par la gauche, l’adversaire de l’apaisement vanté de tous bords après guerre : où situer le chaı̂non manquant dans cette évolution régulièrement annelée et soudain mutante ? Sans doute entre la fin de l’année 1938 et le début de l’année 1939. Aux derniers mois de l’année 1938, dans la foulée de la nuit de Cristal et des nouvelles exigences d’Hitler, Alexis découvrit que l’opinion anglo-saxonne, l’état-major du Quai d’Orsay, ses alliés dans le monde politique français, et jusqu’aux élites conservatrices anglaises, lassées des mensonges et de la violence d’Hitler, se convertissaient massivement à la résistance. La politique dilatoire donnait du temps au réarmement français, mais laissait l’Allemagne du IIIe Reich étendre son ombre en Europe centrale. En mars 1939, Alexis eut la révélation désagréable que la conférence de Munich n’avait pas empêché le dépeçage de la Tchécoslovaquie ; au contraire, la politique de concession encourageait les revendications hitlériennes. Ce fut, aussitôt après, le tour de Memel, le vieux port hanséatique que le traité de Versailles avait institué en territoire autonome pour satisfaire aux exigences contradictoires du respect des nationalités (la ville était majoritairement peuplée d’Allemands) et de la viabilité de la Lituanie, dépourvue de port. En 1923, la Lituanie avait annexé Memel et son hinterland, sans que la France l’en eût empêché. Elle ne bougea pas davantage lorsque l’Allemagne reprit le port. Dantzig et la Pologne s’annonçaient comme les prochaines victimes, lorsque Chamberlain siffla la fin des concessions en proclamant solennellement devant les Communes, le 31 mars 1939, la solidarité anglaise avec Varsovie. Le renversement des rapports de forces au sein du gouvernement français, et sa bonne entente avec un Daladier résolu, achevèrent de ranger Alexis parmi les « durs » ; s’il l’était déjà secrètement, il pouvait désormais l’afficher. Mais il ne pourrait plus sortir d’un camp dont il se fit le champion : pour mieux faire oublier qu’il ne l’avait pas toujours été, pour en tirer le bénéfice maximal, et harnacher durablement la France à l’Angleterre, dont les intérêts et les calculs rejoignaient enfin le dessein français inachevé au lendemain de la Grande Guerre : détruire une bonne fois pour toutes le potentiel militaire allemand. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 548 — Z33031$$15 — Rev 18.02 548 Alexis Léger dit Saint-John Perse La conversion Après l’invasion de la Tchécoslovaquie, la prise de Memel et l’infléchissement de la politique anglaise à l’égard de l’Allemagne, Alexis brûla ses vaisseaux et rompit nettement avec son ministre. On savait désormais que leurs points de vue étaient irréductibles ; Alexis prenait la tête des résistants à l’impérialisme allemand, qui l’avaient devancé depuis Munich. Cela ne signifie pas qu’il les rejoignait avec une parfaite régularité, ni sans réserve. Face au ministre de Lituanie, qui lui remit le 23 mars une note exposant les pressions exercées par le Reich pour obtenir la cession de Memel, Alexis tint prudemment « à éviter tous propos de nature à amener Klimas à l’interroger sur la position que prendrait la France au cas où la Lituanie serait attaquée ». Le secrétaire général se réjouit lâchement que le ministre de Lituanie, loin de mettre en cause la France et de lui « demander un aval pour couvrir les responsabilités du gouvernement lituanien », eût émis l’espoir « qu’aucun gouvernement ne blâmerait la Lituanie d’avoir dû se soumettre à la situation de fait créée par l’ultimatum allemand. » À aucun moment il n’avait « laissé entendre que la Lituanie incriminait la carence des puissances signataires » de l’accord de 1924, dont la France, qui garantissaient le statut de Memel. Ces Lituaniens étaient vraiment parfaits, et beaucoup plus arrangeants que les Tchèques ! La veille, interrogé sur la réaction qu’aurait son gouvernement au coup de force allemand, Alexis s’était empressé d’expliquer au ministre lituanien, en son nom propre, que c’était aux Alliés de déterminer ce qui importait de mettre dans la balance de leurs « intérêts vitaux ». Il ne considérait pas que Memel relevait de cette catégorie : « Sa prise n’augmenterait guère la puissance matérielle de l’Allemagne ni ses capacités dans une campagne contre la France et la Grande-Bretagne. » Autant fallait-il garantir la Roumanie, qui pouvait apporter un renfort à l’Allemagne en cas de conflit général, autant Memel, et même l’ensemble de la Lituanie, n’appelaient pas une action de la part des Alliés. C’est à peine si le secrétaire général n’y voyait pas de froides raisons de s’en réjouir : « La prise de Memel par l’Allemagne pourrait avoir l’avantage de réveiller la Pologne et de la faire pencher du côté des puissances occidentales. » S’il fallait dater précisément la naissance du nouveau dur, on choisirait le tournant symbolique du 28 avril 1939, date attendue d’un discours d’Hitler au Reichstag. Ce jour-là, le chancelier allemand devait répondre au message adressé deux semaines plus tôt par Roosevelt, dans lequel le président américain avait déploré la disparition de quatre nations en trois ans, dénoncé la politique guerrière de Mussolini et Hitler, et proposé un pacte qui interdı̂t de nouvelles agressions. Alexis en fit la date butoir pour opposer un front cohérent à l’Allemagne. Il voulait, le 28 avril, avoir obtenu de Londres l’établissement de la conscription en Grande-Bretagne et avoir lié la Pologne à la Roumanie, afin de constituer un front oriental continu. Entre le 18 et le 20 avril, il multiplia les rencontres pour atteindre ces objectifs. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 549 — Z33031$$15 — Rev 18.02 1939, résister aveuglément 549 À Ronald Campbell, le chargé d’affaires britannique, Alexis demanda que l’annonce de la conscription précédât le 28 avril ; ses attendus montraient qu’il s’inscrivait encore dans une logique de dissuasion, puisqu’il espérait de cette mesure une modération d’Hitler dans sa réponse au président américain. Pour autant, Alexis ne se laissait pas abuser par le danger d’un apaisement. « Il est essentiel, expliquait-il à Campbell, que dans ce cas la France et la Grande-Bretagne ne diminuent pas du moindre degré leurs mesures de défense et leur activité diplomatique, aussi longtemps qu’elles ne se sentiront pas aussi fortes que les puissances de l’Axe. » Il s’accordait avec Campbell pour penser qu’un discours émollient de Hitler serait moins favorable pour fouetter l’opinion occidentale. Mais il était trop intelligent pour s’en tenir à la sage résolution du diplomate anglais, et ne pouvait pas s’empêcher de trouver des avantages à l’hypothèse d’un discours conciliant. « Ne donnerait-il pas, au pire, plus de temps pour se préparer contre une attaque ? Et, au mieux, ce délai pourrait être le signe qu’Hitler était convaincu que la France et l’Angleterre étaient trop fortes pour être attaquées. » C’était une disposition d’esprit déjà moins ferme... Campbell avait remarqué qu’une réponse modérée d’Hitler à Roosevelt « repousserait le problème, sans le régler » ; Alexis avait acquiescé, mais le front qu’il dressait pour intimider l’Allemagne indique qu’il se serait volontiers consolé que le dictateur baissât d’un ton. Plus tôt Hitler reculerait, mieux la France s’en porterait ; par là, Alexis prouvait qu’il n’avait pas encore compris l’irréversible détermination de Hitler à attaquer la France. Le 20 avril, Alexis exposa au général Dentz l’aide qu’il attendait de l’état-major, pour emporter les réticences polonaises à la conclusion d’un accord militaire avec Bucarest. Le même jour, il reçut à nouveau Campbell, et lui représenta exactement les mêmes objectifs : conscription militaire et accord roumano-polonais avant le 28 avril. Seule la conscription convaincrait l’Allemagne de la résolution alliée et ruinerait la propagande italoallemande, qui prétendait que les Anglais voulaient laisser les Français se battre à leur place. L’énergie déployée par Alexis au cours de cette semaine cruciale augmenta l’écart qui le séparait de son ministre. La veille du discours où Hitler protesta de sa volonté pacifique, non sans décliner ironiquement l’offre américaine, Georges Bonnet tenta une ultime démarche conciliante. Hélène Hoppenot enregistra l’émotion de Robert Coulondre : « Georges Bonnet lui a demandé de faire comprendre aux Allemands, dès son retour à Berlin, que l’on pourrait passer l’éponge sur l’annexion de la Tchécoslovaquie et reprendre des négociations avec eux. Il a demandé une audience à Léger et lui a dit : “Ces instructions sont tellement différentes de la politique que nous avons suivie que je viens vous demander si vous êtes d’accord.” Léger bondit : “Mais pas du tout 1 !” » Toutes les perceptions n’obéissaient pas à la même chronologie. Au Département, Alexis faisait déjà figure d’intransigeant, quand il paraissait encore très ambigu à Léon Noël, qui résistait depuis longtemps aux abdications de Georges Bonnet. Mais pour la presse pacifiste de droite ou NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 550 — Z33031$$15 — Rev 18.02 550 Alexis Léger dit Saint-John Perse d’extrême droite, Alexis passait déjà pour un dur, qui ruinait par son intransigeance toute chance d’entente avec l’Allemagne hitlérienne. Pour Raymond de Sainte-Suzanne, qui commença à tenir son journal en mars 1939, Alexis n’avait jamais cessé d’être un « dur », mais il nota un raidissement (sans en conclure qu’il succédait à des compromis) vers le mois d’avril. Le 7 mai, il observa qu’Alexis s’était engagé dans un affrontement dont il ne pouvait plus sortir : « Rien de comparable avec l’atmosphère de septembre. Léger, qui a pris comme ligne de résistance Pologne et Roumanie, affirme que nous ne pouvons plus fléchir. » Si l’on suit les Hoppenot, largement tributaires des confidences d’Alexis, les premières scènes entre le secrétaire général et son ministre avaient commencé avec le printemps. Le 26 mars, Hélène Hoppenot observa le « découragement de Léger » : « Je ne peux plus travailler dans ces conditions. Le ministre, par ses menées, sape tout travail. J’ai envie de me faire mettre en congé pendant quelques mois. Si je savais pouvoir forcer la main de Daladier en lui apportant ma démission, je le ferais. Mais cette démarche ne changerait rien. S’il me promettait de se séparer de Bonnet, il n’en ferait rien et je serais compromis. » Un différend sur les suites à donner aux ouvertures de Mussolini avait provoqué une « scène violente » entre le ministre et son secrétaire général. Il ne s’agissait plus, comme en 1938, de mettre en scène une opposition personnelle pour masquer une concordance d’action et peut-être de point de vue. Alexis avait pris le parti de combattre le ministre et ses idées. Les Hoppenot en recueillaient désormais le témoignage de tous ses collaborateurs. Le 15 avril, Hélène observe que « Rochat voit souvent Alexis revenir du cabinet du ministre avec un visage tendu par l’irritation ». Charvériat ne dit pas autre chose, dix jours plus tard : « Léger, qui a dû se priver de week-end, vient de partir et Charvériat reste seul au Quai d’Orsay avec ses soupçons et ses angoisses. Il craint que Georges Bonnet ne profite de cette absence pour perpétrer un de ses mauvais coups : “Le travail dans ces conditions, dit Henri, est impossible : suspicion sans relâche d’un côté et tentatives de trahison d’un autre.” » Finalement, à croire Alexis, son ministre, en perte de vitesse, l’aurait lui-même supplié, comme un mari trompé, de sauver les apparences, en dissimulant ses liens avec Daladier : « Bonnet lui a demandé “comme un service d’ami” [sic] de ne pas voir trop souvent Daladier, la presse ne cessant de répéter que le ministre des Affaires étrangères n’est plus consulté, que toutes les décisions sont prises par le président du Conseil d’accord avec le secrétaire général. » En dépit de sa prudence, Alexis était identifié au point de se confondre avec une ligne claire et constante ; il y était si peu habitué qu’il était porté à reprocher au président du Conseil le risque qu’il prenait en s’engageant : « Léger sait que Daladier est un velléitaire et il craint que, par impulsivité, imprudence, ou encore dans la colère, il ne livre à ses ennemis ou contradicteurs le nom du fonctionnaire qui le conseille pour le leur abandonner ensuite. Déjà Paul Reynaud se méfie de Léger. » NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 551 — Z33031$$15 — Rev 18.02 1939, résister aveuglément 551 Alexis ne voyait pas d’autre issue que la destruction systématique de son ministre et son remplacement par un « dur ». Pour autant, il n’en tirait guère de conséquence dans sa politique russe. Abandonner l’URSS à l’Allemagne Au lendemain de l’accord de Munich, comme tous les titulaires de postes importants, Robert Coulondre avait reçu à l’ambassade de France à Moscou une circulaire exposant les arguments à développer pour justifier la politique française en Europe centrale. L’ambassadeur s’acquitta piteusement de sa mission. Il savait que les Soviétiques étaient furieux d’avoir été tenus à l’écart de cette resucée honteuse du pacte à Quatre. Wladimir Potemkine, le commissaire adjoint aux Affaires étrangères, l’accueillit par ces mots : « Mon pauvre ami, qu’avez-vous fait ? Pour nous, je n’aperçois plus d’autre issue qu’un quatrième partage de la Pologne. » Un an plus tard, l’Allemagne et l’URSS réalisèrent cette prédiction. Est-ce à dire que la France et l’Angleterre furent victimes d’un jeu de dupes ? Les diplomates français n’ont jamais eu cette impression ; après la guerre, Hoppenot demeura persuadé que Staline avait envisagé sérieusement, au moins jusqu’en juin, la perspective d’une alliance militaire avec les démocraties occidentales. En janvier 1940, ils étaient assez conscients de leur propre responsabilité pour douter de l’opportunité de publier un livre blanc sur les négociations tripartites, comme le souhaitaient les Anglais : « La thèse de ceux qui soutiennent de bonne ou de mauvaise foi que le gouvernement de l’URSS ne s’est rejeté du côté de l’Allemagne qu’après avoir pris mesure de nos hésitations, de notre répugnance à nous engager à fond visà-vis de Moscou, de nos scrupules à faciliter aux armées russes une action directe contre l’Allemagne, trouverait dans la publication projetée un certain nombre d’arguments en sa faveur 2. » Les Français prirent un malin plaisir à préciser qu’une publication anglaise les obligerait à donner leur propre version, qui dissocierait les responsabilités de l’échec pour en faire porter la plus lourde charge sur le Foreign Office. De leur côté, ils délaissèrent soigneusement la question dans leur Livre jaune. Il est vrai que les Occidentaux s’étaient montrés indolents, aussi longtemps que la menace d’un accord germano-soviétique leur avait paru improbable. Jusqu’au mois de mai, l’opposition personnelle d’Hitler empêcha cette option. Depuis mars, Ribbentrop percevait pourtant des signes d’intérêt, émis par Moscou, en faveur d’un rapprochement, mais il ne parvenait pas à convaincre le Führer que le remplacement de Litvinov par Molotov aux Affaires étrangères constituait un signe d’ouverture de la part de Staline. Ce n’est que le 23 mai, dans une réunion à la chancellerie avec les principaux chefs militaires, que Hitler envisagea l’éventualité d’une amélioration des relations avec Moscou, afin de pouvoir se consacrer sans réserve à sa priorité occidentale. Le 10 août, Ribbentrop apprit à Hitler que les Russes étaient disposés à négocier un accord, négociations qu’ils firent traı̂ner jusqu’au 19 août. Après quoi tout alla très vite, pour satisfaire NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 552 — Z33031$$15 — Rev 18.02 552 Alexis Léger dit Saint-John Perse l’impatience de Hitler, qui craignait que l’offensive en Pologne ne fût empêchée par les pluies automnales. Précisément, les conversations que l’URSS menait en parallèle avec les puissances occidentales achoppaient sur la Pologne. Après l’avoir garantie, l’Angleterre ne voulait pas y renoncer ; quant à l’état-major français, il avait davantage confiance dans les forces polonaises qu’en l’Armée rouge. Le 22 mars 1939, la France avait adhéré au principe anglais d’une déclaration quadripartite qui rassemblât la Pologne et l’URSS pour consultation en cas de menace sur l’indépendance politique de tout état européen. Moscou voulut bien s’y rallier, non sans douter de l’attitude polonaise. Daladier n’était pas moins sceptique, mais représenta à l’ambassadeur Sourits l’intérêt psychologique de parvenir à un accord entre l’Angleterre, la France et l’URSS. De fait, la Pologne jouait ouvertement sur les deux tableaux ; le 24 mars, Beck rejeta la proposition anglaise pour ne pas provoquer Hitler. Dans la foulée, il ouvrit des négociations avec l’Allemagne sur Dantzig, qui rassuraient et inquiétaient à la fois Léon Noël. L’ambassadeur ne voyait que des avantages à éviter d’entrer en guerre « pour la défense du peu qui subsiste encore du statut de Dantzig », mais il craignait que la « négociation ne sorte de son cadre primitif » pour s’engager jusqu’à « des transactions dangereuses ». Il concluait, désabusé : « Revenir toujours à une politique d’entente avec l’Allemagne, c’est, on peut le dire, pour Beck, la loi de son destin. » Alexis ne dissimulait pas l’agacement que lui causait les atermoiements du ministre polonais. Le 18 mars, il gratifia Phipps de l’un de ses accès de rage froide qu’il réservait en général aux Italiens ; rage simulée, peut-être, pour obtenir que Londres fı̂t pression sur Varsovie et ne s’opposât pas aux conversations avec Moscou. Il parla de Beck comme d’un homme « complètement cynique et faux », disposé à se saisir de tous les prétextes « pour se rapprocher toujours plus de l’Allemagne », même aux dépens de la Roumanie. Il vitupéra sa politique « au jour le jour » : « Dans l’intérêt de son pays et du sien propre, il se débarrasse des difficultés présentes, dût-il devenir le vassal du nouveau Napoléon. » C’était toujours le même répulsif, déjà utilisé avec Chamberlain. Varsovie ne choisissait pas son camp, mais Alexis voulait l’y obliger. Après avoir joué sa scène devant l’ambassadeur, il entreprit son adjoint, Ronald Campbell. Le secrétaire général était davantage en confiance avec ce francophile, par lequel il faisait passer ses messages à Vansittart. Il lui exposa sereinement ce qu’il attendait de Londres : que les Anglais usassent avec les Polonais d’un « langage très clair et ferme » pour s’assurer leur collaboration, sans se priver du recours aux menaces. Quant aux négociations avec Moscou, Alexis se plaignit hypocritement à Daladier que Bonnet eût longtemps freiné les discussions pour complaire à l’anticommunisme des sénateurs de la commission des Affaires étrangères. En réalité, lorsque le secrétaire général se décida tardivement à relancer les négociations avec l’URSS, il se heurta surtout à l’inertie du Foreign Office. Le 11 avril, le général Palasse, attaché militaire à Moscou, NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 553 — Z33031$$15 — Rev 18.02 1939, résister aveuglément 553 avait reçu les premières instructions encourageantes du ministère de la Guerre, signe qu’Alexis ne freinait plus : « D’accord avec Quai d’Orsay faites après entente avec ambassadeur une démarche auprès de l’état-major soviétique sur les bases suivantes : 1) Nous sommes prêts à prendre contact avec état-major soviétique pour étudier aide directe ou indirecte qui pourrait nous être donnée dans notre assistance à la Pologne et à la Roumanie. 2) Le problème ainsi posé pratiquement semble devoir comporter précision immédiate quant à fourniture de matériel de guerre à ces deux pays par URSS 3. » Le 22 avril, la rue Saint-Dominique saisit le Quai d’Orsay de la réponse : « L’état-major soviétique a répondu à notre attaché militaire qu’une décision de cet ordre n’était pas de son ressort et que la question devait être soumise au commissariat des Affaires étrangères. La question devrait dont être reprise par la voie diplomatique et j’ai l’honneur de vous demander, en conséquence, de vouloir bien donner les instructions nécessaires à notre représentant à Moscou. » Le renvoi du dossier des militaires aux diplomates signifiait-il que les Soviétiques baladaient à leur tour les Occidentaux ? Il semble que Litvinov, partisan de toujours d’une entente avec les démocraties occidentales, recouvrı̂t une partie de son influence, après une longue éclipse. Il tenta d’unifier par le haut l’offre anglaise de garanties franco-anglo-soviétiques à la Pologne et à la Roumanie, et la proposition française d’obligations bilatérales contractées contre un agresseur. Après en avoir référé à Staline, il remit le 18 avril une offre en huit points qui consistait en un traité d’assistance tripartite, avec des clauses militaires. Alexis plaida la cause soviétique auprès des Anglais, avec l’accord de Bonnet, qui parut à Sourits dans de bonnes dispositions. Alexis expliqua à Campbell qu’ » allégées de certaines objections évidentes », les propositions russes pouvaient servir de base à un accord ». Tout à sa marotte du front uni à opposer au discours d’Hitler le 28 avril, il espérait en dépit de toute vraisemblance aboutir dans les jours suivants. Le gouvernement français n’avait pas encore achevé d’étudier la proposition soviétique, précisait-il, mais sa réception était évidemment positive. Pourtant, cet accord de principe, confirmé par Bonnet à Sourits le 25 avril, ne satisfaisait ni Londres, qui trouvait la diplomatie française trop audacieuse, ni Moscou, qui regrettait sa timidité. Du côté anglais, avant même de connaı̂tre la contre-proposition française, Cadogan et Halifax se montrèrent très réticents face à l’offre soviétique. L’ambassadeur anglais à Varsovie était franchement hostile. Seul le responsable de l’Europe du Nord au Foreign Office, fidèle de Vansittart, observait qu’Hitler n’avait pas besoin qu’on lui fournı̂t un prétexte pour passer à l’action. Du côté soviétique, on ne se satisfaisait pas de la dissymétrie de la réponse française, qui prévoyait qu’en dehors des situations d’assistance mutuelle, les capitales occidentales étaient les seules habilitées à décider du recours à la guerre pour protéger le statu quo en Europe centrale et orientale 4. Sourits en fit la remarque à Bonnet, le 28 avril, regrettant l’absence de réciprocité. Simulant la surprise, Bonnet en imputa la responsabilité à Léger ; il promit à NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 554 — Z33031$$15 — Rev 18.02 554 Alexis Léger dit Saint-John Perse l’ambassadeur soviétique qu’il allait immédiatement modifier la formulation pour corriger ce défaut. À cette date, les Anglais avaient été saisis du projet français. Le 24 avril, le Quai d’Orsay avait remis une longue note à l’ambassade d’Angleterre. Alexis, qui la commenta de vive voix à Campbell, l’avait probablement luimême rédigée. Elle tenait compte des craintes anglaises d’un engagement forcé de la Pologne dans le cas d’une intervention anglo-russe, du fait des engagements anglo-polonais. Mais le Quai d’Orsay considérait comme irrecevable l’offre britannique « d’une déclaration russe unilatérale d’assistance, parallèle aux déclarations publiques faites par la France et l’Angleterre, mais n’entraı̂nant aucune garantie ni aucune obligation d’assistance directe ou indirecte des trois puissances entre elles ». Le lendemain, Cadogan exposa ses réticences à Corbin : le texte français n’éliminait pas la perspective redoutée par la Pologne d’une « demande de passage des armées russes à travers son territoire » ; le gouvernement anglais ne proposait rien de plus que de « s’en tenir à la formule qu’il [avait] exposée dans son aidemémoire du 22 avril dernier ». De son côté, le 21 avril, Phipps manifesta sa prudence en priant le secrétaire général de ne pas dévoiler les termes de la proposition russe, non plus que les contre-projets anglais et français. Sans la jeter en pâture à l’opinion, Alexis redonna une actualité à ces conversations qui s’enlisaient en feignant de redouter qu’une conspiration des appeasers ne les eût enterrées. C’était une façon d’obliger le gouvernement anglais à reconsidérer la proposition du Quai d’Orsay, qui n’avait pas sa faveur. Avec la complicité peut-être involontaire de Vansittart, il relança le gouvernement britannique par le biais de son ami William Bullitt. Le 5 mai, l’ambassadeur américain interrogea Vansittart sur le refus opposé par le gouvernement anglais aux contre-propositions françaises. « Vansittart répondit qu’il n’avait pas eu connaissance d’une proposition française. » Devant la surprise de Bullitt, il confirma : « Le gouvernement britannique n’a été saisi d’aucune proposition française à ce jour. » Rétention d’informations de l’ambassadeur anglais à Paris ? C’est ce que Vansittart et Alexis, trop heureux de lui nuire, suggérèrent chacun de leur côté. Alexis expliqua à Bullitt l’ignorance de Vansittart par le fait que la discussion du contre-projet français avait été conduite par Bonnet, avec Phipps, tous deux opposés au rapprochement, tandis qu’il en discutait à son niveau avec Campbell. À son avis, l’ambassadeur anglais n’avait pas transmis l’information à son gouvernement. Vansittart ne s’exprima pas différemment : le projet français venait de Daladier, mais avait été exposé par Bonnet et transmis par Phipps : ces deux intermédiaires avaient dû « noyer le poisson » de telle sorte qu’il était passé inaperçu à Londres. L’accusation n’était pas gratuite ni insensée, mais elle n’était pas justifiée : Cadogan s’en était entretenu dès le lendemain avec Corbin : « Sir A. Cadogan m’a dit qu’il avait reçu de sir Eric Phipps le dernier exposé du point de vue français sur les propositions russes », avait indiqué l’ambassadeur français. D’ailleurs, il avait lui-même fait transmettre le mémorandum français au Foreign Office par Guy de Charbonnières. Ce dernier avait NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 555 — Z33031$$15 — Rev 18.02 1939, résister aveuglément 555 précisé, il est vrai, qu’il s’agissait d’un mémorandum du Département, qui ne représentait pas nécessairement les vues gouvernementales. C’est ainsi qu’après le four des contre-propositions françaises, Vansittart leur donna une nouvelle chance en s’étonnant que Bullitt eût connaissance d’informations concernant l’Angleterre dont il n’avait pas été saisi. Il engagea l’ambassadeur américain à prévenir Léger et Daladier de son ignorance, afin qu’ils fissent représenter par Corbin leurs propositions au gouvernement britannique. Le 7 mai, l’Angleterre remit sa réponse à Molotov, le nouveau commissaire aux Affaires étrangères ; elle ne marquait aucun progrès sur sa position initiale. Au même moment, on apprenait la signature prochaine du pacte d’acier entre l’Allemagne et l’Italie. Les plus avertis relevaient les premiers signes d’un possible rapprochement germano-soviétique ; le limogeage de Litvinov en faisait partie. Léon Noël se souvenait des alarmes du capitaine Stehlin, adjoint de l’attaché de l’Air à l’ambassade de France à Berlin, à qui Robert Coulondre ne réussit pas à « obtenir une audience ni de Georges Bonnet, ni d’Alexis Leger ». Mais le 8 mai, une agence de presse américaine annonça un prochain pacte germano-soviétique. Dans ses mémoires, Georges Bonnet affirme que les alarmes émises par Coulondre, Naggiar et François-Poncet, de Berlin, Moscou et Rome, l’avaient prévenu de ne rien croire acquis. Ces signes, avec la pression française, firent évoluer Londres. Alexis n’y fut pas pour rien. À Paris les 20 et 21 mai, Halifax discuta les différentes formules d’alliance avec Daladier et Bonnet. Alexis assistait aux entretiens ; il y prit une part inédite 5. Il conseilla vigoureusement au gouvernement britannique, qui hésitait entre deux formules, toutes deux éloignées des propositions russes, d’accepter de sérieuses concessions. Il estimait qu’on n’obtiendrait pas un accord avec les Soviétiques à des conditions inférieures à celles consenties à la Pologne. Il fallait, au minimum, partir de la première de leurs formules, qui admettait le principe équitable d’une garantie tripartite. Il prévoyait que les Soviétiques seraient plus difficiles à satisfaire après le remplacement de Litvinov, car « l’affaire avait pris le caractère spectaculaire d’une question de prestige ». Parmi tous les interlocuteurs, ce fut lui qui représenta le plus vivement les périls d’une neutralité russe mais aussi d’un accord germano-soviétique que les Anglais refusaient d’imaginer. Quand Daladier « croit que les Russes pourraient fort bien avoir l’idée d’essayer de rester hors du conflit », Alexis se fait plus alarmiste : « De Munich, nous venons tout récemment encore de recueillir la rumeur de pourparlers germano-russes. » Alexis ne prenait peut-être pas ce risque au sérieux, mais il espérait le réduire tout à fait en impressionnant les Anglais et en les ralliant à une négociation qui lui serait fatale. Ses exhortations portèrent leurs fruits : le 24 mai, le gouvernement britannique admit le principe d’un accord tripartite de garantie mutuelle. Le secrétaire général saisit aussitôt Daladier de la bonne nouvelle : « Halifax a accepté la formule numéro un et il a autorisé à la faire connaı̂tre aux Roumains et aux Polonais. Chamberlain vient de déclarer qu’il a franchi le pas 6. » Il ajoutait qu’il fallait NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 556 — Z33031$$15 — Rev 18.02 556 Alexis Léger dit Saint-John Perse « prévenir les Polonais le plus tôt possible » ; ils devenaient le principal obstacle, une fois levée l’hypothèque anglaise. Au Département, Alexis exhortait ses troupes ; il insistait sur la nécessité de fixer la Russie hors de l’orbite allemande. Le 10 juin, Sainte-Suzanne le vit « préoccupé par l’affaire du pacte soviétique. “C’est un problème crucial de défense vitale, immédiate.” » Il regrette qu’« on n’ait pas accepté instantanément les contre-propositions de Staline. “Il aurait été ainsi pris au mot. Il n’aurait plus pu reculer.” » Il stimulait le Foreign Office qui tergiversa pendant tout le mois de juin. Phipps lui attribua les regrets exprimés par Daladier que les Anglais n’eussent pas choisi un personnage plus considérable que le diplomate William Strang. Mais ses efforts devaient se dédoubler pour obtenir de Bonnet qu’il fı̂t pression sur les Anglais, à la traı̂ne des dispositions françaises. Le 16 juin, Sainte-Suzanne enregistra dans ses carnets un exemple de cette perte de temps : « Hoppenot avait préparé un télégramme pour Londres, hier après-midi, élargissant les concessions avec Moscou. À midi, il s’étonnait qu’il n’ait pas été signé. Il ne l’a été que ce soir après une longue visite d’Alexis à Bonnet ». La deuxième quinzaine de juin se perdit en arguties. Alexis pressait les Anglais, sans vouloir les brusquer. Au Département, la franche résolution à conclure un accord n’empêchait pas le scepticisme : « En ce qui concerne les pourparlers de Moscou, on souhaite qu’ils aboutissent franchement, sans répugnance pour le régime, parce qu’on voit bien que le Reich redoute la conclusion de ce pacte. Cela dit, on ne s’attend de la part des Soviets qu’à une neutralité bienveillante. On les croit avant tout soucieux de ne pas se lancer dans la guerre et il ne s’agit d’obtenir d’eux que des munitions, des matières premières. On les estime peu sûrs. Mais le pacte, diton, fera de l’effet sur l’Allemagne, la retiendra. » Début juillet, les Soviétiques mirent une dernière fois à l’épreuve la résolution franco-anglaise en refusant de signer un accord politique sans convention militaire. Paris tergiversa. Le 6 juillet, Sainte-Suzanne note dans son carnet : « Conflit avoué, public, sur accord Moscou. Temporisation de Bonnet pour signature : consignes pessimistes aux journalistes. Alexis cent pour cent résistance à outrance donc. » Mais il ajoute ce détail significatif : le secrétaire général n’est pas « pour un accord coûte que coûte ». Bonnet se rallia au principe de la discussion militaire, non sans réticences qu’il attribuait commodément à la Pologne et à la Roumanie. L’état-major ne se pressait pas de donner des suites concrètes à une si faible résolution. Le 13 juillet, l’attaché militaire à Moscou, le général Palasse, se plaignit de ne recevoir aucune instruction pour engager des conversations militaires. Ce n’était pourtant pas faute de solliciter sa hiérarchie, ni de la presser de « constituer un groupement de forces vraiment susceptible d’arrêter l’agression et peut-être d’éviter la guerre » en prenant « immédiatement des contacts avec l’état-major soviétique 7 ». Le 15 juillet, le chef de cabinet de Gamelin commanda au général Doumenc de ne pas s’éloigner de son poste « de façon à pouvoir rejoindre aussitôt Paris, pour une mission éventuelle ». Gamelin lui annonça deux jours plus tard qu’il serait envoyé NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 557 — Z33031$$15 — Rev 18.02 1939, résister aveuglément 557 à Moscou avec mandat pour engager des discussions militaires. Ce n’est que le 23 juillet que les trois puissances s’accordèrent pour ouvrir les négociations. Bonnet demeurait parfaitement inactif et ambigu ; Hélène Hoppenot lui prêtait ce mot : « On peut toujours signer, on verra après. » La suite est trop connue pour qu’il vaille de la raconter. Le général Doumenc ne trouva pas chez Alexis plus de précisions que chez Georges Bonnet pour intéresser les Soviétiques à l’alliance française. Il lui paraissait pourtant que la France était plus pressée d’aboutir que la Russie : « J’avais, à différentes reprises, dit à M. Léger, au cours de notre entretien, que nous paraissions être demandeurs et que, cependant, nous partions les mains vides. Il en avait convenu. » Le briefing du général avait commencé le 31 juillet dans le bureau du secrétaire général. Alexis s’était contenté de dérouler l’historique des négociations ; le diplomate n’avait pas été disert sur les développements récents : « Il m’expliqua qu’il ne comprenait pas par quelle fantaisie les Russes revenaient sur cette demande, déjà faite par eux antérieurement, de conclure d’abord une convention militaire. Le principe de l’accord politique était acquis, mais on discutait sur l’agression indirecte, contre laquelle ils voudraient être couverts. On avait accepté sur beaucoup de points leurs suggestions, mais sur celle-là nous arrivions à un point mort. Peut-être y verrait-on plus clair, en satisfaisant leur demande d’entente militaire. Sur mon désir de prendre connaissance des dossiers diplomatiques, et particulièrement des principales dépêches de notre ambassadeur, M. Léger me promit de me les faire tenir en communication par le général Jamet. En fait il n’en fut rien, et je n’eus qu’une conversation, le 2 août dans la matinée, avec le conseiller d’ambassade qui avait entamé les pourparlers à Moscou, alors qu’au cours de l’hiver, il faisait l’intérim de l’ambassadeur. M. Paillard [pour Payart, l’adjoint de Naggiar], la main dans la barbe, fit beaucoup de hochements de tête ; il était en congé à Paris depuis plusieurs semaines, et considérait la question comme très délicate, et obscurcie par un voyage récent et inutile de M. Strang, fonctionnaire du Foreign Office, parti là-bas au lieu et place de lord Halifax, d’abord annoncé. Je ne tirai de lui aucun éclaircissement sur les personnages soviétiques avec qui j’aurais à converser, ni sur leurs desseins, qu’il ne perçait pas à jour. » Bonnet ne fut pas plus précis, qui l’adjura de « rapporter quelque chose, même au prix de promesses. Quelles promesses ? “Tout ce que vous jugerez utile, mais il faut rapporter un papier signé.” » Même topo chez Daladier, dont le bureau sonnait encore des arguments aussi flous qu’insistants du secrétaire général : « On me rebat les oreilles avec cet accord qui ne marche pas ; beaucoup y prêtent une extrême importance. Pourquoi les Russes se font-ils tirer l’oreille ? Il faut percer cette attitude et la tirer au clair. Prenez position carrément ; mettez-les en demeure ; que nous sachions sur quoi compter. Au revoir et bonne chance ! » Le général Doumenc quitta Paris le 4 août avec ces instructions brumeuses ; il rejoignit les négociateurs anglais à Londres, et la délégation partit sans hâte par la voie maritime ! Du 5 au 20 août, Alexis s’absenta pour naviguer NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 558 — Z33031$$15 — Rev 18.02 558 Alexis Léger dit Saint-John Perse en Méditerranée. Il ne suivit pas les négociations, et ne donna pas l’impression de craindre une issue brusquée ou néfaste. En son absence, les durs redoutèrent que Bonnet ne reprı̂t le dessus. Le 8 août, Hélène Hoppenot note que « Léger n’a pas plutôt quitté Paris que l’on commence à trembler : Bonnet a reçu le comte Welczek, ambassadeur d’Allemagne, aussitôt revenu de sa Dordogne, l’a retenu pendant une heure et, comme il ne laisse jamais de notes sur ses conversations, personne ne saura ce qui s’est dit entre eux ». Le 11 août, à la nouvelle alarmante que « Burckhardt, le haut-commissaire de la SDN [à Dantzig], a été appelé à Berchtesgaden par Hitler », Hoppenot décide de faire rechercher Alexis, craignant que Bonnet n’accepte des conditions de paix honteuses : « Charvériat, poussé par Henri, va essayer d’obtenir des services de la Marine qu’ils repèrent le yacht de Léger et de lui envoyer un hydravion en cas d’attaque brusquée. » Le 15 août, la Marine repère le yacht où se repose le secrétaire général. « On a dû prévenir Georges Bonnet de ce rappel du secrétaire général et, comme il ne désire pas le voir revenir, il s’est écrié : “Mais pourquoi ? Je suis là, moi (Charvériat n’a pu lui répondre “C’est bien pour cette raison !”), laissez-le prendre ses vacances tranquille ” » Alexis téléphona finalement au ministère depuis un petit port corse. Charvériat prit la communication : « Il lui a “trouvé un ton agacé”, ce qui l’a vivement inquiété car, craignant que la conversation ne fût écoutée, il employait des euphémismes, parlant du “patron” qui lui donnait l’autorisation de prolonger son absence. “Le patron ? Le patron ? disait Léger, que voulez-vous dire ? C’est du ministre que vous parlez ?”, rendant inutiles toutes précautions. » Alexis fut de retour le samedi 19 août au soir, pour découvrir que les négociations militaires achoppaient sur le refus polonais de laisser passer sur son territoire les troupes soviétiques qui porteraient assistance aux pays agressés par l’Allemagne. À Paris, on renâclait à presser les Polonais. Le 15 août, l’état-major refusa au général Palasse l’envoi à Varsovie de son adjoint le général Valin « en raison du retentissement qui en résulterait 8 ». Les militaires préféraient laisser le général Musse, attaché à l’ambassade de France à Varsovie, non pas agir sur place, mais « pressentir l’état-major polonais ». À Moscou, les Français ressentaient mieux l’urgence : Doumenc, d’accord avec l’ambassadeur Naggiar, envoya à Varsovie le général Beauffre, membre de sa délégation, pour obtenir un blanc-seing de l’étatmajor polonais. Est-ce sur le conseil d’Alexis, rentré à Paris, que Daladier demanda enfin à Gamelin, le 19 août, de presser l’attaché militaire polonais afin que l’attitude de Varsovie ne causât pas la rupture des négociations ? La rouerie de Gamelin manifestait une complète mésintelligence de la situation et de son tempo ; il préconisa par télégramme au général Musse d’inviter la Pologne à une tactique dilatoire qui devait permettre de « gagner du temps et voir mieux clair dans le jeu russe 9 ». De retour à son bureau, le dimanche 20 août au matin, Alexis se montra préoccupé de « l’attitude méfiante de la Pologne vis-à-vis de l’URSS ». On NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 559 — Z33031$$15 — Rev 18.02 1939, résister aveuglément 559 reconnaı̂t sa patte dans le télégramme que le Département envoya au général Doumenc, alors que l’arrivée de Ribbentrop à Moscou était annoncée : « Vous êtes autorisé à signer au mieux, dans l’intérêt commun, d’accord avec l’ambassadeur, la convention militaire, sous réserve de l’approbation définitive du gouvernement français. » Trop vague, trop tard. Le 22 août, la nouvelle tombe, et désespère l’état-major du Quai d’Orsay. Les Hoppenot sont particulièrement abattus : « Coup de tonnerre dans un ciel déjà tourmenté : les Allemands vont conclure avec les Russes un pacte de nonagression ! Les craintes de ces jours derniers se sont donc matérialisées. C’est Charvériat qui, ouvrant sa radio, l’a entendu annoncer de Stuttgart, hier soir, à minuit, et a téléphoné à Léger. Le choc est rude. » Le premier réflexe du secrétaire général fut d’envoyer un signal de résolution à l’Allemagne : « Léger a donné des instructions à Berlin et à Rome pour évacuer les colonies françaises, pensant que cette mesure pourrait faire réfléchir des dictateurs portés à croire que les deux démocraties ne se battront pour rien au monde. » Il ne veut pourtant pas négliger la moindre chance du côté soviétique. Il rédige à la hâte une note pour Bonnet, sans voir encore très clair dans le texte du pacte germano-soviétique, dont plusieurs versions circulent. Il fait signer au ministre un télégramme incrédule, qui demande à Naggiar « 1) si, et dans quelle mesure, le nouvel accord, et spécialement ses articles 1 et 2, laissent place à la poursuite et à la conclusion des négociations actuellement en cours à Moscou entre les gouvernements français et soviétique ; 2) si, et dans quelle mesure, ce nouvel accord laisse subsister le jeu des obligations contractées par le gouvernement soviétique à l’égard de la France dans le traité d’assistance du 2 mai 1935 ». Alexis se berçait-il encore d’illusions, ou agissait-il par simple acquis de conscience ? Georges Bonnet s’est donné le beau rôle en se rappelant avoir noté dans son journal son pessimisme, le 22 août, tandis que son secrétaire général s’aveuglait : « [Alexis Léger] pense que le pacte Hitler-Staline n’a pas la portée que nous pourrions craindre. Il s’agit de manœuvres des Russes pour mener deux négociations en même temps. » Il est vrai que le premier réflexe du secrétaire général, fut de refuser de croire la partie perdue. Mais la peinture d’un secrétaire général optimiste jusqu’à la candeur ne correspond pas au jugement de Sainte-Suzanne, immédiat, quoique sous influence. Le même jour, il observe qu’Alexis « semble croire que le risque de guerre se précise, que Hitler se sentira encouragé par la défection russe et il conseille à Payart [l’adjoint de Naggiar] de ne pas passer par l’Allemagne pour rentrer à Moscou ». Sombre, il n’est pas abattu ; au contraire, il remonte encore et toujours le président du Conseil. Le 24 au matin, Sainte-Suzanne en témoigne dans son carnet : « Léger a eu une nuit difficile. Daladier voulait tout lâcher ! » Pessimiste sur l’issue, il ne voit pas d’autre méthode qu’un optimisme de commande pour décourager l’adversaire, et s’encourager soi-même ; c’est pourquoi il s’oppose toujours à Bonnet sur la tactique. Le ministre voyait les faiblesses de la France ; le pacte germano-soviétique l’affaiblissait encore ; mieux valait à ses yeux éviter l’affrontement. Alexis voulait croire dans les vertus de l’autosuggestion, pour les nations comme pour les individus. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 560 — Z33031$$15 — Rev 18.02 560 Alexis Léger dit Saint-John Perse Pour les adversaires de la politique de fermeté, le camouflet de l’accord germano-soviétique frappait le secrétaire général plutôt que le ministre. Lucien Rebatet, qui couvrait l’événement pour L’Action française, avait « surtout remarqué le visage de Georges Bonnet, sur lequel perçait une sorte de gaieté irrésistible » : « Pour lui comme pour nous sans doute, le fiasco de Moscou était d’abord une revanche personnelle sur les conjurés de ses propres services, sur l’infernale et imbécile bande de moscoutaires, dont Alexis Léger était l’âme, qui depuis quinze mois accablait de trahisons, de crocs-en-jambe, d’insultes, l’unique ministre sensé que la France possédât ». Désormais, Alexis était identifié à la résistance, sans que l’on sût très bien s’il incluait l’URSS dans le camp des dictatures bellicistes auxquelles il fallait s’opposer. Devant Bullitt, il fanfaronnait en affirmant qu’il faudrait « détruire si possible l’URSS – au canon si nécessaire ». Mais devant Sainte-Suzanne, au contraire, il disait son espoir de rattraper Moscou. Il n’était pas plus clair au sujet des pays que la France pouvait encore espérer rallier, Pologne et Italie. Laisser la France isolée sur le continent Faute de renfort soviétique, le Quai d’Orsay se retourna vers Varsovie. L’articulation entre la Pologne et la Tchécoslovaquie avait été le point faible du système stratégique français en Europe orientale. Après la disparition de la Tchécoslovaquie, on avait échoué à ligaturer la Pologne à la Russie. C’était au tour de Bucarest d’être dédaignée par Varsovie. À l’annonce du pacte germano-soviétique, la tentation avait été forte, en France, d’imputer l’échec aux Polonais. Ce difficile partenaire réunissait dans la même hargne Daladier et Bonnet, les milieux parlementaires et les agents du Quai d’Orsay. Le sous-directeur des affaires administratives lâchait : « Il y a un an les Polonais étaient nos ennemis. » C’était au temps qu’ils se régalaient, à la suite des Allemands, au gâteau tchécoslovaque. Alexis ne cherchait pas de si vaines consolations. Il apparaissait à SainteSuzanne « inquiet mais inébranlable » : « Nos obligations vis-à-vis de la Pologne subsistent. Il ne s’agissait pas d’amitié franco-soviétique mais de défense de l’Europe, toujours aussi menacée. » À ce problème diplomatique, s’ajoutait un problème stratégique : à quoi bon une alliance de revers si l’allié ne se suffisait pas à lui-même et qu’on ne pût pas l’aider militairement ? Longtemps, Alexis n’avait pas eu ces états d’âme ; il considérait qu’en fixant à l’ouest une grosse part des troupes allemandes, la France aurait rempli tous ses devoirs d’alliée. C’est ce qu’il disait à Léon Noël à l’automne 1938, alors qu’il espérait encore obtenir la paix en faisant la part du feu en Europe orientale. Il n’était plus dans ces dispositions au printemps 1939, alors que la Grande-Bretagne avait inclus la Pologne dans l’espace bénéficiant de sa garantie et que le gouvernement polonais se rangeait nettement dans le camp occidental. Dans cette affaire comme en beaucoup d’autres, Alexis suivit le courant dominant. Loin de la Pologne quand elle s’éloignait de Paris, il la réintégra NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 561 — Z33031$$15 — Rev 18.02 1939, résister aveuglément 561 à son système diplomatique lorsqu’elle s’inquiéta des menaces allemandes et se rapprocha de Londres, en dépit de son agressivité à l’endroit de Beck, qu’il soupçonnait de vouloir détourner la menace allemande vers la Roumanie. Pendant tout le mois de mars 1939, il pressa Varsovie d’offrir sa garantie à Bucarest. En 1938, déjà, pour intéresser la Pologne à la défense de la Tchécoslovaquie, il avait préparé une liste de questions à poser à un interlocuteur polonais, sans doute l’ambassadeur Lukasiewicz. Il lui demandait, dans l’hypothèse d’une agression contre la Tchécoslovaquie qui obligerait la France à assumer ses devoirs, si la Pologne aiderait directement la France, lui faciliterait simplement la tâche, ou se contenterait de « ne rien faire pour la gêner ». La réponse n’avait pas dû être très engageante, à déchiffrer les éléments de réponse qu’Alexis avait notés. L’interlocuteur n’envisageait pour tout secours qu’un « recours à la SDN » ; il semblait dissuader la France d’investir à fonds perdus sur les fortifications tchèques. Mieux valait employer cet argent en Pologne ou en tout cas éviter qu’il ne fût consacré à construire des fortifications sur la frontière polono-tchèque. En mars 1939, Alexis était très remonté contre la Pologne, comme la plupart des dirigeants français, après qu’elle se fut emparée des districts de Teschen et de Frysztat, dans la foulée des accords de Munich. Le 20 mars, Hélène Hoppenot observe que « la Pologne, qui a aidé au dépeçage de la Tchécoslovaquie, oubliant qu’elle avait été elle-même dépecée autrefois, cherche, mais tardivement, à se rapprocher de la France ». Le 21 mars, à la suite de la prise de Memel, Alexis informa l’ambassadeur polonais de l’assistance que la France apporterait à la Roumanie dans l’hypothèse d’une agression allemande. Il lui demanda quelle serait l’attitude de son pays dans cette situation, et s’agaça de ses dérobades en forme de considérations spécieuses. Le 31 mars, il eut une entrevue orageuse avec Lukasiewicz. En réponse aux demandes pressantes qui lui étaient faites, l’ambassadeur continuait de noyer le poisson. Il doutait de l’imminence d’un danger sur la Roumanie, il déviait le problème vers celui des relations roumanohongroises, il éludait enfin la question principale de la garantie polonaise en cas d’attaque allemande sur la Roumanie, du fait qu’elle « ne lui avait pas été directement demandée par le gouvernement roumain ». Alexis expliqua aux Anglais qu’il avait indiqué franchement à l’ambassadeur que la question du soutien à la Roumanie devait éclaircir plus généralement les relations franco-polonaises et la disposition de Varsovie à intégrer le système stratégique occidental. « Devant une question ainsi posée, le gouvernement polonais n’était pas fondé à se récuser en excipant de l’absence de risque immédiat », expliquait-il. Mais Lukasiewicz n’en n’avait pas démordu : « Il a répliqué qu’il ne pouvait accepter pour son gouvernement un tel élargissement de la question ; celle-ci ne lui avait été posée par Georges Bonnet que sur un plan strict, en raison de l’appel adressé par la Roumanie à la France ; or, la Roumanie n’avait pas adressé d’appel analogue à la Pologne. » NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 562 — Z33031$$15 — Rev 18.02 562 Alexis Léger dit Saint-John Perse S’ensuivit un jeu du chat et de la souris, qui inversait les rôles, Alexis étant plus habitué à fuir qu’à chasser : « La conversation s’est transformée en une discussion où l’ambassadeur de Pologne apportait une telle méthode procédurière pour se dérober à tout examen de fond, qu’il était évident qu’elle resterait stérile. » Furieux, le secrétaire général expliqua à son interlocuteur qu’il transmettrait le soir le compte rendu de leur conversation à son ministre ; la menace n’eut pas l’air d’émouvoir Lukasiewicz... Alexis s’en remit à Londres pour compenser le défaut d’autorité de son gouvernement : « Si la Pologne peut éluder une réponse sous prétexte qu’il s’agit simplement de l’examen d’un appel de la Roumanie, elle ne saurait se dérober à la question posée, sur un plan général, par le gouvernement anglais. Le gouvernement britannique a placé la question qu’il a posée à Varsovie sur un terrain tel que la Pologne va se trouver obligée de prendre ses responsabilités. » Alexis craignait l’effet démoralisant sur Bucarest des réticences polonaises. C’est pourquoi il s’efforça, en avril, d’obtenir pour la Roumanie la garantie franco-anglaise qui avait été accordée en mars à la Pologne. Dans ce nouveau contexte, cette exigence plut à Londres ; le 15 avril, Alexis s’en félicita devant Daladier, en lui transmettant une lettre de Corbin : « Il y a si longtemps que Londres est habitué à voir Paris suivre le mot d’ordre anglais qu’on a paru tout étonné de nous voir maintenir notre point de vue malgré les objections ou les scrupules anglais 10. » Dans le cadre de ses conversations avec le général Dentz, le 20 avril, pour obtenir la constitution d’un front polono-roumain, Alexis lui avait demandé de travailler par le biais militaire au rapprochement des deux bastions qui restaient à la France, à l’est de l’Allemagne ; il avait suggéré « la désignation d’une haute personnalité militaire dont l’envoi en Roumanie pourrait être annoncé aussitôt qu’il en serait besoin pour étayer l’étatmajor roumain. Il ne serait pas de trop d’avoir là-bas en période de crise un animateur de la résistance et des mesures énergiques à prendre ». Alexis continuait de penser que « la Pologne était jusqu’à présent réticente parce qu’elle préférait voir fuser la menace allemande vers la Roumanie que vers elle » et cherchait le moyen de « galvaniser » la Roumanie en la rassurant « sur l’appui qui lui avait été promis ». Quelques jours plus tard, il recommanda à Daladier d’envoyer Weygand à Bucarest, sans mandat particulier, pour démontrer l’attention française aux demandes du gouvernement roumain. L’effort fut mince : Weygand ne resta que vingt-quatre heures à Bucarest. En août, Alexis expliqua à Hoppenot qu’il s’opposait aux candidats auxquels pensait Bonnet pour l’ambassade de France à Bucarest, personnalités trop peu reluisantes ou trop munichoises pour « prouver à la Roumanie l’intérêt » que la France lui portait. L’attitude de Varsovie changea nettement après le fameux discours prononcé par Hitler le 28 avril, qui annonçait principalement la dénonciation par l’Allemagne du pacte de non-agression germano-polonais conclu en 1934. Varsovie envoya derechef à Paris son ministre de la Guerre, le général Kasprzycki, qui engagea avec Gamelin des conversations poussées, jusqu’à la conclusion, le 17 mai, d’un accord militaire précis et contraignant. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 563 — Z33031$$15 — Rev 18.02 1939, résister aveuglément 563 Le protocole prévoyait non seulement une action aérienne immédiate, mais aussi des offensives terrestres dès le troisième jour. « Dès que l’effort principal allemand s’accentuerait sur la Pologne, la France déclencherait une action offensive contre l’Allemagne avec le gros de ses forces. » Georges Bonnet assura qu’il avait surpris ces discussions, dont il n’aurait pas été informé. Il aurait diligenté aussitôt une enquête auprès du secrétaire général, qui aurait prétendu ne pas être mieux informé que lui, quoiqu’il eût probablement encouragé ces discussions. Chargé d’éclaircir l’affaire, Alexis avait téléphoné le 19 au matin au général Gamelin, qui le trouva nettement refroidi par son ministre et « devenu très réticent » : « Il est bien entendu, me dit-il, que l’accord militaire doit être subordonné aux accords politiques. Georges Bonnet y tient essentiellement. » Alexis en informa son ministre le lendemain : « effectivement, le général Gamelin avait signé un accord avec le général Kasprzycki. Nous ne pouvions donc que nous borner à demander au général Gamelin d’envoyer une lettre à l’ambassadeur pour lui indiquer qu’en tout cas cet accord militaire ne serait applicable qu’après l’accord politique. » Ainsi fut fait le jour même. Dans une lettre interprétative, Gamelin précisa au général polonais que l’accord militaire était subordonné à la conclusion d’un accord politique, pour autant qu’il n’entrât pas en contradiction avec lui. Le militaire français en était bien marri, jugeant avoir été baladé par le Département qui lui avaient commandé le 13 mai, d’ouvrir des négociations avec le général Kasprzycki, avant d’invalider le résultat auquel il était parvenu. Par un tour de force dont il était coutumier, Alexis parvint à s’absoudre de cette volte, si bien qu’à lire Gamelin on ne sait plus très bien jusqu’à quel point le secrétaire général tenait ou ne tenait pas à l’alliance militaire polonaise. « Il est bien difficile d’ajuster des conceptions militaires à une politique étrangère aussi versatile », concluait le militaire, avant d’ajouter que « ce n’était nullement la faute des hauts fonctionnaires du Quai d’Orsay, qui en étaient désespérés » ! Georges Bonnet avait tellement déconsidéré la politique d’apaisement et de temporisation par ses méthodes dissimulées, qu’il avait permis à Alexis de donner libre cours à son hostilité à l’Italie, qui devenait un partenaire infréquentable. Après la brouille de 1937, savamment entretenue, et la réconciliation de 1938, habilement sabotée, Alexis, devenu le champion de la résistance à l’Allemagne nazie, se fit un malin plaisir de confondre Rome et Berlin dans la même défaveur. Le 10 janvier 1939, lorsque Chamberlain et Halifax s’arrêtèrent à Paris, sur le chemin de Rome, Alexis lia nettement les deux dictatures en expliquant, non sans raison, que l’Allemagne ne souhaitait pas soutenir l’Italie dans ses revendications au détriment de la France, mais qu’elle y serait obligée si Paris les justifiait par sa faiblesse. Les Anglais avaient offert leurs bons offices, après la dénonciation des accords de 1935. Chamberlain et Halifax ne trouvèrent pas seulement Alexis vent debout contre l’Italie : le secrétaire général avait su remonter Daladier. Le président du Conseil déclara d’emblée, en ouvrant l’entretien, que la France ne NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 564 — Z33031$$15 — Rev 18.02 564 Alexis Léger dit Saint-John Perse ferait aucune concession à l’Italie. Alexis ajouta, pour faire bonne mesure, et braquer un peu plus les Italiens, que les Anglais devraient s’attacher à obtenir de Rome la garantie de la nouvelle Tchécoslovaquie promise à Munich, tout en représentant à l’Allemagne qu’il n’y aurait rien là de dirigé contre elle 11. À cette date, les grands appeasers anglais ne prêtaient qu’une oreille très réservée aux dires d’Alexis sur la question, convaincus de son irrémédiable italophobie. À la fin de l’année 1938, le secrétaire général avait dressé un long catalogue des rebuffades italiennes, qui devaient prouver aux Anglais les torts exclusifs de l’Italie dans la brouille. Il s’agissait, comme il l’avait dit à propos de la Pologne, de « faire le dossier de l’Italie ». Léon Noël en avait eu vent et avait aussitôt alerté Georges Bonnet, qu’il connaissait depuis leurs débuts communs au Conseil d’État : « Bonnet me répondit, avec assurance, qu’il se doutait parfaitement de ce qui se tramait, qu’il était sur ses gardes et qu’en aucun cas, il ne se laisserait détourner de la politique qu’il entendait suivre envers l’Italie. » De fait, Bonnet avait su, dans un premier temps, s’affranchir des réserves de son secrétaire général ; n’avait-il pas satisfait l’Angleterre en accréditant un ambassadeur auprès de l’empereur d’Éthiopie ? Il ne sut pourtant pas empêcher l’envoi du catalogue des manquements italiens. L’énumération, fastidieuse, impossible à résumer, remontait à la fin de l’année 1935, pour se terminer aux derniers jours de novembre 1938. Les diplomates anglais s’étaient empressés de démonter cette présentation tendancieuse, qu’Alexis avait communiquée à Phipps le 9 décembre 1938. L’ambassadeur anglais avait attendu dix jours pour adresser le « catalogue Léger » à Londres, et dix jours encore pour le faire connaı̂tre à son homologue à Rome. Lord Perth, n’avait pas eu de peine, dès la première lecture, à surprendre la mauvaise foi du Quai d’Orsay sur plusieurs points. Un nouvel élément vint en renfort de l’hostilité d’Alexis à l’endroit de l’Italie. Les services secrets anglais recrutèrent une source qui leur apporta, en sus des correspondances télégraphiques dont ils avaient cassé le chiffre, les dépêches et les lettres personnelles qui voyageaient par la valise. C’était autrement plus intéressant, et encore plus révélateur de l’hostilité de certains diplomates italiens à l’égard des Alliés. Alexis était friand de ces communications, à tel point qu’il les emporta avec lui dans sa disgrâce, en 1960. Les correspondances entre Filipo Anfuso, le directeur du cabinet de Ciano, et Guariglia, l’ambassadeur italien à Paris, montraient que le dépit d’avoir été dédaigné par la France alimentait une résolution féroce à s’engager aussi loin que possible avec l’Allemagne et ses vassaux, notamment les États danubiens « entrés désormais dans son axe vital ». Certaines formulations étaient trop naı̈vement agressives pour démontrer une hostilité rationnelle et durable ; il y entrait une sorte de dépit amoureux ; rien qui ne fı̂t sourire Alexis. « Je veux te répéter simplement les paroles de M[ussolini], lequel a dit l’autre jour au duc d’Aoste que la louve romaine, pour donner leur subsistance à ses fils, a besoin de manger le coq... », écrivait Scaduto, du ministère des Affaires étrangères italien, à Landini, NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 565 — Z33031$$15 — Rev 18.02 1939, résister aveuglément 565 de l’ambassade à Londres. Il poursuivait : « Nos revendications, nous les obtiendrons dans le mois d’avril, de gré, ou de force. » Sir Eric Phipps craignit que ces informations confidentielles ne renforçassent les préjugés anti-italiens d’Alexis. Le 22 avril, il pressa Daladier de « ne pas attacher une importance indue aux rapports des services secrets concernant les sombres intentions italiennes ». Il se risqua même à s’ouvrir au président du Conseil des rebuffades qu’il essuyait d’Alexis lorsqu’il l’engageait sur le terrain italien. Évoquant Berthelot et sa violente italophobie, et précisant prudemment qu’il parlait « à titre privé », il ne dissimulait pas sa « crainte que certains hauts fonctionnaires du ministère des Affaires étrangères n’aient reçu ce sentiment en héritage ». L’allusion était transparente. Il est vrai qu’Alexis avait donné à Phipps de nombreuses preuves de son intransigeance depuis quelques semaines. Tandis que François-Poncet faisait plaisir à entendre, déclarant tout bonnement à lord Perth que Rome était plus modérée que Paris, n’hésitant pas à se plaindre qu’Alexis « sabotât » ses efforts de rapprochement, le secrétaire général donnait bien du fil à retordre à la gouvernante anglaise. Le 2 mars, il s’était plaint à Campbell d’une médiation anglaise dans la question tunisienne, où les Italiens réclamaient un nouveau statut pour ses ressortissants. Il regrettait nettement que l’Angleterre pût donner l’impression de « se désolidariser à un certain degré » de la France, et flatter chez Mussolini la croyance que parler haut serait payant. Le secrétaire général répétait que les Allemands eux-mêmes ne souhaitaient pas soutenir les demandes italiennes, pourvu que la France ne les justifiât pas. La facture que les Anglais voulaient faire payer à la France en Méditerranée s’alourdirait aussitôt de nouvelles dépenses en Europe centrale ; il ne croyait pas qu’on pouvait dissocier Rome de Berlin. Du reste, le secrétaire général n’était pas le promoteur exclusif de ce raisonnement ; il trouvait chez son ambassadeur en Allemagne des arguments pour le défendre. « Coulondre, observait Hélène Hoppenot le 14 février, a reçu, à Berlin même, des conseils de “rester ferme” à l’égard des revendications italiennes, les Allemands ne se souciant pas de se trouver un jour dans une situation telle qu’il leur faudrait bon gré mal gré suivre l’Italie. » Il était naı̈f d’en déduire que l’intérêt de l’Allemagne était de ne pas soutenir Mussolini, quand il consistait au contraire à empêcher l’Angleterre et la France de débaucher l’Italie par des concessions en Méditerranée. Mais Alexis était trop susceptible sur l’intégrité de l’empire pour vouloir déceler le piège. Le 28 mars 1939, inquiet de la réaction française au discours modéré que Mussolini avait prononcé, constatant que l’Espagne ne barrait plus les relations franco-italiennes, Halifax préconisa à Phipps d’endiguer l’influence d’Alexis sur Daladier. Les craintes d’Halifax étaient justifiées : Daladier avait aussitôt téléphoné au secrétaire général pour lui demander son avis sur le discours du Duce. « Que fallait-il faire ? “Résister, avait répondu Léger, ne rien céder. Et si vous m’y autorisez je vais donner le mot d’ordre à la presse.” Il appela immédiatement le service, mais comme c’était un dimanche il ne trouva à la permanence qu’un aimable sot, le NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 566 — Z33031$$15 — Rev 18.02 566 Alexis Léger dit Saint-John Perse comte Fleury. Pendant ce temps, Georges Bonnet téléphonait à Daladier. “Le discours, lui dit-il, n’est pas si mauvais que cela et il ouvre la porte à des négociations.” Alors, un Daladier qu’il n’attendait pas lui avoua que, non seulement il s’était déjà entretenu de l’affaire avec Léger, mais que des directives avaient été données aux journalistes... Sur-le-champ, Bonnet, furieux, fit appeler son secrétaire général et lui demanda des explications. Une scène violente s’ensuivit et des menaces. » C’est du moins ce qu’Alexis raconta à Henri Hoppenot. Le Département glosait sur une petite phrase de Mussolini, qui avait évoqué dans son discours une ouverture française : « C’est l’aveu des tractations entreprises par Paul Baudouin. “Le ministre, a dit Léger, pourrait bien tomber sur cette phrase-là 12.” » On s’indignait volontiers, dans l’entourage du secrétaire général, de la mission secrète que Georges Bonnet avait confié à Paul Baudouin, le directeur général de la Banque d’Indochine. Il est vrai que les diplomates goûtaient peu la concurrence. Même un farouche partisan de l’entente avec l’Italie comme Léon Noël trouvait à redire au choix de Baudouin, « grand affairiste, intrigant, tortueux au regard faux » : « En prenant l’initiative de cette mission, Daladier et Bonnet avaient eu une singulière idée. » Les ambassadeurs de France à Rome et Berlin n’étaient pas plus satisfaits que Léon Noël. Deux télégrammes de protestations étaient arrivés au Quai d’Orsay, l’un de François-Poncet, furieux d’avoir été doublé, l’autre de Coulondre, qui mettait en parallèle cette mission officieuse avec celle de Fernand de Brinon, qu’il subissait à Berlin. Baudouin revint de Rome avec les revendications italiennes : un port franc à Djibouti, des avantages à Suez et un nouveau statut pour les Italiens de Tunisie. Mais l’affaire avorta du fait d’une fuite dans la presse. Pertinax en était le vecteur, ce qui laisse imaginer qu’Alexis en était l’auteur. Il devenait notoire que le secrétaire général empêchait le rapprochement souhaité par Bonnet. En avril, il expliqua à Gafenco, le ministre des Affaires étrangères roumain, qu’il fallait « laisser les Italiens “faire leur expérience jusqu’au bout” ». Ils finiraient par revenir vers la France après avoir mesuré le danger d’obéir à l’Allemagne. Après le coup de force italien sur l’Albanie, en mars 1939, le Foreign Office ne désespérait pas de Bonnet, mais redoutait l’influence d’Alexis, qui augmentait son empire sur le président du Conseil. C’est ainsi qu’Alexis devint la victime d’une sorte de conspiration très semblable à celles qu’il avait inspirée. Les plus fervents partisans d’un rapprochement avec l’Italie, François-Poncet, à Rome, Bonnet, à Paris, sollicitèrent de la gouvernante anglaise qu’elle fı̂t pression sur Daladier pour le soustraire au conseil italophobe du secrétaire général. Pourtant, Alexis n’était pas aussi monolithique qu’il le laissait entendre. Au Quai d’Orsay, il affichait volontiers son opposition à Bonnet sur le sujet, et l’exagérait peut-être ; à Londres, il voulait marquer que c’était à la France d’évaluer le prix qu’elle était disposée à payer pour dissocier l’Axe. Mais dans l’intimité d’une conversation avec Daladier, il pouvait se faire nettement plus conciliant qu’on ne l’imaginait. Le 17 avril 1939, NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 567 — Z33031$$15 — Rev 18.02 1939, résister aveuglément 567 sollicité par le président du Conseil qui subissait la pression anglaise, Alexis s’était montré hostile à une politique attentiste, préconisant au contraire de négocier avec Mussolini. Il avait conclu par ces mots : « Que le président du Conseil fasse venir Guariglia », l’ambassadeur italien à Paris. Le 20 avril, première sollicitation : François-Poncet réclame à son homologue, lord Perth, une intervention anglaise auprès de Daladier et Léger. Vansittart essaya de s’interposer et de protéger la position d’Alexis. Essayait-il, par francophilie, de protéger les intérêts méditerranéens de la France ou craignait-il d’affaiblir le camp des « durs » ? Il appréhendait surtout les effets contre-productifs des interventions anglaises, qui risquaient de couper le Quai d’Orsay de l’opinion française. À la mi-mai, il comptait déjà deux demandes qui n’avaient pas eu les résultats escomptés. Bonnet avait obtenu que le Quai d’Orsay reprı̂t langue avec les Italiens ; Alexis ne s’y était pas opposé, mais l’avait corseté dans d’étroites limites, en préparant avec son ministre le télégramme d’instruction que FrançoisPoncet reçut le 3 mai. Georges Bonnet avait commencé la rédaction, feignant de croire à un malentendu avec son ambassadeur : « Il n’a jamais été dans ma pensée de vous interdire toute conversation avec le gouvernement italien. » Alexis l’avait continuée, en se basant sur une « évocation spontanée » par le ministre Ciano, « des difficultés pendantes entre la France et l’Italie et des possibilités de règlement qu’elles lui semblaient devoir comporter ». Ce point de départ fictif constituait en réalité l’aboutissement de savantes manœuvres d’approche opérées par Georges Bonnet et FrançoisPoncet. Alexis prenait garde que la suite du processus demeurât suspendu à la réaction italienne à ce sondage officiel. En apportant « les véritables éléments d’appréciation qui lui font encore défaut », elle éclairerait le gouvernement sur l’opportunité d’amorcer des discussions. Mais le Foreign Office ne voyait rien aboutir. Le 3 juin, Phipps se plaignit une fois encore de ce que Daladier était « de plus en plus sous l’influence de Léger », qui lui avait fait « changer son attitude envers l’ambassadeur italien depuis les derniers mois ». De fait, l’ambassade italienne à Paris se plaignait d’« être coupée de tout contact officiel ». Après François-Poncet en avril, Bonnet sollicita le 22 juin de nouvelles pressions anglaises sur son gouvernement. De son propre mouvement, expliqua Phipps, le ministre lui avait confié qu’il attendait le moment opportun pour lui signaler confidentiellement d’agir sur Daladier 13. Chamberlain décida de s’impliquer personnellement pour faire sauter le verrou de la présidence du conseil, dont il atteignait la resistance au secrétaire général du Quai d’Orsay. C’est ainsi que le Premier ministre britannique fit à Alexis l’honneur de sa correspondance avec sa sœur Ida : « Léger, le chef de l’administration des Affaires étrangères, est violemment anti-italien ; il semble qu’il ait beaucoup d’influence sur Daladier, qui refuse d’en faire plus. J’entends le soumettre personnellement à une forte pression pour qu’il se montre plus ouvert avec l’Italie et l’Espagne. J’ai reçu Eric Phipps pour en parler, sous couvert de la question russe. Je l’ai NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 568 — Z33031$$15 — Rev 18.02 568 Alexis Léger dit Saint-John Perse gardé jusqu’à lundi, le temps de démêler le problème. En attendant, nous ne sommes pas plus avancés avec les Rouges. » Bonnet donna le signal de l’intervention, le 11 juillet. Deux jours plus tard, Chamberlain envoya à son homologue français un long courrier, marqué du sceau de la « cordialité » mais aussi de la « sincérité » qu’il devait à Daladier pour le soustraire à l’influence néfaste du secrétaire général. Dans la matinée du 14, Phipps reçut la lettre et la lut au président du Conseil l’après-midi même, jour de fête nationale. Chamberlain lui demandait de « reconsidérer les relations franco-italiennes », et lui suggérait d’indiquer aux Italiens qu’« il était disposé à entendre leurs propositions ». L’ambassadeur rapporta directement à Chamberlain les réactions immédiates de Daladier, sa vieille crainte d’un « piège italien », et les effets d’un revirement qu’il craignait sur les musulmans d’Afrique du Nord. Le président du Conseil avait rappelé que le sondage du 3 mai n’avait pas permis d’élucider les revendications italiennes. Pessimiste, Phipps craignait que l’intervention de Chamberlain ne suffı̂t pas à ébranler Daladier, sous l’influence de Léger. De son côté, Bonnet craignait un adoucissement de façade, de la part de Daladier, qui préserverait intacte l’influence violemment anti-italienne d’Alexis 14. Daladier lui donna raison en s’empressant de résumer la démarche anglaise au secrétaire général, qui prit des notes sur le vif : « Phipps demande... [d’]autoriser l’Angleterre à tâter le terrain sur Tunis, Djibouti, Suez. L’Angleterre a fait la conscription, a fait tout son possible pour nous être agréable. Si cette chance échoue, on aura gagné du temps ; si elle réussit, Mussolini modérera Hitler. Henderson, à Berlin, a vu beaucoup Attolico, qui dit tout le temps : “Ne pourrait-on améliorer les relations franco-italiennes ?” Chamberlain leur ferait d’abord prendre l’engagement qu’il ne serait pas question d’autre chose que du port franc, du chemin de fer de Djibouti, de la convention de 1896 15. » La très longue réponse qu’Alexis prépara dans la foulée, mais qui ne partit qu’une semaine plus tard (le temps de triompher de l’opposition de Bonnet ?), mérite une généreuse considération. La première partie de la lettre recyclait le « catalogue Léger » des torts italiens, puis détaillait les ouvertures françaises vainement multipliées depuis mars 1939. Dès les premières lignes, les espoirs de Chamberlain étaient maltraités par une petite phrase qui le prévenait de croire que l’Italie était dissociable de l’Allemagne : il ne pouvait s’agir que d’« améliorer effectivement les dispositions d’une puissance adverse ». En lisant cette phrase Chamberlain songea peutêtre au mot de Briand, en réponse à un député qui lui reprochait de faire la paix avec l’Allemagne : « Avec qui voulez-vous que je la fasse ? » Sur le fond, Alexis, parlant pour Daladier, voulait bien « autoriser le gouvernement britannique, s’il le jugeait encore opportun, à s’enquérir lui-même éventuellement des précisions » qu’il n’avait « jamais pu, jusqu’à ce jour, obtenir du gouvernement italien », pour « mesurer la portée générale de ses demandes sous les quatre rubriques indiquées : port de Djibouti, chemin de fer franco-éthiopien, compagnie de Suez et statut des Italiens en NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 569 — Z33031$$15 — Rev 18.02 1939, résister aveuglément 569 France ». Mais cette initiative anglaise ne devait en aucun cas se prévaloir d’une caution française. À y bien regarder, la réponse qu’Alexis fit signer à Daladier constituait une fin de non-recevoir à toutes les demandes de concessions unilatérales formulées par l’Italie, qui ne devait pas espérer de Daladier, en 1939, ce qu’elle avait reçu de Laval, cinq ans plus tôt, pour prix de son opposition à l’Anschluss. Le raisonnement, basé sur le constat que la France n’avait plus rien à défendre en Europe, reposait sur le postulat qu’elle était elle-même inviolable... Alexis attaqua Chamberlain sur le principe même de la dissociation de l’Axe, qui lui paraissait une erreur d’appréciation, dès lors que le régime mussolinien avait adopté les principes et les méthodes de l’impérialisme allemand. Derrière la méprise politique, Alexis soupçonnait une faute, à laquelle il espérait ne pas laisser insensible le moralisme anglais : « C’est un fait que l’Italie de 1939, étroitement liée à l’Allemagne par un accord militaire de caractère offensif, n’est plus moralement l’Italie de 1935, associée à la France pour le maintien de l’équilibre en Europe centrale comme en Europe occidentale. C’est un fait, d’autre part, que l’Italie impérialiste de 1939, fortement créancière de son partenaire de l’Axe à la suite des annexions allemandes en Europe centrale, réalisatrice elle-même d’une première entreprise de force dans les Balkans, et solidaire au surplus des doctrines hitlériennes en matière coloniale aussi bien qu’en matière de minorités, s’est assignée un programme maximum d’expansion en Méditerranée et en Afrique, considérés comme son “espace vital” sous les quatre clefs de Suez, Gibraltar, le Bosphore et Djibouti. C’est un fait, en tout cas, que les visées italiennes en matière de rattachement des territoires de populations prétendues italiennes sont pratiquement illimitées, et que lorsque le gouvernement fasciste réduit provisoirement ses prétentions apparentes à la mesure de ses possibilités immédiates, loin de perdre de vue les solutions radicales de l’impérialisme italien, il ne fait que se replier en tactique sur une méthode allemande d’entreprises partielles et successives tendant à lui assurer, par étapes, la réalisation progressive et continue de ses visées intégrales, ses tractations éventuelles avec les gouvernements démocratiques devant lui servir à masquer ses ambitions sans jamais les éviter. » C’était, sous le drapé un peu lourd de sa langue administrative d’apparat, une pensée qui ne manquait pas d’acuité, même s’il était bien tard pour commencer à refuser de mettre le doigt dans l’engrenage des concessions. La différence avec les concessions accordées à l’Allemagne, venait de ce que les revendications italiennes concernaient directement les intérêts français, ce qui permettait d’attaquer Chamberlain sous l’angle patriotique. Pas question de « troubler la bonne tenue morale de l’opinion en France même, et plus particulièrement dans le monde musulman d’allégeance française qui, même avant l’annexion de l’Albanie, s’était déjà profondément ému des revendications extensibles de l’Italie en Méditerranée et en Afrique ». Pas question d’exposer « les intérêts permanents de la France et de l’empire français ». NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 570 — Z33031$$15 — Rev 18.02 570 Alexis Léger dit Saint-John Perse Alexis envisageait même la possibilité que l’effort de dissociation de l’Axe aboutı̂t au résultat inverse, Rome provoquant une faille dans « le bloc franco-britannique en manœuvrant séparément l’Angleterre et la France ». N’était-ce pas l’objectif de l’Italie, et surtout de l’Allemagne ? observaitil justement. Toute conciliation, désormais, serait contre-productive, en encourageant Mussolini à renchérir ; il en revenait à sa doctrine : éviter de prouver que l’alliance avec l’Allemagne payait, en démontrant la supériorité du bloc franco-anglais. La réponse française admettait le principe d’une négociation sous l’assurance « d’une garantie de neutralité italienne », sans quoi elle serait « sans enjeu réel ». Chamberlain savait qu’il ne pouvait pas risquer une promesse aussi hasardeuse. Le 3 août, il prit acte des arguments français. Le secrétaire général avait prouvé que la France pouvait fort bien résister à la gouvernante anglaise, quand cela lui chantait. Autrement dit, la crainte de perdre la solidarité anglaise n’avait pas justifié à elle seule sa position dans le conflit espagnol et dans les négociations avec l’URSS. D’autant que, dans le contexte d’une menace de conflagration majeure, Alexis fondait toujours davantage l’espoir que l’Amérique assumerait sa part de la sécurité collective, si la mèche était clairement allumée par la seule Allemagne nazie. Selon Léon Noël, William Bullitt, « par ses propos, entretenait les préjugés, les illusions et les chimères d’Alexis Leger ». À la fin de l’année 1937, en tournée en Europe orientale, Bullitt avait froidement asséné à Léon Noël que la guerre était inévitable et qu’il faudrait « abattre les deux dictateurs en même temps ». Alexis se sentait fondé à espérer qu’en cas de conflit provoqué par l’impérialisme allemand un bloc atlantique se reformerait, sans avoir à attendre plusieurs années, comme en 1917. Les motivations idéologiques de l’Amérique démocrate, hostile aux fascismes, lui permettaient de maltraiter un peu la stratégie anglaise de rapprochement avec l’Italie. Après s’être assuré que la Grande-Bretagne abandonnait son projet franco-italien, il ne resta plus à Alexis qu’à se débarrasser de son ministre. D’avoir lui-même souvent pratiqué l’appel à la gouvernante anglaise n’empêcha pas le secrétaire général d’accuser Georges Bonnet d’avoir inféodé sa politique à une puissance étrangère. De lui-même, le ministre était tenté de partir. Pessimiste, il notait dans son journal que la guerre ne serait pas évitée, Hitler ne pouvant plus céder sans se compromettre devant son peuple. Il regrettait que son entourage ne crût pas à la guerre. Pendant l’été, le ministre et son secrétaire général se livrèrent une guerre sans merci ; Sainte-Suzanne enregistrait les coups. Le 27 juillet, Alexis lui demanda de retenir un télégramme au départ : « “Bonnet a improvisé et il improvise très maladroitement.” Ton sec, colère contenue. » Le même jour, le fidèle secrétaire d’Alexis apprend que Bonnet a dit au nonce : « Je suis très mal servi, notamment par Léger et cette fripouille de Crouy-Chanel ! » Le 23 août, Alexis laisse entendre qu’il n’a pas été convoqué au conseil de défense national, contrairement à l’usage, du fait de l’hostilité de son ministre. Le même jour, il confie à Hoppenot que NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 571 — Z33031$$15 — Rev 18.02 1939, résister aveuglément 571 « l’état d’esprit de Bonnet est le même “qu’aux pires jours de septembre”, c’est-à-dire celui du défaitisme le plus pur », parallèle munichois qui montre qu’Alexis était déjà absous de sa participation à la conférence. Une scène avait éclaté entre les deux adversaires ; le ministre avait accusé le secrétaire général de « pousser à la guerre “alors que le peuple de France pourrait lui demander des comptes ». « Je ne fais qu’exécuter des ordres », avait répondu le secrétaire général. « Si cela continue », avait conclu le ministre, « je démissionnerai et j’en appellerai au pays ». Bonnet espérait encore dissocier l’Axe ; il crut sa politique d’autant plus nécessaire lorsque l’URSS bascula dans le camp de l’Allemagne. Craignant l’envoi d’un nouvel émissaire à Mussolini, Alexis surveillait les allées et venues ; il demanda à Étienne de Crouy-Chanel de « l’informer des gens qui venaient voir Bonnet ». Le 26 août au matin, réuni avec Daladier et le secrétaire général, Bonnet obtint l’envoi à Rome du pacifiste italophile Anatole de Monzie. Sur le moment, le secrétaire général ne fit pas d’objections mais, à peine sorti de la réunion, il regonfla Daladier. À dix-huit heures, le président du Conseil téléphona à Georges Bonnet un contrordre, pour annuler la mission dont Monzie avait déjà été saisi. L’aveuglement : « Hitler est à bout » Toute la politique d’Alexis, converti à la résistance à outrance, reposait sur un calcul qui s’est avéré erroné. Fondée sur l’évaluation correcte du bluff hitlérien, en mars 1936, mais l’appréciation fautive, à Munich, d’un Mussolini mandaté pour sauver la mise du Führer, et sur les renseignements tendancieux qui lui représentaient un régime affaibli, cette politique consistait à dissuader Hitler d’étendre son empire par la représentation crédible du risque de guerre qu’il encourrait après le démantèlement de la Tchécoslovaquie, en mars 1939. Alexis se trompait deux fois : Hitler reculerait plutôt que de déclencher l’irréparable ; si, d’aventure, il s’entêtait, son prestige personnel ne résisterait pas à une guerre démoralisante. Deux opinions professées par Alexis suffisent pour se représenter ses illusions, même s’il ne s’agissait pas de jugements abstraits de tout horizon d’attente. Dans le premier cas, concernant le bellicisme allemand, face à l’adjoint de Phipps, Alexis développait un argumentaire qui visait à rassurer un partenaire toujours inquiet de se laisser embarquer dans une guerre au profit de la France. Le 2 mars 1939, les pronostics qu’il risqua devant Campbell le montrent lucide sur les prochains objectifs de Hitler, mais abusé lorsqu’il affirmait que le Führer n’irait pas jusqu’à la guerre contre les Alliés. Convaincu qu’il consoliderait sa position en Europe centrale, avant de s’attaquer à l’Europe occidentale, puis de se retourner dans un troisième temps contre l’Ukraine, où la plupart des experts prévoyaient à cette époque le prochain coup de force allemand, Alexis prophétisait avec moins de bonheur qu’Hitler se dégonflerait s’il était convaincu de la détermination des Alliés à faire la guerre. Il espérait que l’Europe centrale pourrait lui tenir tête si les Alliés démontraient leur solidarité et leur fermeté. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 572 — Z33031$$15 — Rev 18.02 572 Alexis Léger dit Saint-John Perse Son jugement erroné sur l’assise du régime nazi n’était pas moins biaisé par l’effet qu’il recherchait sur son interlocuteur. En avril 1939, Alexis regonflait Daladier en lui représentant la bonne impression produite en Angleterre par les manifestations du durcissement français. Il croyait trouver en Allemagne d’autres raisons de se réjouir de cette fermeté : « Je saisis cette occasion pour mettre sous vos yeux une courte note de notre consul à Leipzig sur des signes croissants de désaffection allemande à l’égard du régime hitlérien. J’y joins, dans le même ordre d’idées, un compte rendu de l’audience secrète que j’avais cru devoir accorder à Rauschning, l’ancien président du Sénat de Dantzig, et que je vous ai déjà signalée. Votre bien affectueusement dévoué, Alexis L. » Comment expliquer cette appréciation fautive, qui lui fut abondamment reprochée par ses ennemis, dès la débâcle, de Léon Noël à Anatole de Monzie, puis, sous Vichy, par les collaborationnistes de tout poil, de Drieu à Déat ? Cette erreur n’était pas seulement la sienne ; elle était indivise à tout un groupe de diplomates « optimistes », qui n’était pas seulement composé de ses amis. De la correspondance bavarde de François-Poncet, on pourrait tirer deux anthologies contraires, qui représenteraient Hitler en pacifiste sincère ou en belliciste résolu. De cette dernière anthologie, on pourrait encore tirer deux florilèges, où la France serait respectivement épargnée ou concernée par l’impérialisme allemand. La correspondance diplomatique n’était pas toute la source d’information d’Alexis. Il lisait la correspondance des consuls qui maillaient le territoire allemand ; il le prouvait en la mettant sous les yeux de Daladier. La pertinence de leurs conclusions mériterait une étude particulière ; de quelques sondages, il ressort que la tendance était de flatter le point de vue du Département : le régime nazi ne résisterait pas au choc d’une guerre contre les Alliés. Cette opinion s’était formée chez les directeurs du Quai d’Orsay par la conjonction de deux phénomènes. Leurs informateurs sur l’Allemagne nazie, en dehors des contacts officiels, étaient généralement des opposants au régime, sociaux-démocrates, ou conservateurs et un peu trop wilhelmiens au goût des démocraties occidentales. Ils renforçaient Alexis et ses proches dans l’idée qu’Hitler renforçait sa popularité à peu de frais, à coups de bluff. Que les démocraties fissent tomber les cartes, elles verraient qu’il n’avait pas de jeu. Ce raisonnement, entendu après mars 1936 et avant Munich, pénétra lentement l’esprit d’Alexis. Il était devenu caduc lorsqu’il en fut convaincu. Les services de renseignements allaient dans le même sens, selon Léon Noël, qui aux premiers jours de l’offensive allemande, trouva un secrétaire général arguant « de telles informations » pour le convaincre que « l’état de l’opinion en Allemagne ne permettrait pas à Hitler d’attaquer à l’ouest ». Parmi les informateurs allemands qui passèrent leurs messages à Alexis, le plus célèbre d’entre eux fut Carl Friedrich Goerdeler, qui devint l’un des principaux artisans de la résistance allemande. En mars 1938, la tournée de l’ancien bourgmestre de Leipzig dans les capitales démocratiques, pour dénoncer les illusions de l’apaisement, le mena à Paris où il ne fut NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 573 — Z33031$$15 — Rev 18.02 1939, résister aveuglément 573 pas le mieux reçu. Il avait été recommandé à Pierre Bertaux, qui, de petite main des réseaux franco-allemands, à l’époque de Briand, était devenu un technocrate de la République radicale-socialiste (il avait été membre du cabinet de Pierre Viénot, dans le gouvernement Blum) et conservait des relations avec Alexis qu’il admirait sur son versant littéraire. Bertaux avait reçu chez lui l’opposant et apprécié « cet homme à la personnalité vigoureuse et sympathique ». C’est ainsi que Goerdeler fut introduit dans le bureau du secrétaire général pendant deux heures. Trente ans plus tard, Berteaux confrontait ses souvenirs à ceux d’Alexis : « J’ai assisté à l’entretien. Goerdeler vous a dit en substance : “Que le gouvernement français ne cède pas au bluff et au chantage d’Hitler ; faites face.” C’était, en somme, à l’avance, le conseil de “ne pas aller à Munich”. Je ne sais ce que vous en avez pensé ; votre réponse a été très officielle, diplomatique et politique, ferme. Et je n’ai plus eu l’occasion de vous en parler 16. » En réponse à un historien allemand qui enquêtait sur la démarche de Goerdeler, Bertaux prêtait à Alexis des propos de « radical-socialiste du midi, non pas fanfaron, mais prudent, s’en tenant à des considérations très générales, qui ne l’engageaient guère ». Bertaux semblait excuser cette attitude, en se souvenant avec Alexis des réticences françaises « à l’égard de tout ce qui arrivait d’Allemagne ». Le très lucide opposant à Hitler avait probablement renforcé les préjugés d’Alexis et justifié sa doctrine de la fermeté dissuasive, fort de la solidarité anglaise. Quelques jours avant la conclusion du pacte germano-soviétique, Sainte-Suzanne avait dressé le tableau des pronostiqueurs, au Quai d’Orsay ; le secrétaire général y figurait parmi les plus optimistes : « Alexis croit que seule la représentation du risque arrêtera Hitler, qu’il nous mettra à cinq minutes de la catastrophe, mais s’il la déclenche c’est parce qu’il n’aura pas cru à la résistance francoanglaise. Beaucoup, dont Crouy, croient qu’Hitler fera la guerre en tout cas. Bonnet se réserve de faire des pronostics. Poncet croit à une tension comme on n’en a jamais vu, avec mobilisation générale et conférencemarchandage sur les armes sans que la guerre éclate. Parmi mes collègues, beaucoup très inquiets, quelques-uns sans espoir. » Alexis eut beau jeu, après qu’Hitler lui eut eu donné tort, de justifier l’échec de sa politique par son application défectueuse entre les mains de ses ministres. Dans son exil américain, annotant Le Livre jaune français, il dénie toute justesse à l’argument qui veut que « la politique d’autorité n’a pas arrêté l’Allemagne – mais précisément elle a été faite avec une ambiguı̈té qui a empêché l’Allemagne d’y croire = n’a pas été une réelle politique d’autorité – fictive, ou à contretemps ». L’appréciation erronée de la stratégie hitlérienne était suffisamment ancrée chez Alexis pour résister aux démentis des événements de septembre. Au lendemain de la déroute polonaise, Léon Noël attestait que le secrétaire général demeurait « convaincu que la situation intérieure de l’Allemagne ne laissait pas les mains libres à Hitler, que le peuple allemand était hostile à la poursuite de la guerre ; autrement dit, pour lui, une attaque hitlérienne à l’ouest n’était pas vraisemblable. Il était NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 574 — Z33031$$15 — Rev 18.02 574 Alexis Léger dit Saint-John Perse sûr de l’exactitude de ses informations. Elles résultaient de rapports irréfutables provenant de la Suisse qui se trouvaient devant lui sur sa table ». Heureux de vérifier ses préventions, Léon Noël rapporta a posteriori un propos entendu alors d’un de « ses anciens collaborateurs, après plusieurs années de travail en commun : “Il s’est constamment trompé” ». Alexis avait pu se tromper sur la stratégie hitlérienne, mais il avait eu raison de prôner la fermeté face à un dictateur que ses crimes faisaient, après la guerre, le symbole absolu du Mal. Là où il avait mal auguré la stratégie hitlérienne, il se trouvait justifié d’avoir péché par optimisme face à un adversaire moralement impossible à ménager. Cette justification tardive était d’autant plus paradoxale qu’Alexis en avait joui malgré lui, comme d’une divine surprise ; attaché encore à se défendre de l’accusation de bellicisme, dans son exil new-yokais, il pouvait après guerre se glorifier d’avoir provoqué Hitler. Les dernières heures qui précédèrent le conflit prouvèrent pourtant à l’envi l’aveuglement d’Alexis. La tentative désespérée de Bonnet d’imposer la médiation italienne pour sauver la paix, comme en septembre 1938, ne fut que l’écume de l’Histoire. Elle discrédita gravement le ministre des Affaires étrangères, une fois le conflit enclenché, et précipita sa chute ; elle renforça au contraire le secrétaire général, au moment même où les événements ruinaient son analyse. Le 29 août 1939, Henri Hoppenot informa Roland de Margerie que la médiation italienne qui se profilait consommait le divorce entre les deux camps : « Daladier et Léger considéraient qu’il y avait le plus grand danger à accepter en ce moment la direction d’une conférence internationale telle que le gouvernement italien cherchait à la faire prévaloir au moyen de sa propagande ; tous deux, me dit Hoppenot sont irréductiblement opposés à une conférence, hostiles par principe, et ils ne pensaient pas tout à fait de même que Georges Bonnet sur la question... » Le 31 août, Mussolini offrit officiellement son arbitrage ; à la mi-journée, Bonnet nota dans son journal la réaction d’Alexis, qu’il se fit un malin plaisir d’ébruiter auprès de ses amis : « Nous y voilà ; c’était l’offre que nous attendions ; elle constitue le piège dans lequel il ne faut pas tomber. Léger ajoute que c’est le dernier quart d’heure où il faut tenir. Le tournant est dramatique pour toute la politique française. Hitler est à bout. Et son ami Mussolini pour le sauver lui propose à la dernière minute une conférence afin de lui éviter une retraite désastreuse. » Bonnet était persuadé, au contraire, de la résolution de Hitler à entrer en guerre avec les puissances occidentales ; Mussolini, qui n’était pas prêt, avait tout intérêt à arrêter son compère, pour ne pas avoir à prendre parti dans un conflit dont il n’avait pas les moyens. La suite est connue jusqu’à la déclaration de guerre : le conseil de cabinet, où Bonnet plaida pour la médiation italienne, le coup de théâtre de la dépêche de Robert Coulondre, probablement portée par Alexis, d’accord avec Daladier, puisque eux seuls en connaissaient l’existence, en sus de Bonnet, et l’encouragement décisif que les hésitants trouvèrent dans cette exhortation pour rallier les partisans de la guerre : « L’attaque contre NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 575 — Z33031$$15 — Rev 18.02 1939, résister aveuglément 575 la Pologne était fixée à la nuit du 25 au 26 août. Pour des raisons encore inconnues, au dernier moment, Hitler a reculé. [...] Le ton cassant de la réponse au gouvernement britannique n’avait d’autre objet que de masquer le fléchissement. Il ne faut pas s’y laisser prendre. Il n’est que de continuer à tenir, tenir, tenir. » Mal à l’aise face au peuple, dont il possédait une notion abstraite, homme des affinités électives, qui avait le goût de l’épopée solitaire et dédaignait les masses déshumanisées, préservé de l’expérience de la guerre, qu’il envisageait sans engager sa personne, Alexis était plus à l’aise que d’autres pour encourager à la confrontation, d’autant qu’il en espérerait une paix à peu de frais. Formé à l’école du cynisme de Berthelot, pour qui une mort était un drame, mais des milliers de morts une statistique, il devint le champion de la guerre, après avoir été le champion de la paix, sûr de l’engagement anglais, et animé par la certitude que l’affirmation résolue de la force alliée dispenserait l’Europe d’un conflit long et douloureux. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 576 — Z33031$$15 — Rev 18.02 XVII Drôle de guerre, étrange défaite La drôle de guerre passe pour consacrer la position prééminente d’Alexis dans la définition de la politique étrangère française. Il n’avait jamais été aussi exposé ; cela ne le faisait pas plus puissant ; cela l’embarrassa au contraire, et réduisit sa marge de manœuvre. Alexis s’enivra un temps de ce que son pouvoir, largement dissimulé depuis 1933, se manifestât dans toute son ampleur, réelle ou fantasmée. Pour la première fois on glosa sur la puissance du successeur de Berthelot, que les événements, jusque-là, n’avaient pas élevé à sa hauteur. On le scrutait de près, on évaluait la portée de son influence, et l’on mesurait l’efficace de ses conseils à leurs résultats immédiats, auxquels la guerre donnait une visibilité nouvelle. Il était pour certains l’homme de la résistance à Hitler ; pour d’autres, il était « l’homme des grandes apparences », pour reprendre un mot du général de Gaulle. Ceux-ci se réjouirent de son départ, ou n’eurent cure de sa chute, dans la grande débâcle collective ; ceux-là y virent le signe de plus grands désastres à venir, et condamnèrent un gouvernement qui se débarrassait du plus fidèle ami de l’Angleterre ; pour beaucoup, la fin de Léger se confondait avec le désaveu des mœurs politiques faisandées de la IIIe République finissante. Le « maı̂tre du ministère » « Depuis le départ forcé de Georges Bonnet, le 13 septembre 1939 observait l’historien Jean-Baptiste Drusselle, le véritable maı̂tre du ministère des Affaires était le secrétaire général, Alexis Léger » Le sommet du pouvoir d’Alexis ? Il était plus exposé aux commentaires par l’importance et la publicité nouvelle que la guerre donnait à ses avis, et il était plus facilement assimilé à une politique, la résistance à outrance, dont on ne voyait pas qu’il la défendait depuis peu. Le débarquement de Bonnet, qu’on pouvait difficilement maintenir au Quai d’Orsay après l’avoir laissé s’user dans ses vaines tentatives conciliatrices, sonna en effet comme une victoire du secrétaire général. Le choix de Champetier de Ribes, un « dur », pour renforcer le ministère d’un secrétaire d’État irréprochable, conforta sa ligne. « Bien joué Léger... », admit Anatole de Monzie dans son journal. Mais la nomination de Daladier aux Affaires étrangères, qu’il cumula avec la Guerre et la présidence du Conseil, limita le triomphe du secrétaire général, au témoignage de Sainte-Suzanne, le 14 septembre, au lendemain du remaniement ministériel : « Léger radieux hier soir, content aujourd’hui. Le départ de Bonnet a pour lui une NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 577 — Z33031$$15 — Rev 18.02 Drôle de guerre, étrange défaite 577 saveur de victoire personnelle. Mais il voulait Herriot. » Parmi tous les candidats alternatifs à Herriot, Henri Hoppenot évoquait le nom d’Alexis ; on doute qu’il en fût jamais sérieusement question, sinon dans l’imagination du secrétaire général : « On ne sait à qui s’adresser : Chautemps ? Pernot ? Champetier de Ribes ? Léger ? Ce dernier ne veut rien entendre : n’ayant aucun contact avec les parlementaires, il serait coulé au bout de deux mois et à jamais perdu pour toute action. » Alexis regrettait d’autant plus Herriot que la confiance de Daladier s’était émoussée, à trop de manœuvres ou de fausses promesses de son secrétaire général. Même les Hoppenot interprétaient la nomination de Robert Coulondre à la tête du cabinet de Daladier comme la recherche d’un contrepoids à l’influence de son protecteur : « Il l’a nommé sans consulter Léger et il est évident que si ces deux ambassadeurs diffèrent d’opinion, une dualité gênante pourra en résulter dans la direction des Affaires étrangères. » La situation d’Alexis s’en était trouvée « un peu modifiée » : « La gloire de Coulondre a augmenté après la publication du Livre jaune et a eu des échos au Parlement : quelques députés l’envisageraient comme le futur secrétaire général sans se rendre compte qu’il n’a aucune des qualités requises pour occuper ce poste si différent de celui d’un ambassadeur. » À peine trois jours après la formation du nouveau gouvernement, le 19 septembre 1939, Sainte-Suzanne note que « Daladier s’exprime durement sur Léger et sur le Quai d’Orsay ». Mais il tempérait : « Je n’ai aucune crainte en ce qui concerne Léger. Ils sont solidaires. Daladier et lui doivent ramer sur la même galère, quoi qu’en veuille le président. » Le 4 octobre, Sainte Suzanne veut encore croire que les « propos blessants » que Daladier tenaient sur son secrétaire général (« Il veut une politique dure pour garder sa place. Il veut me mettre le grappin dessus ») demeuraient « sans conséquence ». Le 14 octobre, Paul de Villelume croit savoir que Daladier « envisage de le remplacer par François-Poncet. Il aurait songé aussi à Noël, mais il a contre lui d’être l’homme de Laval, de Flandin et de Piétri ». L’impression déplaisante d’être dominé par le secrétaire général inclinait le président du Conseil à border son influence. Si le pouvoir d’Alexis semblait sans précédent, il était non seulement contesté en interne, mais aussi fragilisé par les ratés de la mécanique décisionnelle dans cette période accélérée, où l’initiative se perdait dans les rouages des administrations rivales et des alliés mal coordonnés. Au Département, on déplorait que le centre de gravité de la machine régalienne se déportât, à cause de la guerre, du Quai d’Orsay à la rue Saint-Dominique, et des civils aux miliaires. Symboliquement, c’était au ministère de la Guerre que Daladier recevait les principales têtes du Quai d’Orsay. Le chemin n’était pas long ; il établissait pourtant une nouvelle hiérarchie des préoccupations : « Tous les matins, observait Chauvel, Champetier, Léger et Coulondre allaient ensemble rue Saint-Dominique pour passer en revue les nouvelles du jour. » La création d’un commissariat à l’Information, dirigé par Giraudoux à l’hôtel Continental, où avait migré le service des NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 578 — Z33031$$15 — Rev 18.02 578 Alexis Léger dit Saint-John Perse œuvres françaises, morcelait l’autorité du secrétaire général. Alexis n’aimant pas Jean Giraudoux, il lui avait adjoint André de Fels, cocu complaisant. Mais il ne fallut pas longtemps au secrétaire d’Alexis pour consigner dans son journal les « très mauvais rapports entre le Continental et le Quai ». Cette évolution sanctionnait l’importance des questions stratégiques, dans lesquelles Alexis n’avait pas de compétences, s’il avait toujours son mot à dire sur les conséquences diplomatiques des options militaires envisagées. Ses conceptions en faveur d’un programme d’action maximaliste, et une solidarité sans faille avec l’Angleterre, induisaient des contradictions. L’agressivité recommandée face à l’Allemagne tenait à un mélange d’optimisme sur les forces matérielles de la France et de pessimisme sur ses ressources morales. Il fallait acculer l’Allemagne à la guerre pour fragiliser le régime nazi ; la guerre déclarée, il fallait la faire pour empêcher l’Allemagne de s’en tirer à trop bon compte. Alexis ne doutait pas qu’une confrontation serait fatale à ses armes ; il n’avait pas d’autres craintes qu’une paix séparée, qui permettrait à l’adversaire de sauver son potentiel militaro-industriel. C’est pourquoi il s’attachait, à l’extérieur, à entretenir la vigilance anglaise ; sur le plan intérieur, il craignait le défaitisme et les divisions que l’inaction ne manquait pas d’alimenter. Les circonstances de la déclaration de la guerre sont trop bien connues pour qu’il faille les raconter encore. Le récit de Robert Coulondre, l’ambassadeur de France à Berlin, qui réclama à son ministre d’entendre de la bouche du secrétaire général les paroles fatidiques, en fournit un résumé significatif : « J’appelle le ministre au téléphone [...]. Il me prescrit [...] de fixer la date de l’entrée en guerre de la France au 3 septembre à dix-sept heures au lieu du 4 septembre à cinq heures. Je le prie de repasser l’appareil à Léger dont le timbre de voix est plus caractéristique que le sien, car je désire être sûr de la personnalité de mes interlocuteurs 1. » Par une sorte de symbole de la prépondérance du haut fonctionnaire sur l’élu, la voix d’Alexis était plus familière à l’ambassadeur que celle de Georges Bonnet. Les ministres passaient, qui n’étaient pas de la famille, le secrétaire général demeurait, seul gardien du temple. Le sacrifice de la Pologne Il y eut une sorte de complicité objective, quoique implicite, entre la Guerre et le Quai d’Orsay, pour restreindre autant que possible l’aide à la Pologne. Gamelin, le généralissime qui avait en charge la conduite de la guerre et Alexis, qui incarnait la diplomatie française depuis sept ans, se jaugeaient, se concurrençaient, mais au bout du compte s’épaulaient. Aussi longtemps que Gamelin avait prétendu que la France n’était pas prête pour une guerre d’offensive, Alexis avait maintenu sa diplomatie défensive, dans les affaires espagnoles, de 1936 à 1938, en Europe centrale par la suite. Pendant tout le mois de septembre 1939, ce fut un jeu du chat et de la souris entre le diplomate et le militaire, à qui dominerait l’autre, par la qualité de son information, et l’exclusivité de son influence sur Daladier. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 579 — Z33031$$15 — Rev 18.02 Drôle de guerre, étrange défaite 579 Depuis le cabinet diplomatique du président du Conseil, Jean Daridan estimait, au début du mois d’octobre, que la chaı̂ne de propagation de l’esprit de résistance trouvait son origine dans le bureau du secrétaire général : « Les militaires sont “durs” parce que Daladier est “dur”, et Daladier est “dur” parce que Léger est “dur”. Léger est le seul à avoir soutenu et à soutenir un point de vue cohérent avec dynamique et à le poursuivre avec inexorabilité ; rien ne l’ébranle. Il agace prodigieusement Daladier, mais il le domine. Expliquez votre point de vue à Daladier, peu importe, Léger viendra après et le convaincra du sien. » Alexis déjeunait une fois par semaine avec le général Gamelin. Sainte-Suzanne observait comment Alexis s’employait à le circonscrire, à le galvaniser, quand son entourage n’était jamais plus chaud que tiède. Le fidèle Crouy-Chanel doublait la mission du colonel de Villelume, détaché par la Guerre au Quai d’Orsay, en résumant au général Gamelin les télégrammes que le Quai d’Orsay ne lui envoyait pas. À l’ignorance militaire d’Alexis répondait ainsi l’aveuglement diplomatique de Gamelin. Le diplomate était quitte de sa faiblesse. Le général n’était pas rancunier, qui rendit hommage, après guerre, « à l’entier concours que [Léger lui] prêta » en tenant l’état-major « constamment au courant 2 ». Qui détermina l’autre à limiter l’aide à la Pologne à quelques incursions de l’autre côté de la frontière allemande, en deçà de la ligne Siegfried ? À vrai dire, l’ensemble des décideurs s’accordait implicitement à ne pas risquer une offensive de grande ampleur. Les cent quatre-vingt-seize Allemands qui périrent dans l’opération française ne firent guère défaut au front oriental, où les lignes polonaises furent enfoncées dès le 4 septembre. Le 6 octobre, tout était terminé. Priés par Varsovie de bombarder et de fournir du matériel aérien, les Anglais et les Français s’entendirent à réserver l’essentiel de leurs forces. Dans une lettre qu’il adressa à Alexis le 9 septembre 1939, Charles Corbin entérina sans vergogne cette parcimonie. Il passait la Pologne par pertes et profits, et envisageait déjà le redéploiement des armées allemandes engagées sur le front oriental 3. Au souvenir de Roland de Margerie en charge de la liaison diplomatique entre Londres et Paris, le 7 septembre, le diplomate s’était rangé sans combattre aux raisons du militaire : « Au cours d’un déjeuner avec Daladier et le général Gamelin, Alexis avait pressé ce dernier d’engager quelque opération qui pût soulager les Polonais à condition, bien entendu, dit-il au généralissime, que “cela ne trouble pas l’économie de vos propres projets”. Je reconnus au passage l’un des mots favoris du vocabulaire du secrétaire général où les “convenances du ministre” tenaient une large place. Pouvait-on aider la Pologne par quelque action aérienne sans se compromettre ? Le général Gamelin répondit que les Anglais, peu habitués aux vols à grande distance, n’envisageaient que des raids de jour, alors que pour notre part nous pensions à des bombardements de nuit. Encore fallait-il craindre que ceux-ci ne fissent des victimes civiles et n’entraı̂nassent des représailles cruelles pour la population française. Il résultait assez clairement de cet échange que nous ne ferions rien. » NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 580 — Z33031$$15 — Rev 18.02 580 Alexis Léger dit Saint-John Perse Il revenait à Alexis d’amortir le désespoir furieux de l’ambassadeur polonais. « Crouy dit que les Polonais insistent pour que nous fassions une offensive aérienne, notait Sainte-Suzanne le 16 septembre ; c’est vrai ; Lukasiewicz relance Léger à ce sujet, même la nuit par téléphone, et par visite quand Léger l’accueille, j’entends l’accueille la nuit. À Londres, on est sensible à cet argument. Ici, on commence à y prendre garde. Et Crouy dit se ranger à cet avis. Villelume proteste : “Vous userez votre aviation qui est inférieure à l’aviation allemande. Que ferez-vous au moment de la bataille si vous avez beaucoup de pilotes tués et d’appareils démolis ?” » Gamelin avait proclamé partout que l’armée polonaise tiendrait au moins jusqu’au printemps 1940 ; le démenti que les armées allemandes apportèrent à cette prévision justifia l’intervention cyniquement faible des forces françaises. L’opinion publique et les milieux dirigeants pestaient contre les rodomontades polonaises, mais on reprochait aussi à Gamelin son optimisme, et son erreur affaiblissait indirectement Alexis. D’un télégramme de l’ambassadeur Bullitt, on déduit généralement que le secrétaire général fut effondré par la défaite polonaise. L’historien Jean-Baptiste Duroselle enregistrait non sans une certaine satisfaction que celui qui était « considéré comme un “dur” faisait momentanément preuve du plus total découragement ». Il surestimait ce découragement affiché en septembre 1939, comme il s’exagérait le « stupéfiant optimisme » qu’Alexis manifesta deux mois plus tard devant l’ambassadeur Guariglia, en prenant au pied de la lettre le discours fanfaron qu’il avait tenu pour convaincre la prudente Italie de la résolution française. Aucun propos du secrétaire général n’avait de valeur absolue, sa visée se rapportant toujours à son interlocuteur. Que disait-il à l’émissaire de Roosevelt ? « La partie est perdue. La France est seule contre trois dictateurs, la Grande-Bretagne n’est pas prête et les ÉtatsUnis n’ont même pas amendé le Neutrality Act. Une fois encore les démocraties arrivent trop tard. » Sans être de pure comédie, cette inquiétude était manifestement exagérée, pour inviter le président américain à intervenir dans le jeu européen avant qu’il ne fût trop tard. Alexis en donna la meilleure preuve en pressant l’Angleterre de hâter les opérations militaires sur tous les fronts possibles, sûr de la victoire, inquiet seulement de s’en faire voler le bénéfice par une paix précipitée. La guerre à tout prix Le comportement d’Alexis pendant la drôle de guerre fut à la fois cohérent, du fait de sa volonté d’agir à tout prix, et vibrionnant, par le désir de ne pas perdre le contact avec les maı̂tres de l’heure, qu’ils fussent français ou anglais. Loin de craindre l’affrontement avec l’Allemagne nazie, il s’efforça au contraire de déjouer toutes les tentatives de paix qu’il imaginait. Le 2 janvier 1940, il transmit à Campbell le secret confié par Ciano d’une grande offensive allemande sur le front occidental, dans les deux mois à venir. Alexis y vit le signe d’une prochaine offre de paix. Le conseiller de l’ambassade anglaise avait trouvé le secrétaire général « très inquiet NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 581 — Z33031$$15 — Rev 18.02 Drôle de guerre, étrange défaite 581 de tout ce qui indiquait que dans les deux mois à venir les neutres essayeraient de provoquer une paix anticipée pour évacuer leur crainte d’être envahis, ce qui laisserait le potentiel militaire allemand intact 4 ». Les Anglais prirent son alerte au sérieux ; six semaines plus tard, ils furent moins convaincus par sa dénonciation d’intrigues néerlandaises dans le même sens. Cette préoccupation d’Alexis était presque une obsession. Le 29 octobre 1939, le colonel de Villelume avait subi une longue diatribe d’Alexis, qui vitupérait les pacifismes étrangers et domestiques : « Parmi les neutres partisans de la cessation des hostilités, il cite en premier lieu la Hollande. [...] Elle préfère esquisser seule un semblant de défense qui ne la ruinerait pas. Elle s’accommoderait, somme toute, d’un protectorat allemand. Il en est d’ailleurs de même des Scandinaves. En définitive tous ces neutres souhaitent une paix immédiate afin de ne pas courir le risque de voir leurs richesses anéanties. Quant à l’Italie, qui ne veut pas s’être trompée, elle voit dans la paix le moyen de n’avoir pas à avouer son erreur et de reprendre sans danger la politique de l’Axe. Deux sortes de Français poursuivent les mêmes buts. Les communistes d’abord. Parmi eux, a dit Léger au président du Conseil, il y a des saboteurs de fabrications qu’il faut fusiller. Puis tous ceux qui se livrent à une propagande chuchotée, allant jusqu’à organiser, même en province, des séances d’audition de la radio de Stuttgart. Leur premier thème est que la guerre n’a plus d’objet. Le second est tiré de l’insuffisance de l’effort militaire anglais. Le troisième, développé plus spécialement par Frossard, Déat et Flandin, est qu’il faut attaquer la Russie – puisque c’est impossible autrement. “Ces propagandistes, dit Léger, devraient être, eux aussi, sévèrement châtiés.” » Sa dénonciation de la propagande allemande ne l’immunisait pas contre ses effets toxiques. Il le démontra par une formule qu’il servit à SainteSuzanne le 18 octobre : « Léger préoccupé de l’effort allemand pour déclencher une offensive de paix par l’entremise des neutres. » L’oxymore n’alertait pas Alexis sur le paradoxe de sa pensée ; il était dupe du « discours de paix » d’Hitler, qui avait déclaré le 6 octobre ne plus envisager de motifs d’affrontement entre l’Allemagne et les Alliés ; il était victime, enfin, des faiblesses de Daladier, qu’il devait compenser. Alexis n’avait pas été complètement rassuré par la résolution du président du Conseil à refuser les offres hitlériennes. Villelume croyait savoir que le discours prononcé en réponse par Daladier, le 10 octobre, dépassait sa propre détermination : « Ce n’est pas moi qui ai rédigé ce discours. Il est beaucoup trop dur. Je n’ai qu’un désir : tout arrêter. » Daladier se répandait d’ailleurs dans les couloirs du Parlement en propos plus ou moins défaitistes, se défaussant sur son secrétaire général, qu’il accusait de « l’avoir trompé pour l’entraı̂ner dans la guerre ». De son côté, Alexis se flattait de jouer au Pygmalion devant Hoppenot : « Je m’efforce de le souffler, dit Léger, parlant de Daladier, de lui plaquer sur le visage le masque de César... Le pays ne se doute pas de ce qu’il y a dessous. » Alexis devait encore compter avec le pacifisme déclaré de quelques piliers du gouvernement ; si les « mous » n’étaient pas chaque jour plus nombreux, les rangs des « durs » s’éclaircissaient au NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 582 — Z33031$$15 — Rev 18.02 582 Alexis Léger dit Saint-John Perse rythme des difficultés. Les jours les plus sombres, Sainte-Suzanne ne comptait plus que Mandel et Campichini parmi les ministres accordés à la résolution affichée par son chef. Anatole de Monzie, le plus vociférant des pacifistes, était le premier adversaire d’Alexis. Le 2 décembre, Villelume enregistra dans son journal la scène qu’il lui avait faite à propos de « sa politique générale ». Le 8 mars 1940, il fit un nouvel éclat, qu’Alexis raconta à Hoppenot de façon qu’il se sentı̂t redevable à son chef de l’avoir couvert : « Anatole de Monzie, bégayant de fureur, téléphone à Léger en disant “C’est encore un coup d’Hoppenot !” Il éprouve une véritable haine à l’égard d’Henri, on ne sait pourquoi. “Qu’est-ce que vient faire Hoppenot là-dedans, s’informe Léger, je suis responsable de tout ce qui se passe dans mes services.” “Alors c’est vous ? J’aurais dû m’en douter !” Il criait tellement fort que Coulondre, à ce moment dans le bureau, l’entendait à travers l’écouteur. “Daladier aura à choisir entre vous et moi. Si vous ne partez pas, je donnerai ma démission.” » En sa qualité de ministre des Transports, Monzie voulait accorder aux Italiens voyageant en bus des laissez-passer sans enquête préalable, au risque de laisser entrer des individus suspects. Anatole de Monzie, qui rapporta l’incident dans son journal, reprochait à Alexis de s’y être opposé par une obsession italophobe qui le détournait de « vaquer à des soins plus vastes ». Reconnaissant volontiers avoir « perdu toute mesure dans l’excès de [sa] sincère fureur », il s’amusait d’en avoir été puni par « la plus câline des missives ». Le mépris que ses adversaires inspiraient à Alexis le dispensait de laisser la fierté ou le sens de l’honneur gêner sa méthode pour les désarmer : Cher ami, Quelque irritation que puisse vous causer l’emploi de ce mot, auquel je tiens, je dois, pour être vrai, vous adresser encore cette lettre privée. La vie vaut mieux que tous ses malentendus, et celui-ci est bien le pire de tous. Au nom de toute l’affection que j’ai cru longtemps partager avec vous, de tout le prix que je lui ai donné et et [sic] de toute la reconnaissance que je lui garde je veux encore vous répéter ceci : Je ne comprends pas, je ne comprendrai jamais, je renonce à comprendre : qu’importe ! Gardez contre moi, sur le plan administratif, tous les griefs que vous croyez, de bonne foi, pouvoir accumuler. Gardez contre moi la conclusion de l’esprit que je renonce à discuter, que je ne chercherai jamais à vous faire réviser. Mais sur un autre plan, le seul qui m’importe, laissez-moi vous dire, du fond du cœur, à l’homme de cœur que j’ai connu et aimé en vous : vous vous trompez grandement sur moi, et je mérite mieux, de vous à moi, que cette constante, cette blessante, cette cruelle méprise. Si aujourd’hui une expression de moi, employée impersonnellement et abstraitement, a pu être ressentie personnellement par vous au-delà de toute intention de ma part et à la mesure peut-être des dispositions que vous me prêtiez à tort, je n’éprouve aucune gêne, bien loin de là, à vous dire aussitôt que je le regrette infiniment et bien sincèrement 5. Qu’il était difficile de se brouiller avec Alexis ! Pierre Laval aurait pu en témoigner, qui se retrouvait à déjeuner avec lui au début de l’année 1940, NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 583 — Z33031$$15 — Rev 18.02 Drôle de guerre, étrange défaite 583 en dépit de tout ce qui les séparait. Le secrétaire général ne négligeait pas le champion du pacifisme d’opposition. Il surveillait dans ses propres couloirs les progrès du pacifisme, dont Louis de Robien était le porte-parole truculent, Boisanger l’avocat discret et Rochat, dans sa propre équipe, le représentant muet. Alexis devait encore combattre le désir d’une « paix anticipée » qu’il soupçonnait chez les militaires (notamment chez le général Georges) et s’employait à catéchiser les femmes du monde, les maı̂tresses de ses ministres, dont il savait l’influence sur leur esprit (il s’inquiétait de très près des opinons de Mme de Crussol, la maı̂tresse de Daladier, et des pensées d’Hélène de Portes, qui partageait la vie de Paul Reynaud), sans parler des voyantes, à qui le Quai d’Orsay donnait des consignes d’optimisme... Alexis adaptait avec une telle habileté ses discours à ses interlocuteurs que son esprit de résistance consistait en sa seule constance, masquant sa versatilité à ses plus proches collaborateurs. Le 22 octobre 1939, devant Sainte-Suzanne, Alexis exposa à Villelume, connu pour être rétif à toute offensive, un programme purement passif, qui n’avait rien à voir avec ce qu’il défendait en d’autres occasions : « 1) Léger ne souhaite pas d’offensive française ; 2) il ne souhaite pas d’offensive allemande ; 3) il craint une certaine faiblesse de l’opinion française ; 4) il croit que nous pouvons avoir l’Allemagne par l’usure et la faire reculer en restant intransigeant l’arme au pied. » Cela ressemblait davantage au programme de Villelume qu’à celui du secrétaire général, s’il en eût jamais un. Par principe, Alexis plaidait en effet pour l’ouverture de fronts tous azimuts. Mais sur chaque question particulière, Alexis était aussi virevoltant que sur la conduite générale de la guerre. À l’automne 1939, il caressait, avec Daladier et Weygand, le rêve d’une occupation de Salonique ; le printemps venu, il se montra moins résolu. Un front balkanique ? Les positions initiales, sur la question de l’ouverture d’un front balkanique mobilisant l’armée orientale de la France et un corps expéditionnaire britannique, n’opposaient pas seulement le secrétaire général français aux responsables anglais, hostiles à un projet dont ils n’avaient pas les moyens pratiques. La question divisait le camp français lui-même. Les pacifistes et les italophiles du Quai d’Orsay, qui étaient souvent les mêmes, ne doutaient pas que l’arrivée des Alliés dans la région provoquerait le basculement complet de Mussolini dans le camp allemand. Léon Noël et André François-Poncet s’y opposaient nettement. L’ambassadeur français à Rome communiait sur place avec sir Percy Loraine, l’ambassadeur anglais, qui confortait Halifax dans son hostilité envers toute initiative dans la région. François-Poncet n’hésitait pas à passer par Londres pour étayer sa thèse à Paris. C’est ainsi qu’Alexis reçut en septembre un télégramme du Foreign Office qui l’informa, par un détour piquant, des vues de François-Poncet, NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 584 — Z33031$$15 — Rev 18.02 584 Alexis Léger dit Saint-John Perse possesseur d’informations sur un accord en vertu duquel l’Italie entrerait en guerre aux côtés de l’Allemagne si les puissances occidentales organisaient un front dans les Balkans ». À l’appui de la thèse de l’ambassadeur français, le Foreign Office rapportait les dires du ministre de Yougoslavie à Rome, lui-même hostile à une offensive, dont les effets lui semblaient contre-productifs, s’ils devaient jeter l’Italie dans les bras de l’Allemagne. Alexis voyait bien que Belgrade craignait l’exportation du conflit dans l’Europe balkanique, et préférait demeurer à l’écart de la conflagration. Seuls Weygand, dans l’armée, et Daladier, sous l’influence d’Alexis, affichaient leur faveur à une intervention dans la région, pour éviter de l’abandonner à l’Allemagne. L’état-major du Quai d’Orsay s’activait en ce sens avec le secrétaire général. Alexis organisa la riposte sur le front argumentaire ; il fit sienne une réflexion à usage interne du directeur politique, datée du 5 septembre. Trois jours plus tard, sur papier à en-tête du « secrétariat général », elle constitua la matière d’une note officielle, sous couvert d’une sollicitation militaire : « Le général Gamelin et le général Weygand ont exprimé l’un et l’autre le désir de savoir dans quelle mesure le ministère des Affaires étrangères considérerait comme possible d’envisager dès maintenant l’étude préparatoire, de concert avec le gouvernement grec, et la constitution effective d’une base à Salonique. » Alexis cherchait avant tout à affermir la résolution des dirigeants français, Daladier en tête. Anticipant le reproche de provocation à l’endroit de l’Italie, il expliquait que la ruée allemande sur la Pologne permettait de présenter « l’entreprise de Salonique » « moins qu’auparavant comme une menace sur l’empire italien, que comme la couverture nécessaire à l’ouest du bastion turc », qui devait « permettre aux Alliés, non seulement de tenir la Bulgarie en respect, mais d’assurer les bases nécessaires à une résistance éventuelle yougoslave ou roumaine recueillant l’effort de la Pologne ». Alexis continuait en recommandant de « profiter en toute éventualité du répit peut-être court » laissé par la neutralité italienne « pour envoyer, sinon en Grèce, du moins dans le Levant, les troupes et le matériel destinés à Salonique ». La présence « à pied d’œuvre » de la force française exercerait « une influence salutaire » sur les « alliés éventuels dans la région ». Restait à convaincre la Grande-Bretagne, pour les rallier à une expédition « qui, plus encore peut-être que dans la dernière guerre, peut décider du succès plus ou moins prochain des hostilités 6 ». Las, le secrétaire général se heurta du côté anglais à une hostilité sans nuances. L’opposition se fit connaı̂tre à Paris par trois canaux. Le 7 septembre, Alexis reçut de Corbin le conseil de temporiser. À la question politique de la provocation anti-italienne, s’ajoutait la question militaire des navires nécessaires au convoyage, dont on était très ménagé outreManche. Au dire de Corbin, la question n’était pas mûre à Londres ; elle l’était « d’autant moins que les Anglais [n’avaient] pas de troupes à envoyer sur ce front éventuel ». Deuxième salve, le 9 septembre, lorsque le Foreign Office fit connaı̂tre à Paris un télégramme de Percy Loraine, à l’appui de sa position expectante : « Lord Halifax espère que le gouvernement de la NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 585 — Z33031$$15 — Rev 18.02 Drôle de guerre, étrange défaite 585 République fera en sorte que ni son ambassadeur à Ankara, ni le général Weygand ne feront à l’heure actuelle rien qui pourrait faire croire au gouvernement turc que les Alliés envisagent une intervention militaire dans les Balkans. » Le 15 septembre, enfin, Ronald Campbell, conseiller à l’ambassade de Grande-Bretagne, vint regretter devant le directeur politique que le voyage de Weygand à Ankara eût « pu apparaı̂tre comme un signe d’encouragement à une intervention militaire dans les Balkans ». À chaque admonestation anglaise, Alexis fit répondre que la menace qui planait sur la Roumanie, du fait de l’avancée allemande en Pologne, changeait la donne. Il exploitait à outrance un argument dont Halifax, dans un entretien avec Corbin, avait bien voulu reconnaı̂tre la pertinence. À la question de la provocation anti-italienne soulevée par Londres, il répliquait, non sans un peu d’artifice qu’il n’y avait rien d’agressif dans le projet allié de base à Salonique ; l’action défensive des Alliés, pour maintenir le statu quo dans la région balkanique, servait l’intérêt italien. Son deuxième argument révélait combien le premier était factice ; il retournait le postulat anglais selon lequel il ne fallait pas provoquer Mussolini. Le temps était venu, jugeait-il au contraire, de l’obliger à choisir son camp. Il expliqua dans un télégramme à Corbin, le 16 septembre, qu’en lançant le projet d’une base à Salonique les Alliés se donneraient « l’occasion indirecte et naturelle d’une première élucidation des intentions réelles de l’Italie ». Au cours de la troisième semaine de septembre, les Anglais laissèrent quelques espoirs aux partisans d’une intervention dans les Balkans. Ils consentirent à une consultation « à brève échéance » entre Paris et Londres sur la question. Sir Percy Loraine fit savoir à Corbin, aussitôt après avoir reçu le télégramme d’Alexis, que le Foreign Office l’avait invité à parler à Ciano, pour « lui faire sentir qu’une pénétration allemande dans la péninsule nuirait aux intérêts italiens » aussi gravement qu’à ceux des alliés. Corbin ne dissimula pas au secrétaire général la dimension strictement tactique de la réponse anglaise, dont la concession partielle servait à gagner du temps, pour mieux récuser l’ensemble de la démarche. Mais, apparemment conforté, Alexis commanda moult notes à la direction politique, afin de disposer d’une batterie d’arguments à faire valoir dans les conversations à venir. L’une d’entre elles, datée du 20 septembre, inventoriait une longue série d’avantages à espérer d’un front balkanique, ou plutôt d’inconvénients à prévoir si les Alliés laissaient les Allemands s’emparer de la Roumanie : ils se donneraient les moyens d’une guerre longue, ils obligeraient l’Italie à sortir de sa neutralité, et à prendre sa part de conquêtes, pour équilibrer les victoires allemandes ; ils empêcheraient pratiquement une action de la Turquie, coupée de ses alliés dans les Balkans. Conclusion imparable : « Ces perspectives nous imposent d’entreprendre immédiatement l’action nécessaire en vue de limiter la réalisation des desseins de l’Allemagne dans les Balkans. » Alexis en était déjà à plaider pour la vitesse d’exécution de son plan, dont il n’imaginait pas à quel point l’Angleterre ne voulait pas. Le Foreign Office ne comptait pas sauver la Yougoslavie malgré elle. Malgré sa grande activité, Alexis subissait les conséquences de NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 586 — Z33031$$15 — Rev 18.02 586 Alexis Léger dit Saint-John Perse ses abstentions passées : il souhaitait une intervention précoce, pour rallier les pays balkaniques, mais l’inaction franco-anglaise en Pologne dissuadait précisément les neutres de tenter une aventure militaire contre l’Allemagne ; les réticences yougoslaves, alimentées par l’indécision alliée, donnaient en retour du grain à moudre aux adversaires d’un front balkanique. Le conseil suprême interallié du 22 septembre laissa peu d’espoir aux partisans d’un nouveau Salonique, même si Daladier, remonté par Alexis, défendit vaillamment la position française. Il se heurta à l’hostilité non déguisée de Chamberlain, d’accord pour éviter la dislocation des Balkans, mais très réticent sur le moyen proposé par les Français. Tout en acceptant le principe d’une discussion de la question par les états-majors alliés, pour apaiser son interlocuteur, il apporta d’emblée sa réponse, fondée sur les mauvais souvenirs anglais de Salonique. « Diviser nos forces doit être une faiblesse », indiqua Chamberlain, confirmant la prédiction de Corbin sur la réticence anglaise à une utilisation massive de navires pour le transport de troupes et de matériel. Le Premier ministre anglais souligna que la position de Salonique, défensive, ne se prêtait pas à l’offensive ; il invoqua le climat, mauvais, et les déboires rencontrés lors de la dernière guerre. On décida de sonder l’Italie par Percy Loraine, ce qui laissait peu d’espoir aux partisans de Salonique ; de son côté, Weygand sonderait Ankara. Dans les semaines qui suivirent, les Anglais trouvèrent un puissant renfort dans l’extrême réticence yougoslave. Le 26 septembre, c’est FrançoisPoncet lui-même qui télégraphia à Paris le point de vue du ministre de Yougoslavie à Rome ; il affectait à peine de l’en blâmer : son gouvernement était « tout à fait opposé à l’idée d’une expédition franco-anglaise à Salonique qui n’aurait pas l’acquiescement ou la collaboration de l’Italie ». Le 30 janvier, Corbin fit savoir à son tour que le ministre de Yougoslavie à Londres s’inquiétait auprès du gouvernement anglais des rumeurs de débarquement à Salonique, alimentées par l’armée de Weygand. Alexander Cadogan admettait ne pas savoir si le diplomate yougoslave parlait de son propre chef ou défendait la position de son gouvernement. François-Poncet, enfin, fit savoir que secourir la Yougoslavie malgré elle équivaudrait à perdre l’Italie. Spécialiste du clair-obscur dans ses dépêches d’Allemagne, l’ambassadeur en Italie exprima son point de vue avec une rare clarté, le 22 janvier 1940 : « Un débarquement franco-anglais à Salonique qui n’aurait pas le caractère d’une parade, d’une riposte ou d’une réponse à un appel explicite à notre aide, constituerait, à mon avis, la plus lourde erreur. » On ne voit pas qu’Alexis ait tenté d’agir directement à Belgrade pour empêcher les Anglais de se cacher derrière la mauvaise volonté yougoslave. La destruction des archives parisiennes empêche d’en rien conclure. Il fallut que la menace sur la Yougoslavie vı̂nt de l’Italie elle-même, et non plus seulement de l’Allemagne, pour dissiper l’illusion des italophiles de rallier Rome, et que fût remise à l’ordre du jour l’intervention dans les Balkans. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 587 — Z33031$$15 — Rev 18.02 Drôle de guerre, étrange défaite 587 Ouvrir les hostilités Après la défaite de la Pologne, la guerre d’hiver, qui opposa la Finlande, agressée le 30 novembre 1939, à l’URSS, offrit à Alexis une nouvelle occasion de sortir de l’inaction. Mais il balança entre son désir de mobiliser l’opinion française, qui suivait avec passion la résistance des troupes finlandaises à l’offensive soviétique, et la crainte, partagée avec les Anglais, de rompre de façon irréversible avec l’URSS. Que la SDN l’eût désignée comme l’agresseur n’y changeait rien. Alexis évoqua le projet avec chaleur devant l’ambassadeur Bullitt, à la mi-janvier, comme toujours lorsqu’il parlait des entreprises françaises devant un étranger. Il se montra plus réservé devant Villelume. Il proposait de sous-traiter l’affaire en usant des forces polonaises réfugiées en France comme d’une armée supplétive. La raison en était diplomatique, autant que militaire : Alexis sauvait l’apparence de la non-belligérance avec l’URSS, tout en se montrant économe du sang français. Le gouvernement polonais en exil, qui n’entendait pas se laisser manœuvrer de la sorte, s’abrita derrière le scepticisme anglais pour déjouer ce projet. Daladier, dont les sautes d’humeur inquiétaient ses collaborateurs, en conçut de l’aigreur devant Margerie : « Dans ces conditions, puisque à Londres on ne veut plus rien faire, je n’ai plus qu’à appeler Flandin pour discuter la paix avec les Allemands. » Il est vrai que le plan sorti de la rue Saint-Dominique n’avait rien pour enthousiasmer les Polonais, qui prévoyaient cyniquement de bloquer l’entrée de Petsamo par des sous-marins, de harceler les Russes en surface par des raids pour affamer la garnison, et de laisser enfin les Polonais reprendre le port avant que les troupes franco-anglaises n’y débarquassent « l’arme à la bretelle 7 ». Daladier avait poussé à l’action, non sans craindre la rupture avec Moscou. Prudent, Alexis n’assista pas à la réunion du 24 janvier, rue Saint-Dominique, qui lança l’étude technique du problème ; il laissa Daladier, Champetier, Coulondre et Charvériat discuter avec Gamelin et les siens. Le lendemain, Alexis expliqua ses réticences à Sainte-Suzanne par le souci de consacrer toutes les forces françaises contre l’Allemagne et la crainte de commettre « l’irréparable à l’égard des Soviets », en dépit de son souhait d’« apporter de l’aide à la Finlande ». Une fois la position française adoptée, il ne voulut pas s’en désolidariser et plaida vivement la cause finlandaise à Londres. Jean Daridan résumait avec finesse son embarras : « Alexis a été contre l’affaire finlandaise jusqu’au début de février parce qu’il voulait empêcher les Russes (les mettre à nos côtés). Après, comme nous étions embarqués au vu et au su de tous sur le bateau finlandais, il a ramé, tout en ménageant Moscou. » À la mi-février, pris entre les ardeurs des militaires français et les réticences très nettes des Anglais, Alexis ne sut plus quel parti prendre. Le 21 février, Margerie le trouva soucieux de ne pas se laisser entraı̂ner trop à l’est ; il aurait préféré, comme les Anglais, réorienter l’effort militaire vers la Norvège : « Il ne s’agit pas de s’égarer vers l’est, vers Arkhangelsk [port russe sur la mer Blanche] par exemple comme l’état-major semblait tout NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 588 — Z33031$$15 — Rev 18.02 588 Alexis Léger dit Saint-John Perse d’abord y penser ; cela ne ferait que nous détourner de notre objectif principal tout en justifiant les affirmations de ceux qui prétendent vouloir nous livrer à une croisade antirusse. » Margerie se souvenait qu’à « ce momentlà Léger était en butte aux attaques des journaux qui lui reprochaient de vouloir faire la guerre aux Russes et [qu’]il se défendait comme il pouvait de ces attaques ». Le plus intéressant dans l’affaire finlandaise, ce n’est pas le pouvoir d’influence qu’Alexis y révéla ; le secrétaire général avait accompagné les événements. La nouveauté tenait au fait que, privé du ministre des Affaires étrangères qui faisait jusqu’alors écran avec l’opinion, Daladier se vouant essentiellement à la conduite de la guerre, son nom avait été associé à l’entreprise. Son autorité fut atteinte et son prestige d’expert clairvoyant s’abı̂ma dans l’affaire. Il voulut liquider une affaire qui lui semblait trop aventureuse pour les Alliés. En dépit de leur infériorité numérique, les Finlandais avaient utilisé les rigueurs de l’hiver et leur connaissance du terrain pour tenir en respect l’Armée rouge, mais ils arrivèrent aux limites matérielles de leur capacité de résistance (essences et munitions) à la fin du mois de février 1940. Le 2 mars, les Alliés demandèrent un droit de passage aux gouvernements danois et suédois, en espérant les faire basculer dans leur camp. Le 7 mars, Hoppenot fut le témoin d’une « très vive discussion entre Daladier, Champetier de Ribes, Léger et Coulondre ». Le dernier ambassadeur de France en Allemagne voulait tenter l’aventure à tout prix, en dépit des rumeurs (fondées) de « négociations entre la Finlande et la Russie » : « Coulondre se laisse souvent emporter par la générosité d’un tempérament imprudent et c’est finalement Léger qui, gardant son sang-froid, a remis les choses à leur place. » Au témoignage de SainteSuzanne, Coulondre songeait surtout à une tête de pont en Suède, avec les gisements de minerais de fer nécessaires à l’effort de guerre allemand en ligne de mire. Au Département, on attribua à l’influence d’Alexis sur Daladier la décision de ne pas devancer l’appel des Finlandais, pour qui le secours occidental arrivait trop tard : « Alexis estimait que nous ne pouvions prendre aucune initiative sans être appelés par les Finlandais. Finalement, la démarche d’Holma [Harri Holma, le ministre finlandais à Paris] que nous avions gonflée n’a pu être jugée suffisante. Daladier s’est rallié au point de vue d’Alexis. Jusqu’à présent, les efforts désespérés tentés ces derniers jours pour décider le gouvernement d’Helsinki demeurent sans écho. » L’affaire tourna court avec la signature de la paix finno-soviétique, le 12 mars, date butoir fixée par les Alliés pour un appel à l’aide des Finlandais. Le prestige des Alliés s’était encore affaissé chez les neutres. Alexis fut la cible de critiques à la Chambre, ce qui était presque sans précédent : « Léger est attaqué de tous côtés : par les députés, sénateurs et membres du gouvernement. » Les Hoppenot crurent alors se souvenir que « dès le premier jour d’hostilités entre la Finlande et la Russie, [Alexis n’avait] cessé de réclamer l’aide des Alliés pour la première cependant que les militaires ne montraient qu’indifférence. Ce qu’ils nient aujourd’hui ». Le même NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 589 — Z33031$$15 — Rev 18.02 Drôle de guerre, étrange défaite 589 15 mars, Sainte-Suzanne trouve Alexis « très embêté, très attaqué d’ailleurs : après avoir été si longtemps réticent sur le projet finlandais, il s’y est donné à cent pour cent aussitôt après que le projet a été avalisé du bout des lèvres, avec toute les réserves mentales par Londres et le grand quartier général, maintenant très fâché de l’échec ». Le 20 mars 1940, la chute du gouvernement Daladier, affaibli par l’affaire finlandaise, n’entraı̂na pas celle du secrétaire général. Alexis avait manœuvré dans la mesure de ses moyens pour favoriser la formation du cabinet Reynaud. L’énergique petit Provençal, héraut d’une droite moderne, sensible aux conceptions stratégiques du colonel de Gaulle, prit à Daladier, avec la présidence du Conseil, le fauteuil de Vergennes, lui laissant seulement la Défense nationale et la Guerre. Reste que les Hoppenot continuaient de s’inquiéter pour leur protecteur, affaibli par l’affaire finlandaise : « À la tribune de la Chambre, Alexis Léger a été violemment attaqué et il ne s’est trouvé personne, au banc du gouvernement, pour défendre le plus haut fonctionnaire des Affaires étrangères. » Hélène Hoppenot prévoyait déjà qu’il servirait de « bouc émissaire ». De fait, les circonstances de sa chute, accélérée par l’hostilité des « mous » qui entouraient Paul Reynaud, Paul Baudouin, l’ancien émissaire de Bonnet auprès de Mussolini, les inspecteurs des Finances Dominique Leca et Gilbert Devaux, introduits « en tiers et en quart entre le président et Léger », selon Jean Chauvel, sans compter sa maı̂tresse Hélène de Portes, jalouse du salon de Marthe de Fels, plus brillant que le sien, ajoutèrent seulement un parfum de scandale (arrivé par les femmes, Alexis tombait à cause d’elles) à une mécanique implacable, qui exigeait de sacrifier à l’opinion les responsables supposés du désastre national. Sur le fond, pourtant, Paul Reynaud et Alexis Léger commencèrent leur collaboration sur des positions très proches. Tous les deux voulaient galvaniser l’opinion en engageant le pays dans une guerre réelle, quitte à ouvrir les fronts dont l’état-major ne voulait pas. Dans ses premières décisions, Reynaud subit l’ascendant d’Alexis, qui sut l’entourer d’hommes à sa main. Le président du Conseil avait songé au colonel de Villelume pour prendre la tête de son cabinet diplomatique ; ce choix récompensait les efforts du brillant militaire, qui avait investi les réseaux d’Hélène de Portes. Villelume avait réclamé au secrétaire général sa bénédiction ; Alexis n’avait pas été avare de son oint, tout en lui opposant discrètement la candidature de Roland de Margerie. Joué par le secrétaire général, l’aviateur s’en ouvrit devant les diplomates. Sainte-Suzanne reconstitua toute l’affaire, où le corporatisme avait tenu son rôle : « [Villelume] tient pour certain que Léger intervint aussitôt auprès de Reynaud pour lui conseiller Margerie durissime, et Reynaud s’en tire en offrant le poste de chef à Margerie et un poste de chef adjoint à Villelume qui se récuse. [...] Alexis a mis en avant la situation personnelle de Margerie à Londres, d’une part, la nécessité de confier la direction du cabinet à un agent et non à un militaire, d’autre part. » Ce qui n’empêcha pas Alexis, une fois son candidat « dur » investi, de déjouer devant Villelume le reproche de corporatisme : « Léger NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 590 — Z33031$$15 — Rev 18.02 590 Alexis Léger dit Saint-John Perse me couvre de fleurs : j’aurais fait, me dit-il, un très bon chef de cabinet : tact, discrétion, intelligence, connaissance à la fois des affaires diplomatiques et des affaires militaires. » Stratégiquement, après l’échec finlandais, Alexis proposa de rebondir, en Norvège et dans le Caucase. Le 14 mars, avant même la chute de Daladier, il avait surtout regretté, dans la capitulation de la Finlande, l’avortement de « l’opération sur Bakou qui devait priver l’Allemagne de pétrole ». Le lendemain, il proposa de redéployer les forces prévues pour la Finlande dans les « ports norvégiens pour couper l’Allemagne de ses ressources en fer et “impressionner” les neutres et “remonter” les opinions franco-britanniques ». La veille de la chute du gouvernement Daladier, il avait proposé, au souvenir de Daridan, d’« intervenir en Norvège et aussi – y croyait-il ? – dans la mer Noire, ou dans la Caspienne, en acceptant, s’il le fallait, l’éventualité d’une rupture avec l’URSS ». En arrivant au Quai d’Orsay, Paul Reynaud disposait ainsi d’une riche panoplie de propositions, qui partageaient deux camps antagonistes : Léger-Villelume, d’un côté ; le colonel de Gaulle, de l’autre, son proche conseiller militaire, qu’il avait dû renoncer à nommer secrétaire général de la présidence du Conseil. Alexis avait tôt mesuré le peu d’estime que Paul Reynaud portait au général Gamelin ; après avoir lié son sort au prudent généralissime, aussi longtemps que Daladier, qui l’estimait, était demeuré maı̂tre du jeu, il l’abandonna sans scrupules et aligna sa doctrine militaire sur celle de Villelume, qui avait l’oreille du couple présidentiel. Or Villelume s’opposait nettement aux projets offensifs du colonel de Gaulle, qui invoquait les inconvénients psychologiques de l’inertie, et préconisait d’« envahir immédiatement la Belgique » pour se frotter à la ligne Siegfried 8. Alexis s’accorda avec Villelume, qui ne pensait pas que les effectifs français permissent une telle offensive, pour préconiser des opérations sur des théâtres extérieurs. Leur couple se dissocia en revanche sur le plan politique, à propos de la déclaration franco-britannique du 28 mars, qui proclamait l’interdiction pour chaque partenaire de conclure la paix séparément. Alexis l’avait vivement souhaitée, et peut-être initiée, tandis que Villelume s’en était inquiété, et avait voulu l’amender. Mais dans le registre militaire, Alexis s’alignait sur les positions de Villelume ; c’est de lui peut-être qu’il tenait sa marotte caucasienne. Villelume en parlait déjà à Gamelin en décembre 1939 et, selon Roland de Margerie, il avait été le premier à l’envisager 9. Alexis lui emboı̂ta le pas et multiplia les déclarations tonitruantes pour ébranler les réticences britanniques. Le 15 janvier, Bullitt fit connaı̂tre à Washington l’appétit d’action du secrétaire général : « Léger a exprimé l’opinion que les Anglais étaient parfaitement idiots s’ils s’imaginaient pouvoir séparer les Russes des Allemands et obtenir en fin de compte le soutien de l’Union soviétique contre l’Allemagne. Il a ensuite déclaré que le gouvernement français avait proposé au gouvernement britannique de faire entrer la flotte britannique et la flotte française en mer Noire pour bombarder Batoum et d’envoyer des avions pour bombarder Bakou, privant ainsi à la fois l’Allemagne et NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 591 — Z33031$$15 — Rev 18.02 Drôle de guerre, étrange défaite 591 l’Union soviétique de leur approvisionnement en pétrole. Le gouvernement britannique avait répondu qu’aucun navire britannique ne participerait à une action en mer Noire qui serait hostile à l’Union soviétique. » Témoin de l’idée fixe d’Alexis, « qui était le Caucase et le pétrole du Caucase », Roland de Margerie observait son incapacité à faire évoluer le Foreign Office, que ce fût par la bande américaine ou bien directement, en agissant sur les responsables britanniques : « Léger avait eu un long entretien en tête à tête avec Chamberlain dans la rotonde du Quai d’Orsay, après le dı̂ner [à l’issue d’un conseil suprême interallié], le 5 février. Malgré la chaleur avec laquelle il avait exposé son projet d’expédition contre le Caucase, le secrétaire général des Affaires étrangères n’avait point réussi à ébranler le Premier Britannique. » Au conseil des 22 et 23 avril, Chamberlain n’eut pas de mal à ajourner définitivement le projet, en exposant ce qu’il aurait coûté en bombardements, dont ni les Français ni les Anglais n’avaient les moyens sans se dégarnir dangereusement. Alexis a-t-il jamais cru au projet caucasien ? Il voulait surtout de l’action, où que ce fût. Au lendemain du conseil suprême réuni à Londres le 28 mars, où Reynaud ne l’avait pas emmené avec lui, il avait compris que la mise à l’étude du projet par les Anglais signifiait son enterrement. Il rassura sa secrétaire, inquiète que son frère pût « être envoyé en Syrie » : « Laissez-le partir. Il n’y aura rien en Orient. Vous aurez une attaque totale sur le front occidental. » Insaisissable, il se contredisait par ailleurs en moquant les pronostics de Gamelin : « S’il croit qu’il l’aura, sa bataille de Belgique, il se fourvoie complètement. » Tous les arguments étaient réversibles. Il les employait comme des armes tactiques, selon les besoins du moment et son interlocuteur particulier. Aussi bien, il n’y a pas à choisir entre le faux prophète dont Jean-Baptiste Duroselle gaussait le « stupéfiant optimisme », et le patriote résolu mais clairvoyant qu’admirait Sainte-Suzanne : « Au fond, il soutient sans y croire les projets nordiques et de Bakou. Croit et accepte la bataille sur notre front. » L’activisme d’Alexis se reporta sur le projet churchillien, connu sous le nom de Royal Marine, qui consistait à poser des mines maritimes dans les eaux rhénanes et norvégiennes, pour paralyser le commerce allemand, au mépris du droit des neutres. Alexis avait plaidé auprès du gouvernement Daladier en faveur du projet anglais, qui avait été rejeté par le comité de guerre français, le 12 mars, au grand agacement des Hoppenot : « Le président Lebrun, pensant aux représailles ennemies que la France pouvait subir, s’affola ; Guy Mollet s’y opposa parce que, selon lui, il fallait tout d’abord penser à la protection de nos fleuves, et Gamelin fit preuve de la plus grande tiédeur, comme chaque fois qu’il s’agit de changer quelque chose au statu quo. » Au conseil suprême, les choses avancèrent dans le sens voulu par les Anglais. Churchill, qui se réjouissait de traiter avec Reynaud, sut le convaincre d’adopter son plan. On prévoyait la pose de soixante mille mines flottantes sur le Rhin. Daladier, qui avait mollement soutenu le projet en son temps, gonflé par le secrétaire général, se braquait désormais, NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 592 — Z33031$$15 — Rev 18.02 592 Alexis Léger dit Saint-John Perse en qualité de ministre de la Guerre. Margerie, qui était partisan de l’opération, comme toute l’équipe Léger, catéchisait avec lui les incroyants : « Tout le monde est pour sauf Daladier, Gamelin et le président Lebrun, par crainte de provoquer des représailles allemandes. [...] Léger se chargea d’endoctriner Darlan et le général Vuillemin [le chef d’état-major de l’armée de l’air] ; de mon côté, je fis venir le colonel Petitbon [le chef de cabinet de Gamelin] pour qu’il se chargeât d’informer Gamelin. » En dépit de ces efforts, le comité de guerre français, réuni le 30 mars, ajourna au 1er juillet 1940 la pose des mines que Londres avait programmée pour le 1er avril ! Paul Reynaud demanda que le procès-verbal prı̂t acte de l’opposition irréductible du ministre de la Guerre, qui avait opposé son veto. Sorti de la sphère d’influence d’Alexis, il redevenait pusillanime ; l’effort du secrétaire général devait se reporter sur Reynaud, qui connaissait à son tour des défaillances, après avoir vaillamment mais vainement défendu le projet devant Daladier : « Villelume, Léger et Margerie ont fait un effort désespéré pour que les décisions de Londres soient exécutées demain 1er avril. Devaux se hasarde à dire à Reynaud en présence de Léger que les Allemands avaient dû avoir vent de la chose et que c’est ce qui explique la récente démarche de l’ambassadeur d’Allemagne à Washington disant : si on nous tue des civils, nous nous considérerons comme déliés de notre promesse faite à Roosevelt de respecter la vie des civils ennemis. Léger, présent, coupe net la parole à Devaux dès qu’il fait allusion à cet argument et l’empêche de le développer. Ce n’est qu’une fois Léger parti que Devaux put dire son avis à Reynaud. La volonté d’Alexis pour aboutir était si forte qu’il voulait éviter au ministre la connaissance de tout argument susceptible de le faire hésiter. Alexis et son entourage consternés de la décision du comité de l’ajournement : que va dire Londres ? se demandent-ils 10. » Remonté par Charles Corbin, qui ne lui dissimule pourtant pas la consternation anglaise, Alexis, « infatigablement, remet la question sur le métier ». Les Anglais avaient agité la menace de renoncer au projet norvégien si les Français refusaient de miner le Rhin. Reynaud était parti à Londres avec une note du Département « portant sur la Scandinavie, la mer Noire et le Caucase ». Il en était revenu avec la seule perspective norvégienne : Londres y consentait finalement, non sans continuer de plaider pour Royal Marine, que Churchill vint lui-même défendre à Paris, le 5 avril. Alexis se déroba à une entrevue avec le premier lord de l’Amirauté pour ne pas donner de grain à moudre à ses adversaires, qui le représentaient en marionnette de l’Angleterre. Soudain tout s’emballa. Daladier concéda la pose des mines rhénanes, pourvu qu’on évitât des largages aériens, qui risqueraient de provoquer des ripostes aériennes. Il accepta simultanément la pose de mines dans les eaux norvégiennes, ce qui fut fait dans la journée du 8 avril. Le lendemain, l’Allemagne envahit le Danemark et la Norvège. Pour l’opinion et les milieux dirigeants, il y avait dans cette coı̈ncidence une relation de cause à effet. En réalité, l’amirauté allemande, sous la direction de l’amiral Raeder, avait de longtemps persuadé Hitler d’occuper le Danemark et la NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 593 — Z33031$$15 — Rev 18.02 Drôle de guerre, étrange défaite 593 Norvège pour garantir l’approvisionnement du Reich en fer suédois et le doter de bases navales, en vue de l’affrontement à venir avec la GrandeBretagne. Inquiet des préparatifs anglais dans la région, l’amiral Raeder avait obtenu de Hitler que l’invasion commençât le 9 avril. Le mouillage des mines, dans la journée du 8 avril, fournit un prétexte formidable ; il n’avait pas provoqué l’opération. Au Quai d’Orsay, comme dans la rue, l’émotion était forte. Daridan confia à Sainte-Suzanne qu’Alexis était « très attaqué », ayant « affirmé à Reynaud que l’Allemagne ne ferait pas de réaction militaire à la pose des mines ». D’un coup, sa réputation s’effritait et son prophétisme était revisité : « En tout cas, me dit Daridan, Léger s’est bien trompé. Le 15 mars 1936, il m’a dit que les Italiens (alors en Éthiopie) seraient jetés à la mer. Le 18 septembre 1939, il m’a dit que la Pologne avait d’excellentes lignes de résistance et qu’elle résisterait. » Un concours de circonstances autrement futile aggrava le sentiment de responsabilité, ou plutôt d’irresponsabilité, du secrétaire général ; Roland de Margerie en fit le tournant de ses relations avec le président du Conseil : « La journée du 8 avril fut marquée par la pause des mines dans les eaux norvégiennes, le 9 par l’invasion du Danemark et de la Norvège par les armées allemandes. Prévenu dès sept heures du matin, j’arrivai peu après au Quai d’Orsay où je trouvai les bureaux en ébullition. Paul Reynaud réclamait Léger, sur qui on n’arrivait pas à mettre la main. [...] il restait introuvable, au grand chagrin de son ami dévoué Henri Hoppenot, qui sentait bien l’effet déplorable que cela produisait sur Paul Reynaud, si mal disposé déjà pour le secrétaire général. “Où diantre peut-il être, me disait drôlement Hoppenot, dehors à cette heure-ci il faut qu’il soit amoureux d’une laitière.” Léger finit par arriver et, avec le manque d’à-propos caractéristique de l’homme qui se sent mal vu de son chef, entreprit d’exposer à Paul Reynaud ce qui s’était passé en Scandinavie. Le président du Conseil l’arrêta sèchement – “Nous savons cela depuis deux heures” – et continua de parler avec Daladier et l’amiral Darlan, réunis dans son bureau 11. » Alexis avait sa campagne de Norvège ; elle n’avait pas commencé comme prévu ni ne se déroula comme il l’avait espéré. Devancés par les Allemands, qui s’étaient emparés des principaux ports norvégiens, les Alliés ne rattrapèrent jamais leur retard initial, malgré leur succès tardif, fin mai, à Narvik, le port le plus septentrional de Norvège. Les troupes du général Béthouart n’eurent pas l’occasion d’exploiter leurs succès, alors que les armées allemandes menaçaient Paris... Quant aux relations d’Alexis avec son chef, elles se dégradèrent rapidement, son charme étant empêché d’opérer par la présence continuelle dans le bureau de Reynaud de ses « Soviets », Dominique Leca, Gilbert Devaux et consorts. Le 11 avril, Hoppenot observe que « Léger est fort marri de ne pouvoir s’entretenir ave Paul Reynaud sans qu’il soit assisté de ses jeunes lieutenants, des inspecteurs des Finances qui se mêlent de diplomatie ». Deux jours plus tard, le directeur d’Europe confie à sa femme que les « relations personnelles sont très tendues entre Reynaud et Léger ; Roland de Margerie, qui les estime tous les deux, essaie mais en vain d’aplanir les difficultés ; les deux hommes ne se NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 594 — Z33031$$15 — Rev 18.02 594 Alexis Léger dit Saint-John Perse comprennent pas et s’agacent réciproquement. Comme une discussion allait avoir lieu chez Reynaud sur le sort de la Belgique, Roland en prévint Léger en lui disant : “Baudouin et les autres sont en bas. Ne voudriez-vous pas descendre ?” Il répondit : “Si Reynaud veut me voir, il n’a qu’à me faire appeler.” » Le cul entre deux chaises, Roland de Margerie profita d’un déjeuner dans l’intimité du couple présidentiel pour en parler à Reynaud : « Je ne sais si ma remarque porta, mais nous constatâmes pendant les jours suivants, Léger (qui finissait par ne plus descendre tant ça l’irritait de parler devant un Soviet qu’il sentait hostile) et moi, que nous arrivions à voir Paul Reynaud seul et que les autres vidaient les lieux quand venait notre tour d’exposer les affaires. » Reste qu’Alexis ne descendait jamais voir le ministre dans la matinée, et désertait peu à peu le terrain. Hoppenot craignait « que le ministre ne prı̂t trop facilement l’habitude d’appeler les chefs de service du ministère, laissant de côté son secrétaire général. Léger autrefois téléphonait fréquemment aux divers ministres qu’il a servis, même à Georges Bonnet, mais avec Reynaud rien de tel ». Au Quai d’Orsay on sentait « Léger très menacé ». « Il dit le contraire à Crouy mais il crâne », note Sainte-Suzanne le 8 avril, qui mesure également son affaiblissement à l’inquiétude de Marthe de Fels . Le 11 avril, de passage à Paris, René Massigli participa à une réunion de travail avec le général Weygand et le secrétaire général dans le cabinet de Reynaud : « Léger demeura assez silencieux : ses rapports avec le président du Conseil laissaient déjà à désirer ; les affirmations tranchantes de l’un déplaisaient à l’esprit nuancé de l’autre, et le nouveau “patron” aux décisions rapides, trop rapides parfois, était peu perméable aux méthodes de persuasion et de séduction qu’auprès d’autres ministres, le secrétaire général avait si efficacement mises en œuvre. » Ainsi affaibli, au printemps 1940, Alexis manifesta moins d’allant qu’à l’automne 1939, lorsque les Anglais reprirent à leur compte son dessein balkanique. Il n’avait pas cessé d’alimenter le projet de front oriental sous le règne de Daladier, qui lui laissait une grande latitude. On parlait désormais d’une base opérationnelle en Turquie plutôt qu’en Grèce. D’accord avec Gamelin, et avec le franc soutien de Weygand et Massigli, Alexis faisait vivre le projet au Département. Il suivait de près le patient travail de Massigli, à Ankara ; il sondait Athènes, qui donnait satisfaction, en se déclarant prête à toute collaboration entre états-majors. Ce n’était jamais assez pour la dure exigence d’Alexis avec les petits et les neutres, quitte à agacer Maugras, son vieil ennemi, ministre de France à Athènes. Ce dernier se plaignit à Hoppenot que le secrétaire général ne fı̂t pas assez confiance aux Grecs, qu’il appelait ses « administrés », dans un abus de langage révélateur de l’impérialisme français. Au printemps, la perspective d’une agression italienne contre la Yougoslavie permit à Alexis de relancer le projet qu’il avait entretenu, à défaut de l’avoir fait avancer. Le 16 avril, il rédigea une longue note militant en NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 595 — Z33031$$15 — Rev 18.02 Drôle de guerre, étrange défaite 595 faveur d’une confédération militaire balkanique propre à galvaniser l’implication des pays concernés. Le salut de chaque pays de la région dépendait de « la communauté balkanique tout entière » ; l’assistance franco-britannique était suspendue à « l’organisation d’un véritable front balkanique à opposer aux menaces individuelles ou collectives » pesant sur les Balkans 12. Le réveil d’Alexis devait moins à l’urgence de la menace italienne, telle qu’il se la représentait, qu’à l’inflexion de la politique anglaise. Le même jour, il apprit à Massigli que les Anglais sondaient le gouvernement turc sur le soutien qu’il voudrait bien apporter à une démarche des Alliés dissuadant Mussolini d’attaquer en Dalmatie. Brugère, le ministre de France à Belgrade, renoua à la hâte les conversations militaires avec l’état-major yougoslave, qui étaient depuis longtemps suspendues 13. Le secrétaire général, que Blondel avait entendu une semaine plus tôt défendre « le statu quo de la neutralité » dans la région, se trouva bientôt à la traı̂ne des Anglais qu’il devançait à l’automne. Après avoir consulté Paris, pour savoir quelle serait la réaction de Belgrade face à une attaque italienne, le Foreign Office décida finalement qu’il ne fallait pas se laisser déterminer par le degré de résistance des États balkaniques, résolu à ne pas se laisser entamer par la certitude que Rome considérerait l’ouverture d’un front allié à Salonique comme un casus belli. Corbin fit savoir à Alexis que les Anglais préconisaient d’établir un protocole d’action avec la France, indépendamment des intentions de Belgrade et des menaces italiennes. Plus circonspect, Alexis suggéra une formule prévoyant la consultation de Belgrade. Lui qui n’avait jamais accordé beaucoup d’importance au jugement du gouvernement yougoslave, cantonné à une sorte de minorité politique, se trouvait soudain dépassé par le pragmatisme britannique, qui ne comptait plus perdre de temps à sauver les apparences de la sécurité collective. Alexis se rallia finalement au point de vue des « durs » du cabinet britannique et fit savoir à Corbin, le 19 avril, que le gouvernement français communiquait aux « représentants militaires » les instructions nécessaires pour mettre en œuvre « l’examen commun » du projet. À peine le Quai d’Orsay s’était-il rangé au principe d’une intervention indépendante de l’assentiment yougoslave, que Brugère fit savoir au Département la résolution de Belgrade de résister « à toute attaque italienne, même si l’Allemagne la menaçait d’intervenir militairement ». La Yougoslavie annonçait qu’elle porterait bientôt ses mobilisés à un million d’hommes. Le 29 avril, Alexis fit savoir à Massigli que Londres étudiait de près, avec Ankara, les mesures à prendre en cas d’attaque italienne contre la Yougoslavie, et l’invita à s’y associer. Sans freiner cette dynamique nouvelle, Alexis était dépossédé de l’initiative. Regonflé par la résolution anglaise, il affirma le 8 mai à Bullitt qu’il s’attendait à une attaque allemande contre la Yougoslavie, plutôt que contre les Pays-Bas. L’impréparation alliée n’altérait pas son optimisme, qui ne le faisait pas douter d’une issue favorable en cas d’affrontement avec l’Allemagne dans les Balkans. Mais à un témoin attentif comme Sainte-Suzanne, sa résolution semblait plus flottante : « Léger a proposé ceci : si l’Italie débarque en Dalmatie, nous débarquons en Grèce. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 596 — Z33031$$15 — Rev 18.02 596 Alexis Léger dit Saint-John Perse Il dit que l’Italie ne nous en empêchera pas, ne fera pas la guerre, mais ses interlocuteurs ont l’impression que sur ce point sa pensée est beaucoup moins affirmative que ses propos. » La drôle de guerre révéla en Alexis un actif incapable d’initiative. Premier militant d’un front balkanique, à l’automne 1939, il se montra plus circonspect lorsque les Anglais s’y rallièrent, au printemps 1940. Hostile à l’action en Finlande, parce qu’elle était impopulaire en Angleterre, il s’y rallia par fidélité personnelle à Daladier, et se trouva éclaboussé par un échec qu’il avait pressenti. D’accord avec l’Angleterre pour précipiter une offensive qui secouât les opinions alliées, il préférait les théâtres d’opérations extérieures, contre le vœu des Anglais ou du général de Gaulle d’un engagement en Belgique. Sans doctrine militaire propre, il suivit Gamelin sous le cabinet Daladier, mais passa à la doctrine Villelume quand Reynaud déclassa l’opinion du généralissime. Si bien qu’Alexis se trouva à plaider avec le « mou » Villelume une action dans le Caucase dont les Anglais ne voulaient pas. Quand, enfin, il réunit tous les paramètres, en enfourchant le cheval de bataille norvégien, qui ralliait les opinions de Villelume, de Reynaud et des Anglais, il précipita sa disgrâce en passant pour un provocateur inconséquent, par le double hasard de l’affaire des mines et de son absence au ministère, le matin de l’invasion allemande en Scandinavie. Même sa diplomatie américaine était frappée du signe de la passivité. Il accueillait le secrétaire d’État Sumner Welles, et se livrait à un grand numéro de charme ; il recevait Jean Monnet et s’entremettait pour l’introduire auprès de Daladier, Corbin et Chamberlain, dans l’espoir de prouver aux isolationnistes américains que leur ravitaillement ne se ferait pas à fonds perdus, rationalisé par l’organisation franco-britannique 14. Mais il n’imaginait pas un moyen d’intéresser les États-Unis à la sécurité de la France comme il avait su le faire douze ans plus tôt avec le pacte BriandKellogg. Bref, il n’était ni ce mage extralucide de la République, que fantasmaient ses plus farouches partisans, ni le maı̂tre occulte des Affaires étrangères acharné à affronter l’Allemagne, que ses adversaires consacrèrent en bouc émissaire de la défaite. Alexis ne voyait pas venir l’offensive allemande de mai 1940 sur les Ardennes ? Il pensait comme son entourage. Le 25 mars 1940, Henri Hoppenot conclut une longue note, qui avait toutes les apparences de la raison, par cette prévision qu’il est trop facile de juger déraisonnable : « Une décision militaire, sur le front actuel, dans le rapport existant des effectifs et du matériel, n’est pas à prévoir 15. » Le directeur d’Europe et le secrétaire général renforçaient mutuellement leur optimisme, dont Hoppenot livra un bel échantillon à Massigli, en octobre 1939 : « L’importance du prix payé par Hitler à la Russie, ses efforts désespérés pour aboutir aujourd’hui encore à une solution pacifique, laissent croire que l’Allemagne, derrière sa cuirasse d’acier, est plus malade et plus faible qu’on ne le croit. » On pourrait aussi bien confondre dans le même aveuglement le secrétaire général et le président du Conseil, quelques jours avant l’invasion allemande. Ni l’un ni l’autre ne croyaient, au début du mois de mai, au NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 597 — Z33031$$15 — Rev 18.02 Drôle de guerre, étrange défaite 597 risque d’une « attaque imminente contre les Pays-Bas », persuadés qu’il s’agissait de rumeurs « propagées par le gouvernement allemand ». Le 8 mai, à quelques heures de l’offensive sur les Ardennes, Bullitt informa Washington de la conviction indivise à Paul Reynaud et Alexis Léger qu’Hitler attaquerait de préférence dans les Balkans. Les « grandes apparences » d’Alexis Léger « Léger, malgré ses grandes apparences, n’est pas un caractère. Il est capable d’une diplomatie mais non pas d’une politique. Il suit donc la politique d’un autre, comme il l’a d’ailleurs toujours fait. Ne lui attribuons pas une importance qu’il n’a pas. » Il avait fallu deux années d’avanies pour que de Gaulle, en août 1942, se résolût à ne plus faire fond sur l’ancien secrétaire général. C’est dire s’il avait été frappé, comme ses contemporains, par ses « grandes apparences ». Au mépris de ses erreurs, Alexis reprenait indéfiniment le récit de soi et tissait sa légende à mesure qu’il la décevait. Par moments, pris en flagrant délit d’erreur, son mythe s’éventait. Daridan, le 9 avril 1940, avait apostasié brusquement sa foi. Dans la grande stupeur de l’invasion allemande en Scandinavie, il s’était brusquement souvenu de toutes les prophéties erronées du secrétaire général. Mais il fut bientôt repris par le charme, et, à près de cinquante années de distance, il renouait avec son admiration primitive et absolvait Alexis pour le restituer intact à sa légende, en dépit des épisodes les plus compromettants auxquels il avait été mêlé : « On ne peut pas dire que j’ai gardé de Léger le souvenir d’un munichois, il a fait de son mieux, que peut-on lui reprocher ? » Avec toute sa science du personnage, Sainte-Suzanne n’échappait pas aux sortilèges de cette réécriture permanente. En dépit de ses observations consignées dans son carnet, il ne confrontait jamais Alexis à ses contradictions. Sauf dans les tout derniers jours de son règne, il oubliait ses erreurs et ses défaites, happé par le rythme de ses nouvelles batailles, subjugué par la continuité de sa volonté à travers les métamorphoses de ses desseins. Il observait pourtant avec une belle acuité les procédés du secrétaire général : « Je pense qu’après une telle habitude de dire aux gens ce qui peut leur faire le plus plaisir, en les félicitant d’avoir les qualités dont ils sont dépourvus et qu’ils ont le plus envie d’avoir, ou qu’ils ont le plus envie de se voir attribuer, le jeu est devenu quasi mécanique. J’imagine qu’à un homme important, mais mauvais poète, et qui enrage de ne pas être prisé pour ses poésies, il doit dire tout naturellement, tout de suite, que ses vers sont d’une race inspirée. » Malgré de longues années de liaison, Marthe de Fels ne s’était pas habituée aux artifices de son amant. Elle le confia d’autant plus crûment à Roger Martin du Gard, en décembre 1940, qu’ils venaient de se séparer : « Léger : un démon. Rien d’humain. Pour lui, ni les hommes ni les peuples ne comptaient. Des pions sur un échiquier. Un jeu perpétuel et enivrant. Aucune opinion sincère, aucun idéal personnel, aucune foi en rien, aucune NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 598 — Z33031$$15 — Rev 18.02 598 Alexis Léger dit Saint-John Perse amitié, aucun sentiment : la passion de dominer, et un goût effréné du jeu international. » De Gaulle avait connu Alexis dans les dernières semaines qui précédèrent l’effondrement des armées françaises et, avec elles, de la IIIe République. Sans partager sa conception stratégique, il avait été frappé par sa capacité à incarner une ligne cohérente, et comme l’âme de la résistance à l’Allemagne, quand la plupart des dirigeants donnaient l’impression d’une irrésolution panique. Alexis n’était pas moins ballotté par les événements, mais sa maı̂trise du verbe et son art consommé de l’analyse suffisaient à créer l’illusion contraire. Le secrétaire général cultiva plus volontiers sa réputation sulfureuse à mesure qu’il se sentit affermi à son poste. Après avoir triomphé de Georges Bonnet, en septembre 1939, il eut ce mot, qui balaya les banalités d’usage que le ministre avait proférées en guise d’adieu : « Espérons que les Allemands ne seront pas plus durs à avoir. » Son cynisme et sa fermeté affichée lui permettaient de jeter un voile pudique sur ses hésitations et ses voltes opportunistes. Au fond, Hoppenot était beaucoup plus résolu et régulier que lui dans sa politique antiallemande, et même anti-italienne, depuis qu’il dirigeait la sous-direction d’Europe. Il ne manquait pas de s’en apercevoir parfois ; il n’avait pu s’empêcher d’être déçu par l’implication de son chef dans la conférence de Munich. En novembre 1939, il fut surpris par un ajout du secrétaire général, qu’il découvrit inopinément, dans un télégramme destiné aux postes balkaniques. Alexis ménageait une ultime ouverture aux Italiens, en contradiction avec sa réputation d’intransigeance. Henri Hoppenot demanda à Massigli de bien vouloir excuser cette inflexion qu’il n’avait pas inspirée : « Dans le télégramme 1776, vous aurez trouvé, suivant une formule célèbre, d’un côté la nuance, et de l’autre, le rattrapage. Le dernier paragraphe notamment, rajouté par le secrétaire général et que nous n’avons vu, Rochat et moi, qu’après expédition, nous a sur le moment un peu ahuris, et nous nous sommes dit qu’un pareil document ferait travailler les facultés d’angoisse de nos différents agents dans les postes balkaniques, auxquels il a été communiqué. » Au Quai d’Orsay, cependant, l’image du fonctionnaire intègre pâlissait à mesure que se découvraient ses artifices. Le jour de sa chute, il revint soudain à Sainte-Suzanne que ses procédés n’opéraient plus : « Ces derniers temps, beaucoup de trucs s’étaient éventés. Voulant se débarrasser de Daridan quand il était à Genève et le séparer de Daladier, il avait dit à Daladier que Daridan avait été giflé par des anciens combattants à Genève. C’était faux. On l’a su. Récemment, Tessan lui demanda d’intervenir à Londres pour être envoyé dans les dominions. Il dit qu’il avait écrit deux fois à Corbin. Tessan rencontre Corbin qui tombe des nues. Jamais Léger ne lui avait rien dit. L’utilisation de toutes les ficelles, le formalisme le plus pharisien font moins de dupes qu’on ne pense, mais associent beaucoup de complices. » En 1940, l’évocation de la toute-puissance du secrétaire général venait plus souvent de ses ennemis que de ses amis, et lui valait plus de haines que NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 599 — Z33031$$15 — Rev 18.02 Drôle de guerre, étrange défaite 599 de louanges. Fin mars, le cardinal Baudrillart, depuis longtemps enragé, s’exagérait son pouvoir, au moment où il était le plus menacé : « Que n’avons-nous le courage de renvoyer ceux qui ratent tout, notamment un nommé Alexis Léger qui mène tout depuis 1920 ? » Alexis avait régulièrement été pris à partie par la presse, mais avant les années 1938-1939, il n’avait jamais été la cible que d’attaques ponctuelles, dans le cadre d’affaires qui le dépassaient. Depuis que la paix ne tenait plus qu’à un fil, que l’isolement diplomatique de la France se confirmait et que le départ du pacifiste Georges Bonnet l’avait laissé en première ligne, pour assumer une logique de résistance qui incluait le risque d’affrontement, son nom était associé dans les salles de rédaction à une ligne politique particulière et bien identifiable. On avait commencé à lui tailler la réputation de maı̂tre occulte de la politique étrangère, à l’été 1938, au paroxysme de la crise tchèque. Candide, le 31 juin, expliquait les déceptions de la politique de Georges Bonnet par ses menées anti-italiennes : « Alexis Léger se targue d’être assez fort pour faire prévaloir, envers et contre tous, sa politique personnelle, et pour s’arranger en sorte que les négociations qu’il est chargé de conduire, si elles ne cadrent pas avec ses desseins particuliers, se perdent dans les sables. Au besoin, des fuites habilement organisées viennent à point nommé torpiller tout ce qui – aussi bien personnalités que programmes – peut gêner ses propres calculs. » Léon Daudet ne lui faisait pas cet honneur. À quelques jours de la conférence de Munich, il le diminuait en le comparant à son prédécesseur : « Si Philippe Berthelot vivait encore, Beneš pourrait espérer, moyennant finance, quelque manigance scélérate qui provoquerait la grande bagarre. Mais Philippe Berthelot a disparu et Léger n’est certes pas de taille, ni Comert, ni aucun autre, à le remplacer. » Il le rangeait dans la bande quasi anonyme des « sinistres scribes du Quai d’Orsay », des « ronds-de-cuir bellicistes » ou encore des « funestes gratte-papier du Quai d’Orsay », avec Comert toujours et Massigli souvent. Par dérogation, Maurras avait bien voulu lui consacrer un feuilleton particulier, au printemps 1939, au titre de ses origines créoles. Les 1er, 4 et 9 mai, il instruisit son procès en négritude, pour conclure par ce verdict : « En justice ! en justice ! Et surtout hors du Quai d’Orsay, où non content de nous déshonorer, il nous expose aux risques de la plus effroyable aventure de notre histoire 16. » Depuis longtemps, la presse d’extrême droite usait de l’angle racial pour attaquer le secrétaire général. Je suis partout avait salué sa nomination, en 1933, par une définition ethnique de son origine, « métis, né aux Antilles 17 ». Rebatet nourrissait sa hantise raciale en associant, pour sa plus grande humiliation, la négritude du secrétaire général à son omnipotence : « Ce que l’on soulignait et ce que l’on croyait savoir portait toujours à travers le public les miasmes juridiques et belliqueux de la boutique du négroı̈de Léger, secrétaire général et maı̂tre tout-puissant de nos Affaires étrangères. » Dans le contexte de la propagande allemande, qui rabâchait au public français, non sans succès, que la guerre serait le fait des Juifs, étrangers et autres métèques, la créolité d’Alexis prit un tour obsédant NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 600 — Z33031$$15 — Rev 18.02 600 Alexis Léger dit Saint-John Perse alors qu’il s’identifiait avec le bellicisme français. Personne n’échappait au soupçon ou, dans le meilleur des cas, à la curiosité raciale. Même les Hoppenot, lorsqu’ils moquaient les rumeurs hostiles qui visaient leur ami, embrayaient gravement sur la question de son origine raciale : A-t-il du sang noir ? Peu m’importe. Henri m’avait cependant raconté jadis qu’un jour, Léger, invité chez une de ses belles amies, fut servi par un domestique nègre. Et que celui-ci avait dit ensuite à sa maı̂tresse : « Lui, monsieur, un peu sang comme moi. » Et comme elle se moquait, il avait donné sa raison. « Y a que nègres pour prendre pain comme lui ! » J’ai pu constater, qu’en effet, il a une façon inusitée de le prendre, le coupant des deux mains et gardant dans une paume, pressé par le pouce comme pour le réchauffer, le morceau qu’il va mettre dans sa bouche. Mais il est possible qu’il reproduise inconsciemment un geste qu’il a vu faire pendant son enfance à sa bonne métis ou aux nègres de la plantation. Robien, qui aimait la gaudriole, jalousait les attributs que l’on prêtait au secrétaire général du fait de ses origines créoles : « Il exerçait à n’en pas douter un attrait particulier sur les femmes du fait qu’il passait pour avoir du sang nègre, pour lequel elles éprouvent une curiosité malsaine en rêvant des exploits que leur prêtent certains contes des mille et une nuits. Il savait d’ailleurs aiguiser cette curiosité, se donnait des airs de mage, se servant habilement des connaissances de médecine qu’il avait acquises lors de ses premières études et de ses souvenirs des ı̂les dont il évoquait avec tant de charme les envoûtements et les sortilèges et aimant à se faire passer pour un Raspoutine. » Si l’on en croit Roger Peyrefitte, on jasait volontiers dans Les Ambassades sur la goutte de sang noire prêtée au secrétaire général : « Plus d’un diplomate français est d’origine étrangère. Disons tout bas, entre nous, que ce cher Léger a lui-même son “accident ethnique”, puisqu’il est métis, quarteron, octavon, je ne sais, bref, en d’autres termes, nègre blanc. » « L’affreux mulâtre », systématiquement attaqué dans Je suis partout après la défaite, se lassa de servir de dérivatif aux attaques contre la politique « belliciste » que l’énervante inaction, puis les premiers revers finnois et norvégiens, dissuadaient ses ministres d’assumer devant l’opinion. Il réclama les ciseaux de la censure, en décembre 1939, lorsque L’Action française préconisa que le « petit troupeau d’obscurs imbéciles [du Quai d’Orsay] fût méthodiquement décimé ». Son état-major s’en était ému : « Henri dépêche Charveriat auprès de Léger muni du journal, pour lui demander de sa part, de celle de Rochat de le mettre sous les yeux de Daladier puisque la censure a laissé passer ce morceau de choix. “Je ne vous ai jamais rien demandé pour moi-même, a commencé Léger, j’ai souvent été attaqué par l’extrême droite et cela m’a plutôt réussi, mais étant donné les circonstances, l’on ne peut laisser ainsi insulter des fonctionnaires et la censure étant rattachée à vos services, l’on pourrait croire que vous approuvez ces attaques.” » Après l’Anschluss, au printemps 1938, harcelé par les attaques de la presse, dont il souffrait déjà douloureusement, en 1912, lorsque le Journal critiquait ses premiers poèmes, Alexis lâcha devant Lilita, en plein dans NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 601 — Z33031$$15 — Rev 18.02 Drôle de guerre, étrange défaite 601 l’évangile littéraire de sa jeunesse : « S’ils savaient à quel point je serais heureux de tout lâcher là ! Mais vivre de ma plume, cela jamais. » En réalité, Alexis ne souhaitait pas tellement lâcher le jeu auquel il s’adonnait voluptueusement, mais il était heureux de ressusciter sa personnalité littéraire, qui lui valait une notoriété plus consensuelle. Loin de l’anonymat auquel il prétendait, son nom de plume n’était pas pour rien dans son prestige diplomatique. C’était parfois la part la plus admirée de son personnage. Lorsqu’il le rencontra à Londres, en juin 1940, Guy de Charbonnières fut plus réjoui d’approcher Saint-John Perse que de commenter l’actualité internationale avec son ancien chef : « Sans doute avait-il perdu son prestige de secrétaire général, mais il avait conservé à mes yeux, ou peut-être repris, celui de Saint-John Perse. Je m’étais délecté de ses œuvres une dizaine d’années plus tôt. » Ce transfert d’admiration n’était pas toujours aussi explicite qu’au moment précis du passage de relais entre Alexis Léger et Saint-John Perse. Mais le poète avait toujours participé des « grandes apparences » du secrétaire général. Au Quai d’Orsay, on discutait volontiers des talents de SaintJohn Perse, qui se manifestaient dans la prose administrative d’Alexis Léger. En mars 1940, Sainte-Suzanne interroge un collègue sur l’œuvre de Saint-John Perse : « “Avez-vous lu ses poésies ?” “Il y a de grands dons, me répond-il, et beaucoup de roublardise. C’est très fabriqué, comme son attitude, il est très étudié, très au point d’ailleurs. Le passage de la contraction au sourire est remarquable.” Bref il croit que la dominante chez Alexis est l’habileté. » Sainte-Suzanne comptait parmi ses plus fervents admirateurs ; à ses yeux, son talent de poète permettait au prosateur de surclasser l’ensemble de ses pairs : « Autant ses poèmes sont littéraires, autant sa rédaction au Quai est administrative, claire, précise, technique, vigoureuse. Il écrit peu mais il corrige tout, insérant dans les télégrammes préparés des paragraphes entiers. Ses corrections sont admirables et le classent indéniablement, sans hésitation possible, au-dessus de tous les rédacteurs du Département, tellement au-dessus qu’on peut dire qu’il n’y a pas de commune mesure entre eux et lui. » Sur ce point, Raymond de SainteSuzanne trouvait des contradicteurs : « Ce style ne satisfait pas tout le monde. “Chez Léger, me disait [Jacques] Dumaine, c’est le mot qui appelle l’idée.” D’autres jugent cette rédaction plus formelle que pleine. » Il est malaisé de se représenter la notoriété littéraire d’Alexis à la fin des années 1930 ; elle continuait certainement de jouer à plein dans son milieu professionnel. Saint-John Perse n’avait eu droit qu’à quelques lignes dans le deuxième tome de L’Histoire de la littérature française d’Albert Thibaudet, paru en 1936. Pour le critique, on avait tout dit de Saint-John Perse quand on l’avait rangé derrière Claudel dont il avait repris le « verset » pour en faire une « très large laisse rythmée ». Mais il n’y avait pas seulement les critiques ; les journalistes politiques s’amusaient à pister Saint-John Perse derrière Alexis Léger. Des allusions à la personnalité d’écrivain émaillaient parfois les portraits du diplomate. Le Jour et L’Écho de Paris croyaient savoir, après Munich, qu’on avait discuté littérature à la conférence. Après NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 602 — Z33031$$15 — Rev 18.02 602 Alexis Léger dit Saint-John Perse avoir mystifié Hoppenot, Alexis avait inspiré l’auteur anonyme de ce double article titré « L’artiste et le poète » : « Le chancelier Hitler est très renseigné sur notre personnel politique et diplomatique. Lorsqu’on lui présenta, à Munich, Alexis Léger, il était déjà informé des talents de son interlocuteur : “Je sais, dit-il, que vous faites de belles poésies.” Puis la conversation s’égara un instant sur les arts, et le Führer parut confondre un peu les genres. “Pardon, dit Léger, je ne pratique pas les arts ; je ne suis que poète.” “Ah ! s’exclama Hitler, mais quelle différence faites-vous donc entre artiste et poète ?” » La publication épisodique d’un livre par un autre diplomate rappelait aux journalistes la personnalité littéraire du premier d’entre eux. Lorsque Robert Bouchez, jeune attaché, publia Saison du diable, un recueil de poèmes en prose, Aux Écoutes, dans sa livraison du 5 novembre 1938, se souvint que Berthelot s’était amusé à composer un sonnet en « omphe » et que « Léger Saint-Léger Léger et John Perse » n’étaient qu’« une seule et même personne ». Paris Midi en profitait pour citer les premiers versets d’Anabase. Le cas de Fabre-Luce mis à part, qui attaquait dans son Journal de la France, rédigé en 1939 et publié en 1940, les écrivains diplomates qui préféraient leur carrière administrative à la pureté de leur art, Alexis Léger profitait en général du « discret renom littéraire » de Saint-John Perse. Dominique Leca, qui avait été normalien avant de devenir inspecteur des Finances, et d’assassiner la carrière d’Alexis, l’avait approché avec « curiosité » et un « préjugé favorable » à cause de l’œuvre de Saint-John Perse. Au Quai d’Orsay, Alexis enfreignait volontiers, au bénéfice de quelques initiés, la loi de séparation qu’il avait promulguée. À quelques heures de la guerre, Sainte-Suzanne signala à son chef « le passage du Journal de Gide le concernant ». Alexis s’enquit d’éventuelles « perfidies (Gide lui a envoyé ses livres, et il n’a toujours pas remercié) ». Sainte-Suzanne fut « heureux de le rassurer ». Alexis ne s’était pas coupé du milieu de la Nrf et notamment de Paulhan, qu’il continuait de fréquenter, distribuant comme autant d’oracles ses avis littéraires sur les nouveaux talents qu’il guettait dans les revues. Sainte-Suzanne en était témoin jusque dans son bureau du Quai d’Orsay : « Il lit beaucoup, dit-on, encore maintenant et en tout cas discute toujours avec joie d’art et de littérature. Il n’aime pas qu’on lui parle de ses propres œuvres (peut-être parce qu’on lui dit beaucoup de bêtises à ce sujet). Il n’aime pas pleinement qu’on en parle. Non qu’il ne soit pas content de ses écrits ! Il n’est pas homme à cela. Quand Hoppenot dit devant lui qu’il est un des plus grands poètes français, il ne le contredit pas. Il est sensible à cette gloire. » Avec la partition entre l’écrivain et le diplomate, Alexis perpétuait celle qui séparait la réception de Saint-John Perse à l’étranger, volontiers flattée, de celle, parisienne, qu’il surveillait d’assez près pour se tenir assuré qu’elle ne nuisait pas à son autorité politique. En décembre 1939, la guerre ne l’empêchait pas d’y veiller, avec la collaboration vigilante de SainteSuzanne : « Il refuse obstinément le droit de reproduire ses écrits dans des NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 603 — Z33031$$15 — Rev 18.02 Drôle de guerre, étrange défaite 603 morceaux choisis. D’autre part, comme je lui avais signalé deux de ses poèmes en vente chez Vrin, il me dit : “À quel prix ? Je les achèterai : j’étrangle tous les exemplaires que je peux trouver.” Je lui réponds que je souhaitais les avoir. “Alors soit, mais ne les faites pas circuler.” “Pourquoi donc ?” “Sans doute parce que écrire des poèmes, et de surcroı̂t des poèmes peu accessibles au grand public, ne fait pas sérieux. Qui dit poète dit rêveur et ça n’est sûrement pas une bonne note au Parlement quand il s’agit d’un fonctionnaire.” Sûrement, tel que je le connais, il y a dans son attitude sur ce sujet une précaution, une prophylaxie. Cela dit, je répète (j’insiste à dessein) que les Lettres sont sûrement un des soucis vivants, constants de sa vie. Et pour ce qu’il pense de ses poèmes, je me souviens d’une indication. Je me souviens de l’avoir vu copier parfois, de sa belle écriture presque trop systématiquement belle, des morceaux d’Anabase et les envoyer à quelque jeune femme à qui il donnait ainsi une grande preuve de confiance. » Alexis n’avait pas ces pudeurs devant les étrangers, confiant dans l’étanchéité des milieux politiques nationaux, ravi qu’un peu de gloire littéraire revienne à Paris, filtrée et parée des charmes de l’étranger. Devant Madariaga, Alexis n’avait aucune pudeur pour Saint-John Perse, au témoignage de l’écrivain diplomate espagnol : « Oh, il lui est bien arrivé de me parler un jour, à son bureau du Quai, de l’insuffisance prosodique des voyelles chez tel romancier qui se croyait poète, mais nous avions alors épuisé notre discussion sur l’interprétation donnée par l’Espagne à l’article 16 du pacte. » En décembre 1939, Raymond de Sainte-Suzanne s’amusait de la vanité littéraire de son chef dès que son autorité parisienne était sauvegardée : « Un Américain de la Nouvelle-Orléans avait envoyé à Léger un article sur Saint-John Perse. Il le perdit. Longtemps après il me demanda de lui en procurer un nouvel exemplaire (j’y réussis grâce à Sylvia Beach). Il y pensait, il y tenait, tout en se gardant bien de marquer le coup. Mais je suis sûr que si cet article avait été publié en France, il en aurait été fâché. » Les persécutions antisémites en Allemagne donnèrent une nouvelle occasion au diplomate de fusionner avec l’écrivain. Il aida Henri Hoppenot à faciliter l’exil de Walter Benjamin, son traducteur des années 1920, et peut-être celui de Sigmund Freud, d’après ses confidences invérifiées devant Pierre Guerre. Cela ne suffisait pas pour conserver un contact suivi avec les écrivains de son temps, ni avec les mœurs littéraires. De loin en loin, il rendait service à un jeune surréaliste ou à un écrivain communiste, ainsi qu’Aragon l’a raconté sous ses deux espèces successives. Aurait-il encore su rompre avec sa carrière administrative si les événements ne l’y avaient pas obligé ? Il décida a posteriori, devant T. S. Eliot, que la défaite l’avait seulement obligé à anticiper ce qu’il avait décidé pour la victoire : « Vous savez quelle servitude a été pendant quinze ans ma vie diplomatique à Paris, et plus particulièrement pendant les cinq dernières années d’une dégradation constante de la vie publique française. J’entendais me libérer spontanément au lendemain d’une victoire franco-britannique et NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 604 — Z33031$$15 — Rev 18.02 604 Alexis Léger dit Saint-John Perse d’un règlement de paix répondant à mes vues pour mon pays. Ma libération est intervenue plus tôt que je ne le pensais, et dans des conditions hélas ! tragiques pour mon cœur de Français, bien qu’antérieures de plus d’un mois à l’abandon final de la politique que j’ai toujours défendue et servie. » Ce n’était pas le vœu qu’il exprimait devant Crouy-Chanel au lendemain de son limogeage. Aussi bien, la contradiction était celle de sa vie même, qui ne se connaissait totale que dans la dualité : « Il m’a dit, notait SainteSuzanne, qu’il renonçait à toute activité administrative ; à Crouy, il a dit qu’il pensait à une activité politique plus étendue pour plus tard. » Débâcle et disgrâce Si l’invasion allemande de la Scandinavie, au matin du 9 avril, avait atteint le prestige du secrétaire général, sa cote n’était pas nulle, loin s’en faut, lorsque Paul Reynaud avait pris les Affaires étrangères. En décembre 1939, le futur président du Conseil proférait cette sentence balancée, devant le colonel de Villelume, qui rendait justice à toute la gamme des qualités du mage de la République, du charlatanisme au prophétisme : « Si Léger s’est souvent trompé, il faut reconnaı̂tre cependant qu’en certaines circonstances il a vu juste et loin. » À l’égard d’Hélène de Portes, dévorée d’ambition pour son amant, Alexis était prévenu de longtemps que sa liaison avec Marthe l’exposait à sa jalousie de mondaine. Il est difficile d’y voir clair dans les motifs de cette femme, disparue dans un accident de voiture en 1940 ; son amitié avec Minou Bonnardel l’avait rapprochée un temps d’Alexis. Sa haine rageuse succédait-elle à une affaire de cœur mal dénouée, ou bien procédait-elle d’une de ces antipathies spontanées, contre lesquelles les plus fins séducteurs demeurent impuissants ? En décembre 1940, Marthe se vantait d’avoir prévenu Alexis sept ou huit ans plus tôt : « “Mme P. te hait. Le jour où Paul Reynaud sera au pouvoir, elle aura ta peau.” Prophétie qui s’est réalisée, au printemps 40. » Alexis n’avait pas négligé l’avertissement. Sans attendre l’arrivée de Reynaud, il avait soigné sa maı̂tresse. En octobre 1939, Sainte-Suzanne observe que son chef « catéchise Hélène de Portes », soucieux de son influence sur les conceptions politiques de son amant. Mais l’égérie était versatile. Dans les tout premiers jours de la guerre, Alexis communiait avec le couple. Le 9 septembre 1939, Sainte-Suzanne observe « l’intrigue virulente de Reynaud pour venir au Quai » : « Léger, je crois, l’appuie. Il reçoit Hélène de Portes et va passer la soirée avec elle et Reynaud. Hélène de P. très enflammée : “Il faut faire la guerre tout de suite. Qu’attend-on pour faire la guerre ?” » Son ardeur ne dura guère. Le 1er octobre, le baromètre était déjà au plus bas : « Hélène de Portes, qui était très Jeanne d’Arc pendant cette intrigue, est devenue aussi résolument “pour la paix”. » Fragilisé au mois de mars 1940, perdant le contact avec Reynaud depuis le début du mois d’avril, Alexis amorça un nouveau renversement d’alliance et se rapprocha de Daladier, pourtant considéré comme moins NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 605 — Z33031$$15 — Rev 18.02 Drôle de guerre, étrange défaite 605 « dur » que le président du Conseil. Alexis justifia cette volte par suffisamment de bonnes raisons politiques pour brouiller les pistes ; il s’était pourtant rallié au principe d’une offensive dès l’invasion des Pays-Bas, sans attendre l’appel du gouvernement belge, opinion dominante dans l’équipe de Reynaud, à laquelle Daladier était hostile. Mais il est vrai qu’Alexis soutenait depuis longtemps des positions contradictoires sur cette question. Le 18 avril, Sainte-Suzanne observa les prolégomènes au renversement : « Léger, qui depuis le 22 mars s’abstenait soigneusement de voir Daladier, a déjeuné avec lui hier chez Bois [le journaliste] et l’a si bien “charmé” que Daladier a imposé silence à Arago qui attaquait Léger. Bref, grand étalage de loyalisme. » Pendant quelques jours Alexis conserva ses deux fers au chaud, avec l’espoir de n’avoir pas tout à fait perdu Reynaud, si bien que Sainte-Suzanne peinait à décrypter sa tactique. Le 18 avril, Emmanuel Arago jure que « Reynaud veut sacrifier Gamelin et Léger. En ce cas Léger travaille pour Daladier ? Ou bien... ne cherche-t-il pas à éliminer Daladier qui barre la route à ses projets belges ? » C’était faire beaucoup d’honneur à la stabilité de ses opinions stratégiques. À brève échéance, Alexis s’inquiétait surtout de sauver sa peau. Le lendemain, 19 avril, Sainte-Suzanne est convaincu par Villelume, qui affirme que « Léger a agacé Reynaud au début, mais que depuis trois ou quatre jours leurs relations sont meilleures et qu’il ne l’a jamais cru menacé ». Le militaire est-il sincère, ou bien cherche-t-il à intoxiquer l’adjoint du secrétaire général, pour endormir sa méfiance ? Dix jours plus tard, en tout cas, Villelume ne pouvait pas douter de la menace qui planait sur Alexis. Le 28 avril, déjeunant chez Reynaud, il entendit Hélène de Portes pousser « une violente offensive contre Léger ». Le 4 mai, Reynaud lui parla « de son intention de relever Léger de ses fonctions ». Margerie a raconté avoir « retrouvé plus tard dans les papiers de Villelume, en feuilletant, un décret daté de plusieurs jours précédant la disgrâce ; on l’avait dans l’esprit depuis longtemps ». Mais Villelume avait si bien rassuré Sainte-Suzanne, que le fidèle secrétaire en revint à son analyse initiale : Alexis ne se raccommodait qu’en surface avec Daladier, pour mieux contrôler Reynaud, et le conserver à sa main au Quai d’Orsay. La lettre « insolente » que le Département adressa à Daladier pour le convaincre de laisser les troupes françaises devancer la Wehrmacht en Belgique le persuada que le secrétaire général se rangeait décidément du côté de Reynaud : « Les propos de Crouy, de Marthe – Léger est cent pour cent contre Daladier – ne remontent pas à un mois. Sa politique “dure” cadre avec celle de Reynaud et du clan Churchill dans lequel il a des relations suivies. Ses efforts pour installer Reynaud au Quai, leurs contacts quotidiens. » Il imputait les quelques paroles acides du président du Conseil au ministre de la Guerre : « Daladier, pas fâché de faire le plus d’ennemis possible à Reynaud, a dû amplifier et diffuser les sarcasmes du président du Conseil contre Léger. » Sainte-Suzanne était à ce point dupe des habiletés de son chef, qu’il lui attribua, le 18 avril, le ralliement de Reynaud au principe d’une offensive belge, oubliant qu’Alexis plaidait peu de temps auparavant, avec Villelume, et contre de NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 606 — Z33031$$15 — Rev 18.02 606 Alexis Léger dit Saint-John Perse Gaulle, en faveur des opérations sur les théâtres extérieurs ; mais il retrouvait sa lucidité quand il s’agissait de Gamelin : « Reynaud, poussé par Léger, aidé de Gamelin, qui se contredisait ainsi totalement par rapport à quelques mois [auparavant], mais qui se savait attaqué par Reynaud, et était exclusivement préoccupé de lui plaire, encouragé par Londres (Churchill), a décidé d’entrer en Belgique à titre préventif. » Ces débats n’avaient pas d’autre enjeu que de situer les positions relatives des décideurs, qui donnaient l’impression de se cantonner au rôle d’observateurs des événements, sur lesquels personne ne souhaitait tellement conserver de prise. Lorsque les armées allemandes arbitrèrent tous les orateurs en pénétrant en Belgique, les Belges firent naturellement appel aux Alliés. Paul Reynaud fut surpris par l’unanimité de ses conseillers militaires, l’iconoclaste de Gaulle se trouvant pour une fois parfaitement aligné sur Gamelin, lequel se trouvait provisoirement sauvé par l’offensive allemande, alors que Reynaud avait programmé son limogeage. Seul Villelume s’inquiéta ouvertement de l’avancée trop facile des troupes françaises, au nord de la Belgique, pendant que le gros des armées allemandes s’engageait plus au sud, sur le terrain difficile mais moins défendu du Luxembourg et des Ardennes. Quant à Paul Baudouin, qui guignait les Affaires étrangères (ou le secrétariat général, au dire de Sainte-Suzanne), il se fit un malin plaisir de rappeler à Paul Reynaud la constante prédiction d’Alexis que les Allemands n’entreraient pas en Belgique – négligeant la part rhétorique d’un argument qui devait galvaniser le président du Conseil et l’amener à faire avancer où que ce fût des troupes françaises minées par l’inaction. Le dernier mot n’appartenait plus aux diplomates ; Alexis devait seulement se positionner pour se maintenir. Sa radicalisation, quelques jours avant l’offensive allemande lui permettait de s’acheter une image incontestable de belliciste de lier son sort à celui de l’alliance franco-anglaise et d’empêcher Reynaud de le sacrifier sans passer pour un défaitiste. Il est douteux que le secrétaire général ait tenu mordicus au projet belge, comme l’indique son rapprochement opportuniste avec Daladier, qui y était opposé. Alexis dévoila rétrospectivement son calcul lorsque sa fureur d’avoir été évincé par Reynaud, en dépit de son soin à tenir une position maximaliste, le conduisit à faire passer le président du Conseil pour un défaitiste. C’était tirer les conséquences de sa belle logique, qu’il préférait toujours à la réalité, et punir le président du Conseil d’avoir manqué de cohérence en continuant à faire la guerre sans le secrétaire général belliciste. Alexis s’efforça par la suite d’effacer le poids des considérations personnelles qui avaient ruiné la logique de son calcul, pour mieux situer leur antagonisme sur le plan des principes, et convaincre son adversaire de défaitisme à l’inverse de son esprit de résistance. Pertinax, qui a raconté le limogeage dans ses Fossoyeurs de la République, confia aux Hoppenot que dans sa première rédaction il « avait indiqué, et même accentué, la sorte d’incompatibilité d’humeur, d’antipathie physique existant entre Paul Reynaud et son secrétaire général, Léger ; ce dernier lui en avait fait supprimer des passages. “Mais non, a-t-il déclaré, cela n’a pas existé” ». Et pourtant, NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 607 — Z33031$$15 — Rev 18.02 Drôle de guerre, étrange défaite 607 selon les Hoppenot, « Paul Reynaud a été l’un des rares hommes ayant résisté au charme et à l’autorité hautaine d’Alexis Léger ». Au mois d’avril, une course de vitesse opposa Alexis à son ministre ; pour la première fois, il la perdit. Dès le 18 avril, Baudouin fit savoir aux Italiens que le départ du secrétaire général était décidé. Cette exagération reflétait l’impatience du pacifiste italophile. Les jours suivants, le rapprochement amorcé avec Daladier se confirma, ne laissant plus de doute sur la fragilisation de la position d’Alexis. Le 23 avril, Sainte-Suzanne croit « savoir que Baudouin et Hélène de Portes continuent à dire du mal de Léger à Reynaud et que celui-ci a réellement songé à le sacrifier ». Plus grave, la maison d’Alexis se fissure. Rochat, qui avait tu jusque là son hostilité au bellicisme de son chef, laissa mieux voir sa réserve : « Arago me dit que Rochat n’aime pas Léger. Je subodore un désaccord politique sourd depuis longtemps, bien que très discret », observe Sainte-Suzanne, qui tient la chronique de l’offensive contre le secrétaire général. Le 24 avril, il observe : « Hélène de Portes continue auprès de Reynaud sa campagne contre Alexis, qui s’en inquiète. » Le même jour : « Léger, se sentant menacé chez Reynaud par Hélène de Portes, se rapproche sensiblement, ostensiblement de Daladier (qui est gagné et le soutient), et soutient Gamelin qui vomit Reynaud. Parce que tous les deux sont menacés du même malheur, dit-on. » Le lendemain : « Il est sûr que Léger souhaite le départ de Reynaud et le retour de Daladier. » Le secrétaire général et le généralissime comptaient sur la chute du ministère Reynaud, qui n’était pas populaire, et le retour au premier plan de Daladier, pour sauver leur peau. Il ne s’en fallut que de quelques heures. Le 30 avril, tout le Quai d’Orsay bruisse du duel ; Arago apprend à SainteSuzanne que « l’entourage de Reynaud est déchaı̂né contre Léger : Baudouin, Leca, Hélène de Portes qui dit : “Je le tuerai en criant Vive la France !”, et que Reynaud le sacrifiera, tandis que Daladier le garderait, d’où la [...] jubilation de Léger, manifeste bien que muette » quand SainteSuzanne lui dit que Mandel est devenu anti-Reynaud. Arago ajoute : “Les deux hommes, Reynaud et Léger, ne s’entendent pas – question de peau –, Léger endort Reynaud et l’agace ». Alexis ne se faisait pas d’illusion sur son sort si Reynaud conservait les Affaires étrangères : « Il porte beau, mais je le connais assez pour sentir son inquiétude et sa tristesse. Je lui dis que Boncour le soutient. “Alors il doit se sentir Cassandre”, et suit un grand éloge de Boncour. » Aussi, le 4 mai, lorsque Sainte-Suzanne rapporte à son chef que « le cabinet passe pour perdu », il est avidement interrogé : « “Vous croyez à ce point ?” me répond-il avec un frémissement. Je reprends (pour la première fois, je vois mon interlocuteur anxieux) : “Oui, on dit le cabinet Reynaud très bas. Les affaires norvégiennes l’ont tué (c’est ce que tout le monde dit, peut-être à tort d’ailleurs). Et comme Daladier est associé à l’aventure, on assure qu’il ne sera pas rappelé.” Au mot “affaires norvégiennes”, je le vois se rétracter comme si j’avais appuyé sur une plaie : lui aussi y est associé. [...] La vérité est qu’il a heurté des gens, qu’il est redouté, NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 608 — Z33031$$15 — Rev 18.02 608 Alexis Léger dit Saint-John Perse et qu’il a été le chef le plus agissant de la coalition intérieure qui a poussé à résister à l’Allemagne jusqu’à la guerre inclusivement, et que les gouvernants, qui ne savent plus comment sortir de l’aventure, ne peuvent lui pardonner son action. » Le 6 mai, recevant l’ambassadeur italien Guariglia, Alexis fut embarrassé et mécontent d’apprendre que son ministre avait envoyé une lettre à Mussolini à son insu 18. Deux jours plus tard, devant Roland de Margerie, Alexis se plaignit amèrement de l’erreur commise par Reynaud, qui « manifestait une méconnaissance complète de la position politique et morale du chef du gouvernement italien au regard de son allié allemand ». Alexis théâtralisa l’incident, devant Margerie, pour impressionner Reynaud, en affectant la rupture : « Léger visiblement très froissé du procédé m’explique avec une émotion véritable qu’en sept ans, avec les ministres les plus variés, il n’a jamais été victime d’un pareil manque de confiance ; en ces conditions, il est décidé de n’être plus qu’un rouage et il me demande de renoncer définitivement aux efforts qu’il me voit déployer depuis trois semaines pour amener entre Paul Reynaud et lui un état de chose acceptable. » Alexis élaborait son système de défense et préparait une riposte, en prévision de sa chute. Les arguments qu’il servit à Paul Reynaud, au lendemain de sa chute, avaient déjà été rodés devant Sainte-Suzanne dix jours plus tôt : « Ils ne me connaissent pas, je n’accepterai pas Londres. Si on invoque des raisons nationales, je dirai que je ne peux représenter mon pays à l’étranger alors que mon autorité à Paris est diminuée. Sans aller jusqu’à des mesures excessives comme la révocation, je demanderai la mise en disponibilité, je les obligerai à prendre leurs responsabilités en les obligeant à prendre à mon égard une mesure péjorative, ils ne me traiteront pas en diplomate courant (ici légère pause comme quelqu’un qui en a dit un tout petit peu plus qu’il n’aurait voulu), et je les mettrai dans le bain. » Alexis espérait encore avoir un coup à jouer : « Il me dit qu’ils n’aboutiront pas à le “déloger”. En attendant il s’emploie activement à déloger Reynaud. Il fait remettre à Daladier notes et idées et arguments, bref des armes pour le combat qui s’annonce. » Dans la nuit du 9 au 10 mai, l’Allemagne lança son offensive. La veille, la censure avait arrêté un télégramme d’un journaliste américain « annonçant la nomination de Corbin à Rome, celle de Poncet à Paris comme secrétaire général, celle de Léger à Londres ». Sainte-Suzanne apporta le télégramme à Alexis, qui y vit un « plan de Reynaud ». De son côté, le secrétaire général disposait d’une note des services de renseignements reconstituant une discussion de deux diplomates de l’ambassade d’Angleterre à Paris, qui aboutissaient à peu près aux mêmes conclusions. La disgrâce d’Alexis était anticipée de tous les côtés. Un ultime épisode opposa le secrétaire général au président du Conseil, qui nourrit longtemps leurs récits antagonistes de ces jours tragiques. Dans cette affaire comme en bien d’autres, Henri Hoppenot se fit l’avocat d’office de son grand homme : « Certaines légendes ont la vie dure. Notamment celle qui a fait grief à Alexis Léger et à ses collaborateurs d’avoir, NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 609 — Z33031$$15 — Rev 18.02 Drôle de guerre, étrange défaite 609 dans un ténébreux dessein, ordonné, sans l’accord du ministre, le 16 mai 1940, l’incinération des archives du Quai d’Orsay. » En juillet 1947, Hoppenot demandait à Chauvel, qui était assis dans le fauteuil d’Alexis, la permission de redresser quelques idées reçues sur cette obscure affaire 19. Elle était emblématique du manque de sang-froid des dirigeants, paniqués par la recommandation du gouverneur militaire de Paris d’abandonner la place. L’incinération avait alimenté les soupçons de nettoyage, par l’équipe Léger, de documents qui auraient prouvé leurs maladresses ou leurs fautes. Paul Reynaud en fit ses choux gras après guerre : « Tandis que [Churchill et moi] parlions dans mon cabinet du Quai d’Orsay, des piles de dossiers étaient jetées sur les pelouses du jardin et une fumée s’en élevait. Léger, secrétaire général des Affaires étrangères, avait donné, sans m’en aviser, contrairement à l’allégation contraire qui figure dans certains récits romancés, l’ordre de brûler une partie des archives. » Pour faire justice de ces accusations, Hoppenot rappela à Chauvel l’existence d’une « note que, prévoyant les interprétations et les campagnes futures », il avait lui-même rédigée, « en fin d’après-midi de ce même 16 mai ». Il obtint du Département la permission de la publier, ce qui fut fait dans Le Monde, en août 1947 : Hoppenot se rend au cabinet de la présidence du Conseil et demande s’il doit être procédé à l’incinération des archives. Il est répondu par Devaux que la question ne concerne pas le cabinet de la présidence, mais relève de la décision de De Margerie. Hoppenot cherche alors Margerie et apprend de Dejean [adjoint de Margerie au cabinet diplomatique de Reynaud] qu’il est sorti pour un quart d’heure. Il indique à Dejean la raison pour laquelle il souhaitait voir de Margerie. Remonté dans son bureau, Hoppenot est rappelé quelques minutes plus tard par Dejean qui lui indique qu’il y a lieu de commencer immédiatement l’incinération de toutes les archives politiques. [...] MM. Charvériat, Rochat et Hoppenot se rendirent chez le secrétaire général auquel ils firent part de l’ordre d’incinération donné par le cabinet du ministre. Léger demanda immédiatement Paul Reynaud au téléphone pour en obtenir confirmation. Le président du Conseil répondit au secrétaire général qu’il convenait de mettre de côté les pièces d’archives historiques ou politiques les plus importantes et de procéder à l’incinération immédiate de tout le reste. Hoppenot ne fit pas son redressement sur commande ; il n’adressa la note qu’après coup à Alexis. La plupart des témoignages concordent avec celui du directeur d’Europe. Parmi les partisans de Paul Reynaud, Dominique Leca indique que « Paul Reynaud demeurera persuadé, toute sa vie, qu’il s’agit d’une initiative de Léger ». Mais il avouait pour sa part « ne rien connaı̂tre sur l’origine de cette décision ». Dejean, dans ses mémoires manuscrits sur « la bataille de France », n’attribue à personne l’incinération, qu’il représente comme une nécessité, les camions susceptibles d’emporter les archives n’étant pas assez nombreux * . Jean-Baptiste Duroselle, * MAE, papiers d’agents, Maurice Dejean, 8, p. 253. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 610 — Z33031$$15 — Rev 18.02 610 Alexis Léger dit Saint-John Perse sans avancer ses sources, attribue au secrétaire général l’initiative de l’incinération. Par corporatisme, aveuglement, ou simple fidélité aux faits, la plupart des diplomates confirmaient la version de Hoppenot. Margerie n’y mettait aucune complaisance envers son ancien chef, lors d’un entretien en juillet 1971 : « La décision a été prise dans une réunion regroupant Alexis Léger et ses collaborateurs. Reynaud, consulté, a donné son consentement. Il est vrai que l’incident fut utilisé contre Léger. Ce dernier, d’ailleurs, donnait prise à certaines attaques, il était “le comble de l’artifice” 20. » Le récit de Louis de Robien, qui est le plus pittoresque, exonère Alexis de toute responsabilité dans la décision, qu’il aurait au contraire condamnée. Mais la version du chef du personnel, contradictoire avec celle de Hoppenot, laisse entendre qu’il tenait ses informations du secrétaire général lui-même, dont il fut souvent la dupe : En arrosant des papiers avec de l’essence, on alluma deux brasiers, l’un dans la cour, devant le bureau des courriers, l’autre dans le jardin du ministre sur la pelouse centrale. Par les fenêtres, les agents de tous grades aidés de leurs dactylographes jetaient par les fenêtres les cartons verts qui se disloquaient avec fracas sur le pavé. Je fis fermer les portes, voulant au moins cacher cette scène aux diplomates étrangers, aux visiteurs et aux journalistes. [...] Churchill est aussi à quatre heures au Quai d’Orsay, où s’est tenue une réunion avec Gamelin, Daladier, etc. Il a vu le bûcher qui fumait dans le jardin... Quelle honte pour nous. Il semble qu’à la suite de cette visite les autorités se sont ressaisies et ont pris conscience de leur affolement. Dupuy, le chef du service intérieur qui souffrait comme moi du détestable exemple que donnait notre ministère, a entendu Mme de Portes dire à Paul Reynaud : « Quel est le con qui a donné cet ordre ?... » « C’est Léger », répondit le ministre avec imprudence. Or c’était le ministre lui-même qui vers la nuit avait exigé que l’on procédât sans perdre une minute à la destruction de tous les documents et Léger n’a pu que me faire transmettre par Charvériat un ordre que j’ai l’impression qu’il désapprouvait – comme je l’ai senti quand je suis allé lui demander d’épargner les cartons des services qui n’avaient pas de caractère politique. Dominique Leca se souvenait que « le péril momentanément éloigné, ce qui apparaissait comme une mesure de prudence raisonnable devint soudain à [ses] yeux un symptôme ridicule de panique. » C’est pourquoi, devant Louise Weiss, Alexis prétendit avoir contesté l’ordre de son ministre : « Léger a tenté de s’opposer à cet ordre, pour l’exécution duquel MM. Rochat, Charvériat et Hoppenot s’en référaient à lui, mais les instructions venues du cabinet étaient formelles [...]. Léger avait fait remarquer que cette mesure exécutée, soit en dehors, soit à l’intérieur du palais des Affaires étrangères, se saurait immédiatement dans Paris, auquel on voulait cacher que les Allemands avaient occupé, ou étaient sur le point d’occuper Laon. » L’incinérateur ne devait pas seulement se défendre du soupçon de défaitisme, il devait répondre du fantasme de la destruction opportune de documents compromettants. Il visait plus naturellement Alexis que son NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 611 — Z33031$$15 — Rev 18.02 Drôle de guerre, étrange défaite 611 ministre, qui n’avait pas comme lui deux septennats de responsabilités au Quai d’Orsay. Ce jour-là, croisant un diplomate qu’il n’aimait pas, Robien s’expliqua son air réjoui par le fait que « la preuve de ses imprudences – ou de ses compromissions – allaient disparaı̂tre ». Baudouin, dont les mémoires sont sujets à caution, attribuait l’incinération aux « instructions d’Alexis Léger, secrétaire général des Affaires étrangères, désireux de faire disparaı̂tre rapidement un certain nombre de documents et de dossiers ». Paniqué ou maı̂tre de lui ? Fonctionnaire docile ou manipulateur profitant cyniquement du désastre pour effacer ses traces ? Il n’est pas plus facile d’en décider que de fixer une image d’Alexis dans les derniers jours de sa vie de diplomate. Ce même 16 mai, fatidique pour la conservation de la mémoire du Quai d’Orsay, François Seydoux est impressionné par « sa blancheur de cire, son œil fixe, la souffrance qui se dégage de tout son être », qui « soulignent l’étendue du désastre ». Sainte-Suzanne ne voit pas le même homme : « Très maı̂tre de lui dans cette bagarre. Il me dit qu’il y a “désagrégation de l’esprit public”. Je comprends que nos régiments flanchent. C’est confirmé. Heures livides jusqu’à seize heures. Sauf Léger qui ne paraı̂t pas déprimé et déplore que nul ne songe à remonter le courant, que tout le monde regarde le gouffre et considère notre chute comme une fatalité. [...] Léger ne bouge pas dans son coin. Mais ferme, calme, méprisant pour qui songe à fléchir. Terriblement fidèle à lui-même, avec grandeur d’ailleurs. » Qui croire ? Alexis est à la fois le plus résolu, en ces heures sombres, et le plus conciliant, qui songe après tout le monde à ménager de larges concessions à l’Italie pour éviter qu’elle ne s’engage dans le conflit aux côtés de l’Allemagne. Il embouche son cor un peu tard. Le 15 mai, contrairement à son état-major, qui voulait « résister à l’Italie », il affirma « que le maintien de la neutralité italienne valait bien les Balkans ». Il « redoute la guerre avec Rome » ; c’est ce qu’il dit à Garnier, de l’ambassade de France à Rome. Cette ultime volte ne suffit pas à sauver la France d’une très tardive et opportuniste déclaration de guerre italienne. Le 18 mai, dernier jour de ses fonctions officielles, le président du Conseil abrégea un colloque sur la question. Son avis n’avait pas été entendu. Il ne serait plus là, le 10 juin, pour recevoir des Italiens l’annonce opportuniste de leur entrée en guerre. Écarté du processus de décision, le secrétaire général apprit le 17 mai la chute de Bruxelles, de Malines et de Louvain. « Pour la première fois », Sainte-Suzanne le voit « muet, calme, visiblement accablé ». « Je lui demande s’il veut voir Villelume, il hésite un peu, puis me répond non, à deux reprises, comme s’il redoutait cette conversation. [...] J’avais demandé à Crouy, à propos de moral, si notre matériel était jugé bon par les combattants ; “excellent”, m’avait-il dit. “Et suffisament abondant ?” Gêné, il a éludé. Je dis cela à Léger, il ne me contredit pas, baisse les yeux, ému, et sans répondre pose une question anodine. » Le lendemain, 18 mai, le moral remonte. « On dit que notre résistance s’étoffe », note SainteSuzanne, qui déduit du remaniement ministériel qu’« Alexis est sauvé. Son NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 612 — Z33031$$15 — Rev 18.02 612 Alexis Léger dit Saint-John Perse ennemi Paul Reynaud monte en grade mais quitte le Quai ; son ami Daladier s’y réinstalle. Il n’est pas pour rien dans cette combine : depuis quatre à cinq jours, Brussel, secrétaire de Mandel, venait plusieurs fois par jour chez Alexis, y faisant d’interminables stations. Je me demande de quoi ils parlaient. C’est un coup remarquable, une utilisation de circonstances étonnantes, une belle manœuvre ». En réalité, Daladier n’était plus disposé à défendre le secrétaire général. Le 18 au soir, Alexis se coucha en croyant avoir gagné la partie. Paul de Villelume a raconté la suite : « Daladier a promis aujourd’hui au président que, conformément à son désir, il relèverait demain Léger de ses fonctions de secrétaire général du ministère des Affaires étrangères. Mme de Portes, méfiante, obtient de Paul Reynaud, vers sept heures du soir, qu’il se charge lui-même de cette opération. Mais il faut que tout ceci soit fait avant minuit, heure de l’expiration de ses pouvoirs directs sur le Quai d’Orsay. Or, si la succession est maintenant ouverte, l’héritier n’est pas encore désigné, et encore moins pressenti. Coup de téléphone à notre ambassadeur au Vatican pour lui demander s’il accepterait de remplacer l’homme auquel il doit cette demi-retraite. Mais Charles-Roux est allé passer le week-end à Ostie et personne à l’ambassade ne sait où l’on peut l’y atteindre. FrançoisPoncet est aussitôt chargé de faire rechercher son collègue. On finit enfin par le trouver. Il accepte. Leca prépare le décret de nomination. Il fait en même temps avertir par Magre [secrétaire général de la présidence de la République] le président de la République qu’on lui présentera très tard dans la soirée une pièce importante à signer. Il ne lui dit pas, naturellement, de quoi il s’agit, de peur des réactions possibles. De même Margerie a été laissé complètement en dehors du secret afin que Léger, qu’il pourrait prévenir, n’ait pas le temps d’alerter ses protecteurs. Leca, toutefois, appréhende la résistance que ne manquera pas d’opposer Albert Lebrun. Il faudrait que le décret fût présenté par Baudouin à qui sa qualité de soussecrétaire d’État donne plus de surface ; mais celui-ci ne dı̂ne pas chez lui. On parvient cependant à le joindre. Il arrive à l’Élysée à minuit moins cinq. Le président de la République, interloqué, soulève, comme il était prévu, de nombreuses objections. Puis, de guerre lasse, il signe. Sans perdre un instant Leca fait porter le décret à L’Officiel. Il ne peut, en effet, y être inséré que sur un bon du ministre en exercice. Ce n’est qu’après l’accomplissement de cette ultime formalité que les conjurés respirent enfin. » Alexis a inspiré de nombreux récits du complot. Chaque fois, il y apparaı̂t arrogant, hautain et comme victorieux dans la défaite, que Reynaud lui infligeait par les mains d’une femme. De fait, la plupart des témoins immédiats ont noté la « dignité » de son départ et la bassesse de l’intrigue. Même le très pacifiste Louis de Robien s’émut des conditions du limogeage : « À l’heure où les blindés allemands étaient à Reims ou à Amiens, ce fut pour satisfaire à une jalousie de femme que fut sacrifié celui qui était à la tête de notre diplomatie depuis tant d’années et qui, par son expérience de la situation internationale, était incontestablement en situation de rendre des NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 613 — Z33031$$15 — Rev 18.02 Drôle de guerre, étrange défaite 613 services. Mme de Portes, que Paul Reynaud affichait comme sa maı̂tresse, ne pouvait en effet pardonner à Mme de Fels, dont elle se prétendait la meilleure amie et qui passait pour être l’égérie du secrétaire général des Affaires étrangères, d’avoir une situation mondaine et une fortune supérieure à la sienne, et ce fut elle qui exigea le renvoi de Leger, le harcelant chaque soir : “Eh bien est-ce fait ?” Paul Reynaud, qui sentait malgré tout l’iniquité de la mesure qu’elle lui demandait, répondait : “Pas encore.” Finalement Mme de Portes le brusqua en désignant elle-même le successeur de Leger. Elle songea à CharlesRoux, alors ambassadeur auprès du Saint-Siège, qu’elle connaissait du fait que comme elle il était originaire de Marseille. Tard dans la soirée elle demanda elle-même au téléphone le palais Taverna à Rome. Ce fut mon collègue Nerciat, attaché d’ambassade, qui prit la communication et reconnut sa voix et tandis qu’il faisait appeler son chef, elle passa l’appareil à Paul Reynaud. Celui-ci fut ainsi dans l’obligation de demander à l’ambassadeur s’il accepterait de remplacer Léger au Quai d’Orsay. La réponse affirmative de Charles-Roux coupa les ponts. » Au Département, on apprécia la dignité d’Alexis dans sa disgrâce ; il passait pour avoir dit ses quatre vérités à Paul Reynaud. Le jour même, Sainte-Suzanne « imagine que leur dialogue a été sévère » ; il le voit remonter « à son bureau et s’y barricader ». « Tard dans la matinée, il ouvre sa porte. J’entre. Il est calme, maı̂tre de lui, paraı̂t presque soulagé et parle aussitôt de la situation générale. Je le revois ce soir. Sur un ton uni et sourd, plus méprisant que violent, il me dit que Daladier n’a pas d’épine dorsale, qu’il est en dessous de tout, puis, moins brièvement, que Reynaud est un petit coq, qu’il est vénal, plein de fausse volonté, comme un petit nerveux. Tout ceci débité avec douceur et détachement ». Robien trouve « une grande noblesse » à son refus de « toute compensation » et notamment « l’ambassade à Washington que Daladier lui offrit ». Villelume témoigne d’un « entretien très orageux dont les éclats parvenaient jusque dans la pièce voisine ». En réalité, si l’entretien se termina par des éclats, et laissa Paul Reynaud excédé, Alexis aborda celui dont il tenait sa disgrâce avec l’affectueuse humilité qu’il opposait généralement à ses adversaires. C’est du moins ce que laissent imaginer « les nombreuses notes au crayon qui constituaient son plaidoyer », que Villelume le vit relire, en marchant vers le bureau de Reynaud, telles qu’elles sont conservées parmi ses papiers personnels : « C’est de vous ! C’est de vous que je reçois cela ! Quelle stupeur ! Je ne peux pas y croire. Non, croyez-moi, ne faites pas cela. Qu’ai-je donc fait pour perdre votre confiance et votre amitié ? Ou qu’a-t-on fait derrière moi pour vous la faire perdre 21 ?. » Avant de lui opposer le digne refus qu’il avait annoncé à Sainte-Suzanne quelques jours plus tôt, Alexis déploya toutes les ressources de sa dialectique pour essayer de le faire revenir sur sa décision. Après lui avoir témoigné sa « stupeur », il développa ses arguments dans un registre presque privé : « Avant de parler au ministre, laissez-moi parler à l’homme – à l’homme que vous êtes ou que j’avais toujours vu en vous, que j’ai aimé en vous. » Sans vergogne, il retournait encore une fois sa veste et se rangeait NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 614 — Z33031$$15 — Rev 18.02 614 Alexis Léger dit Saint-John Perse sous son panache, quitte à renier la protection de Daladier : « Vous que j’avais appelé ici de tous mes vœux, vous saviez que j’aspirais depuis longtemps d’esprit et de cœur à travailler avec vous et pour vous ; vous savez que pendant toute cette pénible décadence de notre vie gouvernementale des six premiers mois de la guerre je n’ai cessé de lutter pour vous, à la modeste mesure de mes moyens, dans des conditions qui altéraient quelquefois mes rapports avec mes ministres d’alors et dont vous témoignaient Champetier de Ribes et Coulondre. » Il s’en prit ensuite à Hélène de Portes, et représenta à Reynaud tout ce qu’il y avait d’abaissant, pour sa nature virile (on connaissait ses vanités dans ce domaine), à se soumettre à une intrigue féminine. Alexis reprenait sur ce registre, laissant deviner les bénéfices qu’il avait retirés de ses réseaux féminins, si l’on identifie les Fels au « F » elliptique de ses notes : « Quand vous êtes arrivé ici, c’est donc un ami, en même temps qu’un chef souhaité que j’ai cru voir arriver, un homme que je pouvais servir en toute liberté d’esprit (et de cœur) dans un rapport affectueux et confiant comme celui que j’avais connu avec Briand, avec Herriot, avec Boncour, avec Barthou. La veille même de votre prise de pouvoir je dı̂nais avec vous dans l’intimité chez nos amis F. et rien ne pouvait me faire soupçonner de votre part la moindre réserve envers moi. Ma surprise a donc été grande et extrêmement pénible, d’apprendre que dans le même moment, une campagne était déjà faite contre moi, par votre entourage professionnel ou privé, pour établir d’avance que je devais être écarté comme inopportun ou suspect – Washington pour moi – je n’ai pas voulu croire que cela pût répondre à votre propre sentiment. Vous êtes un homme direct et sûr et votre nature est trop virile et trop chevaleresque pour comporter rien d’insidieux. » À mi-chemin entre ce registre privé, qui accusait l’inefficacité inédite de sa séduction personnelle, et le terrain politique, où les deux bellicistes supposés auraient dû se retrouver pour unir leurs efforts, il ne cachait pas son dépit en déroulant le film de leur collaboration : « J’ai dû pourtant me rendre compte qu’on avait réussi à fausser votre confiance, car quel que fût le rythme des événements je ne pouvais pas ne pas interpréter, en de telles heures, la perte du tout contact intellectuel ou moral avec vous, la raréfaction même de mes rapports administratifs avec vous. J’en ai été profondément affecté. J’ai renoncé à comprendre. On ne peut pas à la fois travailler et s’attacher à démêler le fil des intrigues qui peuvent vous desservir du dehors. Il n’est pas dans ma nature, pas plus qu’il n’est dans la vôtre, de chercher à forcer la confiance ou l’amitié. Je me suis replié silencieusement sur mon travail en attendant le jour où les événements eux-mêmes vous amèneraient à me faire justice, administrativement et humainement. Il n’en était pas moins déconcertant de constater qu’après avoir eu la confiance amicale d’une douzaine de ministres dont je ne partageais pas toujours les idées ou les méthodes, je rencontrais la réserve du ministre auquel je croyais pourvoir porter le plus d’attaches personnelles. » Il n’y avait rien, jusque-là, qui eût pu justifier les éclats entendus par Villelume. La deuxième partie du laı̈us, adressée « maintenant au ministre », NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 615 — Z33031$$15 — Rev 18.02 Drôle de guerre, étrange défaite 615 était plus proche de l’image qu’Alexis a laissée de l’entretien. Manifestement informé de la compensation qui devait rendre convenable son limogeage, le secrétaire général avait prévu de décliner l’offre de l’ambassade de Washington. Il invoquait des raisons de goût et d’aptitude : « Même en temps normal, je vous dirais que je n’ai rien pour réussir à Washington : pas de fortune ; pas de vocation ni de foi ; pas d’habitude de l’extérieur. La vie de travail n’est pas celle de représentation. » En utilisant le terme de « vocation », Alexis montrait que seule la dimension politique de la diplomatie, et, partant, le poste de secrétaire général, conçu comme une sorte de ministère permanent, rivalisait à ses yeux avec la vie de poète à laquelle il avait renoncé. Il n’avait cure d’un poste de représentation. Alexis termina par là où son entourage croyait qu’il avait commencé : « Même en temps normal aucun secrétaire général n’a jamais quitté ce poste pour une ambassade. C’est une fonction non régressive ; en Angleterre, pour Vansittart, quand il fut disgracié, on ne lui a pas offert une ambassade, on a créé quelque chose sur mesure, quelque chose de nouveau et de supérieur pour lui dans l’apparence. Prenez la responsabilité de cette appréciation et de cette conclusion et frappez-moi en conséquence en me relevant de mes fonctions ; je réclamerai une mise à la disposition. » Pour la galerie, il résuma cette attitude orgueilleuse d’une belle formule : « J’ai le droit au bénéfice intégral de l’injustice. » De retour dans son bureau, il griffonna pour lui-même ses griefs contre son bourreau, « ce très petit homme que les événements n’ont pu hausser à leur hauteur, etc., plein de bile ». Dominique Leca, qui avait trempé dans l’affaire, résuma férocement sa réaction, en observant qu’il « manifesta des réflexes éminemment égocentriques : “Me faire ça à moi !...” Il n’avait jamais considéré Paul Reynaud, ni à vrai dire aucun de ses prédécesseurs, comme un chef, mais comme l’incompétence au passage au sommet du ministère. Il régnait en souverain sur les postes et les hommes ». Leca mesura également l’égocentrisme d’Alexis dans sa riposte : « Léger interpréta sa “destitution” comme la préface délibérée d’une politique de neutralisme. Paul Reynaud fut par lui condamné à tout jamais. Aider officiellement la France à Washington, il n’en fut plus question ! Il attendit la suite des événements, guettant les petites occasions de vengeance qui ne manquèrent pas. Il sut, en temps voulu, alimenter en indiscrétions des journalistes et des confrères, orchestrer des confidences, tout en visant la même cible : selon lui, le faible Reynaud aurait pris parti pour l’armistice, dans le secret de son cœur, dès le 17 mai. Le flot des interprétations péjoratives contre lesquels Reynaud ce cessa de lutter jusqu’à la fin de sa vie trouve sa source dans la rancune d’un fonctionnaire éconduit, doté d’un grand talent et de nombreux amis, et qui tira le maximum de cette belle occasion pour exagérer la signification de son départ. » Le jour même, en sa qualité de directeur du personnel, Robien dissuada Alexis de priver le Quai d’Orsay de ses compétences en pleine crise nationale : « Je lui ai dit qu’il pourrait revenir dans la maison – au Conseil d’État ou ailleurs. Il m’a dit que non. Il a refusé l’ambassade de Washington malgré NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 616 — Z33031$$15 — Rev 18.02 616 Alexis Léger dit Saint-John Perse les instances de Bullitt. Celui-ci semblait au courant, ce qui fait penser que l’intrigue ourdie contre lui remonte à un certain temps. Je lui ai dit qu’il y avait pourtant un rôle à jouer et que s’il décidait l’intervention américaine en ce moment ce serait une magnifique réponse à ses ennemis. Il m’a dit qu’il ne pouvait le faire en ne sentant pas la confiance du gouvernement 22. » Le clan d’Alexis se sentit personnellement visé ; pour les autres, l’affaire passa au second plan, dans les circonstances tragiques de l’effondrement militaire. Hoppenot et Massigli incarnaient ces positions respectives. Le premier, ému, écrivit au second, impavide : « Je n’ai pas besoin de vous dire ce que le “limogeage” de Léger a représenté pour tous ceux qui étaient ici associés à son travail et qui pouvaient apprécier l’iniquité de cette décision... [...] Léger a supporté le coup avec une dignité et une maı̂trise parfaites. Je ne vous dirai rien de mes sentiments personnels en le voyant partir. Mais la Maison décapitée, et les dégâts faits à l’étranger, en Angleterre surtout, par son départ ne seront pas rapidement réparés. » Rétrospectivement, Massigli eut ce commentaire lapidaire : « La nouvelle [...] me surprit sans m’émouvoir : je ne parvenais pas à lui découvrir d’autre cause qu’une notoire incompatibilité d’humeur entre le ministre et son premier collaborateur ; ce n’était peut-être pas le moment de lui donner tant d’importance. » Un petit complot amical ourdit une riposte pour qu’Alexis obtı̂nt finalement l’ambassade de Washington qu’il avait refusée sous l’effet de la colère. William Bullitt, avec qui Alexis dı̂na le soir même, chez Léon Blum, le pria d’accepter l’ambassade ; il était déjà intervenu auprès de Paul Reynaud pour essayer de prévenir le limogeage. Charles Corbin, le 22 mai, lui fit passer le même avis par Henri Hoppenot ; son opinion rejoignait celle de ses amis anglais : « On me dit que vous avez refusé les postes qui vous ont été offerts en faisant valoir qu’une mission entreprise dans de telles conditions ne bénéficierait pas de tout le crédit nécessaire. Prenant d’ici mes perspectives, je puis vous assurer que la confiance qui a toujours été placée en vous à l’étranger n’a nullement été atteinte par la mesure dont vous avez été victime. Certains se sont inquiétés de sa signification, dans les milieux politiques. Au Foreign Office, où l’on m’en a spontanément parlé, j’ai recueilli des témoignages de surprise et de regret : Cadogan, Sargent et bien entendu Vansittart, qui est indigné et qui déplore ce déplacement d’autant plus que ses amis arrivent au pouvoir à Londres et que sa situation personnelle s’en trouve très améliorée 23. » Ainsi amicalement pressé, Alexis se ravisa. Marthe de Fels envoya son mari, toujours complaisant, à Roland de Margerie : « C’est dans l’après-midi du 23 mai que j’ai reçu la visite d’André de Fels, désireux de parler de la situation de Léger et de le défendre. » Paul Reynaud a raconté de son côté qu’après avoir refusé l’offre de Washington, Alexis lui « fit dire par l’un de ses confidents, Élie-Joseph Bois, qu’à la réflexion, il revenait sur son refus ». « Trop tard », réponditil en rappelant qu’il avait soumis son offre à une acceptation immédiate. Le récit de Paul Reynaud est corroboré par l’indignation spontanée NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 617 — Z33031$$15 — Rev 18.02 Drôle de guerre, étrange défaite 617 qu’Élie-Joseph Bois témoigna à la victime de la « camarilla » : « Comment Daladier peut-il prendre cela ? Je viens de téléphoner à Mandel qui l’ignorait ! Quant à moi quel regret j’ai d’avoir refréné mon dégoût du personnage et d’avoir loué quelques-uns de ses actes... Un peu pour vous, un peu pour Daladier, par esprit de sacrifice dans les circonstances présentes ! [...] Je me demande quelle est l’attitude à avoir pour vous... vous retirer sous votre tente et attendre le juste retour – ou continuer à servir ailleurs... et attendre aussi 24. » L’indignation de Bois n’était pas de commande ; le préfet Chiappe, le lendemain, en témoigna : « Hier nous avons parlé toute la journée de cette infamie avec notre cher Élie Bois... Je veux simplement, mais de tout mon cœur – qui vous a toujours été fidèlement attaché – vous assurer de toute mon affection. Elle est peu de chose. Mais je vous l’offre telle qu’elle est... profonde, chaleureuse, constante et sur laquelle vous pouvez compter à tout instant, toujours... fraternellement 25. » Bois, ni Fels, ni Chiappe, n’y purent rien, pas plus que ses partisans politiques. Campichini, l’un des derniers « durs » du cabinet, avec Mandel, lui adressa une lettre pleine de sympathie impuissante. Le limogeage du secrétaire général valait camouflet pour tous ceux qui, comme Pierre Viénot, militaient pour la résistance à l’Allemagne (« J’ai ressenti avec une profonde tristesse l’injustice qui vous était faite ») ou qui, comme le général Spears (chargé de la liaison entre les états-majors alliés), défendaient l’Entente cordiale : « Personne ne vous a plus admiré que moi. Vous voyiez toujours juste et exposiez toujours d’une façon merveilleuse le point de vue de votre pays. De plus on ne pouvait que vous aimer aussi. » Stefan Osusky lui écrivit une lettre pure de toute rancune : « Ce qui a le plus heurté mon sentiment c’est que le changement diplomatique, précédant le changement militaire de vingt-quatre heures, pouvait donner l’impression que c’était la diplomatie qui était responsable des revers sur le champ de bataille. Je crois ne pas avoir besoin d’en dire plus. » Morand, en ami, se situa sur un terrain plus personnel en ramenant la perte du secrétariat général à un épisode de l’aventure d’une vie beaucoup plus large que l’expérience administrative : « Tu sais mieux que personne que les révolutions extérieures et les contraintes qui nous sont imposées du dehors comptent peu ; nous les traversons sans qu’elles nous transpercent. Elles ne gardent vite qu’une valeur de péripétie et cette saveur romantique qui fait la fortune du biographe. Rien ne saurait rayer ton cristal. [...] Tu as traversé sans t’user une épreuve interminable ; tu restes fort et jeune, tout en t’étant magnifiquement donné à l’État. » En dépit de la variété et de la ferveur de ces témoignages d’amitié, Alexis eut un instant de découragement, le 20 mai, en quittant son bureau : « Je vais tomber dans le noir, je ne saurai plus rien. » Il s’était repris, quelques jours plus tard, lorsqu’il écrivit à Hoppenot depuis Arcachon, où il résidait chez Marthe de Fels. Il retrouva naturellement son ton de chef d’équipe : Merci encore du bon contact que vous m’assurez : il m’éclaire sur l’évolution générale de la situation et me permet de vivre encore parmi vous. Ma seule émotion, en quittant le Quai, en dehors de la tristesse d’abandonner la lutte en un moment pareil, était seulement de faire défaut à ceux avec qui je vivais si fraternellement, et d’un même souffle, au travail. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 618 — Z33031$$15 — Rev 18.02 618 Alexis Léger dit Saint-John Perse Tenez bon et durez, fidèle à vous-même. Il n’est point d’autre maxime en ce moment, pour vous, comme pour Margerie, et tout autre d’entre vous à qui l’atmosphère deviendrait moins respirable. Votre privilège d’avoir vécu Asie et Occident vous aidera. Dites à Charvériat de ma part de ne me rien laisser ignorer de ses préoccupations. J’aimerais avoir directement de ses nouvelles. Pour plus de prudence, s’il y a lieu, il peut toujours, comme vous, m’écrire sous double enveloppe. [...] Dites aussi à Crouy [qui était engagé] de me donner de ses nouvelles : je m’inquiète de son sort. Demandez pour moi à Sainte-Suzanne, en lui transmettant une affectueuse pensée, de vouloir bien s’occuper pour moi d’une question de passeports. [...] Ne m’oubliez pas auprès de Rochat, à qui je garde une très attentive et affectueuse pensée ; et dites bien à Margerie de ma part que je fais confiance à sa maı̂trise pour ne céder qu’en dernière limite à l’élégance de sa nature très racée. Qu’il sache, en tout cas, d’homme à homme, que je n’oublierai jamais la sollicitude qu’il a partagée avec vous à mon sujet 26. Après avoir fait la tournée de son équipe, Alexis traça les perspectives de son destin. Il suivait le conseil de Bois, et se retirait comme Achille sous sa tente, sans se douter qu’il y resterait toujours. Mais il évoquait déjà sa doublure, le poète : Ce que je puis souhaiter de mieux est qu’on s’abstienne le plus longtemps possible de réévoquer mon cas dans le milieu gouvernemental actuel. Un long recul m’est nécessaire. Il faudrait une situation nationale vraiment extrême pour m’imposer le devoir d’un changement de décision. Cette décision reste pour l’instant la même quoi que puissent dire à mon insu des amis bien intentionnés : n’accepter, du gouvernement qui m’a ainsi traité, d’autre situation que la disponibilité. Quant à l’aspect humain de la question, s’il n’y avait pas le drame de la guerre et ma séparation d’avec vous tous, qui me fait ressentir encore plus vivement mon exclusion de la lutte, vous savez mieux que personne, dans votre cœur d’ami, ce qu’il faudrait en penser : on n’est pas à se plaindre quand on se retrouve intact et sans compromission, sous sa loi propre, après vingt-sept ans de service public. L’homme qu’on a cru atteindre en moi était seulement mon double, pour qui je n’ai point d’amour-propre : il m’est toujours trop facile d’en laisser la dépouille à la voierie. En dépit de ses talents exceptionnels et de son caractère singulier, Alexis s’était comporté en représentant moyen des élites françaises : son opportunisme, la plasticité de son intelligence, son indolence même, le portaient toujours aux courants dominants. Il avait défendu le système de sécurité collective qui emportait l’adhésion du gros des troupes, non sans jouer un rôle particulier dans sa pérennité, en favorisant l’ascension d’agents qui y croyaient plus que d’autres. Il s’était défié de l’Espagne républicaine comme la plupart des élites. Il avait été munichois comme presque tout le monde ; il s’était ravisé, comme la plupart de ses pairs, devant l’appétit insatiable de Hitler. Qu’elles ne lui fussent pas singulières, ne signifie pas qu’Alexis n’eut pas d’opinions ; seulement, il ne les défendit jamais ouvertement. Il manipula Paul-Boncour lorsqu’il lui parut trop peu ménager de la sécurité collective, NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 619 — Z33031$$15 — Rev 18.02 Drôle de guerre, étrange défaite 619 il soumit à des pressions étrangère Léon Blum dont il craignait la passion partisane dans l’affaire espagnole, il fit chuter Laval lorsqu’il s’émancipa de la politique genevoise qu’il était supposé défendre, et mina la position de Georges Bonnet, trop conciliant à l’égard de l’Italie. En revanche, il ne s’opposa pas à la politique de Louis Barthou, qui rompait en douceur, mais résolument, avec celle de Briand, et il sembla désorienté lorsqu’il lui revint d’assumer la conduite de la politique étrangère pendant la drôle de guerre, alors que Daladier devait assumer les triples responsabilités de la présidence du Conseil, de la Guerre et des Affaires étrangères. Alexis avait défendu l’héritage de Berthelot, en maintenant une tradition d’anglophilie, de défiance envers l’Italie et d’hostilité à l’égard de l’impérialisme allemand. Que la France de la III e République, profondément pacifiste, sur la défensive, ait ouvert ses frontières à quarante mille Juifs allemands, quitte à nourrir l’imbécile suspicion d’une diplomatie belliciste manigancée pour leur profit particulier, et qu’elle ait préféré toujours s’entendre avec une Angleterre longtemps complaisante avec le IIIe Reich et faiblement armée, montre assez le fond majoritairement libéral de son peuple. Cette France-là, à laquelle Alexis avait mêlé son destin, en la servant avec un esprit de compétition qui lui faisait confondre son jeu personnel et les intérêts nationaux, ne l’avait pas exposé à de sombres complaisances pour satisfaire son désir de puissance. Alexis n’a pas vécu dans la France de Vichy, qui l’aurait autrement éprouvé. De Gaulle, plus que Pétain, lui servit de révélateur. Alexis laissait derrière lui ses maı̂tresses, quelques amis, sa mère et ses sœurs. Il abandonnait le décor quotidien de sa vie parisienne, depuis près de vingt ans, son appartement banal, meublé de tapis de Chine et d’Éthiopie, de meubles familiaux, et d’un lit, offert par Marthe, avec ses couvertures de laine blanche, bordées de soie, que ses collaborateurs avaient admirées lorsqu’il avait campé dans son bureau, aux derniers jours d’août 1939. La légende persienne veut que la Gestapo se soit ruée dans ce modeste appartement, pour y rafler des documents compromettants. Les béotiens auraient confondu Saint-John Perse avec Alexis Léger ; ils auraient emporté des manuscrits là où ils pensaient tenir des secrets d’État. Cette légende se nourrit d’événements réels. En août 1940, les Hoppenot apprirent que l’appartement d’Alexis avait été occupé par les envahisseurs « dès le premier jour » : « Les Allemands espéraient y trouver des papiers importants mais ils ont dû se contenter de deux tapis chinois. » Alexis n’était pas parti en laissant derrière lui les œuvres philosophiques et théâtrales dont il se vanta d’avoir été spolié par les Allemands. Après la guerre, Henri Hoppenot mena son enquête : « Sa mère et sa sœur Éliane m’ont assuré, à mon retour en France en 1945, qu’aucun manuscrit d’Alexis Léger n’avait jamais été pris par les Allemands, ni aucun de ses objets personnels. » En revanche, Alexis laissait Marthe de Fels derrière lui, ou plus exactement elle ne le suivait pas, qui ne pouvait se résoudre à abandonner son mari, ou son train de vie. Son départ avait été programmé, mais elle apprit aux Hoppenot qu’elle y avait renoncé « devant le “désespoir” de son mari ». NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 620 — Z33031$$15 — Rev 18.02 620 Alexis Léger dit Saint-John Perse Elle s’en ouvrit à Morand, en août 1940 : « Alexis Léger, en s’embarquant pour Londres, m’a suppliée de le suivre. J’ai hésité longtemps. Puis j’en ai parlé à André qui m’a suppliée à son tour de ne pas l’abandonner. » L’admirateur de Saint-John Perse ne se satisfaisait pas de cette version, qui diminuait l’image qu’il s’en faisait : « Les femmes se donnent souvent le beau rôle »... Diplomate sans poste et séducteur sans maı̂tresse, Alexis partait pour sa rive natale, en Amérique, où il avait refusé de représenter la France. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 621 — Z33031$$16 — Rev 18.02 III L’INVENTION DE SOI NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 622 — Z33031$$U1 — Rev 18.02 NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 623 — Z33031$$16 — Rev 18.02 XVIII Le duel Léger-de Gaulle (I) : la guérilla du diplomate « Je me trouverai un jour face à cet homme [de Gaulle] et je devrai le combattre. Ceux qui le suivront seront contre moi. » * Depuis le début de sa carrière, aristocrate de cœur rallié à son temps démocratique, Alexis n’avait jamais cessé de servir l’homme du moment, acceptant la loi de l’actualité. Son seul nord magnétique était l’Angleterre ; et voici qu’elle défaillait à son tour sous les coups de boutoir aériens de l’Allemagne. Il suivit le nouveau maı̂tre de l’heure. En juin 1940, à Londres, il croisa la France libre, et Churchill le pressa de rester à ses côtés, mais Alexis ne croyait pas dans les chances du vieil empire ni dans celles du jeune général. Rallié à l’Amérique, il s’attacha surtout à demeurer au-dessus de la mêlée, réservé pour le grand rôle qu’il espérait. Le temps s’accélère, au mitan de la vie. La guerre commande des décisions nettes et rapides ; Alexis est arrêté par l’inaction, l’irrésolution et la peur. La peur de mourir le fait fuir loin de Londres bombardée. La peur de se compromettre le retient à New York, les premiers mois décisifs de son séjour américain, loin des cercles du pouvoir, à Washington. La peur d’enfourcher le mauvais cheval l’empêche de rompre avec Vichy et de rallier de Gaulle, comme il refusera, plus tard, de rejoindre Giraud en Algérie. Fuir la France et l’Angleterre, mais ne pas rompre avec Vichy Le 16 juin 1940, Alexis quitte Bordeaux. Le 21 juin, il débarque à Milford Haven. Deux semaines plus tard, le 4 juillet, il part de Glasgow, traverse l’Atlantique et arrive le 12 juillet à Halifax, au Canada ; le 14 juillet 1940 au soir, il célèbre la fête nationale aux États-Unis. À Paris, où ses amis suivaient son itinéraire, les Hoppenot apprirent qu’avant de « quitter Londres », il avait « déclaré à Morand qu’“il ne reviendrait jamais en France” ». À défaut des mémoires politiques qu’Alexis n’a jamais écrits, où il aurait expliqué sa trajectoire, d’Arcachon à Washington, la manière de mémorandum qu’il a rédigé en octobre 1940, pour réfuter, sur un plan juridique, * Doucet, Hélène Hoppenot, op. cit., mot d’Alexis rapporté par Hélène le 8 juillet 1943, mais prononcé plus tôt. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 624 — Z33031$$16 — Rev 18.02 624 Alexis Léger dit Saint-John Perse les attendus justifiant sa déchéance de la nationalité française, permet de reconstituer son état d’esprit. Accusé de se rebeller contre l’armistice en quittant le territoire national, Alexis plaida son ignorance de l’inflexion politique du nouveau gouvernement, conforté par la continuité des combats dont il avait été le témoin en quittant Le Verdon : « La conviction sous laquelle M. Alexis Léger s’était embarqué de bonne foi trouvait pour lui une confirmation dans un fait concret, constaté de ses propres yeux : le navire anglais sur lequel il voyageait, attaqué trois fois par des avions allemands, s’était trouvé défendu par des avions de chasse français ; ce qui attestait encore, à la date du 17, et la poursuite intégrale de la lutte militaire française contre l’Allemagne et la poursuite intégrale de la collaboration franco-britannique 1. » Sur le plan politique, à défaut d’avoir accepté de témoigner devant la commission d’enquête parlementaire sur les événements survenus avant la guerre, Alexis a laissé une trace de sa conversation en mai 1945 avec Georges Bidault, le successeur de Jean Moulin à la tête du Conseil national de la Résistance, et futur chef du gouvernement ; il lui avait expliqué son départ : « Semaine d’Arcachon : rien – sans contact avec personne, malgré voisinage de Bordeaux. Contact seulement avec les criquets des Landes. Départ le 16 juin – Arrivée à Londres deux jours après de Gaulle. Idée : me soustraire aux Allemands (ennemi no 1), il faut me ménager une possibilité de rejoindre le gouvernement français de résistance. À défaut, me réserver une action de plaidoirie à l’étranger 2. » La préoccupation immédiate d’Alexis était de se soustraire à la violence nazie ; c’est par là qu’il justifia son départ devant le régime de Vichy : « L’ancien secrétaire général du Quai d’Orsay était l’objet d’attaques constantes de la presse nazie. Il ne pouvait se fier au sort qui l’attendait personnellement s’il tombait un jour aux mains de la police allemande : les précédents de l’occupation allemande en Autriche, en Tchéco-Slovaquie et en Pologne étaient la seule donnée expérimentale que l’on eût encore sur le traitement réservé aux agents diplomatiques des pays occupés, et il ne semble pas qu’un seul membre du gouvernement actuel eût pu, alors, conseiller à M. Alexis Léger en particulier de demeurer au lieu de sa résidence privée à attendre le régime de l’occupation allemande. » Du reste, il fallait que sa crainte fût forte pour le soustraire à ses responsabilités et affections familiales. À Lilita Abreu, à qui il confie une lettre pour sa mère, il écrit le jour de son départ : « À l’heure la plus atroce de ma vie de Français, de ma vie de fils et de ma vie d’Allan, je te confie ma mère, sans pouvoir te dire plus. [...] Veille sur elle en même temps que sur toi, car j’attends de toi que vous soyez rendues toutes deux. Ma mère reste seule, avec ma sœur Éliane, crucifiée par l’exil de deux de ses enfants 3. » Inquiète de représailles allemandes contre son amant, considéré comme un adversaire par les Allemands, Marthe avait poussé Alexis au départ, avant de se raviser. Le 7 juillet, les Hoppenot reçurent un « télégramme et une lettre de Marthe de Fels » exprimant son désir de « faire revenir Léger en France » et priant ses amis de « lui télégraphier dans ce NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 625 — Z33031$$16 — Rev 18.02 Le duel Léger-de Gaulle (I) 625 sens, affolée, mais un peu tard, par la responsabilité qu’elle a prise de le faire partir ». Le général de Gaulle avait lancé son appel le 18 juin, avant qu’Alexis n’arrivât à Londres. Plaidant la légitimité de sa fuite devant les maı̂tres du nouveau régime, Alexis rappelait que le gouvernement avait appelé à la résistance jusqu’à la veille de l’armistice, le 22 juin, mais il ne faisait aucune allusion, bien entendu, à l’appel du « général félon ». Alexis n’affectait pas seulement d’ignorer son existence, il reniait plus largement toute solidarité avec l’allié qui accueillait les Français disposés à continuer la lutte : « Arrivé à Londres le 21, il s’est confiné dans une retraite privée à la campagne, à une heure de Londres. Après la signature de l’armistice franco-allemand, appréhendant une altération des rapports franco-britanniques qui pût l’exposer un jour à une situation morale inattendue, il n’a pas hésité, en dépit des difficultés de toutes sortes, à surmonter pour sortir d’Angleterre, à rechercher la première possibilité de départ, par voie d’air ou de mer, à destination tout au moins d’un pays neutre, d’où rejoindre ultérieurement une terre française non occupée. » Évidemment, Alexis n’avait pas méconnu l’appel du général de Gaulle. À Morand, qui était encore à Londres, il prétendait s’être rencontré avec le général et lui avoir conseillé de « faire la guerre, pas un gouvernement ». Ce n’était probablement qu’une vantardise, extrapolée de ses convictions. Après guerre, il fit rectifier le témoignage de son vieux camarade, en expliquant qu’il n’avait eu aucun contact personnel avec de Gaulle, et il ne se trouva aucun gaulliste pour le chicaner sur ce point. À l’ambassade de France à Londres, la plupart de ses collègues s’étaient réjouis de l’appel martial du 18 juin ; les mêmes furent refroidis par le discours du lendemain, dans lequel le général prétendit « parler au nom de la France ». Selon les souvenirs de Charbonnières, qui n’étayait pas son jugement, l’ancien secrétaire général n’avait pas éprouvé les affres de Roland de Margerie, qui hésitait à rallier le général ou à rejoindre le consulat de Shanghai qu’on lui avait offert : « Léger, lui, qui était en mauvais termes avec le général de Gaulle, n’hésita pas longtemps avant de partir. » Cette animosité procédait peut-être de leurs divergences stratégiques, à l’époque de la drôle de guerre ; les liens du jeune général avec le responsable de sa chute avaient certainement aggravé les griefs d’Alexis. Le secrétaire général déchu, que sa disgrâce rendait plus abordable, passait quotidiennement à l’ambassade et bavardait longuement avec Charbonnières, simple secrétaire d’ambassade, lorsqu’il n’y trouvait pas Corbin. Le jeune diplomate a conservé le souvenir d’un homme plus marqué par son échec personnel que par l’effondrement de la France : « De quoi parlat-il devant moi au cours de ces journées de juin 1940 ? Curieusement, d’épisodes assez minimes de la vie diplomatique récente. Il émit sur le comportement de tel et tel de nos collègues un certain nombre de critiques sévères que je ne reproduirai pas, ne se montra pas plus tendre à l’égard de personnalités du monde politique. Il était visiblement amer. » Quant au général de Gaulle, il éprouvait manifestement une aversion symétrique à celle d’Alexis. Parmi les noms évoqués, le 24 juin au matin, NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 626 — Z33031$$16 — Rev 18.02 626 Alexis Léger dit Saint-John Perse en accord avec Churchill, Halifax et Cadogan, pour former un comité national français, seul celui de Léger, sympathique aux Anglais, provoqua une réticence chez de Gaulle 4. Comment expliquer cette animosité réciproque, chez deux hommes qui n’avaient pas eu le temps de beaucoup se connaı̂tre à Paris ? Si le seul fait d’appartenir au clan Raynaud disqualifiait le général aux yeux d’Alexis, la déroute diplomatique qui avait conclu sa longue domination au Quai d’Orsay suffisait à de Gaulle pour considérer avec suspicion le diplomate, étroitement mêlé aux mœurs de la IIIe République. Alexis résidait à Denham, une campagne située à une heure de Londres, chez son vieil ami Vansittart, qu’il avait alerté de sa disgrâce aussitôt frappé par Reynaud. Churchill souhaitait étoffer l’embryon de la France libre de quelques-unes des personnalités présentes à Londres pour instituer un Comité national français largement représentatif. De Gaulle pensait pouvoir s’appuyer sur Maurois, Corbin et Kérillis. Parmi les parlementaires embarqués sur le Massilia, Campichini, Delbos et Mandel lui semblaient utilisables. Tous allaient lui échapper, Alexis, comme les autres, que le général ne souhaitait pas tellement retenir. Grâce à Vansittart, Alexis fut reçu à la table du Premier ministre, aux Chequers. Churchill le sonda. Crouy-Chanel, évoquant les souvenirs de son secrétaire particulier, atteste que les Anglais auraient aimé retenir leur ancien allié du Quai d’Orsay ; ils se résignèrent à parrainer plus ou moins son départ à Washington : Churchill avait demandé à Léger comment il voyait la poursuite de la guerre après l’effondrement de la France. Léger avait répondu que l’attitude américaine revêtait une extrême importance. Pourquoi Churchill n’irait-il pas lui-même conférer avec Roosevelt ? Celui-ci n’était pas borné : il comprendrait vite que le sort de la démocratie et l’avenir de son pays se jouaient en la circonstance en Europe. Churchill proposa alors à Alexis Léger de se rendre lui-même à Washington. Il connaissait bien Sumner Welles qui guidait la politique étrangère américaine : qu’il tentât de l’influencer. Alexis Léger accepta, refusant toutefois toute autre assistance que celle de lui trouver une place sur un bateau traversant l’Atlantique, chose qui, à l’époque, présentait la plus extrême des difficultés. Ainsi fut fait. Coleville avait trouvé la conversation un peu « conclusive » car Alexis Léger, déjà, acceptait d’utiliser ses armes pour la victoire commune mais il refusait de se laisser insérer dans les brancards d’une tâche officielle, voire officieuse, disant qu’il aurait beaucoup plus d’autorité auprès de ses amis américains s’il ne devait rien à personne. Alexis n’avait pas tellement accepté une mission de Churchill, comme le racontait aimablement Crouy-Chanel, qu’il l’avait convaincu de le laisser partir ; d’où l’amertume anglaise, repérable chez certains agents du Foreign Office dès l’automne 1940. En mai 1945, dans sa conversation avec Georges Bidault, qui sondait son antigaullisme, Alexis admit spontanément avoir quitté l’Angleterre « malgré l’insistance de Churchill ». Il ne dissimula pas à Bidault s’être tenu obligé, « dès ce moment-là, de plaider contre NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 627 — Z33031$$16 — Rev 18.02 Le duel Léger-de Gaulle (I) 627 de Gaulle » au titre de l’ambition personnelle du général, qui associait d’emblée le Comité national à son nom. De fait, Alexis œuvra contre le général dès ses premiers efforts. Le 22 juin 1940, l’armistice franco-allemand fut signé. Le 23 juin, deux jours après l’arrivée d’Alexis en Angleterre, de Gaulle décida de prononcer à la BBC une déclaration (elle est soustraite à ses Mémoires de guerre), annonçant la naissance du Comité national français « en accord avec le gouvernement britannique », bousculant un prudent communiqué que le gouvernement anglais avait conjugué au futur 5. Le Comité n’était pas encore constitué que de Gaulle voulait déjà le proclamer, sous sa seule autorité. Le général devait prononcer son allocution à vingt-deux heures. Moins de deux heures plus tôt, Alexis, qui en avait eu vent, essaya avec Corbin et Vansittart de rattraper ce qui lui paraissait une erreur. Il adjura les Anglais de réviser le texte. Halifax se rangea à leurs raisons, mais Cadogan plaida à l’inverse qu’il était trop tard pour se raviser. De Gaulle prononça son discours, mais s’attira l’hostilité des diplomates français et mesura leur influence sur Churchill et son entourage. Devant Bidault, Alexis résuma l’affaire en ces termes : « Incartades et exigences secrètes de reconnaissance comme chef politique et gouvernemental : affaire des communiqués. » L’incident suffit à faire avorter le projet originel de Comité national. Halifax étouffa l’affaire en interdisant de rediffuser l’allocution ; il pria les journaux de ne pas lui donner d’écho. Churchill recula. Monnet, Léger et Corbin avaient plaidé qu’un gouvernement français, éclos à Londres, serait toujours suspect d’immixtion étrangère. Mieux valait le constituer en territoire français, en Afrique du Nord. L’épisode nuisit durablement à de Gaulle. Les diplomates de passage à Londres, Paul Morand, Roland de Margerie, Pierre Comert, ceux qui y résidaient depuis plusieurs années, Roger Cambon, Guy de Charbonnièrs, tous se détournèrent du général factieux, trop gourmand de pouvoir personnel. À cause de cet épisode, les journalistes et les intellectuels en transit vers les États-Unis quittèrent souvent Londres avec une image péjorative du général, qui le poursuivit longtemps. Mais Churchill n’avait plus guère d’autres Français dans son jeu, après que le piège du Massilia se fut renfermé sur ses occupants et que les proconsuls les plus hostiles à l’armistice, Puaux à Beyrouth, Noguès au Maroc et Peyrouton en Tunisie, se furent tous ralliés à Pétain. Le Premier ministre n’avait pas d’autre choix que de relancer la carte de Gaulle, malgré l’hostilité des dirigeants britanniques et des Français de Londres. Le 28 juin, son gouvernement reconnut de Gaulle « chef de tous les Français libres ». Ce n’était pas pour encourager Alexis à s’attarder en Angleterre. Avant de partir, il conseilla à Churchill d’organiser « la résistance française à l’extérieur en attendant la possibilité d’aider la résistance intérieure » ; c’est du moins ce qu’il prétendit, un peu anachronique, à Bidault. Il aurait préconisé de « maintenir la France dans la guerre aux côtés des Alliés – mais sous une forme d’abord purement militaire », hostile à « toute formation politique ». Il se souvenait d’avoir exhorté Churchill à NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 628 — Z33031$$16 — Rev 18.02 628 Alexis Léger dit Saint-John Perse « susciter et coordonner des réseaux des forces extérieures », et à demeurer « irréductible » à « Pétain, Vichy, Laval ». Alexis n’entendait pas s’exposer à Londres ; l’instinct de survie lui conseillait la fuite, l’instinct politique l’induisait à se préserver de l’aventurier inquiétant qui prétendait incarner la France. Tous ceux qui n’ont pas rallié de Gaulle en juin 1940 n’ont pas disparu de l’Histoire comme lui ; Monnet a été recyclé en 1943 ; d’autres, comme Massigli ou Hoppenot, se ravisèrent, après avoir partagé les préventions de leur ancien chef. Alexis demeura irréductible après avoir tout misé sur l’Amérique. En 1960, quelques mois avant l’attribution du Nobel, vainement brigué depuis six ans, la cote d’Alexis était au plus bas à Paris, en plein gaullisme triomphant. Hélène Hoppenot, qui estimait autant le général que le poète, confiait à Marthe de Fels : « La faute commise, et qui est à la base de tout, c’est qu’il a préféré se réfugier aux États-Unis plutôt que de rester en Angleterre. » À quoi Marthe, qui en convenait, apporta cette explication : « Vansittart, qui avait recueilli Léger à son arrivée à Londres, lui avait proposé ceci : “Nous partagerons tout ce que j’ai : nous vivrons comme des frères.” “Mais si nous sommes bombardés ?” avait objecté Léger. “Eh bien, nous mourrons ensemble !” Mais Léger ne désirait pas mourir avec Vansittart (“Il a eu peur”, en a conclu ce dernier) et il est parti. » Le 4 juillet, Alexis embarqua sur un transatlantique, escorté par un croiseur et deux destroyers ; à bord il retrouva Pertinax et Maurois. Sa disparition des mémoires de Churchill laisse entendre qu’aux yeux de l’Anglais, au terme de l’histoire, Alexis méritait à ses yeux le même traitement que le père du colonel Bramble, cet ami des beaux jours qui partit dans les heures sombres révélant qu’il n’avait jamais été qu’un client. Alexis a raconté les dangers de la traversée, en les exagérant peut-être. Le récit qu’il en fit à Lilita vaut comme un joli morceau d’éloquence amoureuse : « Je ne sais sous quelle protection j’ai cheminé jusqu’ici : ma mère penserait que c’est sous celle de ses prières, ou de la petite médaille que j’ai découverte dans une doublure de mon vêtement. J’ai passé à travers des attaques de sous-marins et d’avions ; l’aile de la mort m’a frôlé trois fois de si près que je sais maintenant par expérience quels sont les derniers noms qui peuvent encore me monter à l’heure de l’indifférence finale. Je sais aussi qu’ils vous montent aux lèvres pour vous arracher à l’égoı̈sme de l’abandon et de la désertion. » Ce n’était ni plus ni moins qu’un chantage au suicide, pour appeler auprès de soi une maı̂tresse de secours, alors que Marthe l’avait abandonné : « Ici, j’ai eu, secrètement, des heures dures. Mais ma santé ne m’a point fait défaut, et mes forces morales sont intactes, quoi qu’elles aient eu à endurer. J’ai surmonté d’ailleurs mes principales difficultés. Je vis maintenant sous l’aile de Liu [surnom de Lilita], dont j’ai longtemps souri. Le destin trouve une meilleure alliance au cœur d’une femme que dans la volonté d’un homme. Ma mère ne saura jamais ce qu’elle vous doit : mon salut, en une heure extrême. Que Liu écrive vite, et longuement, et librement. » NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 629 — Z33031$$16 — Rev 18.02 Le duel Léger-de Gaulle (I) 629 La lettre qu’il adressa parallèlement à Marthe permet de mieux se représenter Alexis, dans les premiers jours de son exil américain, indécis, caressant encore vaguement le projet de retour à la Guadeloupe, que sa déchéance de la nationalité française lui interdit finalement : « Marthe de Fels a reçu la lettre de Léger décrivant son voyage sur le bateau anglais qui l’a emmené aux États-Unis. À quatre reprises il a failli être envoyé au fond de l’eau. Il avait commencé à accrocher sa ceinture de sauvetage quand la torpille du sous-marin qui les poursuivait manqua son but. Il habite chez son amie américaine Mrs Chandler, chez laquelle Marthe l’a connu il y a quatorze ans, qui, pour le préserver de la chaleur torride de New York, l’a conduit dans une ı̂le qu’elle possède dans le nord où il a enfin retrouvé “la solitude qu’il aime”. Il demande à Marthe de nous interroger sur un retour éventuel à la Guadeloupe. Mais que conseiller ? S’il revient en territoire français, même colonial, il peut être pris comme dans une souricière. S’il reste en Amérique, on va dire que c’est parce qu’il a eu peur de rentrer. » Partant de Londres, Alexis n’imaginait certainement pas un destin politique au général de Gaulle. À New York, il reçut une lettre de Charles Corbin, datée du 11 août. L’ambassadeur démissionnaire y disait son étonnement que l’on se définisse et se partage selon la personne du général de Gaulle. C’est dans cet esprit qu’Alexis arriva aux États-Unis, ne voulant rompre ni s’engager avec aucun parti. Cette attitude lui donna du crédit, à Washington, comme elle fut la cause de son isolement final. Après avoir refusé l’ambassade de France en Amérique, quel acte manqué que cette traversée de l’Atlantique, qui se termina, après six mois de résidence new-yorkaise, à Washington même, en vue d’exercer pendant cinq ans une manière de conseil occulte, mandaté par soi seul, ambassadeur d’une France fantôme, qui n’était pas plus celle de Londres ou d’Alger que de Vichy ! Après guerre, Alexis confessa à Bidault qu’il avait conçu son séjour américain comme une ambassade officieuse, dont il tenait les lettres de créance de sa seule volonté de servir. Voué à l’obscurité et à la prudence, il feignait d’avoir délibérément réduit sa mission au plan strictement diplomatique, loin de toute ambition politique, « pour exercer auprès de quelques hauts dirigeants d’Amérique toute l’influence personnelle, psychologique possible en faveur de l’évolution vers l’assistance puis l’entrée en guerre de l’Amérique ». Il représentait à l’ancien chef du Comité national de la Résistance les motifs de son départ de Londres : « Éclairer l’Amérique contre Vichy, Pétain, Laval et évoquer en Amérique la certitude d’une résistance intérieure française à venir », augurée de ses premiers signes : « Résistance communiste, lettres clandestines, lettre de Basdevant, et le gaullisme (qu’il m’est nécessaire, qu’il m’est précieux d’exalter malgré mes réserves secrètes pour entretenir avant tout la foi dans la France, de l’idée de résistance). » Rationalisation rétrospective, qui ne trahirait peut-être pas la réalité, si l’exilé ne s’était pas targué d’avoir d’emblée prévenu les Américains contre le régime de Vichy. Il lui fallut au contraire plusieurs mois pour faire le deuil de sa carrière et ne plus espérer de Pétain qu’il sauvât l’essentiel. L’entrevue de Montoire, le 22 octobre 1940, et l’annonce dans la NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 630 — Z33031$$16 — Rev 18.02 630 Alexis Léger dit Saint-John Perse foulée de la politique de collaboration avec l’Allemagne, n’y furent pas pour rien, peut-être. Mais la rupture fut surtout le fait du régime de Vichy lui-même, lorsqu’il prononça la déchéance de la nationalité française de l’ancien secrétaire général du Quai d’Orsay. Alexis comprit a posteriori le parti à tirer de cette mesure. Sur-le-champ, il se démena comme un beau diable pour ne pas être irréversiblement engagé contre la France officielle. Dénationalisé à la fin du mois d’octobre, Alexis fut le seul Français d’Amérique, avec René Clair, à faire appel. À cette date, il ne pouvait pas ignorer la politique de Montoire. Pendant toute l’année 1940, la très informelle mission qu’il s’assigna auprès des autorités américaines ne l’éloigna pas de l’ambassade officielle de la France de Vichy, ni ne le fit jamais plaider contre le maréchal. À la fin du mois de novembre 1940, Alexis demeurait indulgent avec Pétain ; il le représentait à l’ambassadeur australien Richard G. Casey à l’opposé de Laval, « une créature primitive sans qualité mais de grande passion, détestant l’Angleterre ». Au dire d’Alexis, Laval souhaitait une coopération absolue avec l’Allemagne, jusqu’à aider la défaite de l’Angleterre ; Pétain, lui, souhaitait honnêtement représenter la volonté de peuple, si bien que son anglophobie était balancée par l’évolution favorable de l’opinion publique française à l’égard de l’Angleterre, dans les derniers mois 6. Il ne disait pas autre chose au journaliste diplomatique Raoul Roussy de Sales, le 17 novembre : « Selon lui, si Pétain était seul il faudrait l’aider. Il essaie, mollement mais honnêtement, de suivre l’opinion française. » En revanche, Alexis ne se privait pas de ruiner l’image de Laval en Amérique. Pour lui nuire avec plus d’efficacité, devant un peuple dont il découvrait le libéralisme foncier de l’organisation économique et sociale, et l’anticommunisme viscéral, il représentait le chef du gouvernement français comme plus socialiste que nationaliste. Devant ses collègues de la bibliothèque du Congrès, il prédisait que sa politique serait « a very leftist movement 7 ». Mais de Pétain, il avait plus de bien que de mal à dire. Il est vrai qu’à New York, où Alexis demeura jusqu’à la fin de l’année 1940, le pétainisme demeurait aussi courant que le gaullisme était rare. Chez les émigrés anciens, il était une forme de « fidélité à la France malheureuse », selon la jolie formule de Jean-Louis Crémieux-Brilhac. Camille Chautemps, le plus considérable des responsables politiques français exilés aux États-Unis, avait reçu de Pétain un ordre de mission personnel ; il demeurait proche de l’ambassadeur Gaston Henry-Haye, nommé par Laval. Alexis connaissait de longtemps Chautemps ; les trajectoires de leurs conceptions respectives se confondaient quasiment, en dehors de la question italienne : hostiles à l’intervention en faveur du Frente Popular, favorables à Munich, ils avaient marqué la même inflexion, pour se raidir finalement contre l’impérialisme allemand. Ils se retrouvaient, aux ÉtatsUnis, dans leur respect légaliste pour le régime de Vichy. Les écrivains les plus en vue, André Maurois et Antoine de Saint-Exupéry, demeurèrent, dans les premiers temps, moralement solidaires de Pétain. Alexis s’accordait NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 631 — Z33031$$16 — Rev 18.02 Le duel Léger-de Gaulle (I) 631 avec eux pour ne pas condamner le maréchal. Mais l’ancien secrétaire général, qui connaissait peu ou prou toute l’élite de l’émigration française, n’avait pas de mal à se représenter en adversaire du régime de Vichy devant ses plus farouches ennemis. On trouvait de tout dans la petite colonie qu’Alexis croisait « dans les halls d’hôtel », dont il faisait l’inventaire pour la partie féminine, devant Lilita : « Aliki [épouse de l’industriel Paul-Louis Weiler], Mme André Maurois, Mme Cotnareanu [des parfums Coty, actionnaire du Figaro], Germaine de Rothschild, les Muhlfeld, Guitou Knoop [sculpteur], Josée Laval-Chambrun, Schiaparelli, des femmes de peintres, de musiciens ou des littérateurs, des femmes journalistes et quelques émissaires d’œuvres sociales ». Alexis, qui avait un mot pour chacun, n’avait pas de peine à complaire aux adversaires du nouveau régime. Tout à sa haine pour Reynaud, il le confondait purement et simplement avec le parti de l’armistice pour mieux condamner Vichy. Ses amis juifs, Darius Milhaud, André Istel, les Rothschild (Édouard, Guy et surtout Robert, qu’il appréciait particulièrement), ne doutaient pas de son irréductible hostilité à l’antisémitisme de la Révolution nationale. Il trouvait les mots pour condamner, avec l’universitaire et syndicaliste chrétien Paul Vignaux, le corporatisme rétrograde de Vichy. Il lui était d’autant plus facile de s’entendre avec Pierre Cot, pour condamner la collaboration du régime avec le nazisme (ce mauvais génie d’une Allemagne qu’ils avaient tenté ensemble de réintégrer au concert européen, dans les années 1920), que l’ancien ministre de l’Air considérait d’un œil méfiant les entreprises de la France libre, après avoir été dédaigné par de Gaulle, en qualité d’emblème du Front populaire et responsable du désastre aérien de la France. Il n’avait pas de peine à refuser, avec Jacques Maritain, toute ambition politique au gaullisme et il communiait avec lui dans la confiance mystique qu’il plaçait dans le peuple français. Il s’entendait encore avec le patriotisme de Roussy de Sales, qui lui confiait ses notes sur de Gaulle, pleines de méfiance, sinon d’hostilité. Ouvert à tous les vents et dissimulé, hanté par la crainte du mauvais choix, Alexis louvoyait comme aux plus belles heures de la IIIe République. Mais il compensait à son habitude les ondulations de ses positions idéologiques par la rectitude de sa posture morale. Dans son exil américain, comme dans son bureau du Quai d’Orsay, il se forgea une réputation d’absolue intégrité, qui fit longtemps écran aux ambiguı̈tés de sa pensée et de ses ambitions personnelles. Dignité de vie, hôtels de « troisième catégorie » à New York, publicité réduite à la parution d’une photo dans le Times, le représentant au balcon de l’un de ces hôtels, refus de tout emploi officiel, statut de victime alimenté par des anecdotes invérifiables de traque jusque dans sa chambre, par des agents allemands, tout était bon pour compenser par des signes puisés à des catégories morales les tergiversations opportunistes du politique. La prudence obligeait la simplicité de sa vie matérielle, puisque Alexis était privé de toute rémunération. Il pouvait s’en passer. Le secrétaire général déchu était parti de France avec un pécule assez rondelet, laissant à sa NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 632 — Z33031$$16 — Rev 18.02 632 Alexis Léger dit Saint-John Perse mère sa pension d’ambassadeur en disponibilité, qui représentait la moitié de son traitement d’activité. Lorsque ses biens furent mis sous séquestre, au printemps 1941, les efforts de ses conseils et amis, comme Louise Weiss, permirent de les évader en partie sous la forme d’une pension pour sa mère et sa sœur Éliane, qui n’étaient pas soumises à la mesure. De son côté, Alexis était parti avec toute sa fortune, et même un peu plus. Il avait déclaré à la douane anglaise trois cent quatre-vingt-dix mille trois cent soixante-quinze francs, loin des cinquante mille francs qu’il avoua à Paul Morand. Ce joli magot, qui représentait huit cent trente mille des francs de l’année 2001 (ou encore cent trente-deux mille sept cent vingtsept euros de l’année 2004), suffisait pour alimenter les rumeurs les plus péjoratives sur son compte. Hélène Hoppenot s’en désolait : « Les ennemis de Léger – et il en a ! – font courir le bruit qu’il est parti de France en Angleterre où les Anglais ont payé le prix de ses trahisons – muni de grosses sommes d’argent – et qu’aussitôt après son arrivée à New York il s’est mis en rapport avec des banquiers ! Infamies prononcées par des gens infâmes. » La sobriété de la vie parisienne d’Alexis, dont les besoins de voyage ou d’objets précieux étaient satisfaits par ses amis et ses maı̂tresses, n’avait pas suffi pour amasser une si coquette fortune de fonctionnaire. Les émoluments d’un secrétaire général demeuraient nettement inférieurs à ceux d’un ambassadeur en poste, avec quelque dix mille cinq cents francs de l’époque pour rémunération fixe, à quoi s’ajoutaient des primes, pour aboutir à un revenu mensuel d’environ treize mille francs (l’équivalent de quelque quarante-sept mille francs 2001). Encore, ces quelque quatre cent mille francs représentaient moins de la moitié de ses valeurs mobilières, puisque, au 27 septembre 1941, la Direction générale de l’enregistrement des domaines comptabilisait pour son compte quelque cinq cent mille francs de titres boursiers. En réalité, le plus gros de cette fortune ne provenait pas de ses revenus, mais du reliquat joliment prospère de l’héritage paternel, dont il emportait hors de France plus que sa part, d’accord avec ses sœurs. Cet héritage était assez fourni pour qu’il ait pu, en se taillant la part du lion, laisser encore à sa mère et à Éliane quelque deux cent cinquante mille francs en billets, afin de parer aux sombres éventualités que l’exode laissait présager. Bref, à New York, Alexis disposait des seuls revenus de son capital, pour autant qu’il ait pu le placer. Le poème de l’Exil évoque la Lloyd’s ; plus prosaı̈que, Alexis prévint Lilita d’ouvrir un compte en banque à son arrivée : « Il se trouverait aussitôt bloqué en raison de ta nationalité française, et il te faudrait beaucoup de peine et de temps, sans compter les frais, pour obtenir une “License” autorisant la libération partielle et progressive de tes fonds. Il faut garder tout son viatique sur soi-même ou le déposer à son hôtel. » Son viatique, en l’occurrence, n’était pas négligeable, mais il ne lui permettait pas de vivre du rentier à New York sans manger son capital. Alexis racontait volontiers s’être essayé à des emplois manuels pour survivre dans la dignité et l’indépendance. Son inhabileté fatale aux choses NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 633 — Z33031$$16 — Rev 18.02 Le duel Léger-de Gaulle (I) 633 pratiques aurait ruiné ses projets ; ils ne furent probablement pas poursuivis avec beaucoup d’ardeur. Il aurait pu subvenir à ses besoins en s’engageant dans le champ intellectuel, à l’exemple de nombreux exilés français. La publication de ses mémoires lui aurait apporté un gain substantiel. Au regard des pratiques européennes, les conditions des éditeurs américains étaient fastueuses. Alexis n’a jamais agité ce projet qu’en guise de promesse devant Gaston Gallimard, ou de menace, pour tenir ses adversaires à distance. Il l’a toujours écarté, chaque fois qu’il fut sollicité. Couronné du prix Nobel, il expliqua à Mauriac y avoir renoncé pour ne pas avoir à souiller l’image de la France : « Cette histoire n’est pas à l’honneur de mon pays. » L’exercice aurait été malaisé. Comment expliquer sa permanence au sommet de la hiérarchie, sans justifier des politiques contradictoires ? Il aurait fallu arguer des procédés inavouables qui lui avaient permis de maintenir une forme de cohérence en manipulant Paul-Boncour et Blum, en sabotant la politique de Caval et en minant la position de Bonnet. Une autre raison commandait l’abstention : comment le pur poète aurait-il descendu tous les degrés de la dignité littéraire, qui séparaient le plus noble et le plus sacré des genres, à celui qui s’attachait le plus prosaı̈quement à l’actualité, dont même Berthelot avait toujours représenté la vanité à ses collaborateurs ? Malgré son insécurité financière, Alexis refusa, dès son arrivée en août 1940, une offre de quatre mille dollars reçue de l’Union Associated Publishers 8. Archibald MacLeish, le premier de ses amis d’exil, devinait une ultime raison à ce refus. À Charles A. Pearce, éditeur « immensément curieux des rumeurs qui circulent sur Léger », persuadé qu’il pourrait écrire « le » livre (« the one book ») sur la France, MacLeish répondit, en janvier 1941 : « Je suis certain que Léger refuserait toute publication politique à l’heure actuelle, et même toute publication qui risquerait d’attirer l’attention des Allemands sur ses proches restés en France. » * Déchéance de la nationalité française et rupture avec Vichy Ce souci de préserver les siens explique peut-être l’énergie qu’il déploya pour combattre la mesure de déchéance de la nationalité qui le toucha, quitte à se compromettre avec les autorités de Vichy. Le 6 novembre 1940, il feignit de découvrir la mesure qu’il combattait préventivement depuis des mois, et contre laquelle il avait déjà réagi ; à Katherine Biddle, la demisœur de la princesse Bassiano, qui l’introduisait dans les milieux huppés et démocrates de la capitale fédérale, il écrivit : « J’ai appris récemment par la presse que le gouvernement de Vichy, au lendemain des entrevues francoallemandes de Paris, avait pris contre moi la mesure extrême de privation de la nationalité française. » En réalité, Alexis n’avait jamais cessé d’être en contact avec l’ambassade de France à Washington, ni de suivre l’évolution du Quai d’Orsay, pour prévenir toute mesure dirigée contre lui. L’ambassadeur René de Saint-Quentin l’y aida amicalement. Sans attendre de * BC, manuscrits, Consultants & fellows, box 25. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 634 — Z33031$$16 — Rev 18.02 634 Alexis Léger dit Saint-John Perse renouer des liens personnels et d’échanger des vues politiques avec son ancien rival, dès le surlendemain de son arrivée, de New York, Alexis lui avait prié de faire suivre au Département un télégramme justificatif, préventivement à toute mesure qu’il sentait poindre. Le 16 juillet au matin, Saint-Quentin avait câblé son message : « M. Alexis Léger, de passage à New York, me prie d’informer Votre Excellence des conditions de son séjour à l’étranger. Dans sa situation officielle de disponibilité, sans aucun emploi en vue, et à un moment où il était fondé de croire le gouvernement prêt à quitter la France, M. Léger avait estimé devoir transférer provisoirement sa résidence en pays allié, en attendant de pouvoir rejoindre, s’il y avait lieu, le nouveau centre de vie nationale française. » « En attendant les possibilités de retour en France » il avait envisagé « de gagner finalement les Antilles françaises d’où il est originaire sans perdre le contact avec les autorités françaises ». Il refusait d’admettre « aucune confusion entre sa situation régulière d’agent en disponibilité voyageant librement et celle d’aucune catégorie de réfugiés politiques ou autres », dans la mesure où il entendait sauvegarder son indépendance, « par la réserve qu’il s’imposait ». Alexis avait demandé à Saint-Quentin d’ajouter une petite phrase de connivence avec le chef de l’État, bien représentative de sa difficulté à rompre avec le régime, dans sa position toute différente de celle du général de Gaulle, condamné à mort par contumace : « M. Léger vous serait personnellement reconnaissant de vouloir bien à titre privé faire part de ces indications à M. le maréchal Pétain. » Alexis demanda à Marthe de relayer ses efforts auprès du maréchal. À la fin du mois d’août, les Hoppenot se lassèrent des « téléphones constants de Marthe de Fels » qui voulait que le maréchal Pétain lui donnât l’assurance que la dénaturalisation ne toucherait pas Léger : « Quelle importance d’être dénaturalisé par ces gens ? Un Français ne peut perdre ainsi sa qualité de Français. Et Léger, ne possédant aucune fortune, ne peut être atteint dans ses biens. » Alexis ne pensait pas ainsi ; juridisme, sentimentalité, fragilité de son identité française ? « Léger, dit Marthe, tient par-dessus tout à rester français. » Bon ami, qui dégringolait de la direction d’Europe, à cause de ses liens loyalement affichés avec l’ancien secrétaire général, Henri Hoppenot plaida sa cause « en haut lieu ». Le 17 juillet, le ministre Paul Baudouin avait accusé réception du télégramme d’Alexis d’un message lapidaire : « Veuillez dire à M. Léger que j’ai pris acte de ses explications, mais qu’il n’aurait pas dû, dans sa situation d’ambassadeur en disponibilité, quitter le territoire français sans en aviser le Département. » Alexis se défendit comme un beau diable. Le 24 juillet, selon sa propre chronologie de l’affaire, il avait envoyé une « petite note pour Pétain et Laval » chez une connaissance commune ; le 29 juillet, il fit câbler par Saint-Quentin une nouvelle argumentation, juridique et morale : « Péniblement surpris de l’appréciation d’après laquelle il n’aurait pas dû quitter le territoire français sans aviser le Département », il contestait l’existence de cette réglementation. Mais il invoquait également sa « conscience de ne déserter aucune obligation morale » en se référant habilement au conflit qui l’avait opposé NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 635 — Z33031$$16 — Rev 18.02 Le duel Léger-de Gaulle (I) 635 à Reynaud, que le nouveau régime ne tenait pas en odeur de sainteté : « Quant au souci que le ministre pouvait alors garder de sa présence, M. Alexis Léger, dont l’éloignement du Quai d’Orsay était de fraı̂che date (19 mai), pouvait se croire à bon droit dispensé de s’en enquérir, après le traitement particulièrement désobligeant qui lui avait été personnellement réservé par le même ministre (Paul Reynaud). » Le 31 juillet, empêtré dans ce combat deux fois vain, parce que l’arbitrage juridique était biaisé par des considérations politiques et personnelles (Baudouin détestait l’ancien secrétaire général, dont il avait longtemps guigné le poste), et qu’un improbable succès lui aurait été moralement préjudiciable, Alexis adressa une nouvelle lettre à Laval, et une autre à Pétain « chez Leroy-Beaulieu ». Le 30 juillet, Baudouin réclama à SaintQuentin des informations supplémentaires pour instruire le dossier : « Quand M. Alexis Léger est arrivé à New York, d’où il venait, quand il est reparti et quelle est son adresse actuelle ? » Saint-Quentin transmit l’ensemble des pièces. Alexis demanda à nouveau qu’on voulût bien « à titre privé, faire part de ces indications à M. le Maréchal Pétain », dont il espérait la mansuétude, en souvenir de leur collaboration passée. Mais l’hostilité de Baudouin était plus grande que l’indulgence du maréchal. Début septembre, devant le docteur Louis-Pasteur, Vallery-Radot, qui s’entremettait pour trouver à Marthe de Fels un moyen de visiter Alexis en Amérique, le ministre des Affaires étrangères ricana que ce voyage serait superflu : « M. Léger va revenir car je veux qu’il passe devant la Haute Cour de Riom... » Marthe activa ses réseaux politico-mondains ; fin septembre, elle atteignit Raphaël Alibert, garde des Sceaux et proche de Pétain. Mais le 29 septembre, Baudouin, « un sourire féroce » ruina les espérances d’Henri Hoppenot avec : « Dans quatre ou cinq jours, il aura perdu sa nationalité. » Alexis tenta une ultime démarche auprès du chef de l’État. Il lui adressa « une lettre particulière », « le 2 octobre, par l’entremise de M. de Saint-Quentin ». Il y expliquait qu’il avait différé son projet de passer « aux Antilles françaises », ce qui l’aurait ramené sur le territoire national, par son souci d’« échapper à toute équivoque, à un moment où les informations de presse américaine laissaient planer beaucoup de confusion, tant sur la situation intérieure de ces ı̂les que sur les difficultés internationales évoquées à leur sujet ». L’argument était habile : les Antilles françaises avaient empoisonné les relations entre Vichy et Washington pendant l’été 1940, l’administration américaine craignant que les Allemands n’y établissent des bases militaires, en dépit de l’orthodoxie pétainiste de l’amiral Robert, qui y exerçait les fonctions de haut-commissaire. Peine perdue. Le 29 octobre, Alexis fut dénationalisé. Le maréchal avait été sensible aux démarches en faveur de l’ancien secrétaire général, mais il s’était laissé emporter par ses ennemis : « La dénationalisation de Léger a produit de la stupeur au ministère, observait Hélène Hoppenot. Le maréchal a résisté, puis comme d’habitude a cédé. » Au début de l’année 1941, Saint-Quentin représenta au ménage Hoppenot la souffrance d’Alexis qui ne trouvait pas la sanction insignifiante en dépit de son origine : « La NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 636 — Z33031$$16 — Rev 18.02 636 Alexis Léger dit Saint-John Perse mesure dont il a été l’objet, que personne ne prévoyait et que je n’ai entendu personne défendre, l’a profondément affecté, plus peut-être qu’il ne convient, car elle est marquée, comme toute notre vie nationale, du signe de l’improvisation et du provisoire. » Alexis ne l’entendait pas ainsi ; ses ennemis non plus, qui se réjouissaient d’une sanction qui leur semblait expiatoire. Au lendemain de l’annonce, le cardinal Baudrillart enregistra avec satisfaction la « nouvelle liste de déchus de la nationalité française, dont le trop fameux secrétaire général du ministère des Affaires étrangères, Alexis Léger, le plus coupable ». Signe qu’Alexis était demeuré en retrait de toute activité politique en Amérique, Gaston Henry-Haye, le nouvel ambassadeur, tout dévoué qu’il fût à Pierre Laval, voulut bien transmettre la protestation d’Alexis, avec celle de René Clair, son attitude « ayant été correcte à l’égard du gouvernement depuis [son] arrivée aux États-Unis ». Le 16 février 1941, au terme d’un long rapport sur les activités gaullistes aux États-Unis, Henry-Haye lui décernait toujours un brevet de neutralité, sinon de loyalisme à la France de Vichy : « M. Alexis Léger, qui a trouvé un emploi à la bibliothèque du Congrès comme chef de la section française, reste à l’écart de toute activité gouvernementale. » Le 5 novembre 1940, Alexis envoya au garde des Sceaux une très longue note (treize pages) à l’appui de sa demande de révision. Il y posait en véritable ami de l’Allemagne. Si son départ s’expliquait par la crainte de subir des représailles de la « police allemande », elles ne se justifiaient pas à l’encontre du plus authentique et persévérant artisan du « rapprochement franco-allemand (sept ans de cabinet Aristide Briand, accords de Locarno, voyage de M. Laval à Berlin, entrevue Laval-Goering à Cracovie, accords économiques franco-allemands, conférence de Munich, où M. Léger était seul négociateur français auprès du chef du gouvernement français, négociateur de la Déclaration franco-allemande du 6 décembre 1938 et conversations francoallemandes du 6 décembre 1938 et conversations Bonnet-Ribbentrop à Paris) ». C’était l’unique passage politique d’une plaidoirie essentiellement juridique. Plus tard, Alexis sut transfigurer à sa façon ces longues manœuvres. Sa mémoire se fit sélective, évoquant la note d’essence juridique, et jamais sa lettre à Pétain. Il donna à ses démarches l’apparence d’une contestation strictement technique, sans portée politique. Il les justifia, enfin, par la nécessité de préserver les femmes dont il avait charge à Paris, et qu’il ne voulait pas exposer aux mesures de rétorsion financières du régime de Vichy. Mais il comprit progressivement que Pétain l’avait servi aux ÉtatsUnis, en le consacrant à bon compte martyr de son régime arbitraire. Le 27 juin 1941, il rédigea un long message à l’attention d’un aimable messager, qui le récita à Marthe, de l’autre côté de l’Atlantique. Il délivrait la nouvelle signification à prêter à ses manœuvres : « La protestation de principe et la requête en révision formulées par Alexis tendaient essentiellement à un double but : 1) établir moralement qu’il n’acceptait pas, comme Français, la perte illégale de sa nationalité ; 2) fournir pratiquement une NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 637 — Z33031$$16 — Rev 18.02 Le duel Léger-de Gaulle (I) 637 base aux démarches entreprises pour la dissociation du sort de sa mère et l’obtention en sa faveur d’une libération partielle des biens confisqués. Pour lui-même, Alexis n’attendait ni ne souhaitait rien. Sa requête a été volontairement rédigée en la forme juridique, la plus abstraite possible. Il n’a rien à regretter : dans les circonstances actuelles, et plus encore de demain, en Amérique l’iniquité des mesures prises contre lui est aussi favorable qu’elle est préjudiciable à ses auteurs 9. » Mais Alexis ne pouvait pas douter que l’affaire laisserait des traces. Elle ne compta probablement pas pour rien dans sa réticence à revenir en France, après guerre. Paul Reynaud l’attaqua sur ce terrain. Alexis ne répondit pas ; comment l’aurait-il pu : « Lorsque, l’automne venu, Pétain lui semble avoir consolidé sa dictature, M. Léger prend ouvertement parti. Par le canal de notre ambassade à Washington, il adresse une copieuse supplique à Pétain pour lui demander l’aman. Il y tente de se faire pardonner son départ, en se présentant comme ma victime. Il ajoute que, libéré, de ce fait, de toute attache administrative, il était parti dans le dessein d’utiliser cette période de loisir forcé pour aller retrouver les siens à la Guadeloupe. En conclusion, il offre ses services à Pétain. » Beaucoup plus tard, après la mort du poète, Étienne de Crouy-Chanel indiqua d’une annotation lapidaire, à destination du personnel de la Fondation SaintJohn Perse, ce qu’il pouvait y avoir d’embarrassant à communiquer les documents relatifs à ces démarches de l’année 1940. Il n’est pas exclu qu’un brouillon des lettres à Pétain repose quelque part dans les archives de la fondation dédiée à la mémoire de Saint-John Perse. L’échec de ses démarches libéra l’exilé. Pour ne pas empiéter sur l’ambassade de Saint-Quentin, qui se termina à Washington à la fin du mois d’août 1940, Alexis était d’abord demeuré à New York. Le 4 septembre, il expliqua à Lilita sa répugnance à se mêler aux circuits de la capitale fédérale, non sans admettre que tel avait été son dessein initial : « Je vis seul à New York, hors du milieu français et ma solitude est telle que je voudrais disparaı̂tre sans laisser la moindre trace à la surface de cet abı̂me où j’ai volontairement plongé. » Il n’y aurait pas à beaucoup forcer les mots pour faire avouer à ces lignes qu’Alexis voulait disparaı̂tre dans l’Abı̂me où s’était engloutie la France, pour reprendre le titre de l’ouvrage que JeanBaptiste Duroselle a consacré à ces années sombres. Mais Alexis n’était pas homme à avouer ses faiblesses. Assommé par la défaite, éloigné du parti de l’armistice par le régime de Vichy lui-même, il se réservait. L’essentiel, pour Alexis, était de se démarquer de l’esprit partisan des Français d’Amérique, qui se constituaient en clans antagonistes, dont chacun versait à son tour dans des querelles intestines : Henry-Haye et Chautemps chez les maréchalistes, le parfumeur Jacques de Sieyès et le diplomate Maurice Garreau-Dombasle chez les gaullistes, sans compter l’archipel des non-alignés, initialement majoritaire. Devant Georges Bidault, en 1945, Alexis justifia sa distance à l’égard du gaullisme par la règle qu’il s’était assignée de « ne jamais sacrifier [sa] figure ». Il expliquait « la méprise des Français » à son égard par son refus du « sacrifice de [sa] NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 638 — Z33031$$16 — Rev 18.02 638 Alexis Léger dit Saint-John Perse position morale ». Sa prudence révélait son espoir de rejouer un rôle de premier plan, en dépit des tentations de « désertion » avouées devant Lilita. Il se tenait à l’écart des publications rivales, Pour la Victoire de Geneviève Tabouis et Henry de Kérillis, France-Amérique des gaullistes orthodoxes. Il n’appartenait à aucune des organisations des Français d’Amérique, France for Ever, le Fighting French Relief Committee, le Franco-American Club. Il ne prenait la parole dans aucune université, et surtout pas à l’École libre des hautes études, institution improvisée par les exilés français à New York, qu’il jugeait inopportune en période de vacance de la France légale. Alexis distillait quelques jugements à des interlocuteurs choisis. En novembre 1940, devant Casey, il se réjouit du choix de l’amiral William D. Leahy pour représenter les États-Unis en France, sans méconnaı̂tre le risque que Laval et sa clique ne l’interprétassent devant l’opinion française comme une caution de la politique de coopération avec l’Allemagne – Alexis ne disait pas encore collaboration. Ce marin respecté entretenait des relations de confiance et d’estime avec Roosevelt et ignorait tout des affaires françaises. Arrivé à Paris le 7 janvier 1941, il avait reçu une formation rapide au Département d’État, à la fin de l’année 1940. Avec Henry-Haye et Chautemps, Alexis compta parmi les Français qui briefèrent l’amiral. Ainsi conseillé, l’ambassadeur partit avec un préjugé favorable à l’endroit de Pétain, qui se renforça à son contact. Alexis s’était également prononcé devant l’amiral sur Gaston Henry-Haye, le parlementaire antisémite choisi par Laval pour représenter le régime de Vichy à Washington. Il avait eu ce jugement d’une ambivalence presque énigmatique à force de prudence : « Le gouvernement de Vichy a été d’une honnêteté irréprochable avec le gouvernement américain en envoyant M. HenryHaye pour le représenter. Cet homme incarne l’ensemble des tendances, des idéaux et des méthodes de travail de son gouvernement. » Alexis voyait de temps à autre le sous-secrétaire d’État (assistant secretary) Adolf Berle, qui finit, beaucoup plus tard, par se lasser des informations orientées de l’ancien diplomate, comme de tous ces Français qui réglaient leurs comptes par le biais de son administration. Informé à l’été 1941 de l’aide que sollicitait le général Weygand pour l’Afrique française, dont il avait la responsabilité, Alexis délivra des conseils qui ne furent pas sans effet sur la politique américaine. Il encouragea l’interventionnisme des Américains dans l’empire français et leur servit d’alibi, alors que les Anglais leur reprochaient trop de complaisance envers un général français qui n’avait pas rallié le leur. Neville Butler, de l’ambassade britannique à Washington, expliqua aux diplomates américains que l’Angleterre ne voyait pas Weygand, ni sa politique, d’un aussi bon œil qu’eux ; Adolf Berle lui répondit qu’il voulait bien reconnaı̂tre que les relations avec les autorités françaises au Maroc étaient problématiques, mais il défendit le principe d’une collaboration flexible et réversible, fort de l’autorité de l’ancien secrétaire général français : « D’après M. Léger, l’offre d’une aide américaine testerait les intentions de Weygand selon qu’il réclamerait des munitions NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 639 — Z33031$$16 — Rev 18.02 Le duel Léger-de Gaulle (I) 639 ou des vivres. » Alexis avait déjà servi cet argumentaire à l’Australien Casey : « La meilleure ligne de conduite pour les États-Unis consiste à établir des relations commerciales avec l’Afrique du Nord et à fournir des biens de première nécessité pour voir où cela mènerait, sans avoir à parler politique avec Weygand 10. » En plaidant la cause de Weygand, comme il l’avait fait pour Pétain, Alexis savait qu’il freinait la pénétration du gaullisme en Afrique et les progrès de sa reconnaissance en Amérique. Pendant les six premiers mois de son séjour, Alexis n’avait pas eu accès, sinon épisodiquement, aux cercles du pouvoir à Washington. Ses rencontres avec des officiels, comme l’amiral Leahy, s’étaient trouvées compliquées par sa résidence à New York. Il s’en était plaint, en décembre 1940, à la femme de l’Attorney general Francis Biddle, qui joua bientôt un rôle considérable dans sa vie. Katherine Biddle, née Chapin, lui était vaguement familière, comme demi-sœur de la princesse de Bassiano. Il lui devait ses premières relations américaines, dont il avait sollicité subtilement les coordonnées. C’est par son intermédiaire qu’il reçut l’offre d’Archibald MacLeish. Le poète américain, admirateur de Saint-John Perse, et directeur de la bibliothèque du Congrès, lui tailla sur mesure un poste de conseiller pour la littérature française, ce qui tira Alexis d’un profond embarras et lui permit de s’établir à Washington. À Louise Weiss, qui était de passage à New York, il avait laissé un petit mot qui témoigne incidemment de ses difficultés à s’employer dans un poste universitaire : « Infiniment navré et confus de n’avoir même pu vous apporter à temps mes excuses d’un tel retard. J’arrive à l’instant seulement de ce Columbia du diable, où je n’ai même pas pu dégager quelque espoir. » Avant son installation à Washington, au début de l’année 1941, Alexis ne fit que de brèves apparitions dans la capitale fédérale. En décembre 1940, il fut l’invité d’honneur d’un déjeuner chez Robert Woods Bliss, un diplomate francophile. Le chanteur lyrique Doda Conrad a laissé un récit pittoresque d’Alexis, promené par le chauffeur des Bliss, sur les bords du Potomac, imaginant la fin de vie heureuse de George Washington. À New York, il faisait partie des invités qui honoraient les mardis de Mme Hughes, avec Maritain, Saint-Exupéry ou Zweig. Cette nouvelle existence mondaine le consolait de ne pas avoir été suivi par Marthe de Fels, qui se languissait de ses nouvelles. Lilita Abreu ayant rejoint l’exilé, la place d’égérie n’était plus libre. Marthe l’ignorait sans doute, qui multipliait les signes, et même les tentatives de sortie de France, pour atteindre son amant. En juillet 1940, elle espérait encore le faire revenir en France ; effrayé d’apprendre que son nom était évoqué parmi les accusés du procès de Riom, Alexis n’entendait pas rentrer. Il découragea pareillement les tentatives de Marthe de le rejoindre en Amérique ; il avait voulu s’en expliquer, avant d’y renoncer, en biffant ce passage du message oral porté à son ancienne égérie : « Alexis supplie qu’on ne doute jamais de sa fidélité aux seules raisons humaines qu’il ait encore de vivre et de lutter, du fond de sa solitude, parmi les épreuves de toute sorte de l’exil. Si Alexis n’a pas cru pouvoir prendre sur lui, moralement, d’encourager un projet de départ, c’est qu’il avait NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 640 — Z33031$$16 — Rev 18.02 640 Alexis Léger dit Saint-John Perse en vue les risques de toute sorte pouvant résulter ultérieurement de l’évolution américaine. » Il avait peut-être été refroidi par le mauvais tour que leur avait joué Edmée de La Rochefoucauld, la sœur d’André de Fels, dont s’amusa Louise Weiss : La comtesse Marthe se languit de l’absence d’Alexis. Sa belle-sœur, la belle Edmée, est venue la voir il y a quelque temps, très aimable et très empressée. — Ma chère, je vois que vous allez fort bien. — Je vais très bien en effet. — Je vois que vous êtes fort belle aussi, que vous êtes élégante. Cette robe vous va à ravir. En somme, il ne vous manque rien. — Mais non, ma chérie, rien du tout. — Ah comme cela me fait plaisir et comme je suis contente. Trois jours après, la comtesse Marthe apprenait que sa belle-sœur était partie pour l’Amérique et qu’elle y voyait sans doute Alexis auquel elle s’empresserait de répéter ce dialogue. La comtesse Marthe en étouffait de rage. En avril 1943, après le départ de Lilita, Alexis revint opportunément sur l’épisode du voyage avorté, devant Hélène Hoppenot, avec l’espoir, sans doute, que Marthe en serait informée. Il justifiait le télégramme par lequel il lui avait demandé d’annuler son voyage par la nécessité de demeurer irréprochable, puisque c’était le fondement de son influence en Amérique : « À force de patience et de démarches, elle avait réussi à obtenir les visas nécessaires pour y pénétrer et l’autorisation de sortir légalement de France. Il y a eu forcément, explique-t-il, des compromissions avec des fonctionnaires et des hommes politiques à qui je ne veux rien devoir. La position intransigeante que j’ai prise ici ne me permet pas d’accepter de la voir ici. On n’y comprendrait plus rien et les efforts que j’ai faits seraient anéantis. » Alexis ajouta à son récit quelques promesses de fidélité, qui démontraient son espoir de conserver la première place dans le cœur de Marthe. Mais Alexis avait trop tardé. Au dire de Violaine, la fille d’Henri Hoppenot, « l’immense chagrin de sa séparation d’avec Léger se prolongea pendant deux ans, jusqu’à ce que Marthe eût fait la connaissance de Robert Oumier, directeur d’une usine de boyaux »... La tragédie finissait en vaudeville. Alexis se languissait de lettres qui n’arrivaient plus ; Marthe expliquait qu’elle n’avait pas reçu son courrier faute d’être à Paris, qu’elle avait fui par effroi de la Gestapo : « Elle ne pouvait lui dire qu’elle se trouvait entre les bras de son amant », observait froidement Hélène Hoppenot. Le besoin de ne pas donner de nouvelles, mais d’en recevoir, le sentiment de responsabilité impuissante, et démissionnaire, comme si l’amant ou le fils de famille refusait d’assumer un lien avec la France qui lui rappelait sa part dans le désastre national, répétaient la situation des années 1916-1918, lorsque le jeune homme, loin du front, se faisait oublier en Chine. Alexis se lamentait de son impuissance devant Lilita ou Katherine Biddle : « Il est facile, pour un homme, d’accepter toute épreuve personnelle, de lui souhaiter même la bienvenue comme à l’étranger qui franchit notre seuil ; mais comment supporter l’épreuve de ceux qui vous sont chers NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 641 — Z33031$$16 — Rev 18.02 Le duel Léger-de Gaulle (I) 641 et pour qui l’on ne peut rien ? La pire souffrance virile n’est-elle pas de faire défaut ? » Le 8 avril 1942, Hoppenot lui envoya des nouvelles de sa mère, datées du mois de février : « Elle est très triste de n’avoir rien de lui. » De Montréal, il reçut quelques semaines plus tard un mot transmis par André Ganem : « Préviens Al. L. à sa bibliothèque, que sa mère se lamente d’être sans nouvelles. S’il peut m’envoyer ici, quelques lignes, elles deviendront une “carte familiale” 11. » Hoppenot, malgré toute sa dévotion, ne pouvait retenir de légères remontrances : « Ne voulez-vous pas lui confier par moi un message ? Je crois que c’est la plus grande joie que vous puissiez faire à votre mère. » De son côté, le fils chéri recevait de tous les côtés des lettres de sa mère, même s’il se plaignait du contraire. Alexis manifestait la même ambivalence à l’égard de la chose publique. Il faisait tout pour se constituer une autorité, mais il se réservait, inquiet de la compromettre dans un parti. Un réflexe de commis de l’État le prévenait de s’engager publiquement. Il avait accepté disait-il à ses amis, « le poste assez mal rémunéré mais très honorable de conseiller pour les lettres françaises à la Library of Congress » pour se rapprocher des milieux dirigeants, à Washington. Il indiquait fièrement à ses visiteurs la modestie de son salaire, quelque deux cents ou deux cent cinquante dollars, l’équivalent, disait-il, d’une dactylographe. Il ajoutait qu’il était payé sur fonds privés, ce qui garantissait son indépendance à l’égard du gouvernement américain. Il fit valoir l’argument à Bidault, après guerre, pour se défaire du soupçon d’avoir été l’homme des Américains. De ses années au secrétariat général, Alexis se souvenait du prix de l’intégrité matérielle, pour qui prétendait aux certificats d’intégrité morale. Il faisait de la précarité de son emploi et de sa vie matérielle le drapeau de son indépendance et de la pureté de son engagement politique. Devant Hélène Hoppenot, en avril 1943, Alexis exagérait même la difficulté de sa vie, oubliant les vacances et les week-ends passés dans les résidences fastueuses de ses riches amis démocrates : « Pour la première fois depuis que je le connais, il m’a fait part des difficultés matérielles de sa vie : il gagne à sa librairie du Congrès si peu d’argent qu’il doit compter chaque dollar et ne peut se rendre à New York s’il le désire. L’année dernière, au prix de longs calculs [...], il a dû s’absenter pendant un mois pour raison de santé, le climat humide de Washington lui convenant mal. » À son arrivée à Washington, au début de l’année 1941, Alexis avait profité de l’hospitalité des Bliss, qui avaient mis à sa disposition un pavillon situé dans leur somptueuse propriété de Dumberton Oaks. Il avait été fort dépité d’être mis à la porte de cette résidence arborée, qui côtoyait sereinement un cimetière. Le 15 juin 1941, il s’en plaignait à Lilita : « J’ai été infiniment déconcerté d’apprendre que je devais restituer mon pavillon pour la rentrée de septembre. On ne me l’avait jamais laissé prévoir et on ne m’offre aucune possibilité d’arrangement. On met tant d’empressement à m’aider dans mes recherches de nouveau logement que l’on semble souhaiter mon départ avant la fin d’août. » Alexis se vengea de la trop brève NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 642 — Z33031$$16 — Rev 18.02 642 Alexis Léger dit Saint-John Perse hospitalité des Bliss par une moquerie dissimulée dans le Poème à l’Étrangère, qui célébrait sa vie d’exilé aux côtés de Lilita ; il s’en amusa avec Hélène Hoppenot : « “Les maı̂tres un soir s’en furent épouvantés d’un parfum de sépulcre.” En écrivant cela, me dit-il avec un regard dont la malice rappelle celle de Claudel, je pensais aux pauvres Bliss ! Je suis sûr qu’ils n’auront pas lu mon poème ou que, s’ils l’ont lu, ils ne se seront pas reconnus. Et c’est leur faire bien de l’honneur. Ce n’est que le fisc qui a obligé les Bliss à s’enfuir, comme il dit, de Dumbarton Oaks, le fisc et non les morts. » Alexis vivait avec un sentiment de précarité ; qu’il fût malade, et son fragile équilibre était ruiné. Arrivée en Amérique au début de l’année 1943, Hélène Hoppenot lui offrit ses services de garde-malade, lorsqu’une grippe le cloua au lit. Alexis se plaignit à Hélène d’être seul et de ne pas savoir où trouver un médecin : — Voulez-vous que je vienne ? dis-je en m’attendant à un refus. — Cela ne vous dérange pas ? Oh, oui, je le veux bien. Je le trouve dans son lit, dolent, docile comme un enfant, transpirant sous de nombreuses couvertures, enveloppé en plus dans une robe de chambre de laine. [...] À Paris, sa mère et ses deux sœurs s’empressaient autour de lui ainsi que Pasteur Valéry Radot. Les temps ont changé et ici une négresse vient deux heures le matin faire son ménage, ensuite il est livré à lui-même. Ayant été habitué à ce que tout fût prêt en rentrant dans sa maison après le travail du ministère, il est décontenancé par des problèmes matériels qu’il n’a jamais soupçonnés ; en fait de cuisine il a appris à faire des nouilles et, quand il oublie de les préparer, il se rend au restaurant chinois de la Wisconsin Avenue, à cinq minutes de chez lui. [...] — Si je dois aller à l’hôpital, fait-il, je me jette par la fenêtre ! Il a des sanglots dans la voix. — Tant que je serai là, lui dis-je, vous n’irez pas à l’hôpital. Quelques jours plus tard Alexis se montra autrement viril devant Lilita, aux risques de la contradiction et de l’ingratitude : « Dans l’aggravation de mon état, j’ai fini par céder à une petite manœuvre du médecin, qui a abouti à ce que j’appréhendais le plus : l’intrusion amicale des Hoppenot. [...] Hélène Hoppenot s’est naturellement, peu à peu, emparée de la conduite de toutes les opérations (ma négresse étant elle-même grippée). Elle l’a d’ailleurs fait méthodiquement et efficacement, et j’ai été, bien que tardivement, assez bien soigné pour éviter finalement l’hôpital. » Hélène n’était pas dupe de la comédie du malade qu’elle surprit après que le médecin eut conseillé de laisser la grippe suivre son cours : « Ce n’est pas du goût de Léger qui, en cachette, absorbe des drogues tout en faisant profession de ne “jamais rien prendre et laisser agir la nature”. » C’est ainsi qu’Alexis arriva à Washington, sans grande influence, mais avec une réputation de fière indépendance qui en constitua le fondement. Au début de l’année 1942, l’Anglais Ronald Campbell, nommé conseiller à l’ambassade de Washington, rapporta au Foreign Office qu’Alexis ne souhaitait pas demander d’audience à Roosevelt « parce que sa force tenait à sa position morale d’indépendance et d’abstention 12 ». Raoul Aglion, le NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 643 — Z33031$$16 — Rev 18.02 Le duel Léger-de Gaulle (I) 643 représentant du général de Gaulle à New York, a parfaitement résumé l’image qu’il voulait produire, et son heureux effet sur les milieux officiels américains : « Ne faisant partie d’aucun groupe politique, ni gaulliste ni pétainiste, il était en dehors et au-dessus de la mêlée. C’était, pensait Roosevelt, le seul Français en qui il pût avoir confiance en raison de son impartialité et de sa vaste expérience des problèmes diplomatiques. [...] Il était pour Roosevelt le conseiller idéal, indépendant, discret et connaissant tous les problèmes de la France et de l’Europe. » Mais Raoul Aglion s’exagérait l’influence de ce conseiller occulte, pour mieux exonérer les gaullistes d’Amérique de leurs propres erreurs. Ne pas rallier de Gaulle De tous les grands serviteurs de l’État, les diplomates ont été parmi les plus réticents à rejoindre de Gaulle. Sa qualité de militaire, son sens de l’histoire, du tragique et de la démesure, sa folle impudence et même sa violence, tout cela les tenait à distance. Corbin, Saint-Quentin, Cambon, les diplomates que la guerre surprit à Londres ou Washington, brisés par la défaite, plus ou moins hostiles à l’armistice, nettement désabusés de Vichy, prirent leurs distances avec le nouveau régime sans rallier le général pour autant. Pourquoi Alexis, qui s’était fait le parangon de la culture du Quai d’Orsay, faite de prudence, de litote et de juridisme, aurait-il dérogé à cette tendance, lui qui, encore jeune, et au sommet de l’administration, avait le plus à perdre d’un ralliement hasardeux ? Certain que l’Amérique déciderait du jeu français après guerre, son attitude face au gaullisme correspondait à celle du Département d’État : méfiance et prudence. Il ne souhaitait pas que, sous la pression anglaise, le général de Gaulle fût reconnu aux États-Unis autrement qu’en chef de guerre. Il ne voulait pas lui concéder une once de sa propre légitimité en Amérique en le représentant à Washington, ni lui laisser les premiers rôles en le secondant à Londres. Les premiers gaullistes d’Amérique constituaient un véritable panier de crabes. C’est ainsi qu’ils se représentaient eux-mêmes et les autorités américaines ne les voyaient pas autrement. C’était la conséquence inévitable de la variété de leurs origines, de leurs idéaux et de leurs motivations, à quoi s’ajoutait une vision brouillée par la distance de la personne même du général de Gaulle, dans lequel chacun reconnaissait ses propres désirs. Le 16 mai 1941, de Gaulle avait commandé à René Pleven, proche de Jean Monnet et parmi les premiers ralliés de Londres, d’instituer une représentation de la France libre à Washington, en vue d’établir des relations permanentes avec le Département d’État. L’ancien secrétaire général parut à l’optimiste breton le candidat idéal pour prendre la tête de la délégation. Ce n’était peut-être pas l’avis du général. Mais Alexis, emporté par son entreprise de séduction tous azimuts, n’avait-il pas lui-même laissé entendre à Pertinax, à peine arrivé à New York, qu’il était « tout acquis » à de Gaulle ? Au dire de Raoul Aglion, délégué de la France libre à NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 644 — Z33031$$16 — Rev 18.02 644 Alexis Léger dit Saint-John Perse New York, Pleven essuya un net refus d’Alexis, comme d’ailleurs de Maritain et de Monnet, les autres têtes de liste pressenties. Souscrivant à l’appel aux armes du général et à son refus de l’armistice, Alexis s’opposa à la prétention du général de Gaulle à former un gouvernement, en expliquant qu’« il n’accepterait de mandat de la Résistance que lorsqu’un comité de salut public présidé par Lebrun, président de République, ou par Herriot, président de la Chambre, ou encore par Jeanneney, président du Sénat, serait formé ». Alexis était assez diplomate pour enrober son refus de protestations de sympathie ; elles persuadèrent Pleven d’écrire à de Gaulle que « ses idées [étaient] très près des [leurs] ». En juillet, il ajouta qu’Alexis se « rapprochait de la France libre ». Élisabeth de Miribel, pionnière du gaullisme, partageait cet optimisme. Pleven s’était rabattu sur Étienne Boegner, homme d’affaires, fils du pasteur, et frère d’un diplomate alors en poste au Proche-Orient. Boegner accepta de prendre la tête de la future délégation. Alexis le connaissait suffisamment pour s’employer aussitôt à l’alerter contre de Gaulle. Adrien Tixier, haut fonctionnaire du Bureau international du travail, ancien collaborateur d’Albert Thomas, et par là également familier d’Alexis, accepta également l’offre de Pleven, non sans réticences. Roussy de Sales enfin, journaliste et écrivain de mère américaine, accepta de se ranger derrière Boegner, qu’il respectait, malgré le scepticisme que lui inspirait de Gaulle. Avec Sieyès et Aglion, parmi les premiers gaullistes d’Amérique, Pleven avait ainsi constitué une délégation de cinq membres, pour laquelle il obtint du Département d’État quelques privilèges diplomatiques, valise, chiffre et exemption de l’Alien Registration Act, qui réglait le sort des étrangers. Pleven voulut y adjoindre un Comité national français consultatif, qui aurait relayé son action. Il reprit son bâton de pèlerin, et recommença à gravir un inaccessible sommet de prudence en sollicitant de l’ancien secrétaire général qu’il en acceptât la présidence. Alexis lui opposa le même refus. Au même moment, Neville Butler, de l’ambassade d’Angleterre à Washington, s’informa auprès de Pleven du résultat de ses sondages. Sa réaction au nom de Léger prouve que le crédit considérable que l’ancien secrétaire général conservait auprès des Anglais était déjà voilé par un certain ressentiment. Alexis apparaissait à Butler presque trop éminent pour ce rôle de représentation. Il en parlait comme s’il craignait que ce choix fût interprété comme une façon de brusquer les Américains en chassant sur leurs terres. Pour expliquer sa réserve, Butler expliqua qu’il aurait préféré un homme jeune, intègre et de bon standing, sans être de tout premier plan, comme Alexis 13. L’opportunité de rallier Alexis à la France libre partageait le Foreign Office. Un premier commentateur ne trouva pas très claires les réticences de Butler : pourquoi se priver d’un personnage aussi éminent ? Un autre diplomate, qui mêlait déjà à sa considération une pointe de regret, sinon d’amertume, estimait qu’Alexis ferait très bien l’affaire à Washington, mais NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 645 — Z33031$$16 — Rev 18.02 Le duel Léger-de Gaulle (I) 645 qu’il serait encore mieux employé comme « ministre des Affaires étrangères » à Carlton Gardens. Aussi bien, ajoutait-il, il ne voyait pas qu’Alexis ne se fût jamais déclaré pour de Gaulle ; il continuait à se planquer aux États-Unis (« He is still lying low in the U.S. »). De Gaulle avalisa les démarches de Pleven, et transféra seulement la direction de la délégation de Boegner à Tixier ; il espérait rallier par là les syndicats, mimant la décision de Roosevelt qui avait fait de John Vynant, l’homologue de Tixier au BIT, son ambassadeur à Londres. Pleven parti, les cinq délégués se réunirent régulièrement chez Roussy de Sales, pour constater qu’à l’exception de Sieyès, ils ignoraient tout de l’homme qu’ils représentaient. Au souvenir d’Aglion, « Boegner offrit d’aller à Londres afin d’avoir lui-même un entretien avec le général et de lui demander franchement quels étaient ses buts d’après guerre ». Avant de partir, il se fit chapitrer par Alexis : « Mon cher, soyez patient ; si de Gaulle ne s’entend pas avec vous, il ne s’entendra avec personne. » Aglion assure qu’il avait ajouté : « En dépit de tout ce que nous pouvons penser, n’oubliez pas qu’il est à l’actif de notre pays. » Le 28 mai 1942, Boegner fut reçu par de Gaulle, sans pouvoir faire montre de la patience promise ; le résultat fut calamiteux, mais sans influence sur la réponse d’Alexis à la première demande que de Gaulle lui avait faite de le rejoindre à Londres, dix jours plus tôt : à cette date, il avait déjà répondu par la négative à la sollicitation. L’explication par Boegner de ce refus constitua en revanche l’une des occasions de refroidir l’entretien avec le général. La conversation prit d’emblée un mauvais tour. Boegner reproche à de Gaulle de ne pas élargir sa représentation. De Gaulle réplique qu’il n’aurait pas demandé mieux : « J’ai demandé à Léger et à Maritain de venir, mais le State Department a fait pression sur eux pour qu’ils refusent. » Boegner s’étrangle d’indignation : « Je sais pertinemment qu’aucune intervention défavorable n’a été faite auprès de M. Léger et de M. Maritain. Tous deux d’ailleurs m’ont autorisé à vous exprimer les raisons de leur réponse négative à votre invitation. » C’est au tour du général de s’agacer : « Et que veulent-ils ? Je suis la France et lorsque je demande qu’on vienne travailler avec moi il n’y a qu’à venir. Il n’y a pas de raisons qui tiennent. » Boegner expose les raisons de Maritain, de Gaulle le relance : « Et Léger ? » L’échange mérite une longue citation : — Monsieur Léger m’a dit de vous exprimer sa ferme volonté de servir par tous ses moyens notre pays. À Washington où, sans chercher à jouer un rôle personnel, il s’efforce cependant d’être utile, il suit étroitement votre action, ayant à cœur de valoriser tout ce qui y est à l’actif de la France. D’autant plus soucieux de votre bonne information sur les problèmes américains qu’il perçoit bien dans votre attitude l’influence de faits inexacts ou mal représentés, il m’a lui-même recommandé un grand effort de patience pour vous persuader des vérités dont il vous sent assez loin. La petite leçon de diplomatie agaça le général. L’espèce d’examen de passage que l’ancien secrétaire général lui fit subir à distance n’améliora rien : NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 646 — Z33031$$16 — Rev 18.02 646 Alexis Léger dit Saint-John Perse — Monsieur Léger m’a demandé de vous poser deux questions... — Quoi ? — Première question : monsieur Léger aimerait savoir si vous êtes sincèrement attaché aux traditions démocratiques ? — Je suis démocrate ! Je ne cesse de dire que je suis démocrate ! Tout le monde me demande si je suis démocrate ! Je l’ai dit et redit : je suis démocrate ! J’en ai assez, je ne le redirai plus ! — [...] La deuxième question de monsieur Léger est la suivante. Il s’inquiète de voir que vous voulez faire venir monsieur Reynaud qui était devenu proallemand... Monsieur Léger a des raisons de penser que vos propres expériences vous ont amené à la même conclusion. Silence du général. Long silence du général 14 . À cette époque, où Alexis subissait de nouvelles pressions britanniques pour rallier le général, les propos rapportés par Boegner ne l’incitèrent pas à fléchir. Roussy de Sales avait commenté vertement l’entretien Boegnerde Gaulle devant Alexis : « Le général est ce qu’on appelle un patriote, un pur et un fanatique. C’est également un con. Rien ne m’irrite comme ceux qui se haussent sur cette plate-forme facile. Il me semble qu’être français va de soi 15. » Bref, Boegner et Sales, deux des cinq premiers délégués de la France libre aux États-Unis, sortirent de l’épisode passionnément antigaullistes. Quant à Alexis, son hostilité instinctive devint raisonnée. De Gaulle se serait volontiers passé des services d’Alexis. Mais Anthony Eden l’avait averti de l’intention américaine de le marginaliser au sein de son propre mouvement s’il ne l’élargissait pas. Le sous-secrétaire d’État Sumner Welles l’avait annoncé à son homologue anglais, à la fin du mois d’avril. Le général avait fait contre mauvaise fortune bon cœur, et c’est pourquoi il avait sollicité le diplomate. Le 8 mai, Maurice Dejean apprit à Charles Peake, qui représentait le gouvernement britannique auprès de la France libre, que son propre poste de commissaire aux Affaires étrangères serait bientôt offert à Léger, dont il avait « de bonnes raisons de penser » qu’il était décidé « à lier son sort à celui des Français libres ». On lui offrirait dans un premier temps le poste de Tixier, à Washington, avant qu’il ne rejoignı̂t Londres. Maurice Garreau-Dombasle ne cachait pas son scepticisme, quoiqu’il fût pour partie à l’origine de la démarche. Conseiller commercial à l’ambassade de France à Washington, il avait démissionné dès la signature de l’armistice, et s’était spontanément offert au général de Gaulle, sans le connaı̂tre ; Alexis l’aurait prévenu de le faire : « C’est une sottise... Il faut composer. » De Londres, Garreau-Dombasle écrivit à sa femme, demeurée en Californie, une lettre que les services anglais interceptèrent. Daté du 29 mai, son long courrier avait été rédigé en plusieurs fois ; il l’avait commencé avant qu’Alexis n’ait décliné la sollicitation gaulliste : « D’après un ami assez bien informé, on aurait fait des propositions d’adhésion active à Alexis et à Maritain. Je doute fort qu’ils marchent – j’avais négligemment dit à Dejean au début de mon séjour qu’il faudrait à Washington un homme connu, un général réputé ou un grand fonctionnaire comme Alexis que l’on doublerait d’une équipe entraı̂née. Il m’avait demandé aussitôt : “Croyez-vous qu’il accepterait ?” À quoi j’avais répondu évasivement que cela NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 647 — Z33031$$16 — Rev 18.02 Le duel Léger-de Gaulle (I) 647 dépendrait de beaucoup de choses, de l’avis que lui donneraient les Américains surtout 16. » Il confirmait par ailleurs le peu d’empressement de Dejean (que l’intéressé n’avait pas dissimulé à Peake) à voir son poste offert à Alexis. Si l’on suit Garreau-Dombasle, sans être enthousiaste, de Gaulle s’était résigné à appeler Léger : « Je crois que le chef se rend compte qu’il s’est mis à dos les deux pays dont le soutien lui est indispensable et que les tendances provichyssoises de certains éléments au State Department auraient pu être combattues plus efficacement par une politique exactement contraire à celle poursuivie. » Le 18 mai, de Gaulle télégraphia à Tixier de contacter Maritain pour solliciter à nouveau son adhésion au Comité national ; il lui demanda également de « transmettre à M. Alexis Léger le message personnel suivant » : Monsieur l’ambassadeur, je sais comment et avec quelle dignité vous continuez à servir la France. D’autre part personne ne peut mesurer mieux que vous le poids de la charge que je porte avec mes collaborateurs. Ne croyez-vous pas qu’il serait conforme à l’intérêt national que vous acceptiez de vous associer directement à notre effort dans des conditions en rapport avec votre haute personnalité de grand serviteur de l’État ? L’injustice commise naguère à votre égard fut, je le sais, l’un des plus fâcheux résultats des mauvaises influences qui s’exerçaient sur le président Reynaud et que j’ai eu moi-même à combattre par la suite sans réussir hélas à en triompher. Je suis certain que vous pensez comme moi que le présent et l’avenir de la France sont les seules choses qui comptent désormais. Veuillez noter que je serais très désireux que vous acceptiez de venir conférer avec moi à Londres. Je vous prie d’agréer l’assurance de ma haute considération. Général de Gaulle. » Il ajouta à l’intention de Tixier : « Naturellement nous prendrions à notre compte les frais de voyage de M. Jacques Maritain et de M. Alexis Léger. Je n’ai pas besoin de vous recommander de tenir ces communications rigoureusement secrètes. » Mieux valait en effet ne pas donner de publicité à la rebuffade qui était à craindre ; elle arriva sans tarder, le 25 mai : « Mon général, je vous remercie de la confiance que vous voulez bien me témoigner : elle m’assure de la franchise avec laquelle je puis vous répondre. Si j’étais militaire, je serais depuis longtemps avec vous, aux côtés des Alliés, dans l’action militaire pour la libération de la France. Diplomate de métier, n’entendant assumer que la direction d’une action diplomatique, je ne saurais m’associer à l’activité directrice du Comité de Londres sans accentuer encore, en apparence comme en réalité, le caractère politique qu’on lui reproche. Ce serait inopportun pour le mouvement de la “France libre” ; ce serait contraire à la conception que je me fais moi-même de son rôle. Cette certitude acquise, je dois renoncer à me rendre à Londres : un déplacement sans suite pratique, c’est-à-dire sans engagement possible de ma part, ne manquerait pas d’être mal interprété. » Maı̂tre dans l’art de retourner les armes de son adversaire, Alexis regretta devant Bidault, après guerre, que le message du général ait contenu « un couplet contre Reynaud » ; esclave lucide de ses passions, il déplorait cet NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 648 — Z33031$$16 — Rev 18.02 648 Alexis Léger dit Saint-John Perse « appel à [ses] réflexes », qui n’était pas à la hauteur de l’enjeu. Alexis lâchait le mot « cheap », qui renversait les valeurs de son adversaire, comme lui hanté de grandeur. Il ajoutait que sa réponse (« Qu’il la publie ! ») affichait une « pleine solidarité avec une seule réserve politique », tandis que Jacques Maritain ne s’était pas donné la peine d’expliquer son refus, arguant oralement de ses obligations universitaires. Alexis justifiait son refus par son patriotisme, plus pur que celui du général, qui acceptait d’être l’homme de l’Angleterre, quand il n’était qu’au seul service de la France. Il expliqua à Bidault avoir « reçu des télégrammes en même temps de Churchill et d’Eden et d’Halifax » ; cette « pression anglaise sur de Gaulle (autant que sur [lui]) » ne lui avait pas parue admissible. Ce fut l’occasion de mettre une pierre dans le jardin de Massigli, son rival, qui hérita finalement du poste de commissaire aux Affaires étrangères de la France libre : « Massigli m’a écrit qu’il n’avait cédé qu’à la pression d’Eden. Je n’ai pas répondu. » C’était très largement exagérer les propos de Massigli qui, en février 1943, avait invoqué devant lui la pression anglaise parmi d’autres raisons de rallier la France libre : « Une crise grave du “gaullisme” aurait les effets les plus dangereux sur un mouvement dont les Américains ne mesurent pas l’importance ; de cette crise, l’Allemagne et les “collaborateurs” pourraient tirer un très dangereux parti. Du côté anglais, d’autre part, on a beaucoup insisté pour que j’accepte un poste qui me réserve à l’heure actuelle, je le sais fort bien, beaucoup de déboires et peu de satisfaction. » * La pression anglaise avait d’ailleurs probablement compté pour rien dans le refus d’Alexis de rallier de Gaulle, puisqu’il n’avait reçu des mains d’Halifax le télégramme d’Eden, daté du 20 mai 1942, que le 25 mai, jour de sa réponse. Les Anglais avaient surtout agi a posteriori, dans l’espoir de le faire changer d’avis ; Churchill lui adressa un message dans ce sens le 11 juin, après avoir pressé de Gaulle, la veille, d’élargir son Comité national et de « faire de nouveaux efforts en vue d’obtenir l’adhésion de M. Léger ». Le climat détestable qui régnait entre les deux hommes, à la suite de l’opération anglaise sur Madagascar, menée à l’insu du général, s’était éclairci in extremis grâce à la victoire de Bir Hakeim. De Gaulle assura à Churchill qu’« il serait très désireux de faire de Léger son commissaire des Affaires étrangères ». Churchill s’en réjouit, insistant sur sa confiance dans le jugement politique de l’ancien secrétaire général. Le compte rendu anglais de la conversation montre que Churchill avait rudement reproché à de Gaulle le refus d’Alexis : « Il lui a dit qu’il ne pouvait s’en prendre qu’à lui-même si des Français importants des ÉtatsUnis refusaient de le rejoindre. » Le Premier ministre britannique donnait l’impression d’envier le poulain policé que les Américains avaient à leur disposition, quand il devait composer avec les ruades du général. Le compte rendu français de l’entretien reflétait l’optimisme (ou la mauvaise foi) du camp gaulliste, qui percevait moins l’invitation à Léger comme une * FSJP, lettre de René Manigli à Alexis Léger, le 12 février 1943 (datée par lapsus de février 1942). NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 649 — Z33031$$16 — Rev 18.02 Le duel Léger-de Gaulle (I) 649 obligation qu’un conseil amical de la part des Anglais. On retrouvait cet écart dans les interprétations respectives du refus d’Alexis. Maurice Garreau-Dombasle l’expliquait par de possibles pressions qu’il aurait subies des Américains, de bien plus improbables conseils reçus des Britanniques (le Foreign Office se désolait que la France libre nourrı̂t cette hypothèse paranoı̈aque) mais aussi par « son manque de courage personnel ». De Gaulle expliquait également par ce souci de conservation de soi la posture d’intégrité morale qu’Alexis adoptait pour se dérober. Le principal intéressé avança évidemment d’autres raisons dans sa réponse écrite au message de Churchill et devant les représentants du général de Gaulle en Amérique. Il expliqua à Tixier que « la France libre aurait dû rester avant tout un mouvement militaire ». La création du Comité national avait été une erreur qu’il ne fallait pas aggraver « en développant les fonctions gouvernementales et diplomatiques du Comité », illégitime, n’ayant « pas reçu de pouvoirs du peuple français ». Alexis ne croyait pas (il n’y était pas pour rien) que le gouvernement américain le reconnaı̂trait « même en cas de rupture avec Vichy ». Il prenait acte de « l’adhésion de certaines organisations de résistance française au général de Gaulle », mais il doutait de leur représentativité, comme des orientations politiques du général. Ce qui l’empêchait d’accepter « le seul poste » qu’il aurait pu envisager, « celui de commissaire national aux Affaires étrangères ». Tixier terminait sur une note plus prudente qu’optimiste, convaincu de l’influence d’Alexis sur Sumner Welles : « Nous devons éviter à tout prix de rompre avec lui. » À Churchill, qui l’enjoignait d’accepter « l’invitation de De Gaulle à joindre le Comité national de la France libre », Alexis répondit le 28 juillet que « la proposition en question, contrairement à ce qu’il semble croire, ne lui [avait] jamais été faite par le général de Gaulle 17 ». C’était jouer sur les mots, ou prêter beaucoup de machiavélisme à de Gaulle, qui l’aurait invité à « venir conférer » avec lui à Londres dans l’espoir qu’il s’associât « directement à [leur] effort », pour ne rien lui proposer de concret. Il avait fallu plus d’un mois à Alexis pour répondre à la sollicitation du Premier ministre anglais ; il s’en excusait en donnant plus de poids à sa réponse : « Il en avait longuement pesé les termes. » En réalité, un mois plus tôt, dans une longue discussion avec Halifax, il avait déjà ruiné tout espoir de réponse positive. « Il aurait pu, disait-il, accepter de rejoindre de Gaulle comme militaire, diplomate ou comme conseiller. Militaire, il ne l’était point. Diplomate, il ne pouvait l’être, faute de mandat du peuple français. Quant au rôle de conseiller, faute de familiarité ou de confiance mutuelle, il ne pourrait être qu’un arbitre des différentes influences qui se partageaient l’entourage du général, avalisant des opinions ou des desseins qui ne lui paraissaient pas heureux. En acceptant, il aurait trahi la confiance du peuple français et des gouvernements américains et britanniques ; il ne voulait pas, par ailleurs, occuper une fonction dans le Comité, qui l’aurait assujetti aux gouvernements américains et britanniques. » Halifax ajouta qu’il avait demandé au secrétaire d’État Cordell Hull de toucher un mot à Léger de la sollicitation de Churchill, s’il en trouvait l’occasion. Hull NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 650 — Z33031$$16 — Rev 18.02 650 Alexis Léger dit Saint-John Perse avait accepté, sans cacher qu’il ne doutait pas de sa réponse négative. Il n’y avait plus qu’à espérer, concluait Halifax, que Churchill saurait trouver les mots pour convaincre Alexis lors de son prochain séjour aux ÉtatsUnis 18. En réalité, la rencontre avait déjà eu lieu, six jours plus tôt, le 22 juin 1942, à la Maison-Blanche. C’était leur premier contact direct depuis le 1er janvier 1942, lorsqu’ils s’étaient rencontrés dans la foulée de la conférence d’Ottawa. Alexis n’a pas retranscrit l’entretien, mais il a conservé les notes qu’il avait préparées en anglais pour qu’une maladresse linguistique ne trahisse pas son argumentation : « De Gaulle ne m’a pas invité à joindre le Comité national de la France libre, mais seulement à venir conférer avec lui à Londres des conditions d’une coopération avec lui. Et, à la lumière d’un télégramme de Eden à Halifax, ce que de Gaulle avait décidé de m’offrir était une position de représentation diplomatique à Washington pour remplacer Tixier 19. » Alexis n’entendait pas faire ses preuves dans un poste subalterne ; c’était peut-être le nœud du problème, que de Gaulle aurait pu dénouer en offrant clairement et sans délai les Affaires étrangères. Mais le voulait-il ? Pour le reste, Alexis servit à Churchill la même argumentation qu’à Halifax. Tixier sut par l’ambassade britannique que Churchill avait réfuté l’argument selon lequel la France libre devait demeurer un mouvement strictement militaire, sans prétendre incarner la souveraineté française. Tixier rapporta également l’obsédante exécration de Reynaud, qui augmentait la défiance d’Alexis envers de Gaulle : « Il sait que vous connaissez l’attitude réelle de Reynaud et est surpris du témoignage de sympathie que vous lui avez donné dans la revue France libre. L’affaire Reynaud joue un très important rôle dans la méfiance persistante de Léger à votre endroit. » Alexis pouvait bien dénier au cas Reynaud une quelconque influence sur son antigaullisme, sur le vif ou, plus tard devant Georges Bidault, les observateurs s’accordaient pour interpréter par là son animosité. En novembre 1943, Hélène Hoppenot emboı̂tait le pas aux émissaires du général revenus bredouilles : « Il semble que le retournement complet se soit produit quand le général de Gaulle a prononcé une phrase aimable à l’égard de Paul Reynaud, et la méfiance que Léger avait toujours éprouvée pour le premier s’est transmuée en haine le jour où les gaullistes ont envisagé de faire évader de France l’ex-président du Conseil [...]. Pour Léger, c’était la faute inexpiable : revaloriser son ennemi, c’était l’atteindre encore et le frapper une fois de plus. » Les différentes pressions que les représentants du général ou les personnalités qui lui étaient favorables exercèrent sur Alexis, de la fin du mois de mai jusqu’à juillet 1942, n’y firent rien. L’entretien qu’on lui avait ménagé avec Emmanuel d’Astier de la Vigerie, le chef du réseau Libération Sud, de passage en Amérique, ne fit pas évoluer sa position. Ce ne fut pas l’unique tentative. Alexis était bombardé de messages l’engageant à accepter l’offre de la France libre. Les conseils venaient de personnalités très diverses et les arguments étaient souvent contradictoires. Pire, ils étaient NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 651 — Z33031$$16 — Rev 18.02 Le duel Léger-de Gaulle (I) 651 parfois entourés de réserves, qui alimentaient les préventions d’Alexis. Le médecin général Sicé, membre dès l’origine du Conseil de défense de l’Empire créé par de Gaulle à Brazzaville, le 27 octobre 1940, abreuvait l’ancien secrétaire général de longues interpellations patriotiques. Mais ses invites comminatoires à rejoindre de Gaulle s’accompagnaient de telles réticences que ses efforts produisaient l’effet inverse de celui qu’il escomptait. Bientôt refroidi par l’ambiance qu’il découvrait à Londres, Adolphe Sicé ne dissimulait pas, en juin, son espoir que la venue d’Alexis serve à corriger les « idées arrêtées » antiaméricaines des gaullistes. À l’été 1943, Adolphe Sicé ne lui demandait plus que de défendre les intérêts de la France à Washington, regrettant « l’“indépendance” accordée sur les instances de M. Pleven, par le général de Gaulle, [son] mon avis en tant que membre du Conseil de l’Empire » au Levant (Syrie et Liban), repris aux forces vichyssoises. Depuis sa geôle, Georges Mandel trouva le moyen de faire connaı̂tre son avis à Alexis ; il l’avait transmis à Philippe Roques, son ancien attaché parlementaire, seul autorisé à le visiter au fort du Portalet où Alexis avait passé une saison de piou-piou (« Il occupait la deuxième chambre, à côté de celle que j’ai occupée jeune homme »). Avec le message de Mandel, Roques lui avait remis deux mémorandums dressant un tableau de la Résistance intérieure affidée à de Gaulle. Mandel plaidait pour le général ; sa position était « formelle » : « Vue de France, la situation aux yeux de l’opinion se présente d’une façon simple : on est pour Vichy, pour la collaboration et la dictature ; ou bien pour de Gaulle, pour les Alliés, pour la République. Dans de telles périodes, cette simplicité de vues présente de grands avantages. Les États-Unis auraient tort de ne pas s’en rendre compte. » Las ! L’un des mémorandums qui appelaient tous les patriotes à se rallier au symbole du général de Gaulle enregistrait la caution de Reynaud ; Philippe Roques commit une fameuse maladresse en lui mettant sous les yeux l’allégeance du responsable de sa chute qui proclamait qu’« il se considérait jusqu’à la victoire comme un simple soldat du général de Gaulle ». Outre les visites régulières de Tixier, Alexis reçut plusieurs personnalités mandatées par de Gaulle. L’ancien diplomate les recevait si courtoisement, et avec un tel désir d’entrer dans leurs vues, qu’ils repartaient généralement avec la conviction qu’il n’était pas perdu pour la cause. Le 10 juin 1942, le colonel Pierre de Chevigné, qui dirigeait la mission militaire gaulliste à Washington, fut longuement reçu par Alexis dans son modeste appartement de deux pièces. Le télégramme très détaillé que le militaire envoya à de Gaulle montre que l’ancien diplomate conservait des capacités de séduction intactes. Pierre de Chevigné commençait par ce constat, en forme de bilan, qui balayait toutes les manifestations de scepticisme, sinon d’hostilité, qui avaient été celles d’Alexis jusqu’alors : « Il me paraı̂t très sympathisant envers la France libre et son chef. » Illusionné par la subtile dialectique d’Alexis, dont la courtoisie confinait parfois à l’hypocrisie, Pierre de Chevigné ne devinait pas la perfidie derrière l’assentiment, ni la condamnation derrière l’avertissement. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 652 — Z33031$$16 — Rev 18.02 652 Alexis Léger dit Saint-John Perse Lorsque l’ancien secrétaire général indiqua son attachement à « certains grands principes tels que la libre expression de la volonté nationale et la liberté de l’individu », sans afficher de préférence pour les « formes du régime », dont il assurait « se moquer pas mal », le militaire se sentit autorisé à conclure qu’il était inexact que le diplomate ait contre le gaullisme « des préventions d’ordre politique ». Il ne voyait pas qu’Alexis s’employait, selon son habitude, à mettre à l’aise son interlocuteur, dont il imaginait que son nom, sa formation de saint-cyrien et son mandat gaulliste ne le portaient pas à glorifier les mœurs politiques de la IIIe République. Pierre de Chevigné ignorait peut-être qu’Alexis s’était toujours prévalu de son attachement au régime républicain, qu’il ne séparait pas du service de la France ; il se laissa abuser par ses ambiguı̈tés, qu’il interpréta dans le sens qui lui convenait : « J’ai entendu dire aux États-Unis que M. Léger n’était pas dans la France libre en raison de sa méfiance envers les tendances politiques de son chef. À moins que M. Léger ne m’ait menti, ce dont je doute, ceci est faux. M. Léger m’a bien dit : “Je me suis parfois posé la question de savoir si le général de Gaulle était attaché à ces principes.” Mais il m’a dit ceci comme un homme qui avait conclu pour lui-même par l’affirmative. » Le colonel de Chevigné ne soupçonna pas davantage que les conseils prodigués par Alexis, au terme de leur entretien, valaient réprobation ; une réprobation qu’il exprimait, c’est vrai, avec combien plus de clarté et de vigueur devant l’administration américaine ! « Que le général de Gaulle, conseilla délicatement Alexis, ne se laisse pas attirer par la Russie qui pourrait lui faire des propositions sous un jour très acceptable mais à l’emprise de laquelle il n’arriverait plus à se soustraire. Le général de Gaulle a su garder magnifiquement son indépendance et sa dignité vis-à-vis des AngloSaxons, il faut qu’il en fasse de même à l’égard des Russes. » Alexis avait encadré cet entretien par deux conversations avec Pierre Mendès France, les 1er et 20 juin 1942. À leur première rencontre, le jeune parlementaire radical, rallié à la France, libre ne s’illusionna pas moins que Pierre de Chevigné, et parvint aux mêmes conclusions que lui : « [M. Léger] accepterait probablement maintenant d’aller à Londres sous réserve des précautions nécessaires pour éviter des inconvénients pour vous et pour lui en cas d’échec de la rencontre. Une entente avec Léger aura entre autres avantages l’accroissement des chances de succès de votre visite personnelle ici, que je crois indispensable. » Mendès France pressait en effet le général de Gaulle de se rendre aux États-Unis pour y rencontrer Roosevelt et dissiper ses craintes ; comme Chevigné, il pensait que le ralliement d’Alexis faciliterait le contact : « Il est indispensable de préparer minutieusement cette visite par des entretiens avec une personnalité informée de la position du gouvernement américain et exerçant sur lui une grande influence. Léger me semble la personne la mieux qualifiée pour jouer ce rôle. Le projet de visite ici est à poursuivre, mais les chances de succès seraient accrues si Léger y collaborait 20. » NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 653 — Z33031$$16 — Rev 18.02 Le duel Léger-de Gaulle (I) 653 De Gaulle avait probablement déjà arrêté sa religion sur l’ancien secrétaire général, dont il n’avait jamais espéré le ralliement avec beaucoup de ferveur. Certain télégramme vengeur, mais allusif, que le général adressa à Tixier, laisse imaginer qu’il comptait Alexis parmi les « Français de sincérité plus ou moins douteuse appuyée par les éléments étrangers » qui intriguaient contre la France libre. C’est ainsi que le comprit en tout cas son administration, à Carlton Gardens, qui rangea ce télégramme dans le dossier « négociations avec Alexis Leger ». Mendès France, qui sous-estimait peut-être les préventions du général, ou souhaitait qu’il les surmontât, ne se laissa pas décourager et se rencontra à nouveau avec Alexis, le 20 juin 1942. Ce deuxième entretien, qui dura près de trois heures, dissipa quelques-unes de ses illusions. En confiance avec le jeune turc du parti radical, dont il estimait probablement l’indépendance de vue, Alexis laissa mieux voir sa position. « En définitive, conclut Mendès France, Léger se réserve. » Alexis n’avait pas épargné à son visiteur son long couplet contre le responsable de sa chute : « M. Paul Reynaud cherche à profiter de la vague de popularité des accusés de Riom. Mais son cas est tout différent. Pourquoi, dès lors, paraı̂tre se rapprocher de lui et même le blanchir ? C’est une politique peu recommandable et inspirée des plus mauvaises traditions des combinaisons d’avant guerre. » Enfin, Alexis représenta sous une forme moins ouatée l’avertissement qu’il avait prodigué à Pierre de Chevigné : « Il m’a fortement mis en garde contre la tentation de nous orienter du côté des Russes, qui nous font des avances trop habiles pour ne pas être intéressées. » Par une comparaison historique flatteuse, qui établissait une correspondance de tempérament intéressante, Alexis laissait deviner le rôle qu’il aimerait jouer à la libération : « La situation de la France à la conférence de la paix sera très difficile. La tâche de M. Talleyrand au congrès de Vienne n’était qu’un jeu d’enfant en comparaison de celle qui attend nos négociateurs. » En cet été 1942, les responsables de la France libre n’avaient plus qu’à se plaindre de l’alignement des thèses d’Alexis sur celles de Washington, sans pouvoir démêler qui, du Français ou du Département d’État, inspirait l’autre. Les gaullistes d’Amérique commençaient à prendre la mesure de l’hostilité d’Alexis, derrière sa façade impénétrable. À cette date, il n’était sorti qu’une seule fois de sa retraite officielle et de son travail d’influence clandestin, le 26 mars 1942, pour célébrer le quatre-vingtième anniversaire de la naissance d’Aristide Briand. Il s’agissait d’une figure du passé, qu’il s’était ingénié à démarquer du maréchal Pétain comme du général de Gaulle, pour distraire les Français de ces deux modèles qui polarisaient leur attention. Depuis sa semi-clandestinité, il œuvrait aussi bien contre l’un que contre l’autre. S’opposer à de Gaulle En arrivant à Washington, Alexis s’était d’abord acharné contre Paul Reynaud. Après avoir pris la mesure de l’irréversible impopularité de NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 654 — Z33031$$16 — Rev 18.02 654 Alexis Léger dit Saint-John Perse Vichy, il s’employa à confondre son ennemi avec le régime honni. En août 1941, il se rencontra avec Campbell, comme au bon vieux temps parisien. Il alerta son bienveillant interlocuteur contre un complot qui préparait le retour au premier plan de Reynaud. Un mois plus tard, il n’avait pas encore ruiné son crédit auprès de Campbell par ses incessantes vitupérations contre le responsable de sa chute. Le conseiller de l’ambassade anglaise notait qu’Alexis conservait une grande discrétion, et demeurait à l’écart des luttes partisanes. Fort de son expérience du personnage, il ajoutait : « En tout cas Léger parvient parfaitement à créer cette impression. » En janvier 1942, Ronald Mack, au Foreign Office, était déjà plus nuancé : « Léger est évidemment encore très amer contre Reynaud. Il n’a montré aucun désir de rallier la France libre. Son expérience leur serait secourable, mais sa réputation ferait du tort au mouvement. Il a quantité de détracteurs en France, et l’on peine à imaginer Léger jouant un rôle dans la France d’après guerre – mais je suis persuadé qu’il demeure un bon ami pour nous 21. » Alexis sortit de sa neutralité au début de l’année 1942, lorsqu’il perdit tout contact avec la France officielle, dont il ne doutait plus du dévoiement collaborationniste, ce que le retour de Laval confirma au printemps. Il plaida alors contre le régime de Vichy, plus nettement face aux Anglais qu’avec les Américains. Les premiers étaient mieux disposés que les seconds à entendre une condamnation de Pétain. Son pari d’une pax americana faisait Alexis plus sensible à l’opinion de Washington, sans l’obliger pour autant à marchander ses principes. Il savait que le patriotisme et le moralisme des Américains leur rendraient sympathique une personnalité qui défendı̂t nettement les intérêts de la France. À cet égard, Alexis avait pris sans ambiguı̈té le parti des gaullistes dans l’affaire de Saint-Pierre-etMiquelon. L’amiral Robert, gouverneur des Antilles pour le compte du régime de Vichy, avait autorité sur l’archipel situé au large des côtes de Terre-Neuve, dont la prise possible par les Allemands inquiétait les Canadiens, quoique son utilité miliaire, se résumât pour l’heure à une station météorologique et un émetteur radio. Les troupes canadiennes envisageaient une opération ; les États-Unis, de leur côté, avaient conclu un arrangement avec l’amiral Robert sur le principe du statu quo. De Gaulle prit tout le monde de vitesse en commandant à l’amiral Muselier de se saisir de l’ı̂le par la force. Le 24 décembre 1941, une poignée d’hommes réussit l’opération militaire, doublée d’un succès politique, puisqu’un plébiscite sanctionna le ralliement à la France libre à 98 % des voix. Sur le plan diplomatique, l’opération était moins heureuse. Le secrétaire d’État Cordell Hull, furieux de l’initiative, publia un communiqué vengeur qui condamnait l’action des « so called Free French ». Devant Bidault, à la Libération, Alexis cita son action, en cette heure décisive, comme l’un de ses plus éminents services rendus à la cause gaulliste. Devant Adolphe Berle, au cours d’un dı̂ner, Alexis avait en effet évoqué l’affaire : « Léger a dit que c’était une situation impossible ; que l’opinion publique française ne verrait qu’une chose, en réalité, que les États-Unis NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 655 — Z33031$$16 — Rev 18.02 Le duel Léger-de Gaulle (I) 655 avaient eu le choix entre un régime de Vichy dominé par l’Allemagne et un de Gaulle antiallemand, et qu’ils avaient choisi Vichy. » Plus tard dans la conversation, il avait fermement repris son interlocuteur : « Ce n’est pas une question de transfert de souveraineté mais une simple question de politique intérieure. » Le plébiscite, à ses yeux, avait clos la question. Cela n’empêchait pas Alexis de vouloir ruiner la position du général de Gaulle pour dissuader Washington de reconnaı̂tre jamais la France libre, et obliger les Anglais à se rallier à un autre champion : Alexis ne doutait pas qu’il jouerait les premiers rôles à la Libération. Si bien qu’il ne servait pas le même discours aux Anglais, qu’il mettait discrètement en garde contre de Gaulle, et aux Américains, qu’il excitait par ses prophéties très alarmistes. Le 6 février 1942, Alexis s’entretint longuement avec Ronald Campbell. Alambiqué, son discours commença par une condamnation de la politique française de Washington, coupable de trop se compromettre avec Vichy et de réserver Pétain pour la Libération, au risque de jeter les Français dans les bras du communisme. Mais, après avoir abondé dans le sens de son interlocuteur, Alexis engagea la GrandeBretagne à ne pas rompre avec Vichy, à s’en servir plutôt, en usant des sentiments de l’opinion française pour faire évoluer Pétain. Surtout, il découragea le Foreign Office de croire que Washington reconnaı̂trait jamais de Gaulle : « M. Léger, rapportait Campbell, a expliqué que le Département d’État souhaitait poursuivre une politique indépendante de la nôtre. Ils ne sont pas favorables à de Gaulle et ils ne le reconnaı̂tront pas, parce que cela donnerait une position trop importante à un homme qu’ils considèrent comme un instrument de l’Angleterre. » Alexis espérait-il rallier Londres sur son nom avant même que les Américains ne les y eussent engagé ? Ce n’était peut-être pas raisonnable de l’espérer, mais la meilleure façon de provoquer cette issue idéale restait de ruiner l’espoir britannique d’imposer de Gaulle aux Américains. Il expliqua à Campbell que « le Département d’État souhaitait unifier les Français opposés à l’Axe en les désorbitant de la mouvance de la France libre gaulliste, sous leur leadership, pourvu qu’ils parviennent à trouver un Français capable de les rassembler ». Campbell ne pouvait pas contredire Alexis : Sumner Welles lui avait récemment confié son désir de trouver une personnalité étrangère à la France libre pour prendre la tête des Français hostiles à l’Axe ; l’Américain avait suggéré le nom de Camille Chautemps. Ronald Mack, le responsable des questions françaises au Foreign Office, n’eut connaissance de cette longue conversation que deux mois plus tard, en avril 1942 : « Le Département d’État n’aime pas le général de Gaulle. Nous sommes pleinement conscients de ses erreurs, comme de ses mérites, que le Département d’État refuse de considérer. » Mais les Américains étaient assez ridicules de faire la fine bouche « s’ils n’avaient personne d’autre qu’un Chautemps à proposer comme alternative ». Le point de vue d’Alexis lui semblait « intéressant comme toujours », mais on sentait poindre la méfiance envers ce poulain de l’Amérique, qui dénigrait celui de l’Angleterre. Un autre commentateur ajoutait : « Il y a certainement du NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 656 — Z33031$$16 — Rev 18.02 656 Alexis Léger dit Saint-John Perse vrai dans ces vues, mais je les aurais trouvées perverses si elles n’avaient pas été défendues par un homme de l’intelligence de Léger. » Du côté américain, on ne considéra pas, jusqu’à l’automne 1941, qu’Alexis pouvait aspirer aux premières responsabilités, et on ne lui reconnaissait même pas une influence décisive sur la politique française de Washington. En octobre 1941, Hamilton Fish Armstrong, rédacteur en chef de la prestigieuse revue Foreign Affairs, s’inquiéta que MacLeish fût en mesure de prolonger les fonctions d’Alexis, qui lui garantissaient une résidence à Washington, car il estimait que son influence était positive auprès des milieux dirigeants ; mais il ajoutait aussitôt ce bémol : l’ancien secrétaire général ne touchait qu’aux franges des centres de pouvoir de la politique américaine 22. Ce n’était pas faux. Toute la politique étrangère américaine était concentrée dans les mains de quelques individus auxquels Alexis n’avait pas accès. Roosevelt définissait la ligne générale, et tranchait entre les deux têtes rivales du Département d’État, Cordell Hull et Sumner Welles. Au Département d’État, quatre assistants secretary se partageaient les responsabilités. Parmi eux, Alexis avait et aurait surtout affaire à Adolf Berle et Dean Acheson. Alexis ne fut jamais familier du secrétaire d’État Cordell Hull, qu’il ne rencontra que deux ou trois fois en tête à tête ni davantage d’Edouard Stettinius qui le remplaça en novembre 1944. Sumner Welles, en revanche, qui fut sous-secrétaire d’État jusqu’à sa démission en septembre 1943, connaissait Alexis depuis ses tournées européennes ; il l’avait vu à Paris en septembre 1938, en pleine crise tchèque, puis en mars 1939, lorsque Daladier l’avait invité à dı̂ner au Quai d’Orsay. De cette rencontre, il avait retenu qu’Alexis avait manifesté « la clarté et la logique magnifique de sa pensée », révélant « la nature foncièrement libérale de sa philosophie politique », ce qui en faisait un excellent démocrate aux yeux de ce parfait représentant des patriciens de la côte Est réunis autour de Roosevelt. Il brocardait cependant le goût d’Alexis pour la clarté logique de l’argumentation, au détriment de la complexité de la vie réelle – en dépit de sa philosophie vitaliste. Mais Alexis ne rencontra Welles que très rarement, à ses débuts à Washington, où le sous-secrétaire d’État lui avait conseillé de se fixer, quitte à accepter l’offre de MacLeish. Non qu’Alexis ne cherchât pas à multiplier les occasions de rencontres. Il lui envoyait force courrier, pour lui recommander tel diplomate, ou démentir des propos qu’on lui prêtait, sourcilleux gardien de son intégrité morale. Le 26 mars 1942, il lui envoya le texte de son allocution pour le quatre-vingtième anniversaire de Briand : « Non certes pour vous infliger sa lecture mais par simple correction envers votre Département, où j’ai toujours rencontré votre amicale confiance et votre personnelle délicatesse. » Welles ne fit pas semblant de lire la prose de l’écrivain diplomate, et le remercia d’un mot lapidaire. Jusqu’à cette date, les archives d’Alexis ne conservent la trace que d’un seul entretien avec Welles, vaguement daté de 1941. L’ancien sécrétaire général du Quai d’Orsay avait préconisé de « ménager » un Pétain « reconnu » qui restait « une couverture et un trompe-l’œil, sans plus servir de frein » car il était NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 657 — Z33031$$16 — Rev 18.02 Le duel Léger-de Gaulle (I) 657 « usé ». Alexis était demeuré très prudent, faute de savoir si l’Amérique était « loin de toute initiative militaire ». C’est dire que le Foreign Office lui-même s’exagérait singulièrement son influence, en avril 1942, lorsque Mack affirmait que le Français « voyait beaucoup M. Welles ». Le rythme de leurs rencontres s’accéléra progressivement ; leurs rendez-vous furent les plus fréquents au printemps et à l’été 1943, lorsque Alexis crut pouvoir éliminer de Gaulle, avant une brusque retombée à compter de la fin de l’année. Sans lui ménager d’emblée l’accès à son bureau, Welles fit tôt grand cas de son avis ; c’est qu’il expliqua au gaulliste Raoul Aglion, qui l’avait rencontré en mai 1942 : « C’est une grande conscience, c’est un homme éminent, impartial. Le président considère qu’il a une connaissance étendue de bien des problèmes. Nous l’écoutons avec intérêt. » Welles avait peut-être forcé la dose pour impressionner son interlocuteur, et lui représenter les alternatives à la France libre dont disposait la présidence américaine ; les qualificatifs qui lui venaient à l’esprit ne sanctionnaient pas moins l’éclatant succès d’image d’Alexis, qui avait impressionné les Américains ainsi qu’il le voulait. Quant à Roosevelt, Alexis n’eut presque aucun contact avec lui ; entre l’hiver 1942 et la fin de la guerre, ils se résumèrent à un ou deux dı̂ners partagés, avec de nombreux officiels, et l’envoi de deux lettres personnelles. Auparavant, de temps à autre, le président avait été informé par Sumner Welles de ses entretiens avec Alexis. Ce qui n’empêchait pas à ses adversaires de lui prêter une influence occulte déterminante sur l’esprit de Roosevelt. Selon Aglion, « tout le monde à Washington connaissait ses rapports avec le président ». Aux États-Unis comme en France, Alexis avait établi son pouvoir dans l’ombre ; on le suspectait par là de toutes les turpitudes et l’on s’exagérait la réalité de son pouvoir. Le 8 novembre 1943, Alexis adressa à Roosevelt, par l’intermédiaire de Francis Biddle, devenu son Attorney general, une lettre boursouflée, qui mêlait les louanges les plus excessives à des attaques transparentes contre de Gaulle. Dans son mot de présentation, Biddle avait pris soin d’identifier Alexis comme l’ancien « secrétaire permanent » du Quai d’Orsay et de lui rappeler qu’ils s’étaient rencontré à un dı̂ner donné l’hiver précédent avec Sumner Welles – précaution qui suffit à faire justice à la fable de leur intimité 23. Selon Henri Hoppenot, bien informé depuis sa position de représentant de la France giraudiste, puis gaulliste, à Washington, « il n’a jamais rencontré le président Roosevelt que deux fois, et jamais en tête à tête ». Alain Bosquet tenait de Francis Biddle et Mrs Bliss que les rencontres avaient été « fort rares : deux, trois ou quatre, tout au plus ». Quelle que fût son admiration pour le président et malgré ses remarquables capacités d’affabulation, Alexis ne s’est d’ailleurs jamais attribué l’intimité ni l’influence qu’on lui prêtait auprès du président. On ne saurait mieux la résumer qu’Henri Hoppenot : « Son influence, qui fut certaine, s’exerçait par le canal de Sumner Welles, alors sous-secrétaire d’État. Elle cesse avec le départ de ce dernier, en 1944. » NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 658 — Z33031$$16 — Rev 18.02 658 Alexis Léger dit Saint-John Perse De toutes les interventions d’Alexis en direction du président, son premier coup, le plus indirect mais le plus à-propos, fut le plus lourd de conséquences. Sumner Welles fut à ce point frappé par l’une de ses premières discussions avec Alexis, le 13 août 1942, qu’il en fit aussitôt établir un compte rendu à l’usage exclusif du président et du secrétaire d’État. L’attaque d’Alexis suivait la soudaine embellie des relations entre Washington et la France libre. On ne comptait plus sur Vichy, de Gaulle avait manifesté une modération inattendue dans l’affaire de Madagascar, et Bir Hakeim prouvait que la France libre pouvait rendre des services militaires, en Afrique, en attendant de faire ses preuves sur le territoire métropolitain, où la Résistance intérieure s’unifiait sous le panache du général. Le 9 juillet 1942, premier pas sur le long chemin de la reconnaissance, un accord avait consacré ce nouveau climat en reconnaissant que « la défense de ceux des territoires français qui sont sous le contrôle des Forces françaises libres est vitale à la défense des États-Unis ». Dans ce contexte, Alexis résuma à Sumner Welles les raisons de son refus de rejoindre le Comité de Londres, et fit état d’une nouvelle sollicitation, transmise par André Istel. Selon Alexis, ce « proche ami », qui avait épousé Yvonne Gallimard, présenté comme un scientifique et économiste (il avait fait partie de l’entourage de Paul Reynaud et faisait profession de banquier, en Amérique, où il s’était réfugié), était « tombé complètement sous l’influence du général de Gaulle ». Istel avait « consenti à lui transmettre un nouvel appel urgent du général de le rejoindre dans le Comité national de la France combattante 24 ». De Gaulle avait dicté à son émissaire un message qui « indiquait très précisément à M. Léger les politiques que le général de Gaulle était déterminé à mettre en œuvre, en particulier la politique extérieure que de Gaulle souhaitait pour la France après guerre ainsi que les bases de la politique intérieure ». On jurerait que ce deuxième message du général de Gaulle n’a jamais existé. André Istel, de sa propre initiative, ou bien aiguillé par l’entourage du général, avait effectivement plaidé la cause de la France libre auprès d’Alexis ; il ne lui avait probablement pas apporté cet « appel personnel à collaborer » du général de Gaulle, que ni ce dernier, ni ses partisans, ni même Alexis, après la guerre, n’ont jamais évoqué. Il aurait fallu que le banquier fût un bien mauvais messager pour caricaturer à ce point la pensée gaulliste, et la faire ressembler au pire ramassis de ragots de la propagande adverse, les mieux à même d’indisposer Washington. Alexis connaissait suffisamment l’administration démocrate pour lui servir cyniquement les pires défauts qu’elle appréhendait ou fantasmait chez le chef de la France libre. Il appuya à tous les points sensibles de la susceptibilité américaine : « Dans le champ de la politique extérieure, le général de Gaulle a déclaré que la politique française serait purement nationaliste et que les fondements de la politique extérieure tiendraient dans l’accord le plus étroit, à la fois politique et militaire, avec la Russie soviétique. Il a affirmé que ce n’était que dans cette voie que la France pourrait éviter un monde sous hégémonie anglo-saxonne. À l’égard de la Grande-Bretagne, NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 659 — Z33031$$16 — Rev 18.02 Le duel Léger-de Gaulle (I) 659 la politique française devrait démontrer sa reconnaissance pour la part anglaise dans la libération de la France, mais rien de plus. À l’égard des États-Unis, la France ne devrait entretenir que des relations économiques, et à part égale avec l’Amérique latine. » Alexis attribuait le prétendu désir du général de Gaulle de fonder la politique française sur « un nationalisme rigide et une entente étroite avec l’URSS » par ce calcul : « Grâce à l’influence soviétique auprès des Français et les manipulations par le gouvernement soviétique des communistes français, le général de Gaulle pourrait s’assurer à son bénéfice personnel le contrôle du gouvernement provisoire quel qu’il fût. » Il fallait un peu de naı̈veté aux Américains pour croire que de Gaulle aurait pensé s’attacher les services de l’ancien sécrétaire général du Quai d’Orsay en lui avouant de tels desseins. Alexis fit fond sur cette naı̈veté en prêtant à de Gaulle des paroles toujours plus agaçantes sur la conduite de la guerre. Le général français « s’opposerait résolument au déplacement de la direction suprême de l’effort de guerre de Londres à Washington. Il ne pensait pas qu’il serait dans l’intérêt de la France que Washington détı̂nt le contrôle suprême de la stratégie politique et militaire ». Après s’être employé à représenter le général en partenaire impossible, Alexis se posait clairement en candidat alternatif, comme champion de la sécurité collective et ami des Anglo-Saxons : « M. Léger a déclaré que ce message l’avait confirmé dans les sentiments et les doutes profonds qu’il nourrissait à l’égard du général de Gaulle ; ils avaient justifié ses refus répétés de prendre aucune part dans le Comité gaulliste. Pour lui, le salut de la France tenait uniquement et suprêmement à la prédominance de l’influence anglo-saxonne sur le monde, pour une période considérable après la signature de l’armistice. Seule l’institution d’une organisation mondiale, après la guerre, serait en mesure d’offrir l’espoir d’un monde juste et pacifique dans lequel le peuple français pourrait vivre et espérer recouvrer sa vieille position d’influence internationale. Il lui semble évident que les plans du général de Gaulle étaient parfaitement hostiles à ce type de coopération internationale en vue de l’organisation mondiale. » Pour finir, et non sans raison, Alexis attribua à Eden la pérennité du gaullisme en Angleterre ; il invita les Américains à développer leurs propres capacités de renseignement, en France, pour ne pas dépendre des sources anglaises et gaullistes. À ses yeux, les sentiments des Français étaient plus américanophiles que jamais ; il loua la politique de ravitaillement de l’Afrique du Nord et de la France non occupée, comme la plus apte à entretenir ces sentiments. Alexis termina son entretien avec Sumner Welles en exprimant « l’espoir le plus vif, dans l’intérêt de la France, que le gouvernement américain n’irait pas plus loin dans ses relations avec le général de Gaulle que la politique déjà annoncée publiquement quelques semaines plus tôt ». Par l’effet d’un étrange hasard, quelques jours après s’être entretenu avec Sumner Welles, Alexis reçut de Roger Cambon, l’ancien collaborateur de Charles Corbin à Londres, une longue lettre datée du 15 août, qui NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 660 — Z33031$$16 — Rev 18.02 660 Alexis Léger dit Saint-John Perse confirma extraordinairement sa mauvaise foi 25. Une nouvelle occasion, pour Alexis, de vérifier les vertus magiques de l’autosuggestion : ce qu’il avait voulu, au point de l’inventer, advenait. Il trouva en Roger Cambon un allié idéal pour diaboliser de Gaulle. La démonstration de l’ancien conseiller de l’ambassade de France à Londres rejoignait certaines préoccupations qu’il avait affectées devant Sumner Welles, au risque de finir par y croire : « Après avoir eu en matière intérieure des conceptions très proches de celles de Vichy (style Pétain-Maurras), on incline aujourd’hui à adopter les vues des organisations socialistes, non parce qu’elles ont en elles-mêmes une valeur mais parce qu’elles semblent posséder un certain avenir. » Ce qui n’empêchait pas Cambon de s’inquiéter des « conceptions autoritaires » de la « majorité du corps d’officiers » du général de Gaulle. Alexis souligna sa prédiction, propre à effrayer les démocrates américains, évoquant « un régime de maintien de l’ordre qui sous des apparences provisoires et libérales risque grâce à son organisation policière de s’implanter si fortement que le peuple français comprendra trop tard son véritable caractère ». Après ce coup de maı̂tre, Alexis continua à décrédibiliser de Gaulle auprès des Américains. Il tenait des propos assez similaires aux Anglais, sans savoir s’il pouvait espérer les dissocier de leur champion. D’une conversation informelle avec Hoyer Miller, un Anglais envoyé à Washington pour coordonner l’effort de guerre anglo-américain, il apparut qu’Alexis ne prévoyait rien de moins qu’une guerre civile en France, après la libération, au vu des alliances que de Gaulle passait avec la gauche et l’URSS. Son interlocuteur trouva Alexis sacrément volubile. Comprendre, soustraction faite de l’understatement, un peu exalté 26. Il lui avait redit n’avoir jamais reçu d’invitation formelle à rejoindre le Comité. Au Foreign Office, on s’agaçait : « Le comportement de M. Léger inspire si peu de confiance que je doute que la France libre trouverait un véritable bénéfice dans son adhésion. » Un autre diplomate admit la possibilité de la bonne foi d’Alexis, de Gaulle n’ayant pas soumis au Foreign Office le texte du télégramme qu’il lui avait envoyé en mai : l’invitation n’avait peut-être pas eu la précision souhaitée. Au demeurant, ce diplomate s’accordait avec son collègue pour ne pas faire grand cas du renfort que constituerait le diplomate français. En somme, à compter de l’été 1942, les attaques qu’Alexis portaient contre de Gaulle faisaient mouche aux États-Unis, mais se retournaient contre lui à Londres, sauf auprès de Churchill, qui lui conservait estime et confiance. Devant ses nouveaux réquisitoires contre de Gaulle, l’ironie, au Foreign Office, laissa place à l’impatience et à l’indignation. En octobre 1942, le patient Campbell rapporta cruellement la nouvelle marotte d’Alexis, qui faisait du général de Gaulle un suppôt de Staline, suite à l’accord du 28 septembre par lequel Moscou reconnaissait le Comité national comme le seul représentant de la France combattante et le seul habilité à traiter avec l’URSS : « L’autre jour, à un déjeuner de l’ambassade polonaise, M. Léger nous a prodigué l’un des plus jolis tours de prestidigitation que NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 661 — Z33031$$16 — Rev 18.02 Le duel Léger-de Gaulle (I) 661 j’aie jamais vu réussir, même de la part de cet expert en la matière 27. » Et de rapporter sans ménagement son conseil d’interdire aux gaullistes l’administration de Madagascar, où les Anglais avaient débarqué pour prendre de vitesse les Japonais. Selon Alexis, de Gaulle devenait impopulaire en France, du fait de son entourage qui passait d’un extrême à l’autre, sans jamais passer par le centre républicain. Les moscoutaires, autour de lui, l’obligeaient à prendre un virage antianglais, et à se jeter aux bras de l’URSS, par dépit et défiance envers les Anglo-Saxons. Quatre jours plus tard, Campbell reprit la plume pour commenter l’impact des propos d’Alexis : « Ces vues ne seraient peut-être pas tellement importantes en elles-mêmes si Léger ne fréquentait pas assidûment Welles et, sans aucun doute, exercent une influence considérable sur les idées du Département d’État quant à la politique française. » Au Foreign Office, on commenta non sans rancœur les ambitions dissimulées d’Alexis par lesquelles on expliquait son travail de sape contre le général de Gaulle : « M. Léger a une influence des plus dangereuses sur Washington. Ses remarques sont malveillantes et non constructives. Sans aucun doute, il fera tout son possible pour s’assurer une position dominante dans le régime qui émergera en Afrique du Nord, quel qu’il soit. » À la fin de l’année 1942, les responsables des affaires françaises du Foreign Office, d’accord avec leurs collègues de l’ambassade de Washington, las d’enregistrer les coups qu’Alexis portait à leur champion, décidèrent de ne plus tenir compte de ses commentaires ; même, ils commencèrent à rendre les coups, en donnant de la publicité à ceux que lui portaient les gaullistes d’Amérique. Le 7 novembre 1942, sur le chemin de l’Amérique latine où il allait représenter la France libre, Emmanuel Lancial, ancien consul rallié à de Gaulle, conversa longuement avec un diplomate anglais. Il évoqua le puissant ennemi du général de Gaulle, qu’il avait bien connu avant guerre 28. Lancial se dit frappé par les ravages de l’âge sur son ancien chef. Il laissa entendre, non sans mauvaise foi, que ses grandes facultés intellectuelles s’étaient détériorées. L’ambassade de France à Washington s’empressa de répercuter ces commentaires à Stirling, le nouveau responsable des questions françaises au Foreign Office, nettement hostile à Alexis. C’était désormais la tendance majoritaire chez les diplomates de ce département, qui jouaient la carte de Gaulle, et fréquentaient régulièrement ses agents. C’était également le sentiment de leur représentant auprès des gaullistes, Charles Peake qui, par force, représentait son pays à demeure. On lui mit la dépêche sous les yeux, avec ce résumé cruel : « M. Lancial pense que M. Léger est plus gâteux que dangereux. » À cette époque, les gaullistes avaient renoncé à amadouer Alexis, dont ils ne doutaient plus de l’hostilité. Elle leur revenait de toutes parts. Pleven, le 7 septembre, rapporta à de Gaulle les avertissements de Walter Lippmann, influent journaliste américain et sympathisant de la France libre. Ce n’était pas le premier écho que de Gaulle recevait du raidissement d’Alexis. Le 17 août 1942, Dejean l’avait déjà alerté, sur la foi d’informations venues de Tixier et de Paris. Cela prouvait la qualité de ses réactions, NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 662 — Z33031$$16 — Rev 18.02 662 Alexis Léger dit Saint-John Perse cinq jours après le fameux entretien d’Alexis avec Sumner Welles. Il existe deux versions de ce télégramme d’alerte ; les deux sont sévères pour l’ancien secrétaire général du Quai d’Orsay. Celui dont la communication était réservée au seul de Gaulle l’était davantage : « M. Léger aurait été nettement mécontent de notre arrangement du 9 juillet conclu en dehors de lui, et il ne serait pas étranger à l’interprétation strictement militaire qui lui a été donnée par le State Department. [...] On ne saurait manquer d’être frappé du parallélisme entre l’attitude de Léger et celle du Département d’État, aussi bien à l’égard de la France combattante que de la Russie et de la Grande-Bretagne. L’impression dominante est que M. Léger éprouve un certain dépit de voir que, malgré tout, la position internationale de la France combattante s’affermit. Je n’ai pas le sentiment que nous puissions désormais compter sur son aide. Nous ne pouvons guère espérer mieux que de le neutraliser en le ménageant. L’influence réelle qu’il exerce sur le State Department reste, en effet, un facteur que nous ne pouvons négliger 29. » Les services de la France libre eurent seulement connaissance de ce verdict lapidaire : « L’ancien secrétaire général du Quai d’Orsay a critiqué notre politique à l’égard de la Russie. Aux yeux de M. Léger, seuls les États-Unis compteraient désormais. » Maurice Dejean craignait peutêtre la survivance de solidarités chez les anciens collaborateurs du secrétaire général. Quelques jours plus tard, il lui attribua en tout cas le recul du Département d’État, qui limitait la portée de l’accord du 9 juillet et considérait que « la nature politique que revêtirait désormais la France combattante serait de nature à gêner, dans le cas d’une opération en territoire français, la collaboration militaire entre les Forces françaises libres et les États-Unis ». Il lui revint même, par le neveu de François Charles-Roux, que la réserve d’Alexis excédait désormais celle du State Department, dégénérant « peu à peu en hostilité ». Alors de Gaulle considéra, pour ne plus y revenir, qu’Alexis était une créature américaine : « Quant à l’attitude de Léger, elle ne fait que refléter celle du State Department. Léger, malgré ses grandes apparences, n’est pas un caractère. » La suite est connue. L’oracle est tombé et clôt le débat. Pour de Gaulle, sinon pour tous les gaullistes, Alexis n’est plus un allié possible ; il est donc un adversaire. Alors que sa trajectoire fut encore appelée à croiser celle de la France libre, son dossier personnel, aux archives du CNF, ne s’épaissit plus de la moindre pelure de télégramme. Le verdict du général vouait Alexis au néant. Naı̈vement, après la guerre, l’adversaire du général s’efforça de réviser le jugement des gaullistes via Bidault. Il reconnaissait avoir plaidé contre les « écarts » du général, et « contre tout projet américain d’un Comité français indépendant du Comité de Londres », mais il ne reconnaissait aucune opposition de fond. Sa tâche d’assistance initiale accomplie, il s’était confiné à une humble retraite : « Lorsqu’on en est arrivé à la délégation régulière, puis à l’ambassade officielle, [j’ai] considéré comme terminée la tâche personnelle que je m’étais assignée. » Cette abstention aurait été malencontreusement NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 663 — Z33031$$16 — Rev 18.02 Le duel Léger-de Gaulle (I) 663 interprétée comme de l’hostilité : « Pendant ce temps, de Gaulle, qui bénéficie de mon aide, ne cesse de me demander de franchir le pas de l’allégeance. Je répondais en souriant que cela n’ajouterait rien à ma solidarité – que pour le reste (entreprise politique particulière) mes réserves ne regardent que moi, que j’en fais abstraction publiquement et ne demande à personne de les partager, je n’usais ni de la plume ni de la parole. » Plus avant dans la discussion, Alexis se plaignit à Bidault de la « réaction violente de De Gaulle contre [lui], » imité par toute la France libre qui, faute de pouvoir « trouver quelque chose » pour le salir, « le traite de vichyste ». Or, Alexis le proclama hautement devant Bidault, il n’avait « jamais prononcé le nom de De Gaulle à Roosevelt ». Pour finir, Alexis se dédouana en se défaussant sur les deux principaux intéressés : « En fait, un seul Français a influencé Roosevelt contre de Gaulle : de Gaulle (de même pour Churchill). » À Hoppenot, il expliqua symétriquement que l’antigaullisme de Roosevelt lui appartenait en propre : « C’est un homme qui se fie à son jugement et ne se laisse influencer par personne. » NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 664 — Z33031$$17 — Rev 18.02 XIX Le duel Léger-de Gaulle (II) : la victoire du général L’épisode Darlan : prudence et attentisme (novembre-décembre 1942) Le 8 novembre 1942, les troupes anglo-américaines débarquèrent en divers points des côtes d’Afrique du Nord. Le général Giraud avait été programmé par les Américains pour donner une caution française à l’opération et gagner aux Alliés l’armée d’armistice. Selon Raoul Aglion, le nom du général Giraud avait été soufflé par Alexis, en deuxième choix, faute d’avoir pu rallier Weygand, qu’il aurait prioritairement suggéré. « À mon âge, on ne devient pas un rebelle », avait répondu Weygand à l’offre formulée par Robert Murphy, consul américain à Alger. Il validait la prophétie qu’Alexis avait prononcée devant Roussy de Sales en novembre 1940 : « Ce n’est pas un rebelle mais un homme qui pense au jugement de l’histoire, et qui en a peur. » En avril 1942, le général Giraud s’était évadé d’Allemagne, puis réfugié en France non occupée. Contacté par les Américains dès le mois de mai, il s’était rallié au principe d’un débarquement allié en Afrique du Nord, avec l’illusion qu’il contrôlerait les opérations militaires. L’amiral Darlan était sur les rangs, mais les Américains préférèrent s’entendre avec Giraud. En octobre, dans des conditions rocambolesques, des représentants de Giraud en Algérie formalisèrent un accord avec le consul Murphy et certains généraux américains. À peine l’échange de lettres effectué, Giraud, qui croyait avoir obtenu le commandement en chef des opérations, apprit qu’elles étaient déjà engagées, la flotte alliée croisant déjà en Atlantique, pour débarquer dans la nuit du 7 au 8 novembre. Exfiltré en toute hâte de France, par sous-marin, puis en hydravion, Giraud rencontra un Eisenhower en plein ouvrage, ahuri par ses prétentions à appliquer les accords conclus au mois d’octobre. Hasard ou prémonition, Darlan était à Alger. Ménageant aussi longtemps que possible Vichy autant que Washington, il se rallia opportunément aux forces américaines quand il lui apparut que la ligne de résistance prônée par Pétain renforcerait la « dissidence » de Giraud. La suite est bien connue : les affrontements franco-américains au Maroc, où Noguès, après avoir neutralisé la dissidence de Béthouart, suivit les instructions de Vichy et ouvrit le feu dans la rade de Mers el-Kébir ; l’annonce par Hitler de l’occupation de toute la France et sa revendication de la flotte française, qui choisit de se saborder. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 665 — Z33031$$17 — Rev 18.02 Le duel Léger-de Gaulle (II) 665 Pour les Américains, Darlan offrait une alternative à de Gaulle, au moins sur le terrain pratique, alors que Giraud n’avait prise sur rien. En attendant de régler la course des prétendants à la tête de la Résistance, les Américains bombardèrent Darlan haut-commissaire de l’Afrique du Nord, flanqué de Giraud au poste de commandant en chef des forces militaires, Marine exceptée. Autant Washington voyait avantage à s’entendre avec de Gaulle dans la perspective d’une action militaire en France métropolitaine, autant le débarquement en Afrique du Nord l’avait relégué au second plan, la France libre n’y pesant guère. Ce n’est rien de dire qu’en dépit des difficultés de leurs relations avec de Gaulle, les Anglais ne se réjouirent pas de l’accord qui entérina le proconsulat africain de Darlan. Roosevelt, désillusionné par la France, câbla un message ironique à Churchill, le 12 novembre, au sujet du « combat des chefs » qui se préparait ; il se réjouissait que de Gaulle fût neutralisé par son compère ; de son côté, il s’occupait de Giraud. Pour son compte, Churchill était déstabilisé par l’intronisation de Darlan ; la modération manifestée en cette occasion par de Gaulle lui rendait sa collaboration plus précieuse. Le 5 décembre 1942, quelque peu désemparé, le cabinet anglais sollicita de son ambassade à Washington le conseil d’Alexis. S’il était largement démonétisé au Foreign Office, les plus hauts responsables anglais, Churchill au premier chef, veulent « savoir la ligne qu’adopte Léger dans la question de l’Afrique du Nord et quel avis en particulier il a pu donner au Département d’État 1 ». Halifax répondit personnellement le 11 décembre. Il n’avait pas vu Alexis ces dernières semaines, mais ses collaborateurs à l’ambassade avaient recueilli de différentes sources qu’en dépit de sa joie causée par le débarquement allié en Afrique du Nord, l’éminence grise était très préoccupée par le choix de l’amiral Darlan. Halifax croyait qu’il avait « avisé le Département d’État de rester sur ses gardes face à un Darlan qu’il considérait avec la plus grande suspicion ». En cela, Alexis n’avait pas varié, qui le présentait deux ans plus tôt comme « malhonnête, anglophobe et mal aimé des meilleurs éléments de la Marine ». Pour autant, Halifax ne doutait pas que l’antigaullisme d’Alexis l’empêchait de soutenir franchement la France libre contre la France de Darlan, devant ses interlocuteurs américains. Bien que compromis aux yeux des gaullistes, Alexis assura néanmoins leurs représentants en Amérique de sa solidarité dans cette affaire. Le 15 novembre, Tixier, qui demeurait le plus poreux à ses pouvoirs de conviction, transmit sa vertueuse indignation à de Gaulle : « Alexis Léger est révolté par les négociations avec Darlan. Il invite tous les Français, gaullistes ou non, à faire bloc contre cette résurrection du régime de Vichy qu’il considère comme une trahison du peuple français. En termes mystérieux, il m’a dit que le gaullisme avait une magnifique partie à jouer mais il a refusé de m’expliquer en quoi consistait cette partie 2. » Si l’on suit les explications qu’il donna quelques semaines plus tard à Henri Hoppenot, Alexis s’était trouvé aussi surpris que le Département d’État par la solution Darlan. Il croyait savoir qu’elle s’était imposée de NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 666 — Z33031$$17 — Rev 18.02 666 Alexis Léger dit Saint-John Perse fait, entérinée par les militaires américains sur place, au grand dam des « hauts fonctionnaires américains ». Cette option contrariait manifestement son espoir de rafler la mise en Afrique du Nord. La confusion fut brutalement interrompue par Bonnier de la Chapelle, jeune monarchiste français, qui assassina l’amiral, le 24 décembre 1942, sans que l’on sache encore bien démêler à ce jour qui l’avait mandaté ou manipulé à cette fin. Halifax, qui n’avait que des informations de seconde main, avait laissé espérer à son département que l’un de ses adjoints tirerait bientôt les vers du nez d’Alexis pour clarifier sa position. Ce fut fait quelques jours avant l’assassinat de Darlan, par le numéro trois de l’ambassade. Contrairement à ce qu’il avait laissé espérer à Tixier, Alexis préconisa le renforcement des liens entre la France combattante et les États-Unis. Mais il ne pensait pas que de Gaulle pût constituer une solution en Afrique du Nord, seul ou dans une combinaison collective. Le général apparaissait comme un homme qui revendiquait une part personnelle dans l’organisation politique de la France à venir. Pour Alexis, il appartenait au seul peuple français d’en décider. Tel quel, de Gaulle lui paraissait l’otage de l’Union soviétique et du Front populaire. Faute d’une personnalité française à qui confier l’Afrique du Nord, Alexis préconisait tout bonnement de s’en remettre aux États-Unis : « Il pense que la meilleure et la seule solution serait d’installer un administrateur américain à la tête de l’ensemble de l’Afrique du Nord. Il faut que les Alliés prennent la responsabilité morale d’administrer les différentes parties de l’empire français pendant toute la durée de la guerre et de l’armistice. Aucune parcelle de l’empire ou de la France ne sera véritablement libérée aussi longtemps que l’Allemagne ne sera pas défaite. Si les Alliés se retiraient, les territoires français seraient incapables de leur solitude. » Après l’assassinat de Darlan, Ronald Campbell s’entretint lui-même avec Alexis ; libéré de sa prudence par la résolution forcée de l’affaire, le Français se fit plus véhément. Il pouvait bien le dire désormais, « il avait déploré l’arrangement avec Darlan, à cause de sa farouche hostilité à tout ce qui avait à voir avec Vichy et pour la confusion qu’il induisait dans l’esprit des Français ». À la fin du mois de mars 1943, devant Oliver Harvey, de passage à Washington, il fit « clairement comprendre sa plus complète réprobation à l’endroit de Darlan et de tout ce qu’il avait entraı̂né ». Mais la disparition de l’amiral ne devait pas ouvrir la voie au général de Gaulle. Il lui semblait toujours aussi peu indiqué de confier l’administration de l’Afrique du Nord à la France libre. Alexis ne pensait par que ce fût le vœu du peuple français, ni son intérêt, depuis que de Gaulle s’était offert à Staline. Il plaidait toujours en faveur d’une administration américaine et cherchait à prévenir l’émergence de possibles concurrents. Il alerta notamment les Anglo-Saxons contre la personnalité de Flandin, craignant que Leahy ne proposât sa candidature à la tête de l’Afrique du Nord, par ignorance de son passé sulfureux. Pour Alexis, les Français le considéraient « presque comme un traı̂tre ». Les diplomates du Foreign Office s’accordaient au moins sur ce point avec Alexis : Flandin était en faveur auprès NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 667 — Z33031$$17 — Rev 18.02 Le duel Léger-de Gaulle (II) 667 de l’amiral Leahy ; il l’était également auprès de Churchill, au point qu’Anthony Eden avait pris sur lui d’arrêter un télégramme à Macmillan, le représentant britannique à Alger, qui préconisait de relancer l’ancien ministre des Affaires étrangères de Pétain, en contrepoids à de Gaulle. Eden et ses diplomates considéraient la candidature d’Alexis avec moins d’hostilité que celle Flandin, sans pour autant faire fond sur l’ancien secrétaire général. Il leur semblait « déconnecté des réalités ». On s’étonnait au Foreign Office de sa thèse selon laquelle « l’empire français devrait être administré par les Américains et les Britanniques jusqu’à complète libération », et l’on spéculait sur son attitude face à la solution Giraud que préparaient les Américains ; on parlait du diplomate pour seconder le général, qui avait montré ses limites politiques. Des rumeurs le disaient déjà à Alger, alors que de Gaulle avait vainement proposé à Giraud une fusion dont il aurait assumé la direction. Il est certain qu’Alexis se mêlait des questions nord-africaines. Il proposa une liste de personnalités alternatives à la candidature de Marcel Peyrouton pour le gouvernement de l’Algérie lorsqu’elle fut évoquée à Washington, en décembre 1942, espérant peut-être rafler la mise. Il connaissait bien l’ancien résident général au Maroc et en Tunisie, mais il lui semblait que son passé de ministre de l’Intérieur de Pétain prolongerait l’ambiguı̈té américaine à l’égard de la France de Vichy, en dépit de son hostilité à Laval, qui l’avait fait démissionner de son ambassade en Argentine, et rallier Giraud. Alexis avait communiqué à Sumner Welles une liste de personnalités qui lui paraissaient plus « intègres ». Une fois la nomination de Peyrouton acquise, Alexis lui laissa habilement entendre qu’il n’avait pas été pour rien dans sa désignation ; mais il mesurait l’impopularité de la décision, violemment critiquée par la presse anglo-saxonne, qui y voyait une maladroite ingérence américaine et une caution inopportune au régime de Vichy. Roosevelt en fut tellement irrité qu’il envisagea d’imposer à Giraud un autre gouverneur, sans attendre que Peyrouton n’eût pris ses fonctions. D’Afrique du Nord, le 16 janvier 1943, le président américain indiqua à Cordell Hull qu’il songeait à Jean Monnet. Ses attendus justifiaient la stratégie de neutralité d’Alexis : « Il a su se maintenir en dehors des embrouilles politiciennes de ces dernières années, et il me fait une bonne impression. » Hull déconseilla Monnet, qui lui semblait complaisant à l’égard du gaullisme, mais, fort du portrait-robot dressé par Roosevelt, il proposa les candidatures de Roger Cambon et d’Alexis Léger, qui n’étaient certes pas suspects de tendresse envers le général. Il rencontra parfaitement la pensée de Roosevelt. Dans son fameux télégramme du 18 janvier, dans lequel il moquait « la fiancée de Gaulle » qui ne voulait pas se mettre au lit avec Giraud, le président croisa la pensée de son secrétaire d’État : « Pensez-vous que Léger pourrait être utilement employé là-bas ? Je suis d’accord avec vous au sujet de Monnet. J’aimerais que vous m’indiquiez ce que vous pensez de Roger Cambon, qui jouit du respect de tous et qui connaı̂t bien l’Afrique du Nord grâce à son père. » NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 668 — Z33031$$17 — Rev 18.02 668 Alexis Léger dit Saint-John Perse Cordell Hull penchait nettement en faveur de la candidature d’Alexis : « Je suis sûr que Léger accepterait de servir à n’importe quel poste pourvu qu’il puisse défendre les intérêts de son pays avec assez d’indépendance à l’égard des Alliés et des chefs militaires français pour assumer la conduite effective des affaires administratives. Il a évidemment une expérience en la matière bien plus importante que Cambon, et il a apporté son soutien sans réserve à notre politique à l’égard de la France en Afrique du Nord. » En dépit de cet adoubement, Alexis ne reçut pas des Américains le gouvernement civil de l’Algérie. Giraud sut convaincre les Anglo-Saxons que Peyrouton s’imposait comme le meilleur candidat, eu égard à son expérience. Soulagé, peut-être, de ne pas se jeter dans ce guêpier, Alexis en conçut toutefois quelque amertume, qu’il purgea en blâmant ouvertement le gouverneur de l’Algérie. En février 1943, un diplomate anglais le trouva « fortement opposé à Peyrouton ». Ses réserves n’épargnaient pas le général Giraud lui-même. Dans la foulée de l’assassinat de Darlan, Alexis n’avait pas caché à Ronald Campbell la tiédeur de ses sentiments pour le nouveau maı̂tre de l’Afrique du Nord, qu’il jugeait « réactionnaire ». Alexis était à la croisée des chemins. D’un côté, un général aventureux et dominateur ; de l’autre, un général conservateur et influençable. Il demeura l’otage de sa fatale indécision. Ne pas rallier Giraud (janvier-mai 1943) Par trois fois, en janvier, février et avril 1943, Alexis fut appelé à rejoindre le général Giraud à Alger. Roosevelt en personne, les Américains d’Alger, conjointement à Churchill et Giraud lui-même, tous essuyèrent le même refus courtois. L’ambition politique d’Alexis n’était pas assez refroidie pour y voir autre chose qu’une stratégie prudente, mais ambitieuse : rafler la mise, lorsque les deux rivaux qu’il ne voulait pas rallier se seraient déconsidérés en s’entredéchirant. Le général de Gaulle, faute de vouloir s’entendre avec Giraud, et d’obtenir, pour l’écarter, le soutien de Churchill, choisit de prendre l’opinion à témoin. Dans une déclaration à la BBC, le 28 décembre, puis dans un communiqué de presse, le 2 janvier 1943, il se plaignit sans façon que « la grande force nationale d’ardeur et d’espérance que [constituait] la France combattante [ne fût] pas représentée officiellement dans les territoires français », ainsi qu’elle aurait dû l’être en Afrique du Nord. Les Américains voulurent prendre de Gaulle à son propre piège et l’enferrer en Afrique du Nord. C’est dans cet esprit que l’entrevue d’Anfa fut préparée. Dans les environs de Casablanca, Roosevelt et Churchill conféraient des problèmes mondiaux depuis la mi-janvier 1943. Ils convoquèrent Giraud et de Gaulle, pour organiser leur mariage forcé, qui devait corseter le tempétueux cadet. Des rencontres du 22-25 janvier, il ne sortit qu’un laconique communiqué et une poignée de main entre les rivaux, dont on savait qu’elle avait été provoquée pour la photo. Avant la réunion, les Américains avaient tenté de renforcer Giraud en lui adjoignant un administrateur civil. Ils avaient tout naturellement pensé NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 669 — Z33031$$17 — Rev 18.02 Le duel Léger-de Gaulle (II) 669 à Alexis. Le 19 janvier, Sumner Welles lui communiqua un télégramme de Roosevelt qui lui offrait de devenir le subordonné direct de Giraud, responsable civil pour toute l’Afrique du Nord. Sumner Welles sonda ses dispositions : « Giraud, trouvé très accommodant et compréhensif, va se consacrer à son commandement militaire. On recherche une personnalité française pour prendre en main la direction générale administrative qu’il assume en ce moment en même temps que la direction générale militaire. 1) Que pensez vous pour ce rôle de Cambon ? Accepteriez-vous d’être son conseiller ? 2) Accepteriez-vous de prendre vous-même cette direction ? Cambon accepterait-il de servir avec vous 3 ? » Cordell Hull avait soufflé cette idée à Roosevelt. En pleine affaire Peyrouton, le président s’était plaint de l’isolement de Giraud. Plutôt qu’au gouvernement de l’Algérie, Hull avait proposé d’employer Alexis au sommet de la hiérarchie civile, renforcé par Cambon. Il avait précisé à Roosevelt qu’Alexis n’accepterait pas de remplir ces fonctions si elles ne lui conféraient pas une sorte d’autonomie civile par rapport à l’autorité militaire de Giraud 4. Hull avait envisagé tous les obstacles possibles à ce projet : les propres dispositions de Giraud, les réticences britanniques, l’opposition des gaullistes. Or Giraud réclama l’aide d’Alexis, Churchill relaya l’offre américaine et les gaullistes ne furent pas consultés. L’opposition vint d’Alexis lui-même, qui ne voulait pas rejoindre Giraud aussi longtemps qu’il n’aurait pas obtenu au préalable l’élimination politique du général de Gaulle pour ne pas se trouver engagé dans un camp susceptible de devenir minoritaire. C’était la seule hypothèse que Hull n’avait pas envisagée. Après guerre, devant Bidault, Alexis justifia son abstention, en dépit de « l’insistance » américaine, par des scrupules politiques : « Giraud ne correspondait pas à mes convictions, mes sentiments, qui s’opposaient au symbolisme du milieu réactionnaire d’Afrique du Nord (politiquement et socialement), en partie vichyste. » Il ajoutait que son refus avait « faussé » sa relation avec Roosevelt ; de fait, cette occasion manquée semble l’avoir éliminé du jeu pour le président américain. À l’attention de Bidault, Alexis ajouta qu’il entendait préserver son seul capital, qui était l’indépendance de sa position morale. De fait, Sumner Welles avait admis que « la direction civile provisoire aurait à travailler en contact avec le commandement supérieur américain. Il tiendrait cependant sa nomination de Giraud. » Alexis avait donné la même explication à son ami MacLeish, qui répondait après guerre aux interrogations de Jacques Dumaine : « Je sais exactement à quel scrupule il a obéi. Le président Roosevelt exerça alors sur lui une pression “overhelming”. Mais la tâche qu’il laissa entrevoir à Léger fit craindre à celui-ci de ne pouvoir agir librement en tant que Français mais comme une sorte d’agent américain. Plus grande fut l’insistance présidentielle, plus tenace devint son hésitation. » « La preuve est faite que Léger, ce grand imaginatif, n’a pas l’esprit d’aventure », concluait Jacques Dumaine... Sur le moment, face à Sumner Welles qui sonda ses premières réactions, Alexis mit l’accent sur la première raison : NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 670 — Z33031$$17 — Rev 18.02 670 Alexis Léger dit Saint-John Perse — Première réaction : je ne suis pas bien vu. — Pourquoi ? — C’est un milieu [en Afrique du Nord] qui m’est personnellement hostile. Et pour moi, face au peuple français, il s’agirait de compromissions avec les milieux collaborationnistes de Vichy. La prudente réserve d’Alexis lui fit décliner la proposition de Welles de « télégraphier à Roosevelt pour lui demander plus de précisions sur la détermination de la fonction, des attributions et du rôle ». Elle ne l’empêcha pas de continuer à prétendre jouer l’homme providentiel. À l’ultime question de Sumner Welles : « Ne voyez vous personne d’autre, localement, de plus approprié ? », il avait répondu sèchement : « Il n’y a personne. » Il y avait pourtant Jean Monnet, vers lequel Roosevelt se tourna à nouveau, malgré l’hostilité initiale de Cordel Hull. Début février, Eden annonça à André Philipp, socialiste rallié à de Gaulle, la venue à Alger d’un « Français de grande distinction, de grande expérience diplomatique, qui ne serait rallié ni à la France combattante, ni au général Giraud ». Philipp pensa à bon droit à Léger, pour s’en inquiéter. Le profil l’évoquait à s’y méprendre. Il est possible qu’Alexis n’ait pas résisté à la vaine tentation de donner quelque publicité à la sollicitation qu’il avait déclinée. Mais il s’agissait bien de Jean Monnet. En dépit du refus initial d’Alexis, les Américains et les Français non alignés d’Amérique continuaient d’espérer qu’il s’impliquerait à Alger. Alexis laissait entendre qu’il y serait disposé pourvu que de Gaulle fût confiné par les Américains à un rôle purement militaire – il ne voulait pas être employé pour jouer lui-même ce rôle. Au même moment, Murphy se fit fort d’obtenir la venue d’Alexis ; il le dit à Macmillan, son homologue britannique, que Churchill avait installé à Alger dans le but de contrebalancer l’influence américaine en Afrique du Nord. Le 16 février, Macmillan sollicita des instructions à Londres : fallait-il soutenir l’initiative ? Les réactions anglaises manifestèrent la fracture grandissante entre Churchill et le Foreign Office. À la base de la pyramide, les jugements étaient les plus rudes sur le cas Léger, fondés sur son attitude des années récentes. Rumbols, le premier commentateur du télégramme de Macmillan, se souvenait du peu d’empressement d’Alexis à rallier Alger et craignait l’emprise qu’il gagnerait sur la politique extérieure de Giraud. Rumbols recommandait froidement de répondre que l’Angleterre ne verrait aucun avantage à la venue d’Alexis. Il était curieux de savoir ce qu’en attendait Murphy ; pour lui, il n’espérait rien d’heureux du personnage au pessimisme non constructif et à l’antisoviétisme virulent. Ce jugement était renforcé par une analyse inquiétante que le Foreign Office avait reçue une semaine plus tôt de son ambassade à Washington : Alexis « ne perdait pas une occasion d’attaquer la France combattante ». Son opinion influençait manifestement le Département d’État ; sous une forme atténuée, ses hauts fonctionnaires reprenaient à leur compte ses craintes et renforçaient la tendance hostile à la France combattante aux États-Unis, relayée par la presse isolationniste. Même si la propagande nazie, qui faisait de l’Allemagne le dernier rempart NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 671 — Z33031$$17 — Rev 18.02 Le duel Léger-de Gaulle (II) 671 contre le communisme en Europe, ne trouvait pas d’écho en Amérique, l’action de Léger flattait les pacifistes qui plaidaient en faveur d’une paix négociée pour juguler le péril soviétique. Un étage au-dessus, Barclay n’était guère plus favorable à l’envoi du Français, s’il continuait pourtant à l’estimer : « Le fond de sa position est sain, bien entendu, mais il est aussi résolument anti-de Gaulle et je ne suis pas sûr que nous puissions compter sur lui pour contribuer à l’établissement de relations harmonieuses entre de Gaulle et Giraud. Selon des rapports récents, il est plus que jamais obsédé par l’idée que la France libre est livrée aux mains des Soviets et qu’assister le gaullisme revient à favoriser l’établissement d’un régime communiste en France. À Alger, il trouverait, je le crains, des oreilles complaisantes à ses thèses. Si l’on pouvait le convaincre de passer par Londres, les choses se présenteraient mieux, mais le Département d’État ne le verrait sûrement pas d’un bon œil. De toute façon, il refusera probablement d’aller nulle part tant que la situation ne se sera pas éclaircie. » En troisième rideau, et un cran au-dessus, Mack se devait d’être plus politique, c’est-à-dire plus prudent. Il ironisa sur les illusions de Murphy, qui s’imaginait faire changer d’avis Alexis quand Churchill s’y était cassé les dents. Or, précisément, Churchill avalisait la tentative de Murphy. Il avait annoté le télégramme de Macmillan à l’intention d’Eden, en rappelant son propre désir de faire venir Alexis en Afrique du Nord. Mack connaissait-il la position du Premier ministre ? Ce n’est pas impossible au vu de la suite de son commentaire, qui se résignait sur un ton grinçant, à proposer le soutien du Foreign Office à la démarche américaine : « Cela pourrait faire beaucoup de bien à M. Léger de s’échapper un instant de la bibliothèque du Congrès, de visiter Alger et de venir à Londres pour reprendre contact avec les réalités européennes. » Encore un étage plus haut, Strang s’accorda avec Mack pour souhaiter la venue d’Alexis. Le 23 février, Eden synthétisa les notes de ses services et informa Churchill que le Foreign Office consentait à soutenir l’initiative américaine, non sans dissimuler son scepticisme : « Je doute que Léger porte la moindre [biffé, remplacé par « beaucoup »] d’attention à un appel de Murphy. » Eden n’attendait rien de plus que ses services du diplomate français, mais, en bon politique, il voulait prouver sa bonne volonté aux Américains. C’est ainsi que l’entendaient ses collaborateurs. Barday annota le télégramme que le ministre envoya à Macmillan (« Je ferais bon accueil à une visite de M. Léger à Alger ») de ce commentaire désabusé : « Son Excellence souhaite probablement mettre ça sous les yeux de Welles à l’occasion 5. » Au même moment, à l’ambassade britannique à Washington, Campbell prédisait qu’Alexis n’irait pas à Alger. Il refuserait de servir dans l’administration française en Afrique du Nord aussi longtemps qu’il n’aurait pas la certitude d’une rupture complète avec Vichy et son personnel. C’est ce qu’Alexis lui avait dit au cours d’un déjeuner, le 23 février, ajoutant, irrévocable, qu’il était « hors de tout ». Halifax transmit l’information le 27 février, ce qui NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 672 — Z33031$$17 — Rev 18.02 672 Alexis Léger dit Saint-John Perse eut pour seul effet d’apprécier sa collaboration aux yeux de Churchill, qui surenchérit sur la démarche de Murphy. Le 1er mars, il envoya ce message à Halifax, à destination d’Alexis : « Je serais très heureux si vous vouliez bien vous rendre à Alger comme tous vos amis anglais et américains le désirent. Le secrétaire d’État [Eden] m’approuve sans réserve. » Plus tard, Alexis expliqua à Churchill que cette précision lui avait mis la puce à l’oreille, en laissant entendre que l’accord du Foreign Office n’allait pas de soi. Le 4 mars, Halifax s’acquitta de sa tâche, non sans avoir versé son écot : « Oserais-je ajouter que moi aussi j’espère très vivement que vous pourrez faire le déplacement, tant je suis convaincu du prix des conseils que vous pourriez donner 6. » Il n’en pensait pas un mot ; il livra son veritable sentiment à ses collègues : « Sur ma vie, je ne vois vraiment pas ce qu’il pourrait bien faire en Afrique du Nord, si jamais il y allait. » Alexis tarda à donner sa réponse. Halifax le reçut le 17 mars. Sans être explicite, Alexis laissa entendre que sa collaboration se paierait du sacrifice du général de Gaulle, ou, au moins, de sa subordination aux responsables politiques : « Il n’a pas caché que le message du Premier ministre l’avait laissé perplexe ; aussi bien, il ne voyait pas ce qu’il pourrait faire en Afrique et il n’était pas facile pour lui de prendre l’initiative, même s’il se sentait capable d’y aller sur d’autres bases. Il m’a promis de me communiquer sa réponse sous la forme d’un message au Premier ministre. » Alexis avait alimenté cet augure mystérieux d’une vision pessimiste mais pénétrante de la politique étrangère de la France, entre les mains du général : « Le gouvernement soviétique, quoi qu’on puisse en dire, ne sera jamais disposé à soutenir un système de sécurité collective en Europe, qui doit rester basé sur les démocraties anglo-saxonnes. Le général de Gaulle sera ce que M. Léger appelle un super-nationaliste et, par conséquent, il ne sera pas disposé à collaborer à l’établissement sensé d’un système international. Il ne faudra pas longtemps pour que l’URSS et de Gaulle, tels que M. Léger se les représente, se rapprochent de l’Allemagne 7. » Le rapprochement avec l’URSS et l’Allemagne, la méfiance à l’égard des pays anglo-saxons et le peu de cas des institutions internationales, c’était un tableau assez clairvoyant de la politique étrangère du premier président de la Ve République ; mais baignait dans une obscure lumière. De Gaulle démentit ce pessimisme en se dérobant à la pression communiste ; ce ne fut pas la moindre des raisons de son départ du Gouvernement provisoire, en janvier 1946. Alexis déduisait de ses postulats péjoratifs des conclusions peu réjouissantes pour la diplomatie britannique : « Il m’a dit que le général Giraud pourrait continuer à faire honnêtement son travail de soldat, et qu’à l’heure du débarquement en France, il faudrait composer en formant un gouvernement d’occupation militaire. On pourrait trouver un renfort dans le ralliement de Jeanneney, Herriot et Marin jusqu’à ce que les Conseils généraux fissent leur devoir constitutionnel et formassent un nouveau gouvernement. » C’était la première allusion d’Alexis à la loi Tréveneuc, adoptée NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 673 — Z33031$$17 — Rev 18.02 Le duel Léger-de Gaulle (II) 673 par la jeune IIIe République en 1872, après la défaite contre la Prusse. Alexis se fit l’inlassable avocat de ce texte qui prévoyait la réunion des Conseils généraux en cas de vacance du pouvoir. Au même moment, les difficultés que Jean Monnet rencontrait à Alger confortaient la prudence d’Alexis. Monnet apportait souplesse et diplomatie à Giraud ; de Gaulle lui opposait rudesse et ruades. Le chef de la France libre jouait la montre. Le ralliement de la Résistance intérieure, qu’il attendait de Jean Moulin, lui conférerait une autorité sans égale. En attendant, il opposa des fins de non-recevoir à toutes les tentatives de médiation menées par Monnet pendant les mois de mars et avril 1943. Alexis crut à l’excellence de sa stratégie lorsque Monnet en vint à le solliciter lui-même. Le 30 avril, il lui câbla un appel à l’aide : « Le géneral Giraud vous demande de bien vouloir venir à Alger discuter avec lui de la situation française. J’espère très vivement que vous accepterez, à cette heure particulière, qui nécessite si gravement l’effort de chacun 8. » La veille, Giraud avait télégraphié lui-même à ses représentants à Washington son vœu qu’Alexis se rendı̂t à Alger. Après avoir complété pendant une semaine sa riche documentation sur Monnet, qu’il avait un peu fréquenté pendant la drôle de guerre, et qu’il n’aimait pas, au témoignage de Morand, Alexis répondit très longuement au général Giraud. Il commença par la formule qu’il avait utilisée avec de Gaulle, ce qui augurait mal de la suite : « Je vous remercie de votre confiance. Elle justifiera toujours ma franchise envers vous. » De fait, il balaya rapidement l’hypothèse de sa venue : « Le voyage en question soulève en ce moment pour moi de sérieuses difficultés. Je cherche à les résoudre. Mais en toute hypothèse, je ne vois pas comment je pourrais arriver à temps pour m’exprimer encore utilement. La discussion serait déjà close. » Le reste du message consistait en un long exposé sentencieux. Alexis prévenait le général Giraud de « s’investir lui-même des pouvoirs de l’exécutif. Un gouvernement ainsi formé ne serait pas reconnu, le gouvernement américain en particulier ne dérogera jamais à la règle qu’il s’est faite de respecter, jusqu’à sa libération, l’entière liberté de décision du peuple français ». Il préconisait de s’en tenir à « un organisme administratif exerçant par délégation et comme simple dépositaire des pouvoirs de la République une gestion des intérêts français ». Il envisageait la restauration de l’ordre constitutionnel par le biais de la loi Tréveneuc (Giraud fit usage de l’argument pour contrer les prétentions politiques du général de Gaulle) ; il appelait « l’organisation centrale » à ne pas se limiter « aux deux milieux de Londres et d’Alger ». Il représentait la nécessité d’inclure « un tiers élément constitué par quelques hommes libres de toute allégeance particulière ». C’était probablement son ambition la plus immédiate : jouer, dans l’exécutif provisoire, le rôle d’arbitre qui réglât la mêlée des partisans. « Dans le cas où l’accord [avec de Gaulle] ne pourrait être réalisé », Alexis ne voulait pas rejoindre Alger aussi longtemps que le général Giraud n’aurait pas rompu sans ambiguı̈té avec l’esprit du régime de Vichy, son personnel, et ses lois ; il évoquait notamment le « correctif à trouver pour NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 674 — Z33031$$17 — Rev 18.02 674 Alexis Léger dit Saint-John Perse la question du décret Crémieux », dont l’abrogation par Vichy en 1940 avait privé les Juifs d’Afrique du Nord de la nationalité française. Alexis craignait de rallier un exécutif provisoire qui n’aurait pas d’assise à gauche. Pour y remédier il préconisait, sur le plan social, de rompre avec le « paternalisme de Vichy », ce qui permettrait de surcroı̂t d’élargir l’assise politique de la France d’Alger : « Toutes ententes avec les syndicalistes auraient l’avantage d’atteindre en fait les socialistes, sans risquer de confusion politique à la frontière du communisme. » Il concluait par les questions de politique étrangère, pour se réintroduire comme une donnée du problème : « Elles retiennent ici toute mon attention. Je me réserve et me ferai devoir, chaque fois que l’occasion m’en sera personnellement donnée, de recommander du côté français toutes les prises de position nécessaires pour ménager à temps l’évolution la plus favorable à nos intérêts. » Il ajoutait aussitôt de déni révélateur : « Ce sera toujours, je vous prie de le croire, le libre avis d’un homme qui ne recherche ni ne souhaite aucun rôle personnel, qui n’est ni ne sera candidat à aucun poste 9. » En somme, Alexis attendait une évolution idéale de la situation pour s’engager : liquidation de la dimension politique de la France libre mais aussi épuration des éléments vychistes d’Afrique du Nord. La déception que causa chez les Alliés la défection d’Alexis fut largement éclipsée par l’intransigeance que de Gaulle manifesta à Anfa. Elle avait renforcé les préventions de Roosevelt et désagréablement impressionné Churchill. Le ressentiment de ce dernier, qui avait été humilié par son farouche poulain, relança son désir d’une solution alternative. René Massigli, arrivé à Londres le 27 janvier 1943, rallié à la France combattante après quelques jours d’ultime hésitation, lui semblait trop timoré pour s’affranchir du général. Mais Alexis ne voulait pas partager les premières places avec de Gaulle, dont il craignait l’impétueuse intransigeance, ni rallier Giraud, dont il pressentait les insuffisances et l’étroitesse de ses soutiens politiques, qui le couperaient de ses réseaux d’avant guerre. En bon diplomate, il envoya son fidèle Henri Hoppenot en éclaireur. Henri Hoppenot s’informait régulièrement du destin de son ancien chef, dont il attendait un signe et le conseil d’une orientation. Il lui avait écrit une petite dizaine de lettres, sans jamais recevoir de réponses à ses questions. Fallait-il se démettre de son ambassade à Montevideo, qu’il avait reçue de Baudouin, après avoir été successivement limogé de la sousdirection d’Europe, refusé à Lisbonne par Salazar, pour anglomanie et libre-pensée, puis privé de Mexique, pour n’avoir pas renié Léger devant Vichy ? À la nouvelle de sa démission, dans les derniers jours d’octobre 1942, Alexis l’avait félicité, non sans le dissuader, elliptique, de rallier de Gaulle : « At last together, keep your independance, Affectionately. » Hoppenot le remercia de ce télégramme qui « rompait un silence, qui [l’]’aurait attristé, s’[il] n’avait eu assez confiance en [lui] pour en respecter les raisons ». Il lui indiqua, dans la même lettre, son désir de servir la cause alliée, si possible aux États-Unis. Alexis rédigea un télégramme sibyllin, rédigé dans un anglais si maladroitement fidèle à ses oracles ambigus qu’Henri ne NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 675 — Z33031$$17 — Rev 18.02 Le duel Léger-de Gaulle (II) 675 parvint pas à l’interpréter : « [Il] peut signifier en effet qu’en attendant, le continent américain est pour moi le lieu où rester – ou bien qu’en attendant, il y a immédiatement une place pour moi aux États-Unis... J’ai eu recours aux lumières de la plus haute autorité en langue anglaise pour me donner son interprétation, et elle n’a pu me tirer d’embarras. Je ne puis donc compter que sur une lettre plus explicite de vous. S’il s’agit d’attendre, j’attendrai, en Argentine pour où nous partons dans une semaine ! Mais combien je préférerais qu’une possibilité de travail quelconque s’offrı̂t immédiatement pour moi aux États-Unis, qui me permı̂t de m’y rendre sans délai, comme me le conseillaient vivement mes amis du Foreign Office. Éclairez-moi, je vous en prie, le plus tôt possible 10. » Le jour de l’an, Alexis envoya un nouveau télégramme, qui atteignit Hoppenot le 3 janvier 1943 : « Extremely important for you be Washington as soon as possible. Immediate franco-america possibilities Africa. Affectionately. » Henri suivit le conseil de son ancien protecteur, malgré l’avis défavorable de Tripier, représentant de Vichy en Argentine, qui n’avait jamais aimé Alexis : « Vous allez de nouveau vous trouver sous la coupe de Léger et rentrer dans cette petite chapelle. » De fait, si Henri Hoppenot partit d’Amérique latine avec des dispositions plutôt favorables à de Gaulle, à qui il avait d’ailleurs envoyé une lettre demeurée sans réponse, il délaissa cette option sous l’influence d’Alexis. Avant de le rejoindre, Henri lui avait exposé des vues qui ne correspondaient pas exactement aux siennes : « Je crois qu’il faut s’orienter vers une organisation gouvernementale française qui ait son siège en Afrique et qui fasse au gaullisme la place que l’on ne peut lui refuser. » Aux États-Unis, où il n’était pas connu, Hoppenot apparut naturellement comme le candidat d’Alexis. L’éminence grise fit tout son possible pour le maintenir hors de l’orbite gaulliste en le persuadant d’accepter l’offre de Giraud de diriger les services civils de sa représentation à Washington. La veille, Tixier lui avait montré un télégramme de Massigli, qui lui faisait une proposition similaire pour le compte des gaullistes. Le 15 février, Hoppenot donna sa préférence à Giraud. Sa réponse, adressée au général Béthouart, qui représentait Alger à titre militaire, montre la part qu’y prit Alexis : « J’ai montré le télégramme d’Alger que je vous restitue ci-joint à M. Léger et la conversation que j’ai eue avec lui à ce sujet n’a pu que me confirmer dans mon intention d’accepter en principe la proposition que le général Giraud veut bien me faire. » Henri aurait préféré un poste à Alger, et Hélène, à Londres, sans se dissimuler que « dans ce cas-là, c’était la brouille complète avec Léger ». Le désir d’Alexis d’avoir Hoppenot à ses côtés, à Washington, comme informateur privilégié sur le milieu d’Alger, ne primait pas seulement les désirs des Hoppenot, mais aussi ceux de Sumner Welles, qui ne dissimula pas à Henri, le 1er mars, qu’il aurait préféré le voir devenir le pendant de Murphy à Alger. Il était convenu qu’Henri visiterait Giraud à Alger. Cette rencontre, au mois de juin 1943, offrit une nouvelle occasion à Alexis d’évaluer le rôle qu’il pourrait jouer en Afrique du Nord. Henri avait pris ses instructions. Alexis lui avait expliqué qu’il ne voulait pas « redevenir l’agent d’exécution NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 676 — Z33031$$17 — Rev 18.02 676 Alexis Léger dit Saint-John Perse qu’il avait été, obéir à des ministres dont il n’approuvait pas la politique ». « Il envisagerait d’être l’un des membres du Comité qui se forme et d’avoir à représenter la France en Amérique du Nord, “puisque c’est là où tout se fera” ». C’était, devant son ancien collaborateur, l’aveu décisif de sa stratégie et de ses ambitions personnelles, longtemps dissimulées. Sans attendre l’ambassade particulière d’Hoppenot, à la fin du mois de mai Alexis avait déjà reçu des informations de Boegner, de retour d’Alger. Cet autre émissaire avait parlé d’Alexis avec Giraud à plusieurs reprises. Le général admirait la dignité de sa position : « Il vit dans une retraite complète. Très frappant. J’aime beaucoup. Croyez-vous qu’il vienne me voir ? » Boegner, parfait ambassadeur, lui fit valoir qu’Alexis s’était « refusé à de Gaulle », « très conscient des défauts immédiats du Comité national ». Le lendemain, l’idée avait fait son chemin chez Giraud : « Je suis extrêmement seul. Léger aussi. Je vais lui envoyer un télégramme très amical. Je voudrais qu’il vienne. Pouvez-vous lui confirmer mon désir ? » Il souhaitait sa venue, même conditionnelle : « S’il veut venir et repartir, je comprendrai. » Prudent et sans doute désillusionné sur les capacités de Giraud, Alexis prépara un long télégramme qu’il soumit à Sumner Welles, le 27 mai. Il ne semble pas qu’il fût jamais envoyé ; Alexis laissa Boegner repartir avec de vagues encouragements pour Giraud à contenir de Gaulle et préparer une visite à Washington. Tel quel, le projet de télégramme perpétuait l’attentisme prudent d’Alexis, sa prétention à orienter directement la politique française depuis Washington, et sa répugnance devant la fusion en cours entre Londres et Alger. Mystérieux et important, il se prévalait d’« entretiens personnels auxquels il se faisait un devoir de se prêter ici dans l’intérêt français » pour expliquer sa décision de ne pas se rendre à Alger. De son côté, en arrivant à Alger le 30 mai 1943 pour négocier la fusion du Comité nationale française et du gouvernement d’Alger, de Gaulle savait qu’il était en train de gagner la partie. D’une certaine façon, Alexis avait participé à son succès, en ne se jetant pas dans la mêlée pour aider Churchill et Roosevelt à le marginaliser. Il n’était pas passé loin, pourtant, d’obtenir de Churchill l’élimination préalable de son rival, qui lui aurait permis de s’engager sans risque. Liquider de Gaulle (mars-juillet 1943) Henri Hoppenot avait permis à Alexis de sonder l’attitude des Anglais, et leur avait laissé entendre ses intentions : l’ancien sécrétaire général pourrait rallier Alger « mais à la condition d’obtenir un poste de réelle autorité. Il ne voulait plus être attaqué à la place de ministres dont il ne partageait souvent pas les vues. Le poste qu’il accepterait de prendre en charge devrait se situer dans le champ des Affaires étrangères ». Campbell observa le changement puisque la ligne d’Alexis avait toujours été de prétendre qu’il ne pouvait pas y avoir de politique étrangère pour la France, aussi longtemps qu’elle ne serait pas pleinement restaurée sous l’autorité de la GrandeBretagne et des États-Unis. Il demanda perfidement à Henri d’interpréter NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 677 — Z33031$$17 — Rev 18.02 Le duel Léger-de Gaulle (II) 677 cette volte : « Hoppenot a étouffé un éclat de rire à l’exposé de cette théorie de Léger ; il a clairement laissé entendre qu’elle avait surtout servi à justifier sa stratégie attentiste. » Quelques semaines plus tard, Alexis tint le même langage à Oliver Harvey, membre de la délégation anglaise de passage à Washington. Signe qu’il se remettait sur le marché, il regretta que le ministre Eden n’ait pu lui accorder un entretien. Puis il se lança pendant une heure « dans un tel flot de paroles qu’il [avait été] difficile de placer un mot ». Il n’était candidat qu’à un poste de décideur. Pour la première fois, il fit son propre éloge, et justifia sa position, marquant un net désir d’être employé : « Depuis qu’il a quitté la France, il a maintenu ce qu’il appelle son intégrité morale. Il n’a accepté d’argent d’aucun mouvement français et il a vécu sur le salaire modeste alloué par la bibliothèque du Congrès. Sa vie politique a consisté à travailler avec des ministres dont les politiques étaient équivoques et contraires à ses convictions. Il a fait de son mieux, pendant ces années, pour amortir les effets de ces politiques, mais maintenant que les circonstances en ont fait un homme libre, il n’a pas l’intention d’évoluer à nouveau dans l’équivoque. C’est pour cette seule raison qu’il a cru devoir refuser l’invitation du général Giraud. » 11 Ses vertus justifiaient de nouvelles prétentions, qu’exigeaient également les circonstances : « On lui a proposé de prendre la tête des affaires civiles de l’administration, mais en arrivant seul et désarmé dans ce milieu qui lui était le plus hostile en France, il serait impuissant. Son devoir serait de démettre la plus grande part de l’administration, ce qui est irréalisable. [...] Il est plein d’admiration pour le général de Gaulle comme soldat d’honneur, symbole de la résistance et grand patriote, mais sur le plan politique et diplomatique il se comporte en novice, et, même avec les meilleures intentions, il accumule les gaffes à l’égard de l’Amérique et de l’Angleterre, ce qui compromet son mouvement et l’avenir de la France s’il y prenait le pouvoir. » Lorsque Harvey suggéra son ralliement à l’unique autorité française « qui sortirait d’une union des deux généraux », Alexis ne fit « aucune objection ». « J’en ai retiré l’impression, concluait le diplomate anglais, que s’il pensait pourvoir obtenir un poste d’influence et ne pas avoir simplement à endosser une politique qu’il ne contribuerait pas à façonner, il serait enclin à accepter. » Épurée de ses clauses de style, la proposition d’Alexis consistait à s’offrir aux Anglais comme la tête politique du gaullisme à Alger. Il serait ami de l’Angleterre et habile diplomate, mieux que de Gaulle ; prudent et raisonnable comme Giraud, il serait mieux que lui le garant de la continuité démocratique de la France. Il lui fallait seulement l’assurance que de Gaulle serait confiné aux fonctions militaires, d’où il n’aurait jamais dû sortir. Au Foreign Office, on ne savait pas comment accueillir cette offre de service. L’avis prévalut d’attendre la réponse d’Alexis au message de Churchill. Au bas de l’échelle, Speaight considérait que le Français serait « plus utile à déblatérer à Washington plutôt qu’à rafler la mise à la fin de la NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:30 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 678 — Z33031$$17 — Rev 18.02 678 Alexis Léger dit Saint-John Perse partie en Afrique du Nord ». Au sommet de la pyramide, Cadogan s’accordait avec le jugement d’Halifax, qui jurait ne pas voir le moindre intérêt à la venue d’Alexis à Alger, mais concluait à la nécessité d’attendre qu’Alexis se découvrı̂t en répondant à la sollicitation du Premier ministre. Le Foreign Office n’avait pas oublié ses attaques contre de Gaulle, en dépit des amabilités qu’il avait servi à Harvey pour l’amadouer : « Ses sympathies personnelles vont à de Gaulle et à son mouvement, bien davantage que du côté de Giraud. » Alexis avait même prétendu devant lui n’avoir « jamais eu un mot contre le général de Gaulle, ni contre sa personne ni contre son mouvement, en dépit de ses réserves intimes ». Barclay s’en offusquait : « En toute rigueur, ce n’est pas vrai. Ce n’est en tout cas pas l’impression qu’il a donné à beaucoup de monde à Washington. » Mais les diplomates anglais doutaient surtout de la résolution à s’engager du beau parleur. Avec le temps, la force de sa position d’arbitre était devenue une faiblesse, et Rumbols pouvait à bon droit douter des suites concrètes de son offre de service tardive et prudente : « Je crois qu’il est assez clair désormais qu’on aura beau pousser ou tirer M. Léger, rien ne le fera prendre une part active aux affaires françaises. » Pourtant, l’intransigeance du général et l’exaspération de Churchill, combinées au patient travail de sape antigaulliste mené au Département d’État, laissèrent espérer un instant à Alexis qu’il était sur le point de gagner la partie. Le 4 mai 1943, en effet, de Gaulle torpilla les efforts de conciliation avec Giraud, patiemment entrepris par Monnet, et favorablement accueillis par Massigli. Il attaqua dans un discours fracassant tout aussi bien les ingérences américaines, les complaisances de Giraud et l’esprit vichyssois d’Alger ; pour finir, il crucifia son rival : « La volonté nationale est maintenant en marche, rien ne pourra l’arrêter et certainement pas un homme qui tient sa légitimité de quatre fonctionnaires demeurés fidèles au maréchal Pétain. » Murphy, à Alger, était furieux ; Churchill, à Londres, ne l’était pas moins. Le 11 mai, le Premier ministre britannique arriva aux États-Unis pour conférer avec Roosevelt, qui s’était décidé, sur les conseils de Murphy, à éliminer de Gaulle du jeu politique français. Le 21 mai, Churchill câbla à Eden son intention de se rallier à la ligne américaine : « Je demande à mes collègues d’examiner dès maintenant la question de savoir si nous ne devons pas dès maintenant éliminer de Gaulle en tant que force politique et nous en expliquer devant le Parlement et devant la France. » Le même jour, Churchill reçut Alexis à la Maison-Blanche. Selon le récit qu’il en fit aux Hoppenot, la rencontre se déroula dans une atmosphère de conspiration, qui n’était pas improbable, au vu du fossé qui s’élargissait entre le Premier Britannique et le Foreign Office. Alexis laissa entendre qu’Eden avait retenu un premier appel du Premier ministre : « Winston Churchill l’a fait appeler un soir en cachette du personnel de son ambassade, dont il se méfie. [...] Le plus grand homme d’État de l’Angleterre était dans son lit. “Eh bien ?” lui dit-il. “Eh bien ? Je suis venu à votre NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 679 — Z33031$$17 — Rev 18.02 Le duel Léger-de Gaulle (II) 679 premier appel.” “J’avais chargé Eden d’un message.” “Je n’ai rien reçu.” “Ah ! c’est toujours la même chose”, s’écria Churchill ; dans sa colère il écarta brusquement les couvertures, fit mine de se lever, et Léger se hâta de changer de sujet. » Alexis se représentait dans la position qu’on lui connaissait de conseiller, sollicité par les décideurs. En réalité, c’est lui qui avait demandé un entretien à Churchill d’un billet pressant : « Si vous pouvez trouver une minute pour moi avant votre départ, je vous en prie, donnez-la-moi, à quelque heure que ce soit. Je vous dirai d’un mot ce que je dois vous dire et ne puis dire que de vive voix. Je veux vous expliquer aussi comment il m’a été pénible de ne pouvoir répondre à votre dernier télégramme. » Quant au contenu de l’entretien, on peut l’établir en comparant le récit d’Alexis avec celui de Churchill, qui en fit la matière d’un second télégramme à son gouvernement, le 23 mai. D’après l’Anglais, dont la clarté d’esprit simplifiait peut-être l’exposé subtil d’Alexis, le Français mettait l’élimination politique du général de Gaulle comme prix à son retour aux Affaires : « Je viens de m’entretenir avec Léger. Il était en pleine forme au physique comme au moral [une réponse à l’accusation de Lancial ?]. Il m’a déclaré qu’il ne pourrait jamais travailler avec de Gaulle et qu’il n’avait aucune intention de venir en Angleterre tant que nous soutiendrions de Gaulle. D’un autre côté, il est entièrement d’accord avec le mouvement gaulliste et considère qu’une fois débarrassé de De Gaulle, il constituerait un espoir sérieux pour la France. Il ne veut pas aller en Afrique, parce que cela reviendrait encore à participer à une entreprise de division, mais il irait volontiers si un accord pouvait être conclu entre Giraud et le Comité national français débarrassé de De Gaulle. » Ainsi pourvu d’un candidat alternatif, Churchill se trouva conforté dans son intention d’éliminer le général de Gaulle : « Je suis de plus en plus convaincu qu’il me faut écrire une lettre à de Gaulle pour lui dire qu’en raison de sa conduite, il ne nous est plus possible de reconnaı̂tre la validité des lettres que nous avons échangées, mais que bien entendu, nous continuerons à collaborer étroitement avec le Comité national français, tout en nous efforçant de promouvoir l’union la plus large possible entre tous les Français qui désirent combattre l’Allemagne. Si nous pouvions introduire Herriot et Léger dans un Comité dont de Gaulle serait exclu, il serait alors possible de constituer avec Giraud un groupement fort et qui représenterait parfaitement la France pendant la période de guerre. Je suis convaincu que les choses ne peuvent plus continuer comme avant. » Alexis avait virtuellement gagné. Mais il n’exploita pas sa victoire, qui était déjà minée par le projet de réunion à Alger des deux généraux. Churchill l’ignorait encore, à Washington ; pas son cabinet, qui apprit au même moment l’allégeance de l’ensemble de la Résistance française à de Gaulle. Fort de ces informations, les ministres britanniques ne tinrent pas compte des instructions du premier d’entre eux. Lorsqu’il apprit la concession de Giraud, Alexis comprit que la partie était perdue. Il était convaincu, NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 680 — Z33031$$17 — Rev 18.02 680 Alexis Léger dit Saint-John Perse comme ses confidents, Boegner côté français, Sumner Welles côté américain, que l’adversaire du général de Gaulle avait laissé passer l’occasion de le liquider, et qu’il en deviendrait au contraire la victime. Il produisit d’innombrables notes, dans les jours suivants, qui reprenaient cette antienne : « Trop tard. Quel dommage. Roosevelt et Churchill étaient d’accord pour liquider de Gaulle. Les concessions de Giraud font tout échouer 12. » C’est à cette lumière que se comprend son refus agacé de rallier Giraud et son long projet de télégramme, rédigé le 26 mai, et finalement conservé pardevers lui. Devant Churchill, Alexis ne s’était d’ailleurs pas montré si résolu que l’Anglais eût pu oser la liquidation politique du général en se tenant assuré d’obtenir le renfort du diplomate. Alexis craignait manifestement d’être mis en avant et refusait de prêter ne fut-ce que son nom, ou la promesse de sa participation, pour aider les Anglais à se débarrasser du général : Minuit. Au lit, en pyjama bleu, avec écritoire (planche). [...] A. L. : Encore une fois, je ne peux aller prendre position aux côtés de Giraud et y entraı̂ner des Français face au peuple français, que si la possibilité d’une position nationale est fournie par la cessation du dualisme que vous entretenez vous-même. W. C. (insistant) : Vous devez venir à Londres, même comme émigré à titre privé. On a besoin d’hommes comme vous. Vous m’éclairerez. Vous pouvez beaucoup envers de Gaulle. Il dépend de moi pour bien des choses. Les Américains me reprochent de ne pas user de mes moyens d’action. A. L. : Il m’est difficile de venir tant que le malentendu persiste [Alexis Léger précise dans son compte rendu :] (sous-entendu : tant que la Grande-Bretagne appuiera de Gaulle...). [...] W. C. : Au point de vue politique, si j’écartais de Gaulle du Comité national, viendriez-vous y prendre sa place ? On a besoin de vous. Tous les hommes de Londres sont timorés devant de Gaulle. Massigli est très faible et a peur de De Gaulle. Je comprends bien votre position. De quel côté êtes-vous ? Avec le gaullisme, sans de Gaulle. Moi aussi ! Je suis à un tournant décisif. Avant même de vous voir, j’en étais au point où il n’était pas dit que je n’allais pas en finir avec de Gaulle. Mais que faire pratiquement ? Que me conseillez-vous ? [...] A. L. : [...] Le minimum dans l’immédiat est d’enlever à de Gaulle sa propagande (argent, radio, avions et parachutistes, réseau de communication). Après le malaise, il faudrait calmer le peuple français, le rassurer. Démocratiquement et socialement faire évoluer le milieu de l’Afrique du Nord. Développer la politique démocratique des répondants de la résistance française à l’étranger. Il s’agit de dépersonnaliser le gaullisme sans faire de De Gaulle un martyr. W. C. : Il faut que je vous revoie. Il est très possible que j’aie à prendre sans plus attendre des mesures décisives. A. L. : Il conviendrait, je crois, d’inviter de Gaulle une dernière fois à aller s’associer à une simple collaboration militaire, à aller prendre le commandement de la grande armée française qui doit être mise sur pied pour l’arrivée sur le continent. Dès maintenant son Comité national et son entreprise politique seraient liquidés. La voie politique, qu’on a laissé compromettre, était celle envisagée à Anfa : coopération militaire et élargissement national au seul niveau de l’Afrique du Nord. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 681 — Z33031$$17 — Rev 18.02 Le duel Léger-de Gaulle (II) 681 M. Roosevelt et vous-même devriez alors dire à de Gaulle : « Ne voulez-vous pas renoncer à votre entreprise politique qui n’est pas compatible avec la coopération militaire qui intéresse seul, en ce moment, le point de vue interallié ? Alors libre à vous de vous consacrer à cette entreprise politique. Vous êtes désormais un chef de parti politique, un chef de mouvement national. Rien de plus légitime ; mais cela ne concerne que la vie politique française après la libération. Jusquelà 13 ... » L’entretien se termina par une exhortation de Churchill. Pour impliquer l’un des artisans qu’il souhaitait au « gaullisme sans de Gaulle », il voulait donner de la publicité à leur rencontre : « Churchill insiste (sur une question du secrétaire) pour qu’on apprenne à la presse ma visite. Il y voit des avantages, qu’on sache quelque chose, l’ambassadeur s’est entretenu avec lui, c’était opportun. En me laissant, rappelé à l’heure par son secrétaire : “Mais il faudra que vous veniez à Londres, auprès de moi. Il faut en tout cas que vous passiez à l’action. Que vous sortiez de votre retraite, de votre ‘pavillon’ (geste des mains, signifiant : tour d’ivoire, attitude supérieure, d’intellectuel, de philosophe, de méditation). Il faut travailler, il faut combattre. La vie est courte. Il faut que vous travailliez, travailliez, travailliez. Il faut vous battre, vous battre, vous battre...” » Alexis rapporta avec une très fidèle inexactitude ses propos devant Bidault à la libération : « Quand Churchill est venu faire sa démonstration pour la liquidation du gaullisme (juillet 1943) c’est moi qui ai eu à lui dire : ne pas casser l’acte de foi de la Résistance en brisant le gaullisme politique qu’il était préférable d’avoir en face (argent, radio, avions, intelligence service plus censure). » Il s’inventait une modération qui rendait moins cruelles les conséquences de son abstention ; en réalité il avait été moins modéré que pusillanime. Quelques jours après s’être entretenu avec Churchill, le 27 mai, Alexis fut convoqué par Sumner Welles, qui ne le rassura pas pleinement : face aux progrès du général de Gaulle, « Sumner Welles ne se référait qu’à la barrière Churchill, comme s’il ne pouvait plus compter sur la barrière américaine ». Trois jours plus tôt, face à Boegner, qui lui représentait les difficultés que Churchill rencontrait au Foreign Office pour imposer la liquidation politique du général de Gaulle, Sumner Welles s’était pourtant montré encourageant : « Oui, mais le Foreign Office devrait en passer par là : c’est la volonté de Churchill ! J’ai parlé de M. Léger. Churchill aimerait comme nous que Léger prenne les affaires en main. » La retenue américaine n’aidait pas Alexis à sortir du bois. Le 25 mai, Boegner s’était rencontré à nouveau avec Sumner Welles ; il en avait discuté ensuite avec Alexis, qui ne cachait ni l’ampleur de ses ambitions, ni ses réticences à s’engager en Afrique du Nord : « Je ne dois pas aller là-bas, je ne dois jouer un rôle qu’à la fin en France, sans m’être compromis. Je ne peux pas aller dans cette aventure. » Et d’expliquer à Boegner et à Sumner Welles, qui semblaient l’encourager à se jeter dans la bataille, qu’il se « brûlerait en retournant d’urgence aux affaires 14 ». Au moment qu’il s’excluait lui-même du jeu, Alexis croyait se préserver, pour mieux rafler la mise à la Libération, nageant dans l’irréalité de ses NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 682 — Z33031$$17 — Rev 18.02 682 Alexis Léger dit Saint-John Perse fantasmes. Il y était encouragé par ses amis américains, qui le dissuadaient de rallier Churchill aussi bien que de Gaulle. À l’été 1942, déjà, Katherine Biddle avait écrit à son protégé sa foi, qu’elle partageait avec MacLeish : « Je continue à croire que vous aviez raison de ne pas rejoindre Churchill, que vos étoiles sont alignées sur celles des États-Unis, et que bientôt elles brilleront toutes. » Le 29 mai, à Alger, sur le chemin de Londres, Churchill s’entretint avec Macmillan et Robert Murphy. Sa poussée de fièvre antigaulliste n’était pas retombée. Il continuait à prôner l’élimination politique du général. Après lui avoir coupé les vivres à Londres, il comptait transférer le Comité national à Alger où son influence serait diluée par l’arrivée du général Georges. Le Premier ministre persévérait dans son espoir que « l’on persuadât M. Léger de se rendre à Alger ». Murphy avait répondu que les ÉtatsUnis lui apporteraient leur « soutien s’il envisageait d’entrer dans le comité exécutif ». Au mois de juin 1943, pendant que de Gaulle et Giraud négociaient la fusion de leurs camps, l’affrontement à distance continua. Churchill évoquait tantôt Herriot, tantôt le général Catroux, et toujours Alexis, pour diluer de Gaulle au sein d’un Comité national renouvelé. Mais Alexis comprenait que de Gaulle avait gagné la manche. Il se contentait de jouer les trouble-fête et portait ses derniers coups, avec l’espoir de constituer une alternative au dictateur qu’il craignait, ou qu’il feignait de craindre. Il commença de jouer ce rôle le 8 juin 1943, lorsque fut proclamée la fusion des Comités de Londres et d’Alger, au risque d’altérer son amitié avec les Hoppenot, qui organisaient le grand cocktail de réconciliation nationale : « Léger est sombre, furieux. Les mots “abus de confiance” reviennent sur ses lèvres car “on trompe et on a trompé le peuple français” sur les intentions de son leader. “Il a remporté une victoire 100 % : il amènera tout le monde à la dictature.” [...] Léger apporte à cette affaire une telle passion, accueillant sans contrôle ce qui est utile à sa thèse, c’est-à-dire tout ce qui est défavorable au général de Gaulle, se fâchant avec ceux qui ne sont pas de son avis, que je me demande si notre amitié elle-même y résistera ? » Il était encore plus violent dans la solitude de son bureau, où il comparait l’union des deux France, forcée par les gaullistes à leur avantage, à rien de moins que « l’Anschluss hitlérien ». Il reprit l’expression devant Sumner Welles, qui l’avait invité à commenter les événements. Alexis révélait son dépit de ne s’être pas lancé dans la bataille par une comparaison qui lui apportait une amère consolation : s’il y avait été, il aurait fini comme Franz von Papen, le vice-chancelier de Hitler qui lui avait servi de caution d’honorabilité avant d’être écarté du pouvoir : « Anschluss. Abus de confiance. [...] Aujourd’hui, si l’on n’arrête pas de Gaulle en redressant la situation compromise par Giraud, de Gaulle sera maı̂tre des Alliés. Il va s’émanciper financièrement avec les richesses de l’Algérie. [...] J’aime mieux le sort d’un Sforza que d’un von Papen. C’est une erreur de la part de Churchill, en cas de liquidation de De Gaulle, de me faire prendre la tête. Il s’agit au contraire de ne plus retomber dans les formules personnelles 15. » NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 683 — Z33031$$17 — Rev 18.02 Le duel Léger-de Gaulle (II) 683 Sumner Welles ne désespérait pas de faire jouer un rôle au plus sérieux candidat de l’Amérique : « Si l’union ne réussit pas du fait des exigences de De Gaulle, garderez-vous la même attitude favorable à Giraud : un soutien en conservant une réserve contre de Gaulle ? » Alexis répondit par l’affirmative. Il conservait assez d’espoir de jouer un rôle pour interroger à son tour la constance de la politique américaine : « Si l’union se fait dans des conditions satisfaisantes, le gouvernement américain modifiera-t-il sa position de non-reconnaissance d’un gouvernement français jusqu’à la libération du peuple français et sa libre expression ? – absolument pas, jamais. » Lié à l’Amérique par cette promesse, Alexis continua à dresser sur la route du général tous les obstacles que la politique américaine pourrait susciter renonçant à tracer une troisième voie, loin des deux généraux. Il ne pouvait plus espérer les premières places, et abandonnait ses rêves de grandeur à Saint-John Perse. Un duel sans fin « Alexis Léger, qui connaı̂t toute la question, se définit lui-même comme “gaulliste mais anti-de Gaulle”. » En octobre 1943, Churchill décrivait le fond de sa pensée par le truchement de ce mot d’Alexis. En réalité, le diplomate n’avait cure du gaullisme, mais il enviait le destin du général qui ressemblait au conquérant hautain d’Anabase. Son courage et sa morgue ressuscitaient un esprit d’aventure disparu de l’histoire de France depuis Napoléon, qu’Alexis admirait secrètement. De Gaulle représentait tout ce qu’Alexis aurait aimé être, sans le pouvoir. Parvenu à la maturité, et au sommet des désirs qu’il avait empruntés à d’autres, il était condamné au processus inverse de la passion mimétique. Il poursuivait de Gaulle de sa haine, parce qu’il ne l’avait pas prévu, et qu’il était inimitable. L’évolution de Hoppenot vers de Gaulle, la déception que lui inspirait l’action de Giraud, l’emprise croissante des gaullistes sur la France africaine, tout cela qui conduisait Alexis à renoncer, lui rendait plus odieuse l’erreur de n’avoir pas rejoint le général quand il en était temps. L’entretien du 21 mai avec Churchill, qui l’avait fait rêver à contretemps d’éliminer le général, l’avait empêché de redresser sa stratégie, au moment où il envisageait peut-être de rejoindre in extremis le gaullisme. Une note rédigée le 14 mai 1943 par un diplomate de la suite de Churchill, Harvey sans doute, prouve qu’Alexis avait sollicité l’entretien dans de nouvelles dispositions. Après avoir marqué sa franche déception de l’attitude de ce « Diogène en quête d’une politique honnête », le diplomate anglais soulignait que « ses vues avaient récemment évolué » : « Il y a trois mois il parlait du danger d’une évolution prosoviétique et procommuniste de De Gaulle, ce qui flattait les dispositions des disciples de l’école Murphy. Dernièrement il ne cachait pas sa déception de la politique de Giraud, et inclinait à penser qu’après tout de Gaulle était plus intègre qu’il n’y paraissait, quels que fussent ses sentiments personnels à son égard. » Le diplomate anglais préconisait de ne pas accéder au vœu d’Alexis de se rencontrer avec Churchill. Un autre, Campbell probablement, plaidait NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 684 — Z33031$$17 — Rev 18.02 684 Alexis Léger dit Saint-John Perse au contraire pour un entretien, dont il n’imaginait pas qu’il aurait l’effet inverse de celui qu’il escomptait, ignorant les dispositions furieuses de Churchill à l’égard du général de Gaulle – s’il évaluait avec finesse celles d’Alexis : « À mon sens, cela vaut la peine d’essayer encore une fois de galvaniser M. Léger. La situation a changé depuis qu’il a décliné la dernière sollicitation du Premier ministre de venir à Londres rejoindre de Gaulle, et s’il incline à ne plus considérer de Gaulle comme aussi nuisible, il sera peut-être disposé à rompre avec les charmes de l’inaction. Il me donne l’impression (rien de plus) de prendre conscience qu’il est peut-être en train de rater un train et de chercher une excuse pour le rattraper. » Churchill n’avait rien fait pour favoriser l’évolution d’Alexis et l’avait l’obligé à devenir l’otage de sa posture anti-de Gaulle. Ne doutant plus de la victoire prochaine de l’homme du 18 juin, Alexis avait complètement abandonné l’idée de rallier Giraud, ce « couillon », qu’il rencontra seulement pour communier dans sa détestation du gaullisme. Ce fut le 8 juillet 1943, au cours de la tournée américaine de Giraud, destinée à obtenir l’équipement nécessaire à l’armée d’Afrique. Alexis écouta patiemment ses espoirs illusoires que de Gaulle pérı̂t de ses propres excès. Il ne partageait pas cet optimisme. Un mois plus tôt, ayant eu vent de la politique temporisatrice préconisée par Monnet, qui avait conseillé à Giraud : « Attendez donc encore trois mois et il se coulera », Alexis s’était écrié devant les Hoppenot : « Mais dans trois mois, il sera trop tard pour faire quelque chose contre lui. Monnet est un hypocrite. » En croisant Henri sur le seuil de la résidence du général Giraud, son dépit avait pris une forme explosive lorsque son ancien collaborateur avait affiché un courtois scepticisme devant sa sentence définitive : « Aucun homme raisonnable ne peut avoir de doutes sur les intentions du général de Gaulle. » Henri avait répondu qu’il n’était « pas sûr » de ses ambitions de dictateur, les indices sur lesquels se baser étant « bien minces ». Sous le coup de la colère, Alexis était devenu écarlate : « Si je ne connaissais depuis si longtemps votre désintéressement, Hoppenot, je ne pourrais croire à votre sincérité. » Cet éclat en rappelait un autre à Hélène, révélateur de l’étendue de l’impuissante ambition d’Alexis : « Je me trouverai un jour face à cet homme, et je devrai le combattre. Ceux qui le suivront seront contre moi. » À défaut de l’affronter en duel singulier, le matamore conservait un pouvoir de nuisance. Par quelques paroles bien senties auprès des personnalités qu’il côtoyait, il s’employait à freiner la reconnaissance américaine du Comité français de libération. Le 8 juillet 1943, Alexis était passé du bureau du général Giraud à celui du secrétaire d’État, Cordell Hull. Il l’avait trouvé attentif à ses vues : « Signe d’assentiment quand j’évoque l’impossibilité morale pour tous les gouvernements alliés d’imposer, par leur reconnaissance, l’autorité despotique et totale, l’autorité d’État d’un Comité composé seulement de deux éléments partisans [...] à des Français qui ne relèvent d’aucune des deux factions et à qui leur conscience et leur loyalisme de citoyens français ne permettent pas, dans l’intérêt français, de reconnaı̂tre aucun de ces deux groupements. » NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 685 — Z33031$$17 — Rev 18.02 Le duel Léger-de Gaulle (II) 685 Son coup suprême fut sa longue lettre à Roosevelt, dont la Pléiade ne donne qu’une version tronquée des attaques les plus transparentes et vénéneuses à l’endroit du général de Gaulle. Daté du 8 novembre 1943, le courrier fut transmis le lendemain au président par Francis Biddle. L’Attorney general le recommanda à l’attention de Roosevelt en rappelant son « étroite amitié » pour « l’ancien secrétaire permanent du ministère des Affaires étrangères français ». La lettre d’Alexis n’avait aucune raison de déplaire, n’étant que flagornerie à l’endroit du président et perfidies à l’encontre de De Gaulle qui, sans être cité, était attaqué à chacune des lignes censurées dans la Pléiade. Le deuxième paragraphe du courrier subit ce sort, dont les cajoleries pour Roosevelt (« le nom vénéré de Celui, qui, le premier, dès janvier 1941, a su rejoindre le cœur du vrai peuple de France ») n’étaient pas flatteuses pour la réputation hautaine de Saint-John Perse : « On ne sait ce qu’il faut le plus admirer, de la clarté de vision, de la fermeté de jugement ou de la continuité de décision qui nous auront valu cela. » « Cela », c’était l’amorce de la sécurité collective, proclamée par la charte de l’Atlantique du 12 août 1941, qui commençait à trouver une réalisation avec la conférence de Moscou d’octobre 1943, où Anglais, Américains et Soviétiques s’étaient mis d’accord pour occuper l’Allemagne à trois. Il fallait un peu d’optimisme pour y voir une politique de sécurité collective, plutôt que le partage de l’Europe. Cette politique assurait à la France, avec la certitude de l’implication américaine, qui lui avait tant fait défaut dans l’entre-deux-guerres, d’échapper à la fois à la gouvernante anglaise, avec laquelle Alexis avait dû composer, et au repli continental qu’il prêtait à de Gaulle. Il craignait, dans des allusions transparentes, qu’il menât « une politique en réalité anti-anglosaxonne et plus spécifiquement anti-américaine, où l’égoı̈sme d’une ambition personnelle pourrait être intéressé à entraı̂ner par surprise la bonne foi du peuple français avant son ressaisissement. Un tel abus de confiance, pour l’instauration du pouvoir personnel, pourrait en effet utiliser toutes les ressources démagogiques de la xénophobie et du nationalisme, dans la situation physique et morale où se trouvera, à sa libération, un grand peuple aussi malheureux et aussi justement fier de ses titres que le peuple français 16 ». Il ne dépendait plus de Roosevelt, ni même d’Eisenhower, d’empêcher de Gaulle d’incarner la libération de la France ; tout juste Alexis pouvaitil, en retardant la reconnaissance officielle de la France combattante, tenter de l’empêcher d’administrer la France libérée. Il s’y employa tant qu’il le put. Au début de l’année 1944, alors que la question de l’administration des territoires libérés devenait plus pressante, Alexis réussit à offrir un bref instant de gloire à la loi Tréveneuc. Il l’avait soumise sans succès à Londres et aux Français d’Alger ; Roosevelt avait davantage de raison de vouloir appliquer une loi qui diluait toute ambition personnelle dans la multitude des conseillers généraux. Alexis lui envoya le texte le 31 janvier 1944. Le Département d’État préconisa la plus grande prudence. Edouard Stettinius NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 686 — Z33031$$17 — Rev 18.02 686 Alexis Léger dit Saint-John Perse établit une note moins que tiède : la loi n’était guère applicable, elle faisait quasiment l’unanimité contre elle à Alger, et il était sage de ne pas prendre position dans une affaire qui ne concernait que le peuple français. Paradoxalement, c’est un gaulliste qui avait déterré la loi : le conseiller d’État René Cassin, l’un des rares hauts fonctionnaires à avoir rallié le général de Gaulle, en avait fait l’un de ses arguments juridiques pour démontrer l’illégitimité du régime de Vichy. Paul Vignaux avait déterré le texte à la bibliothèque municipale de New York et l’avait communiqué à l’ancien secrétaire général. Pour une fois, Alexis se montrait plus politique que légaliste : la loi, adoptée dans la foulée de l’invasion prussienne, n’avait pas été retenue dans le corpus organique de la IIIe République. Mais le discret conseiller savait trouver chez Roosevelt une oreille attentive au moindre argument contraire à la prétention du général de Gaulle à incarner la France. De fait, le président reprit épisodiquement son argumentaire. Six semaines plus tard, devant Edwin Wilson, son ambassadeur à Alger, il expliqua que les Français n’avaient « aucun besoin d’un pouvoir central », la France pouvant « être gouvernée par les autorités locales des départements et des communes, comme elle l’avait été effectivement pendant des années sous la IIIe République ». Roosevelt ajouta, ce qui ne laissait aucun doute sur l’usage antigaulliste de la loi Tréveneuc, sorte de paravent constitutionnel au proconsulat américain : « Eisenhower, à mon avis, devrait avoir toute latitude de traiter avec d’autres groupes que le Comité français de libération car ce Comité peut, par exemple, nommer de mauvais représentants dans une région, alors que d’autres groupes pourraient avoir des représentants dignes d’être pris en considération 17. » Paradoxalement, les chefs militaires américains se montrèrent moins enclins que le président à user de la loi Tréveneuc. Essayant de rallier l’armée à son projet, Alexis fut longuement reçu par John Mac Cloy, collaborateur du ministre de la Guerre Henry Stimson. Il avait été introduit par MacLeish et Stettinius 18. Le premier espérait peut-être qu’Alexis se rebifferait en découvrant les projets du ministère de la Guerre, qui comptait s’en remettre aux structures prévues par le Comité français de la Libération nationale pour administrer la France libérée. À l’inverse, le second espérait probablement que les militaires sauraient persuader Alexis que ses projets étaient chimériques. L’entretien avec Mac Cloy, qui dura près de trois heures, le 21 février 1944, ruina les derniers espoirs d’Alexis d’habiller de son texte de loi fétiche l’AMGOT (Allied Military Government of Occupied Territories), ce projet d’administration directe des territoires libérés. Au titre de son antigaullisme, Alexis était l’un des rares Français de Washington à appeler de ses vœux cette formule qui aurait empêché le Gouvernement provisoire du général de Gaulle. Mac Cloy se plaça sur le terrain militaire. Des trois conceptions possibles, traiter avec l’administration vichyste en place, prendre directement la responsabilité de l’administration locale par le biais de l’AMGOT ou s’en remettre à l’administration du Comité d’Alger, Mac Cloy ne cacha pas sa préférence. La première n’avait pas de sens. La deuxième n’était pas NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 687 — Z33031$$17 — Rev 18.02 Le duel Léger-de Gaulle (II) 687 pratique : « Nous n’avons pu former les hommes pour cela, nous serions maladroits, ce serait de mauvaise psychologie. » Restait la solution gaulliste. Mac Cloy plaida pour cette option avec la même ferveur qu’Alexis requerait contre elle. « De tous nos renseignements récents, de différentes sources, il résulte en fait que la majorité de l’underground français est favorable à une administration gaulliste », attaqua Mac Cloy. Alexis se cabra et contredit formellement cette assertion, sans citer ses sources. Elles se résumaient, selon ses propres notes, au seul Mornay, résistant antigaulliste qui avait contribué à l’image qu’il se faisait de la résistance métropolitaine, dont il ne voulait pas admettre le ralliement au général de Gaulle. Mac Cloy ajouta que la « question de la légalité était une question politique dont l’armée, sur son terrain immédiat et pratique, n’avait pas à tenir compte » : « Nous sommes forcément liés par le point de vue politique (du président). Mais c’est l’armée, localement (Eisenhower) qui aura à apprécier, à proposer, c’est-àdire pratiquement à décider, d’après des convenances et responsabilités locales, purement militaires : tout ce qui doit faciliter sa tâche immédiate et la dispenser de prendre en charge des responsabilités civiles. » À ce titre, la loi Tréveneuc se définissait à ses yeux par son « impraticabilité », faute de quorum et à cause des éléments collaborationnistes, sans parler de la réticence de l’armée à prendre une telle initiative, qui équivalait en soi à une option politique. Pour conclure l’entretien, il demanda à Alexis s’il croyait « vraiment que de Gaulle marchait à une entreprise personnelle ». Le Français répondit sans hésitation par l’affirmative. Il ajouta que « le gaullisme mènerait à une guerre civile immédiate » si les Américains laissaient le général « intervenir illégalement dans l’administration locale et le gouvernement provisoire ». Ce serait, à terme, la révolution, « au lieu d’une bonne dépuration résultant du libre cours de la vie française libérée et laissée à elle-même ». Les deux hommes se quittèrent sur leurs positions initiales ; Alexis promit tout de même de fournir sa documentation sur la loi Tréveneuc. Le lendemain, il déposa au domicile de Mac Cloy le texte que lui avait jadis remis Boegner, avec ses propres additions à la plume. Le surlendemain, il y ajouta des annexes. Sept mois plus tard, Mac Cloy eut le triomphe modeste, à un cocktail donné par Francis Biddle ; il glissa simplement à Alexis qu’il croyait « à l’harmonisation graduelle de la vie publique française et à l’acceptation du gaullisme ». Entre-temps, Alexis avait menti effrontément à Hoppenot, qui lui reprochait doucement son influence négative auprès des militaires : « Léger nie qu’il ait pris “sa canne et son chapeau” pour se rendre chez des fonctionnaires américains afin de protester contre la reconnaissance projetée du Comité. [...] Mac Cloy a plusieurs fois demandé à le rencontrer et Léger a toujours refusé mais, dès le moment où il a fait intervenir MacLeish, à qui Léger doit son poste du Congress Library, il a dû accepter l’entrevue. Comme “il savait à qui il avait affaire”, il s’est amusé à prononcer l’éloge de Jean Monnet [il l’avait au contraire attaqué] et l’autre en est resté stupéfait, il prétend avoir été prudent dans ses critiques du général de Gaulle. » NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 688 — Z33031$$17 — Rev 18.02 688 Alexis Léger dit Saint-John Perse En mai 1944, un an après s’être entretenu avec Churchill à la MaisonBlanche, l’influence politique d’Alexis ne tenait plus qu’à une capacité de nuisance. En février 1944, Hervé Alphand, ancien conseiller financier de l’ambassade de Washington, tôt rallié à de Gaulle, prêtait à son ancien chef les dernières réticences américaines à reconnaı̂tre de jure le Comité français de la Libération nationale, dont la déclaration du 27 août 1943 avait seulement enregistré l’existence de facto. De fait, la reconnaissance attendit. Le 6 novembre 1943, de Gaulle étêta le Comité pour en prendre seul la présidence ; en avril 1944, Giraud abandonna son poste de général en chef, la dernière fonction qu’il détenait encore. Le 3 juin 1944, le Comité français de la Libération nationale devint Gouvernement provisoire de la République française, sans jamais avoir été reconnu par le gouvernement américain. Mais Alexis était marginalisé, et les Anglais ne prenaient plus la peine de le consulter. Le 20 mai 1944, c’est donc dans la rue qu’Alexis se rencontra par hasard avec le bon Ronald Campbell, qui avait toujours modéré le dépit de ses collègues. Malgré toute la sympathie qu’il lui conservait, le diplomate anglais fut sidéré par l’amertume d’Alexis, convaincu d’avoir été involontairement induit en erreur par Churchill, dont la résolution coléreuse n’avait pas résisté aux analyses du Foreign Office. Quoi, n’avait-il pas entendu de la bouche de Churchill, qui s’était exprimé dans les mêmes termes à Sumner Welles et à Roosevelt, un jugement sans ambiguı̈té sur les affaires françaises ? Il ne pouvait pas croire que le Premier ministre ait renié ses sages conceptions d’homme d’État, comme les récents développements de la politique anglaise le laissaient penser. Et d’entonner son refrain sur la politique russe de De Gaulle, son repli continental et nationaliste, qui tournait le dos à l’Atlantique. Il ne comprenait pas que l’Angleterre, plus encore que l’Amérique, pût se résigner à laisser le Comité régner dans une France où les élections seraient factices, au vu des lois en préparation pour restreindre la liberté de la presse. La politique anglaise mènerait immanquablement la France à la guerre civile, sans compter l’impopularité qui rejaillirait sur l’Angleterre, responsable d’avoir légitimé des hommes comme Passy. Passy, qui représentait les méthodes de la Gestapo et qui n’hésiterait pas à les utiliser pour imposer de Gaulle et son Comité par la force, tout cela sous les yeux des Anglais. Il y avait quelque chose de tragique, disait Alexis, à voir une politique de quarante années, à laquelle ils avaient tous été dévoués, être ruinée de telle façon. Il en concevait les plus grandes craintes pour l’avenir, non seulement de leurs deux pays, mais du monde. 19 Campbell s’étonna qu’Alexis lui resservı̂t ces vieilles lunes, alors que toutes les informations convergeaient pour décrire l’adhésion massive des Français métropolitains au symbole de la résistance qu’incarnait de Gaulle. Le diplomate anglais s’accordait avec ses collègues pour considérer que les informations d’Alexis sur la non-représentativité du général et de son Comité étaient invalidées par tous les témoignages, mais il voulut le faire connaı̂tre au Foreign Office, afin qu’il ne se fı̂t pas d’illusion sur le son de NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 689 — Z33031$$17 — Rev 18.02 Le duel Léger-de Gaulle (II) 689 cloche qui revenait à Roosevelt et son entourage quoique Alexis lui eût assuré qu’il demeurait très mesuré dans l’expression de ses opinions. Indulgent, Campbell conclut que la diatribe d’Alexis lui était certainement inspirée par le sentiment de culpabilité de s’être tenu à l’écart des événements. Ses collègues étaient moins conciliants. Simpson renvoya à Alexis les turpitudes qu’il attribuait à de Gaulle : si le Comité flirtait plus que nécessaire avec l’URSS, c’était par dépit de n’être pas reconnu par les États-Unis, et pour obtenir une reconnaissance contre laquelle Alexis œuvrait sans relâche. L’attitude d’Alexis et la politique américaine inspiraient une seule et même amertume à Mack. Son ressentiment s’avivait d’une crainte ultime que de Gaulle ne fût débordé par un candidat des Américains. Un dernier commentateur s’en donna à cœur joie – Harvey sans doute : « Les arguments de Léger auraient eu davantage de poids s’il était demeuré en Angleterre après la débâcle française, lorsque le général de Gaulle est venu ici ; s’il avait essayé de l’aider de sa connaissance des affaires internationales, au lieu de partir en Amérique avec une hâte tellement indécente après un séjour de seulement quelques jours. Il aurait au moins pu revenir ici, comme le Premier ministre lui a instamment demandé de le faire. J’ai vu moi-même Léger à Washington l’année dernière [...]. Il n’avait clairement pas la conscience tranquille. Son principal confident était M. Sumner Welles. J’ai supposé que par conséquent il était désormais moins influent 20. » Si l’influence d’Alexis avait décliné après la démission de Summer Welles, victime de sa rivalité avec Cordel Hull, Roosevelt n’avait toujours pas reconnu le chef du Gouvernement provisoire à la veille du débarquement. Le président américain avait vainement attendu que de Gaulle le sollicitât pour l’inviter à Washington ; la médiation de Churchill n’y avait rien fait. De Gaulle n’entendait pas se rendre dans la capitale fédérale sans avoir enregistré une série de succès en Normandie, qui établirent autant de faits accomplis. François Coulet et Pierre de Chevigné, à titre civil et militaire, administrèrent les premières poches de territoires libérés, à la pointe du Cotentin et dans la plaine de Caen. Ce n’est que le 6 juillet, après avoir fait le premier pas, mais en affectant de répondre à une invitation, que de Gaulle arriva enfin à Washington. Le contexte de campagne électorale obligea le président Roosevelt à certains égards envers le Français, chaleureusement accueilli par le peuple américain. Ce succès du général de Gaulle, consacré par la reconnaissance de facto du Gouvernement provisoire, signa la complète défaite d’Alexis. Pour la première fois, l’influence du discret diplomate était signalée dans la presse américaine ; c’est à titre péjoratif qu’Elsa Maxwell, l’échotière du New York Post, glissa le 20 juin 1944 qu’elle avait sans doute été déterminante et « préjudiciable à la cause des Français libres » : « Il n’aime pas de Gaulle qui, pour lui, j’imagine, tient un peu du parvenu... Je suis absolument certaine que c’est le discret et persévérant M. Léger qui a déconseillé de reconnaı̂tre au Comité français de la Libération nationale la qualité de Gouvernement provisoire. » Il est vrai qu’Elsa Maxwell était « plus gaulliste que de Gaulle ». Au Foreign Office, Simpson commentait, vengeur : NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 690 — Z33031$$17 — Rev 18.02 690 Alexis Léger dit Saint-John Perse « M. Léger s’est tapi dans les ombres les plus sombres desquelles il faut espérer qu’il ne sortira jamais. » C’était naturellement l’avis du général de Gaulle, qui exigea de Hoppenot qu’il fût blackboulé de la réception qui devait clore sa visite, où presque toute la colonie française était conviée. Hoppenot consola Alexis par avance, en lui rendant minutieusement compte du séjour du général, commencé à Washington par un entretien sans témoin avec le président, dont il avait tiré, avait-il confié à son représentant en Amérique, l’assurance de l’intégrité de l’empire et l’association de la France « au rang des grandes puissances du directoire », contrebalancée par l’acceptation de principe de l’installation de bases américaines sur le territoire français. 21 L’échange entre Alexis et son ancien collaborateur n’était pas équitable : à la demande de Hoppenot (« Il voudrait savoir ce que j’ai pu entendre dire sur l’impression de la visite »), l’aı̂né avait opposé une fin de non-recevoir : « Je me récuse, n’ayant eu aucun contact et n’ayant entendu que des choses très indirectes, je n’ai que l’impression du lecteur de journaux. » En revanche, Alexis recueillit une foule de renseignements de la bouche d’Henri, concernant leurs anciens collègues et les jugements du général, à l’exception de celui qu’il porta sur sa propre personne, sur lequel il nourrissait quelque illusion, croyant avoir encore le choix de tirer le premier : « Henri Hoppenot ne semble rien oser me dire à mon sujet. Je m’abstiens de rien demander. J’ignore s’il a pu ou dû donner le ton à mon sujet, comme je l’avais d’avance demandé, ou si je dois prêter à de Gaulle la spontanéité de la réserve ou de l’hostilité à mon égard. » Étonnante naı̈veté, parmi tant de cynisme : Alexis avait-il si peu confiance en lui pour douter à ce point de son existence et de l’effet de ses coups ? Ou bien, par excès de confiance au contraire, se croyait-il si habile, qu’il pensait avoir préservé le secret de ses attaques ? Son aveuglement était tel sur ses chances de s’imposer en France à la Libération, qu’il avait pris les devants, et s’était inquiété de ne pas avoir à rencontrer de Gaulle pour préserver sa pureté d’homme du recours, sans imaginer que l’hostilité de son adversaire triomphant rendait ses précautions inutiles... Le 29 juin, à peine informé du séjour américain du général, il avait téléphoné aux Hoppenot : « “La visite à Washington du général de Gaulle est-elle décidée ?” Ou plutôt la visite de “cet homme”, comme il dit. “Je ne pense pas qu’il me ferait appeler, mais il faudrait l’en dissuader s’il avait cette intention.” Car lui, Léger, sait trop bien à quoi s’en tenir sur la façon dont l’entretien serait dénaturé s’il avait lieu et comment l’on compromettrait la position d’indépendance qu’il a prise. D’ailleurs, il ne pourrait lui dire que des vérités, c’est-à-dire des choses désagréables. Lui, Léger, il est républicain et “cet homme” est un usurpateur. Il lui semble déjà le voir, comme Napoléon, prendre une couronne d’empereur et se la poser sur la tête ! » Si bien qu’en juillet 1944, Alexis découvrit sans doute avec quelque étonnement la violente hostilité du général qui avait préconisé que le cocktail donné par les Hoppenot, à Washington fût seulement fermé à « Léger, NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 691 — Z33031$$17 — Rev 18.02 Le duel Léger-de Gaulle (II) 691 Tabouis, Kérillis et Labarthe ». Alexis se consolait petitement de cette hostilité en apprenant de Hoppenot que « de Gaulle n’aimait pas Massigli : étroit, manque d’imagination, attaché au-delà de l’opportunité politique à l’ancien personnel collaborationniste du Quai ». Alexis partageait son privilège de quarantaine avec Henry Kérillis. L’ancien député antimunichois était passé de la sympathie spontanée pour l’appel du général à continuer la lutte, à la méfiance, lorsqu’il avait décliné sa suggestion de faire évader de France des politiques comme Blum, Reynaud ou Mandel, en vue d’élargir le Comité de la France libre. La méfiance était devenue une farouche hostilité, nourrie par celle d’Alexis, qu’il alimentait aussi bien. Le patriote républicain, convaincu d’avoir affaire à un dictateur, fournissait et réclamait une copieuse documentation. Le 12 septembre 1944, il demanda sans ambages à Alexis de lui établir une note dans la semaine à venir, en vue de nourrir sa documentation pour « un livre d’une très grande importance sur de Gaulle ». Kérillis répondait à une demande qui lui avait été « faite d’Alger et de Paris, en vue de la campagne électorale qui pouvait être brusquée » en France. Il attendait d’Alexis la « liste des conflits survenus entre de Gaulle et les Anglais », celle « des conflits survenus entre lui et les Américains » sans compter celle de ses « fluctuations d’attitude à l’égard de la IIIe République ». Sollicité pour le chapitre consacré aux affaires impériales, Alexis ne manquait pas de munitions. Il disposait des notes du philosophe et économiste Louis Rougier, directeur du journal new-yorkais Pour la victoire (d’orientation antigaulliste), sur les activités de la France libre à ses débuts. Il avait également archivé de nombreux documents diplomatiques anglais sur les relations du Royaume-Uni avec l’empire français, communiqués par Kenneth Pendar, le consul américain à Marrakech. Alexis ne fut pas seulement l’informateur bénévole de Kérillis, mais son premier lecteur, et presque son commanditaire, qui pressa le polémiste de hâter sa publication, craignant que les opérations militaires en cours ne fournissent un prétexte commode à la censure. Le 4 octobre 1945, Kérillis annonça à Alexis la publication de son livre sous le titre De Gaulle, dictateur ; il regrettait de ne pas avoir pu devancer les élections, mais il espérait encore lancer une campagne d’opinion en envoyant le livre à Herriot, Blum, Bastid, Marin et des journalistes parisiens. La documentation politique des années américaines d’Alexis l’emporte de beaucoup, en volume, sur les dossiers personnels qu’il avait conservés de ses années d’activité au Quai d’Orsay. Cette documentation lui permit d’appuyer, sur des informations soigneusement renouvelées, l’argumentation tôt rodée qu’il servait à ses visiteurs français et à ses contacts anglosaxons. Il était en relation avec toutes les personnalités françaises hostiles à de Gaulle. Il disposait, en sus des notes désillusionnées de Boegner et de Roussy de Sales de nombreux contacts avec le quintet des personnalités ostracisées avec lui par le général, lors de sa visite à New York de l’été 1944. Il tenait de Pertinax, qu’il voyait abondamment, une relation de sa conversation avec le général ; il reçut d’André Labarthe, tôt rallié à la France libre, et presque aussi vite opposé à son chef, son livre Retour au NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 692 — Z33031$$17 — Rev 18.02 692 Alexis Léger dit Saint-John Perse feu, avec sa prière de le communiquer à Francis Biddle ; il conversait avec Camille Chautemps, à l’ambassade de France à Washington ; il collationnait ses renseignements avec ceux de Geneviève Tabouis, son ancienne complice, louangeuse stipendiée de la politique américaine dans son journal qui se démenait Pour la victoire, pourvu qu’elle se gagnât sans de Gaulle. Pour condamner le général de Gaulle en connaissance de cause, il avait exploité au mieux la documentation ouverte, et actualisé ses dossiers de coupures de presse sur la France libre. Il lisait de près les différentes publications gaullistes à travers le monde, qu’il annotait soigneusement ; la collection complète des œuvres, discours, déclarations et conférences de presse du général de Gaulle passait entre ses mains. Certains de ces documents, avant que son hostilité ne devı̂nt notoire, lui arrivaient des gaullistes euxmêmes. Il en tirait des conclusions qu’il exposait volontiers à ses visiteurs. En mai 1943, Hélène Hoppenot avait observé sans plaisir le prosélytisme d’Alexis : « Il fait lire à Henri des coupures de revues clandestines parues en France où le général est encensé par ses admirateurs, comme autrefois le maréchal Pétain l’était par les siens. » Hélène n’était pas convaincue par les preuves recueillies au terme de ce formidable travail de documentation : « Une ou deux phrases mal venues, tirées des discours prononcés à Londres, le chapitre d’un livre écrit avant la guerre, des déclarations plus imprudentes de ses thuriféraires, un ou deux extraits des journaux clandestins de l’undeground, est-ce suffisant pour justifier cette passion ? » Lié aux Français de Londres qui, dans l’orbite de la revue France, n’étaient guère favorables à de Gaulle, il tenait également des socialistes du groupe « Jean Jaurès », hostiles au ralliement préconisé par André Philip, des arguments qui lui permettaient de justifier par des arguments de gauche son antigaullisme plus personnel qu’idéologique. Sur la situation en France intérieure, il recevait autant d’informations du Département d’État qu’il lui en procurait. Jusqu’au rassemblement de tous les mouvements de résistance sous la bannière gaulliste, les trois France de Vichy, Londres et Alger se disputaient l’opinion des Français métropolitains. Alexis ignorait superbement les visites et les messages qui ne flattaient pas son point de vue. Le ralliement de Mandel à de Gaulle, la rencontre avec Astier de la Vigerie, les témoignages d’André Philip, René Massigli et Jean Chauvel (animateur d’un « bureau d’étude », embryon de Quai d’Orsay clandestin) ou la visite de l’amiral Auboyneau, tous ces témoignages à l’actif du général échouaient dans les limbes de sa documentation personnelle. Peu de chances qu’il en eût jamais parlé, sinon de façon tendancieuse, à ses interlocuteurs du Département d’État. Il était le zélé publicitaire, au contraire, de tout ce qui diminuait le poids et la portée du gaullisme. Il se régalait des critiques de « Carte » (le résistant André Girard) à l’encontre du général et de la politique anglaise. Il offrit toute son attention à une relation de Boegner, de retour d’Algérie en mai 1943, informé par les Français arrivant de métropole que « la résistance active était très faible, la population étant saine d’aspiration mais nulle dans l’action », et NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 693 — Z33031$$17 — Rev 18.02 Le duel Léger-de Gaulle (II) 693 concluait à l’abus de confiance du général de Gaulle, les hommes qui s’engageaient dans la résistance sous sa bannière le faisant « par tempérament » plutôt que par « programme ». D’une façon générale, on lui représentait l’action de la résistance sous un jour péjoratif. Rien ne l’indique mieux que sa formule qui résumait sa conversation sur le sujet avec le parlementaire Jean Fernand-Laurent, proche de Kérillis : « La prétendue underground. » En cela aussi, Alexis suivait la voie américaine : le désenchantement du président Roosevelt contaminait son choix de l’épithète, et la langue de sa patrie d’adoption imposait un substantif qui préférait l’ambiance douteuse de la clandestinité à l’image combattante de la « Résistance ». À compter de la fusion des représentations giraudistes et gaullistes à Washington, Alexis fut mieux informé des réalités françaises grâce à la documentation de Hoppenot. C’est de lui qu’il reçut la relation d’une conversation solidement charpentée entre de Lattre et l’ambassadeur Vinant, ambassadeur américain à Londres. Ce document complétait son information sur la nature et la variété des mouvements ; il plaidait, à l’inverse de sa croyance, en faveur de l’unité réalisée sur le terrain. Vers la même période, l’amitié de Paul Vignaux lui fut une précieuse occasion de diversifier ses sources d’information sur les mouvements de la gauche syndicaliste et chrétienne. Mais Vignaux n’était pas plus gaulliste que lui ; ce nouveau son de cloche ne bouleversa pas sa vision. En janvier 1944, Alexis croyait encore savoir, au terme d’un long cheminement d’informations (confidences d’Aglion à Pierre Cot, revenues à Alexis par le biais de la femme de Cot), que « les Français arrivés de France, même triés sur le volet par le gaullisme, n’étaient pas gaullistes politiques (50 %) » : « En France, de Gaulle jouirait d’un élan sentimental très grand, mais ne serait pas suivi politiquement. Les Français verraient tout au plus un général de Gaulle ministre de la Guerre. Ils seraient hostiles à son entourage ». Le 29 avril 1944, Boegner conforta ses préjugés par des informations venues de France, via Mornay. D’après ce dernier, il n’était « pas question que de Gaulle réussı̂t dans une entreprise personnelle, car sur un plan populaire, la soif de liberté était telle qu’il ne pourrait réussir qu’en renonçant au pouvoir personnel, le fascisme n’ayant aucune chance ». Après une conversation téléphonique le 2 mai, Alexis le revit chez Étienne Boegner. Mornay lui certifia à nouveau que les Français étaient décidés, dans la perspective du débarquement, « à faire un grand effort contre les Allemands, les gaullistes et les Russes » ! Mornay entretenait l’antigaullisme d’Alexis en l’assurant de l’importance, en France, de son personnage de rempart contre l’aventurier. Une connaissance, lors de l’un de ses séjours, lui avait demandé : « “Mais monsieur Alexis Léger, comment ne l’avez-vous pas vu ? Aurait-il donc changé de position ?” Mornay répondit qu’Alexis n’avait pas varié. L’autre a dit : “Ah !” de soulagement. Importance prêtée en France à son rôle : “Et dites-lui bien que surtout, ce ne sont pas des fascicules, mais de la bonne démocratie qui pense ainsi envers lui.” » L’affabulateur s’attrapait aisément aux chimères de ses pairs... NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 694 — Z33031$$17 — Rev 18.02 694 Alexis Léger dit Saint-John Perse Alexis était d’autant plus crédule qu’il restreignait peu à peu ses sources d’information aux personnalités en sympathie avec ses vues, les seules fiables à ses yeux. Boegner continuait de l’abreuver d’informations tendancieuses sur la Résistance. Cela prenait parfois un tour proprement délirant. Le 28 avril 1944, Boegner se tint assuré via sir Charles Hambro, chef de l’une des branches de l’Intelligence Service, que de Gaulle (longtemps conspué pour son anglophobie par les compères) s’entendait en réalité avec le gouvernement britannique pour livrer la France aux intérêts économiques anglais. En mai 1944, Étienne Boegner se souvint opportunément que lors de sa tempétueuse visite du mois de janvier 1941, le général s’était bien davantage intéressé à un cousin marginalisé par la famille, « original » et « d’Action française » qu’à « la personnalité et la situation morale du pasteur », son père Marc, premier président de la Fédération protestante de France, qui luttait aussi bien officiellement que clandestinement contre la persécution des Juifs sous le régime de Vichy. C’est à peu près à cette date qu’Étienne et Alexis commencèrent leurs investigations pour faire du général de Gaulle, qu’ils s’étaient représenté en communiste soviétophile, puis en agent anglais, un comploteur royaliste, œuvrant à la restauration de la famille de France. Alexis instruisit ce procès avec beaucoup d’acharnement, et le continua bien après la Libération. Sur la situation du gaullisme en Amérique, Alexis trouvait sa meilleure source d’information en la personne de Francis Biddle, qui lui fournissait des synthèses de renseignements élaborées à partir de notes du FBI et du Département d’État. Alexis y trouvait du grain à moudre : on y rapportait par exemple une véhémente discussion de Tixier avec le président Roosevelt. Le bouillant représentant du général de Gaulle avait excipé du soutien américain à l’amiral Darlan et de la non-reconnaissance de la France libre, pour avertir Roosevelt que les gaullistes trouveraient peut-être nécessaire de conseiller au peuple français de s’orienter vers une position de neutralité à l’égard des États-Unis. Plus tard, en janvier 1944, il releva les évaluations assez variées de la représentativité du gaullisme, Aglion se prévalant d’un gaulliste pour cinq ou sept Français d’Amérique, quand une source américaine indiquait le rapport d’un pour dix, sur une population totale de cent quatre-vingt-cinq mille personnes, dont cent cinquante mille étaient en voie d’« américanisation ». Par cette source, Alexis crut savoir que les élections organisées par le mouvement gaulliste « France Forever » avaient été entachées d’irrégularités, les non-gaullistes ayant été privés du droit de vote. Il en fit un argument, après guerre, pour dénoncer le résultat des élections en France libérée. Parfois, le serpent se mordait la queue. Le 9 mars 1944, Francis Biddle lui remit un rapport consacré aux « groupes d’étrangers aux ÉtatsUnis » ; il y trouva, longuement cités, ses propres avis. Il se mira complaisamment dans ce miroir, soulignant ses propos sur le péril communiste pour une France libérée dont de Gaulle serait l’apprenti sorcier, se réjouissant de rencontrer son jugement désillusionné sur la politique anglaise, NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 695 — Z33031$$17 — Rev 18.02 Le duel Léger-de Gaulle (II) 695 cité par Halifax, annotant enfin ses sombres prédictions sur les ambitions personnelles du général. L’organisation à venir des relations internationales constituait l’ultime sujet d’étude d’Alexis et le signe de sa détermination à se préserver en politique ! Il avait établi une longue note sur les nouveaux espoirs d’organisation européenne de Coudenhove-Kalergi, avec qui il était resté en contact à l’occasion de l’hommage à Briand. L’européiste prévoyait l’élimination de Hitler pour rétablir « les droits de l’homme et le règne de la loi en Europe » (expressions qui n’étaient pas familières à la plume d’Alexis) et restaurer « la civilisation occidentale en Europe ». La paix devrait restaurer les frontières de 1937, « sans annexions », mais selon une nouvelle organisation du continent et des relations internationales. La note prévoyait une « fédération européenne » organisée sans le Royaume-Uni, sur le modèle helvétique, dont le gouvernement fédéral aurait autorité pour une « diplomatie supérieure », avec une monnaie et un marché douanier uniques. Une armée fédérale ne laisserait aux groupements particuliers qu’une milice défensive. L’hostilité à venir d’Alexis envers le projet de Communauté européenne de défense, laisse imaginer qu’il annotait ce document sans adhérer à son principe directeur. La très riche documentation rassemblée par Alexis lui permit surtout d’alimenter son argumentation politique pour prétendre à la direction d’une troisième France qui, de Washington, réglerait celles de Londres et d’Alger. Sans jamais se proclamer ouvertement candidat à ce rôle, il se constituait une étroite clientèle qui flattait son espoir de constituer une alternative pour ses compatriotes. Il entretenait les réseaux de sympathies et de reconnaissance que lui valaient les services rendus à ses compatriotes (visas notamment), grâce à ses connexions dans les milieux officiels américains. Avait-il envisagé, à défaut de se lancer dans la bataille politique, de prendre la tête d’une résistance des agents diplomatiques ? C’était le souhait qu’Henri Hoppenot avait entendu Saint-Quentin formuler, au début de la guerre : « Il espérait que vous prendriez la tête d’un “mouvement” et de l’initiative de je ne sais quelle organisation du corps diplomatique français dans cet hémisphère. Je lui ai répondu qu’il faudrait, en tout cas, que les agents vous en fournissent la possibilité par une opération préalable de dégagement. » L’ancien directeur d’Amérique n’était pas rancunier, lui que le secrétaire général avait jadis écarté de la direction politique, au profit de son fidèle Bargeton. Au contraire, il vouait une manière de culte au patriotisme républicain d’Alexis. Il n’était pas le seul des agents du Quai d’Orsay à tenir l’ancien secrétaire général pour une incontournable référence morale dans la défaite. Alexis recevait quantité de courrier d’anciens subordonnés, qui lui demandaient conseil. Le 19 août 1941, Gilbert Arvengas, en poste à Mexico, inquiet de l’évolution antianglaise de Vichy, songea à demander sa mise en disponibilité. L’avis qu’il sollicita donne à voir l’autorité que l’ancien secrétaire général conservait sur les agents en poste : « Bien qu’il ne m’ait été donné d’avoir que fort peu de relations avec vous, je voudrais solliciter de votre expérience un conseil sur la conduite à tenir dans les NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 696 — Z33031$$17 — Rev 18.02 696 Alexis Léger dit Saint-John Perse circonstances actuelles. » Alexis flattait cette tendance, et régalait sa cour de jeunes diplomates, à Washington. « Ce fut l’époque de ce que j’appellerai “les leçons d’histoire dans un parc”, a raconté Baeyens – le parc de Dumbarton Oaks à Georgetown. Charles Lucet, Étienne Burin des Roziers et Paul Guérin allions le soir écouter Saint-John Perse égrener ses souvenirs et nous donner des enseignements tirés d’événements auxquels il avait été intimement mêlé 22. » Lucet conserva un souvenir ému de ces soirées avec le prestigieux aı̂né : « Léger, que nous voyions presque chaque soir, nous disait : “Qu’est-ce que vous attendez pour aller vous battre contre les Allemands”, il ne disait pas d’aller rejoindre de Gaulle, mais il disait : “Ne restez pas dans cette équipe vermoulue et pourrie 23.” » Burin des Roziers, qui rejoignit finalement de Gaulle, attribua à Alexis un rôle décisif dans son choix de prendre l’uniforme. De son côté, Jacques Baeyens fit savoir à Henri Hoppenot qu’il avait quitté l’ambassade de France à Washington « avec la complète approbation de M. Léger ». Son autorité morale dépassait le champ de la Carrière. André Girard, ébloui par l’éloquence d’Alexis, n’était pas loin, après leur rencontre en octobre 1943, d’en faire un leader politique capable de tenir tête à de Gaulle : « En un mot – très respectueusement – vous êtes notre homme, non celui d’un clan, ou d’une organisation – mais du pays qui aime, qui souffre, qui se défend. » Dans les derniers jours de l’année 1944, il espérait encore en lui, contre toute évidence : « Je pense à vous constamment, comme à celui qui pourrait bientôt nous sortir de ce tragique imbroglio. » Caméléon, Alexis ne se coupait d’aucun milieu ; il était particulièrement à l’aise avec la gauche républicaine. Il cultivait ses liens avec Paul Vignaux et restait en contact avec les hommes de la IIIe République qui passaient par Washington, mais il dissimulait ses contacts avec Chautemps, que ses offres successives aux différents partis avaient universellement discrédité. Il ne se cachait pas, en revanche, de rencontrer Pierre Cot, dont la trajectoire était proche de la sienne : il avait été de la mouvance Briand, dans les années 1920, et incarné une ligne « dure ». Ils s’étaient bien opposés sur l’alliance militaire avec la Russie, sans, peut-être, que le ministre de l’Air s’en aperçût jamais. Quels que fussent leurs sentiments respectifs, ils avaient l’apparence d’appartenir à la même équipe d’avant guerre. Ils s’entretinrent, en août 1943, à Washington, de l’avenir parlementaire de la France. Alexis lui confia ses « craintes pour l’avenir ». Devant ce type d’interlocuteurs, le gaullisme ne péchait plus sur sa gauche, mais sur sa droite. Alexis fit part à Felix Gouin ou à Mendès France, des « dangers représentés par certaines influences fascistes », et se plut à flatter la crainte que le parlementarisme fût soluble dans le gaullisme. Mais les réseaux tissés dans le fil des obligations, les alliances à courtes échéances, contractées contre de Gaulle plutôt qu’en faveur d’un parti ou d’une idée, ne débouchaient sur aucune alternative sérieuse. Il fallait toute la paranoı̈a d’Adrien Tixier pour craindre encore, en mai 1944, l’émergence d’un comité rival, devant Guérin de Beaumont, qui faisait office de NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 697 — Z33031$$17 — Rev 18.02 Le duel Léger-de Gaulle (II) 697 consul général à New York pour le Gouvernement provisoire : « Êtes-vous sûr que Chautemps, Léger et Jean Monnet ne songent pas à former un comité destiné à remplacer celui d’Alger qui serait soutenu par les Américains ? Êtes-vous sûr qu’Hoppenot ne se réserve pas une carte de ce côtélà ? » À cette date, de Gaulle avait déjà eu raison du diplomate, et provoqué indirectement la renaissance du poète. L’hallali : Alexis Léger éliminé par de Gaulle En dépit du soin apporté par Alexis pour sauver les apparences, il devint la cible des gaullistes d’Amérique, une fois le triomphe du général assuré. En avril 1942, un rapport du Département d’État relevait déjà que Raoul Aglion disait tout le mal qu’il pensait de Léger, responsable de la politique qui avait mené à la défaite et qui serait certainement évincé au sortir de la guerre 24. À compter de l’été 1943, Alexis fut sur la défensive, bien que régulièrement assuré du soutien moral des Américains. Il se rencontra avec Sumner Welles, au mois de juin 1943, pour lui demander si Roosevelt et lui comprenaient qu’il n’ait pu se « prêter à rien » à Alger ni à Washington. Welles acquiesça. Sa position à Alger aurait été intenable. Amer, Alexis prévoyait la défection de Monnet ; le 18 juin 1943, il avertit Welles : « J’avais bien dit au président : vous aurez des déceptions et des ennuis avec cet homme. Je regrette que nous n’ayez pas mis Churchill en garde 25. » Bientôt leurs conversations prirent le tour très général de discussions sans objet pratique. Alexis évoquait les problèmes planétaires, ou bien voguait dans le temps en évoquant le pacte Briand-Kellog ; puis il commentait le soutien que le général de Gaulle recevait des Juifs, s’arrêtant au cas Lippmann, comme il l’avait fait jadis à propos d’Istel. Faute d’employer Alexis, les Américains le renseignaient. C’est de lui qu’Henri Hoppenot apprit, le 13 février 1944, la mise au point de l’arme atomique, comme il avait été l’un des premiers à en entendre parler, en 1939, par un collaborateur de Joliot : « Il paraı̂t qu’ils ont misé à cent pour cent sur un nouvel explosif qu’ils tiennent en réserve et dont la force est si terrible qu’on n’en peut supporter même les vibrations. Ils croient qu’aucune armée, aucune défense ne pourront résister à ses effets. Sinon la guerre sera longue. » L’information ne manquait pas d’intérêt pour le représentant du Comité français de la Libération nationale. Ses informations n’avaient pas toujours la même fiabilité, parasitées par ses talents de fabuliste. Le 13 juin 1944, dépitée par la lenteur de la progression alliée en France, Hélène Hoppenot se souvenait qu’Alexis avait « donné à Pertinax l’assurance que l’on devait attaquer par sept côtés à la fois : dans le sud de la France, dans le nord, en Norvège, dans les Balkans... ». « Rêves d’un poète ? », concluait-elle... En juin 1944, depuis sa retraite, Sumner Welles demanda à Boegner de transmettre à Alexis son conseil d’« entretenir le contact avec le président par Biddle » pour contrebalancer les influences contraires devenues majoritaires : « Le président veut limiter de Gaulle, mais Sumner Welles croit que NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 698 — Z33031$$17 — Rev 18.02 698 Alexis Léger dit Saint-John Perse toutes les opinions (américaine, anglaise et française) sont pour de Gaulle. » Quelques jours plus tard, Alexis encouragea Welles à mener la grande œuvre de reconstruction mondiale autour d’une politique de sécurité collective universelle ; Welles lui rendit la politesse en lui « répondant que c’était lui l’homme nécessaire à cette heure ». Ces deux conseillers marginalisés, qui échangeaient des amabilités, pressentaient-ils qu’ils ne reviendraient jamais aux affaires ? Attaqué de toute part, dans la presse gaulliste comme dans les salons mondains, Alexis faisait le gros dos. À Washington, il était de plus en plus isolé, les non-alignés se faisant rares. Ses amitiés étaient prises en otage par sa passion. En novembre 1943, il reprocha à Pertinax un article insuffisamment sévère pour de Gaulle : « Vous n’êtes plus un journaliste indépendant », s’écria-t-il, sans goûter l’ironie de ce reproche, après en avoir fait le vecteur privilégié de ses manipulations les plus machiavéliques dans l’entredeux-guerres. Pertinax ne goûta pas la plaisanterie, pas plus qu’Hélène Hoppenot : « Pertinax trouve que, dans ces conditions, l’amitié est bien difficile. Elle l’est. Moi aussi j’ai eu quelques propos à pardonner, par exemple quand Léger a insinué que les fonctionnaires suivant ou ayant rallié de Gaulle ne songeaient qu’“à prendre des places”. Je savais qu’il visait ainsi Henri, et qu’il était blessé, ulcéré par ce qu’il a considéré comme une “défection” de celui qui, à ses yeux, a toujours passé pour un disciple. Lui ayant répondu que je ne pouvais croire que le général de Gaulle puisse nourrir de noirs desseins de dictature, il a répliqué : “Votre patriotisme est émoussé.” Ne pouvant le croire, j’ai pris l’affirmation comme s’il s’était agi d’une boutade. Une amitié de tant d’années ne peut être rompue pour une phrase. » Ses anciens amis retenaient leurs coups de griffe ; les gaullistes de la première heure lâchaient leurs coups. Il est vrai qu’Alexis les avait exaspérés de son mieux, continuant de les inquiéter aussi longtemps que possible. En avril 1944, Hélène Hoppenot enregistra sa candeur scandalisée à se voir haı̈ par des gens qu’il ne connaissait pas et à qui il n’avait « rien fait », ce qui était assez avouer sa conception purement personnelle des prises de position politiques. Du côté américain, « une des “hôtesses” traditionnelles de Washington, la seule qui, depuis la défaite de la France, ait éprouvé une vive sympathie pour le général de Gaulle », ne cache pas sa désapprobation à l’ancien secrétaire général ; elle le fait savoir à Hélène Hoppenot : « Mrs Tuxton Beal me dit qu’elle vient de rencontrer Alexis Léger et qu’elle lui a demandé : “Eh bien, qu’attendez-vous pour faire quelque chose pour la France ?” Son visage a pris son masque impénétrable, immobile. “Que voulez-vous dire ?” “Vous jeter dans la mêlée.” “Ne savez-vous pas que le général de Gaulle est dangereux ? Un dictateur futur. C’est de l’abus de confiance, etc.”. Et il lui a récité toutes les tirades qu’il offre à ses visiteurs. “Je ne puis arriver à le comprendre”, me dit Mrs Beal 26. » Alexis conserva une arme de dissuasion, aussi longtemps que le Comité dépendit des Anglo-saxons. Au début du mois de mai 1944, un diplomate français arrivant d’Alger confia à Hélène Hoppenot qu’il avait « entendu NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 699 — Z33031$$17 — Rev 18.02 Le duel Léger-de Gaulle (II) 699 parler sans trop d’amertume de Léger » : « On le ménage et il serait encore bien accueilli s’il se rendait en Afrique, parce que l’on pense qu’il a l’oreille des Américains, mais s’il arrivait à perdre cette influence, l’on serait impitoyable. » De fait, André Istel, qui s’efforça de plaider la cause d’Alexis devant le général de Gaulle, reçut cette réponse jetée « négligemment » : « Monsieur Léger ne jouera plus aucun rôle. » Alexis accusa le coup lorsqu’il s’avéra que, de Bayeux à Paris, l’accueil réservé au général était triomphal. Le 31 août 1944, le bureau des services stratégiques au Département d’État interrogea les services d’Adolf Berle : comment pousser des personnalités comme Vignaux et Léger aux bonnes places, dont on tiendrait l’assurance d’une politique atlantiste ? Berle répondit le 4 septembre qu’il ne voyait vraiment pas comment favoriser le retour de quelqu’un comme Alexis qui n’en n’exprimait pas le désir, conscient de la détestation des gaullistes. Le 21 mai 1945, devant Georges Bidault, Alexis renia son action des cinq dernières années, et refusa d’endosser explicitement le rôle qu’il avait joué dans l’ombre ; il n’était pas dans l’opposition au Gouvernement provisoire, il était ailleurs, sur un autre plan, dans l’abstention. Après s’être targué d’une active et discrète sympathie pour le mouvement de la France libre dans sa dimension militaire, Alexis justifiait son retrait : « J’ai quitté toute activité politique. Depuis deux ans, je n’ai pas franchi un seuil administratif. Je n’ai plus qu’un contact strictement privé que je ne puis éviter sur le terrain mondain et personnel. En conclusion, je ne suis pas dans l’opposition, mais dans l’abstention totale. Si j’étais dans l’opposition, pourquoi me prêter si petite mesure ? Pense-t-on que je me réfugierais dans de petites sournoiseries, de petits coups d’épingle et de petites intrigues de coulisse et d’action indirecte ? Non, mais à ciel ouvert, et la plume à la main ! » Cette dénégation de son rôle était si parfaitement inexacte qu’elle supposait une lucidité sans ombre ; elle ne l’avait pas affranchi de son impuissance à porter des coups en pleine lumière. Alexis pouvait l’appeler « abstention », son duel avec de Gaulle n’était pas fini, et devait durer encore longtemps ; seulement l’équilibre initial des forces laissa place à une asymétrie grandissante, qui finit par épuiser son objet. À mesure que de Gaulle s’affirmait comme le sauveur et l’honneur de la nation, croissait la haine obsessionnelle d’Alexis ; la figure de l’exilé diminuait aux yeux du général, avec sa capacité de nuisance, et la disparition de sa personnalité politique. À terme, Alexis devint un étranger pour de Gaulle, au sens strict du terme, puisque le général le crut ou feignit de le croire citoyen américain. Il n’y avait pas de plus cruelle façon de frapper Alexis, si peu assuré de son identité française qu’il la proclamait sans cesse, en Amérique, et si bellement devant son ami MacLeish : « De la France, rien à dire : elle est moi-même et tout moi-même. Elle est pour moi l’espèce sainte, et la seule, sous laquelle je puisse concevoir de communier avec rien d’essentiel en ce monde. Même si je n’étais pas un animal essentiellement français, une argile essentiellement française (et mon dernier NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 700 — Z33031$$17 — Rev 18.02 700 Alexis Léger dit Saint-John Perse souffle, comme le premier, sera chimiquement français), la langue française serait encore pour moi la seule patrie imaginable, l’asile et l’antre par excellence, le seul “lieu géométrique” où je puisse me tenir en ce monde pour y rien comprendre, y rien vouloir ou renoncer. » En 1960, le général n’avait pas encore oublié ; il donna une preuve de sa rancune en écartant Alexis d’une réception donnée à la résidence de l’ambassadeur de France. Le poète y était pourtant un familier, qui jouissait de l’amitié d’Hervé Alphand. Ce dernier a donné sa version de la petite vengeance du président de la Ve République : « La question se posait de l’invitation d’Alexis Léger à la réception des Français à la résidence. De Gaulle me rappela les événements des années 1940 et ajouta : “Depuis lors, il ne m’a jamais donné signe de vie. Je serais très heureux qu’il obtı̂nt le prix Nobel mais je ne tiens nullement à l’inviter à l’ambassade 27.” » Alexis demanda des explications à Alphand. Comme devant Bidault, quinze ans plus tôt, il refusa le statut d’opposant déclaré ; il se plaignit au contraire de l’ingratitude des gaullistes au regard de l’aide qu’il leur avait apportée en Amérique, pendant la guerre. À partir de minces éléments authentiques, il broda un récit qui le transformait en allié secret du gaullisme. Alphand s’ébaubissait : « Tout cela n’est pas connu. Votre action au contraire a certainement été dénaturée aux oreilles de De Gaulle. Il importerait qu’il fût éclairé. Vous devez, autant que je puisse me permettre de vous le conseiller, demander à le voir et à vous en expliquer avec lui 28. » Alexis refusa prudemment, trop certain de s’exposer à des contradicteurs mieux informés. Il s’en tira par une pirouette : la vision sombrement pessimiste de l’humanité, qui rapprochait le général de Gaulle de Clemenceau (par cette comparaison, Alexis entrait de lui-même dans la mythologie de l’homme providentiel qu’il dénonçait), lui interdirait de croire à un acte désintéressé ! Alexis termina la discussion par un amendement inattendu à son jugement sur la politique du général, qu’il n’appréciait toujours pas pour sa politique intérieure, mais dont la diplomatie le satisfaisait. Ménageait-il une ouverture à une réconciliation, dont il ne voulait pourtant pas prendre l’initiative ? Alexis commença par une inversion typique de sa rhétorique : il ne s’abaissait pas en mettant de l’eau dans son vin, (qui était pourtant autrement corsé lorsqu’il jugeait de Gaulle devant ses amis) ; c’est le général qui se diminuait par des mesures d’ostracisme mesquines et indignes de son rang ; en réalité, c’est bien lui qui faisait le premier pas : « Je n’aime pas voir un homme se diminuer devant moi. Après, quoi que je pense de l’homme de Gaulle, cela ne peut affecter en rien mes sentiments de Français à l’égard de son action pour la France. J’ai mes réserves de républicain contre sa politique intérieure et ce coup d’État militaire dont procède son régime, mais j’en fais abstraction (en pensant à son rôle national du moins, aussi bien d’ailleurs qu’à la dégradation de la IVe République). Sa politique algérienne me déçoit pour tout ce qu’elle a d’équivoque et de vacillant mais j’en fais aussi abstraction. Mais sa politique étrangère me donne pleine satisfaction, à moi diplomate de métier et Français à l’étranger si longtemps souffrant NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 701 — Z33031$$17 — Rev 18.02 Le duel Léger-de Gaulle (II) 701 des huit ou dix années d’abjection, de soumission et d’abdication face à l’étranger. La politique de grandeur, que l’on a tort de reprocher à de Gaulle, relevant pour moi aussi du réalisme politique. Je continuerai donc, impersonnellement, de manifester à l’étranger ma solidarité, ma loyauté de Français envers la politique étrange du président de Gaulle. Quoi de plus ? Je souhaite sincèrement qu’il continue d’être utile à la France dans les circonstances actuelles, et comme clef de voûte actuelle du monde il nous garde du chaos. » La politique de grandeur du général, et la reconnaissance universelle du Nobel, décerné à l’automne 1960, adoucirent les rancœurs, en comblant les orgueils respectifs, quoique la résurrection d’Alexis, sous les traits de Saint-John Perse, raviva ponctuellement les souvenirs du duel des années sombres. Évoquant le Nobel d’Alexis, qu’il jalousait, Malraux se plut à glisser à Henri Hoppenot que de Gaulle ne détestait que deux personnes, qui lui avaient manquées, à l’heure où il avait besoin d’eux, Roland de Margerie et Alexis Léger. De son côté, Marthe de Fels fut ennuyée par un article de L’Express qui réveillait de vieilles blessures ; son auteur se souvenait d’une rencontre avec Alexis, quelques années plus tôt : « J’entendis pendant toute une soirée des récits qui dénonçaient les erreurs du général au cours de la guerre et depuis la libération. La politique gaulliste à l’égard des États-Unis semblait à Alexis Léger une aberration. Il la condamnait avec une froide conviction. Que pense-t-il aujourd’hui ? Je ne sais. Alors, pour lui, le général de Gaulle était un dangereux aventurier. Et le procès qu’il instruisait était singulièrement fourni. » « Pourquoi aller rappeler tout cela ? » se lamentait Marthe de Fels. Hélène Hoppenot grinçait : « Elle voudrait bien qu’un voile pudique fût jeté sur cette époque. » De fait, de Gaulle n’avait rien oublié ; contrairement à l’usage, il ignora le lauréat du prix Nobel. Marthe confia à Hélène Hoppenot qu’Alexis était « triste de n’avoir pas été invité à l’Élysée ». Aussi gaulliste que persienne, Hélène était moins scandalisée que Marthe : « Elle s’en étonne naı̈vement. Est-ce si étrange lorsque l’on sait qu’à Washington il a été le principal opposant au général et qu’il ne manquait pas, s’il recevait un visiteur, de le traiter de tous les noms ? » Peu à peu, le prestige littéraire l’emporta sur la rancœur politique. Avant le Nobel, déjà, Marthe avait essayé de renouer le contact entre les deux ennemis vieillis, et finalement rapprochés par la politique : « Sous le sceau du “plus grand secret” qu’elle a sans doute révélé à d’autres dans les mêmes termes, elle a tenté un rapprochement entre le général de Gaulle et lui. Un grand ami dont elle tait le nom – ce qui la justifie à ses yeux pour son indiscrétion car elle a donné sa parole de n’en parler à âme qui vive (et qui doit être Pasteur Vallery-Radot) – s’entretenant des poètes avec le président en a profité pour nommer Léger dans la conversation, indiquant que les Américains lui avaient fourni le moyen de revenir en France en lui offrant la maison de Giens. “Pourquoi accepter cela d’eux ?” a-t-il demandé. “En raison de la pauvreté de ses ressources !” Le général est resté un moment silencieux puis a dit : “La Quatrième République ne prenait guère soin de ses gens...” (N’a-t-il pas dit la Troisième ?) Mais sans rien NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 702 — Z33031$$17 — Rev 18.02 702 Alexis Léger dit Saint-John Perse ajouter d’autre. Léger approuve, paraı̂t-il, “l’Algérie algérienne”. » Quatre ans plus tard, un ami de Marthe lui raconta un dı̂ner à l’Élysée ; les convives versaient dans une conversation littéraire. Le nom de Saint-John Perse surgit, après celui de Claudel ; le pardon se confondait avec l’oubli : [...] au nom de Saint-John Perse, un silence se fait. Le général de Gaulle se tourne vers Alphand, qui est à gauche de Mme de Gaulle : — Saint-John Perse est-il devenu américain ? — Mais pas du tout, mon général ! Il a épousé une Américaine, mais il demeure citoyen français et passe même ses vacances en France, dans une propriété, près de Giens. D’ailleurs je sais qu’il vous admire beaucoup, mon général. — Il n’en a pas été toujours ainsi. Mais c’est un très grand poète. Je suis content que Malraux l’ait couronné [du prix national des Lettres, en 1959]. Pourquoi ne l’ai-je pas vu à Washington, au cours de la belle réception que vous m’avez donnée ? — Peut-être était-il absent ou souffrant ? — Dites-lui que je l’attends 29. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 703 — Z33031$$17 — Rev 18.02 XX La renaissance de Saint-John Perse « Réduit par l’inaction au métier d’enchanteur. » Comme à Pékin, à la fin de la Grande Guerre, Alexis fut, pendant les années de la Seconde Guerre mondiale, dans son exil américain, simultanément écrivain et diplomate. Ses deux personnalités ne fusionnaient pas, chacune s’épanouissant dans des semi-clandestinités séparées. Mais la partition était plus factice que jamais. La renaissance de l’écrivain retenait le diplomate de s’engager, ou le consolait de ses échecs ; le diplomate cherchait en littérature la grandeur qu’il avait perdue en politique. Il se mit au service du poète en mobilisant ses réseaux pour obtenir le prix Nobel. Condamné avec la IIIe République Par goût comme par orgueil, Alexis aurait préféré obtenir une éclatante réparation du monde politique que de renouer avec la reconnaissance littéraire. Mais son passé qui le liait à une époque non pas seulement révolue, mais condamnée, l’obligea à cette mue. Pendant la drôle de guerre, les attaques des pacifistes s’étaient concentrées sur le secrétaire général, à défaut d’une personnalité qui incarnât plus nettement la guerre à outrance. La censure le protégeait mieux dans la presse qu’en librairie. Au début de l’année 1940, Fabre-Luce avait publié en volume son Journal de la France, qui imputait le bain de sang à venir au secrétaire général : « Au Quai d’Orsay, règne depuis dix ans un créole nonchalant qui étend sur beaucoup d’esprits un curieux empire de rêve. [...] Autour de lui, un petit groupe de sédentaires essaie de faire entrer dans ce cadre fictif des pays où il a négligé de voyager. Depuis dix ans, aucun échec n’a pu l’arrêter. [...] À leur prochaine erreur, il faudra, pour sauver l’honneur, verser le sang. Voilà la première “mafia” qui devrait être désignée à l’opinion par une exécution symbolique 1. » Après l’armistice, les attaques se généralisèrent. Lucien Coquet, familier du directeur de cabinet de Briand, se montra aussi sévère, mais moins explicite. Dans son Candide et l’armistice, il ressuscita le pèlerin de la paix, qui revenait juger ses anciens collaborateurs. Briand se plaignait d’avoir « été trahi, trois fois trahi ». Par égards ou par prudence, l’européiste déçu ne nommait pas les trois Judas de la cause pacifiste : « Le plus jeune des trois, mon expert administratif, est aux États-Unis. J’espère qu’il se repent, NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 704 — Z33031$$17 — Rev 18.02 704 Alexis Léger dit Saint-John Perse avec retardement. Peut-être redoute-t-il les représailles d’une “cavalerie de Saint-Georges” dont, à ma connaissance, il serait injuste de le soupçonner d’avoir reçu des offrandes. » Sans toujours connaı̂tre les attaques dont il était l’objet, dans son exil américain, Alexis se savait la cible de tous les ennemis qu’il avait accumulés en France, depuis les pacifistes de gauche jusqu’à la droite nationaliste, sans compter les maris cocus, les femmes éconduites et les diplomates aigris. Sa fuite et sa dénationalisation libéraient les coups, dont on ne craignait plus qu’ils ne fussent rendus. Drieu la Rochelle répétait à tout va que « Leger, trois jours avant la déclaration de guerre, disait à un de [ses] amis : la révolution éclatera en Allemagne le premier jour de la guerre ». Dans son journal publié en 1941, Anatole de Monzie s’en prit au secrétaire général belliciste, dont il dénonçait la souplesse d’échine : « M. Alexis Léger se flatte d’avoir servi avec la même exacte fidélité quelque douze ministres de tendances diverses sinon contraires. » À peine les pleins pouvoirs votés à Pétain, la presse d’extrême droite avait appelé à « brûler du soufre au Quai d’Orsay ». Dans Gringoire, le 8 août 1940, sous la plume de Raymond Recouly, ce fut un long réquisitoire contre les diplomates en général et le premier d’entre eux en particulier : « L’esprit briandiste, hélas, survit à son auteur. [...] L’agent malfaisant de cette politique au Quai d’Orsay fut M. Léger, qui conserva, pendant plus de dix ans, sa charge. Les majorités parlementaires, les ministres avaient beau se succéder, M. Léger, lui, demeurait immuable, indéracinable. Il fallut la défaite, la perspective d’un effondrement prochain, pour qu’il fût éloigné. » Recouly en appelait hypocritement aux principes démocratiques pour condamner les pouvoirs permanents des grands commis de l’État dans l’instable IIIe République : « Même quand ce haut fonctionnaire était, au vu et au su de tous, en désaccord marqué avec son propre ministre, son supérieur hiérarchique – ce fut le cas avec M. Laval, avec M. Bonnet –, c’est non point le fonctionnaire, mais le ministre, qui était finalement contraint de s’en aller. M. Daladier dit un jour à M. Bonnet, qui tâchait de se mettre d’accord avec l’Allemagne : “Vous pouvez toucher à Comert, chef des informations au Quai d’Orsay, puissamment imprégné de l’esprit de la SDN, à laquelle il avait longtemps appartenu, vous pouvez toucher à Massigli, directeur politique, très ardent genevois, lui aussi, grand responsable de notre brouille avec l’Italie, mais je vous interdit de toucher à Léger.” Rien de plus significatif que cette anecdote, dont je garantis l’authenticité. » Alexis savait qu’Henri Hoppenot avait payé cher sa proximité avec lui ; la presse ne l’appelait plus autrement que « l’âme damnée de M. Alexis Léger ». Paul Baudouin, à la tête du ministère des Affaires étrangères, l’accablait au nom de cette amitié. Ses anciens collègues n’étaient pas en reste. Peretti della Rocca jugeait la « responsabilité terrible d’Alexis Léger, dans les affaires d’Espagne ; la politique de Briand ». Il ne parut pas à Alexis, bien qu’il se fût toujours targué de servir non pas seulement la France in abstracto, mais bien la IIIe République, en particulier, qu’il lui revenait d’endosser toutes les faiblesses du régime défunt NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 705 — Z33031$$17 — Rev 18.02 La renaissance de Saint-John Perse 705 devant ses interlocuteurs anglo-saxons, qui le considéraient sans indulgence. En novembre 1940, il expliqua à Casey la défaite de la France par « une détérioration progressive de la vie publique française qui était devenue évidente il y a plusieurs années ». Il la faisait commencer en 1936, lorsque Flandin avait « refusé de résister à la remilitarisation de la Rhénanie par Hitler ». Alexis jurait qu’il avait « offert sa démission à ce momentlà ». Il concluait : « C’était un mois avant les élections qui amenèrent Blum au pouvoir. » À l’entendre, le Front populaire n’avait rien arrangé. Il tirait Briand hors du cloaque parlementaire, dont il décrivait longuement les mœurs insanes ; selon lui, l’avocat des anarcho-syndicalistes aurait souhaité une « démocratie autoritaire ». En 1942, l’hommage qu’il prononça pour le quatre-vingtième anniversaire de la naissance de Briand, en plein dans la mythologie de l’homme providentiel, louait l’aristocrate qui avait conduit les foules sans jamais leur céder, et versait dans une sorte de messianisme qui soulignait en creux les insuffisances et les faillites de la IIIe République. Elle avait trahi l’homme de la paix par son pacifisme dévoyé, comme Vichy avait trahi « l’offre de collaboration faite, sur pied de paix, en plein accord avec la Communauté européenne, par une France victorieuse et forte à une Allemagne républicaine et désarmée », en cédant à une collaboration « au profit d’un ordre germanique, par une Allemagne totalitaire, impérialiste et raciste ». Mais les fautes de Vichy naissaient de la faillite de la IIIe République ; Briand, lui, « n’eût jamais commis l’erreur psychologique de pratiquer, à contretemps, la politique dite d’apaisement » ! La seule fois qu’Alexis sortit de son silence public, pendant la guerre (silence compte pas le texte qu’il donna le 14 juillet 1942 au journal de Tabouis xxx, Pour la victoire, sous le titre « Exil, au III »), ce fut ainsi pour se tourner vers le passé, ignorant la lutte présente. Il préférait s’éclairer à la lumière des années 1920 qu’à celle de la décennie suivante, et se dissociait des concessions des années 1930, encore trop proches de la guerre, en reniant les successeurs de Briand. Il prenait garde cependant, en dénigrant les dernières années de la République, de ne justifier en rien la figure du général de Gaulle, ni celle du maréchal Pétain, dont la légitimité prospérait sur la condamnation de la III e République. Briand était un libéral, qui n’aurait jamais toléré le régime policier de Vichy : « Il haı̈ssait tout despotisme, et, méprisant l’abus de la pratique policière, il n’avait pas besoin de recourir à l’histoire antique pour évoquer la décomposition sociale à laquelle se voue lui-même tout régime fondé sur la délation. » Briand n’était pas un aventurier ni un orgueilleux ; il n’aurait jamais versé dans le culte de la personnalité gaullienne : « Et celui-là fut grand parmi les hommes de son temps, qui, sous ce signe d’élection, dénué de toute vanité, inaccessible à toute sollicitation du pouvoir personnel, sut toujours restituer à son milieu humain tout ce qu’il lui empruntait. » Dès les premiers jours de son exil, à New York, Alexis avait travaillé à s’acheter un passé honorable, franc des lâchetés de la IIIe République soudain déshonorée. Il prit force notes sur le Livre jaune que le Quai d’Orsay NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 706 — Z33031$$17 — Rev 18.02 706 Alexis Léger dit Saint-John Perse avait consacré aux origines de la guerre et dont il avait contrôlé de très près l’édition. Encore sous l’emprise de ses illusions, il voulait convaincre de la résolution belliqueuse d’un régime qui en avait pourtant suffisamment donné de preuves à l’Europe, avant même d’attaquer la France. Il annotait : « L’accablant témoignage du Livre jaune = responsabilité de l’Allemagne = Plaidoirie contre l’Allemagne. » Pour sa part, il n’avait rien à se reprocher puisque « la diplomatie avait donné ce qu’elle avait à donner. Munich, la déclaration de guerre franco-allemande + huit mois de temporisation ». Quelque temps plus tard, rattrapé par la réception américaine des événements européens, il ébaucha un article justificatif qui contredisait ses notes sur Le Livre jaune. Il imputait désormais la « course au clocher » qui avait rendu « la guerre fatale », à la conférence qu’il louait précédemment d’avoir offert un sursis au réarmement français : après le « 6 mars », Munich avait été « le deuxième manque à agir » et les démocraties s’étaient « laissées rattraper ». Lorsqu’il se tournait vers sa responsabilité passée, même instruit par le regard américain, son horizon d’attente demeurait l’opinion française, dont il appréhendait le jugement, plutôt que le public anglo-saxon. Baudouin avait agité la menace de faire comparaı̂tre Alexis devant la Cour de Riom ; il ne fut pas convoqué, finalement, et son nom n’apparut pas dans le réquisitoire du procureur consacré aux seuls inculpés Blum, Daladier, Guy la Chambre, Gamelin, Pierre Cot et Robert Jacomet. Mais sous le titre « trials », dont le pluriel trahissait son pessimisme, Alexis avait constitué un dossier qui préparait son argumentaire. Il y inversait drôlement le miroir au prince tendu à Parodi après guerre. L’ancien secrétaire général récusait le principe même de sa convocation devant un tribunal français : « Impossible de parler librement sans m’exposer ou exposer le gouvernement à l’inopportunité. » l’Inopportune, sa convocation serait plus simplement inutile : « Il n’est rien que je sache que mes ministres ne savent. Et ils savent des choses que je ne sais pas. » Le mythe de la toute-puissance du secrétaire général, longtemps flatté, n’était plus d’actualité : « Ma responsabilité directe limitée à la fidélité d’exécution = pure administration = ne relève que de l’autorité administrative = Y a-t-il un ministre qui m’accuse d’avoir trahi l’exécution de ses décisions ? Responsabilité individuelle inconcevable : comment pourrait-on caractériser/citer comme coauteur ou complice un subordonné, agent d’exécution ? (Département : le devoir est d’exécuter). » La Libération suscita la même crainte que la défaite. Alexis craignait d’avoir des comptes à rendre. Il était défavorablement prévenu contre le climat de la France libérée. Une lettre que Georges Bonnet lui écrivit depuis son exil suisse, à l’été 1946, le conforta dans ses craintes : « La liberté pour laquelle nous sommes entrés en guerre revivra-t-elle jamais telle que nous l’avons connue ? Pour le moment, le régime de l’autorisation préalable pour les journaux, la brusque et complète disparition de la presse radicale, la création d’un mode nouveau de scrutin à circonscriptions électorales étendues, l’inéligibilité de six cents députés et sénateurs solidement assis jadis dans leurs NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 707 — Z33031$$17 — Rev 18.02 La renaissance de Saint-John Perse 707 départements, contribuent à fausser le résultat des consultations électorales 2... » Les échos qu’il recevait de Paris ne lui représentaient pas seulement la décadence de la vie politique, mais aussi les difficultés de la vie matérielle. Pertinax, en février 1946, insista dans sa première lettre de France sur les insuffisances du ravitaillement et les excès du coût de la vie. Il détaillait ses difficultés à conserver son statut de résident, après avoir quitté le sol américain. Lorsque la commission d’enquête parlementaire sur les événements survenus avant la guerre le convoqua, Alexis se défaussa. Il n’était plus qu’un diplomate en disponibilité, qui abjurait ses ambitions du jour pour se laver des reproches de la veille. Il préférait ne pas embrasser sa vieille mère plutôt que s’exposer aux représailles symboliques des gaullistes et des communistes en quittant les États-Unis pour répondre aux parlementaires français. Cette prudence le fit renoncer aux places auxquelles il pouvait encore prétendre après avoir renoncé à ravir la première au général de Gaulle. Arlésienne de la IVe République : la statue du Commandeur Ce ne fut pourtant pas faute d’avoir été sollicité, ni d’avoir placé ses pions. Le 18 avril 1945, à peine rentré en France, Félix Gouin, président de l’Assemblée constituante et bientôt successeur du général de Gaulle à la tête du Gouvernement provisoire, fit dire par sa femme qu’Alexis pouvait « compter absolument sur son amitié ». En pleine mue, Alexis alliait la plus habile stratégie à une sorte d’indifférence, ou de lassitude, qui l’empêchait d’entretenir ses réseaux. Pendant une année complète, il laissa les courriers du ménage sans réponse, obligeant Laure Gouin à l’atteindre par des tiers. Ses plus fidèles partisans n’avaient besoin d’aucun encouragement pour le défendre, mais ils manquaient de moyens. Abel Dormoy, son beau-frère et premier supporter, à défaut de pouvoir l’aider, suivait de près l’évolution de sa situation administrative, et l’informait du climat parisien, en général peu favorable à l’ancien secrétaire général. La parution des mémoires de Reynaud occupa une bonne partie de leur correspondance, en 1947. L’ancien président du Conseil avait promis à Marthe de Fels que le nom de son secrétaire général n’y serait pas cité. Si bien qu’aux yeux d’Abel Dormoy, Reynaud était deux fois parjure qui l’avait longtemps attaqué : « Tu sais actuellement ce qu’il en est. L’histoire des documents des Affaires étrangères, brûlés à ton insu, est une infamie. Qu’as-tu fait de l’ordre écrit que t’avait fait tenir cette canaille ? Vas-tu réagir ? Tu as assez d’amis en Amérique pour rectifier cette ignominie. Je suis en ébullition. » Cet ordre écrit n’était probablement qu’une affabulation à vocation familiale. Avec la crainte de se confronter à ses mystifications, Alexis trouvait une raison supplémentaire de se terrer en Amérique. Henri Hoppenot n’était pas moins dévoué, qui avait redressé dans Le Monde le récit de Paul Reynaud sur l’incinération des archives et défendait inlassablement la figure d’Alexis à Paris. Il avait notamment « fait démentir, avec Corbin, dans Le Figaro, une nouvelle qui annonçait [son] retour avec NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 708 — Z33031$$17 — Rev 18.02 708 Alexis Léger dit Saint-John Perse Camille Chautemps », dont le voisinage n’était pas valorisant. La première mission confiée au bénévolat d’Henri Hoppenot, consistant à sa réintégration dans les cadres diplomatiques, fut tôt menée sans rencontrer d’opposition de la part du général de Gaulle. Dès février 1945, Hélène put réconforter Alexis sur ce plan. Dans la foulée, Jean Chauvel, le nouveau secrétaire général, interpréta avec bienveillance la situation administrative de son ancien chef, en lui faisant bénéficier d’une position d’activité pour la période de juin 1940 au 1er septembre 1944. Il s’enquit ensuite d’un emploi honorable : « Je me suis préoccupé de rechercher des fonctions qui pourraient vous être confiées dans les conditions qui ne vous gênent point. J’ai pensé aux fonctions internationales. Il en est deux pour lesquelles nous allons être appelés à présenter des candidatures. Il s’agit des postes de secrétaire général adjoint de l’ONU et de directeur général adjoint de la coopération intellectuelle. M. Bidault, à qui j’en avais touché un mot, serait, en principe, d’accord. Il m’a semblé que la meilleure façon d’attaquer le problème serait de faire faire une suggestion par Léon Blum. Je ne veux cependant rien entreprendre sans être certain de votre accord. Voulez-vous me faire savoir, le plus tôt possible, ce que vous en pensez ? Je crains, en effet, que nous ne soyons obligés de prendre position. » Plus tard, Chauvel évoqua la possibilité d’un poste de « conseiller diplomatique du gouvernement ». Il étudiait également la possibilité d’un poste de directeur général adjoint à l’Unesco. D’autres lui laissaient moins d’espoirs. La sincérité brutale de Claudel, en janvier 1948, était cruelle : « J’ai tâché de me renseigner au Quai d’Orsay pour tâcher de savoir si décidément on était résolu à se priver longtemps encore des services qu’un agent exceptionnel tel que vous pourrait rendre dans les postes les plus élevés. Je n’ai pas rencontré précisément d’hostilité à votre égard, mais... l’oubli. » Il n’hésitait pas à bousculer paternellement son ancien protégé : « Mon impression est que vous ne pouvez rester indéfiniment dans le climat mortel où vous dépérissez et qu’il faut tâcher de rentrer en France. Si vous aviez votre retraite, vous disposeriez tout de même d’un fond de ressources, et une fois sur place il serait bien étrange qu’une capacité comme la vôtre ne finisse pas par s’imposer. C’est toujours une erreur de bouder, de s’ankyloser, de se laisser pétrifier et paralyser par le désusage. Tant pis pour la statue que la maxime stoı̈cienne nous engage à faire de l’être vivant que nous sommes après tout ! » Mais Alexis se plaisait à incarner la statue du Commandeur, une figure pour laquelle il avait une dilection toute spéciale, au souvenir de son neveu. Le 21 avril 1946, Alexis eut l’occasion d’avoir une longue explication (deux heures) avec Léon Blum, venu négocier l’annulation des dettes de guerre françaises à Washington. Alexis était resté en contact avec ses proches, pendant sa captivité, et avait renoué par courrier leur vieille relation amicale, dès sa libération de Buchenwald. Il lui avait envoyé des Français d’Amérique (Paul Vignaux), et ses protecteurs américains (Francis Biddle) ; il avait usé d’une formule magritienne pour situer leur relation sur un autre plan que celui des recommandations professionnelles : « Cher ami, ceci n’est pas une lettre. » Leur amitié s’ancrait dans un registre à la NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 709 — Z33031$$17 — Rev 18.02 La renaissance de Saint-John Perse 709 fois humain et tragique, qui liait leur histoire à celle de leur temps : « Je vous ai déjà dit, chaque fois que je l’ai pu, la très vivante et fidèle pensée qui me tournait vers vous à toutes les étapes de votre longue épreuve, intimement mêlée pour moi à notre épreuve nationale 3. » Bref, au début de l’année 1946, Blum était dans d’excellentes dispositions pour entendre son ancien conseiller diplomatique, qui le recevait en son fief américain. Après l’avoir averti des principes et mécanismes de la politique extérieure américaine, Alexis se lança dans un très long bilan de la politique étrangère que de Gaulle avait menée en 1945, jusqu’à son départ en janvier 1946. Il le qualifiait lui-même de « procès », tant cette politique lui paraissait péjorative à « 100 % ». Il la comparait, au moyen d’un chiffrage naı̈vement scientifique, avec les bilans négatifs à « 50-60 % des pires périodes ». Il raillait l’attitude du général à l’égard de l’ONU naissante, qui lui avait fait « manqué sa rentrée » dans le concert international. Il stigmatisait l’absence de la France à Yalta et l’incapacité du général à « prendre rang parmi les quatre grandes puissances ». Il se désespérait de la « politique européenne de synthèse continentale », qui exorbitait la France de son destin naturellement occidental. Il qualifiait les relations bilatérales avec l’Angleterre et la Russie de « ruine ». Il s’inquiétait de la perte des clientèles traditionnelles de la France, dans le monde arabe, qu’il attribuait à une tactique au jour le jour, préférée à la véritable stratégie d’une politique désintéressée. Blum embraya sur le cas personnel d’Alexis : « Et vous, parlons de vous, Alexis. Pensez-vous rentrer ? » L’ancien secrétaire général apprécia la valeur de sa collaboration en feignant de ne rien espérer d’un retour : « Mon désir serait de ne pas rester ici, de rentrer, de me retrouver humainement en France, simplement pour respirer en France, sans compter les préoccupations humaines (mère). Mais je n’ai ni les moyens de vivre à titre privé en France, ni de fonctions publiques qui m’y attendent. Je me contenterai seulement de vivre à titre privé en France dans quelque retraite de campagne. Mais je n’ai jamais eu de fortune, et ce qui put être sauvegardé est consacré à ma mère. Quant aux fonctions publiques, ma réintégration administrative ne m’a même pas encore été assurée (surprise de Blum qui croyait savoir le contraire). Je lui explique que c’est un principe acquis aux Affaires étrangères (Chauvel) mais pas à l’étage de la signature Gouin (décret) : l’affaire a déjà capoté une première fois. Conséquences graves pour ma retraite. » Cela sonnait comme un appel à l’aide ; de fait, Blum régla aussitôt l’affaire, qui était bien engagée. Revenant sur la prolongation de son exil, Alexis accumula une série de négations, qui contestaient ses raisons inavouables de demeurer à Washington : la prudence, qui lui commandait de se tenir loin de ses ennemis en France, l’orgueil, qui lui interdisait de déchoir en acceptant un autre poste que celui dont Paul Reynaud l’avait chassé. Il commença par la crainte qu’on lui prêtait de s’exposer au feu de ses adversaires : « Ce n’est nullement, comme mes amis le croient, les conditions politiques qui m’empêchent de rentrer. Elles ne m’auraient pas empêché, même sous de Gaulle. » Alexis se faisait bravache et se tressait une couronne de résistant, offerte à bon compte par Vichy : « Je rappelle les mesures de NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 710 — Z33031$$17 — Rev 18.02 710 Alexis Léger dit Saint-John Perse Vichy contre moi, qui n’ont pas été personnellement, effectivement annulées pour moi à la Libération. » Quant à ses hautes ambitions, Alexis les voilait de scrupules et fausses timidités ; il finit pourtant par laisser entendre qu’il n’espérait rien de moins que son poste de secrétaire général dans un ministère Blum, ce qui n’était pas mal vu à quelques mois de la formation du cabinet dirigé par le socialiste : « Je ne pourrais m’intéresser qu’à un partage des responsabilités publiques : or je ne suis pas un homme public et je n’accède pas à la vie parlementaire, ce qui fait que je ne me présente pas aux élections. Il ne reste plus que l’administration des Affaires étrangères pour un diplomate de carrière. Les ambassades ? Outre que les deux principales, Londres et Washington, sont tenues, et je pense bien tenues, le rôle d’ambassadeur n’a plus d’intérêt politique, même de rectification de tir, avec les gouvernements actuels et l’arrière-plan actuel de la vie parlementaire. Quant au poste de secrétaire général, dont j’ai déjà connu l’ingratitude (décadence politique, équivoque, sans participation possible, le contraire de ce qu’on a personnellement souhaité et préconisé : voir sous Bonnet, Flandin, Laval – paradoxe de symboliser publiquement Munich quand on y était opposé) je ne pourrais concevoir cette possibilité (encore que Chauvel soit là, dont je pense beaucoup de bien) qu’exceptionnellement, à titre personnel, avec un grand ministre dont j’aurais l’amitié et la confiance et qui me demanderait personnellement de l’aider administrativement et de vivre diplomatiquement tout cela avec lui, de le décharger et de l’aider. » Blum botta en touche : « Et à l’ONU ? » Bluffeur à son habitude, et d’autant plus volontiers avec Blum que son honnêteté foncière l’empêchait de deviner la malice, Alexis se prévalut d’invraisemblables promesses de Roosevelt, qui ne risquait pas de le contredire d’outre-tombe. Après avoir dit son peu de goût pour les postes d’adjoints (« Il s’agit de bureaucratie administrative. [...] Je n’irais pas comme simple administrateur, subalterne – ce serait une régression diplomatique »), Alexis se vanta de ses « efforts auprès de Roosevelt pour le maintenir et l’ancrer dans la politique de sécurité collective dont il était le seul soutien », expliquant par là que le président américain ait songé à lui confier le secrétariat général de l’ONU, alors qu’il avait seulement évoqué le poste d’ambassadeur français à l’ONU, ce qui était nullement de son ressort : « Il m’avait demandé (après m’avoir fait sentir ses difficultés là) : “Du moins accepteriez-vous le rôle de secrétaire général ?” J’avais répondu : oui, malgré mon peu de goût pour cette fonction, et ma répugnance à déserter le service diplomatique de mon pays. Mais là encore, dans ce poste (responsabilité accrue du secrétaire général + possibilité d’initiative et d’influence politique, diplomatique, psychologique...), je pouvais me dire que je servais indirectement les intérêts de mon pays, confondus pour moi avec la politique de sécurité collective. De tous les postes aujourd’hui possibles, ce n’est plus vrai. » Blum ne voulait toujours pas mordre : — Et à l’Unesco ? — En principe, ce serait en effet, sur un plan purement intellectuel, une situation envisageable. Je ne m’y refuserai pas en principe (pour vivre). Mais je voudrais du moins savoir de quoi il s’agit exactement, ce que cela signifierait. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 711 — Z33031$$17 — Rev 18.02 La renaissance de Saint-John Perse 711 Las, Alexis se heurtait à la candidature de son meilleur ami américain, MacLeish, que Blum voyait succéder à l’intérimaire Huxley. L’entretien s’était terminé sans que Léon Blum eût rien promis. Mais la graine germina. Alexis l’arrosait. Le 25 décembre 1946, Blum à peine revenu aux affaires, il lui écrivit une longue lettre. Il procéda à son habitude, évoquant d’abord les affaires internationales, puisqu’il offrait de servir des conceptions générales, plutôt que son bénéfice particulier, avant de glisser vers le registre personnel ; incidemment, il rappela à Blum qu’il relevait désormais de son autorité administrative. Il signala qu’il avait démissionné de la bibliothèque du Congrès. Blum réagit aussitôt, et lui offrit une ambassade prestigieuse, sans que l’on sache laquelle. Dans les premiers jours de l’année 1947, il lui fit connaı̂tre sa proposition ; le 7 janvier Alexis reçut une note complémentaire, disparue, avec ce mot affectueux : « Cher Alexis. La note ci-jointe, qui a été rédigée par Foulques [pour Fouques-Duparc ?] vous indiquera ce dont il s’agit. Vous êtes d’ailleurs, j’imagine, aussi bien au fait que lui. Cela me paraı̂t, quant à moi, une offre acceptable pour vous – et je souhaite de tout cœur que vous l’acceptiez. Répondez télégraphiquement à Foulques ou à moi-même. Votre ami consolant, L. B. 4. » Alexis répondit par un télégramme privé, doublé d’un télégramme diplomatique en clair, comme s’il cherchait la publicité pour son refus, qui lui paraissait une revanche : « Suis vraiment désolé d’avoir à vous confirmer la réponse négative que j’ai dû vous faire transmettre par télégramme privé du 11. J’y joins encore, avec mes vœux émus, ma plus profonde reconnaissance pour le souci personnel que vous avez bien voulu prendre de ma situation au milieu de vos lourdes préoccupations publiques Affectueusement, A. L. 5. » Il s’en était expliqué plus longuement dans une lettre envoyée à peine l’offre reçue, comme s’il avait de longtemps anticipé une offre inférieure à son unique désir et qu’il avait préparé la relance qui lui permettrait d’obtenir, avec son ancien poste de secrétaire général, la seule réparation vraiment consolante. Alexis prit soin de ne pas froisser son bienfaiteur : « Cher ami, Votre pensée me touche infiniment. Votre sollicitude m’émeut assez pour que je m’inquiète, cette fois encore, du jugement que vous pourrez porter sur une réponse négative. Je vous suis très reconnaissant de la délicatesse que vous avez eue de me faire interroger d’abord à titre privé. » Mais par le détour du mot « vocation », il fit comprendre au plus littéraire des hommes d’État que son offre n’était pas assez haute pour le détourner du destin poétique avec lequel il renouait depuis quelques années : « Je reconnais tout l’intérêt du poste en question, tout son attrait aussi. Je ne saurais pourtant y apporter assez de goût pour y trouver vocation. » Il ne fermait pourtant pas la porte à une réhabilitation qui ne pouvait être qu’intégrale pour avoir un sens à ses yeux : « Je ne puis que regretter, et je regrette, dans votre offre amicale, l’occasion d’une réparation morale dont j’eusse aimé tenir de vous l’expression publique. » Boudeur, il demandait davantage pour sortir de sa retraite hautaine : « Destitué sous le régime de Paul Reynaud, dénationalisé sous le régime de Pétain, proscrit sous le régime de De Gaulle, écarté ou mis de côté sous les NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 712 — Z33031$$17 — Rev 18.02 712 Alexis Léger dit Saint-John Perse régimes suivants, jusqu’à votre venue, je n’attends, pour le mieux, que l’oubli des régimes à venir ; et je suis prêt à m’en accommoder. Qu’il me reste, du moins, la satisfaction de ce profond merci que j’aurais pu vous adresser 6. » Les rumeurs allaient bon train, au Quai d’Orsay, sur le poste qu’Alexis avait dédaigné. Boisanger croyait savoir qu’il s’agissait du Palais Farnèse. Selon Roland de Margerie, Alexis avait décliné la représentation de la France à l’ONU, « qui lui eût permis de continuer à vivre en Amérique auprès des amis auxquels il tenait ». Six mois plus tard, pourtant, Alexis fit savoir à Chauvel « que le seul poste qu’il eût considéré comme convenable pour lui, et qu’il eût immédiatement accepté s’il lui avait été offert, était celui de délégué de la France aux Nation unies 7 ». À l’extérieur du Quai d’Orsay, où l’on connaissait l’offre de Blum, sans connaı̂tre la réponse d’Alexis, on spéculait sur le poste qu’on lui réservait. En février 1947, les journalistes de Aux Écoutes, singulièrement adoucis, jouèrent aux prophètes : « Après l’armistice, Alexis Léger s’était réfugié aux États-Unis. Il y a mené pendant six ans une vie retirée, pleine de dignité. Au lendemain de la libération son titre d’ambassadeur lui a été rendu, mais il était maintenu en disponibilité. Cette situation pourrait bientôt prendre fin. Et un poste officiel très important va sans doute lui être offert très prochainement. » Quelques jours plus tôt, Kérillis lui avait déjà adressé ses félicitations : « On m’apprend de Paris que vous allez sortir de votre exil et qu’une promotion des plus brillantes vous est accordée. Je veux simplement vous dire combien j’en suis heureux et combien à mes yeux votre courage, votre dignité et votre indépendance dans l’exil, ont mérité cette éclatante revanche au sort. » Alexis fut heureux de confirmer l’offre, qui valait réparation ; plus heureux encore d’apprendre à son complice antigaulliste qu’il l’avait dédaignée : « J’ai refusé successivement la situation de premier représentant français à l’Unesco, l’ambassade de Rome et le poste de délégué du gouvernement français au Conseil de tutelle de l’ONU. Je souhaiterais pouvoir rentrer en France à titre purement privé, mais je n’en ai pas les moyens : ni logement, ni ressources suffisantes. » L’admiration de Kérillis en fut encore augmentée : « Sans que vous me donniez les raisons de votre refus, je les devine sans peine, et j’examine le caractère dont vous faites preuve. C’est chose peu commune dans les temps que nous traversons 8. » Kérillis pensait sans doute à la médiocrité du régime et à l’emprise des communistes sur la vie politique nationale ; c’était négliger l’orgueil d’Alexis, qui lui commandait d’effacer l’humiliation causée par Paul Reynaud par une réparation à la mesure de l’offense. C’est ainsi que Marthe de Fels expliqua ses refus à Hélène Hoppenot, au lendemain de la consécration offerte par le prix Nobel qui comblait la vanité littéraire d’Alexis sans effacer absolument ses frustrations politiques : Léger a dit à Marthe : « Je n’ai plus rien à désirer », et elle ajoute : — Il n’y a vraiment que la politique qui l’intéresse. — Dans ce cas, pourquoi n’a-t-il pas accepté autrefois l’offre de Léon Blum ? — Parce qu’il ne lui avait pas offert le poste de secrétaire général. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 713 — Z33031$$17 — Rev 18.02 La renaissance de Saint-John Perse 713 Alexis avait décliné l’ambassade offerte par Blum, mais il reçut voluptueusement la réparation symbolique qu’il lui offrit ; son plaisir fut probablement augmenté par l’aigreur que les gaullistes en conçurent, à l’instar de Christian Valensi : « C’est au cours d’une grande réception à l’ambassade [de Washington] qu’eut lieu la solennelle réhabilitation de Léger. Léon Blum, en effet, qui était avec l’ambassadeur en tête de la ligne de réception, avait tenu à avoir Léger à ses côtés ; il lui avait, je crois, offert au nom du gouvernement de retrouver au Quai d’Orsay sinon son ancien poste de secrétaire général, du moins le lustre d’une très grande ambassade – ce que Léger n’accepta jamais. Du moins était-il ainsi rétabli avec honneur et dignité dans la “Carrière”, où il n’occupa plus aucun poste mais conserva les allures de sphinx souvent incompréhensible qui avaient toujours été les siennes 9. » Personne n’ignorait plus, dans les milieux parisiens, que l’effacement du mage de la République, imposé par Paul Reynaud, puis prolongé par le général de Gaulle, relevait désormais du libre choix d’Alexis. Pourtant, il ne renonçait nullement à sa chimère, au dire de Louise Weiss : « Lors de son passage à Washington, Léon Blum lui avait fait d’autres offres, plus qu’honorables. “Le secrétariat général, monsieur le président, le secrétariat général”, aurait répondu Léger 10. » À Paris, Marthe de Fels relayait sa folle ambition ; la ténacité dont elle fit preuve donne une idée du prix du soutien qu’elle apporta au secrétaire général pendant l’entre-deux-guerres. À l’été 1946, elle avait d’abord sondé Suzanne Borel, devenue Mme Georges Bidault, dont le mari était président du Conseil : « Je vais voir Léger. Auriez-vous un message du président ? » À quoi la première diplomate française avait seulement donné l’assurance qu’il pouvait « revenir quand il voudrait ». Marthe lui demanda si son mari verrait « un inconvénient à ce que monsieur Léger revienne dans la Maison, au secrétariat général des Affaires étrangères ou ailleurs ? » Bidault avait été catégorique : « Impossible qu’il revienne au secrétariat des Affaires étrangères, car 1) il n’est pas aimé dans la maison, 2) on lui reproche Munich, 3) que diraient les communistes ? » Huit ans après son habile participation à la conférence, Alexis en payait le prix ; la justice immanente commençait son ouvrage et les événements continuaient de produire leurs effets. Instruite de ces oppositions, Marthe revint à la charge directement auprès du chef du gouvernement : Marthe :Quant à la question de Munich... Bidault : Pourquoi n’a-t-il pas donné sa démission ? M. : J’ai été juge [pour « témoin », lapsus significatif] moi-même de sa fureur. Mais il y avait le devoir professionnel. Les communistes ? Évidemment c’est difficile pour vous pour le moment. Mais n’est-il pas plus opportun de tenir toujours tête aux communistes ? B. : J’aurais des grèves générales, des difficultés insurmontables, ce serait impossible de gouverner. Nécessité de certains ménagements pour eux. M. : Et puis il y a la question du général de Gaulle (dissentiments avec Léger). B. : Oui. Évidemment le général ne l’aime pas beaucoup, mais ce n’est pas surtout cela. Avant tout il y a la question des communistes. Et je suis dans l’incapacité avant les élections prochaines de faire quoi que ce soit. Peut-être que NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 714 — Z33031$$17 — Rev 18.02 714 Alexis Léger dit Saint-John Perse je ne serai plus là. Il serait seulement temps alors, que j’examine la situation de l’ambassadeur. Tout cela, indiquait Marthe, avait été nuancé, avec « plus d’égard et de bienveillance » que la retranscription ne le laissait imaginer. Elle avait souligné l’importance de la situation d’Alexis en Amérique pour valoriser les services qu’il pouvait rendre à la France, sans réussir à ébranler la prudente neutralité de Bidault : « Je le sais parfaitement. Dieu sait que nous manquons d’hommes et que l’intelligence de M. L. est fort appréciable dans les moments que nous traversons. Pour ma part j’ai fait ce qu’il était dans mes moyens de faire pour sa réintégration dans les cadres. » Le temps finit par ruiner les espérances d’Alexis. Il joua avec l’état civil comme avec toute vérité qui lui semblait injuste, pour prolonger l’illusion de son retour ; c’est à cette période qu’il fut le plus enclin à se faire naı̂tre en 1889, non pas seulement par coquetterie, mais aussi pour des raisons administratives. Vincent Auriol, l’ancien ministre du Front populaire devenu président de la République, avec lequel Alexis évoqua son sort, à Washington, le 10 mars 1951, lui demanda son âge ; Alexis répondit sans vergogne « soixante-deux ans », ce qui posait encore un problème au président de la IVe République, tout disposé fût-il à aider le jeune retraité. Avec une parfaite mauvaise foi, Alexis prétendit n’avoir « rien discuté, rien refusé » : « On n’a pas eu besoin de moi apparemment. » Auriol lui demanda si Blum n’avait « rien tenté » pour lui ; Alexis éluda. Auriol insistait : « Il faut que je vous trouve quelque chose. Mais il y a la question de l’âge. » Alexis, gêné peut-être que le président découvrı̂t qu’il avait déjà épuisé les recours pour retarder sa mise à la retraite l’année précédente, laissa tomber, grand seigneur : « Il n’y a rien à chercher. » Quatre ans plus tard, recroisant Auriol, qui se lamentait (« Pourquoi n’êtes-vous pas là, votre absence est si souvent regrettée, on fait tant de bêtises en ce moment, on bafouille, j’ai si souvent pensé à vous »), Alexis répéta qu’on ne lui avait fait « aucune offre de service : ni d’ambassade, ni même à l’ONU, où quatre fois le représentant français a été renouvelé, au profit d’anciens subordonnés ». « J’ai, assurait Auriol, après mon dernier passage officiel à Washington, parlé de vous à Schumann instamment : comment pouvez-vous ne pas employer un homme comme Alexis Léger ? Il m’a répondu que le Quai d’Orsay était devenu si pléthorique qu’il avait dû y dégager des places 11. » Même privé de tout espoir de retour, même coupé de la France, Alexis n’abandonna pas son personnage d’éminence grise. À Washington, il aimait donner des conseils à l’ambassadeur de France, lui offrir son entremise auprès des milieux huppés de la capitale. En 1950, Louise Weiss, l’avait entendu parler à l’ambassadeur Henri Bonnet comme d’une sorte de doublure affichée pour la galerie. Elle croyait savoir que Dean Acheson, le chef du Département d’État, consultait l’ambassadeur de l’ombre sur les affaires françaises, avant le titulaire, dont Alexis appréciait dédaigneusement les capacités : « Mais oui, Henri Bonnet donne ici honnêtement toute sa mesure ! » NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 715 — Z33031$$17 — Rev 18.02 La renaissance de Saint-John Perse 715 Il n’était pas un diplomate ou un politique de passage qui n’eût droit à ses conseils. Il les prodigua longuement le 18 février 1949, à Alexandre Parodi, son successeur au fauteuil de secrétaire général. Face à Maurice Petsche, ministre des Finances du cabinet Pleven, il joua son personnage d’expert en politique américaine, en octobre 1950, en distillant des formules théâtrales : « L’armée et la marine tiennent la guerre avec la Russie pour souhaitable, le Département d’État pour inéluctable, le vice-président pour probable et Truman pour possible. » Alexis livrait ses augures apaisants, non sans se placer, mégalomane, sur le même plan que les décideurs américains : « Je suis presque seul ici à penser différemment. Oui, la guerre est évitable, à condition de maintenir le rapport de forces et de conserver effectivement la supériorité atomique, à condition de maı̂trise diplomatique pour éviter toute maladresse, toute rhétorique forçant les obligations de prestige et de crédit russe, jusqu’à la mort de Staline. » Multipliant les analogies avec le temps de sa splendeur, il se montrait toujours plus déconnecté de l’actualité. Louise Weiss, qui le visita en 1950, le trouva mal informé de la situation hexagonale. En juin 1954, face à Robert Mengin, journaliste antigaulliste, Alexis compara la situation internationale à celle de l’entre-deux-guerres, non sans mélanger un peu les dates, comparant l’Amérique de 1954 à l’Angleterre et la France de 1935, quand il pensait à celle du 7 mars 1936, John F. Dulles faisant office de nouveau Flandin en matière d’« hypocrisie ». À considérer ainsi l’actualité dans le miroir du passé, il reconnaissait en Pierre Mendès France la figure la plus fidèle au radicalisme d’antan. De toutes les personnalités de la IVe République, il était le seul à trouver grâce à ses yeux. À peine son gouvernement formé, en juin 1954, il téléphona à Pertinax pour prendre quelques informations, et l’assurer que l’Angleterre et les États-Unis estimeraient d’autant plus le nouveau président du Conseil qu’il oserait rompre avec la docilité à laquelle le « long régime Schumann-Bidault » les avait habitués. Alexis s’inquiétait surtout des abandons de souveraineté prévus par la CED. Était-ce l’effet d’un vieillissement de ses convictions de jeunesse, ou le signe que l’auteur du mémorandum européen n’avait jamais réellement adhéré à son audace et à son ambition « fédérale » ? Il rejoignait la vieille garde du Quai d’Orsay pour déplorer vivement la perte d’indépendance nationale et espérer qu’un homme providentiel s’y opposerait. Hoppenot, qui se lamentait avec Massigli, assurait ce dernier, non moins européiste qu’Alexis dans les années 1920, de l’identité de vue de leur ancien chef : « L’on défend toujours la CED en invoquant la sécurité qu’elle nous assurera. L’on fait silence sur l’indépendance, la liberté de décision et d’action dont elle nous privera, l’état de médiatisation auquel elle nous réduira. [...] J’ai vu Léger récemment : il partage à cent pour cent notre sentiment. » Alexis s’en était ouvert au ménage Hoppenot, en octobre 1953, lorsqu’il était allé les voir à New York, où Henri représentait la France à l’ONU : « Ses idées sur l’armée européenne rejoignent les nôtres ainsi que sur la nécessité d’opposer aux Américains une politique ferme et polie. » C’est pourquoi Alexis espérait beaucoup de NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 716 — Z33031$$17 — Rev 18.02 716 Alexis Léger dit Saint-John Perse Mendès France, dont il vantait « l’intelligence, l’imagination et la psychologie ». Il l’honorait de sa plus flatteuse comparaison : « Il peut jouer à l’étranger le rôle de Briand, d’abord snobé par l’Angleterre et l’Amérique. » Il eût été trop bête de penser autant de bien d’un homme et de ne pas le lui dire. Alexis écrivit de sa position de vigie désintéressée, loin « depuis longtemps et pour toujours, de toute orbite publique », qui donnait plus de poids à ses avis, pour le remercier du « réveil de vie nationale ». Il se réjouissait du rejet de la CED, que PMF avait permis en s’en remettant au Parlement, faute d’avoir obtenu des partenaires de la France les atténuations des clauses supranationales qu’il avait souhaitées : « Si la CED avait été votée avec les abandons de souveraineté qu’elle comportait, et sans participation anglaise, ni garantie valable de l’Amérique, j’aurais, pour la première fois, désespéré de l’avenir de notre pays. » Il félicita le président du Conseil d’avoir « rétabli la situation morale de la France » dans le monde en pratiquant « la vraie psychologie » envers le monde anglo-saxon : « Le déconcerter par la maı̂trise courtoise de son indépendance. » Spectateur rassuré de la réorientation continentale de la Grande-Bretagne, au terme de l’ultime mandat de Churchill, qui avait longtemps favorisé une politique strictement atlantiste, Alexis incitait Mendès France à « alléger le poids de l’arbitrage anglais » pour dégager une « maı̂trise européenne » proprement française, ce qui revenait à renouer avec le vieux projet de Briand. Il voyait dans le « développement immédiat et direct du rapport franco-allemand » le « réalisme et la garantie future. Pour l’Europe d’ailleurs comme pour [la France] puisque la route de l’Union européenne passe par la route de l’entente franco-allemande, mais l’inverse n’est pas vrai ». Il se réjouissait surtout du nouvel esprit national et de « la rupture consommée avec un abominable passé ». Alexis conclut par l’évocation des conversations de l’été 1942, lorsque PMF essayait de rallier le diplomate au gaullisme. Mendès France se montra naturellement sensible à cette avalanche de compliments et contesta la prédiction modeste d’Alexis selon laquelle ils ne se croiseraient pas lors de sa visite en Amérique. Pris entre ses souvenirs, qu’il perdait, et le présent, qui le fuyait, Alexis s’accrochait à un avenir chimérique, cajolant ses visiteurs, entretenant l’amitié des fidèles, et ménageant, sinon des perspectives de retour, au moins l’illusion de compter encore, en écrivant à tous les nouveaux ministres des Affaires étrangères, fussent-ils gaullistes. Il en fit ainsi avec Maurice Couve de Murville, qui le remercia longuement de ses félicitations. Mais Alexis était trop lucide pour ignorer que l’heure du diplomate était passée ; il remettait à Saint-John Perse son rêve de grandeur. Saint-John Perse, poète résistant ? La métamorphose du poète dura quelques années, pendant lesquelles il renonça progressivement à ses ambitions politiques. La poésie de SaintJohn Perse, en occupant le terrain public que le diplomate avait déserté, facilita cette mue. Aux abstentions et au silence que l’on reprochait à Alexis NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 717 — Z33031$$17 — Rev 18.02 La renaissance de Saint-John Perse 717 Léger, dans les temps sombres, Exil apportait un démenti en s’affirmant comme un prise de parole publique, que l’on pouvait généreusement assimiler à un acte de résistance, en dépit de la défaveur du poète pour les œuvres d’actualité. Alexis entoura la renaissance de Saint-John Perse d’autant de réticences, de dénégations et de coquetteries que sa première naissance. Que dire des raisons qui y présidèrent ? Exil, mieux qu’Anabase ou Amers, renoue avec le lyrisme personnel d’Éloges. On ne saurait mieux le dire qu’Yves Bonnefoy, interrogé sur ses préférences pour les poèmes de l’enfance et de l’exil : « Il me semble que l’intérêt plus particulier que j’éprouve pour eux vient de ce que ce sont les moments où la personne dépasse sous la cape. Avec les poèmes d’Éloges, on surprend le visage de l’enfant se reflétant dans les grandes réalités simples du monde premier, et dans Exil on entend la douleur d’une personne bien réelle de son siècle, qui a été séparée, non seulement de ses lieux de vie, mais aussi de son droit à exercer la parole d’une certaine manière. Et qui laisse paraı̂tre ce drame dans ses mots, et métaphorise son besoin, sa perte, ses aspirations d’une manière où on sent soudain beaucoup plus d’existence 12. » Alexis n’avait pas changé ses façons de poète inavoué, embarrassé d’une parole trop lourde pour lui ; il mimait encore Claudel aux prises avec sa muse : « Je vous connais, ô monstre ! Nous voici de nouveau face à face. » Comme à ses débuts, il revint à un ami de réclamer le poème. MacLeish remplaça Rivière ; Alexis affectait toujours la distance, jusqu’au dédoublement. Sollicité par MacLeish, qui lui offrit de publier en revue ce qu’il écrirait, il répondit sur le ton de la confidence, à l’été 1941 : « Cher ami, j’ai bien rencontré Perse, un soir, parmi l’étonnante faune nocturne de ce Georgetown “d’avant le péché”. Nul ne m’a paru plus étonné d’apprendre que du poème français pouvait se publier en Amérique 13. » À peine Exil rédigé, il affecta de l’offrir à son commanditaire pour son usage privé, sans beaucoup s’employer pour flatter cette illusion. Au contraire, il laissa deviner son exigence d’une parution bilingue, qu’il obtint finalement : « Mon cher Archie, voici mon poème sur l’exil. Il est à vous. Disposez-en comme vous voudrez. Il m’aura permis du moins un geste de confiance envers un poète que j’admire, envers un homme que j’aime. Si vous pouvez le faire dactylographier, vous m’en donnerez les exemplaires à réviser : j’en garderai quelques-uns, car je n’ai pour moi-même qu’un mauvais brouillon et je dois aussi à notre amie Katherine de lui communiquer, avant impression, ce poème écrit chez elle. Je ne sais d’ailleurs si une telle œuvre peut être publiée aux États-Unis en français. Et elle serait intraduisible. » La renaissance était à éclipses. Alexis menaçait périodiquement de faire disparaı̂tre Saint-John Perse ; comme au temps de son adolescence, c’était souvent un appel à l’aide dans l’ordre matériel. En 1944, il prit Katherine Biddle à ce chantage : « Ce n’est pas par plaisir, bien loin de là, ni par affectation, que j’ai eu à étrangler en moi le seul être qui me soit au fond vraiment naturel, et que j’ai déjà eu à comprimer toute ma vie. Mais je n’avais pas le choix ; car cet être-là, libérable ou libéré, devenait trop inopportun pour NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 718 — Z33031$$17 — Rev 18.02 718 Alexis Léger dit Saint-John Perse ma préparation pratique à une vie nouvelle, à laquelle je serai le moins adapté des hommes. Mon inaptitude matérielle ne peut encore s’aggraver de l’affaiblissement du dédoublement poétique. » La menace était très claire, face à ses admirateurs américains : qu’on ne l’aidât pas, et Perse disparaı̂trait à cause de la précarité de sa vie pratique, comme il s’était longtemps effacé derrière ses responsabilités politiques. Le message était toujours reçu, et le poète inlassablement aidé, bien au-delà du terme de son contrat avec la bibliothèque du Congrès. Saint-John Perse renaissait en Amérique, ce qui n’était pas sans incidence sur sa nouvelle condition littéraire ; mais c’est en France qu’il voulut d’abord retrouver son rang de poète, faute d’y pouvoir retrouver sa place de secrétaire général. Loin de Paris et dénationalisé, Alexis avait été soustrait à la tentation de rien publier dans la Nrf de Drieu. Cela suffit pour en faire un poète de la résistance ; celle, déterritorialisée, qui dressait une France spirituelle contre l’oppression de l’occupant, depuis la Suisse (Béguin et les Cahiers du Rhône où furent publiés Les Yeux d’Elsa), l’Algérie (Max-Pol Fouchet et Fontaine), l’Amérique du Nord (Yvon Goll et Alain Bosquet, créateur d’Hémisphères) et l’Amérique latine (Roger Caillois et les Lettres françaises). Ce n’était pas la résistance, autrement romanesque, de la France métropolitaine, qu’Aragon, Cassou, Char ou Desnos incarnaient en exposant leur chair. En mai 1944, dans une bibliographie de la production littéraire française pendant la guerre, établie pour le Congress, Alexis établissait une distinction entre les œuvres visant à « une libération directe dans l’immédiat » et celle visant « une recherche d’évasion dans l’inactualité » ; nul doute qu’il se rangeait lui-même dans la deuxième catégorie. Moins légitime, peut-être, elle avait pour elle le prestige de la distance ; et le secret, toujours, sied au poète. À la Libération, la divine surprise de se trouver associé à cette résistance littéraire joua un rôle décisif dans le transfert d’Alexis Léger à Saint-John Perse. Sur son versant diplomatique, Alexis n’était pas à l’aise avec la résistance politique. Il l’avait minimisée et jugée sévèrement. Marthe de Fels, enorgueillie de sa vie aventureuse pendant la guerre, résumait parfaitement le dépit d’Alexis de ne pouvoir figurer ce visage de la fierté nationale, faute d’avoir compris ou voulu comprendre la résistance intérieure comme une donnée des relations internationales : « Marthe dit que, lorsqu’elle s’est “précipitée” aux États-Unis après la guerre, organisant péniblement une tournée de conférences pour aller revoir Léger, elle raconta à ce dernier tous les hauts faits de résistance, d’héroı̈sme des Français, des tortures subies, etc., et le trouva “inintéressé, même presque froid et regardant le plafond tandis que je parlais. Ce fut entre nous la première cassure. Il ne s’est jamais rendu compte de ce que représentaient les dangers courus ni de la fraternité qui nous unissait”. (Est-ce une allusion à l’affaire Poumier, son amant, qui a pu revenir aux oreilles du poète ?) » Sans qu’Alexis y fût pour beaucoup, sa figure de poète vint au secours de ses abstentions politiques. À peine paru dans la revue Poetry, en mars 1942, Exil fut publié NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 719 — Z33031$$17 — Rev 18.02 La renaissance de Saint-John Perse 719 aux Cahiers du Sud, à Marseille, en mai 1942, et repris dans les Lettres françaises de Caillois, à Buenos Aires, en juillet, et dans la collection « Les poètes des Cahiers du Rhône », aux éditions de La Baconnière, à Neuchâtel, en octobre 1942. Ce n’était pas seulement une diffusion mondiale, c’était un triple brevet de patriotisme, et même de résistance poétique. Alexis, qui refusait à ses œuvres l’évidence de leurs références historiques, n’avait revendiqué aucune portée politique à ses poèmes, ni seulement prêté une quelconque signification symbolique de cet ordre au simple fait de leur publication en temps de guerre, dans les marges françaises qui échappaient à Vichy. Il n’avait rien montré de tel à ses divers éditeurs ; il était d’ailleurs sans relation avec certains d’entre eux, qui le publiaient spontanément. Il n’aurait pas souhaité que fût assignée à son œuvre poétique une signification circonstancielle. De L’Arche, revue publiée à Alger sur le conseil de Gide, pour faire contrepoids à la Nrf dévoyée de Drieu, il écrivait à Caillois, en pensant à l’impureté de son engagement politique : « Elle est née bâtarde et n’en guérira jamais. » Mais Alexis ne fut pas mécontent, en avril 1945, de tenir de Jean Ballard ce brevet de résistance littéraire : « Vous savez sans doute que les Cahiers du Sud, au mépris des sanctions qui pouvaient les frapper, ont publié Exil en mars 1942 et que cela a déchaı̂né un beau tollé dans les journaux de la collaboration. » Il n’y avait eu que la jeunesse pour oser réclamer à Alexis de descendre dans l’arène. Alain Bosquet, fiévreusement gaulliste, vénérait le poète, sans le connaı̂tre. À la lecture du poème paru dans Poetry, il proclama lyriquement son admiration dans La Voie de la France, le journal gaulliste d’Amérique ! C’était bien la seule fois qu’Alexis y figura... Il est vrai qu’en mai 1942, la rivalité demeurait dissimulée. Sous le titre « Un poète immortel : Saint-John Perse », Bosquet sommait son mystérieux aı̂né, avec l’audace de ses vingt-trois ans : « Nous demandons à ce grand poète de descendre parmi nous, pour nous guider dans notre lutte contre le nazisme. » Il ne sortit aucun engagement politique de cette exhortation, mais de la littérature, qui conforta l’image du poète exilé, dressé contre l’oppression allemande et les compromissions françaises. En juillet 1942, Ivan Goll sollicita d’Alexis, qu’il avait rencontré au mois de janvier de la même année, des textes pour Outremonde, la revue poétique qu’il fondait avec Alain Bosquet. Dès qu’il s’agissait de publier, Alexis excellait dans la dénégation. Il renoua avec ses prétéritions de jeune homme, et fit voir son désir par sa négation : « Dites-moi, je vous prie, si votre projet tient encore et si vous avez toujours besoin de moi. Je n’ai guère le goût de publier en ce moment, et j’ai encore moins le goût des pages détachées en revues, mais il me serait trop pénible de vous faire défaut, à vous et à Alain Bosquet. Confirmez-moi donc votre entreprise, donnez-moi, si vous le pouvez, plus de détails à son sujet, et dites-moi, s’il y a lieu, de quel délai je dispose encore pour vous envoyer quelque chose. » Le projet de revue tenait toujours, si elle avait changé de nom. Outremonde était devenue Hémisphères, et parut à six reprises entre 1943 et 1945. Alexis lui destina le Poème à l’Étrangère inspiré par les quelques mois d’exil partagés avec Lilita. Alexis prétendit avoir cru « égaré ce poème » NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 720 — Z33031$$17 — Rev 18.02 720 Alexis Léger dit Saint-John Perse écrit à l’été 1942. La publication passait par la fiction de la perte et du désintérêt : « De mon ı̂le, l’été dernier, j’avais dû [le] confier pour la poste à un “lobster man”. Vous avouerai-je, un peu lâchement, que je n’étais pas fâché de laisser cette responsabilité au sort ? La publication, en effet, pour moi toujours aussi désagréable, était redevenue, de surcroı̂t, momentanément inopportune. » Hémisphère n’était pas réellement une revue « résistante » ; mais, loin de la France occupée, dirigée par Alain Bosquet, engagé volontaire dans l’armée américaine, elle était irréprochable et cautionnait à merveille l’image du lutteur spirituel que Saint-John Perse produisait avantageusement alors qu’Alexis Léger faisait défaut, et que tous ses amis rageaient de son abstention politique. Par Ivan Goll, Alexis reçut encore la caution de Klaus Mann, qui composait une anthologie européenne. Il y entra bien volontiers, pourvu que ce fût sous son seul pseudonyme, sans référence à son nom d’état civil, dont il lui avait déplu que Poetry fı̂t mention lors de la publication d’Exil. Alexis voulait bien résister en poète, pourvu que ce fût discrètement ; le souci de ne pas exposer sa famille à Paris, péril qu’il s’exagérait peut-être, y était pour beaucoup. Cette crainte avait suffi pour l’induire à refuser à Coudenhove la retransmission radiophonique, en France, de son discours en l’honneur de Briand : « J’ai, à Paris, ma mère et mes sœurs, exposées déjà à bien de mauvais procédés et un beau-frère qui peut être pris demain comme otage. » * Il tenait également à se tenir à l’écart de toute publication des Français d’Amérique, partisane, et par là compromettante, cancanière et dérangeante lorsqu’il s’agissait de son Poème à l’Étrangère, qui célébrait sa liaison d’exilé. Une allusion biographique du Times lui déplut nettement, à l’été 1943. En juin de cette année, il accepta d’Yvon Goll la proposition d’une publication de luxe de Poème à l’Étrangère, à condition d’être assuré « instamment contre toute reproduction du poème dans la presse française locale ». Il est vrai que les périphrases du poème permettaient d’identifier les amants. Alexis n’avait en revanche aucune réticence à offrir la meilleure publicité à ce poème dans les milieux littéraires, pour relancer son existence poétique. Il recommanda à Goll d’envoyer le numéro d’Hémisphères, qui s’honorait du Poème à l’Étrangère, à Roger Caillois, Victoria Ocampo, T. S. Eliot, Édouard Roditi, Denis de Rougemont et André Spire, pour ne compter que ses pairs ou traducteurs ; il y ajoutait une liste d’universitaires et éditeurs américains, avec cette justification altruiste : ils « me semblent [...] susceptibles de s’intéresser à la carrière de votre revue ». Le 29 novembre 1943, Max-Pol Fouchet lui demanda d’Alger, par télégramme, l’autorisation de publier « Ode à étrangère » dans Fontaine. Alexis y consentit, au grand désarroi d’Yvan Goll, qui n’avait pas été consulté, et considéra qu’il s’agissait d’une édition pirate. Alexis accorda également la * Centre européen de Coppet, lettre d’Alexis Léger à Richard Coudenhove-Kalergi, Washington, le 25 mars 1942. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 721 — Z33031$$17 — Rev 18.02 La renaissance de Saint-John Perse 721 publication d’Exil et de Pluies en mai 1944, puis de Neiges, en novembre 1944, dans cette revue « élaborée entre Limoges, Genève et Tanger », qui « publiait des auteurs de France occupée et d’Amérique : Maritain, Bernanos, Breton 14 ». Saint-John Perse se plut à leur compagnie. La renaissance du pur poète ? Le diplomate se justifiait de ses silences politiques par sa parole poétique ; Saint-John Perse n’entendait pas trahir pour autant ses conceptions littéraires. C’est comme pur poète, après guerre, qu’il réinvestit efficacement le champ littéraire français, lassé des querelles partisanes. Isolé en Amérique, sans moyen de contrôler la réception de son œuvre dans l’espace francophone, en dépit de son souci d’imposer sa morale poétique à ses lecteurs, fût-elle l’organisation de sa disparition, Alexis pouvait seulement témoigner de la parfaite honorabilité de sa vie littéraire, conforme à ses conceptions de jeunesse, bibliothécaire irréprochable de la « basilique du Livre », de MacLeish, où reposaient « les livres tristes, innombrables, par hautes couches crétacées, portant créance et sédiment dans la montée du temps... ». Il ne dérogeait pas au commandement de désintéressement matériel en vivant d’un salaire et en publiant, en Amérique certes, mais en français, dans des revues aussi élitistes et prestigieuses que Poetry, à Chicago. Devant Roger Caillois, qui évoquait la position d’attaché culturel au Brésil qu’il avait déclinée, Alexis renoua spontanément avec le lexique religieux pour le féliciter : « Vous avez certainement bien fait de renoncer à “l’ordre temporel” brésilien pour sauvegarder la continuité de votre fil conducteur », qui était la revue des Lettres françaises. Il forçait un peu le trait, et se représentait volontiers en poète maudit, devant Alain Bosquet, au mépris de la réalité de son existence mondaine : « Je l’entends me dire, sans pathos mais comme crispé : “Bien des nuits, entre les fumées du chauffage municipal souterrain, qui s’échappaient à New York de petits trous dans l’asphalte, me risquant dans la Douzième Avenue, à hauteur de la Quarante-deuxième ou de la Quarante-huitième Rue, je me faufilais au milieu des camions qui déchargeaient les marchandises tropicales, venues des Antilles et en particulier de Porto-Rico. Il arrivait qu’un cageot contı̂nt quelque banane trop mûrie ou un ananas avarié. Je me penchais pour les ramasser, et les Nègres se mettaient à rire... ” » L’image du créole humilié par les Noirs offrait la meilleure formule pour dire le renversement de la condition du secrétaire général déchu, en inversant l’ordre social, sinon divin, qui voulait que les Noirs, plutôt que les Blancs, eussent faim. À peine la guerre finie, Alexis profita du rétablissement des communications pour renouer avec ses pairs, et tenir d’eux la reconnaissance littéraire qu’il avait négligée depuis l’organisation de la réception d’Anabase. Seulement, ses meilleures cautions n’étaient plus là pour témoigner en sa faveur. Rivière était mort en 1922, Larbaud aphasique depuis 1935, Gide disparu en 1951. De ses glorieux aı̂nés, seul demeurait Claudel ; Alexis choisit son NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 722 — Z33031$$17 — Rev 18.02 722 Alexis Léger dit Saint-John Perse patronage pour réinvestir le champ littéraire français. Ses contemporains, il les avait longtemps négligés ; les Supervielle (né en 1884), Reverdy (1889), Salmon (1881) ou Jouve (né comme lui en 1887) n’étaient pas soucieux de lui concéder leur position dominante dans l’espace poétique français. C’est avec la génération cadette qu’Alexis multiplia les prises de contact. Il fit en général le premier pas ; ce fut le cas avec René Char, dont il voyait bien tout le parti qu’il pouvait tirer de sa révérence : il cumulait l’avantage d’être politiquement irréprochable, comme résistant authentique, et de défendre le lyrisme poétique. Alexis pressentit très tôt qu’il pouvait s’en faire un allié. En septembre 1947, Char se reconnut au signe qu’Alexis lui avait envoyé ; l’habileté de sa séduction se mesure à son efficace : « Cher Saint-John Perse, rarement regard et voix répondent au souhait de l’accord. Aujourd’hui votre lettre, à laquelle je n’étais pas préparé mais que je désirais obscurément, à travers vos poèmes, m’autorise à vous dire mon affectueuse admiration de toujours. Je penserai désormais à vous présent. Cela me rend heureux, beaucoup. » Ravi par la révérence inattendue du très hautain et silencieux poète, Char devinait-il la reconnaissance attendue en retour ? Il avait joint à sa lettre un poème manuscrit, « Le muguet », qu’Alexis trouva probablement mièvre, bien loin des compliments dont il avait accablé spontanément Seuls demeurent en septembre 1947 : « Si je n’ai pas à vous en remercier personnellement, je n’en suis que plus libre pour vous dire combien j’ai goûté entre toutes cette œuvre, combien j’en aime l’allure, la naissance, la race – son exigence secrète autant que sa beauté formelle. Il est bien qu’une telle œuvre soit possible à l’heure actuelle en France et qu’elle y trouve audience. Elle porte trop en elle-même les signes de son intégrité et de son authenticité pour qu’on puisse craindre, comme de tant d’autres, qu’elle cède jamais à nulle complaisance, à nulle compromission. Je sais qu’un art aussi impitoyable envers luimême se gardera toujours tel et fidèle à lui-même – dans sa plus pure et sa plus vraie fatalité poétique. » Intégrité, « fatalité poétique » et donc prédestination magique, Alexis adoubait Char avec son épée de vieux chevalier des lettres du début du siècle ; il en faisait son féal. Char entra volontiers dans le jeu. En mai 1948, il lui écrivit une lettre où l’échange se noua autour de la « reconnaissance » réciproque. La formule décisive qui la scella (« le crime de commercer avec ma vérité ») restituait Alexis à ses débuts en littérature pure, désintéressée de tout engagement politique ou de succès commercial : « Cher Saint-John Perse, [...] il est difficile de vous parler de moi, de mon commerce avec l’action ; avec la complexité des êtres, j’ai retenu un certain embarras, de la méfiance, de l’innocence et de la générosité et pardessus tout un parfait attachement à ce que la plupart des vivants ne voient pas. J’habite le plus souvent possible mon Vaucluse natal et me gouverne sans doctrine. La plume généralement me tombe des mains à l’instant où les autres la prennent, ce qui ne me singularise pas pour autant ! Une vieille affaire de famille – exploitations de carrières de gypse – m’évite le crime de commercer avec ma vérité. » * * FSJP, lettre de René Char à Alexis Léger, Paris, le 8 mai 1948. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 723 — Z33031$$17 — Rev 18.02 La renaissance de Saint-John Perse 723 Alexis recueillit bientôt le fruit de ses efforts ; il demanda à Char une contribution circonstancielle à l’hommage qu’il réclamait à Paulhan, aux Cahiers de la Pléiade, le purgatoire de la Nrf. Il reçut, en plus de la page demandée, l’annonce de sa renaissance poétique en France : « J’adresse à Paulhan une page dont vous êtes le centre, le cœur constant. La revue Empédocle, par la plume d’Albert Béguin, vous consacre sa chronique des lettres de son numéro de janvier. Je vous ai fait envoyer le numéro récent. Nous aimerions beaucoup que vous apparaissiez au sommaire de cette revue. Je vous le demande à voix basse, ne voulant pas vous ennuyer. Nous parlons ici souvent de vous, votre œuvre ouverte sous nos yeux. Pas plus tard qu’avant-hier Marguerite de Bassiano, hier A. Monnier puis des jeunes, avides et fraternels... Je vous dis un peu puérilement cela car c’est la meilleure façon de vous rendre tangible la fidélité dont vous êtes entouré 15. » Jusqu’à leur rencontre, au retour d’exil d’Alexis, les deux poètes ne cessèrent plus d’évoquer l’actualité poétique, en France, sous le signe de la littérature pure ; Char était toujours disposé à se situer à part, et à situer Alexis plus haut encore, d’être plus loin de ce champ souillé : « Le coteau de la poésie est sillonné de trafiquants de sacré, de “journalistes” pour qui poème et poubelle ont la même évidence. » Alexis eut moins de succès avec Malraux, dont il considérait qu’il prenait le relais de Gide, comme nouveau pape de la littérature de vigie, posture qu’il condamnait et qu’il enviait à la fois. Comme avec Char, il fit le premier pas, au début de l’année 1954, après un séjour américain de Malraux, qui n’avait pas honoré l’exilé : « Cher ami, c’est une déception pour moi d’apprendre (on me le confirme aujourd’hui) que vous avez déjà repris votre vol et qu’il n’y a plus d’espoir de vous voir passer à Washington. Je vous y attendais : j’aurais été heureux de pouvoir vous accueillir un peu personnellement. Tant de choses, me semble-t-il, dont j’eusse aimé causer librement avec vous – de dehors des choses littéraires dont il n’y a jamais rien à dire. Nos routes, jusqu’ici, se sont rarement croisées, et je ne sais plus où ni quand j’aurai occasion de vous revoir. Que je vous dise du moins tout mon regret de n’avoir pu vous serrer la main. » La réponse de Malraux, polie mais laconique, se tenait loin du « cher ami » servi par Alexis : « Vous savez, Cher Monsieur, que vous êtes la seule personne que j’aurais souhaité rencontrer à Washington ; c’est pourquoi je vous suis reconnaissant de votre lettre. » Tentative sans lendemain. Alexis ne se découragea pas ; c’est lui, encore, qui reprit contact, en 1958, négligeant l’animosité de Malraux à son égard. Alexis avait accusé réception de son dernier opus en des termes flatteurs, sinon très inspirés (« C’est un maı̂tre livre que vous nous avez donné là »), et l’avait assuré qu’il ne passerait pas en France sans tenter de l’atteindre. Malraux répondit sept mois plus tard, toujours laconique : « votre lettre m’atteint seulement aujourd’hui (en même temps que l’édition américaine d’Amers) à la veille de mon départ pour les Antilles. Elle m’apporte un message dont je vous suis reconnaissant, et auquel répond, vous le savez, mon amicale admiration ». Malraux était courtisé comme caution littéraire ; le retour du général en fit l’un de ses rares alliés possibles au sein du régime gaulliste. Le nouveau NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 724 — Z33031$$17 — Rev 18.02 724 Alexis Léger dit Saint-John Perse renversement qui lui permettait de réinvestir le champ littéraire français en pur poète, dégagé de tout engagement politique, après avoir excusé ses abstentions politiques au nom de sa résistance littéraire, était facilité par la partition de ses deux personnalités. Les silences du poète et les absentions du diplomate pouvaient s’interpréter avantageusement comme des fidélités à la littérature pure. Alain Bosquet n’a pas dissimulé ses efforts pour susciter une nouvelle dévotion au poète qu’il entendait, avec quelques autres, imposer à un champ littéraire français miné par les engagements politiques et les rivalités de personnes : « Je ne prends aucune précaution à la face des poètes comme Eluard, Supervielle, Fombeure, Follain, Pierre Emmanuel, Salmon, que j’apprends à fréquenter. Je fais sans relâche l’éloge de mon poète favori, aux dépens des maı̂tres de l’heure, même quand ils s’appellent Claudel, Breton ou Reverdy. Cette stratégie – Roger Caillois m’appuiera bientôt, relayé plus tard par Paulhan et Marcel Arland – me vaut des sarcasmes, des exclusives et peut-être des haines. Dans la France des années 1950, vouée au civisme et encore mal lavée des rhétoriques de la libération, il n’est pas adroit de répudier le nationalisme, le stalinisme, la raison, le bon sens. La droite comme la gauche ne savent que faire de ce barde ésotérique qui manie une si belle langue, au service d’un dessein si obscur. Le moralisme rampant de Sartre, de Camus, d’Aragon, de Teilhard de Chardin, de Gabriel Marcel ne lui sont guère favorables [...]. Quant aux gaullistes, il va de soi qu’ils le vomissent. » Lointain, Saint-John Perse pouvait prétendre régler tous ses concurrents, transcendant toute rivalité séculière depuis sa position d’exilé du siècle et de la France. En réalité, Alexis ne satisfaisait plus, en Amérique, les exigences de sa jeunesse, mais ses abandons étaient trop lointains pour qu’on les connût. Une poésie circonstancielle À la Libération, la plupart des Français réfugiés en Amérique traversèrent l’Atlantique pour rentrer chez eux. Alexis demeura à Washington. Aux raisons politiques qui lui faisaient craindre d’affronter le passé français, s’ajoutaient les raisons du poète. À la bibliothèque du Congrès, puis, mieux encore, avec la bourse Bollingen, Alexis disposait de ressources matérielles qu’il ne retrouverait pas en France, où sa retraite d’ambassadeur était versée à Renée et Éliane. Insensiblement, sa condition évolua. De réfugié circonstanciel, il devint un émigré permanent. Dans une lettre de l’été 1945, où il se plaignit du départ de Pertinax (« Je n’aurai plus, à mon retour, aucun compatriote pouvant franchir mon seuil »), Alexis évoqua devant Francis Biddle le testament qu’il voulait lui remettre, pour mieux marquer qu’il remettait son destin à ses amis américains ; il s’excusait des tracas qu’il leur causait et remontait aux temps héroı̈ques de l’immigration américaine : « Où est le bon vieux temps où l’on n’avait à assister ses amis que dans d’amusantes “affaires d’honneur” ?... Pas même cela à vous offrir dans mon exil ! Les anciens émigrés avaient certainement plus d’allure. » Alexis se laissait asservir aux conditions matérielles que l’Amérique lui offrait, ce mécénat privé qu’il n’aurait probablement pas souffert dans sa NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 725 — Z33031$$17 — Rev 18.02 La renaissance de Saint-John Perse 725 jeunesse, s’il avait pu seulement l’imaginer. Il s’en vengeait en se représentant l’Amérique non pas seulement comme un refuge, mais comme une réserve vierge et primitive, à civiliser et à conquérir. En 1946, le contrat d’Alexis avec la bibliothèque du Congrès expira, après que MacLeish eut réussi à le prolonger pendant cinq ans, en dérogeant à toutes les règles de l’institution. Alexis étudia des offres d’universités américaines, mais craignit manifestement d’avoir la moindre leçon à professer. Les poètes Allen Tate et Katherine Biddle s’entremirent pour lui obtenir la bourse quinquennale de la Fondation Bollingen, animée par Mary Mellon, et dont son ami Denis de Rougemont bénéficiait déjà. Il dut se contenter de conditions inférieures, balançant, devant Katherine, entre reconnaissance et amertume : « Grâce à votre sollicitude et à votre intervention à Washington, la “Bollingen Foundation” s’est décidée à m’offrir a grant in aid. » Mais cette bourse ne s’élevait qu’à deux cent cinquante dollars par mois, pour trois années : « C’est loin de ce que croyaient les premiers amis qui m’avaient parlé de ce projet (minimum, disaient-ils, de cinq cents dollars, et possibilité même de six cents dollars, comme pour l’écrivain franco-suisse Denis de Rougemont). C’est en tout cas insuffisant pour engager définitivement toute l’orientation actuelle de ma vie, sur la base littéraire que j’envisageais, avec résidence en Amérique et séjours en France. » Katherine ne voulut pas laisser son poète, non pas dans l’indigence, qui aurait dramatisé son statut de poète désintéressé, mais dans le pire registre qui fût, pour lui, celui du quelconque. Elle éleva à trois cent cinquante dollars mensuels la bourse (trois mille euros ou vingt et un mille francs 2001), qui fut renouvelée jusqu’en 1966, bien au-delà de l’obtention du généreux prix Nobel. À cette date, la Fondation fut liquidée ; Paul Mellon prolongea personnellement la bourse. Louise Weiss déplorait, en 1950, « la facilité de vie » à laquelle Alexis s’abandonnait comme poète subventionné : « La Fondation ne leur demande rien, à ces poètes, que les produits de leur inspiration lorsque celle-ci voudra bien se manifester. » La bienfaitrice n’était pas loin de partager l’opinion de Louise Weiss, si l’on en croit Hélène Hoppenot : « Lorsque Alexis Léger a dû quitter la bibliothèque du Congrès, Maria Martins s’entremit auprès de Mme Mellon pour lui demander de l’aider et de lui faire obtenir, si possible, la bourse créée par son mari, destinée à mettre pendant quelques années à l’abri du besoin un écrivain et lui permettre de travailler sans avoir de comptes à rendre. Mme Martins lui a fait remarquer que la somme était modique : “Trois cent cinquante dollars par mois. Mon chef de cuisine, ajouta-t-elle, gagne la même somme.” “Oui, mais lui, répliqua Mme Mellon, au moins il travaille !” » Les choses étaient plus contraignantes qu’il n’y paraissait. Les poètes subventionnés devaient toutes leurs œuvres à la Fondation, qui était également une maison d’édition. Alexis vivait de sa plume, après avoir crié qu’il ne le ferait jamais, et il forçait ses œuvres à fleurir ; d’où, peut-être, cette justification a posteriori, souvent répétée, à Paulhan, Caillois ou Bosquet : le poète élaguait, et ne conservait, disait-il, que neuf dixièmes du premier NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 726 — Z33031$$17 — Rev 18.02 726 Alexis Léger dit Saint-John Perse jet. Obligé de produire, il se faisait bavard ; également obligé par les commandements de sa jeunesse, il prétendait retrancher. L’inflation de son œuvre américaine, à partir de cette date, laisse comprendre que l’obligation de produire l’emportait. Les dictionnaires l’y aidaient. En jouant la gardemalade, en février 1944, Hélène Hoppenot, avait surpris Alexis, le dictionnaire ouvert, complétant sa collection de mots rares. Bien plus tard, en 1971, Morand s’amusa du même procédé : « R. Carlier a été rendre visite à Saint-John Perse. “Sur sa table, une feuille, où je jetai les yeux : il alignait des mots rares !” Comme au beau temps du symbolisme 16 ! » Contre l’illusion d’une parfaite continuité de l’œuvre d’Alexis, que Julien Gracq moquait non sans arguments comme une sorte de solipsisme onaniste (« On peut ouvrir le recueil n’importe où, et porter la page ouverte à son oreille comme un coquillage, c’est toujours la même cantilène océanique qui se soude sans effort à elle-même et se mord à satiété l’étincelante queue »), la poésie américaine de Saint-John Perse marque un étrange renversement. Le lyrisme, moins directement personnel que les chants d’Éloges, déguise sous la célébration cosmique des éléments, un motif inscrit dans l’actualité la plus immédiate. Seulement le poète s’employa à déporter ces allusions sur le plan intemporel de la mythologie, aidé par une langue rare et précieuse, et des périphrases savantes. Les exemples sont innombrables de ces irruptions de l’actualité, qui forment la trame d’un poème comme « Pluies », où « les catafalques des Habsbourg » et « l’autre guerre » évoquent allusivement les deux conflits mondiaux vécus par le poète. D’Éloges à Anabase, le motif, d’anecdotique, était devenu historique, mais le poète avait su trouver la passe qui menait à l’universel : l’enfant créole célébrait l’enfance sur un plan absolu ; l’aventure impériale du diplomate français permettait de chanter la violence de la conquête et de la guerre, sous tous les cieux et à toute époque. En commentant Neiges, Jeffrey Melhman, historien de l’émigration française à New York, a joliment résumé le renversement entre la poésie conquérante d’Anabase et l’œuvre américaine du diplomate vaincu et exilé : « Et si la blancheur était là avant tout pour effacer l’épopée de la conquête et son renversement piteux, l’accablante configuration dans laquelle la poésie de “Saint-John Perse” se déploya dès ses origines ? » Cette humiliation a provoqué la disparition du sujet ; la conscience passive du poète ne savait plus affronter le motif biographique que par le biais livresque de références savantes. L’actualité, transposée sur un plan mythologique, à prétention universelle, n’était plus ce passé enfantin filtré par une sensibilité personnelle, ni cette aventure impériale dont le poète était l’acteur en même temps que le spectateur. Vents est ainsi une vaste fresque historique qui, des conquérants à la première explosion nucléaire, raconte sans le dire la geste américaine par une série de périphrases mystificatrices. Saint John Perse cultivait des procédés qui devenaient des tics, indivis à sa prose et à sa poésie inflationniste. Pas de courrier de ses années américaines où il ne se reproche « le cancer de son silence » ; dans Exil son âme NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 727 — Z33031$$17 — Rev 18.02 La renaissance de Saint-John Perse 727 est « livrée au cancer du silence ». Exil émeut comme témoignage biographique sur la condition du réfugié ; Vents est trop long pour jamais pouvoir le finir, et Amers vraiment trop ridicule pour jamais pouvoir le lire sans rire. Le très exact poète d’Éloges y verse dans un érotisme pompier : « Tu frapperas, promesse ! – Plus prompte, ô maı̂tre, ta réponse, et ton intimation plus forte ! Parle plus haut, despote ! et plus assidûment m’assaille : l’irritation est à son comble ! Quête plus loin, Congre royal : ainsi l’éclair en mer cherche la gaine du navire... » Les meilleurs passages sont rimbaldiens : « J’ai rêvé, l’autre soir, d’ı̂les plus vertes que le songe... » Les moins bons rappellent le symbolisme le plus vain, où le jeu verbal atteint à l’inanité et les allitérations deviennent de purs exercices d’orthophoniste sadique : « En toi mouvante, nous mouvant, nous te disons Mer innommable : muable et meuble dans ses mues, immuable et même dans sa masse [...]. » Renouant avec l’écriture, Alexis n’avait pas repris contact avec la littérature contemporaine. En 1950, Alain Bosquet, qui rencontra pour la première fois son grand homme, eut bien de la peine à amener la conversation sur le terrain littéraire. Quand il y parvint, ce fut pour s’apercevoir que Saint-John Perse, lecteur, n’avait guère évolué depuis la publication d’Anabase : « Connaı̂t-il vraiment la poésie de son temps ? Il a des notions générales, qui ne lui permettent pas de s’attarder aux détails. Que Claudel l’ait beaucoup nourri, il l’admet volontiers, il reconnaı̂t à Valéry quelque noblesse. Je constate que ses connaissances s’arrêtent grosso modo, au milieu des années 1920, époque d’Anabase. » Au reste, Bosquet s’amusait de la splendide solitude dans laquelle Alexis souhaitait être honoré, avant de retoucher à sa demande l’étude qu’il lui avait consacrée : « La moindre mention de Claudel a disparu... Perse voudrait que je supprime mes lignes sur Lorca (qu’il sous-estime), Maı̈akovski (il me dira un jour : “Ce n’est qu’un gueulard”), Pessoa (qu’il ne connaı̂t absolument pas). » Ce désir de solitude ne commandait pourtant pas une totale indifférence pour ses contemporains. En 1944, Alexis avait dressé une bibliographie « restreinte » de « la production littéraire en France depuis la Guerre » pour la bibliothèque du Congrès. Ce n’était pas une simple compilation. Alexis proposait une hiérarchie, « s’inspirant d’un seul souci de valeurs littéraires ». Ses préférences, en poésie, allaient à Eluard, Jouve, Joe Bousquet et Léon-Paul Fargue. En dépit de ces concessions au temps présent, commandées par son emploi, Alexis demeurait un lecteur et un écrivain du début du siècle. C’était aussi vrai de sa poétique, que de sa représentation des devoirs du poète, ou de sa linguistique encore cratyléenne et présaussurienne, sans compter sa philosophie, qui demeurait bergsonienne lorsqu’il évoquait, dans les années 1950, la « notion d’“écart” » : « un recul qui nous garde toujours, intellectuellement et moralement, à l’angle extrême de l’état de veille et de l’état militant, à l’angle extrême de l’exceptionnel, contre tout automatisme de la vision et tout assouplissement des exigences humaines ». NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 728 — Z33031$$17 — Rev 18.02 728 Alexis Léger dit Saint-John Perse Un poète américain ? Alexis n’ignorait pas tout à fait la littérature française contemporaine mais, devant Alain Bosquet, il affectait de négliger absolument la poésie anglo-saxonne. Il essayait pourtant de se faire une place dans le champ littéraire américain. Il se disait peiné de l’accueil américain fait au Poème à l’Étrangère. Bien entendu, il avait vainement protesté de l’inactualité de l’œuvre. Il l’assénait devant Hélène Hoppenot, qui pistait l’Emigrée, dont la rumeur faisait « une Cubaine, épouse d’un secrétaire de cette ambassade », sans avoir deviné Lilita, qu’elle connaissait pourtant : « Il ne s’agit pas d’une femme ni d’un poème d’amour... Tout le monde sait que ce n’est pas mon genre. » Selon Hélène Hoppenot, abstraction faite de l’illusion créée par Saint-John Perse dans la Pléiade, où ses poèmes américains semblent avoir été accueillis avec ferveur, « les critiques littéraires américains [n’avaient] pas très bien accueilli la Lettre à l’Étrangère, y flairant un dédain voilé pour leur pays ». Le poème avait surtout agité les échotiers. La femme du prédécesseur d’Henri à la tête de la mission de représentation du Comité d’Alger avait « attesté hautement partout » que Lilita était l’Étrangère. Mi-flatté, mi-embarrassé, Alexis se plaignait devant son inspiratrice des commentaires parus dans « trois périodiques américains (dont deux pages de Times) reproduits dans une Revue », et de citations reprises « dans des journaux fort peu littéraires », sans parler des potins qui couraient les « salons puérils de Washington ». Grâce à l’aide sans relâche de MacLeish, porté à la tête de l’Académie américaine des arts et lettres, Alexis gagna peu à peu une position singulière dans le champ littéraire américain, où il ne partait pas de rien grâce à la traduction de T. S. Eliot. À grands coups d’honneurs officiels, qui tournaient froidement le dos à ses exigences de jeunesse, Alexis se tailla une statue de grand poète : grand prix quinquennal de la poésie en 1950, décerné en même temps que le prix du romancier à Faulkner, prix de la revue Poetry, en 1952, doctorats honoris causa de plusieurs universités, élection comme membre honoraire de l’American Academy of Arts and Letters en 1960, invitation du président Kennedy aux cérémonies officielles d’investiture etc. Il défendait avec d’autant plus de vigueur la mythologie d’une inspiration transcendant l’historicité du poète. La publication de l’étude Saint-John Perse, poète de gloire, où Maurice Saillet ne respectait pas le cloisonnement du poète et du diplomate, obligea Alexis à une mise au point ; il prévint Caillois de suivre ce funeste exemple : « je ne sais s’il y a cuistrerie dans son cas, ou bien simple méconnaissance (fort naturelle à un esprit critique) du principe poétique en lui-même et des voies de l’imaginaire dans la création artistique ». Caillois se le tint pour dit, dans son importante étude sur la Poétique de Saint-John Perse, parue l’année suivante. C’est en Amérique, enfin, qu’Alexis inaugura la pratique des poèmes dédicacés, qu’il suspendit dans sa retraite provençale. Exil est dédicacé à MacLeish, « Pluies » aux Biddle, « Neiges » à Renée et Vents à « Atlanta et Allan P. », dédicace obscure qui liait sans doute Alexis lui-même, que sa NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 729 — Z33031$$17 — Rev 18.02 La renaissance de Saint-John Perse 729 mère appelait Allan, à quelque Atlante d’Amérique, ainsi qu’il appelait les Américaines dans ses poèmes. Alexis confessait par là que son œuvre ne naissait pas tout à fait de rien, ni solitairement ; rentré en France, plus rien, sauf à considérer que Chanté par celle qui fut là porte sa dédicace dans son titre. Il revenait à sa position initiale : le poète ne doit rien à personne. S’il reconnaissait ses dettes envers ses protecteurs américains, Alexis s’efforçait de recharger de signes positifs sa situation d’exilé, revenu par défaut à l’écriture. Il n’était plus un diplomate déchu, mais un écrivain dressé contre l’injustice. Ce faisant, il affectait de renouer avec une tradition familiale, ce qui n’était pas complètement faux au regard de l’exil de Prosper Léger, si l’on voulait bien oublier que cet ancêtre bonapartiste ne fuyait pas la Révolution, comme Alexis le laissait entendre avec quelque prétention aristocratique devant le ménage Lanux, mais au contraire la terreur blanche de la seconde Restauration : « Dites à Pierre que je lui sortirai un jour, en France, de mon gousset, ma pièce de monnaie royale en témoignage, pour lui et moi, d’une émigration beaucoup plus vieille que celle que nous partageons en ce moment ici, affectueusement, A.S.L ». Dans cette position, Alexis n’avait pas toujours la force de sa morale, bravement clamée dans Exil (« Tais-toi, faiblesse »). Devant les Hoppenot, qui l’invitèrent à réveillonner le 31 décembre 1943, il manifesta une sombre complaisance, qui leur parut un peu composée : « Léger que nous avions invité à passer le dernier jour de l’année en notre compagnie refuse, disant qu’il “veut rester seul et triste” aussi bien la veille du jour de l’an que la veille de Noël. Il est en exil. Ceci est une de ses attitudes car je sais bien qu’il ne fêtait pas ces dates autrefois et qu’en conséquence sa solitude n’est pas plus grande que les autres jours de l’année. Il a le goût de frapper l’imagination. » Alexis échappait à la vacuité de sa vie privée du service de l’État, et au péril de l’insignifiance de son exil, après guerre, en l’inscrivant dans une tradition historique qui le justifiait. Il se laissait voir en Victor Hugo à Jersey, contempteur de Napoléon le Petit. L’image s’imposait à Roland de Margerie, lorsqu’il évoquait une visite au poète, en 1946 : « il me parut sclérosé, prisonnier de lui-même et de son passé, insuffisamment oublieux des différentes personnalités que des événements d’une autre importance faisaient paraı̂tre négligeables en 1946. Je retrouvais en lui cette pente à l’artifice en 1940 quand j’eus l’occasion de travailler à côté de lui et je me demandai s’il ne s’était pas composé un personnage d’exilé volontaire, “façon Victor Hugo”, si j’ose m’exprimer ainsi, dont il aurait plus de peine à se déprendre qu’à y persévérer ». L’intuition de Margerie, diplomate féru de littérature, était parfaitement clairvoyante. Il n’est pas nécessaire de forcer la lecture d’Exil pour en démêler les références aux Contemplations et aux Châtiments. Comme le poète réfugié à Jersey, Alexis écrivait son poème depuis une ı̂le, Long Beach Island et pour que l’allusion soit assez claire, il précisait : « New Jersey » ! Dès le premier chant, Saint-John Perse mêlait son destin et son poème à NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 730 — Z33031$$17 — Rev 18.02 730 Alexis Léger dit Saint-John Perse ceux du grand imprécateur. Son errance « sur toutes grèves de ce monde » se souvenait des Contemplations, où l’exilé « erre de grève en grève ». Hugo jouait à Chateaubriand, Alexis invoquait ces deux « Princes de l’exil », pour rejouer la spécialité française d’une discorde nationale théâtralisée. Critiquer le régime scélérat de Vichy, puis, plus tard, le despotisme du général de Gaulle, c’était reprendre les façons du Breton fabulateur et obsédé de généalogie. Chateaubriand, comme Alexis, était plus sensible à ses échecs politiques qu’à ses succès littéraires ; ceux-ci ne le consolaient jamais tout à fait de ceux-là. Alexis s’illusionnait-il sur la postérité de son action politique ? Il réinvestissait avec d’autant plus d’ardeur le champ littéraire, en commençant par « Those us » qu’il finissait par prendre en grippe de trop leur devoir. En 1958, un journaliste du New York Times observe la situation singulière d’Alexis dans les lettres américaines : « à ma connaissance, Saint-John Perse est le seul poète français dont l’œuvre entière ait été traduite en anglais ». De fait, Alexis devenait une mascotte américaine, au moins dans les milieux huppés et démocrates de la capitale fédérale. Invité au traditionnel et satirique Gridiron Dinner, en 1961, il y avait été accueilli par une longue ovation ; la presse de Washington le considérait à peu près comme américain. The Washington Evening Star, qui lui consacra un portrait, en juillet 1958, ne le présentait-il pas « frenchman by birth », comme s’il était devenu américain ? En 1949, Francis Biddle avait procuré à Alexis le bénéfice d’une loi spéciale qui lui permettait de sortir du pays sans perdre son statut de résident permanent ni les avantages afférents au passeport diplomatique avec lequel il était entré sur le territoire américain. À l’intérieur du pays, Alexis voyageait sans cesse, curieux de géologie, de minéralogie, de botanique et de zoologie. Imbu de sa courte expérience du Gobi, il se proclamait sérieusement « spécialiste des déserts » devant Alain Bosquet, et se vantait de longs séjours dans ceux du Sud américain. Il amusait Hélène Hoppenot avec ses façons d’aventurier : « Toujours fort mystérieux sur l’emploi de son temps, le lieu où il ira passer ses vacances, il dit : “Cet hiver, j’irai peut-être dans l’extrême sud.” On pourrait penser à la Patagonie, mais il veut simplement dire la Louisiane ou la Floride. » Sa curiosité englobait la variété sociale américaine, qu’il cataloguait dans les dossiers documentaires, qui fécondaient ses poèmes. Les coupures de presse qu’il mélangeait joyeusement dans des collages à la manière de Richard Hamilton, relevaient du pittoresque comme du politique. L’un de ses montages mêlait des maillots de bain en nylon avec des éclairages fluorescents, une exposition de bœufs gras, le sweet land of liberty de MacLeish, une représentation de l’automne américain, un cimetière à Hollywood, le plus grand drugstore du monde, un candidat à la présidence somnolant entre deux réunions électorales, et l’explosion de la bombe A sur l’atoll de Bikini. Il conservait un regard français sur l’Amérique, dont il se préservait essentiellement en refusant d’en approfondir la langue. Mal parler l’américain ne préservait pas son français au témoignage de Bosquet, convié avec NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 731 — Z33031$$17 — Rev 18.02 La renaissance de Saint-John Perse 731 lui à un dı̂ner chez les Biddle, au printemps 1950 : « Parleur fascinant, il ne se préoccupait guère, ce qui m’a assez étonné, de la pureté de son vocabulaire, et je me suis même dit que les États-Unis avaient eu une fâcheuse influence sur lui : dans une phrase sur trois, au moins, il intercalait quelques mots anglais, en donnant l’impression d’avoir recours à des américanismes savamment choisis, alors que son américain était d’un lamentable niveau. Il disait : “c’est to the point”, ou “je sais what is at stake” ; et j’en ai conçu un certain agacement 17... » Le créole franco-américain contaminait ses écrits intimes ; même, SaintJohn Perse n’échappait pas à quelques américanismes, qui écrivit « futur », pour « avenir », dans son hommage à Dante, en 1965. À l’inverse, quelques années plus tôt, corrigeant le discours du Nobel que Saint-John Perse avait rédigé en anglais, Bosquet y trouva « plus de soixante solécismes, contresens et erreurs diverses ». De fait, les travaux rédigés en américain par Alexis, à la bibliothèque du Congrès, laissent voir la stricte transposition qu’il opérait du français, ou plutôt du persien, langue figée dans ses formules superbes et immuables. Alexis cultivait également sa distinction européenne par le soin attaché à sa mise. Pour celui qui, en France, s’alignait toujours sur le code vestimentaire le plus contraignant, il était aisé de paraı̂tre un arbitre des élégances au pays du casual. Alexis était dans une position intermédiaire. Il faisait office de Grec des Romains, d’Européen suprêmement civilisé et raffiné ; mais il était aussi l’Indien des Américains, qui payait son repas de ses pitreries. Au terme de la soirée chez les Biddle, Bosquet découvrit avec un peu d’embarras le coût de la vie américaine de son grand homme : « après dı̂ner, on le supplie de faire quelque lecture. On lui apporte le théâtre de Georges Feydeau, pour lequel il éprouve une prédilection à toute épreuve. Une heure et demie durant, il nous lit – et ma stupéfaction n’a dégal que mon amusement – avec de grands gestes Occupe-toi d’Amélie : tous les personnages à la fois, avec des changements de ton et des inflexions qui en disent long sur ses devoirs mondains. Il lui faut à tout prix amuser la galerie, et il s’en acquitte avec un bizarre talent ». Alexis payait de mots ses protecteurs, cette monnaie qui avait enchanté Berthelot, et ne subjuguait pas moins ses amis américains. MacLeish s’estimait récompensé de son aide qui, d’une note dans Poetry, avait établi la réputation poétique de Saint-John Perse en Amérique, quand Alexis lui offrait son estime, fûtelle exprimée à titre confidentiel, pourvu qu’il le fı̂t avec ses mots : « avec quelle suprême élégance vous engagez en ma faveur toute l’autorité de votre nom ! Je ne connais, dans toute notre vieille Europe, aucun poète de votre race, de votre taille et de votre rang qui sache porter si généreusement témoignage en faveur de nul autre que de lui-même ». Alexis ne fit jamais rien de plus que l’assurer de son amitié, à chaque service qu’il lui demanda, si l’on tient pour négligeables les corrections qu’il voulut bien apporter à une piètre traduction française d’un mauvais poème de circonstance écrit par MacLeish en 1944. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 732 — Z33031$$17 — Rev 18.02 732 Alexis Léger dit Saint-John Perse On aurait tort de se représenter Alexis en simple utilisateur de ses amis américains ; il les aimait sincèrement, les voyait beaucoup. Avec Archibald MacLeish, l’amitié était assez forte pour qu’elle empruntât les voies de l’identification. Alexis n’avait-il pas songé au pseudonyme Archibald Perse ? Ne s’adressa-t-il pas un jour à son « cher Alexis » au lieu d’« Archie », dans un beau lapsus qui disait combien l’amitié, pour lui, ne valait que par identification ? Alexis mélangeait dans un complexe antiaméricain assez courant son admiration pour la puissance matérielle du pays et son dédain de ses forces spirituelles et de ses mœurs. En 1959, à Paris, devant Cioran et Bosquet, il se montra « sévère, contrairement à son habitude, pour l’Amérique : “Le prestige intellectuel n’y existe pas. L’Américain, c’est ça : on le croise devant l’ascenseur, on lui dit : ‘Passez d’abord, je vous prie !’ et il ose passer !” ». Mais Alexis conservait une affection sentimentale pour un continent qui était sa « rive natale ». Il frôlait son ı̂le, de plus en plus près, à chaque croisière dans la mer des Antilles qu’il devait à l’hospitalité navale de ses riches amis. Revint-il jamais en Guadeloupe ? Une discussion entre Edmond Dupland, érudit local, et Dorothy Léger, la veuve du poète, confirme qu’Alexis fit une brève escale sur sa terre natale. Edmond Dupland évoquait la rumeur d’un transit à l’aéroport du Raizet, à la Pointe-à-Pitre, qui n’aurait pas suffi à engager le poète à saluer sa famille : « Ce voyage a bien eu lieu, mais, ce qu’on ignore ou qu’on veut ignorer, c’est que ce jour-là il était très fatigué et que, seul, ne sachant chez qui aller, il n’avait guère le cœur à sortir. De plus, l’escale était très brève. Il a donc préféré se reposer tranquillement dans le salon à l’intérieur en attendant le départ. Et, croyez-moi, il l’a beaucoup regretté. Mme Leger s’anime alors, comme si mes questions quasi indiscrètes auxquelles elle répondait de si bonne grâce se révélaient à elle comme l’écho d’injustes racontars qu’elle se devait de réfuter. Elle reprend aussitôt : “Mon mari n’ignorait par tous ces ragots dont il souffrait mais auquel sa dignité lui dictait de ne pas s’abaisser à répondre. Ce que je peux vous certifier c’est qu’un jour, alors que nous voyagions ensemble en avion, je l’ai vu pleurer tandis que nous survolions la Guadeloupe. Cela il faut qu’on le sache ! 18 »”. Une lettre d’Alexis à son oncle Paul Dormoy, demeurant aux Antilles, témoigne bellement de cette émotion. Mais faute de rentrer en France, réinvesti de sa grandeur passée, Alexis préférait demeurer l’absent pour les siens, dans la présomption de cette grandeur, habitant un Washington qu’il représentait comme le lieu « flagrant et nul » du poème de l’exil. Un émissaire envoyé en France, en 1947, entretint cette chimère en allant dans la famille du poète : « vous tenez une grande place dans le cœur de votre famille et le culte qu’elle a pour vous est bien touchant. Chacun voudrait bien vous revoir mais tous comprennent, votre maman la première, qu’un peu de patience est encore nécessaire. [...] Ce qui console tous les vôtres et votre Maman tout particulièrement, c’est la grande cote morale qui vous entoure dans la simplicité de votre retraite ». Comme en Chine, Alexis se régalait d’être aimé de loin par les siens. Il explique à Roland de Margerie qu’« il avait toujours un pied dans un avion pour aller voir sa mère qui NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 733 — Z33031$$17 — Rev 18.02 La renaissance de Saint-John Perse 733 tenait une grande place dans sa vie ; en fait, observait Margerie, il n’y mit jamais l’autre pied et sa mère mourut sans qu’il l’eût jamais revue ». Il y entrait un peu de l’égoı̈sme du fils très aimé. À Hélène Hoppenot, qui lui téléphona, en janvier 1945, pour le prévenir de l’envoi d’un colis à sa mère, il dévoila l’ignorance des conditions matérielles de l’existence de celle-ci : Que faut-il ajouter aux boı̂tes de lait en poudre et aux tablettes de chocolat pour les suivants ? Et le voilà bien embarrassé : je constate qu’adorant sa mère, il ignore tout de ses goûts, de ses besoins. Cherchant à l’aider, je lui demande, que mange-t-elle, qu’aime-t-elle ? Il ne se le rappelle pas – je crois surtout qu’il ne le sait pas. Du miel, je crois, finit-il par dire après un de ses longs silences. Quand Lambert, rentrant en Europe, est venu prendre congé de lui et le prévenir qu’il lui restait une petite place pour un paquet dans une de ses valises (ce qui n’était pas un mince cadeau par ce temps de disette parisienne), il n’a su quoi lui envoyer et après avoir bien hésité a porté son choix sur... une boule en caoutchouc. « Car, a-t-il dit, je me souviens que, dans mon enfance, je voyais ma mère la remplir d’eau chaude avant d’aller se coucher. Je la revois marchant dans la chambre en la serrant contre elle. En 1945, Renée ne lui faisait pas grief de son absence, à croire cette lettre d’Henri Hoppenot à sa femme, rédigée après une visite parisienne : « Je lui ai dit sur son fils tout ce qui pouvait l’intéresser et qu’elle a recueilli presque religieusement. Son moral est bon et elle paraı̂t à peu près résignée à ne pas le voir rentrer avant quelque temps. [...] Elle souhaite immensément le revoir mais comprend les difficultés qui s’opposent à son retour. Je n’ai pas besoin de vous dire combien l’accueil que sa fille et elle nous ont fait ont été émouvants. Nous leur avons donné deux boı̂tes de lait. C’est ce dont elles ont besoin plus que de toute autre chose. » Finalement, Alexis ne revit jamais sa mère, qui mourut en 1948. Crainte de paraı̂tre devant elle sans avoir été rétabli dans sa grandeur passée, peur de ne pouvoir rentrer aux États-Unis sans passeport, peur des représailles des gaullistes, de la commission d’enquête parlementaire, tout cela devait peser bien lourd pour l’écarter de sa mère, dont Paulette lui écrivit, au lendemain du Nobel : « Elle t’aimait d’un amour maternel de prédilection bien justifié 19. » Cet amour inconditionnel l’avait dispensé d’avoir jamais à se justifier devant quiconque, fort d’un dévouement absolu et d’une image de soi qui le protégeait du monde entier. Les autres n’étaient pas toujours aussi tendres ; l’amitié exigeante de Louise Weiss n’émoussait pas son regard acéré : « Il me dit son regret de n’avoir pas pu assister sa mère dans sa dernière maladie. Regrets, certes, mais explication non valable. Alexis Léger est tourmenté par la crainte de rentrer et de vivre en France une vie médiocre d’ambassadeur à la retraite. Orgueil incommensurable. » Dix ans après la mort de sa mère, Alexis se maria dans son pays d’adoption. Au printemps 1958, ses amis français apprirent son union avec Dorothy Russell, dont ils ignoraient jusqu’à l’existence, alors qu’à Washington NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 734 — Z33031$$17 — Rev 18.02 734 Alexis Léger dit Saint-John Perse la « liaison, bien que discrète, était connue » : « Alexis habitait même chez elle et Marthe de Fels était la seule à l’ignorer ou à le feindre ». Les admirateurs français du poète se renseignèrent avant de pouvoir juger sur pièces. Les Hoppenot interrogèrent un ami diplomate, de retour de Washington : « Ils ont une gentille petite maison, très américaine, dans le goût Georgestown et dont les pièces de réception tout au moins ne portent pas le moindre signe de la personnalité de Léger. Sa femme, qui est aimable, assiste à la conversation plutôt quelle n’y prend part. Cette conversation d’ailleurs tend souvent au monologue. » Alexis cherchait avant tout à prévenir un soupçon, chez ses amis français : il n’avait pas fait un mariage américain. C’était laisser supposer qu’il aurait pu faire un mariage intéressé, mais qu’il n’avait pas renoncé à la figure du pur poète en restant voué à l’art plutôt qu’à l’argent. Pourtant, la nouvelle désolait ses amis, qui voyaient dans ce mariage avec une Américaine une concession du poète aux conventions bourgeoises, et un signe supplémentaire de son acculturation américaine. On peut toujours attribuer au dépit amoureux la déception de l’ancienne égérie lorsqu’elle annonça la nouvelle aux Hoppenot : « Interminable téléphone de Marthe de Fels pour m’apprendre cette nouvelle surprenante : le mariage de Léger ! Avec une Américaine de cinquante-deux ans. “Je l’ai rencontrée plusieurs fois... Mais c’est tellement dommage.” Dommage pour la “figure qu’il était”, la légende qu’il avait soutenue jusqu’alors sans défaillir. Naturellement, avant de sauter le pas, il a consulté Marthe : “Il y a encore deux ans, il m’avait demandé de l’épouser (ce qui m’étonne. Léger n’aurait pas accepté de la faire divorcer et abandonner ses enfants et petits-enfants). Mais vous me comprenez ? C’était là chose impossible... J’ai un mari, des enfants, une position mondaine. Je ne peux pas laisser tout cela. Et puis je n’ai pas de fortune. Je lui ai demandé comment nous pourrions vivre dans la pauvreté tous les deux. [...] C’est ennuyeux que Léger ait choisi pour épouse une Américaine et non une Française ; deux ou trois de mes amies n’auraient demandé que cela mais cela aurait pu me gêner beaucoup plus.” » Marthe se désolait de la perte définitive de son amant abandonné ; en 1950, Louise Weiss avait déjà pressenti, à sa façon de réclamer des nouvelles de Marthe, qu’Alexis cherchait « en Amérique une revanche féminine éblouissante ». Henri Hoppenot n’avait pas ces raisons, quelle que fût son amoureuse admiration pour la poésie d’Alexis ; c’est l’habit du pur poète, taillé sur le patron en vogue dans sa jeunesse, qu’Alexis défroquait sous les yeux navrés de ses plus anciens fidèles ; des mots religieux leur venaient : « Henri, qui a suivi de son fauteuil mes jeux de physionomie pendant cette conversation, plutôt ce monologue, se montre à la fois étonné – et déçu. Il admirait cette rigueur, cette intransigeance, tout ce que Léger avait abandonné pour vivre comme un moine dans la pauvreté. On ne peut continuer que si l’on a la foi, lui dis-je, sinon l’usure vient. Sa légende était trop grande pour lui et cependant il a eu la force de la soutenir pendant des années. Et au nom de quoi ? De la postérité ? En vaut-elle la peine ? » Le 1er août, Charles NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 735 — Z33031$$17 — Rev 18.02 La renaissance de Saint-John Perse 735 Corbin s’accorda avec son cousin pour regretter le mariage : « Henri et Corbin s’interrogent sur les mobiles qui l’ont amené à envisager ce changement de vie – et sont d’accord pour regretter qu’il n’ait pas eu le courage de vivre sa légende jusqu’à la fin. » Alain Bosquet ne réagit pas autrement : « Ainsi donc, lui aussi... Ma première surprise fait place à une sorte de déception : le grand homme redescendu sur terre... » Le choix d’une Américaine ajoutait à la déception des amis français du poète. Marthe de Fels l’accusa de s’être acculturé : « Lorsqu’elle a vu Alexis Léger pour la dernière fois, il avait beaucoup changé physiquement – il a atteint presque soixante-douze ans – et même moralement, s’est pour ainsi dire américanisé. “Pensez donc ! Il y a dix-sept ans qu’il vit là-bas.” » L’ancienne égérie n’aida pas l’épouse américaine à trouver sa place en France ; Alexis, bisaigu à plaisir, en joua avec délices, pour conserver son image de poète farouchement solitaire : « “Elle est possessive, dit Marthe, comme la plupart des femmes américaines, voyez Mme Bliss : jamais elle ne quitte son mari.” Marthe ne lui facilite pas la tâche, essayant, dès qu’elle le peut, d’entraı̂ner Léger dans des apartés. “L’autre jour il m’a dit ‘le mariage m’a apporté beaucoup de choses mais il m’a retiré ce à quoi je tenais le plus au monde : la solitude’. Il n’est libre que lorsqu’il se retire dans une petite pièce de sa maison dont il a défendu l’accès ‘sinon elle est auprès de lui’.” » L’ancienne maı̂tresse se tenait sur le terrain mondain, pour se plaindre des manières du nouveau monde de l’heureuse élue : « Elle est tellement américaine qu’elle ne manquera pas d’américaniser un peu plus son mari ; elle m’a beaucoup gênée car elle a l’habitude de demander – je sais que cela se fait dans son pays – à tous ceux qui lui étaient présentés leurs noms, prénoms, jusqu’à leur numéros de téléphone ! J’ai dû prévenir Alexis. » Alexis lui-même ne vivait pas sans vergogne la situation, qui insista longuement sur les origines européennes de sa femme, dans la notice biographique de la Pléiade : « Épouse, à Washington, Dorothy Russell, née Milbrun, famille américaine de vieille souche anglaise. » En note, l’obsession généalogique occupait une pleine page, pour prouver le pedigree anglais de sa femme. C’est que, pour être devenu un poète américain, Alexis n’en demeurait pas moins d’argile française, selon ses termes ; fort de la reconnaissance de l’Amérique, il voulait reconquérir la France. De Gaulle avait triomphé de Léger et, par là, permis la renaissance de Saint-John Perse. Alexis se crut vengé, au début de l’année 1946, lorsque de Gaulle tomba par là où il avait péché à ses yeux. L’alliance extérieure avec les Soviétiques et le pacte intérieur avec les communistes l’acculèrent à la démission. Alexis espérait en être débarrassé pour toujours. En 1950, cérémonieusement bousculé par Alain Bosquet, qui l’interrogeait sur la réalité de son influence antigaullienne auprès de Roosevelt, Alexis ne lui prédisait aucun avenir : — Je l’ai dit et redit à d’autres. Je vous le redis : j’ai refusé de choisir entre un traı̂tre et un usurpateur. Pétain a trahi, et de Gaulle au début ne NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 736 — Z33031$$17 — Rev 18.02 736 Alexis Léger dit Saint-John Perse représentait que lui-même. Je suis partisan de la légitimité, ou alors je me tais : mettons que je me remets à la poésie. Je lui réponds avec une sorte d’insolence polie : — Excusez-moi, mais les gens de ma génération ne peuvent pas avoir agi selon ces scrupules abusifs. Moi, j’ai choisi la France libre. Je n’ai pas attendu que la tempête passe. — Oui, les générations qui suivent la mienne ont pris leurs risques. C’était leur rôle, et pas le mien. Je ne suis pas un guide ; d’ailleurs les diplomates le sont rarement. Ils pèsent trop le pour et le contre. Alexis se confessait mauvais politique ; il se montra piètre prophète : — Vous n’avez tout de même pas poussé Roosevelt à choisir Giraud à la place de De Gaulle. — J’aurais choisi Herriot. — Un homme dépassé. Si j’ai bien lu les détails du procès Laval, lui aussi aurait voulu, in extremis, remettre les pouvoirs entre les mains d’Herriot ? Il sourit : — De Gaulle a démissionné. Et Roosevelt est mort. — L’Amérique se contente de Truman. — Peu importe : les États-Unis sont les seuls à vraiment avoir gagné cette guerre. De Gaulle était si peu démocrate. — Je le sais. Lors de l’affaire Muselier, on m’a proposé de servir dans les rangs de la France libre. Après avoir longtemps réfléchi, j’ai préféré m’enrôler dans l’armée américaine. Vous lui voyez un avenir, à de Gaulle ? — Pas plus, justement, qu’à Herriot, Reynaud et les autres, Daladier... NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 737 — Z33031$$18 — Rev 18.02 XXI Le roman d’un poète (1958-1975) « Alexis, je lis ta vie, je la repense, éclairée par ton œuvre. C’est un saint qui me parle ; de lui je continue à recevoir la leçon ; indigne de ton exemple et fier de ton amitié. » Paul Morand à Alexis Léger, Noël 1972 1. Giens, le 10 juillet 1958. Alexis fait les honneurs de sa maison provençale au ménage Bosquet : « Il nous raconte comment il est venu en possession de la maison. Quatre ans plus tôt, en grand secret, quelques-uns de ses amis américains se sont cotisés pour lui offrir un toit ; ils ont cherché du côté de la Bretagne, et ont failli acheter une propriété face à l’ı̂le de Bréhat. Les hivers y étant trop rigoureux, ils se sont dit qu’il les passerait à Paris, et qu’il succomberait à la tentation des salons et des milieux littéraires, ce qu’il fallait éviter à tout prix. Ils ont fini par se résigner : ce serait la Méditerranée. » En réalité, Alexis devait cette villa provençale à la générosité personnelle de Mina Curtiss, une admiratrice richissime, qui joua auprès du poète, en version américaine et féminine, le rôle de protection jadis dévolu à Gabriel Frizeau. Leur correspondance authentique, bien loin de ce que montrent les Œuvres complètes, laisse voir que Mina fut continuellement manipulée par Alexis. Serviable, prodigue à l’envi d’aides de toute sorte, le poète se jouait de cette admiratrice enamourée avec trop peu d’égards pour qu’il vaille d’en parler longuement. Il justifiait probablement sa conduite par le service des intérêts supérieurs de la poésie. Sous la fiction d’une donation collective, Mina lui avait offert les Vigneaux, où il finit ses jours avec une autre femme qu’elle. Par un étrange effet du hasard, en 1958, l’année où Alexis se maria et inaugura le rituel de son séjour estival aux Vigneaux, dont il avait pris possession l’année précédente, sur la presqu’ı̂le de Giens, son vieil adversaire revint au pouvoir. Une fois pour toutes, la tentation politique était écartée. C’est en poète qu’Alexis revenait en France. Mais la France ne se souvenait pas plus de Saint-John Perse que d’Alexis Léger. Rompant avec sa courtoisie habituelle, devant les Bosquet, Alexis se fit « ironique et soudain distant : “Voici le résultat. Ils ont voulu me restituer à la France. Et la France s’en fout. Elle a bien raison.” » Sous l’effet de la désillusion, Alexis confessait son appétit de gloire, qu’elle fût politique ou littéraire. Déçu de ne pas trouver, comme poète, NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 738 — Z33031$$18 — Rev 18.02 738 Alexis Léger dit Saint-John Perse la reconnaissance qu’il n’espérait plus comme diplomate, il lui revint d’organiser lui-même l’hommage qu’il espérait pour Saint-John Perse. Par un paradoxe rarement surpris par ses contemporains, il organisa minutieusement la réception de son œuvre pour prouver sa fidélité aux dogmes de la littérature pure, qui proscrivaient précisément de se soucier du public. Après son retour en France, qui suivait la publication d’Amers, il passa plus de temps à orienter Roger Caillois, Alain Bosquet, Jean Paulhan, Pierre Guerre ou Albert Henry qu’à poursuivre son œuvre, sauf à compter la correspondance fictive de la Pléiade comme une œuvre romanesque. La grandeur du poète D’Amérique, au début de l’année 1948, Alexis avait sollicité l’adoubement de Claudel, sa première admiration. À son habitude, le censeur de la Pléiade ne se laissa pas voir en position de demandeur et fit disparaı̂tre le passage de sa lettre qui en constituait le véritable motif, pour sa première prise de contact depuis sa chute, en 1940 : « Dites-moi, je vous prie, s’il vous serait possible de donner quelque chose. Je vous le demande simplement. Vous me répondrez aussi simplement. Vous savez suffisamment tout ce que cela signifierait pour moi, littérairement – peut-être même de décisif en ce moment. Vous savez aussi tout ce qui s’y attacherait pour moi, humainement 2. » Pour le lecteur de la Pléiade, il sauvait la phrase nécessaire à l’intelligence de la situation, mais il renversait les positions d’un seul petit coup de ciseau, en supprimant l’adverbe : « J’ai su que vous vouliez [bien] me consacrer quelque choses de votre plume 3. » Marthe était du complot, qui offrit les colonnes de La Revue de Paris. Il le fallait bien, car Claudel avait décliné la suggestion d’Alexis de joindre son écot au numéro d’hommage que préparait Max-Pol Fouchet dans Fontaine, à l’instigation zélée du principal intéressé : le grand poète catholique était en froid avec Fontaine « à la suite d’un article abominable qu’elle [avait] publié ». Le nom de Claudel était celui qu’Alexis tenait prioritairement à associer à cet hommage. Faute de contribution dans Fontaine, Alexis retourna une contrariété en opportunité. L’hommage du glorieux aı̂né aurait plus d’éclat s’il venait à part ; puisque Marthe s’entremettait et offrait l’hospitalité honorable de La Revue de Paris, restait à trouver le prétexte. Vents avait paru depuis trois ans déjà ; faute de mieux on en fit le sujet de l’article. En juillet 1949, Claudel confia à son Journal son peu d’enthousiasme à satisfaire la commande : « Je commence à m’occuper de l’article promis à Alexis Léger, ce qui m’ennuie énormément. » Auparavant, il avait exigé de son cadet qu’il exprimât personnellement sa requête, pour fouetter sa paresse : « Du fait de votre agnosticisme total, mon cher Léger ! vous êtes si loin de moi ! Paulhan me tourmente pour que je lui donne cette étude. Je ne le ferai que si vous-même m’en témoignez personnellement le désir. » Comment Alexis ne l’aurait-il pas fait, alléché par la promesse de Claudel NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 739 — Z33031$$18 — Rev 18.02 Le roman d’un poète 739 de l’établir « en pleine lumière à [son] rang » ? De fait, Claudel le lui assurait : « Quel grand poète vous êtes devenu 4. » « Grand » ne signifiait pas pur ni bon poète, dans son esprit. À la Noël 1945, Claudel avait avoué aux Hoppenot son peu de goût pour les poèmes américains d’Alexis. Il confiait n’éprouver « aucune admiration pour Pluies ou Nuages [Neiges !] » : « Ce sont surtout des énumérations. Cela me rappelle celles de mes petites-filles que je faisais monter sur mes épaules. Je lui disais : “Que vois-tu là-haut ?” Et elle me répondait : “Je vois le ciel, je vois la terre, je vois la voiture de la marchande de fruits, je vois le bon Dieu, etc.” » Alexis, qui n’avait pas eu vent de ces réserves, se délecta des compliments et se laissa aller à de la gratitude, qu’il gomma plus tard de la Pléiade, parce qu’elle marquait trop évidemment du même sceau d’ambition le désir de plaire littéraire et de pouvoir politique, quand la poésie n’aurait jamais dû se mêler d’aucun souci séculier : « Il m’émeut aujourd’hui de vous voir pencher un moment sur mon sort littéraire, comme vous le faisiez un jour, au seuil de ma vie d’homme, sur l’orientation de ma vie professionnelle. » À voir les coupures qu’il infligea au texte, lorsqu’il le reproduisit plus tard dans Les Cahiers de la Pléiade, où aboutit finalement le projet d’hommage imaginé par Max-Pol Fouchet, Alexis ne fut pas tellement enchanté du résultat, lardé de citations fautives et de jugements moraux. Qu’importait le fond ; seul le nom comptait, et sa grandeur : « De vous, seul grand dans mon temps, et seul investi pour moi de l’autorité lyrique, j’ai eu, littérairement, ce que je pouvais souhaiter de plus haut – le seul honneur qui vaille, et le seul, certes, dont je puisse m’émouvoir. » Saint-John Perse censura la suite, qui pour ne pas laisser voir au lecteur de la Pléiade l’expression de sa « profonde reconnaissance ». C’était l’occasion d’un ultime renversement dans leur relation, où chacun avait un temps dépendu de l’autre, avant que la mort de Claudel n’en fit la proie d’Alexis. Le survivant rendit alors son hommage au disparu, émaillé d’un franc mensonge : « Je n’ai pas connu Claudel établi dans la gloire officielle et la consécration publique. » Alexis invitait à comprendre que le poète honorable était celui de ses débuts, le consul tonitruant de leur première rencontre, le dramaturge du « premier théâtre poétique – avant toute révision », dégagé des honneurs publics et des obligations théologiques. Il préférait le rebelle, l’obscur consul dont la gloire ne pouvait venir que de la littérature, à l’ambassadeur le plus célèbre de son temps, celui qu’il avait pourtant le mieux connu. Il dressait le Claudel paı̈en, qu’il n’avait même jamais connu, contre l’Académicien catholique, pour mieux incarner, lui l’humble Saint-John Perse, secrètement hébergé par le Quai d’Orsay de l’entre-deux-guerres, le type du pur poète qu’il prétendait n’avoir pas trahi. Cette lecture n’avait que peu de sens pour Claudel, dont l’universelle gourmandise avait fait de toute chose matière à célébration ; elle renseigne surtout sur Alexis, obligé par les conceptions de sa jeunesse à une littérature désintéressée, englouti par son métier alimentaire, et rendu malgré lui, sur sa rive natale, à sa vocation première. Il usa de Gide (l’autre nom qu’il NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 740 — Z33031$$18 — Rev 18.02 740 Alexis Léger dit Saint-John Perse avait prioritairement sollicité pour l’hommage prévu dans Fontaine) comme d’un semblable révélateur de sa propre fidélité à la littérature pure, lorsqu’il prescrivit à Gaston Gallimard son ordonnance pour une saine relance de la Nrf, en 1952 : « La rectitude et non l’anomalie ; la vitalité et non la vulgarité, avec toute les obsessions de l’impuissance. C’en est assez, déjà, d’une littérature qui se ronge les ongles, et qui finirait elle-même par tourner à “l’ongle incarné”. De Gide lui-même, qui a tant marqué la Nrf, ne gardez que l’héritage antérieur à 1914, le seul qui vaille. » Loin de l’image hautaine du poète, indifférent à la réception de son œuvre, qu’il se plaisait à produire, Alexis ne laissa aucune revue de côté, pourvu qu’elle lui fût accessible, et sollicita tous les hommages souhaitables lorsqu’il réinvestit le champ littéraire français. Lointain, et silencieux dans sa retraite, il dépensait une énergie patiente et décisive dès qu’une occasion se présentait d’augmenter son capital de reconnaissance littéraire. Il décochait alors une lettre d’éloges fulgurants, dont le destinataire ignorait l’usure des formules. Il avait commencé cette chasse dès ses années américaines. Faute de signe venu du côté des surréalistes, Alexis alla spontanément à la pêche en écrivant à André Breton, en septembre 1947 : « J’ai d’autres œuvres en train, mais retrouverai-je le goût de les publier ? Ma solitude est si totale et mon éloignement tel, que je n’y perçois, naturellement, aucun écho. Je ne sais absolument rien de nos milieux littéraires. Je n’imagine d’ailleurs pas, à l’heure actuelle, qui pourrait encore s’intéresser à des écrits de ce genre ; et je ne vois pas non plus qui pourrait encore témoigner en leur faveur. » En décembre de la même année, informé qu’un hommage se préparait dans Fontaine, Alexis reprit sa plume pour atteindre Max-Pol Fouchet et relancer le projet, sans avoir jamais l’air de rien solliciter. Sous le signe de la littérature pure, il flatta sa « liberté d’esprit » qui gardait la revue « des cristallisations du succès et de l’enregistrement des valeurs acquises », avant de glisser incidemment son « changement d’adresse résidentielle 5 ». Aussitôt, Fouchet assura Alexis de sa grande amitié et de sa détermination à réaliser le numéro d’hommage. Assuré du projet, le poète s’attela à la tâche et relança Max-Pol Fouchet lorsque la revue connut des difficultés. Les lecteurs de la Pléiade n’avaient pas besoin de connaı̂tre les démarches d’Alexis ; Saint-John Perse les censura : « J’entends, de Paris, que des collaborateurs acquis, comme Gide, ou éventuels, comme d’autres que je vous ai mentionnés, croiraient aujourd’hui la disparition de Fontaine assez définitive pour qu’ils dussent renoncer à leur contribution. Je vous mentionne tout cela, cher ami, bien au-dessus de toute pensée personnelle, pour vous faire comprendre l’appréhension que j’éprouve à votre sujet. » Alexis relança MaxPol Fouchet, sans relâche et s’étonna de ses silences après avoir lui-même laissé ses premiers courriers sans réponse, aussi longtemps qu’il n’avait pas été question de l’honorer d’un numéro spécial. Du jour où la disparition de la revue fut avérée, Alexis n’écrivit plus, assuré que « l’hommage à SaintJohn Perse trouverait aussitôt sa place dans les Cahiers de la Pléiade, si Fontaine ne pouvait renaı̂tre ». Alexis imputa son silence à la perte du NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 741 — Z33031$$18 — Rev 18.02 Le roman d’un poète 741 courrier de son correspondant ; Fouchet envoya des lettres recommandées, ce qui n’y changea rien. Le projet de relance avorta ; Alexis demanda à Paulhan de relayer Fouchet et sa défunte Fontaine. Les amitiés littéraires ne duraient pas au-delà de l’intérêt particulier qu’Alexis y avait placé. En reprenant le projet d’hommage pour le compte de la Nrf (qui n’avait pas retrouvé son nom, compromis par la direction de Drieu, et s’appelait encore Les Cahiers de la Pléiade), Paulhan se rapprocha de Saint-John Perse. De ce rapprochement procéda, presque quinze ans plus tard, une étude signée par l’arbitre des lettres françaises, décisive dans la réception du poète en France. Après l’aventure de Commerce, les deux hommes s’étaient parfois croisés, lorsque Paulhan avait pris la succession de Rivière et organisé son hommage. À la fin de la guerre, Alexis avait repris contact avec lui. Au début de l’année 1945, il lui avait fait tenir Neiges. Ils avaient noué une relation épistolaire, assez amicale pour qu’Alexis pût solliciter indirectement l’hommage des Cahiers de la Pléiade, où il avait espéré ratisser au plus large, évoquant les noms de Ponge, Guillevic, Reverdy, Joë Bousquet, Prévert et même Malraux. Il avait regretté la défection de nombreux étrangers, et celle de Claudel, palliée par l’article de La Revue de Paris. Alexis avait suivi pas à pas l’élaboration du numéro, relançant discrètement Paulhan, au milieu de mille témoignages d’amitiés quand le projet s’enlisait, le freinant, au contraire, quand il paraissait que les auteurs réunis n’étaient pas assez prestigieux et qu’il fallait en trouver de nouveaux. Il recueillit avec satisfaction les réactions provoquées par sa publication, à la fin de l’année 1950, et classa dans son press-book les coupures de presse qui l’avaient salué constituant un « tournant littéraire » dans la réception de son œuvre en France. Tout cela n’avait pas altéré le goût de Paulhan. Il avait sollicité de Perse un poème, pour la nouvelle Nrf, et l’avait remercié de lui avoir donné Amers avec l’enthousiasme attendu de l’héritier de Rivière envers l’un des auteurs historiques de la revue : « Je suis émerveillé d’Amers. Nul texte de prose ou de poésie ne pouvait mieux marquer, en tête du premier numéro d’une nouvelle Nrf, ce qu’il y a de plus pur, et de plus puissant dans notre ambition. » C’était s’en tenir au registre de la morale poétique et du positionnement stratégique dans le champ littéraire français. Sur le plan esthétique, Paulhan évitait de dire son goût pour l’œuvre, en restant académique : « Jamais non plus, je pense, votre voix n’avait maı̂trisé tant de tons, et de registres divers. » Un an plus tard, recevant une nouvelle livraison du très long poème de la mer, Paulhan se montrait nettement plus tiède, devant Raymond Aron, inquiet du sommaire du numéro huit : « Nous manquons jusqu’ici de grandes œuvres. La Lettre au père – qui me semble admirable – n’apporte pas de grande nouveauté ; de plus, elle est allemande. Or c’est de la France que nous voudrions voir sortir l’étincelle. Restent Amers et – je suppose Les Premiers Temps [d’André Dhôtel]. Mais cela est peu. » Appréciation purement quantitative ? NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 742 — Z33031$$18 — Rev 18.02 742 Alexis Léger dit Saint-John Perse Avec Paulhan, Alexis tenait à sa main, après Caillois et Bosquet, l’une des plus fortes autorités critiques de son temps. Il ne se privait pas, d’ailleurs, de réactiver cette fidélité, quand il lui semblait qu’elle lui manquait. En 1959, il le rappela à l’ordre, ou plus exactement à la tradition lyrique de la revue : « Vous m’aviez annoncé la publication d’une étude sur Amers dans la Nrf. Ce projet a-t-il pu avoir une suite ? J’y attacherais du prix, vous le savez, car, à n’entendre jamais le moindre écho dans la Revue, de mon œuvre éditée, ou à n’y rencontrer comme rares allusions, que les seules réticences ou critiques d’un écrivain suisse [Philippe Jacottet] qui semble faire autorité dans la maison en matière poétique, je me demande, à distance, si l’évolution du milieu littéraire de la revue, de plus en plus analytique et antilyrique, n’a pas cessé de répondre à mes conceptions poétiques – ce que je trouverais d’ailleurs tout à fait naturel, croyez-le bien 6. » Au début des années 1960, Alexis relança Paulhan, pour obtenir de lui l’étude qui l’établirait en gloire dans le champ littéraire français. Il lui en avait en quelque sorte passé la commande, au terme d’une longue approche (« C’est en France, vous le pensez bien, et non à l’étranger, que j’aimerais voir passer une route littéraire, pour peu que j’en eusse une »). Paulhan s’y colla sans plus d’ardeur que Claudel. Stylisticien hors pair, il peinait à relier l’analyse des procédés rhétoriques de Saint-John Perse à sa conception d’ensemble, aveuglé par son commanditaire : « J’achève cette fois mon introduction. C’est une tâche bien lourde, et bien difficile, que vous m’avez confiée. Il m’a semblé, plus d’une fois, que j’en étais écrasé. » L’étude, généreusement (mais partialement) citée dans les Œuvres complètes, concluait non sans un peu de complaisance que Saint-John Perse avait « donné une nouvelle Bible, la Bible de notre monde-ci, je ne vois pas qu’il y ait là-dessus le moindre doute ». Il avait fallu beaucoup d’habileté au diplomate qui se survivait, dissimulé sous la nouvelle identité littéraire d’Alexis, pour intéresser le directeur de la Nrf à l’œuvre de Saint-John Perse, dont il disait à Drieu en 1942, à propos d’Exil : « C’est du beau Léger (et je dois avouer que le plus beau Léger ne me semble pas nettement préférable à Salammbô, par exemple)... » À l’automne 1950, qui l’avait vu salué par Les Cahiers de la Pléiade, les liens d’Alexis avec Les Cahiers du Sud, entretenus pendant l’entre-deuxguerres, lui avaient valu un « Hommage à Saint-John Perse » organisé par le Marseillais Pierre Guerre. Une relation épistolaire commença entre les deux hommes qui offrit à Alexis, avec une nouvelle affection, un artisan dévoué et infatigable de sa réception en France. La reconnaissance de ses pairs, surtout, restituait Saint-John Perse à la première place des poètes français. Avec Pierre Jean Jouve et René Char, il avait pris lui-même l’initiative de correspondances qui aboutirent à des rencontres, facilitées à la fin des années 1950 par ses retours saisonniers en terre française. Ses amitiés littéraires suivaient toujours la même courbe : des lettres somptueuses établissaient un lien de très haute essence, entre deux poètes d’exception ; puis venaient les premiers contacts personnels. L’amitié chaleureuse et dévouée remplaçait le ton hiératique des premières missives. En 1949, NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 743 — Z33031$$18 — Rev 18.02 Le roman d’un poète 743 Alexis envoya à Pierre Jean Jouve une édition luxueuse d’Exil ; Jouve le remercia : « Vous êtes, dans votre hautaine solitude, un père et un ami 7. » Dix ans plus tard, une étape parisienne de l’exilé permit à Jouve de s’entretenir au téléphone avec lui, pour organiser une rencontre aux vertus thaumaturges : « Notre entrevue m’a fait un grand bien. Votre présence avait un ton si chaleureux et profond, dans des paroles simples, que je sentais comme la réunion de deux pairs, de deux compagnons ayant assumé en même temps le poids de l’ouvrage de poésie. Personne ne m’avait donné jusqu’à présent un si formidable sentiment, de contenir sous la même vue ce que l’on est et l’être devant qui l’on est. Il n’y avait donc plus de solitude, puisque “deux hommes solitaires comme nous” se rencontraient, conscients d’être ensemble. » Solitude élective, parité de génie poétique : Alexis pouvait compter sur Jouve dans sa rentrée sur la scène littéraire française. Plus tard, après que Perse eut été couronné du Nobel, et après avoir laisser affleurer un peu d’aigreur dans ses félicitations, comme la plupart des poètes, Jouve statufia son ami, afin que rejaillı̂t sur leur familiarité un peu de sa grandeur : « Vous êtes le plus haut poète à portée de nos yeux, vivant, et aussi proche que possible de la Poésie. » Le procédé de reconnaissance mutuelle, qui élevait les deux parties, fonctionna aussi bien avec Char. De retour en France, Alexis prit l’initiative de leur rencontre en invitant le poète provençal aux Vigneaux ; le jeu de la reconnaissance littéraire se doublait, au plan politique, des plaisirs de l’antigaullisme : « Voici qu’une étoile inespérée m’apparaı̂t dans le ciel de cet été ! dans le creux de notre France horizontale et lourde d’hypnose ! Le malheur médiocre s’acharne sur elle. Le général cocher ne me rassure pas du tout quant aux suites de la course, au premier difficile virage... Je ne crois pas à sa “grandeur”, encore moins à ses pouvoirs naturels... Nous parlerons mieux ensemble – si on nous en laisse le temps ! – de la montée incalculable des périls. » Une crise de rhumatisme, qui cloua Char au lit, différa la rencontre ; ce fut l’occasion de revenir au premier signe dont Saint-John Perse l’avait salué, qui lui promettait la postérité, ce salut des Poètes : « Je pense souvent à vous, avec chaleur et reconnaissance. Certes, cela je vous l’ai écrit déjà, depuis le temps de notre après-guerre où votre lettre, à propos de “Seuls demeurent”, jetait tout à coup sur mon travail une lumière affectueuse dont l’éclat n’a pas cessé de me nourrir et de m’encourager. » Ils se rencontrèrent finalement à Paris, à l’automne 1958, avant le départ des Léger pour leur hiver américain. Char fut reçu chez eux, rue Bonaparte ; il rendit l’invitation, quelques jours plus tard, à son domicile parisien, où il convia également Camus. On ignore comment s’appréhendèrent le patricien créole et le pied-noir sans façons mais leur rencontre demeura sans lendemain. Camus, qu’on imagine mal à l’aise avec Alexis, déclina les nouvelles invitations de Char, pour se consacrer aux répétitions de l’une de ses pièces. Un an plus tard, Alexis trouva les mots, cependant, pour atteindre Char, touché de plein fouet par la mort de son ami, survenue quelques semaines après l’internement de sa sœur. Comme Jouve, Char attribuait au poète des pouvoirs de consolation qui tenaient à sa nature magique : « Vous m’avez fait, vous me NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 744 — Z33031$$18 — Rev 18.02 744 Alexis Léger dit Saint-John Perse faites du bien. Je n’oublierai pas le baume de votre parole en ces jours qui se continuent, plus rongeurs qu’un deuil venu de loin ou foudroyant. » Comme Jouve, l’amour-propre de Char se pinça à la nouvelle du Nobel, qu’il accueillit avec un sombre lyrisme. Il disait se réjouir du prix qui distinguait la poésie et son ami ; il ne le montrait guère : « Ah ! ne laissez pas tout ce qui hait la poésie et les poètes ici planter sa cabane sur votre noble terrain, et faire semblant d’apprécier d’entendre votre parole. Nous avons durement lutté, vous savez, depuis 1945, afin que ce que nous aimons ne soit pas altéré, gâté, rompu et dispersé à tous vents méchants. [...] S’il fait nuit sous les nuages, il ne fait pas assez sombre pour que les mains sûres ne s’étreignent pas, pures par leur sentiment et par leur vérité. » Au moment que Perse allait à Char, à l’été 1958, Bonnefoy vint à lui, jeune et déférent : « Cher Saint-John Perse, je suis un poète français et, de passage aux États-Unis, je serais très heureux si vous m’accordiez de vous voir 8. » Des liens se nouèrent, que la différence d’âge délivrait de tout soupçon de rivalité ; les félicitations du jeune poète à l’occasion de la consécration du Nobel furent plus simplement joyeuses que celles de ses aı̂nés : « Inutile de vous dire combien j’avais été heureux de voir votre œuvre, si universelle, universellement reconnue. » Au milieu de ces allégeances, qui n’allaient pas sans réserve (Char s’offusquait du titre de « plus grand poète » décerné par Mandiargues à Perse ; Supervielle avait émis le même genre de réserves à Caillois, pendant la guerre), quelques dissonances étaient soigneusement bannies du concert d’éloges orchestré par Saint-John Perse. Le nom de Ponge, avancé par Paulhan pour l’hommage des Cahiers de la Pléiade, avait été accueilli avec faveur par Alexis. Sa défection le bannit de l’univers persien. Plus tard, Ponge fut l’un des rares poètes français à ne pas dissimuler ses réserves à l’égard de Saint-John Perse. En 1953, la publication par Gallimard du premier tome de l’édition complète des œuvres de Saint-John Perse, élargit l’audience du poète audelà de ses pairs. La France littéraire découvrait la mue. Le diplomate s’effaçait ; pour la première fois, la renommée d’Alexis devait davantage à sa personnalité poétique qu’à son action politique, dont le souvenir s’effaçait. Le critique Émile Henriot, dans Le Monde du 8 avril 1953, salua la publication comme « un événement littéraire d’importance ». Il avait parfaitement perçu la rupture éditoriale avec les pratiques confidentielles de Saint-John Perse dans l’entre-deux-guerres : « Les minces et lourds recueils qui ont fait jusqu’ici sa gloire aux yeux d’un petit nombre d’élus – parmi lesquels figurent des admirateurs aussi considérables que Francis Jammes, Paul Claudel, Gide, Valery Larbaud, Hofmannsthal ou T. S. Eliot – n’avaient paru qu’en éditions restreintes, parfois interdites ou retirées par le poète lui-même. » Cette rupture n’était pas reçue comme la concession d’un pur poète revenu dans le champ littéraire, faute d’emploi politique. Au contraire, l’effacement politique qu’Alexis n’avait pas choisi, lui était aimablement crédité : « M. Léger a continué de vivre en Amérique, où il s’était réfugié ; NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 745 — Z33031$$18 — Rev 18.02 Le roman d’un poète 745 et le peu que l’on sait de lui, sans l’avoir jamais rencontré, est d’une dignité exemplaire. Il n’a pas fait parler de lui dans son silencieux exil, et il paraı̂t avoir renoncé à toute fortune diplomatique ou politique sans idée de revanche. » L’article était titré « Le retour de Saint-John Perse » ; mais Henriot voyait bien qu’il s’agissait plutôt de la conquête inédite d’un large public, s’il ne disait pas qu’Alexis souhaitait élargir sa reconnaissance littéraire à la mesure des voluptés régaliennes auxquels il avait dû renoncer. En 1954, Caillois donna sa Poétique de Saint-John Perse ; par un paradoxe qui s’explique aisément, le sévère contempteur des Impostures de la poésie, le critique acide de la mythologie de l’inspiration, approcha avec tout le sérieux de sa méthode le plus mystificateur des poètes, pour le trouver conforme à sa poétique de l’exactitude. Caillois ignorait tout ce qu’il y avait de fortuit, et de banalement biographique, dans l’encodage savant d’une œuvre dont chaque terme était fondé, mais dont l’ensemble ne répondait qu’à une accumulation de correspondances (suggérées par les dictionnaires analogiques) et d’allusions personnelles, privées de signification dès lors que le motif biographique était récusé. Alexis n’aurait pas su mieux dire que son critique, qui présenta son étude dans le bulletin d’avril 1954 de la nouvelle Nrf sous le signe de la stricte cohérence sémantique, en dehors de toute historicité : « Je ne recherche ni les influences, ni les sources. Je ne me soucie pas non plus des détails de la vie de l’auteur. J’ignore délibérément s’il aima, s’il souffrit, s’il se désespère. Je ne veux ni savoir ni conjecturer ce qu’il lut, pour en identifier la postérité dans ce qu’il écrivit. Je n’ose m’intéresser qu’à son art. En somme, cette étude s’occupe de l’œuvre, et de l’œuvre seule. Elle fait à peu près comme si l’auteur n’existait pas. » Les correspondances d’Alexis, suivies sur de longues périodes, permettent de dater l’aboutissement de sa mue. André Girard, le peintre résistant antigaulliste, qui s’était lamenté pendant des années qu’Alexis ne retrouvât pas son poste de secrétaire général, permet de mesurer l’accomplissement de la métamorphose, au milieu des années 1950. L’écrivain avait pris le pas sur le diplomate ; sa grandeur procédait de la poésie, comme de sa distance avec l’indigne politique : « Nous avons plaisir à voir grandir sans cesse à Paris la gloire de Saint-John Perse. Vous touchez non seulement les lettrés mais toute une jeunesse bien plus française que ses tristes dirigeants d’aujourd’hui. » Acteur de cette mue, s’il ne s’en trouvait pas à l’origine, Alexis s’engagea sans réserve dans la recherche d’une reconnaissance littéraire qui compensât le plaisir immédiat jadis reçu de l’action diplomatique. Il encouragea les travaux universitaires, qui commençaient de prendre Saint-John Perse pour sujet, tandis qu’il laissait sans réponse les chercheurs qui l’interrogeaient sur sa carrière diplomatique. Il accueillit avec faveur l’étude de René Girard, et l’incita (vainement) à persévérer dans la critique persienne. Il encouragea Daniel Racine, l’un des premiers étudiants à entreprendre une thèse d’État consacrée à Saint-John Perse, qui l’entretenait en détail des heurs et malheurs de ses aventures universitaires. Le couple Léger répondit avec bienveillance à la dizaine de lettres que le jeune chercheur enthousiaste lui NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 746 — Z33031$$18 — Rev 18.02 746 Alexis Léger dit Saint-John Perse écrivit au début des années 1970. Alexis en fut récompensé par une étude qui entrait parfaitement dans sa logique. « Réduit par l’inaction au métier d’enchanteur », Alexis n’eut de cesse d’honorer la figure du poète au détriment de l’homme d’action, à rebours de son œuvre, qui représentait indéfiniment la stérilité livresque. Il redéfinit dans sa maturité la poésie comme un mode de connaissance (ce fut l’objet du discours de Stockholm, en 1960) mais aussi comme un mode d’action. C’est ainsi qu’Alexis rendit hommage à Dante dans son « Discours de Florence », en 1965 : « Que la poésie elle-même est action, c’est ce que tend à confesser la solitude du proscrit. [...] Et celui-là fut d’Occident, où le songe est action, et l’action novatrice ». In extremis, les livres n’étaient plus voués à la poussière honteuse ; ils devenaient les lieux du pouvoir durable de l’esprit, quand les hommes d’action se vouaient à l’oubli : « Combien de potentats, combien d’hommes de pouvoir et de maı̂tres de l’heure, podestats, autocrates et despotes, hommes de tout masque et de tout rang, auront déserté les cendres de l’histoire, quand ce poète du plus grand exil continuera d’exercer sa puissance chez les hommes – puissance non usurpée. » Par la grâce de la poésie, Alexis échappait à la hantise de prouver sa valeur dans le siècle : « Poète, suzerain de naissance, et qui n’a point à se forger une légitimité. » Rétabli dans sa légitimité poétique, Alexis ne renonçait pourtant pas à la logique prédatrice de l’homme de pouvoir. Il entendait dominer en suzerain la République des lettres, veillant à la reconnaissance de ses pairs, dût-il les abaisser pour cela. À qui l’interrogeait sur Jouve, il lâchait sans vergogne : « J’admire sa constance à m’envoyer ses œuvres depuis trente ans, sans jamais avoir le moindre signe de moi. » Questionné sur Char : « Pourquoi un tel parti pris de morale ? » Quelques années plus tôt, Alain Bosquet enregistrait les critiques de Saint-John Perse qui le laissait seul au sommet, d’autant plus cruel qu’il demeurait frustré de toute reconnaissance française : De René Char : « Ce sont de petites vérités paysannes. » De Camus : « Des élans et des problèmes de collégien » d’Apollinaire : « Il est surfait. Comme tous les étrangers, c’est un produit de culture. » [...] De Supervielle : « Du La Fontaine, avec quelques étoiles en plus 9. » Alexis ne se tira pas mieux de la contre-épreuve, lorsque Bosquet voulut l’honorer à l’occasion de la publication d’Amers. La plupart des écrivains sollicités pour cet « hommage international » se récusèrent cruellement, et n’émargèrent pas au sommaire du numéro de Combat en, 1957 : « Réponse de Samuel Beckett : “Je me creuse le ciboulot pour les quelques lignes que vous m’avez demandées. Le silence de ces espaces infinis est décourageant. Vous ne m’en voudrez pas, n’est-ce pas, si je ne donne rien ?” [...] Jules Supervielle : “Il m’est impossible, en ce moment, de me distraire de mon NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 747 — Z33031$$18 — Rev 18.02 Le roman d’un poète 747 travail personnel. Je me fatigue vite et n’ai que de trop rares heures utilisables dans la journée pour mon œuvre.” Albert Camus : “Je suis mal préparé à parler, même brièvement, de Saint-John Perse” », etc. L’hommage regroupa tout de même une pléiade de poètes, dont bon nombre de résistants (Jean Cassou, Pierre Emmanuel et Pierre Jean Jouve au titre de la résistance intellectuelle) mais aussi Jean Grosjean (associé à la résistance gaulliste, du fait de son amitié avec Malraux, dont il avait partagé la captivité) ou Henri Miller et Julien Gracq. En fin diplomate, Alexis apprécia l’opportunité de la publication dans le périodique gaulliste, qui lui parut assez éclatante pour justifier son premier retour en France. Il remercia Alain Bosquet en ce sens : « Mon arrivée à Paris, fin mai, coı̈ncidait avec cette étonnante manifestation, si remarquablement organisée par vous dans Combat et dont la répercussion ne cessait de se faire sentir dans la presse, influençant certainement les premiers articles consacrés à la sortie de mon nouveau livre chez Gallimard. » Mais il préféra organiser lui-même l’hommage à son œuvre, que ses pairs lui concédaient toujours trop chichement. La recherche des honneurs Évidemment, le jeu voulait qu’Alexis prétendı̂t le contraire : il ne cherchait pas les honneurs, il les fuyait. En novembre 1958, rue Bonaparte, il le jura à Bosquet : « Jusqu’à ma mort, je ne me montrerai plus en public. » Voir ! Poète américain, honoré par les poètes et les institutions américaines, Alexis n’eut de cesse de gagner la reconnaissance littéraire qui lui faisait défaut dans son pays. Au temps de son exil, les signes venus de France, amicaux et fervents, étaient demeurés le fait d’initiatives personnelles et isolées : les hommages des Cahiers de la Pléiade et des Cahiers du Sud à l’automne 1950, la publication chez Seghers, dans la collection « Poètes d’aujourd’hui », du Saint-John Perse d’Alain Bosquet, l’importante étude de Caillois, parue en mars 1954, et le numéro spécial de Combat, qui avait célébré les soixante-dix ans du poète dans son numéro du 16 mai 1957. Cette reconnaissance demeurait purement éditoriale, cantonnée au milieu des revues, ce qui n’élargissait guère le cercle de ses anciens lecteurs. Il y avait bien eu cette offre d’entrer à l’Académie Mallarmé ; l’institution était trop modeste pour hausser sa figure au niveau du créateur universel qu’il voulait incarner devant le public français. Il se défaussa en élevant des objections de principe, quand ses réticences n’étaient que question de degré : « Je n’ai pas, à proprement parler, de vie littéraire, et je n’en aurai point. Je ne vis pas non plus en France. C’est assez, me semble-t-il, pour n’avoir pas à invoquer mon âge ni mes goûts. » Alexis retrouvait les accents de sa jeunesse pour se composer une posture rimbaldienne, plagiant le poète des Assis : « Nulle réserve à l’égard de votre milieu : je ne vois pas, aujourd’hui, où pourrait mieux s’asseoir un poète – si tant est qu’un poète puisse jamais s’asseoir. » Alors qu’il avait déjà tourné le dos à ses principes de jeunesse, il les invoquait faute d’être honoré comme il l’aurait voulu. À peine rentré en France, revenu dans l’orbite mondaine de Marthe de Fels, Alexis s’employa à réparer ce défaut de reconnaissance ; ses amis y NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 748 — Z33031$$18 — Rev 18.02 748 Alexis Léger dit Saint-John Perse voyaient un besoin de compensation pour le diplomate frustré, qui rabâchait ses souvenirs de la Carrière. Tout à son impatience, Alexis commit quelques impairs ; ses proches le rappelèrent à la règle sous laquelle il s’était engagé en poésie, un demi-siècle plus tôt. En 1958, dans la foulée, il est vrai, d’un mariage qui ne l’inclinait pas à l’indulgence, Marthe de Fels confia sa « déception » à Hélène Hoppenot : « À l’instar de Jules Supervielle, il avait accepté de laisser organiser à la bibliothèque Doucet une exposition de photos, lettres, œuvres, etc., sur lui-même. “On m’a même demandé, fait Marthe dégoûtée, de donner toutes celles de lui que je possédais. Quelle faute il aurait faite ! Léger ne se rend plus compte de ce qui se fait en France ou ne se fait pas. Si encore elle avait eu lieu à la Bibliothèque nationale.” » Quelques jours plus tard, à la veille de son départ pour son hiver américain, Marthe chapitra Alexis : « Elle lui a dit : “Vous vous embourgeoisez. Vous vivez une vie mondaine pour laquelle vous n’êtes pas fait. Autrefois vous l’auriez refusée. Elle portera préjudice à votre œuvre.” Il l’a reconnu (dit-elle), puis répondu : “Vous voyez très loin mais c’était cela ou la mort.” Depuis la parution de son recueil américain, il n’a écrit qu’un seul poème qu’il a déchiré “tellement il était désespéré”. » Deux ans plus tard, nouvelle boulette : à quelques jours de la consécration qu’allait lui apporter le Nobel, Alexis envisagea d’accepter le titre de « prince des poètes ». Marthe de Fels informa Hélène Hoppenot de la faute de goût du poète américanisé : « “Mais voyons c’est ridicule, personne ne prend ce titre au sérieux.” Et elle ajoute : “Pour moi c’est encore sa femme qui le pousse à accepter, ne sachant pas de quoi il retourne, toujours pour le pousser en avant.” Alors Léger va envoyer au Monde une note : “Je n’accepte en aucun cas de porter un titre auquel je n’ai pas vocation.” » Ainsi fut fait. Une fois couronné du Nobel, Alexis antidata de quelques jours sa réaction, pour gommer le temps d’hésitation indigne de son nouveau statut, et c’est sous la date du 9 octobre qu’il publia sa réponse dans la Pléiade. Façon de ne pas renoncer tout à fait au bénéfice de cette reconnaissance, fût-elle de deuxième ordre : « Informé tardivement, par la presse, des résultats d’une élection qui tendrait à faire de moi un “Prince des Poètes”, je crois devoir faire savoir aux répondants de cette élection que je n’accepterai, en aucun cas, de porter un titre auquel je n’ai point vocation. » Décliner l’offre ne répondait pas à un simple souci de standing littéraire ; il y entrait aussi un calcul stratégique, en vue d’une consécration autrement plus honorable : « Marthe ne désespère pas de le faire nommer un jour académicien. “Ce sera fait tôt ou tard et pourquoi perdre d’avance une voix, celle de Jean Cocteau, en lui disputant un titre tout honorifique ?” » Entre-temps, Alexis avait reçu le prix national des Lettres. Ce succès d’apparence mineur lui causa un plaisir révélateur de son dépit de n’être pas honoré en France. Il avait obtenu cette récompense grâce à Julien Cain, le directeur de la Bibliothèque nationale, qui lui était un supporter indéfectible. Maurois, qui lui annonça la nouvelle, lui fit l’article du prix ; c’était l’occasion de prouver son allégeance française et Alexis l’entendait NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 749 — Z33031$$18 — Rev 18.02 Le roman d’un poète 749 bien comme tel : « Comme vous je n’aime guère les prix littéraires et je n’en ai jamais eu. Mais celui-ci est différent. C’est une sorte de prix Nobel à l’échelle de la France et il n’a été donné qu’à des hommes comme Alain, Valery Larbaud. En outre il me plairait que vous receviez un prix “national” pour bien marquer l’attachement de la France au plus grand poète français vivant. Rien n’a été annoncé dans la presse parce qu’on voulait d’abord être sûr de votre acceptation (qu’Hervé Alphand a dû confirmer à Malraux) et aussi savoir quand vous serez à Paris pour la cérémonie qui est assez solennelle 10. » Ce fut l’occasion de renouer avec Malraux. Comme dans ses années américaines, Alexis se trouva un cran au-dessus de son correspondant dans la cordialité. Il poursuivit Malraux, feu follet aux lettres lapidaires. Le poète se méfiait : il n’entendait pas que le ministre du général se dérobât à la remise du prix ; c’est ce qui fit toute la saveur de leurs échanges. Malraux avait proposé la date du 1er septembre. Mais Alexis avait découpé une brève, dans la presse, qui annonçait un voyage de Malraux à l’étranger du 23 août au 13 septembre. Il proposa en conséquence la date de remise du prix. Sur le ton de la connivence propre à deux écrivains distingués par le service de l’État, Alexis commença par une révérence à la titularisation de l’écrivain à la tête du premier ministère de la Culture : « Je vous félicite de l’institution officielle du ministère des Relations culturelles. Cela n’ajoute rien à l’autorité de votre nom dans l’exercice de vos fonctions actuelles, mais cela accroı̂t certainement vos moyens d’action. » Puis il l’accula, pour être sûr de tenir de ses mains la reconnaissance officielle de l’État français, dont il n’avait rien reçu, depuis 1940, qu’une dénationalisation et une mise à la retraite. Fidèle à ses façons, il renversa la situation et assujettit la réalité à son désir en suggérant d’anticiper la proclamation du résultat pour dissiper les préventions qu’on lui prêtait censément d’accepter un prix de l’État gaulliste : « L’ajournement de toute publication est interprété malicieusement comme révélant je ne sais quelle réserve, réticence ou discussion de ma part – ce que je voudrais, vous le savez, avant tout éviter dans les circonstances actuelles 11. » Malraux céda. Parmi les nombreux écrivains présents, Alain Bosquet se réjouit particulièrement de la remise du prix : « Après avoir reçu des mains de Malraux le grand prix national des Lettres, au Palais-Royal, il écarte les journalistes, échotiers, écrivains qui se pressent autour de lui, fend la foule, vient vers moi et me remet solennellement le brouillon de son allocution : “Gardez ça. Vous au moins, vous n’êtes pas du complot.” Le lendemain, dans un salon de l’hôtel de Castille, il reçoit, sur mon insistance, Yves Bonnefoy, Robert Sabatier, Charles Le Quintrec, Pierre Emmanuel, Luc Estang et Pierre de Boisdeffre. Généralités sur la poésie. [...] À la fin de l’entretien, je le vois fort ému pour la première fois. Il serre la main de chacun de nous, le regarde avec une intensité fervente et dit : “Je vous remercie de votre confiance et de m’avoir moralement soutenu.” » Le prix valut à Alexis un regain de notoriété en France. Saint-John Perse était d’ores et déjà bien mieux connu en France qu’avant guerre et le poète redonnait du lustre à l’ancien diplomate dans le monde politique. Vincent NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 750 — Z33031$$18 — Rev 18.02 750 Alexis Léger dit Saint-John Perse Auriol, qui n’avait jamais cessé de soutenir Alexis Léger dans sa retraite américaine, le félicita de cette « légitime récompense attribuée à Saint-John Perse en attendant le prix Nobel ». Alexis n’attendait rien d’autre. Dès 1953, la Fondation Bollingen avait envoyé au comité Nobel les traductions anglaises d’Exil et de Vents. À Paris, on avait évoqué le nom de Saint-John Perse pour le prix en 1954. Des raisons politiques augmentaient ses chances de coiffer Malraux, favori mais desservi par son gaullisme. Ni l’un ni l’autre ne l’avait emporté. À croire Roger Peyrefitte, la candidature de Malraux avait rencontré l’opposition de celui qui fit l’élection d’Alexis, le secrétaire général de l’ONU, Dag Hammarskjöld. Hoppenot y mit du sien ; il envoya le 11 mai 1954 les Œuvres complètes de celui qu’il présentait comme son « candidat au prix Nobel » à Dag Hammarskjöld, membre de l’Académie suédoise, et de son comité Nobel. Le Suédois s’intéressa personnellement au poète, dont il connaissait déjà Anabase ; il était d’autant plus accessible à la médiation de Hoppenot, que le représentant français à l’ONU n’avait pas été pour rien dans son élection, l’année précédente, au poste de secrétaire général, auquel il avait intéressé le représentant américain Henry Cabot Lodge. Hammarskjöld devint le meilleur promoteur de la candidature d’Alexis, suivant de près la traduction en suédois de son œuvre par Erik Lindegren, à qui il avait inspiré le projet. Alexis n’avait pas ménagé sa peine, ni ses amis, pour se gagner ce soutien, qui lui fut décisif. En février 1955, Henri avait reçu une lettre d’Alexis. Hélène Hoppenot n’avait pas été dupe de « cet événement extraordinaire », suite d’« une conversation téléphonique » avec Henri à ce sujet. Le fidèle et dévoué ami avait annoncé au poète sa démarche auprès de Dag, flattant ses espoirs : « Un de ses mystérieux informateurs lui a dit : “Hoppenot est si bien avec Hammarskjöld qu’il l’appelle par son prénom.” » À la réception d’une nouvelle lettre d’Alexis, quoique prévenue de longtemps des éclipses de leur amitié, Hélène s’était agacée du manège : « Je mâche une amertume irraisonnable et peut-être peu amicale en pensant qu’au cours de tant d’années, alors qu’en exil une lettre de lui était si importante pour Henri, il n’ait jamais trouvé ni le goût ni le moyen de lui en faire parvenir et que, soudain, quand son intérêt est en jeu, il l’en comble. » Mais elle ne pouvait s’empêcher d’admirer l’art du poète louangeur : « C’est, comme toujours, magnifiquement dit. » Le 15 juin 1955, Alexis confesse aux Hoppenot « à quel point l’attribution du prix Nobel le tirerait de ses difficultés financières : “Ce serait pour moi miraculeux” ». Hélène confirma les démarches entreprises par Henri. « Léger brûle de savoir si la sagesse consiste à se tenir coi ou à faire intervenir en sa faveur quelques personnalités parisiennes ou anciens prix Nobel (je vois de loin Marthe de Fels se précipiter vers eux avec la grâce d’un éléphant !). “Tout serait changé pour moi”, répète Léger. » La première campagne d’Hammarskjöld, en 1955, (comme les quatre suivantes), fut infructueuse. Le secrétaire général de l’ONU ne se découragea pas ; Alexis se montrait moins stoı̈que devant les Hoppenot : « Pauvre NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 751 — Z33031$$18 — Rev 18.02 Le roman d’un poète 751 Léger... Avec ce goût de l’absolu qui ne l’a jamais quitté mais lui a fait commettre quelques erreurs, il croit sûrement que la partie est perdue pour toujours, bien qu’Hammarskjöld pense qu’elle n’est que remise, ce prix étant rarement attribué à un candidat se présentant pour la première fois. » À cette date, Alexis n’avait pas encore rencontré son bienveillant protecteur de l’ONU, ni même ne lui avait écrit. Hammarskjöld ouvrit leur correspondance en septembre 1955 ; ils se rencontrèrent dans les derniers jours de l’année 1955. Alexis livra ses impressions aux Hoppenot dans une longue lettre datée de février 1956, où il les remerciait d’avoir intéressé à sa cause Martin du Gard et François Mauriac, les nobélisés français : « Invité d’abord chez lui à un dı̂ner officiel de diplomates, puis à l’ONU, dernier étage, à un déjeuner plus intime (mais pas seul), je l’ai trouvé fort sympathique : intelligent et nuancé, sensible et libre et courageux ; d’une surprenante franchise. » Il avait pudiquement écarté l’essentiel : « Je me suis naturellement arrangé pour que rien ne fût jamais effleuré qui pût donner à penser que je fusse informé de l’essentiel dont j’aimais mieux pour lui qu’il ne fût pas parlé. » Désormais, Alexis fut en campagne permanente ; il abreuvait de lettres les Hoppenot, peu habitués à ces cajoleries. Le 15 juillet 1956, Hélène s’amusa d’une longue missive, dont les bavardages préliminaires retardaient courtoisement le motif principal : « Ne sachant trop ce qui demeure possible pour moi sous l’étoile polaire, je garde tout mon scepticisme (l’argent n’a jamais figuré dans ces lignes de la main que vous avez voulu vousmême un jour regarder). J’ai déjà dit à Henri en le remerciant de son initiative de janvier dernier, combien j’étais sensible à son affectueuse sollicitude, et quelle reconnaissance je lui en gardais. Je lui ai dit aussi le peu que l’on pouvait attendre, me semblait-il, des deux hommes mis en cause à Paris [Martin du Gard et Mauriac]. Je serais pourtant curieux de savoir comment s’est manifesté l’accueil réservé aux deux démarches en question. » Dans leur correspondance, Dag et Alexis tournaient autour du pot ; le diplomate ne voulait parler que poésie, ou politique internationale ; le poète aurait bien aimé mêler les deux, et causer diplomatie littéraire. En aveugle, Alexis l’informait Dag de toute manifestation autour de son œuvre qui lui semblait propice à la faire connaı̂tre à Stockholm. Les Hoppenot persévéraient et mobilisaient en sa faveur le milieu littéraire parisien, sans rencontrer l’enthousiasme qu’ils espéraient des Français nobélisés. En juillet 1956, Hélène enregistra les réserves que Martin du Gard avait laissé voir à Gaston Gallimard sur leur stratégie publicitaire : « Je continue à penser mordicus... que si Léger n’a pas le prix cette année, nous y serons tous pour quelque chose... Néanmoins, j’ai fait ce que tu m’as demandé : j’ai écrit aux membres du comité Nobel de l’Académie suédoise que, si Saint-John Perse était élu, j’en serais heureux pour nous, Français, pour eux, Suédois et pour la Poésie. Ce qui est vrai, mais qu’il aurait fallu taire. » Il conseillait « aux amis de Léger de se tenir tranquilles », persuadé que leur campagne était contre-productive. Mauriac avait répondu dans le NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 752 — Z33031$$18 — Rev 18.02 752 Alexis Léger dit Saint-John Perse même sens aux sollicitations d’Henri : il ne demandait « pas mieux que de faire la démarche préconisée », non sans exposer son scepticisme, dont on peut se demander s’il n’habillait pas poliment ses réserves sur l’écrivain : « Vous savez quelle admiration et quelle amitié j’ai pour Alexis Léger. Mais je sais par expérience, que les membres de l’Académie Suédoise détestent toutes les démarches et toutes les pressions extérieures. Êtes-vous sûr que je ne porterai pas tort à notre ami en faisant ce que vous me demandez ? À la réflexion je vais quand même le faire mais en spécifiant bien que c’est à l’insu d’Alexis Léger. » Du côté anglo-saxon, les admirations littéraires dont Alexis se targuait n’étaient pas mobilisables ; sollicité, T. S. Eliot ne se montra pas pressé d’apporter son soutien à un poète dont il laissa entendre qu’il était surestimé. Les années passant, l’espoir s’amenuisait. En octobre 1958, Hélène Hoppenot enregistra le succès de Boris Pasternak : « Léger doit avoir perdu tout espoir. » Des deux côtés de l’Atlantique, la presse avait parié cette année-là sur Saint-John Perse ; Alexis n’avait pas voulu y croire. Le succès de Camus, l’année précédente, ruinait à ses yeux les chances d’un Français pour les années à venir. C’est pourquoi, en 1960, il était partagé entre un espoir déjà ancien, et la crainte d’être à nouveau déçu. Le jour du succès, les amis d’Alexis se sentirent honorés à travers lui. Comme leur grand homme, ils avaient changé. L’année de la publication d’Anabase, Larbaud s’amusait de l’échelle de valeurs des Nobel, trop courte pour toiser James Joyce, sa grande admiration du moment ; il pestait contre Ernest Boyd qui niait l’importance d’Ulysse : « Ce pauvre homme considère le prix Nobel comme “la seule consécration qui implique qu’un écrivain a acquis une célébrité européenne” ! C’est incroyable 12. » Mais Alexis se souvenait suffisamment de sa jeunesse, pour affecter encore, en 1959, devant Hammarskjöld, de n’avoir accepté que du bout des lèvres le grand prix national des Lettres : « À mon corps défendant, j’ai dû accepter cette fois le fait accompli, parce qu’il m’était représenté que mon refus de ce prix national, décerné finalement par l’État français, ne pourrait manquer, dans les circonstances actuelles, d’être interprété comme une manifestation politique. » Dag fut assez bon pour le croire. Il salua élégamment le Nobel attribué à Saint-John Perse, dont il était largement responsable, comme une récompense pour l’institution plutôt que pour le poète : « Je me réjouis d’un prix Nobel qui ne peut rien ajouter à la gloire d’un grand maı̂tre et très cher ami mais par l’acceptation duquel il honore une institution qui me paraı̂t importante comme gardienne des valeurs de l’esprit en ce temps de déchéances de la plus noble des libertés de l’homme. » Son télégramme avait croisé celui d’Alexis, qui reconnaissait tout ce qu’il lui devait : « Pour vous mon cher Dag toute ma pensée sans mots » ; quelques jours plus tard, il lui témoigna une gratitude inhabituelle, tournée cependant sous une forme négative : « Je ne sais plus vous dire encore : merci ! tant ce mot a cessé d’être de mise entre nous. » Alexis s’obligea à une sereine indifférence en accueillant la nouvelle, par une sorte de fidélité impuissante et purement formelle à ses valeurs de NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 753 — Z33031$$18 — Rev 18.02 Le roman d’un poète 753 jeunesse. Alain Bosquet, comblé par la récompense qui distinguait « son » poète, l’appela avec ferveur ; Alexis répondit en marin sur le départ : « Ah ! mon cher, j’allais m’éloigner en mer, lorsque j’ai appris tout ça. Je vous fais toutes mes excuses : j’ai dû livrer à ces Scandinaves, venus spécialement de là-bas, beaucoup plus que je n’ai consenti à vous révéler en vingt ans. » Le témoignage des Biddle ne concordait pas avec le grand détachement affecté par Alexis, au dire de Marthe de Fels : « Elle vient de voir les Biddle qui se trouvaient auprès de lui au moment de l’annonce du prix Nobel ; ils disent qu’il se refusait à y croire puis qu’il s’est mis à trembler d’émotion quand il a été convaincu qu’il était désigné. Et lui qui jusqu’alors avait refusé de parler au téléphone avec les journalistes, déléguant Dorothée à sa place, quand elle vint lui dire : “Il y en a d’autres à la porte !”, ceux-là il voulut les recevoir et se lança dans des histoires si interminables qu’ils furent obligés de l’interrompre : “Nous devons aller écrire notre article.” » Renseignements pris, Bosquet s’amusa de cette nouvelle manifestation de la « mythomanie de Perse » : « Francis Biddle, de passage à Paris, et témoin de tous les événements, à Giens, me raconte : “Il ne se doutait de rien. Seule Katherine le taquinait parfois et il ne cessait de répondre : ‘la France a eu le prix trop souvent.’ La veille, il était très calme, et il est monté dans sa chambre très tôt, avant même dix heures. Au matin, il était d’une extrême pâleur. J’ai saisi son pouls. J’ai compris qu’il n’avait pas pu fermer l’œil. Lorsque l’ambassade de Suède a téléphoné, un peu après neuf heures, il est remonté dans sa chambre et n’en a plus bougé. En mer ? Il n’en a jamais été question. D’ailleurs, il n’y avait pas une seule embarcation à l’horizon.” » Ce n’est pas un poète, mais un homme, écrivain et diplomate, que le prix honora ; la poésie avait rattrapé la dignité perdue du côté politique ; aussi bien, Alexis ne parla-t-il guère de son œuvre devant les journalistes venus aux Vigneaux : « Au milieu de l’après-midi, les journalistes suédois, puis les français, ont commencé à affluer. Il a fallu toute l’obstination de Dotty et la visite inopinée de Vincent Auriol, pour qu’il condescende à les recevoir. Alors, il a agi comme un guide de musée : pendant une heure et demie, ce fut une minutieuse visite de la maison. Pas un mot de l’œuvre, ni sur ses opinions, mais tous les détails qu’on voulait sur les objets de famille, les bibelots, les livres ! » La part biographique et circonstancielle, plutôt que l’œuvre, le personnage plutôt que le poète : Alexis avait de longtemps délaissé ses idéaux de jeunesse quand il les trahit en acceptant le Nobel. Au moins fut-il sauvé de l’Académie, malgré qu’il en eût. En décembre 1958, Hélène Hoppenot avait observé un soudain infléchissement de l’antigaullisme d’Alexis. Elle l’attribuait aimablement à l’influence de Mauriac. L’écrivain gaulliste avait bon dos pour justifier la volte d’Alexis ; en réalité sa crainte toujours vivace de s’opposer frontalement au maı̂tre de l’heure, et son désir de recevoir pour son personnage littéraire la reconnaissance immédiate qu’il n’espérait plus sur le versant politique, l’enjoignaient de modérer son discours antigaulliste. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 754 — Z33031$$18 — Rev 18.02 754 Alexis Léger dit Saint-John Perse Avec le Nobel, l’Académie française venait au premier rang des honneurs qu’il espérait. Marthe le pilotait dans les méandres politico-littéraires d’une France qu’il ne connaissait plus. Le 20 décembre 1958, quelques jours après avoir enregistré l’adoucissement politique d’Alexis, Hélène Hoppenot interrogea Marthe de Fels : « Je lui demande si elle n’a pas pensé à le pousser vers l’Académie française : “Depuis longtemps ! Impossible ! Il a trop d’ennemis. Vous avez vu ce que cela a donné pour Paul Morand ? J’en ai parlé, comme vous pouvez le penser, non à ceux qui l’aiment mais à ceux qui le détestent et leur réponse a été formelle : ils s’opposeraient à sa candidature. Même François Mauriac...” » Le sacre du Nobel conféra une nouvelle importance au candidat, mais diminua le prix d’une reconnaissance strictement nationale. En mai 1961, Christian Murciaux, qui était de la Carrière et avait consacré un livre à Saint-John Perse, confia son embarras à Henri Hoppenot : « Je fais figure, bien malgré moi, de représentant bénévole à Paris des intérêts littéraires de Saint-John Perse et c’est ainsi que je viens d’être l’objet d’ouvertures qui me semblent intéressantes d’académiciens et en particulier de mon vieil ami Daniel-Rops. » À quoi Hoppenot répondit, le 1er juin 1961, sur une ligne trop fidèle à sa jeunesse pour ne pas décevoir secrètement l’appétit d’honneur d’Alexis : « Je vois ce que gagneraient un grand nombre d’académiciens à se prévaloir du choix qu’ils auraient fait de Saint-John Perse. Je ne vois pas le bénéfice que retirerait mon ami de cette reconnaissance in extremis qui ne pourrait, à aucun titre, représenter une consécration. Ses pairs, pour le caractère et le talent, sont, à une ou deux exceptions près, ailleurs que dans cette réunion de gens du monde et d’écrivains “distingués”. Je vois mal SaintJohn Perse écoutant sans rire ou prononçant l’éloge du regretté M. Buisson. Je ne préjuge naturellement pas de la suite qu’il pourra donner à votre démarche. Peut-être y répondra-t-il favorablement. Mais si minime que m’en paraisse le risque, je ne voudrais pas y avoir contribué 13. » Le 5 juin, Henri communiqua le tout à son grand homme. Alexis le remercia, non sans quelque dépit, de la vertu littéraire à laquelle il le contraignait. En effet, Christian Murciaux était piloté par Marthe de Fels, pour le plus grand plaisir du poète, qui ne pouvait le confesser à Hoppenot. Il se conforma pieusement à l’image que son plus fervent admirateur conservait de lui : « Une belle lettre de Léger en réponse à celle d’Henri pour l’affaire de l’Académie. “Votre lettre à Murciaux m’a fait trop plaisir pour que je n’aie pas à cœur de vous le dire. C’est la lettre que je voudrais avoir écrite à un ami. J’avais répondu la veille même, et demandé, avec bonne grâce, mais aussi nettement, qu’on détournât M. Daniel-Rops de ses illusions : je n’ai de sentiment ni pour ni contre l’Académie : ma route, tout simplement ne passe pas par là. Elle ne passe d’ailleurs nulle part.” » En réalité, Alexis continua d’intriguer, avec Marthe de Fels. Mais il retrouvait sur son chemin les ennemis qu’il avait accumulés au long de sa carrière, et qui tenaient les principales institutions de la République. François-Poncet ne voulait pas voir entrer le poète obscur dans le temple de la NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 755 — Z33031$$18 — Rev 18.02 Le roman d’un poète 755 clarté française. Léon Noël avait été sérieusement bizuté par le gaulliste Capitant qui lui avait fait sentir le retard de son ralliement au gaullisme avant de franchir le seuil de l’Académie des sciences morales et politiques. Le premier président du Conseil constitutionnel n’entendait pas être dépassé par son meilleur ennemi, qui n’avait jamais demandé l’aman. Lorsqu’il apprit qu’Alexis faisait campagne à sa façon « compliquée et sournoise », il « alerta aussitôt Pompidou », au dire de son biographe. « Le Premier ministre lui assura que de Gaulle [...] n’approuverait jamais une élection de Saint-John Perse. L’ambassadeur, rassuré, lui conseilla cependant, à toutes fins utiles, d’en prévenir “tout de suite” Maurice Genevoix, secrétaire perpétuel de l’Académie française depuis 1958 14. » À l’été 1963, Alexis apprit à Jean Paulhan que sa candidature était empêchée par l’opposition du général de Gaulle, qui avait affiché son intention de ne pas entériner son élection en cas de succès. L’année suivante, Paulhan relança l’espoir du poète : « On m’assure, de deux côtés, que de Gaulle aurait montré quelque regret de ses premières réactions, et qu’il serait prêt le cas échéant à appuyer votre candidature à l’Académie (Il a encore des progrès à faire. Attendons.) ». Mais rien ne vint nourrir cet espoir. Ainsi dédaigné, Alexis s’offrit une double vengeance en œuvrant contre la candidature de Paul Reynaud, en 1966, puis en refusant d’entrer à l’Académie, lorsque, après la mort du général, de discret solliciteur, il devint le dédaigneux sollicité. Le 9 novembre 1969, de Gaulle rendit l’âme. Les académiciens n’attendirent pas longtemps pour tendre la main à celui qu’ils avaient ostracisé. Le 17 novembre, Jacques Chastenet le sollicita pour rehausser le prestige de l’institution ; la mort de Paulhan, son éditeur et exégète, survenue un an plus tôt, libérait un fauteuil et fournissait une occasion toute trouvée : « Nous sommes fort nombreux à souhaiter passionnément que vous posiez – ou autorisiez quelqu’un à poser – votre candidature au fauteuil de Paulhan. Je puis vous garantir que vous y seriez élu à la quasi-unanimité. Vous êtes trop bon français pour n’avoir pas quelque souci du lustre de l’Académie. » En dépit de nombreux aménagements proposés par Chastenet, qui le dispensait de « toute visite », et l’assurait qu’il ne serait tenu à aucune assiduité, Alexis déclina, et s’offrit le luxe d’affirmer qu’il n’avait jamais sollicité de siège. Si bien que Morand croyait pouvoir le ranger parmi les hautains qui surplombaient de leur grandeur naturelle l’institution impure : « Anouilh, Saint-John Perse, Sartre [ont] refusé toutes les invitations, propositions, suggestions, etc. » La révérence de l’action D’être honoré par la poésie, le diplomate était beaucoup pardonné. Massigli ou François-Poncet, ses anciens rivaux, s’inclinaient devant le lauréat du prix Nobel. L’estime et l’amitié de ses vieux camarades Labonne ou Morand, s’augmentaient du respect que leur inspirait le plus préstigieux sacre littéraire. L’esquisse de la réconciliation avec de Gaulle procédait de cet effacement du diplomate derrière la gloire du poète. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 756 — Z33031$$18 — Rev 18.02 756 Alexis Léger dit Saint-John Perse Alexis accueillait volontiers les hommages du monde politique ; sa double personnalité fascinait à gauche comme à droite. Le poète était moins regardant que le diplomate violemment anticommuniste ; il ne dédaignait pas une révérence, d’où qu’elle vı̂nt. L’étude de Claude Roy, période communiste, concluant que Vents était le « grand poème du capitalisme croulant », l’avait laissé sceptique... Mais il fut accueillant avec Roger Garaudy lorsque le marxiste lui envoya, en mars 1962, le texte d’un discours qu’il avait prononcé à la Sorbonne au sujet de « la poésie de SaintJohn Perse », en qualité de « membre du bureau politique du Parti communiste français 15 ». Le sénateur soumettait à l’assentiment du poète la publication de ce texte « en plaquette à la fois à Paris et à Moscou » : « Je voudrais être sûr au moins de ne pas présenter de votre œuvre une image fausse. » La réponse d’Alexis montre que le poète faisait feu de tout bois. Quelles que fussent ses prétentions à œuvrer dans l’inactuel, il accepta le jugement historicisant de Garaudy, pourvu qu’il fût d’une chaleureuse partialité. Le communiste pouvait bien dégoiser dans le jargon de la scolastique marxiste, et pointer avec la même pertinence que Saillet son impossibilité à « faire de son action comme homme public la poésie et de sa poésie une action », il pouvait bien dresser moult passerelles entre « l’aliénation historique » vécue par le secrétaire général et ses poèmes de l’exil (« plus d’un siècle se voile aux défaillances de l’histoire »), il ne fut pas mal accueilli par Alexis : « À la limite des réserves doctrinales que vous formulez très loyalement, et qui s’écartent, aussi bien, du plan absolu du poète, je crois pouvoir accepter la généreuse interprétation dont vous voulez bien faire crédit à mon œuvre sous l’un de ses aspects les plus immédiats. » Pourquoi cette indulgence, là où Saillet, dix ans plus tôt, s’était attiré les foudres du poète en débusquant « l’intrusion de l’histoire contemporaine dans la geste imaginaire » d’Exil ? Saillet était de ces « pions » que Claudel lui avait appris à détester. De Garaudy, la critique historicisante venait précisément d’un homme d’action, qui revendiquait une dynamique révolutionnaire. Là où Saillet regrettait les références à l’actualité, Garaudy reconnaissait à Perse le mérite de prendre le monde tel qu’il était et de conserver « au milieu du désastre, un optimisme souverain, une certitude de la victoire finale de l’homme, de sa civilisation, de ses conquêtes ». Et d’ajouter : « On retrouve en lui cet enthousiasme prophétique de certains romantiques à la veille de 1848. » Prisonnier de sa grille de lecture, qui le conduisait à théoriser le matérialisme de Saint-John Perse (« cette confiance prend racine dans une lointaine alliance de l’homme avec les choses, dans ce pacte primordial avec la matière »), Garaudy était mieux inspiré lorsqu’il pointait l’impossibilité d’Alexis d’être moderne, qui ne croyait pas pouvoir faire du poème un acte, fût-il de connaissance : « Là où l’action prend fin commence le chant. » Parmi les hommes d’action, de gauche comme de droite, qui révéraient la poésie, la dilection d’Alexis allait à ceux qui étaient le mieux capables de se dresser contre de Gaulle. Après l’effacement de Mendès France, il NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 757 — Z33031$$18 — Rev 18.02 Le roman d’un poète 757 reporta ses espoirs sur les socialistes Gaston Defferre et François Mitterrand. Avec Defferre, Alexis prit les devants, sans que la poésie y fût pour rien d’autre que l’entremise offerte par Pierre Guerre, littérateur et avocat provençal. Alexis lui envoya à tous propos ses félicitations et l’alimenta en documents américains propres à nourrir sa critique de la politique étrangère gaulliste. En retour, il ne reçut que tardivement le titre de « Maı̂tre », le maire de Marseille adressant ses réponses à « l’ambassadeur ». Il en alla tout autrement avec François Mitterrand, qui multipliait les occasions de se rencontrer avec le poète, travaillé par la même contradiction que lui, entre dévotion littéraire et appétit de puissance. Saint-John Perse était privé d’action politique et Mitterrand incapable d’œuvre littéraire ; leurs rencontres, à croire Erik Orsenna, nourrissaient leurs frustrations inversées : « L’homme d’État voulait évidemment causer littérature, Alexandre le Conquérant et grammaire de l’Univers. Tandis que notre prix Nobel (alors à venir) ne s’intéressait qu’aux dernières basses manigances de la IVe République, laquelle, par chance, n’en manquait pas 16. » Alexis n’avait pas perdu son instinct politique, qui spéculait déjà que Michel Rocard ne serait pas un animal politique à pouvoir supplanter François Mitterrand, dont il prévoyait qu’il « retomberait toujours sur ses pattes ». Valéry Giscard d’Estaing était mieux qu’un adversaire du gaullisme, il en incarnait l’envers, à droite, réconciliant sur son nom les atlantistes libéraux et les rescapés de Vichy ; cela valait bien l’envoi des Œuvres complètes. Connu pour son goût de la froide clarté française, incarnée par Maupassant, Giscard ne prisait peut-être pas particulièrement le lyrisme épique de Saint-John Perse ; mais le jeune ministre de l’économie de Pompidou marqua par sa réponse l’accomplissement de la mue d’Alexis. Pour le petit-fils de Jacques Bardoux, familier du diplomate dans les années 1920, SaintJohn Perse n’était plus un diplomate de l’entre-deux-guerres, mais un pur poète de l’après-guerre, qui s’identifiait moins à Anabase qu’à « Neiges », paru en 1944 : « Mon cher Maı̂tre, puis-je vous dire combien j’ai été touché que vous preniez la peine de m’adresser la récente édition de vos œuvres. Un tel envoi me permet à la fois de satisfaire mes goûts et de vérifier ma mémoire, puisqu’il y a longtemps que je me récite “Neige” à moi-même 17. » La Pléiade : embaumé dans un destin de légende Tôt conscient de sa finitude, tôt hanté par sa disparition, Alexis balançait entre l’espoir d’un salut littéraire et l’ambition de marquer le siècle de son empreinte historique. Adolescent, à la mort de sa grand-mère, il saluait l’image de celle qui « préparait avec tant d’amour son souvenir », comme si rien d’immédiat ne pouvait advenir sans avoir été jugé digne d’être mémorisé. Chez Alexis la mémoire anticipait l’action. Depuis que sa vie politique s’était achevée, avec la guerre, Alexis soignait sa légende, selon la stricte étymologie du mot. Il sélectionnait ce que le lecteur de Saint-John Perse devait lire de la vie d’Alexis, afin que son destin politique confirmât la pureté de son engagement littéraire. C’était contradictoire avec son art NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 758 — Z33031$$18 — Rev 18.02 758 Alexis Léger dit Saint-John Perse poétique, qui proclamait que l’œuvre devait être lue pour elle-même, « détachée comme un fruit de son arbre ». Mais Alexis écrivait sa vie de poète telle qu’elle aurait dû être, ce qui était une forme de fidélité à ses idéaux de jeunesse. Avec sa formule qui a fait florès – « il suffit au poète d’être la mauvaise conscience de son temps » –, Alexis n’attrapait pas seulement les antimodernes de sa jeunesse, qui résistaient à la civilisation technologique née de la révolution industrielle, et à la démocratisation bien-pensante de la société de masse, issue de la Révolution française. Pour une gauche morale, il incarnait une forme de vigilance spirituelle à l’égard des régimes coupables. Alexis avait-il été défait par Vichy, après avoir été anti-italien ? Il était du bon côté, sinon résistant, sinon antifasciste. Alexis avait-il fait fond sur le pacifisme de l’entre-deux-guerres et s’était-il rallié in extremis au clan belliciste après avoir été à Munich ? Il était surtout républicain, qui s’était montré conciliant à l’égard de Weimar pour sauver l’Allemagne du totalitarisme. Il n’avait pas prévu le bellicisme de Hitler ? Il avait été broyé par un mal dont il s’était constitué l’adversaire trop solitaire. À mesure que le temps passait, la participation d’Alexis aux affaires s’épurait de son parfum de scandale et n’était plus reçue qu’à travers un voile légendaire. Lui-même ressassait son passé sans souci de vérité historique et replaçait ses duels avec Paul Reynaud et Charles de Gaulle ou ses confrontations avec Hitler, Mussolini et Staline, dans une perspective mythologique. Les témoignages abondent de visiteurs venus rencontrer Saint-John Perse, qui ne trouvèrent que le diplomate, dénonciateur bavard de ses adversaires politiques. L’historien François Goguel, qui préparait un entretien, fut alerté : Pierre Bertaux, qui avait été reçu par Alexis pour lui parler d’un livre sur Hölderlin, avait subi pendant six heures un monologue haineux visant Paul Reynaud. Il n’avait pas été question un instant du poète allemand. Le diplomate Armand Bérard, qui rendait « de loin en loin visite à Alexis Léger », à Giens, appréciait le « passionnant causeur » ; mais le nom de Paul Reynaud venait-il dans la conversation, « il perdait alors tout contrôle et se déchaı̂nait sans fin contre celui qui, en 1940, l’avait écarté de son poste ». Jacques de Bourbon-Busset, qui accomplit le même pèlerinage, entendit la même prédication : « Il avait conçu une terrible amertume de son limogeage par Paul Reynaud qu’il chargeait de tous les crimes, y compris de collaboration ou de désir de collaboration avec l’Allemagne. » Charles Corbin, dès la nouvelle de son séjour français connue, se précipita à Giens, et le trouva dans les mêmes dispositions : « Il ne l’avait pas rencontré depuis de nombreuses années et cependant Léger n’a cessé de vitupérer contre Paul Reynaud, ressassant ses vieux griefs. » « Il m’a fait l’effet d’un émigré », rapporta Corbin, qui résumait parfaitement la condition historique du créole, écartelé entre les deux rives de l’Atlantique. Paul Morand s’étonna, en 1965, pour leurs premières retrouvailles depuis l’armistice, de retrouver son ami rivé au moment historique où ils s’étaient quittés, et où s’était arrêtée sa carrière ; il avait donné rendez-vous NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 759 — Z33031$$18 — Rev 18.02 Le roman d’un poète 759 à Saint-John Perse, il retrouvait Alexis Léger : « Je donnai un déjeuner pour lui, avec quelques noms de la jeune littérature ; devant eux, respectueux mais surpris, il ne parla guère que du passé, printemps 1940. L’auteur d’Exil n’avait jamais cicatrisé. » Après Paul Reynaud, de Gaulle venait en deuxième position de ses ratiocinations haineuses. Le lendemain du retour aux affaires du général, Alexis dramatisa devant MacLeish : « Je ne me résignerai jamais à la perspective d’une dictature dans mon pays. » Avec quelques semaines de recul, il livra à Bosquet son analyse de la naissance de la Ve République : « Quand un pirate vient vers vous et vous dit : “Je puis sauver la ville de la destruction et empêcher les autres pirates d’intervenir”, vous traitez avec lui, forcément. L’homme a changé : il n’est pas loin de la sénilité. Cela dit, il vaut ce qu’il remplace : une IVe République devenue la piteuse caricature de la IIIe. » En septembre 1958, il se réjouit de n’avoir pas eu à voter au référendum qui devait décider l’adoption de la nouvelle Constitution, faute de carte d’électeur. Pour Dag Hammarskjöld, Alexis caricaturait de Gaulle en Louis-Philippe : « Ici, nous voici, Français, sous un régime de monarchie faussement “constitutionnelle”, car c’est bien d’une “charte octroyée” qu’il s’agissait, et le vote sur ce mauvais texte, à prendre ou à laisser, n’était qu’un vote sur une personne ou sur la commodité immédiate d’une formule. » La haine obsessionnelle d’Alexis diminuait parfois sa figure de grand poète. Bosquet en fut le témoin embarrassé, en 1964 : « Dı̂ner traditionnel : ai réuni les Léger, Michaux et Cioran au Petit Riche, dans un salon particulier. Le dı̂ner est ponctué par l’antigaullisme exacerbé de Perse : “De Gaulle, il ne relève pas de l’histoire, ni même de la préhistoire, mais de la paléontologie.” Accès d’américanophilie : sa femme doit exercer quelque influence, dans ce domaine-là. Au fond, c’est déplaisant. La gêne fait place à l’hostilité. Michaux fulmine, d’abord de façon indistincte ; puis il s’écrie : “Vous m’emmerdez avec de Gaulle. Parlons d’autre chose ou je m’en vais.” La consternation est générale. Cioran et moi, nous ne savons où nous mettre : nous faisons semblant de n’avoir rien entendu et nous empressons autour de Dorothy Léger, encore plus embarrassée que nous. Perse feint une sorte d’amusement factice et se met à raconter des histoires d’ı̂les lointaines, de plumages et de singes. » Tout à ses souvenirs, Alexis n’était pas revenu en France sans devoir les confronter à la mémoire nationale. La commission d’enquête parlementaire sur les événements survenus avant la guerre relisait l’action du secrétaire général à la lumière de la défaite, qui lui donnait tort. Paul Reynaud s’en donna à cœur joie. Plus grave, Maurice Saillet, au milieu de son étude littéraire globalement admirative, dressa le premier portrait du diplomate pour le public français ; Alexis ne lui pardonna jamais cet accroc qui faussait la réception de son image de poète victime du mal historique. Les admirateurs de Saint-John Perse découvrirent en 1952 que le diplomate n’avait pas toujours bénéficié des lumières du poète : « Sur le plan de l’action politique internationale, les avis concernant Alexis Léger sont beaucoup plus divisés et sujets à variations. Taxé de pacifisme par les uns NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 760 — Z33031$$18 — Rev 18.02 760 Alexis Léger dit Saint-John Perse et de bellicisme par les autres, on estime toutefois, de l’extrême droite à l’extrême gauche, que ses vues sont arbitraires, “personnelles”, et souvent plus conformes à ses désirs qu’aux réalités. [...] Selon notre propos, nous ne donnons ici que des repères biographiques – à l’exclusion de toute sorte de jugement qui pourrait s’y rapporter. Il nous importe peu de savoir, par exemple, si Alexis Léger est resté fidèle ou non à “l’esprit de Locarno” pendant les sept années de son secrétariat général – ou bien s’il est responsable, comme on l’a dit, du “Waterloo diplomatique” qu’aurait été la conclusion du pacte germano-soviétique du 23 août 1939. » L’étude qu’Elizabeth R. Cameron publia en 1953, dans un recueil collectif consacré à la diplomatie de l’entre-deux-guerres, offrit l’occasion d’un redressement. Ce fut une opération décisive dans la stratégie autobiographique d’Alexis. La première étude historique consacrée à l’ancien secrétaire général du Quai d’Orsay devait répondre aux commentaires malveillants et leur substituer une nouvelle doxa, fondée sur l’autorité de l’université. Elle fit mieux que faire barre aux interprétations péjoratives de l’actualité : elle est demeuré jusqu’à présent la seule étude universitaire jamais publiée sur le diplomate. Traduite très librement par Alexis, qui en fit la pierre de touche de son portrait diplomatique dans Honneur à SaintJohn Perse, elle fixa pour longtemps, dans le public français, l’image que le poète voulait produire de son rôle historique. Elizabeth R. Cameron enseignait l’histoire contemporaine au Bryn Mawr College, en Pennsylvanie, dans les années 1940, lorsqu’une recherche sur la politique française dans les années 1930 la conduisit à solliciter un entretien à l’ancien secrétaire général du Quai d’Orsay, par l’entremise de Pierre de Lanux. En 1951, lorsque les professeurs Craig (Princeton) et Gilbert (Bryn Mawr) conçurent le projet d’un ouvrage collectif sur la diplomatie de l’entre-deux-guerres, le portrait d’Alexis échut tout naturellement à l’universitaire qui pouvait se prévaloir de ses contacts avec lui, favorisés par des amitiés communes sur le versant littéraire d’Alexis, décidément serviable au diplomate. Faute de documentation assez abondante, Elizabeth Cameron s’en remit largement au témoignage du diplomate, qui lui accorda bien volontiers une nouvelle série d’entretiens. Ils furent si confiants que les contacts ne cessèrent plus, et continuèrent même par-delà la mort d’Alexis, avec sa veuve ; Cameron participa volontiers au gardiennage du temple. En 1977, elle affirma légèrement que « des efforts avaient été faits, après la guerre pour priver M. Leger de sa citoyenneté, en relation avec ses désagréments avec M. de Gaulle ». Sur son versant littéraire, Alexis n’était jamais interrogé sur ses responsabilités historiques, mais présenté comme une victime de la violence et de l’injustice de l’histoire. Il était admis que sa pureté spirituelle en faisait une proie toute désignée. Aussi son départ du Quai d’Orsay était-il invariablement attribué à Vichy, plutôt qu’à Paul Reynaud, qui n’offrait pas une figure historique assez tranchée pour valoriser la pureté du poète. Dans son article du Monde, par exemple, Émile Henriot affirmait qu’Alexis avait NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 761 — Z33031$$18 — Rev 18.02 Le roman d’un poète 761 été « révoqué en 1940 par le gouvernement de Vichy, déchu de la nationalité française et réintégré à juste titre dans ses droits après la Libération ». Désormais, le poète répondait du diplomate devant l’Histoire. Alexis n’avait jamais voulu se vouer à la politique ; il avait été enlevé, contre sa volonté, par le pèlerin de la paix ; c’est ce qu’il expliqua à Mme Pierre Mendès France, à qui il faisait « une cour assez pressante » au dire d’Alain Bosquet : « Alexis se lance dans l’interminable récit de ses débuts au Quai d’Orsay, “violé” par Aristide Briand à faire une carrière pour laquelle il n’avait, assure-t-il, pas de véritable vocation. Mendès France écoute toutes ces vieilleries, avec une déférence un peu ennuyée. Dorothy Léger a quelque chose d’ironique, comme si elle admirait à quel point une même anecdote pouvait, dans la bouche de son mari, se transformer, voire se dénaturer, pour la centième fois. Marthe de Fels, elle, baisse la tête et semble penser : “Ah ! quel malheur, d’avoir perdu cet homme-là.” » En abdiquant toute prétention politique, Alexis avait recouvré la bénédiction d’amis littéraires à qui ses positions antigaullistes l’auraient opposé dans cette transsubstantation. Au lendemain du Nobel, Mauriac lui donna son absolution d’une page de son « Bloc-Notes », malgré quelques réserves pour les années de guerre, mais sans restriction concernant l’entre-deuxguerres : « “Je ne comprends rien à ce Perse !” m’écrivait drôlement une amie suédoise. Moi, je crois le comprendre, et je l’aime depuis plus longtemps qu’aucun vivant, car je dois être le plus vieux de ses amis : nous nous sommes connus étudiants à Bordeaux. Il avait dix-huit ans quand il est venu dı̂ner chez ma mère. [...] Aujourd’hui, ce n’est jamais le poète que j’écoute quand nous causons, mais le témoin et l’acteur d’une longue Histoire “en misère féconde”. J’ai pu démêler ainsi les raisons du malentendu entre lui et de Gaulle qu’en fait il a toujours soutenu ; mais durant les quatre années de l’Occupation, il n’était pas d’avis (et il ne croyait pas que ce fût souhaitable pour de Gaulle) que les Alliés le reconnussent comme incarnant le gouvernement officiel de la France. Or, Alexis Léger était l’un des plus écoutés parmi les conseillers de Roosevelt, en ce qui concernait l’Europe... Ce grand poète diplomate qui, sur la scène ou la coulisse, vit se préparer lentement la catastrophe, sans détenir le pouvoir de la conjurer, au milieu de protagonistes dont beaucoup appartenaient à l’espèce la plus basse, quel refuge verbal il se sera ménagé, pour son illustre retraite ! » Deux ans plus tôt, Mauriac avait lavé Saint-John Perse des soupçons de l’Histoire avec une eau plus claire, prodiguant la générosité large que l’on doit à un confrère moins honoré que soi : « Que les coupables aient réussi à charger de leurs propres fautes les épaules du seul homme d’État français qui les ait dénoncées et n’y ait eu aucune part, cela surtout m’étonne 18. » En 1952, Alexis avait collaboré de très près à l’élaboration du portrait qu’Alain Bosquet lui avait consacré dans la collection « Poètes d’aujourd’hui » chez Seghers. La notice biographique était de son fait ; mais il avait effacé ses traces : « je vous demande seulement de faire état de toute indication comme venant de vous-même, qui me connaissez personnellement. Il NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 762 — Z33031$$18 — Rev 18.02 762 Alexis Léger dit Saint-John Perse me serait pénible d’apparaı̂tre comme ayant pu coopérer en quoi que ce soit à un livre sur moi-même ». Il ne fit pourtant rien d’autre, jusqu’à sa mort, s’immisçant dans les travaux critiques, dans la biographie d’Honneur à Saint-John Perse et dans celle de la Pléiade, qui obéissaient au même dessein : représenter Saint-John Perse en poète très pur et Alexis Léger en diplomate très puissant, nettement séparés, mais liés par l’union personnelle de l’homme, également prophétique sur ses deux versants. Honneur à Saint-John Perse, présenté comme une anthologie d’hommages et témoignages littéraires, suivie d’une documentation sur « Alexis Léger diplomate », n’avouait nullement la mainmise totale sur entreprise de celui qui y était honoré. L’exigence tatillonne d’Alexis, et le soupçon, conçu par Paulhan, d’un travestissement de la mémoire, furent peut-être à l’origine de la dispute qui brouilla leur amitié vers 1963. L’affaire fut assez grave pour que le poète réclamât ses lettres à son éditeur. Il fallait admettre sa capacité de transfiguration si l’on voulait demeurer son ami. La plupart d’entre eux l’avaient progressivement assimilée ; assez progressivement pour ne pas s’en scandaliser. Paulhan l’avait peut-être découverte trop brutalement. Hélène Hoppenot, de son côté, avait de longtemps pris le parti d’en sourire. Au vu de la prospérité des légendes persiennes, elle songeait dès 1961 à leur postérité et s’inquiétait pour les historiens à venir : « Dans cinquante ans, dis-je à Henri, si son œuvre se lit encore (et Henri en est sûr) il sera impossible à ses exégètes de faire la part de la légende ou de la vérité, tant il aura brouillé les pistes et menti abondamment. Et l’on s’étonne qu’il y ait tant d’énigmes dans la vie de Shakespeare ! “Oh, fait Henri il y aura bien quelques Guillemin [spécialiste de Claudel, notamment] dans ce temps-là pour rétablir les faits.” Mais que d’erreurs souvent volontaires se sont perpétuées et seront indéracinables. » Hélène attribuait à sa peur de souffrir son refuge « dans un monde intérieur et féerique » ; son talent de conteur, en Amérique, lui semblait augmenté par ses difficultés matérielles : « Certains de ses réflexes sont ceux d’un enfant, c’est peutêtre parce qu’il a été élevé par des femmes à sa dévotion, aimé par des femmes, admiré par des amies femmes, qu’il cherche à se préserver de la douleur et des ennuis. » Cet enfant qui cachait le thermomètre pour faire accroire qu’il avait plus de fièvre que l’instrument ne voulait le dire, et prolonger la veille d’Hélène Hoppenot, ne valait pas qu’on appelât mensonge la négation de ses malheurs : « Ceux qui ne l’aiment pas l’appellent “menteur”. Il m’a dit un jour : “Une chose n’a pas eu lieu si l’on se donne la peine de la nier ou de l’oublier.” Et quand je lui ai répondu : “Je ne me leurre jamais”, il a jeté sur moi un regard d’incrédulité, de pitié. » Les huit cents pages de fabulations ou de manipulations textuelles qu’entérine le gros volume d’Honneur à Saint-John Perse reprenaient celles des publications qu’Alexis avait personnellement suscitées et organisées : l’hommage des Cahiers de la Pléiade, en 1950, celui des Cahiers du Sud, paru en 1959, édité sous la responsabilité de Pierre Guerre, un admirateur à la crédulité sans limites. Les témoignages individuels y étaient manipulés à plaisir. La partie diplomatique était signée d’initiales mystérieuses, NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 763 — Z33031$$18 — Rev 18.02 Le roman d’un poète 763 « P.-E. N » ; Alexis l’avait organisée à sa main, comme il avait traduit à sa guise l’étude de Cameron qui en constituait la plus grosse part. En septembre 1963, Gaston Gallimard avait voulu découper l’énorme volume en « six ou sept » unités, « analogues aux Cahiers Paul Claudel » qui paraissaient depuis la mort du grand modèle, et dont Saint-John Perse jouissait également depuis sa disparition. Alexis se déroba en invoquant son amitié pour Paulhan, qui avait bon dos : « Indépendamment de la répugnance personnelle à cette publication de Cahiers, il m’était pénible de laisser trop dénaturer la conception première d’un projet dont l’initiative vous appartient en propre et dont la longue évolution n’a cessé de relever de votre amical regard et de votre entière appréciation 19. » C’était très exactement tourner le dos à la réalité. L’origine du projet venait d’Alexis ; il en suivit pas à pas la réalisation, littéralement obsédé par la partie diplomatique, pour laquelle il réclama le secret et la maı̂trise. La hâte d’Alexis ne s’expliquait pas seulement par le désir d’être honoré par ce volume : Gaston Gallimard en avait fait l’étape préalable à la publication d’une Pléiade, dont il ne voulait guère. Alexis ne voulait pas mourir avant de s’être édifié ce monument : « Je crois qu’il serait bon maintenant de hâter la publication envisagée, écrivit-il à Paulhan en 1961, car [...] l’édition de la Pléiade ellemême doit être subordonnée, pour sa mise en train, à la parution du livre en question. » En 1960, fort du Nobel, Alexis avait sollicité de Gaston Gallimard qu’il dérogeât à la règle de publication post mortem qui prévalait pour la collection de la Pléiade. Gallimard avait tièdement acquiescé, et fait patienter le poète en consentant au gigantisme d’Honneur à Saint-John Perse. Une fois le volume paru, et la manœuvre dilatoire épuisée, Alexis revint à la charge, arguant de son grand âge, en mars 1966 : « il est temps, plus que temps, de passer à la mise en train de cette édition de la “Pléiade” dont nous sommes convenus * ». Gaston tenta une stratégie d’évitement, en suggérant de préférence le projet de mémoires politiques qu’Alexis évoquait épisodiquement depuis la fin de la guerre. En 1960, après le couronnement du Nobel, Paulhan avait invité Claude Gallimard à relancer Alexis sur ce sujet. Gaston, son père, qui veillait encore en patriarche sur les auteurs historiques de la maison, le relançait régulièrement. En 1963, à l’occasion d’une brève parue dans Candide, qui annonçait l’intention d’Alexis de passer à l’acte, Gaston lui rappela qu’il le sollicitait « depuis plusieurs années » : « Vous ne doutez pas que je serais heureux de vous imprimer le plus tôt possible et je pourrais si vous le désiriez vous verser vos droits d’auteur à l’avance. » En juin 1966, à court d’arguments face à la requête d’Alexis d’entrer de son vivant dans la Pléiade, Gaston invoqua l’insuffisance du volume de son œuvre poétique (« Nous n’arrivons pas à atteindre les quatre cents pages ») pour réclamer l’adjonction de « tout ou partie » du « Journal » antigaulliste qu’Alexis prétendait avoir rédigé au cours de son exil américain : « Cette * FSJP, lettre d’Alexis à Gaston Gallimard, le 11 mars 1966. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 764 — Z33031$$18 — Rev 18.02 764 Alexis Léger dit Saint-John Perse publication – tout en donnant une valeur éclatante d’inédit à votre projet – nous permettrait de franchir cet obstacle impérieux du nombre de pages auquel je me heurte. » À ce prix, Gaston Gallimard envisageait « une issue » pour « ce projet qui [lui tenait] à cœur », disait-il, autant qu’au poète. Alexis feignit la colère pour se dépêtrer de la situation : comment auraitil pu publier un Journal qu’il n’avait pas écrit ? Il excipa du dédoublement de ses personnalités politiques et littéraires, non sans contradiction, puisqu’il avait déjà prévu de publier dans la Pléiade des textes politiques comme son discours d’hommage à Aristide Briand. Victime de l’Histoire, depuis qu’il n’en était plus acteur, il trouvait vraiment fâcheux qu’on lui imputât la minceur d’une œuvre amputée par la violence gestapiste. À Bosquet, à Garaudy, à bien d’autres encore, Alexis avait dépeint le sac de son appartement de l’avenue Camoens par la police allemande ; devant ses éditeurs, il prétendit avoir perdu deux pièces de théâtre et un essai philosophique. Il sut presser suffisamment Gaston pour qu’au même mois de juin, il se prévalût de son assentiment devant Jean Paulhan : le projet de Pléiade était remis « en train pour [lui] ». Gaston avait manifestement transigé en acceptant une solution intermédiaire : la publication de la correspondance inédite du poète. Alexis s’enquit auprès de Paulhan des fonctions exactes de Robert Carlier, responsable de la collection « Poésie » chez Gallimard à qui revenait la tâche de rassembler ces textes, et se plaignit de l’accommodement qui le réjouissait certainement : « Toute cette inflation de papier à quoi il faudrait se résigner pour étoffer d’annexes inopportunes les mille pages de papier Bible d’une édition standard à la Pléiade est bien contraire à toutes mes conceptions et à tous mes goûts en fait d’édition de l’œuvre elle-même ! Et tout choix trop restreint à rejeter aux “Notes” n’arrangerait pas l’affaire. (Mais je n’entends pour rien au monde donner là quoi que ce soit de mes mémoires politiques.) * » Devant ses amis ou ses éditeurs, Alexis continua pourtant de faire miroiter cette chimère éditoriale. Après la publication de la Pléiade, Saint-John Perse fit encore rêver les Gallimard : en juin 1975, quelques semaines avant la mort du poète, Claude confia à Morand que Saint-John Perse allait « lui donner des mémoires ». Les mille pages réglementaires ne furent pas noircies de cette matière historique. Le premier plan dressé par Alexis se confinait dans les limites de son œuvre poétique. Il pallia l’absence des mémoires qu’il n’avait jamais écrits et la perte fictive de ses manuscrits imaginaires par une correspondance qui ne l’était pas moins. Il se lança avec ardeur dans cette œuvre en prose, inédite et inavouée. Robert Carlier s’occupa de réunir les lettres réelles d’Alexis ; ce dernier les retoucha et écrivit celles qui lui manquaient : les lettres d’exil, pour une bonne part, les lettres d’Asie dans leur presque totalité. Les lettres de Chine à sa mère, datées de la fin de la Première Guerre mondiale, furent ainsi rédigées par Alexis dans les années 1960, pour satisfaire les exigences éditoriales de Gallimard, et conférer à sa trajectoire une cohérence qui justifiât aussi bien * CSJP 10, lettre d’Alexis à Jean Paulhan, le 28 juin 1966. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 765 — Z33031$$18 — Rev 18.02 Le roman d’un poète 765 son œuvre poétique que son destin historique. Morand sentit l’infériorité de son propre personnage quand il découvrit cette correspondance : « Après avoir lu les lettres de guerre (1915-1917) que A. Léger envoie de Pékin à sa mère, je jette un coup d’œil sur celles que ma mère a pieusement gardées : c’est impubliable. Écrites à la hâte, du bureau, où les attachées n’avaient, à cette époque, que des emplois subalternes (chiffreurs ou dactylos), sans style, sans pensée, terre-à-terre, envois par la valise (au moins Léger, c’était du thé vert de Chine, c’est-à-dire de la poésie lointaine, sur fond de Gobi et non de Channel). » De fait, ces « Lettres d’Asie » avaient demandé bien du travail de documentation et d’écriture ; annoncées fin 1967 à Robert Carlier, Alexis ne les envoya finalement qu’au terme de l’année suivante. Les « Lettres d’exil » eurent droit au même traitement, largement réécrites ou inventées pour l’occasion. Pour l’introduction, Alexis avait d’abord songé à l’étude de Caillois ; il se ravisa, et proposa la notice biographique annexée au portrait que lui avait consacré Jacques Charpier dans la collection de la « Bibliothèque idéale ». Robert Carlier ignorait probablement qu’Alexis en était l’auteur, mais il accepta que le poète reprı̂t lui-même le cours de la chronologie, à compter de l’année 1961, où elle s’arrêtait. Qui mieux que lui aurait pu le faire ? Au terme de cinq années de labeur, le projet aboutit au début des années 1970 ; le poète, harassé par sa grande œuvre prosaı̈que, avait craint de ne jamais la voir publiée. Le 2 juillet 1970, il supplia Carlier de conclure : « Santé franchement mauvaise et qui s’aggrave maintenant sérieusement (quatre-vingt-cinquième année). Je vous en prie instamment, hâtez, hâtez à tout prix les choses ! Après tant d’années d’attente et tant d’assistance personnelle de ma part, vous ne pouvez laisser cette malheureuse édition tourner à l’édition posthume. (Puis-je écrire aux Gallimard pour leur demander d’alléger par ailleurs votre tâche et vous donner un assistant ? C’est mon dernier appel, que vous pouvez prendre comme un cri d’alarme). » Ombrageux, jaloux de son autorité et sûr de sa grandeur, Alexis contrôla le travail de son éditeur, et lui imposa des coupes dans les études des critiques publiées en annexe. Robert Carlier ne dissimula pas sa gêne devant « l’opération Jivaro » qu’il avait « fait subir au texte de Caillois ». Enfin, la Pléiade parut, en 1972. Devant Gaston Gallimard, Alexis s’en déclara « assez satisfait ». Pour la première fois peut-être, au soir de sa vie, ainsi justifiée devant la postérité, il exprima à son éditeur une « profonde gratitude ». Alexis consentit à reconnaı̂tre les mérites de Robert Carlier, qui s’était épuisé à la tâche. Il laissa entendre à Gaston que la faute en revenait à sa maison, qui ne l’avait pas suffisamment assisté dans un projet pour lequel elle n’avait peut-être pas marqué assez d’attachement : « Pas de griefs à garder contre le pauvre Carlier, à qui l’on doit beaucoup dans la préparation et la mise en train d’un tel travail : victime seulement de son surmenage, de son insuffisance de moyens et d’assistance, aussi bien que de ses défaillances de santé, dans le surcroı̂t de travail qu’il avait cru pouvoir assumer personnellement en marge de sa tâche régulière chez vous. » NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 766 — Z33031$$18 — Rev 18.02 766 Alexis Léger dit Saint-John Perse L’œuvre de Saint-John Perse ne se séparait plus du message édifiant du récit autobiographique composite qui l’accompagnait, dans l’écrin de la Pléiade. Le lecteur y était invité à vérifier, par une étrange contradiction, la stricte observance des règles du désintéressement séculier d’un écrivain qui réclamait d’être honoré pour prix de son sacrifice. Quel était le sens des transfigurations apportées par Alexis à son double destin d’homme de songe et d’action ? Il n’y entrait pas seulement de la vanité. Le vieillard corrigeait sa correspondance de jeunesse pour sembler ne rien avoir dû à personne, ayant surgi comme un météore dans la France poétique du début du siècle, sans ascendance ni soutien ; il donnait l’impression d’avoir vécu dans la force et la joie, sans faiblesse ni perte de contrôle de soi. Ces façons de s’honorer disaient, à travers son cas biographique, les vertus qu’il reconnaissait à la poésie en elle-même. L’exemple particulier de sa grandeur édifiait le lecteur sur la valeur générale de la poésie. En rattachant l’ensemble de sa vie aux règles qu’il avait faites siennes dans sa jeunesse, sans en avoir toujours eu la capacité, il s’offrait une rédemption personnelle, mais il établissait aussi une morale universelle. Morand reconnaissait dans la Pléiade de Saint-John Perse la figure d’un homme qu’il ne connaissait plus depuis 1940, mais qui demeurait fidèle au poète exemplaire qu’il avait incarné dans leur jeunesse ; c’est comme tel qu’il l’admirait : « Alexis, je lis ta vie, je la repense, éclairée par ton œuvre. C’est un saint qui me parle. » En gommant la tristesse, l’incertitude et l’échec, Alexis prouvait a posteriori que sa morale de l’optimisme était saine, qui lui avait permis d’établir sa gloire. Dans un mouvement circulaire, où la fable se fécondait sans cesse, Alexis trouvait dans la réussite qu’il avait soigneusement organisée la preuve a posteriori de son étoile, et de sa prédestination poétique. La Pléiade n’était pas seulement la raison pratique du poète, dont la bonté efficiente dispensait de discuter les réalisations circonstancielles. Elle offrait une dernière occasion de laver son style, et de l’épurer de ses coquetteries symbolistes, mal tolérées par une oreille de la fin du XXe siècle. Dans son vaste retour sur son œuvre et sa vie, Alexis avait amaigri sa langue, et supprimé ses lourdeurs. Alexis n’était plus loin de la mort, prêt à l’affronter. Il fallait encore organiser, au deuxième degré, la réception de ses Œuvres complètes, dont le premier dessein était déjà de conditionner par des signes biographiques la réception de ses poèmes. Alexis distribua les points, et favorisa une émulation dans l’éloge. Sachant qu’il pouvait compter sur sa garde rapprochée, il élargit le cercle des dévotions, et stimula le deuxième cercle en activant le premier. Morand confie ainsi à « Guéhenno que son article sur Saint-John Perse est celui que le poète a préféré. Il est ravi ». Alexis était moins porté à goûter les premiers doutes émis par Mathieu Galley, dans L’Express du 1er juillet 1973, sur la réalité de son prophétisme chinois. La Pléiade faisait surtout fulminer les contemporains d’Alexis, qui avaient été NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 767 — Z33031$$18 — Rev 18.02 Le roman d’un poète 767 assez proches de lui pour n’être pas dupe de ses transfigurations, les Massigli, Noël ou François-Poncet. Pour le reste, elle fascinait, elle agaçait peutêtre, mais elle continua, bien au-delà de sa mort, à attraper les candides. À l’été 2004, un historien de la Chine se réjouit doctement, dans un article de la revue Relations internationales, de trouver dans une lettre à Philippe Berthelot, datée de 1918, une lecture qui rencontrât ses horizons d’attente ; il avait tôt fait d’opposer la magie du poète à l’aveuglement de ses contemporains, qui n’avaient pas su deviner, comme Saint-John Perse, la nécessité d’endiguer le communisme chinois... La vieillesse d’Alexis se cachait derrière l’immortalité qu’il se préparait. Les admirateurs qui le visitèrent jusqu’à la fin, Pierre Guerre ou Gloria Alcorta, témoignèrent de l’intégrité de l’esprit malgré la déchéance du corps. En 1979, Dorothy expliqua certaines affabulations de la Pléiade par un lourd traitement thérapeutique : « Il faut que vous sachiez, ce qui a toujours été tenu secret, car Alexis interdisait toute mention à sa santé, qu’il était atteint depuis 1967 d’un cancer généralisé et qu’il a vécu depuis lors sous le soutien et, malheureusement, les effets, d’une lourde médication contre la maladie et les douleurs. » En août 1971, Marthe de Fels confie à Paul Morand : « Alexis Léger ne peut plus écrire, ses doigts ne remuent pas. » À leur dernière rencontre, en décembre 1974, il lui apparut « de plus en plus las, restant de longues heures étendu, souffrant des reins et d’une jambe ». À Hélène Hoppenot, Marthe raconta que le poète lui avait alors lu « une œuvre curieuse, presque une sorte de conte ou étaient enchâssés des épisodes de sa vie. La lecture faite par lui s’étant prolongée, Marthe, sentant sa fatigue, lui avait proposé d’emporter le manuscrit dans sa chambre, mais il avait refusé et continué à lire “une œuvre magnifique” ». Le crabe ayant terminé son office, le poète poussa « un long soupir » : « quand Dorothée est venue, elle l’a trouvé mort ». NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 768 — Z33031$$18 — Rev 18.02 XXII Prospérité de la légende « Nous vivons d’Outre-mort, et de mort même vivrons-nous. » « Madame, Saint-John Perse disait il y a quelques années : “la course est faite, et n’est point faite. La chose est dite, et n’est point dite.” La course, aujourd’hui, est faite. La chose, irréversible, est dite. » Les condoléances que le président Giscard d’Estaing adressa à Dorothy Léger, le 25 septembre 1975, cinq jours après la disparition de Saint-John Perse, étaient joliment tournées ; elles méconnaissaient cruellement l’espérance du poète. Alexis n’avait pas bâti le monument de son œuvre, orné du récit de sa vie, pour subir la loi de l’irrévocable. Conçue sur l’arête de l’ambiguı̈té, il comptait que l’œuvre continuât à dire après sa mort. Alexis était devenu un personnage de fiction, un personnage dont s’emparaient tous ceux qui l’avaient connu pour continuer le grand récit collectif qui élabore les légendes. Dans l’espoir de mieux voyager dans le temps, Alexis avait confié son dépôt à la communauté littéraire ; c’était un poète que la mort emportait, c’était le poète qui ferait pardonner certaines heures du diplomate, si le mystère de l’alliance entre ses deux existences œuvrait pour la postérité du personnage de légende. Un personnage légendaire Il n’y a pas de solution de continuité entre la vie d’Alexis, son œuvre, et celle des autres. La plus grande modernité du poète tient peut-être à l’autofiction permanente qui a présidé au récit de soi, en dépit de son dédain du biographique ; son personnage a fécondé l’imaginaire de son temps. Son œuvre autobiographique est partout, disséminée dans l’imaginaire collectif, écrite par les journalistes et les historiens, mais aussi les romanciers, qui ont fait de l’écrivain diplomate un personnage de leurs fictions. Son enfance antillaise, sa jeunesse aventureuse, sa maturité de grand commis de l’État, sa guerre hautaine et silencieuse, son exil américain, sa gloire tardive et dédaignée, tous ces épisodes de la vie d’Alexis entrent en résonance avec les fantasmes de ses contemporains ; ils ont prouvé, en propageant sa légende, qu’Alexis était bien de son temps, jusque dans sa prétention à l’intemporalité, au siècle des idéologies millénaristes. À chaque échelon qu’Alexis avait gravi, grade ou fonction administrative, publication ou récompense littéraire, il avait inspiré des articles qui NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 769 — Z33031$$18 — Rev 18.02 Prospérité de la légende 769 colportaient ses légendes. Il affectait de s’en désoler et prétendait y opposer le silence comme meilleur démenti. En réalité, lorsqu’un récit biographique sortait si peu que ce fût de son contrôle, il exerçait aussitôt sa police. Aux fictions propagées aux diverses étapes de sa vie, la presse ajouta un chapitre après sa mort. Après avoir produit tant d’efforts pour établir la gloire de Saint-John Perse, ce n’était pas la moindre de ses réussites posthumes que d’apparaı̂tre à ses confrères comme un animal non littéraire, et un poète dédaigneux de reconnaissance. Dans Le Monde, Robert Sabatier se dit « frappé par sa dignité et sa gentillesse et par le recul dont il témoignait vis-à-vis de la chose littéraire ». « Il n’avait rien d’un homme de lettres » concluait-il. Pour La Croix, Saint-John Perse était, « mort en solitaire loin des cénacles, loin des honneurs même si l’on excepte le prix Nobel ». Le Figaro reprit le lieu commun du Janus qui avait préservé le poète des aventures séculaires : « Lorsque l’on regarde la vie de Saint-John Perse, une coupure fondamentale sépare sa carrière de diplomate de son œuvre poétique 1. » Cette partition n’empêchait pas le diplomate de jouir de sa propre légende. Fort de son statut de témoin, Mistler certifiait ce prodige, dans L’Aurore, qu’Alexis n’avait jamais sacrifié le service de l’État à celui de la poésie : « jouissant de la confiance totale d’Aristide Briand, auquel son dévouement était entier, il a toujours fait passer au premier plan ses fonctions diplomatiques ». Parmi les fictions entérinées par la presse, l’absolution communiste reçue de la plume d’Aragon ne compta pas pour rien ; elle lavait le diplomate de la plus grande faute que lui reprochait la gauche : sa politique de non-intervention en Espagne. Par une cruelle ironie, cette relecture en différents épisodes se fit du 23 au 29 septembre 1975 dans L’Humanité, qui titrait tous les jours sur les « crimes » de Franco, le chef nationaliste qu’Alexis avait contribué à installer, et qui se préparait à exécuter, au jour de sa disparition, onze « terroristes » basques. Le 23 septembre, l’organe du parti communiste partagea sa une entre l’Espagne et la disparition du poète, commentée par une déclaration d’Aragon à l’AFP : « Je suis très ému. La France perd son plus grand poète du XXe siècle. Bien qu’il fût très âgé, les derniers écrits de lui que j’ai lus ajoutaient encore à sa gloire. » Le 26, l’auteur du mentir vrai exonéra Alexis de sa responsabilité dans le drame de l’entre-deux-guerres, sans affaiblir sa légende d’éminence grise : « Je parle de cette aventure singulière d’un homme qui joua ce rôle secret sinon de diriger, du moins d’incliner la politique de son pays dans le sens d’une paix française, et cela pendant près de vingt années. » Aragon termina son feuilleton le 29 septembre, en même temps que Franco mit fin au suspens espagnol : « Franco a encore assassiné. » Par un singulier acte manqué, Aragon conclut son hommage à Saint-John Perse au moyen d’une comparaison avec Picasso, accolant la peinture-manifeste des Républicains à l’inventeur de la non-intervention : « Et, devant la terre qui s’est refermée sur le poète dans la presqu’ı̂le de Giens où il dort, où il a daté en septembre 1959, à soixante-douze ans, l’un de ses plus hauts poèmes [Chronique], j’aime à les marier, ces deux noms de la gloire, moi qui à NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 770 — Z33031$$18 — Rev 18.02 770 Alexis Léger dit Saint-John Perse cette grande fête de Vallauris, il n’y a pas si longtemps, pour saluer le peintre des Demoiselles d’Avignon et de Guernica, avais choisi de lire deux poèmes miens où je n’avais guère parlé que de la magnifique impudeur d’aimer. » Mais dans l’ensemble, la presse ne fut pas à la hauteur de la légende qu’Alexis voulait léguer à la postérité. Morand conçut une sorte de peine posthume pour son vieil ami, dont la figure de pur poète ne lui semblait guère en cette fin de siècle politisée et partisane : « Le peu d’éloges et de commentaires suscités par la mort de Saint-John Perse n’a rien de surprenant ; si un mort n’a pas derrière lui l’UDR [Union des démocrates pour la République gaulliste], à la grande rigueur l’Académie française ou une veuve abusive, personne ne remarque la disparition d’un écrivain. » Les articles ne propageaient qu’à courte échéance la légende ; Alexis était mieux servi lorsque les journalistes se faisaient historiens. Tabouis, Pertinax, Bois, trois de ses fidèles plumes de l’entre-deux-guerres, ont laissé des récits qui ont fixé plus durablement que les journaux les fictions inspirées par le diplomate. Pertinax accréditait les fables d’Alexis en prétendant contrer les fausses légendes qui l’accablaient, non sans sacrifier à un double paradoxe : il n’était l’homme de personne puisqu’il avait servi tous les partis, sans que la permanence de son action, sous des ministres parfois néfastes, eût jamais altéré son intégrité de grand commis de l’État ; et si l’on croyait qu’il était de gauche, parce que la droite l’avait attaqué, et même limogé, on oubliait qu’« en régime de Front populaire, il avait été, dans le Parlement, la cible des communistes ». Les communistes avaient bon dos, dont la haine garantissait que les attaques venaient de tous bords. Bref, Alexis avait impartialement servi la France, et ne devait pas se confondre avec la République radicale qui avait fait sa carrière. Chez Tabouis, le récrit de l’œuvre diplomatique d’Alexis était plus impressionniste. On n’y trouve pas une justification d’ensemble, mais on est frappé, à chaque crise de la vie internationale, de voir qu’Alexis devançait les événements en défendant la position que la postérité sanctionnerait comme la plus juste. En mars 1936, il exhorte Flandin à la résistance ; le 17 juillet 1936, il prévoit l’intervention allemande et italienne en Espagne, à la veille de Munich, il n’entend pas renoncer à une Tchécoslovaquie garantie par les dictateurs. Lorsque la politique du Quai d’Orsay devient trop difficile à justifier, à l’heure du pacte germano-soviétique, Alexis disparaı̂t purement et simplement du récit. D’autres ouvrages d’histoire immédiate, sans dépendre aussi étroitement du contrôle d’Alexis, propageaient des anecdotes fabuleuses qui élevaient son personnage au-dessus de la grisaille administrative et dessinaient son profil de héros romanesque. Les historiens du passé très récent n’étaient pas toujours favorables à Alexis. Il en était même pour attaquer violemment le diplomate ; mais leur ton polémique et le caractère ouvertement pamphlétaire de leurs ouvrages atténuaient leur crédibilité, non sans renforcer le caractère légendaire du personnage. S’ils inversaient la valeur des exagérations d’Alexis et de ses partisans, ils participaient de la même réécriture, NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 771 — Z33031$$18 — Rev 18.02 Prospérité de la légende 771 qui élevait l’ancien secrétaire général au-dessus de ses attributions administratives. L’ampleur de la défaite accusait enfin les traits du fonctionnaire modèle, qui avait déçu les habitués de Philippe Berthelot. Ses ennemis servaient aussi bien sa mémoire lorsqu’ils lui attribuaient des pouvoirs maléfiques, à la hauteur de sa légende. Giulio Cerreti, publiciste prodigue, masquait son identité de communiste italien sous le pseudonyme de Paul Allard, au début de l’Occupation, pour accabler au nom du pacifisme et de l’anglophobie en vogue les Responsables du désastre. Il lui semblait que les diplomates n’assumaient pas, devant l’opinion, la part qui leur revenait dans la défaite : « Parmi les accusés de Riom, il y a plusieurs hommes politiques. Un seul militaire. Mais aucun diplomate [malgré] [...] la responsabilité primordiale du Quai d’Orsay dans l’impréparation et le déclenchement de la guerre. » Dans son tableau-reportage consacré en 1938 au Quai d’Orsay, le publiciste avait déjà alimenté le mythe de l’omnipotence occulte d’Alexis : « Si la vedette du Quai d’Orsay se nomme Pierre Laval, Flandin, Yvon Delbos, PaulBoncour ou Georges Bonnet, ils règnent, mais ne gouvernent pas : le vrai ministre s’appelle Léger. Le vrai ministre, c’est le secrétaire général. Il est permanent, tandis que l’autre !... Il est de la Carrière, tandis que l’autre !... » D’autres qu’Allard, avec plus de documents et moins de romanesque, avaient propagé l’image de l’omnipotence du secrétaire général. Le Léger d’Alfred Fabre-Luce n’était pas moins nocif que celui d’Allard, en étant moins fictif. Quand le diariste du Journal de la France représentait Georges Bonnet, en mars 1939, prisonnier de son secrétaire général, il échappait aux généralisations hâtives et exagérées d’Allard. S’il donnait de la publicité à une créance largement partagée par les élites françaises d’alors, il ne la créait pas de toutes pièces : « Au Quai d’Orsay, Georges Bonnet n’est plus qu’un prisonnier. Son président affecte de l’ignorer, son secrétaire général refuse d’exécuter ses instructions sans ordre écrit ; ce ministre abandonné doit chercher ses collaborateurs au-dehors. » Les auteurs faisaient un vieux procès théologique à Alexis et sa double prétention à l’omnipotence et à l’omniscience. Pourquoi, sachant les erreurs de ses ministres, ne les avait-il pas redressées s’il dominait ces frêles créatures de son pouvoir occulte et supérieur ? Ce n’était pas le point de vue des ministres qui rédigeaient leurs mémoires, que ce fût avec l’œil bienveillant de Paul-Boncour, le vitriol de Reynaud ou les louanges empoisonnées de Bonnet. Vu d’en haut, le personnage demeurait prosaı̈quement un fonctionnaire. Au réflexe de l’amour-propre, qui ne voulait pas concéder à un subalterne les pouvoirs qui lui revenaient, s’ajoutait pour ces ministres, quand ils étaient le plus solidaires d’Alexis, le souci de ne pas nourrir sa réputation sulfureuse, quitte à rogner les pouvoirs qu’on lui prêtait. Cette précaution inspira la bienveillance de Paul-Boncour lorsqu’il rédigea ses mémoires en 1943. Son ancien secrétaire général, et la politique qu’il incarnait étaient trop attaqués pour qu’il trouvât décent de se défausser sur lui des erreurs qu’on leur NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 772 — Z33031$$18 — Rev 18.02 772 Alexis Léger dit Saint-John Perse reprochait communément. Au premier rang venaient les illusions de la politique de sécurité collective. Paul-Boncour reportait habilement sur ses devanciers de droite, Millerand et Poincaré, les trop lourdes responsabilités d’une politique orientale qui relevaient moins de la sécurité collective que d’un impérialisme supérieur aux moyens de la France : Dressant la silhouette de hauts fonctionnaires, sur l’horizon politique, c’est à Alexis Léger et à Philippe Berthelot qu’on prétend en faire porter le poids, sans doute parce qu’ils figurèrent, sous des ministres successifs, la permanence du Quai d’Orsay. C’est faire trop bon marché des chefs dont, après tout, ils exécutaient les ordres ; et je m’étonne que quelques-uns de ceux-ci n’aient pas un mot pour revendiquer leur responsabilité, comme je revendique la mienne. Ce n’est même pas de Briand, ni d’Herriot, ni de moi-même, ni de Tardieu, ni de Laval, ni de Flandin, ni de Delbos, ni de Bonnet – car Léger les a tous servis, et il ne dépendait que d’eux de s’en défaire, s’il ne se conformait pas à leur politique – que datent les pactes, les ententes avec la Pologne, la Roumanie, la Yougoslavie et la Tchécoslovaquie. C’est au lendemain de la guerre, M. Poincaré ou M. Millerand étant ministres des Affaires étrangères, que furent conclues ou amorcées ces alliances. C’est de là que date l’orientation de notre politique en Europe centrale et orientale 2. Paul Reynaud, s’il peignait à l’inverse son secrétaire général en intrigant florentin, lui déniait, comme Paul-Boncour, les formidables pouvoirs que ses ennemis moins informés lui prêtaient. Il ne le représentait pas en démiurge démoniaque, mais simplement en opportuniste, munichois à l’heure du pacifisme triomphant, qui, « le vent ayant tourné, se rangea parmi les adversaires de Munich et travailla à se donner figure de belliciste ». Il ne lui reconnaissait pas l’importance d’un fonctionnaire toutpuissant, mais seulement l’habileté d’un homme de réseau, qui « se ménageait des appuis politiques, en faisant profiter de ses indiscrétions sur les affaires de l’État un petit nombre de journalistes privilégiés ». Alexis n’avait pas joué moins de tours à Bonnet qu’à Reynaud. Mais Bonnet avait plus de raisons que Reynaud de léguer le souvenir d’un fonctionnaire dévoué et scrupuleux. Tandis qu’Alexis avait réussi à s’exonérer de tous les péchés de l’avant-guerre, à commencer par celui de Munich, où il l’avait pourtant remplacé, Bonnet se régalait, au début des années 1970, à se blanchir au contact du pur poète thaumaturge. Pour cela, il convenait de ne pas salir le diplomate : « Il a toujours agi comme un fonctionnaire ayant la plus haute conscience de son métier, résistant à toutes les sollicitations, patriote et républicain, au sens vrai du mot. La manière dont il a refusé toutes les offres qui lui furent faites de revenir à sa carrière diplomatique, la dignité avec laquelle il a vécu indépendant et pauvre à l’étranger sont la marque de son caractère et témoignent de sa volonté d’indépendance. » Mais à chaque pas où son pied avait dérapé, l’ancien ministre se rattrapait à Alexis. C’est à Munich que le concours du secrétaire général était le plus précieux. Bonnet, à vrai dire, parvenait moins à s’absoudre à son contact, qu’à l’entraı̂ner avec lui dans cet enfer de la NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 773 — Z33031$$18 — Rev 18.02 Prospérité de la légende 773 mémoire nationale : « Au moment des difficultés relatives à la Tchécoslovaquie, je n’ai eu aucun différend avec Léger. Bien au contraire. Il fut, dans toute cette période, de jour et de nuit à mes côtés ». Nouvelle étreinte (salvatrice ou mortelle ?) avec les accords Bonnet-Ribbentrop : « Je trouvais auprès de Léger la même compréhension quand il s’agit de préparer la déclaration franco-allemande de décembre 1938. Je demandais qu’il fût à mes côtés dans mon entretien avec Ribbentrop qui avait, lui, à ses côtés, son ambassadeur à Paris. Je vois encore, le 6 décembre 1938, Alexis Léger face à Ribbentrop dans mon bureau du Quai d’Orsay. Contraste saisissant ! La finesse, la bonté et l’intelligence de l’un s’opposent à la grossièreté, la dureté et la sottise de l’autre. » Georges Bonnet embrassait Alexis d’un baiser empoisonné. L’insinuation et l’antiphrase instillaient le venin du soupçon. Pour l’insinuation, Bonnet passait par le détour d’un ami, qui était un ennemi d’Alexis : « Nous avons eu ensemble une collaboration cordiale, et je n’ai jamais songé à me séparer de lui. Anatole de Monzie, qui était ministre des Transports, m’a souvent interpellé à ce sujet. Dans son livre Ci-devant il a écrit : “Georges Bonnet n’a pas osé congédier Alexis Léger. [...] Il a accepté d’être trahi plutôt que de brusquer et d’innover.” Le jugement de Monzie, dont la merveilleuse intelligence était souvent brouillée par la passion, est injuste et inexact, aussi bien pour Léger que pour moi-même. [...] J’ai la certitude qu’Alexis Léger exerçait ses fonctions avec une loyauté extrême. » L’antiphrase consistait en dénégations qui ne trompaient pas ses contemporains les mieux informés, puisque Bonnet se concentrait sur les points notoirement faibles du secrétaire général. Que penser de ce jugement sur le secrétaire général accusé tous azimuts d’organiser des fuites à sa convenance, que Fabre-Luce avait dépeint en « nonchalant créole » : « D’une puissance de travail sans limites, d’une exactitude exemplaire, il était silencieux et discret pour tout ce qui concernait les affaires et les hommes qu’il dirigeait » ? Comment croire à ce démenti, quand tous les salons parisiens avaient bruissé des cliquetis de leur duel : « Bien entendu, nous avions fort à faire l’un et l’autre pour dissiper les bruits que les malveillants tentèrent parfois de faire courir. La presse s’en emparait. On annonçait que nous étions en désaccord sur telle ou telle question fondamentale de la politique étrangère ou que j’allais nommer un autre secrétaire général. Tout cela ne reposait sur rien. Mais nous nous entendions pour dissiper ces nouvelles tendancieuses. » Bonnet renforçait et minait la légende du diplomate, lui prêtant toutes les vertus qu’il revendiquait pour son personnage, non sans lézarder son portrait de subtiles craquelures. Alexis avait été bien attrapé qui, à la grande surprise des Hoppenot, s’était obligé à louer ces mémoires, quel que fût son dépit intime d’être représenté en courtisan obséquieux : « Parfois, [notre] conversation sérieuse et prolongée était interrompue par l’arrivée dans mon bureau, par un escalier intérieur, de mon jeune fils Alain, cinq ans, qui venait me dire bonsoir. Léger interrompait alors son entretien diplomatique. Il accueillait l’enfant avec quelques mots pleins de gentillesse. Et NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 774 — Z33031$$18 — Rev 18.02 774 Alexis Léger dit Saint-John Perse quand celui-ci était parti il me disait : “Comme c’est agréable, comme c’est reposant, l’apparition de ce petit.” » Aussi bien, Bonnet reprenait-il l’exacte stratégie d’Alexis, qui rédimait son personnage diplomatique par son prestige de poète : « Je pense, qu’en définitive, Léger a eu raison de ne pas revenir au Quai. Il aurait beaucoup souffert en constatant à quoi était réduit désormais le poste de secrétaire général qu’il avait occupé avec tant d’éclat. Il s’est consacré à la poésie. Et il a bien servi la France puisque Saint-John Perse a obtenu le prix Nobel et que son nom est connu et admiré aujourd’hui dans le monde entier. » Pour le reste Alexis a disparu des mémoires de tous ceux que son attitude avait déçus ; ils ont préféré se taire plutôt que de l’attaquer. De Gaulle ne le cite pas dans ses Mémoires de guerre. Churchill et Eden, n’ont pas davantage honoré l’anglophile devenu ami de l’Amérique. Vansittart l’a très allusivement cité dans ses mémoires, sans s’attarder sur une longue amitié qu’il aurait autrement honorée si Alexis était demeuré à Londres auprès de lui. Les portraits spécifiquement consacrés à Alexis portaient moins loin que ces mémoires d’acteurs du drame national. Pierre Guerre entérina avec une admiration impavide les anecdotes fabuleuses de son grand homme. Le Saint-John Perse hiératique de Pierre Oster Soussouev était conservé à l’abri du temps ; l’angle intime de la vision n’avait pas pour but d’inscrire le poète dans son siècle, mais seulement dans l’humanité. Le portrait d’Alain Bosquet est autrement complexe. Investi par le poète lui-même dans les fonctions de gardien du temple persien, son hommage posthume n’a pas la statique des autres portraits. Il est travaillé d’un doute historique, naturel à un écrivain qui s’était engagé dans le tumulte du siècle au moment où Alexis s’en était désengagé. Bosquet redoutait parfois d’avoir été victime d’un abus de confiance, pour user d’une expression chère à Alexis ; c’est ce qu’il exprima devant Marthe de Fels quelques jours après la mort du poète : « Je lui fais part de mes réserves au sujet du volume de la Pléiade, entièrement préparé et mis au point par Perse : les éléments biographiques – surtout à l’époque de Munich – y sont tendancieux, tandis que ses lettres, sans qu’il ait consulté leurs destinataires, apparaissent avec des coupures, des omissions, des arrangements qui lui donnent toujours le beau rôle. Je ne lui cache pas mon malaise : tout, dans la vie littéraire de Saint-John Perse, a été orchestré par lui, sans faille ni humilité naturelle. Sa majesté nous est connue, ainsi que sa façon de dominer son œuvre, au même titre que ses amitiés. Cette image, au fur et à mesure que les témoins disparaissent, qui pourra la corriger ? [...] On ne connaı̂tra jamais de SaintJohn Perse que la parade, la solennité, la grandeur étudiée, le mythe, la légende, le personnage privé de ses angoisses et de ses simplicités. Je me ferai peu à peu à l’idée que l’osmose entre l’œuvre et l’homme n’est pas un superbe artifice. Mais, quelque part, j’en souffrirai. » Un personnage de fiction « Les conditions même de son exil, sa solitude, sa fierté en faisaient une espèce de héros de roman dont les avis et les conseils étaient recherchés NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 775 — Z33031$$18 — Rev 18.02 Prospérité de la légende 775 avec insistance. » Ce témoignage du gaulliste de New York, Guy FritschEstrangin, permet d’imaginer par quel mécanisme la fascination qu’Alexis exerçait sur ses contemporains a permis au personnage qu’il avait élaboré avec autant de soin que son œuvre écrite de se trouver assimilé à elle, et mieux encore, de se trouver capable de contaminer l’œuvre d’autres écrivains sans parler des peintres comme Braque, ou des musiciens comme Darius Milhaud, qu’il inspira. Raymond de Sainte-Suzanne, dans son journal, affublait de pseudonymes les personnages du drame historique qu’il chroniquait. Ce modeste paravent à l’indiscrétion d’un lecteur indésirable tenait en général à d’aimables calembours sur les patronymes : Bonnet devenait « Petit Chapeau », et Boisanger « Bois des Anges ». Crouy-Chanel était rapporté à l’origine géographique de son nom : « le Brabançon ». Alexis seul tenait de la fiction, qui devenait Axel, affilié au personnage sombre et sévère de Villiers de L’Isle-Adam, auteur familier au secrétaire général. Le maı̂tre du jeune Axël, s’appelait Janus, et l’enjeu de sa vie consistait à décider s’il fallait se tourner vers les trésors séculiers ou vers le renoncement, afin de posséder toute chose en esprit ; le modèle n’était pas mal trouvé. Mais Alexis n’évoquait pas seulement des personnages littéraires ; il en inspirait. Il envahissait l’imaginaire de son temps, sous son nom propre ou bien déguisé en personnage purement fictif. Les livres qu’il n’avait pas écrits en puisant dans la matière si romanesque de la vie diplomatique, il les inspirait. Le talent dont il avait privé son œuvre poétique se retrouvait, éparpillé, dans les œuvres des autres. Ces personnages fictifs dont Alexis a provoqué la naissance tissent une sorte d’œuvre romanesque disséminée. Elle est facilement repérable lorsque son personnage a investi la littérature sous son nom propre. L’autofiction de Bodard, le réalisme militant d’Aragon, les règlements de comptes littéraires de Peyrefitte, l’unanimisme de Jules Romains, le souci du réel sartrien, ont convoqué des personnalités historiques pour en faire des personnages fictionnels, de leur vivant, sous leur identité d’état civil. La bourgeoisie avait pris le pouvoir dans les démocraties occidentales ; l’histoire se vengeait d’elle, en envahissant son imaginaire. Lucien Bodard s’intéressait moins à Alexis qu’à Berthelot, qui touchait de plus près à son père. L’un comme l’autre figuraient d’excellents personnages romanesques. L’Alexis de Bodard tenait son aura de son prédécesseur ; c’est à ce titre qu’il fascinait sa mère, qui lui reportait la passion que Berthelot ne pouvait plus cristalliser. Chez Pierre-Jean Rémy, Alexis apparaissait comme un personnage puissamment évocateur, goûté par un ambassadeur dont le nom de Blériot, masquait mal celui d’Henri Hoppenot 3. Ici Alexis faisait rêver, sans féconder une œuvre. Aragon ? Comme Alexis, il avait affaire avec une vocation littéraire, qu’il ne savait pas concilier avec un métier. Il admirait de loin, et redoutait sans doute, le sort qu’Alexis avait ménagé à sa vocation dans les chancelleries. Pour lui, le parti communiste jouait en quelque sorte le rôle que le Quai d’Orsay avait tenu chez Alexis. Saint-John Perse poète admiré, modèle ambivalent, habitait l’œuvre romanesque d’Aragon, en entrant dans la NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 776 — Z33031$$18 — Rev 18.02 776 Alexis Léger dit Saint-John Perse composition de créatures littéraires qui n’avouaient pas l’emprunt, mais aussi sous son nom propre, parmi les deux cents personnages réels et fictifs des Communistes. De ce long réquisitoire, la légende d’Alexis ne sortait pas grandie. Aragon mêlait le regard critique de l’historien militant à la sensibilité du témoin ébloui pour restituer le secrétaire général à son exact rôle historique, à travers la conversation d’un ministre, doutant de la sincérité du diplomate dans les négociations franco-russes, et de son visiteur, persuadé de sa bonne foi. Le ministre attaquait : — [...] tenez, il y a une quinzaine... j’ai rencontré Léger, pas le peintre, celui du Quai, le poète d’Anabase... Alexis... — Il était pour l’alliance russe, celui-là ! — Je le croyais... il m’a dit... Watrin, les choses ne sont pas toujours comme elles paraissent... Léger jure qu’il n’a jamais cru qu’on pouvait s’entendre avec les Russes... dès le premier jour... Alors, je lui ai demandé : « Mais pourquoi avez-vous poussé aux pourparlers contre le sentiment de votre ministre ? » Parce que Bonnet, vous imaginez, il a tout fait pour qu’on ne parle même pas ! Il m’a dit, Léger : « Si on n’avait pas parlé... les gens auraient gardé de ce côté-là un espoir, un rêve... Il fallait parler, pour prouver que c’était impossible de s’entendre... et même, tenez, c’est moi, Léger, qui ai imaginé, exigé, sachant bien que c’était impossible, qu’on envoie des militaires... pour que lorsqu’on romprait, quand les Russes rompraient, la chose soit plus sensible à tous... » Alors, je lui ai dit : « Léger, dites donc, c’est dans cet esprit-là qu’on a engagé les pourparlers ? » Il m’a dit : « Oui... dans cet esprit-là 4... » L’exposé des motifs est trop convaincant pour qu’Aragon n’ait pas entendu ces propos de la bouche même d’Alexis. Il le certifia à la libération : « M. Alexis Léger m’avait déclaré qu’il n’avait jamais cru à l’alliance russe, et avait tout fait pour en rendre l’échec plus éclatant 5. » De fait, dans sa nécrologie publiée dans L’Humanité, Aragon se souvenait d’avoir sollicité un rendez-vous au secrétaire général, au bénéfice d’Elsa, en 1939, « à la fin du mois d’août », c’est-à-dire au lendemain du pacte germanosoviétique. Le Léger de Roger Peyrefitte affronte la postérité grêlé par les piques d’un écrivain diplomate qui en jalousait un plus grand que lui. Peyrefitte lui reconnaissait le mérite d’avoir conservé une forme d’anonymat littéraire, mais il lui reprochait, dans Les Ambassades, d’être passé du pacifisme briandien au « vaste complot contre la paix ». Pour le reste, le Léger de Peyrefitte chérissait, avec la poésie, le pouvoir et les mondanités ; bref, il ressemblait à son peintre. Chez Sartre, comme chez Jules Romains, Alexis ne faisait que passer, pour seulement créer un effet de vraisemblance historique. Sa silhouette se profilait, comme aux actualités, pour donner de la profondeur à une fresque qui valorisait au premier plan des personnages fictifs. Dans Les Chemins de la liberté, Alexis se tenait derrière Daladier, qui revenait de Munich en maudissant « les cons » venus lui faire un triomphe. Le portrait du tout nouveau secrétaire général était poussé plus loin dans Les Hommes de bonne volonté ; Jerphagnon, qui était un peu Jules Romains, voulait s’en faire un ami : NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 777 — Z33031$$18 — Rev 18.02 Prospérité de la légende 777 — À l’instant du fromage, Jerphanion demande : — Tu as vu Léger hier. Comment cela s’est-il passé ? — Pas mal. Il reste évidemment un peu épaté d’avoir décroché à son âge un poste pareil. Et inquiet. Donc disposé à l’amabilité, à l’indulgence. Je l’ai appelé : « Monsieur le secrétaire général » au moins six fois. J’ai fait allusion à ses poèmes. Hein ? Tu ne me croyais pas capable de tels raffinements ? — Ils sont très bien, ses poèmes. Jallez les apprécie beaucoup. L’homme lui-même a du charme, je trouve. J’aimerais m’en faire un ami ; mais il est élusif. — Il m’a dit plusieurs choses fort intelligentes, et qu’il semblait penser sérieusement. Ce qui me gêne, c’est un je ne sais quoi de biscornu... j’appellerai ça volontiers le côté Nouvelle Revue française de sa vie... — ... qui vaut bien évidemment le côté Revue des deux mondes ; mais je te comprends. Nous sommes plus carrés que ça. À Paulhan, Jules Romains précisa ce qui le gênait chez Perse : son côté féminin. Cela fit beaucoup rire Paulhan, qui savait le grand cas qu’Alexis faisait de sa virilité... L’hommage des écrivains à la puissance poétique d’Alexis, et à ses talents de conteur, était plus subtil quand ils ne convoquaient pas son personnage au titre d’une caution historique, mais qu’il s’imposait à leur inspiration romanesque. Rien d’étonnant à ce que la figure mystérieuse d’Alexis contaminât l’imaginaire de ses contemporains quand il partageait sa vie avec une romancière. Le personnage d’Erik Brandt formait la matière même de Parmi les hommes, le roman à clés de Karen Bramson. Mais dans ce cas, c’est le livre qui devait à Alexis sa postérité, plutôt que l’inverse ! Il entrait aussi facilement par infraction dans les livres des romanciers qui étaient ses amis ; par bonheur, ils avaient plus de talents que ses maı̂tresses. Dans L’Homme pressé, si Placide est un peu Jean Giraudoux, Pierre, le héros, est beaucoup Paul Morand ; mais il doit à Alexis les épisodes les plus aventureux de son passé. Hedwige, la jeune épousée de Pierre, réclamait à Placide, l’intellectuel myope, qu’il lui racontât la vie de son mari ; Placide lui racontait celle d’Alexis : « Il a trouvé dans un désert de Mongolie un immense crâne de cheval (du cheval de Gengis Khān, a-t-il tout de suite prétendu), un crâne maléfique qui semait la ruine et la mort et qui a d’ailleurs fini par faire capoter leur avion. Ce chanceux de Pierre fut le seul rescapé de l’accident. » Connue par Marie Laurencin, peut-être, ou de la bouche même d’Alexis, l’anecdote avait suffisamment frappé Paul Morand pour qu’il en fı̂t la matière d’une nouvelle, publiée en anglais, loin de la curiosité jalouse d’Alexis : « Le cheval de Gengis Khān 6. » Pour que l’emprunt ne parût pas un vol, Morand attribuait la découverte du crâne à un personnage qu’il baptisait sans mystère Erik La Bonne, reconstituant ainsi, auteur, inspirateur et patronymie, le trio du concours de 1913 et de la Maison de la presse. Pour le reste, le personnage hâtivement ébauché devait moins à Alexis, le cavalier chinois, qu’à Eirik Labonne, l’excentrique diplomate : « Parti de Pékin, il entendait regagner l’Europe à cheval, car il redoutait bien moins de mourir de froid que d’étouffer dans la chaleur du transsibérien. Depuis plusieurs jours, il cheminait ainsi, tout seul, chantant Parsifal NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 778 — Z33031$$18 — Rev 18.02 778 Alexis Léger dit Saint-John Perse à gorge déployée, ses longues jambes battant les flancs de son cheval mongol ; et comme son costume était inattendu dans ce genre d’expédition – un pardessus de ville cintré à la taille, des pantalons, un col montant amidonné et un chapeau gris (qu’il portait par principe) – il ne manquait pas de provoquer un étonnement considérable parmi les Chinois qu’il croisait. » La fin parisienne de la nouvelle reprenait exactement le récit persien : l’offrande à Marie Laurencin, devenue Lady Cynthia D., la malédiction attachée à l’objet et l’expédition nocturne pour s’en débarrasser, dans la Seine, depuis le pont de l’Alma. Alexis avait fait si forte impression sur Paul, dans l’entre-deux-guerres, que le romancier rédigeant L’Homme pressé, au début de l’Occupation, s’identifiait deux fois à lui : à travers son double Pierre, à qui il prêtait les aventures chinoises d’Alexis, mais aussi par le truchement de la femme qu’il lui donnait, Hedwige, qui prononçait les « r », « à la créole », et racontait les mêmes histoires d’enfance baignée dans de l’eau-de-feuilles-vertes : « Quand j’étais petite, ma nourrice me donnait des bains de rhum. Ça m’a dégoûté du rhum à tout jamais. » Morand, romancier, réalisait très exactement la recommandation d’Hélène Hoppenot, à qui Alexis avait raconté la même histoire, chez Marthe de Fels : « Enfant, ses servantes mélangeaient à l’eau de son bain cinq litres de rhum blanc et, lorsqu’elles détournaient la tête, il plongeait son visage et lampait une gorgée du breuvage (à ce moment je pense “Vraiment, il va trop loin !”) Mais Marthe de Fels dit : “Oui, votre mère me l’a raconté : elle vous a surpris un jour.” Ce qui gêne les interlocuteurs de Léger c’est qu’ils ne peuvent faire le point de départ entre la réalité et la fiction de ses récits. Ses ennemis disent de lui : “Un charmeur doublé d’un menteur.” La sagesse est probablement de ne pas se soucier de leur véracité et de les prendre comme des ébauches de poèmes. » Morand les terminait en roman. La postérité romanesque du personnage d’Alexis est plus intrigante chez Aragon ; l’influence y est diffractée par la distance ; l’inspiration du romancier bénéficie du souffle légendaire que ne facilite pas la familiarité. « L’homme double » des Beaux Quartiers, hanté par le péril de la guerre et le désir de fuite (« Toute ma défense est dans cette duplicité, dans ce maintien pour nous d’une oasis. Fuir ! Ah, peut-on fuir vraiment ? »), devait peut-être au secrétaire général qu’Aragon avait rencontré à quelques jours de la mobilisation générale. Dans Les Voyageurs de l’Impériale, le petit Pascal Mercadier semble plus sûrement façonné sur le modèle du poète de « Pluies », « Neiges » et Vents : « Il vient de commencer un nouveau cahier, et il a écrit en tête : Les Forces et les Rêves. Le premier poème est sur les fleuves. Puis viendront les océans, les orages, les volcans, les geysers, les aurores boréales, naturellement. » Embaumé comme poète D’outre-tombe, Alexis veillait encore sur sa mémoire. Il avait protégé sa dépouille de diplomate dans la grande ombre que faisait son œuvre poétique, et organisé sa postérité littéraire. Sur ce versant, sa mémoire n’était NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 779 — Z33031$$18 — Rev 18.02 Prospérité de la légende 779 pas menacée. Avant le Nobel, Alexis était si peu connu du grand public qu’il ne valait pas de s’y attaquer ; après le Nobel, la consécration internationale intimidait les critiques. Mauriac les réservait à ses confidents. Il avait confié à Michel Droit : « Sa poésie m’ennuie un peu... On peut même dire que ses vers sont tout à fait exécrables ». Morand réservait ses piques à son journal : « Saint-John Perse a été d’abord F. Jammes (Éloges), puis Claudel (Vents, Exil, etc.). Sera-t-il demain Leconte de Lisle ? » Deux jours après la mort de son ami, il eut cette épitaphe cruelle : « Que court est le chemin entre l’avant-garde et le rétro ! » Pour le public, bonne âme, Morand entrait volontiers dans les vues d’Alexis sur ce que devait être un pur poète : « Il était très mystérieux, on ne le voyait presque pas, il ne fréquentait absolument personne ; sa vie rappelle celle de Larbaud. Il ne se mêlait pas à l’agitation de Paris, aux étudiants, pas plus qu’à la vie mondaine. Il avait un appartement dans lequel il n’y avait qu’une malle : vie absolument poétique, c’est-à-dire très peu située dans l’espace et le temps 7. » Bonne ou mauvaise, l’image du poète s’imposait au détriment du souvenir du diplomate. Alexis l’avait voulu ainsi. Mais il n’avait pas laissé au hasard sa postérité littéraire. Au contraire, il l’avait verrouillée, après avoir orchestré la réception de son œuvre ; il laissait d’outre-tombe Marthe de Fels y veiller. Deux jours après sa mort, elle réunit quelques amis fortunés autour de ce projet : « Faire quelque chose pour la mémoire d’Alexis Léger. » Hélène Hoppenot, qui avait été conviée, s’agaça de ces bavardages inutiles ; il ne sortit rien de la réunion que le numéro d’hommage programmé par la Nrf et de vagues promesses de Marthe : « Je suis résolue à ne leur donner aucun document ni une seule lettre, peut-être aiderai-je la Bibliothèque d’Aix pour installer le fonds Léger, pour le reste je veux bien qu’il se forme, comme pour Claudel et Jean Cocteau, une Société. Je veux bien leur laisser la disposition de mon salon – une fois par an. » Le legs de la bibliothèque du poète à la ville d’Aix-en-Provence et le projet de société fusionnèrent finalement pour accoucher d’une Fondation Saint-John Perse. Inspiré par Pierre Guerre, Alexis avait adhéré au principe d’une Fondation, sur le modèle américain, à la fois musée, centre de recherche et maison d’édition, dont les collections reviendraient à la ville d’Aix-enProvence. En novembre 1975, Pierre Guerre fit la tournée des proches d’Alexis. Son itinéraire passa naturellement par les Hoppenot : « Il recherche les lettres, les articles d’Alexis, sans espoir de trouver des manuscrits inédits, car il semble que tout ait été publié ; il cherche aussi à recueillir des fonds pour l’installation de ses livres à la Bibliothèque d’Aix. » Les statuts de la Fondation, inaugurée en 1976, prévoyaient la défense de la mémoire littéraire de Saint-John Perse. Le fonds diplomatique, qui est d’importance, ne fut guère valorisé par les pionniers de la Fondation, à commencer par Dorothy Léger, qui veillait jalousement sur la mémoire de son mari. L’institution était conçue comme un conservatoire de la mémoire, qui devait entériner, défendre et propager la légende persienne. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 780 — Z33031$$18 — Rev 18.02 780 Alexis Léger dit Saint-John Perse Ce ne fut pas sans poser des problèmes à mesure que se dilua, au sein de la Fondation, l’influence des proches du poète et de ceux qui, l’ayant côtoyé, considéraient d’un œil suspicieux l’historicisme des nouveaux venus, qui ne l’avaient pas connu personnellement. Dans les années 1990, sur la base des manuscrits déposés à la Fondation, des universitaires commencèrent à fendiller le masque du Grand Poète, en donnant une suite scientifique aux doutes que certains critiques attentifs avaient exprimés dès la parution de la Pléiade. Des travaux philologiques s’employèrent à restituer l’œuvre du poète à son temps, sans susciter les recherches proprement historiques qui auraient décloisonné les versants séparés du poète et du diplomate, pour restituer l’homme à son unité. Le déséquilibre des recherches universitaires, presque toutes consacrées à Saint-John Perse, au détriment du destin politique d’Alexis Léger, permet d’imaginer ce que pèse le souvenir du diplomate dans la mémoire collective. Vouée à la mémoire du poète, la Fondation Saint-John Perse a pourtant laissé une vaste documentation politique, serviable à l’historien des relations internationales. L’activité éditoriale reproduit ce déséquilibre. Elle n’assure une postérité au diplomate que depuis peu, à la faveur de la publication de souvenirs de collaborateurs. L’élégant portrait d’Étienne de Crouy-Chanel a été conçu comme une défense et illustration. Les carnets de Raymond de Sainte-Suzanne, notes saisies à vif, ont été exhumés après sa mort. Pour le reste, la foisonnante collection des Cahiers Saint-John Perse, les Souffles de Perse publiés par la Fondation, les études savantes, les numéros spéciaux de périodiques (Europe, Revue des deux mondes) propagent généralement le souvenir d’un poète dont on rappelle qu’il fut un diplomate considérable, sans jamais creuser les apparences. Fendillé, le masque de Saint-John Perse laisse voir un nouveau poète, non pas un nouveau diplomate. En dehors de la Fondation Saint-John Perse, les lieux de mémoire qui participent à la postérité d’Alexis saluent invariablement le poète et relèguent la trajectoire de diplomate au rang de preuve de l’honorabilité du poète. Il y a un lycée Saint-John Perse, à Pau, dont les élèves ignorent probablement tout d’Alexis Léger ; une rue (ou plutôt une allée) Saint-John Perse, à Paris ; un hommage sculpté par Patrice Alexandre, au jardin des Plantes, où Alexis traı̂nait avec Mélanie de Vilmorin ; un musée Saint-John Perse, en Guadeloupe, qui ne doit rien à la gloire diplomatique d’Alexis Léger. La biographie proposée par le site Internet du lycée Saint-John Perse, aimablement édifiante, honore l’espoir d’Alexis que la postérité de son œuvre poétique n’ait pas à pâtir de son passé diplomatique (on pourrait en dire autant de la biographie proposée sur le site de la fondation Nobel, sans parler de la Fondation Saint-John Perse ou de la notice de Wikipédia) : « Il fait ses études à Pau, puis embrasse une carrière diplomatique (ambassades de Pékin, Corée, Japon, Quai d’Orsay à Paris). Il s’opposera avec acharnement à la politique dite d’apaisement à l’égard d’Hitler, ce qui lui vaut d’être révoqué, en 1940, par le gouvernement de Vichy : il s’exile aux NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 781 — Z33031$$18 — Rev 18.02 Prospérité de la légende 781 États-Unis. Ce long exil explique la méconnaissance dont il fut l’objet en France jusqu’en 1960, où il reçut le prix Nobel de littérature »... Le diplomate excusé par le poète « Léger, un matin, trouve sur sa table le décret qui nomme à sa place François Charles-Roux [...] Il s’éloigne, sa carrière est terminée. Saura-t-il encore ressusciter en lui ces doubles qu’il a eu le tort d’étouffer : le poète d’Anabase, le médecin espagnol, le rêveur des Antilles ?... » En 1940, FabreLuce se hâtait d’éloigner Alexis du Quai d’Orsay ; juge implacable du diplomate, il voulait bien lui pardonner s’il redevenait poète. Le chroniqueur politique, qui croyait au même ciel littéraire qu’Alexis, l’avait trouvé coupable de se commettre dans un emploi pour lequel il n’était pas fait, sans l’envisager avec la légèreté des Morand, Giraudoux, ou Chadourne : « Ce n’est peut-être pour eux qu’une façon de continuer leurs voyages, de nourrir ainsi leur talent. D’autres, qui hésitaient entre deux destinées, s’enferment dans la moins belle. » À sa mort, le diplomate reçut l’absolution de ses plus grands adversaires grâce à sa vieillesse strictement poétique. Dans son exil américain, Alexis avait compris que sa transsubstantiation l’exonérerait, sous l’espèce poétique, de ses fautes politiques. Gaston Palewski a formulé de la façon la plus frappante ce rachat du diplomate par le poète. Dans la nécrologie informelle qu’il lui consacra dans la Revue des deux mondes, le gaulliste pardonna au diplomate au nom de son œuvre poétique. Il n’éludait pas ses griefs politiques ; il regrettait qu’« ayant séduit Briand de ses grâces félines il eût pris la place de ce grand Philippe Berthelot » qu’il aimait de tout son cœur. Après s’être réjoui hâtivement de son attitude dans les années 1930, et avoir porté au crédit du secrétaire général les insultes que l’histoire avait transformées en brevet d’honorabilité, « belliciste » ou « valet de l’Angleterre », il en venait au cœur du problème : « Pourquoi faut-il qu’en 1940, à Londres, il n’ait pas compris que la légitimité de la France était avec ceux qui attestaient par le combat, mais aussi par la défense des intérêts français, la fidélité aux alliances ? » Palewski reprochait surtout à Alexis sa promotion de la loi Treveneuc : c’est « en vertu de cette conception qu’avaient été préparées cette monnaie étrangère, cette administration des territoires occupés par le commandement anglo-américain que nous réussı̂mes à mettre en échec et qui auraient laissé la partie belle aux communistes ; car ceux-ci seraient paradoxalement devenus les représentants de l’indépendance nationale ». Mais à la mort du poète, il voulait bien lui trouver les excuses qu’il lui refusait à la libération : « Il croyait que le pays aspirerait à voir revenir la IIIe République, alors qu’au moment où la guerre devenait victorieuse seul de Gaulle représentait pour le pays ceux qui, en son nom, n’avaient jamais cessé le combat. » Pour finir, le gaulliste accorda son pardon au diplomate, rédimé par la gloire de Saint-John Perse : « Si je rappelle ce vieux conflit devant la tombe ouverte du poète, c’est qu’il faut expliquer comment s’est NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 782 — Z33031$$18 — Rev 18.02 782 Alexis Léger dit Saint-John Perse perpétué ce dissentiment qui a éloigné de nous une valeur française à un moment où la poignée d’hommes que nous étions avait tant besoin de ces hautes cautions. Le politique s’est trompé. Ceci ne nous empêchera pas de nous incliner devant le poète. » François Seydoux résumait : « Quelle qu’eût pu être, plus tard, son action diplomatique, il ne se serait pas acquis la gloire littéraire devant laquelle la plupart s’inclinent. » L’argument était réversible ; ailleurs, Seydoux l’avait servi sous la forme d’une réprimande au secrétaire général : « On pouvait se féliciter que le poète fût un diplomate. On ne pouvait guère imaginer qu’il pût être un administrateur. » Hervé Alphand, qui salua avec ferveur Berthelot, dans son discours d’adieu à la carrière, le 7 février 1973, omit soigneusement de citer Alexis Léger, l’adversaire du général de Gaulle. Peu recommandable dans son habit diplomatique, il le redevenait comme poète. Plus loin, dans son discours, il pleura « la disparition de Claudel, de Giraudoux, et l’absence de Saint-John Perse ». Seul Combat, dépositaire du gaullisme résistant, avait voulu faire « sonner une note discordante » dans « la presse unanime » lorsque le prix Nobel avait été décerné à Saint-John Perse. Henri Cazals revendiquait le droit d’« analyser la formation d’une légende » (« rien n’a été dit sur lui qu’il n’ait lui-même lancé ou suggéré en parfaite éminence grise qu’il fut ») en se situant à la soudure entre la poésie et la politique. Malgré son « admiration » pour « l’œuvre du poète », il lui refusait le bénéfice de l’hétérogénéité, dont il ne donnait pas lui-même l’exemple : « Cet homme qui répétait à l’envi que sa vie privée n’intéressait pas le public, qui ne voulait pas qu’on fasse même allusion à sa vie administrative, qui se disait tout entier dans son œuvre, calligraphiait lui-même les légendes de ses photos face à la mer ou au désert et depuis quelques jours se répand en anecdotes sur sa jeunesse ou ses voyages, en explications sur les pavillons de ses bateaux ou ses plaisanteries d’enfant terrible de la diplomatie. » Derrière le jugement moral que Cazals portait sur une posture qui lui semblait une imposture, se profilait un verdict esthétique. Pour une fois, le poète ne sauvait pas le diplomate ; au contraire, la conduite de celui-ci contaminait l’œuvre de celui-là : « Sait-il que c’est la grandiloquence qui risque un jour de vieillir son œuvre ? » Mais la mort d’Alexis emporta ces ultimes réticences ; aucune nécrologie n’eut la sévérité de Cazals en 1960. Le pardon au diplomate venait plus facilement à ceux qui ne l’avaient pas affronté. Le Méridional du 5 octobre 1975, sous la plume de Jacques Paget, soulignait que la mort de Saint-John Perse faisait disparaı̂tre « le dernier vivant » des participants de Munich ; mais il lavait aussitôt Alexis de toute responsabilité dans l’accord. Dans La Croix, Étienne Borne croquait au pluriel des « Visages de Saint-John Perse », sans jamais rencontrer celui du munichois : « C’est dans la fidélité à l’homme de Locarno que le secrétaire général du Quai d’Orsay, souvent en désaccord avec son ministre, notamment au moment de Munich dont il est le témoin impuissant et désespéré, tente en vain de faire prévaloir un esprit de résistance aux entreprises hitlériennes. » NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 783 — Z33031$$18 — Rev 18.02 Prospérité de la légende 783 Alexis entrait dans la mort armé de toutes ses fables pour affronter la postérité ; il en avait besoin, pour affronter ceux qui lui survivaient. Un poète politique ? « La proie des vivants », disait Sartre, mais le moyen de vivre d’outremort sans passer par eux ? Chacun se souvenait d’un Saint-John Perse qui lui ressemblait. Alexis n’avait-il pas flatté ce réflexe égocentrique en montrant toujours à ses interlocuteurs la part qu’ils voulaient voir ? Deux exemples, pris aux extrêmes, suffisent pour se représenter la diversité des images qui lui survivaient : d’un côté, l’antigaulliste maréchaliste dont se souvenait Paul Morand ; de l’autre, la figure du combattant socialiste perpétuée par Paul Vignaux. Un mois après la mort du poète, le 20 octobre 1975, Dominique Aury demanda à Paul Morand de « collaborer à un numéro spécial de la Nrf sur Saint-John Perse ». Morand s’y attela : « Très condensé. L’essentiel. Pas un mot sur ce que l’on m’a raconté (Aliki sur Léger à New York, les opinions de Laval et du Maréchal sur lui, très élogieuses, etc.). » Mais ce fut plus fort que lui ; il se glissa dans le portrait, pour s’exonérer de son antigaullisme en relatant celui d’Alexis, en juin 1940, à Londres : — — — — Tu as rencontré de Gaulle ? Ce matin même Qu’est-ce que tu lui as dit ? Faites la guerre, ne faites pas de gouvernement 8. Une polémique s’ensuivit dans Le Monde ; on y fit valoir qu’Alexis n’avait pas rencontré de Gaulle à Londres ; on y insinua que Morand prenait le poète en otage. Si bien que Morand ne résista pas à la tentation de dire tout ce qu’il s’était résolu à taire. Le Monde publia son droit de réponse : « Vichy a été contraint de prendre contre Alexis Léger des mesures administratives, mais le maréchal et Laval lui gardaient leur estime. » Le Monde s’offusqua, qui ne se représentait pas Saint-John Perse autrement qu’en victime de Vichy. La Seconde Guerre mondiale avait fait éclater le milieu relativement homogène, groupé autour de Briand dans les années 1920, anglophile, pacifiste et européiste, dont Paul Morand, autant que Louise Weiss, avait fait partie. Le Monde avait beau jeu d’opposer l’Européenne progressiste à l’ancien ambassadeur de Vichy pour s’offusquer de l’abus de mémoire. Sans répondre à l’objection de Morand, le journal rappelait qu’Alexis avait été persécuté plutôt qu’estimé par Vichy et supplicié par sa déchéance de la nationalité, au témoignage de Louise Weiss : « Elle ne semble pas avoir noté que l’estime dont parle M. Paul Morand eût été, sur cet écorchement, un baume suffisamment efficace. » La défense aurait été plus efficace en invoquant les haines de certains milieux collaborationnistes. Le témoignage de Benoist-Méchin (très proche de Louise Weiss avant guerre), aurait été précieux s’il avait été publié à cette date, qui accréditait la mythologie résistante d’Alexis en attribuant à la rémanence de son influence les limites de la collaboration du Quai NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 784 — Z33031$$18 — Rev 18.02 784 Alexis Léger dit Saint-John Perse d’Orsay : « J’ai parlé plus haut de la fermentation gaulliste qui “travaillait” les cadres supérieurs de notre armée, et dont le centre semblait être les bureaux du ministère de la Guerre. Cette conspiration avait des ramifications dans tous les autres départements. Le ministère des Affaires étrangères, où la plupart des disciples de Léger étaient restés en place, était, lui aussi, un foyer de dissidence 9. » Ces morceaux de mémoire, éclatés par la fracture nationale des années 1940, détenaient chacun une part de la vérité d’Alexis, qu’il faut encore concilier avec l’image qu’en conservait Paul Vignaux. Le vieux complice d’Amérique avait retenu des complaisances d’Alexis, disposé à ratisser large pour mobiliser contre de Gaulle, qu’il était purement et simplement socialiste. C’est ce qu’il certifiait aux lecteurs de l’hebdomadaire du PS, L’Unité, à la disparition du poète : « Lors même qu’il critiquait durement certaines conduites de dirigeants socialistes, il ne manquait pas de maintenir : “Le socialisme est la vérité.” [...] En toute vérité, la manière dont “le plus grand poète du XXe siècle” demeura pleinement un citoyen de la République peut rendre sa mémoire plus chère aux lecteurs de L’Unité. » En réalité, les partis politiques incarnaient des valeurs trop relatives pour qu’Alexis fı̂t jamais fond sur eux ; il avait confondu ses intérêts avec ceux de la gauche radicale, non sans pester contre le Front populaire, pour ne pas s’aliéner la droite ; farouchement anticommuniste, là où son individualisme et son goût de la liberté arrêtaient sa complaisance carriériste et son indifférence partisane, il n’avait pas eu de peine, après la guerre, à manifester ses sympathies aux forces les plus capables de se dresser contre le général de Gaulle, dont il détestait la personne plus que les idées. Aussi bien, l’admiration que les gaullistes de la deuxième ou troisième génération professent volontiers à l’égard du poète manifeste que l’on pourrait aussi bien tirer Saint-John Perse loin des radicaux auquel Alexis avait fait remise de sa carrière. Maire de Paris ou président de la République, Jacques Chirac n’a jamais caché son goût pour le poète, qu’il a célébré en apposant une plaque commémorative sur son domicile parisien, le 12 juin 1979, réunissant les hommages de Crouy-Chanel et de PierreEmmanuel sur ses deux versants, politiques et littéraires. D’autres hommes de droite, en admirant l’écrivain diplomate, cultivent l’espoir de n’avoir pas déserté le champ spirituel en se vouant à la politique. François Léotard a intitulé ses mémoires d’un octosyllabe tiré d’Anabase : « Je vous hais tous avec douceur ». Saint-John Perse, par sa double personnalité, cajole les espoirs de ceux qui se livrent aux voluptés immédiates du pouvoir sans renoncer à l’ambition de durer par la création littéraire. Des personnalités politiques piquées de poésie, aussi différentes que François Mitterrand ou Dominique de Villepin, ont investi la mémoire de Saint-John Perse en nourrissant peut-être un repentir littéraire. Dans un article piquant du Nouvel Observateur, Aude Lancelin a brocardé en juillet 2005 les prétentions littéraires de Dominique de Villepin. Elle relayait la vigie de Barrès, qui moquait un siècle plus tôt les prétentions NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 785 — Z33031$$18 — Rev 18.02 Prospérité de la légende 785 littéraires d’un Clemenceau ; l’autonomie du champ littéraire restait martialement défendue : « Que cherche au juste Villepin en sautant ainsi aux alentours de 1997 sur Kolwezi-Saint-Germain ? » De la Belle Époque au début du XXIe siècle, la poésie ayant dégringolé de l’olympe littéraire, les prétentions de Dominique de Villepin lui semblaient aussi anachroniques qu’illégitimes. « Le mythe du lettré à responsabilité l’habite en tout cas. Saint-John Perse, à l’évidence. » Aude Lancelin voyait dans le hold-up poétique de Villepin une démagogie politique analogue à celle d’une certaine poésie : « “La poésie m’a toujours semblé proche des promesses électorales, cette autre rhétorique aux alouettes”, écrivait Philippe Muray en 2003 dans sa décapante préface à Minimum Respect, recueil dans lequel il raillait notamment le “mauvais goût sacerdotal” de René Char et “l’incontinence” de Saint-John Perse. “Sauf qu’elle n’est jamais exposée à la résistance ou à la sanction du réel, ce qui lui permet de demeurer éternellement une forme de démagogie parmi d’autres.” » Ce triomphe contemporain du roman sur la poésie a revalorisé le diplomate dans un ultime renversement : la personnalité duelle d’Alexis et le personnage légendaire de Saint-John Perse continueraient d’inspirer et de fasciner, quand on ne lirait plus le poète. Le roman de sa vie, éclaté dans la Pléiade, a plus d’avenir, peut-être, que la grandiloquence d’Amers. La fusion posthume du Janus Le poète et le diplomate n’ont jamais cessé de se gêner ni de s’aider. À titre posthume, le diplomate et le poète se servent encore en fusionnant sur un plan légendaire. Mais il fallut pour cela que s’effaçât la génération qui témoignait en défaveur du diplomate. Les mémorialistes les plus sévères pour Alexis ont été ses exacts contemporains. Étaient-ils mieux informés que leurs cadets, ou plus aigris qu’eux par un rival dont la carrière s’était faite à leurs dépens ? François-Poncet est à part, qui dédaigna silencieusement son ancien rival. Léon Noël et René Massigli attendirent la mort d’Alexis pour lancer leurs piques avec une violence inégale. Léon Noël mêla le fiel à l’acide dans une série d’ouvrages publiés de 1975 à 1984. Massigli avait la rancœur moins agressive, mais non moins prudente. Ses mémoires, publiés trois ans après la mort d’Alexis, attaquèrent son antigaullisme ; il était plus facile de viser la période où leur action ne s’était pas mélangée : « Par égard pour notre longue collaboration au quai d’Orsay, le manuscrit de ce chapitre ne mentionnait ici aucun nom propre, mais, depuis qu’il a été écrit, ont paru dans la collection de la Pléiade les Œuvres complètes de Saint-John Perse. [...] Le texte de la biographie directement inspiré par Léger donne l’image d’un homme moralement solidaire de la Résistance et s’abstenant simplement de toute association avec les organismes politiques de Londres. Le témoignage ici rapporté obligera l’historien de l’avenir à retoucher sensiblement ce tableau : Léger ne se borna pas à s’abstenir de tout contact avec la France libre ; dans la mesure de ses moyens, il la combattit non sans efficacité, notamment auprès du président Roosevelt lui-même. » NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 786 — Z33031$$18 — Rev 18.02 786 Alexis Léger dit Saint-John Perse Le mythe du Janus, qui déresponsabilisait Alexis de son passé diplomatique, exaspérait Massigli au point de le faire sortir de sa réserve, dès lors qu’il s’accompagnait de la revendication, paradoxale et injustifiée, de son prophétisme politique. À cet égard, la présentation du mémorandum européen dans la Pléaide, sous les traits d’une anticipation de la construction européenne d’après guerre, lui semblait abuser la postérité : « Je n’ai pour ma part rien entendu à l’époque même qui jette quelque lumière sur l’évolution de la pensée de Briand ou qui permette d’affirmer, par-delà des formules qui se contredisent, la présence d’idées précises et pas seulement le rêve généreux d’un vieil homme d’État. Une seule personne, je pense, aurait pu éclairer sur ce point essentiel les générations nouvelles, mais Saint-John Perse, bien avant de disparaı̂tre lui-même, et peut-être dès le lendemain de la libération, accomplie, grâce à de Gaulle, dans des conditions autres que celles qu’il avait escomptées, avait décrété qu’Alexis Léger était mort ; il n’en avait pourtant pas le droit ; en faisant insérer, dans le recueil de ses Œuvres complètes, le mémorandum de 1930, il s’en est affirmé l’auteur ; il nous devait donc le fil d’Ariane qui nous aurait guidé dans ce labyrinthe. » Ceux qui, avec quelques années de moins, avaient été fascinés par un chef, et non pas un rival, trouvaient ce déploiement de règlements de comptes post mortem un peu exagérée. Jean Daridan corrélait leur outrance avec la lenteur de leur éclosion ; il contrebalançait le témoignage des plus anciens devant les magnétophones du Quai d’Orsay : « Nous voyons maintenant de vieux messieurs de quatre-vingt-dix ans régler des comptes qu’ils avaient formés quand ils avaient la moitié de cet âge en y mettant une âpreté, un côté incisif qu’alors ils n’avaient pas, car si Noël n’aimait pas Léger il ne l’exprimait que de façon très feutrée. Il a fallu beaucoup de temps pour que cela transperce. » De son côté, Jean Daridan avait publié des mémoires ; il avait accroché à sa galerie de portraits un tableau balancé mais plutôt indulgent de son ancien chef : « L’homme aimait s’entourer d’une aura de mystère, et il tenait parfois des propos sibyllins aux visiteurs que scrutaient ses yeux sombres ; mais il cachait sous un abord qu’il voulait impressionnant une réelle chaleur humaine, dont les agents connaissaient le prix. » Léon Noël fut le plus cruel ; il fut aussi le plus clairvoyant lecteur de la Pléiade qui épingla « les faux caractérisés », et la dissimulation de ce qui « aurait été susceptible de ternir son prestige ». Le cas de Jean Chauvel est à part ; il passait pour un disciple d’Alexis, qui l’avait placé à la tête de la sous-direction d’Asie. Poète frustré, il avait cultivé ses relations avec le secrétaire général, qui ne lui avait pas ménagé sa protection. Après guerre, le cadet ayant succédé à l’aı̂né, au plus haut poste du Quai d’Orsay, il s’était employé à lui procurer les conditions les plus favorables de mise en disponibilité et de retraite. Rien, dans son attitude, n’avait jamais laissé prévoir l’acidité qu’il montra dans ses brillants mémoires. Il est vrai que Chauvel n’y épargna personne. Là où Crouy, Sainte-Suzanne ou Hoppenot représentaient le directeur d’Asie essayant NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 787 — Z33031$$18 — Rev 18.02 Prospérité de la légende 787 avec maladresse d’entrer dans l’amitié de son chef, le mémorialiste renversait les rôles : « J’avais peu de sympathie personnelle pour Léger. Il le savait certainement, étant sensible à ces choses. » Cette position était plus confortable pour graver à l’acide un portrait dont la férocité accablait les méthodes plutôt que la politique du secrétaire général : « Une présence assez courte, des indisponibilités prolongées à quoi s’ajoutaient, j’imagine, les colloques avec le ministre, ne facilitaient pas le contact avec les services. La bonne heure était la fin de l’après-midi. Encore arrivait-il que la porte fût fermée à clé sur des cogitations plus ardues ou plus secrètes ou que, dès l’entrée, le maı̂tre du lieu, d’un mouvement de tout le bras, refoulât le visiteur ; ou qu’un “laissez-moi ça là” fût toute sa réponse. » Les plus jeunes étaient plus indulgents ; de l’indulgence à l’indifférence il n’y a qu’un pas. Mieux valait peut-être la passion des rivaux pour servir la mémoire politique d’Alexis. Le corporatisme jouait en faveur de l’ancien secrétaire général. Les agents entrés dans la Carrière lorsque Alexis la dominait considéraient que les diplomates endossaient trop facilement la responsabilité de la défaite militaire ; c’était le point de vue de Jacques de Bourbon-Busset : « On l’a évidemment accusé parce qu’il fallait un bouc émissaire. » Alexis s’en tirait à bon compte devant cette génération entrée au Quai d’Orsay au moment où il en sortit. Ses pare-feu faisaient merveille, à l’exception de celui qu’il avait dressé trop tardivement pour s’exonérer de Munich ; les diplomates entrés dans la Carrière à cette époque (au contraire des plus âgés qui avaient subi, dans la proximité d’Alexis, ses manipulations mémorielles), se souvenaient mieux que les journalistes de sa participation à la conférence honteuse. Bourbon-Busset y voyait la seule faute du secrétaire général : « À Munich il a soutenu cette thèse que la politique de Munich n’était mauvaise que dans son application, pas dans son principe ; je ne comprends pas très bien, il a voulu se justifier d’avoir accompagné Daladier et Georges Bonnet [sic] à Munich, ce qu’il devait regretter. D’une manière générale il a pris des positions fermes, pour la guerre d’Espagne ou la remilitarisation de la Rhénanie, on ne peut pas lui reprocher d’avoir cédé là-dessus. » Légèrement plus ancien que cette génération, Roland de Margerie fut le plus sévère, qui avait si bien connu le secrétaire général des jours sombres depuis le cabinet de Reynaud. À quelques heures de la guerre, il avait été témoin d’une amorce de revirement de la part d’Alexis, soudain disposé à renier sa réputation de belliciste intransigeant. Cette volte flagrante renouvela la perception que le cadet se faisait de son irréductible aı̂né. Le soupçon s’était instillé lorsque Alexis lui avait servi une promotion de l’alliance franco-soviétique qui sonnait faux : « Avec toute la force de persuasion de son langage, il a fait un plaidoyer pour le pacte franco-soviétique qui ne remplissait pas du tout son office. Pour la première fois j’ai senti tout l’artifice de son éloquence et je me suis demandé si je n’avais pas affaire à un habile rhéteur beaucoup plus qu’à un secrétaire général des Affaires étrangères. » L’annonce de l’accord germano-soviétique provoqua la révélation : « J’ai eu une impression assez bizarre en le voyant parce que je NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 788 — Z33031$$18 — Rev 18.02 788 Alexis Léger dit Saint-John Perse connaissais bien l’homme, je l’avais vu souvent auparavant et il m’a donné l’impression ce jour-là d’avoir renversé complètement ses batteries, expliquer que c’était la faute des Russes et la faute d’autres gens si nous nous trouvions en guerre et qu’il n’était plus aussi partisan de la résolution qu’il l’avait été dans les semaines précédentes. » Margerie concluait par cette cruelle péroraison : « J’ai eu beaucoup affaire à lui à ce moment-là et il m’a donné la même impression fuyante, l’impression d’un homme qui veut absolument avoir eu raison, ne jamais s’être trompé, ne pas avoir à se reprocher quoi que ce soit. » François Seydoux, qui était de la génération de Margerie, portait le même jugement intermédiaire, entre la fascination du débutant et la réprobation envers le déserteur américain. Son portrait laisse une impression mélangée, nettement moins favorable que celui qu’il consacra à Philippe Berthelot : « Je conserve le souvenir du secrétaire général qui planait sur la diplomatie française avec le charme poétique de ses yeux rêveurs et de son langage coloré, avec la courtoisie exotique venant de son origine antillaise, douloureusement inquiet quand le péril s’accrut. Trop impressionné par un message fâcheusement optimiste qui nous parvenait de notre ambassade à Berlin, il mit jusqu’au bout tout son espoir, si vives étaient les appréhensions que la France lui causait, dans l’effondrement d’Adolf Hitler. Je fus, aux heures décisives, renseigné à la meilleure source sur ses illusions ; elles me glacèrent. » Charles Lucet, qui avait mieux connu Alexis à Washington, dans son rôle de conseiller occulte, que dans sa gloire du secrétariat général, était plus indulgent que Margerie ou Seydoux ; il ne voulait pas croire à son action antigaulliste : « Quant au président Roosevelt sur l’influence de qui, on a prononcé des tas de noms, j’exclus celui d’Alexis Léger qui a été accusé à mon avis tout à fait à tort d’avoir joué un rôle néfaste 10. » Comme Lucet reconnaissait ne pas avoir été le témoin direct des événements, à partir du débarquement américain en Afrique du Nord et n’avoir été qu’« un peu » en contact avec lui, ses raisons d’absoudre Alexis Léger étaient surtout sentimentales – et littéraires : « Je voudrais être très prudent parce que j’ai un culte pour Saint-John Perse. [...] il est certain qu’un certain nombre de Français qui ont quitté la France ont dit énormément de mal de De Gaulle, Maurois, surtout, André Maurois a eu une influence extrêmement perverse alors que l’on croyait qu’il était un ami des pays anglo-saxons. Léger c’était différent. Il n’avait pas pour de Gaulle la haine que de Gaulle avait pour lui, car de Gaulle le haı̈ssait. » Jacques Baeyens avait l’impertinence affectueuse. Avec Lucet il avait partagé les longues soirées de Dumberton Oaks : « Sa voix mélodieuse, ses intonations qui venaient des ı̂les, le cheminement d’une pensée de qualité exceptionnelle nous envoûtaient presque. Je dois reconnaı̂tre que, parfois, bercés par cette harmonie, nous nous laissions aller à un assoupissement que favorisait la chaleur de l’été [...]. Il y avait un choix de classiques, dont l’intérêt ne diminuait jamais. Ainsi la rencontre Pétain-Göring à Cracovie, à l’occasion des obsèques nationales du maréchal Pilsudsky en 1935. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 789 — Z33031$$18 — Rev 18.02 Prospérité de la légende 789 L’Allemand voulait absolument s’asseoir à la table du vainqueur de Verdun. Laval était aussi de la partie... Puis, Munich 1938, avec une série de portraits saisissants. » Mais qu’importait, au fond, l’indulgence ou la sévérité des pairs d’Alexis : elle fondit bientôt dans l’indifférence, puis l’oubli. Le quatrième titulaire du secrétariat général s’évanouit dans les mémoires de ses successeurs, après le règne de Chauvel. Une égratignure chez Massigli, pas un mot chez Joxe ou Parodi, de rares et prudentes allusions chez Alphand, plus rien chez Geoffroy de Courcel. Quant aux autres ! Il y a quelques années, un secrétaire général du Quai d’Orsay, lointain successeur d’Alexis Léger, saisi d’un questionnaire qui interrogeait la postérité diplomatique de Saint-John Perse, fit répondre poliment que la mémoire du Quai d’Orsay n’était pas assez profonde pour se souvenir d’un si lointain aı̈eul ; l’exercice était inutile, les diplomates ne sauraient rien dire d’Alexis Léger. Tandis que s’effaçaient les générations qui avaient travaillé avec Alexis, les historiens s’emparaient du personnage. De son vivant, Alexis n’avait fait que de piètres figurations dans l’historiographie française. En 1962, à la parution du sixième tome de l’Histoire de la IIIe République de Jacques Chastenet, consacré au Déclin (1931-1938), il n’apparut qu’une fois, au seul titre de sa créolité, l’une des rares qualités que ce grand volontaire ne se devait pas. Au tome suivant, Alexis occupait plus de place : Chastenet, qui ne suggérait pas encore au poète de se vêtir de vert, le représentait en « jusqu’au-boutiste », au patriotisme « plus abstrait » que « terrien », et dressait un bilan qui pour être perspicace, n’était pas indulgent. Nourri à tous les ressentiments qu’un contemporain puisait aux sources immédiates de la presse et des témoignages oraux, son portrait le représentait en opportuniste, crédité seulement avec quelque générosité d’une forte capacité de travail : « Séduisant et un peu mystérieux créole, poète abscons, mais incontestablement puissant, Léger, après avoir grandi à l’ombre de Berthelot, évinça discrètement celui-ci. Travailleur, fin psychologue, excellent rédacteur, adroit à dissimuler sa vraie pensée derrière des phrases abondantes en vocables rares, habile à se faire des amitiés dans le monde politique et dans la presse, il régna longtemps en maı̂tre sur les bureaux du Quai d’Orsay. Très attaché au système des pactes, très anti-allemand, très anti-italien, il sut néanmoins ne pas heurter de front Georges Bonnet et, bien que le desservant quelques fois, il se maintint tout le long de son ministère. Bonnet éliminé, la situation de Léger put paraı̂tre définitivement affermie, mais son caractère ondoyant irrita Reynaud et plus encore la comtesse de Portes. » Ces traits ambigus n’en faisaient pas un monstre (« L’ambassade de Washington lui est offerte. Il la refuse, non sans dignité »), ni son limogeage un événement à la mesure de celui de Gamelin ; il apparut « moins significatif aux yeux du public, important pourtant ». Après sa mort, Alexis tint sa revanche, qui fit une entrée fracassante dans l’école française de l’histoire diplomatique. Les travaux de Jean-Baptiste Duroselle perpétuaient la tradition orale du Quai d’Orsay, où les collègues d’Alexis, qui étaient demeurés dans l’administration, avaient eu tout le NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 790 — Z33031$$18 — Rev 18.02 790 Alexis Léger dit Saint-John Perse loisir de ruminer leur rancœur. Plein des témoignages de Léon Noël et René Massigli, l’historien de La Décadence faisait d’Alexis Léger, avec Pétain et Gamelin, l’un des trois individus « à l’exceptionnelle autorité » qui demeuraient, quand les gouvernements passaient. Le compagnonnage n’était pas flatteur, ni le portrait. Une contre-offensive s’engagea, menée avec une maladroite ferveur par la Fondation Saint-John Perse. Elle s’adjoignit les services bénévoles d’Étienne de Crouy-Chanel. Autrement diplomate, l’ancien collaborateur d’Alexis offrit son aide à Jean-Baptiste Duroselle, pour rectifier de menues erreurs factuelles, avant d’aller à l’essentiel : « Je serais tout disposé, si cela peut vous agréer, à relever et suggérer les corrections à faire. Ce serait, en ce qui me concerne, en toute discrétion et sans aucune mention d’une intervention de ma part. Cependant, je souhaiterais en contrepartie que nous puissions convenir de quelques retouches à apporter, dans une prochaine édition, à certains passages concernant Alexis Léger. Je pense qu’il serait possible, par quelques légères retouches, d’émousser certaines pointes et de nuancer certaines affirmations reposant sur des témoignages fragmentaires ou prévenus. [...] Je ne pense pas que notre pays ait à gagner au dénigrement de personnalités de cette envergure ; l’Histoire, si elle peut porter des jugements, doit le faire avec sérénité et sans précipitation 11. » Le Monde, qui avait donné une recension élogieuse de La Décadence, joua les arbitres. Le directeur de la Fondation Saint-John Perse réclama un droit de réponse. Duroselle préféra traiter avec Crouy-Chanel, qui pour n’être « pas d’accord » avec lui, était « courtois et compétent ». On lui offrit de dresser un portrait du diplomate dans le quotidien du soir, sans faire mention de La Décadence. Ainsi fut fait, dans l’édition du 9 septembre 1980. Mais Dorothy et la Fondation n’étaient pas satisfaites par les corrections et les légers redressements obtenus pour la réédition de La Décadence. Le nom de Georges-Henri Soutou fut évoqué avec faveur pour inspirer une biographie réparatrice. Dorothy rencontra et apprécia le jeune historien, dont elle ignorait sans doute qu’il était un disciple de Jean-Baptiste Duroselle. Le projet n’eut pas de suite. Par une sorte de croisement historiographique qui en dit long sur les mémoires respectives, l’action du diplomate avait d’abord été mieux cotée chez les historiens américains que chez leurs homologues français. La tendance s’est inversée ; aujourd’hui, la révision des légendes diplomatiques du poète est plus sévère outre-Atlantique qu’en France, où le pessimisme durosellien et la critique de l’idéalisme briandien sont à leur tour révisés, à l’aune de l’actualité de la coopération internationale et de la construction européenne. Sur la foi de l’étude universitaire d’Elizabeth R. Cameron, grâce aux relais de ses amis américains influents, Francis Biddle et MacLeish, par une sympathie inconsciente, peut-être, pour l’américanophilie d’Alexis, longtemps l’historiographie anglo-saxonne a posé un regard bienveillant sur son action diplomatique. On ne discutait pas sa vertu, si l’on évaluait son efficacité ; on ne s’intéressait guère au poète, si l’on ne doutait pas de NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 791 — Z33031$$18 — Rev 18.02 Prospérité de la légende 791 sa qualité, sanctionnée par le prix Nobel. Depuis quelques années, les historiens anglo-saxons se sont affranchis de cette sympathie mécanique. L’écart se mesure d’une génération l’autre ; il est parfois sensible chez un même auteur, à vingt ans d’intervalle. L’évolution du jugement d’Anthony Adamthwaith est d’autant plus exemplaire qu’elle s’inscrit dans une grille de lecture résistant à toutes les réévaluations récentes de la politique étrangère des démocraties occidentales pendant l’entre-deux-guerres. Sa vision d’Alexis Léger est l’une des rares dynamiques de son immuable conception de la décadence française. Son Léger de 1977, serti dans une vaste étude de la France de 1936 à 1939, n’était pas infaillible ; il bénéficiait pourtant d’un préjugé globalement favorable. L’historien de Berkeley l’observait, en 1937, crâne devant Bullit, quand tous les officiels français brillaient par leur pessimisme : « Une tentative courageuse mais isolée de ne pas baisser le pavillon. » Adamthwaith ne discutait pas l’axiome posé par Cameron : le secrétaire général avait été à la pointe de la résistance française au bellicisme allemand. Complexe, Alexis n’était pas ambigu ; moins puissant qu’on ne se l’était représenté dans le monde anglo-saxon, et moins efficace, il n’était pas moins vertueux : son rôle à la conférence de Munich, critère moral par excellence des contempteurs de l’apaisement, l’exonérait de toute complaisance. En 1995, dans son nouveau livre sur La Grandeur et la Misère de la France de l’entre-deux-guerres, Adamthwaith ne variait pas dans son analyse de la faillite française, mais son désenchantement s’étendait à la personne d’Alexis. Par une sorte de palimpseste historique, il reprenait tels quels des passages de son premier livre, en accusant les traits du secrétaire général. Il n’était plus l’un des rares responsables français épargnés par le jugement vengeur de l’historien ; sa position à Munich était revisitée sur pièces. L’historien américain blâmait désormais sévèrement l’incapacité du secrétaire général à s’opposer à Bonnet et à sa politique d’apaisement : « Léger était l’exact modèle du mandarin qui s’efface volontairement ; il aurait été bien en peine de restaurer une morale et d’initier une réforme. Il faisait penser au conquérant d’Anabase, distrait de ses pourparlers avec les ambassadeurs et les princes par la contemplation de son âme. [...] Pardessus tout, Léger n’était pas un combattant et il fuyait la confrontation. [...] Dans la crise tchèque, il adopta une position ambivalente, [...] En 1938-1939, il succomba à un pessimisme fataliste. » Avec des attendus différents, la plupart des études anglo-saxonnes récemment consacrées à la politique étrangère française dans les années 1930 ont retouché dans le même sens l’image initialement flatteuse du diplomate. Robert J. Young, dans son ouvrage sur La France et les Origines de la Deuxième Guerre mondiale, paru en 1996, conclut que Léger s’était très tardivement converti à la résistance à l’Allemagne nazie, lorsqu’il était apparu qu’Hitler était sur le point de mettre la main sur suffisamment de ressources en Europe pour qu’une guerre longue ne tournât plus nécessairement à l’avantage de la France et de ses alliés. C’était, sans le dire explicitement, admettre qu’Alexis avait d’abord été, et pendant longtemps, un NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 792 — Z33031$$18 — Rev 18.02 792 Alexis Léger dit Saint-John Perse appeaser. Plus récemment, dans une étude consacrée à l’échec de la réédition de l’alliance franco-anglo-russe, Michael Carley a pointé la responsabilité du secrétaire général qui s’était targué d’avoir milité en faveur d’un accord : « Léger se plaignit d’être “entouré de réticences”. En réalité, la plupart de celles-ci étaient dues à son comportement. » C’était déjà la conviction de Nicole Jordan qui, dès 1992, avait allégrement revisité le mythe d’un secrétaire général réaliste et froidement disposé à s’allier avec Moscou pour contrer Berlin ; au contraire, elle signalait que Laval, en s’affranchissant du dogme de la sécurité collective pour se lancer dans des négociations bilatérales avec les Soviets, avait dû passer outre aux avertissements du secrétaire général. En France, à l’inverse, le portrait tout défavorable dessiné par JeanBaptiste Duroselle à la fin des années 1970, a laissé place à des réévaluations positives. Dans sa biographie d’Édouard Daladier, publiée en 1993, Élisabeth du Réau portait sur le diplomate un regard beaucoup plus sympathique que Duroselle, se félicitant qu’il ait contribué au durcissement du président du Conseil, au printemps 1939, contre la tendance Bonnet ; l’historienne adhérait sans réserve à l’autoportrait psychologique et moral du diplomate. La lettre qu’Alexis avait adressée à Daladier pour célébrer son accession à la présidence du Conseil, en 1933, lui semblait « émouvante ». Laurence Badel envisage avec sympathie un Léger moderne, sinon prophétique, qu’elle oppose volontiers à un Berthelot traditionnellement attaché à l’axe franco-britannique, hostile au rapprochement avec l’Allemagne, et incapable d’envisager la présomption briandienne de l’intégration européenne. Le Léger de Jean-Marie Palayret, qui courre dans sa thèse consacrée à l’impossible alliance franco-italienne, est soigneusement balancé ; briandiste anachronique, Alexis est apprécié pour son antifascisme supposé. Ces aperçus, soustraits d’études générales sur la politique étrangère de la France, ne constituent pas un portrait cohérent du diplomate, capable de balancer la postérité du poète. Mais si le souvenir du poète triomphe, il ne dédaigne pas le secours de l’histoire politique pour durer ; c’est que l’époque n’est plus à la poésie. Saint-John Perse accède à la postérité grâce à la curiosité que suscite sa double personnalité d’écrivain acteur de l’Histoire. Le poète est aimé comme humaniste, pour avoir été un diplomate antifasciste ; le diplomate est admiré d’avoir su être un si grand poète en occupant de si hautes responsabilités. Contre son exigence d’inactualité, c’est la dimension romanesque et accidentelle de sa vie qui intéresse ou fascine ; à chaque rive, l’autre profil prête son prestige. Une enquête sociologique récemment consacrée aux écrivains démontre que le mythe du Janus continue de servir l’image du pur poète, ignorant l’étranglement que le diplomate a fait subir à l’écrivain, alors que l’immense majorité des auteurs sont voués à un fatal dédoublement professionnel. Le haut fonctionnaire interrogé plaide ainsi « en faveur du “second métier”, par rapport auquel la littérature peut être vécue comme un “luxe” – dans la tradition du “fonctionnaire-écrivain” dont il se réclame et dont Saint-John Perse fait figure de modèle 12 ». NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 793 — Z33031$$18 — Rev 18.02 Prospérité de la légende 793 Poète et diplomate, Alexis ne s’était jamais connu unifié dans l’action. La postérité réunit ce qu’il a séparé. Au vrai, la séparation n’avait jamais été absolue. Pendant la Seconde Guerre mondiale, sans être un véritable poète résistant, Alexis ne fut pas non plus un pur poète, qui se voyait encore un destin politique de premier plan. À la Libération, il ne se fit pas pamphlétaire voltairien, ni grand contempteur hugolien, mais il y songea, évoquant des mémoires ou un Journal antigaulliste qu’il n’écrivit pas. Le poète ne dissimulait pas que cette abstinence était une incapacité ou un manque de foi ; il mettait en scène cette impuissance, pour un peu l’outrepasser. En mai 1958, il feignit de craindre une dictature gaulliste devant Dag Hammarskjöld : « Je ne me résignerai jamais, personnellement, à la perspective d’une France dictatoriale. J’aimerais mieux renouveler, moralement, mon bail d’exil volontaire. Mais qu’est-ce qu’une plume littéraire – et de poète ! – pour servir, en pareil temps, même de très loin et d’infime façon, le pays qu’on porte au cœur ? » Alexis a cherché sa liberté dans la maı̂trise de son destin, puis sa réinvention. Il a cru pouvoir mener sa vie « comme une femme » et ne pas la suivre « comme une fille » ; il a voulu encore la réécrire. Il était pourtant entré en littérature plus obligé qu’un moine bénédictin, contraint par les règles de la pure littérature de son temps. Son choix de la Carrière mimait celui de Claudel, et continuait, avec toute une génération, une tradition française déjà ancienne. Alexis a récusé l’emprise des circonstances sur son destin poétique ; « il n’est d’histoire que de l’âme ». Mais sa carrière fut encadrée par les deux guerres mondiales, qui lui imposèrent ses métamorphoses. Au début des années 1920, Alexis suivit les maı̂tres de l’heure, Briand, Poincaré, Herriot, Briand à nouveau. Il entra aussi bien dans la tradition du Quai d’Orsay, superficiellement rénovée par Berthelot, que dans la politique de sécurité collective incarnée par Briand, et généralement admise par les forces dominantes de la IIIe République. Dans les années 1930, il demeura pacifiste aussi longtemps que le gros des élites. En mars 1939, il accompagna plus qu’il ne suscita le retournement de tendance venu de Londres. Coı̈ncidence encore ? À peine la défaite de la France consommée, Alexis alla au plus puissant. En 1940, la France déchoit dans l’ordre politique, son empire est menacé, Alexis déserte le champ de l’action pour celui de l’esprit. Sa renaissance poétique coı̈ncide avec l’invention de la diplomatie culturelle française ; la prétention universaliste de son œuvre américaine au lyrisme météorologique correspond à la naissance de la francophonie. Homme de procédés, et pourtant très vivant, il devint anachronique à force de demeurer fidèle à l’idée qu’il se faisait de son destin. Il continuait de maudire Paul Reynaud quand tout le monde l’avait oublié. Que reste-t-il aujourd’hui d’Alexis Léger dans la mémoire collective ? Quelques années suffirent à dilapider son capital d’expertise diplomatique et à décolorer l’image contrastée du fonctionnaire tout-puissant. Pendant quelque temps, ses amis se lamentèrent de cette force inemployée, puis, la NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:34:31 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 794 — Z33031$$18 — Rev 18.02 794 Alexis Léger dit Saint-John Perse coupure de la guerre étant si nette, Alexis fut assimilé aux vieilleries d’une IIIe République mal aimée. Quelle est la postérité de la poésie de Saint-John Perse aujourd’hui ? Il n’est pas facile de le dire ; tout compte fait, le poète a peut-être retrouvé la gloire confidentielle qui était la sienne dans l’entre-deux-guerres, savamment goûtée par de rares initiés. Reste le personnage. C’est la cohérence de ses deux visages, fusionnés dans la figure du prophète, ou seulement rassemblés dans celle du Janus, qui perpétue aujourd’hui la légende du pur poète et du diplomate intègre, deux fois irréductible aux compromissions du siècle. Cette légende continue de fasciner ceux qui rêvent d’un double destin « de songe et d’action ». NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:35:45 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 795 — Z33031NOTE — Rev 18.02 Notes Introduction 1. Doucet, manuscrit 19 675, lettre d’Alexis Léger à Henri Hoppenot, Arcachon, le 31 mai 1940. 2. Saint-John Perse, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibl. de la Pléiade », 1972, p. 213, Vents, II. 3. Voir le témoignage de Edmond Dupland (D’Alexis Léger à Saint-John Perse ou découverte de Saint-John Perse, Cagnes-sur-Mer, E. Dupland, 1999), auteur guadeloupéen, dépositaire d’une tradition orale, qui atteste de ce désir de la famille. 4. Bernadette et Philippe Rossignol, Ascendance antillaise de Saint-John Perse (Alexis LEGER), CGHIA, octobre 1982, 5. FSJP, « Acte de naissance de Leger, Marie René Auguste Alexis, du sexe masculin, né en cette ville le trente et un mai dernier, à cinq heures du soir, maison de la dame Délias, rue d’Arbaud, où demeure le père, du mariage du sieur Leger, Édouard Pierre Amédée, âgé de trente-six ans, avocat avoué près le Tribunal de première instance de la Pointe-à-Pitre, premier adjoint au maire de cette ville, avec la dame Dormoy, Marie Pauline Françoise Renée, âgée de vingt-deux ans, sans profession, tous deux domiciliés en cette ville. » TOUT CONCILIER (1887-1921) L’héritage guadeloupéen 1. Images à Crusoé, version originale (Nrf, août 1909). La confidence autobiographique est moins sensible dans la version corrigée en 1925, retenue dans les Œuvres complètes, op. cit., p. 20. 2. Pierre Guerre, Portrait de Saint-John Perse, Marseille, Sud, 1989. 3. FSJP, Lettre manuscrite (signature illisible) à Amédée Leger, Pointe-à-Pitre, le 11 juillet 1899. 4. FSJP, lettre d’Alexis à son père, août 1898. 5. FSJP, lettre d’Alexis à son père, le 2 août 1898. 6. Lettre d’Alexis à Frizeau, le 22 août 1908, passage coupé dans les Œuvres complètes, op. cit., p. 735. Voir Albert Henry, Lettres d’Alexis Leger à Gabriel Frizeau, 1906-1912, Bruxelles, Académie royale de Belgique, 1997. Les citations des lettres authentiques publiées dans cet ouvrages sont en italique pour les démarquer de la correspondance avec Frizeau publiée avec des retouches dans la Pléiade. 7. CAOM, Fonds ministériel, série géographique Guadeloupe, vol. 66, dossier 493, procès verbaux du Conseil-Privé de 1835. 8. « Éponyme, l’ancêtre, et sa gloire, sans trace », est-il dit exactement, au chant IV de Chronique, Œuvres complètes, op. cit., p. 395. L’ancêtre éponyme était NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:35:45 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 796 — Z33031NOTE — Rev 18.02 796 Alexis Léger dit Saint-John Perse peut-être ce Caille qui donna son nom à sa résidence du « Morne au Caille », à moins qu’il ne s’agisse d’une référence au « chemin Leger » qui se trouvait autour des cascades du Carbet. 9. Doucet, Hélène Hoppenot, « Journal inédit », Paris, le 27 octobre 1938. 10. CAOM, Dépôt des papiers publics des colonies, Notaires, actes de l’étude d’Alexis Leger. 11. FSJP, lettre de Pierre Labrousse, avocat à Pointe-à-Pitre, le 1er janvier 1900. 12. FSJP, lettre d’Amédée à Alexis, le 17 septembre 1896. 13. Lettre d’Alexis à son père, probablement à l’été 1898. Le fils chéri 1. FSJP, lettre d’Alexis à Renée, Pointe-à-Pitre, le 22 octobre 1895. 2. FSJP, lettre d’Alexis à Amédée, Matouba, le 1er août 1898. Esswinght est le professeur d’anglais d’Alexis qui se trouve faire la traversée en même temps que lui. 3. Saint-John Perse, Lettres à l’Étrangère, Paris, Gallimard, 1987, p. 72. Alexis à Lilita Abreu, Washington, le 15 juin 1941. 4. Expression de Catherine Benoı̂t, Corps, jardins, mémoires. Anthropologie du corps et de l’espace à la Guadeloupe, Paris, CNRS, 2000. 5. FSJP, lettre d’Alexis à sa mère, Pointe-à-Pitre, le 24 octobre 1897. 6. Saint-John Perse, Œuvres complètes, op. cit., p. 644, lettre datée de Pau, mai 1906 ; l’original ne se trouve pas à la FSJP. 7. FSJP, lettre de Marcelle Auclair, Paris, le 7 décembre 1972, à l’occasion de la publication des Œuvres complètes de Saint-John Perse dans la collection de la Pléiade. 8. MAE, archives orales, entretien d’Étienne de Crouy-Chanel, le 4 mai 1984. 9. Œuvres complètes, op. cit., p. 793, lettre à Larbaud datée de fin décembre 1911, sans certitude sur son authenticité, l’original n’étant pas à la FSJP. 10. FSJP, brouillon de discours, probablement à l’occasion du départ de Gratien Candace du sous-secrétariat aux Colonies, occupé en 1932-1933. 11. Saint-John Perse, Lettres à l’Étrangère, op. cit., p. 144. Notes de Lilita Abreu. Exil, déclassement et affabulation 1. Saint-John Perse, Œuvres complètes, op. cit., p. 859, lettre à sa mère datée fictivement du 9 avril 1918. 2. Valery Larbaud et Léon-Paul Fargue, Correspondance, Paris, Gallimard, 1971, p. 67, lettre du 6 avril 1911, Pau. 3. Albert Henry, Lettres d’Alexis Leger à Gabriel Frizeau, op. cit., p. 95, lettre du 7 février 1909, Pau, éditée avec des coupes dans Saint-John Perse, Œuvres complètes, op. cit., p. 740. On notera la formule « en-allée », typique de Segalen, qu’il rencontra plus tard. 4. François Mauriac, « Bloc-Notes » du 5 décembre 1960, cité inexactement dans HSJP, p. 788. 5. Michel Décaudin, La Crise des valeurs symbolistes (1885-1914), Genève, Slatkine, 1981. 6. Antoine Compagnon, Les Antimodernes, de Joseph de Maistre à Roland Barthes, Paris, Gallimard, 2005, p. 9. La phrase est au pluriel dans le texte. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:35:45 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 797 — Z33031NOTE — Rev 18.02 Notes 797 7. APLB, lettre d’Alexis à Berthelot, Shanghai, le 13 novembre 1916. 8. BN, manuscrits, papiers Louise Weiss. 9. FSJP, lettre d’Alexis à Francis Jammes, Pau, juin 1911, passage censuré des Œuvres complètes, op. cit., p. 761. 10. BRB, lettre d’Alexis à Albertine Jammes, datée a posteriori du 6 novembre 1909. 11. FSJP, lettre à Jammes, 6 avril 1909, passage supprimé des Œuvres complètes, op. cit., p. 757. 12. Jacques Rivière et Alain-Fournier, Correspondance, Paris, Gallimard, 1991, t. II, 1904-1914, p. 18, lettre de Jacques Rivière à Henri Fournier, Paris, le 11 juin 1907. Rivière ajoutait : « Cependant, les quelques mots qu’il a prononcés, distillés, ne m’ont pas paru transcendants. N’empêche qu’il m’irrite. » 13. Saint-John Perse, Œuvres complètes, op. cit., p. 761, lettre à Francis Jammes, Pau, juin 1911, passage conforme à l’original, FSJP. 14. BRB, lettre d’Alexis à Francis Jammes sur papier à en-tête du cabinet du ministre, 6 décembre (sans mention d’année). 15. BRB, lettre de Jammes à Gabriel Frizeau, le 9 mars 1932. 16. FSJP, lettre d’Alexis à Claudel, le 10 décembre 1908. 17. Saint-John Perse, Œuvres complètes, op. cit., p. 712, lettre à Claudel, Bordeaux, novembre 1906, et FSJP pour la phrase en italique, censurée. 18. FSJP, lettre citée du 10 décembre 1908. 19. MAE, archives orales, Étienne de Crouy-Chanel, le 4 mai 1984. Une vocation littéraire 1. FSJP, lettre de Paul Morand à Alexis Léger, le 16 octobre 1945. 2. Valery Larbaud, Ce vice impuni, la lecture, Paris, Gallimard, 1926, rééd. 1941, p. 270. Le vocabulaire religieux est souligné par nous. 3. Adrienne Monnier, « Lettre à un jeune poète », avril 1926, Les Gazettes, Paris, Mercure de France, 1961, rééd. Paris, Gallimard, 1996, p. 44. 4. Laurent Jenny, La Fin de l’intériorité, Paris, PUF, 2002, p. 111. 5. Saint-John Perse, Œuvres complètes, op. cit., p. 799, lettre datée de Paris, août 1913. L’absence d’original à la FSJP, la date erronée (l’idée datait de 1911) la reformulation un peu lourde des attendus de la lettre de Larbaud à laquelle il répond censément, laissent penser à une écriture fictive dans les années 1960. La double personnalité littéraire de John Donne, prédicateur et poète religieux d’une part, poète érotique d’autre part, avait tout pour plaire à Alexis. 6. FSJP, lettre d’Alexis à Gide, Pau, mai 1911, passage coupé dans les Œuvres complètes, op. cit., p. 769. 7. Lettre d’Alexis à Claudel, Bordeaux, le 10 juin 1911, Œuvres complètes, op. cit., p. 721 ; le passage cité en italique ne se lit que dans la version originale, FSJP. 8. FSJP, lettre à Schlumberger, le 4 juin 1911. 9. FSJP, lettre à Valery Larbaud, le 30 juin [1911], éditée dans les Œuvres complètes, op. cit., p. 787, avec référence fautive au texte de Perse. 10. Paulette Patout, Alfonso Reyes et la France, Klincksieck, 1978, p. 196, lettre de Reyes à Jiménez, Paris, le 7 septembre 1923. 11. La Phalange, décembre 1911. Reproduit dans les Œuvres complètes, op. cit., p. 1227. 12. « Les articles du mois, M. Valery Larbaud et M. Saintléger Léger (“La Phalange”) par M. Gaston Picard », La Flora, Revue des lettres et de l’art gracieux, le 15 février 1912, p. 33. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:35:45 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 798 — Z33031NOTE — Rev 18.02 798 Alexis Léger dit Saint-John Perse 13. Auguste Angles, André Gide et le premier groupe de la Nouvelle Revue française, t. II, L’Âge critique (1911-1912), Paris, Gallimard, 1986, p. 32. 14. FSJP, lettre à Rivière, le 30 avril 1911, passages en italique absents des Œuvres complètes, op. cit., p. 689. 15. FSJP, lettre à Rivière, le 10 janvier 1912, publiée très remaniée dans les Œuvres complètes, op. cit., p. 702. Le Quai d’Orsay, trottoir de la poésie ? 1. L’Action française du 3 avril 1935. 2. Saint-John Perse, Œuvres complètes, op. cit., p. 802, lettre à Larbaud, datée du 29 mai 1914, passage conforme à l’original, FSJP. Pour le mot de Claudel, Léger l’avait cité à Frizeau le 31 mai 1917, dans une lettre conservée à la BRB. 3. FSJP, lettre d’Alexis à Claudel, Pau, le 10 décembre 1908, reproduite partiellement dans les Œuvres complètes, op. cit., p. 716. 4. Jean Lacouture, Une adolescence du siècle, Jacques Rivière et la Nrf, Paris, Seuil, 1994, rééd. Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1997, p. 839. 5. Saint-John Perse, « Message pour Valery Larbaud », Les Cahiers de la Pléiade, no 13, automne 1951-printemps 1952, p. 13. 6. FSJP, lettre à Rivière, Pau, le 30 avril 1911, reproduite partiellement dans la Pléiade, op. cit., p. 689. 7. FSJP, lettre à André Gide, hiver 1911-1912, absente de la Pléiade. 8. FSJP, lettre à André Gide, novembre 1911, passage absent des Œuvres complètes, p. 777. 9. BN, Manuscrits, lettre à Paul Valéry, Paris, le 21 mai 1912. 10. Gaston Palewski, « Propos », La Nouvelle Revue des deux mondes, novembre 1975, p. 389, et une reproduction du dessin en question p. 384. 11. FSJP, lettre à André Gide, Londres, juillet 1911, reproduite partiellement dans les Œuvres complètes, op. cit., p. 778. 12. FSJP, lettre à Jean-Aubry, Washington, le 19 septembre 1947. 13. MAE, personnel, Alexis Léger, le 13 janvier 1913. 14. Paul Morand, Mes débuts, Paris, Arléa, 1994. 15. Paul Morand, « Il n’a jamais failli sur l’essentiel et reste un être parfaitement accompli », Arts, le 13 juin 1957. 16. Henri Hoppenot, D’Alexis Léger à Saint-John Perse, Liège, éditions Dynamo, 1960. 17. Doucet, lettre de Philippe Berthelot à Francis Jammes, le 23 février 1911. 18. Paul Morand, Journal d’un attaché d’ambassade, Paris, Gallimard, 1998, le 3 novembre 1916, p. 53. 19. Paul Claudel et Darius Milhaud, Correspondance, Cahiers Paul Claudel, no 3, Paris, Gallimard, 1961, préface de Henri Hoppenot, p. 8. 20. Édouard Bonnefous, Avant l’oubli, la vie de 1900 à 1940, Paris, Nathan, 1984, p. 339. 21. Saint-John Perse, Œuvres complètes, op. cit., p. 803, lettre du 13 mai 1915, datée du 23 juin 1914, et FSJP, lettre du 12 septembre 1915. 22. FSJP, passages censurés de la lettre du 30 janvier 1914, Œuvres complètes, op. cit., p. 786, et lettres absentes des 28 mai et 5 août 1916. 23. Paul Claudel et Darius Milhaud, Correspondance, op. cit., p. 9. 24. Marcel Proust, Sodomme et Gomorrhe, cité dans HSJP, p. 383. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:35:45 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 799 — Z33031NOTE — Rev 18.02 Notes 799 25. Jules Laroche, Au Quai d’Orsay avec Briand et Poincaré, 1913-1926, Paris, Hachette, 1957, p. 223. Sous le nom de Jacques Sermaize il a publié avant guerre L’Heure qui passe et La Voie sacrée. 26. Doucet, Hélène Hoppenot, « Journal inédit », 1938. 27. Doucet, lettre à Hoppenot, le 9 septembre 1916. 28. Doucet, lettre à Hoppenot, le 12 août 1915. 29. Paul Morand, Mon plaisir en littérature, Paris, Gallimard, 1967, p. 239. Carte postale de Jean Giraudoux à Paul Morand, le 11 août 1916. 30. APLB, lettre de Karen à Hélène Berthelot, Cap d’Ail, le 15 décembre 1916. 31. APLB, lettre de Karen à Hélène, Antibes, le 25 mars 1917. 32. Karen Bramson, Parmi les hommes, Paris, Calmann-Lévy, 1926, p. 1. Une plume au service d’une ambition 1. Doucet, lettre de Paul Claudel à Henri Hoppenot, Rome, le 10 février 1916. 2. Mireille Sacotte, Saint-John Perse, Paris, Belfond, 1991. 3. MAE, personnel, Alexis Léger, I, 18 décembre 1919. 4. Saint-John Perse, Œuvres complètes, op. cit., lettre datée fictivement du 3 janvier 1920, soit quelques semaines avant son retour ! 5. FSJP, Alexis Léger à Misia Sert, Paris, septembre 1916. 6. Lucien Bodard, Le Fils du consul, Paris, Grasset, 1975, p. 226. 7. Yves Beauvois, Léon Noël, de Laval à de Gaulle via Pétain, 1888-1987, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2001, p. 63. 8. MAE, personnel, dossier Alexis Léger, lettre de Martel, Pékin, le 24 décembre 1917. 9. Saint-John Perse, Œuvres complètes, op. cit., p. 851, lettre fictivement datée de Pékin, le 4 novembre 1917. 10. Article d’Alexandre Conty dans Le Journal des débats politiques et littéraires, le 31 août 1928. 11. RHD, lettre de A. S. Leger à Boppe, le 23 avril 1919. 12. APLB, lettre à Philippe Berthelot, le 16 décembre 1919. 13. MAE, Nantes, Ambassade, série A, Pékin, 443 bis. 14. MAE, personnel, Alexis Léger, I, télégramme de Boppe à Paris, Pékin, le 25 août 1918. 15. DDS, Band 9 (1925-1929), p. 30, de Dunant à Motta, Paris, le 17 mars 1925. 16. MAE, Nantes, Pékin, 541. 17. MAE, Asie, Chine, 7, f. 5. Tout concilier dans la coulisse chinoise 1. Doucet, manuscrit 19 691, lettre de Henri Hoppenot à Maurice Saillet, New York, le 1er décembre 1952. 2. AN, CAOM, Indochine 41 096, lettre de Conty au gouverneur général de l’Indochine, le 25 mai 1917. 3. FSJP, lettre d’Alexis au ministre Lou, Pékin, le 29 janvier 1920. 4. Saint-John Perse, Œuvres complètes, op. cit., p. 891, lettre réécrite adressée « à une dame d’Europe », Pékin, le 17 mars 1921. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:35:45 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 800 — Z33031NOTE — Rev 18.02 800 Alexis Léger dit Saint-John Perse LE MAGE DE LA RÉPUBLIQUE (1921-1940) La volonté de puissance 1. FSJP, lettres de Paul Morand à « une dame » et un « Antoine », des 21 et 22 octobre 1921. Alexis mit aussi son séjour américain à profit pour revoir Béatrice Chanler, qu’il avait connue avant guerre (à Londres), et chez qui il résidera pendant les vacances, dans son exil américain, sur son ı̂le de Seven Hundred AcreIsland. 2. Jean-Noël Jeanneney, « Finances, presse et politique : l’affaire de la BIC (1921-1923) », Revue historique, avril-juin 1975, et L’Argent caché, Paris, Fayard, 1981. 3. FNSP, Genebrier, 9, note anonyme de la préfecture de police du 7 mai 1923. 4. MAE, Nantes, Chine, dossiers 89, 572 et 583-5. 5. AN, Peycelon, 370/1, dr 4, télégramme de la légation à Pékin, 3 décembre 1921, no 893, annoté de la main d’Alexis et ajouts manuscrits dans le corps du texte qui en précisent le sens. 6. MAE, Chine, 101, pièce du 23 novembre 1920, archivée par Alexis. 7. MAE, Chine, 387. 8. MAE, personnel, Naggiar, lettre d’Alexis, autographe et signée. 9. MAE, papiers 1940, Léger, 6, f. 73 et 76, deux notes sur les incidents de Corfou entre l’Italie et la Grèce, et la SFGBIC – la société qui relance la BIC. 10. BN, manuscrits, lettre d’Alexis à Mme Jean Bonnardel, le 12 avril 1930. 11. FSJP, passages caviardés de la lettre à Larbaud du 13 octobre 1923, Œuvres complètes, op. cit., p. 804. 12. Respectivement FSJP, lettre de Valéry à la princesse Bassiano, et son travestissement en lettre à Alexis, datée par lui de 1925, dans HSJP, p. 794. 13. Julien Gracq, En lisant en écrivant, in Œuvres complètes, t. II, Paris, Gallimard, « Bibl. de la Pléiade », 1989, p. 695. Ce texte, daté de 1975, met en regard Anabase avec le poème composé par Rudyard Kipling à l’occasion du jubilé de diamants (1897) de la reine Victoria. 14. Paulette Patout, Alfonso Reyes et la France, op. cit. L’auteur établit que Larbaud avait fait lire à Alexis le manuscrit de la Visión de Anáhuac de Reyes (1927) avant la publication d’Anabase. 15. Michel Murat, « Saint-John Perse dans le paysage littéraire des années 1950 », Saint-John Perse, 1945-1960, une poétique pour l’âge nucléaire, Paris, Klincksieck, 2005. 16. BN, lettre de Berthelot à Giraudoux, le 1er décembre 1931. 17. APLB, post scriptum de Mélanie de Vilmorin à une lettre d’Alexis à Philippe Berthelot, calligraphiée par ses soins, Coursette-sur-Mer, le 5 octobre 1927. 18. C’est le sens aussi bien de la lettre qu’il écrit à la veuve Boppe (RHD) que celle qu’il adressa à Katherine Biddle, à la mort de son mari. CSJP, no 15, p. 318 : « Vous êtes, chère Katherine, une des femmes les plus courageuses que j’aie connues, et certainement plus liée à la vie, physiquement et moralement, que ne l’était intimement Francis, dans son détachement foncier, sa grande lassitude et tout son pessimisme. » NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:35:45 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 801 — Z33031NOTE — Rev 18.02 Notes 801 L’ombre de Briand 1. FSJP, deux lettres non datées de Poincaré qui s’adressait à Léger pour arranger un rendez-vous avec Briand, ou repousser une rencontre empêchée par une grippe. 2. FO 371/11046, f. 54, commentaire de « AC », probablement Alexander Cadogan, daté du 23 avril 1925. En dehors de cette citation, livrée dans sa version originale, les archives anglo-saxonnes utilisées dans cet ouvrage sont traduites par nos soins. 3. Heinrich Brüning, Mémoires, 1918-1934, Paris, Gallimard, 1974. 4. AN, Peycelon, 370, AP, 2, Lettre du 16 mars 1923. 5. Jean Daridan, Le Chemin de la défaite, 1938-1940, Paris, Plon, 1980, p. 191. 6. Jules Blondel, Au fil de la carrière, récit d’un diplomate, 1911-1938, Paris, Hachette, 1960, p. 31. 7. BN, département des manuscrits, où se trouve toute la correspondance connue entre Paul Valéry et Alexis Léger. Pour cette lettre datée du 13 février 1935, Alexis transmet une dépêche du ministre de France en Suède qui précise avoir agi de son propre chef en faveur de la candidature de Paul Valéry, sans instruction du Département. 8. APLB, lettre à Philippe Berthelot, Bormes, décembre 1927. 9. MAE, Cabinet 94, f. 31 et 32, mai 1927. 10. BN, Louise Weiss, « Notes et documents pour Les Mémoires d’une Européenne », « Notes sur mon séjour à Washington fin mai 1950 ». 11. FNSP, dossier Monzie copié des archives soviétiques, lettre du 3 mai 1933. 12. FO 371/11 829, 2 juin 1926, lettre de Wigram au Foreign Office relatant un déjeuner avec Léger. 13. Le Journal, le 12 juillet 1930. L’Écho de Paris, le même jour, publia le même texte, probablement d’après un communiqué officiel du Quai d’Orsay. 14. MAE, Z, Europe, Grande-Bretagne, 58, f. 122 sq. 15. FSJP, papiers diplomatiques, carton 3, mémoire d’Alexis adressé au maréchal Pétain, au ministre des Affaires étrangères et au ministre de la Justice, pour contester la mesure de déchéance de la nationalité française prise à son endroit, le 5 novembre 1940. 16. MAE, Allemagne, no 398. 17. MAE, papiers Léger, 13, f. 160. Le brouillon est perdu au milieu d’un dossier de correspondance passive des années 1930, rangé après une lettre de Massigli du 26 septembre 1936, l’archiviste ayant sans doute repéré le « 26 septembre » incrusté dans la trame du papier. Paix universelle ou Europe française ? 1. MAE, Allemagne, 390, f. 44, télégramme manuscrit de Léger, le 20 août 1927. 2. MAE, papiers d’agents, Fleuriau, 3, f. 40, lettre de Philippe Berthelot à Fleuriau, le 17 novembre 1927. 3. APLB, lettre signée « Lisbeth » à Philippe Berthelot, le 6 septembre 1927. 4. FSJP, dossier 5, publié par Saint-John Perse dans HSJP, p. 753 ; il date à tort le discours du 27 avril 1927. 5. BIT, Genève, cabinet Albert Thomas, lettres d’Albert Thomas à Peycelon ; AN, lettres d’Albert Thomas à Léger et Shotwell. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:35:45 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 802 — Z33031NOTE — Rev 18.02 802 Alexis Léger dit Saint-John Perse 6. MAE, États-Unis 65, 66 et surtout 272 ; SDN 738 ; papiers 1940, Léger 2. Pour Massigli, AN, 156/MI, Wladimir d’Ormesson, « Journal inédit », le 19 janvier 1928. 7. AN, lettre d’Albert Thomas à Alexis, le 27 mai 1927. 8. Papers Relating to the Foreign Relations of United States [1927], vol. II, Washington, 1942, télégrammes no 209 sq. 9. MAE, États-Unis, 66, f. 128, « très confidentiel ». 10. MAE, papiers Léger 2, télégramme de Paul Claudel du 10 décembre 1927. 11. MAE, Y, 639, f. 207, dépêche du 16 septembre 1929. 12. MAE, papiers Fleuriau, 3, f. 25, lettre de Berthelot à Fleuriau, le 31 octobre 1920. 13. MAE, Y, 644, f. 36, dépêche de Charles-Roux au Département, le 8 avril 1930. 14. MAE, Y, 639. 15. BN, manuscrits, lettre d’Alexis à Mme Bonnardel, le 8 septembre 1931. 16. MAE, papiers Léger, no 3. 17. MAE, papiers 1940, Léger 6, dépêche au cabinet du ministre, le 5 octobre 1931. 18. Armand Bérard, Un ambassadeur se souvient, au temps du danger allemand, Paris, Plon, 1976, p. 102. 19. APLB, lettre d’Alexis à Philippe Berthelot, Genève, le 18 mai 1931. 20. BN, lettre de Philippe Berthelot à René Massigli, Paris, le 18 mai 1931. 21. FO 371/15160, discussion d’Alexis avec Ronald Campbell, le 19 avril 1931. 22. MAE, papiers 1940, Léger, 12, f. 41, lettre de Levinson à Claudel, début juin 1932. 23. MAE, Y, 529. 24. MAE, Y, 530, f. 32, lettre manuscrite d’Aimé de Fleuriau à Alexis, Londres, le 16 septembre 1932. 25. AN, Wladimir d’Ormesson, op. cit., le 18 février 1933. 26. AN, 496 AP, papiers Daladier, 3, lettre du 31 janvier 1933, Paris. 27. Aux Écoutes du 11 mars 1933, p. 28, rubrique théâtrale. Le lecteur aura rectifié de lui-même : Claudel revenait de Washington, la capitale fédérale, où il était ambassadeur. Par une étrange ironie du destin une brève signalait une manchette qu’on donnait au théâtre des Ambassadeurs (forcément) la « pièce de Karen Bramson ». 28. Hamburger Nachrichten, cité par Jean-Luc Barré, Le Seigneur chat, Philippe Berthelot, Paris, Plon, 1980, p. 400, date non précisée, circa février-mars 1928. Le successeur de Berthelot 1. FO, 371/16712, commentaire manuscrit d’un responsable du Foreign Office, le 9 décembre 1933, sur un télégramme rendant compte d’un entretien Campbell-Léger, le 8 décembre 1933 (signature illisible). 2. AN, Wladimir d’Ormesson, op. cit., le 1 er mars 1933. 3. FO, 371/11828, f. 102, le 17 février 1926. 4. FO, 371/15160, Campbell à Vansittart, le 19 avril 1931. 5. FO, 371/16712, Campbell à son Département, le 9 décembre 1933. 6. MAE, papiers 1940, Léger, 12, f. 57, lettre de Jules Henry, conseiller à l’ambassade de France à Washington, le 20 mars 1933. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:35:45 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 803 — Z33031NOTE — Rev 18.02 Notes 803 7. MAE, personnel, 3e série, Fernand Pila, lettre du 15 juillet 1927 à Louis de Robien. 8. MAE, papiers 1940, Léger, 13, lettre à Fernand Pila, le 2 mai 1936. 9. MAE, personnel, Clauzel, lettre de Paul-Boncour signée Léger, Paris, le 8 mars 1933, réponse de Marcilly, Berne, le 10 mars 1933. 10. MAE, papiers 1940, Léger, 11, f. 65, lettre de Bruxelles, datée du 25 juin, sans mention d’année, orthographe originale. 11. MAE, papiers 1940, Léger, 13, f. 6, lettre de Dampierre à Bargeton, Rome, le 26 juillet 1932. 12. Piètr S. Wandycz, The Twilight of French Eastern Alliances, 1926-1936, Princeton, Princeton University Press, 1988, p. 445. 13. MAE, papiers d’agents, Naggiar, 4, télégramme de Paris, le 29 octobre 1937. 14. MAE, personnel, Comert, dépêche de François-Poncet, le 23 février 1938. 15. MAE, Pologne, 374, f. 185 : « Envoyé le 22 août à M. de Marès Gd Hôtel d’Alsace 12 Bd de l’Esplanade à Contrexéville (Téléphone 33). » 16. Doucet, Hélène Hoppenot, « Journal inédit », le 7 août 1939. L’héritier de Briand 1. FO 371/15160, discussion d’Alexis avec Campbell, le 19 avril 1931. 2. MAE, Y, 9, f. 32, note du 12 février 1934. 3. MAE, Z, Pologne, 136, f. 15, en mai 1927 Alexis ajoute à une déclaration de Briand au Kurjer Poranny l’expression « équilibre européen » qui ne figurait pas dans le projet initial préparé par un certain Blanchet. 4. MAE, Y, 9, f. 136, note du 12 avril 1934, sans doute commandée par Alexis au Département, au vu de cette annotation manuscrite : « Note remise à M. de Chappedelaine avant un voyage d’études à Prague, Vienne et Budapest. » 5. MAE, Y, 74. 6. MAE, Y, 73, f. 159, télégramme signé Léger du 13 janvier 1933. 7. FSJP, 10, 2, brouillon dactylographié et annoté de la main d’Alexis en vue de sa déposition sur l’affaire Stavisky. 8. Compte rendu de l’audition d’Alexis Léger, le 7 juin 1934, Le Temps du 8 juin 1934, FSJP, 55. 9. FO 371/17656, dépêche de Tyrrell à Londres, Paris, le 21 février 1934, et commentaires de trois agents du Département, dont Vansittart, qui insistent sur l’injustice de la campagne de presse et les motivations malsaines de Bailby. 10. DAT, 7N 3143, et AN, Papiers Schweisguth (351 AP), no 3. 11. DM, 1BB2/207. 12. DAT 7N 3143, le 6 octobre 1930, note du 2e Bureau. 13. DDF, Ière série, II, no 275, dépêche de François-Poncet, de Berlin à Paris, le 8 février 1933. 14. MAE, papiers Léger, 6, f. 51, note non datée, sans doute vers 1932, suite à la publication des Papiers Stresemann. 15. MAE, Allemagne, 713, f. 124, Fleuriau à Paris, le 15 février 1933. 16. MAE, Allemagne, 742, f. 45, lettre à la signature illisible, transmise au consulat de France à Hambourg le 18 décembre 1933. 17. MAE, Tchécoslovaquie, 145, f. 72, dépêche de F. Clément-Simon, ministre de France en Grèce, le 28 avril 1933, annotée par Alexis. 18. MAE, Allemagne, 739, f. 112, dépêche signée François-Poncet, relatant une conversation de l’un de ses collaborateurs avec le fils de Stresemann, âgé d’une NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:35:45 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 804 — Z33031NOTE — Rev 18.02 804 Alexis Léger dit Saint-John Perse trentaine d’années, qui passait pour avoir été le principal confident de son père, Berlin, le 10 mai 1934. 19. Voir notamment MAE, Y, 546 à 551, et plus particulièrement le vol. 549 (voir par exemple le f. 143). Les très nombreux télégrammes d’instructions préparés et signés par Léger n’apparaissent que sous la signature du ministre dans ces éditions des DDF (en l’occurrence 1 ère série, vol. V). 20. CSJP, 8-9, p. 27, note manuscrite d’Alexis Léger, le 14 juillet 1967. 21. On désigne par là le système d’alliances roumano-tchécoslovaque du 23 avril 1921, roumano-yougoslave du 7 juin 1921 et tchéco-yougoslave du 31 août 1922. Un pacte signé le 16 février 1933 organisa un conseil permanent, lia la décision de chacun d’un nouveau traité politique ou accord économique à l’accord des autres, et créa un secrétariat permanent. 22. MAE, papiers 1940, Léger, 13, f. 120, lettre de Kammerer à Alexis, Ankara, le 4 avril 1935. La fidélité à la sécurité collective 1. MAE, SDN, 798, f. 32, télégramme signé Léger à Jouvenel, le 10 mars 1933, reproduit dans les DDF 1, II, au no 391, où le télégramme est seulement présenté comme émanant de Paul-Boncour. 2. MAE, SDN, 799, f. 45, note annotée par un agent du SFSDN, « note de M. Léger », circa le 5 avril 1933. 3. MAE, papiers Jouvenel, 6, f. 286, télégramme du 13 mai 1933. 4. MAE, SDN, 800, f. 210, le 29 mai 1933, communication téléphonique de Léger pour Paul-Boncour à Genève. 5. MAE, SDN, 801, f. 21 et 27, le 30 mai 1933. 6. MAE, Grande-Bretagne, 317, f. 18, télégramme de Corbin du 8 juin 1933. 7. Jean-Baptiste Duroselle, La Politique extérieure de la France, la Décadence, 1932-1939, Paris, Imprimerie nationale, 1979, p. 92. 8. Louis Barthou, Promenades autour de ma vie, Lettres de la Montagne, Paris, Laboratoires Martinet, 1933, p. 27. 9. MAE, URSS, 965 ; voir également les vol. 1002-1003. 10. MAE, Papiers 1940, Rochat, 3, f. 72, lettre de Barthou à Rochat, le 24 août 1934. 11. Jean-Baptiste Duroselle, « Barthou et les alliances contre Hitler », in Michel Papy (dir.), Louis Barthou, un homme, une époque, Pau, J&D, 1986. 12. Jean de Pange, Journal, 1934-1936, Paris, Grasset, 1970, p. 362, le 7 mars 1936. 13. DDB, I, 3, no 127. 14. MAE, Europe 1918-1940, URSS, 965, manuscrit du télégramme du 20 juin 1934. Les mots soulignés le sont par nous. 15. L’Action française du 31 mai, éditorial de Jacques Bainville. 16. Voir MAE, SDN, 804-805 et surtout URSS, 966-968. 17. MAE, papiers 1940, Léger, 13, f. 154, le 10 juin 1934. 18. MAE, papiers 1940, Rochat, 3, f. 73-77. 19. L’Écho de Paris, le 14 octobre 1934, « M. Pierre Laval au Quai d’Orsay », article signé Pertinax. 20. MAE, papiers 1940, Laval, 3, f. 149, lettre de Laval à Mussolini, le 22 décembre 1935. 21. MAE, papiers 1940, Laval, 4, f. 93, le 20 décembre 1935. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:35:45 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 805 — Z33031NOTE — Rev 18.02 Notes 805 22. FSJP, 33, envois d’épreuves et brouillons de réponses entre Salvemini, professeur à Harvard, et Alexis, aux États-Unis, 1942-1948. 23. MAE, URSS, 976, f. 44, le titre du journal n’est pas précisé. 24. MAE, URSS, 979. 25. MAE, URSS, 977, f. 216, télégramme signé et annoté de la main de Léger, publié dans les DDF 1, X au no 463, sous la signature de Laval. 26. DAT, 7N, 3 143, lettre de la Guerre aux Affaires étrangères, signée par le général Maurin. 27. DDF, XII, 255, note du 27 septembre 1935, « propositions de sir Samuel Hoare ». 28. FSJP, lettre de l’amiral Durand-Viel à Alexis Léger, le 14 août 1935, rendant compte des négociations navales avec l’Angleterre. 29. FSJP, notes manuscrites de Pierre Laval au sujet d’une discussion (téléphonique ?) avec Mussolini, non datées. 30. MAE, papiers Herriot, 37, f. 347, le 26 octobre 1935. 31. DDB, IV, no 46, Kerchove à Zeeland, Paris, le 14 mars 1936. Les abstentions 1. Jean Lacouture, Léon Blum, Paris, Seuil, 1977, p. 310. 2. Roger Martin du Gard, Journal, t. III, 1937-1949, Paris, Gallimard, 1993, p. 368, décembre 1940. 3. DGFP, série D, III, no 201, le 14 janvier 1937, longue réflexion sur le rôle du Deutsches Nachrichtenbüro (DNB). 4. Le Figaro du 26 juillet 1936. 5. CE, p. 217. 6. Yves Denéchère, La Politique espagnole de la France de 1931 à 1936, une pratique française des rapports inégaux, Paris, L’Harmattan, p. 191. 7. Télégramme du 27 juillet, publié aux DDF, 2, III, no 34, sous la signature de Delbos, conformément à l’habitude de la commission de publication qui attribue indifféremment au ministre les télégrammes signés « p. o. Léger ». Duplicata pour les autres postes, MAE, Espagne, 218, f. 8, télégramme signé « Léger », le 27 juillet 1936, à de très nombreux postes. 8. MAE, Espagne, 219, f. 74, télégramme signé Léger, le 9 août 1936, aux principaux postes. 9. DDF, 2, III, note au no 59. Le volume a paru en 1966. 10. MAE, Espagne, 218, f. 8 télégramme signé Léger, le 27 juillet, aux principaux postes. 11. DBFP, 2nd, XVII, no 19, note des éditeurs (les historiens Medlicott et Douglas Dakin) pour l’édition de ce volume des DBFP, en 1979. Traduit par nos soins. 12. Ibid, no 67, le 7 août 1936. 13. Comparer le compte rendu de Clerk (DBFP, 2 nd, XVII, no 67) avec celui du Quai d’Orsay, MAE, Espagne, 219 et DDF, 2, III, no 108. 14. MAE, Espagne, 219, f. 74, télégramme préparé et corrigé par Alexis. 15. Claude Thiébaut, « Léon Blum, Alexis Léger et la décision de non-intervention en Espagne », in Les Français et la guerre d’Espagne, actes du colloque de Perpignan, Perpignan, université de Perpignan, 1990. 16. DGFP, série D, III, no 201, le 14 janvier 1937. 17. Jean Lacouture, Léon Blum, op. cit., p. 353. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:35:45 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 806 — Z33031NOTE — Rev 18.02 806 Alexis Léger dit Saint-John Perse 18. Émile Témine, La Guerre d’Espagne, un événement traumatisme, Bruxelles, Complexe, 1996, p. 92. 19. Irwin Wall, « Un regard américain sur Léon Blum », in René Girault et Gilbert Ziebura (dir.), Léon Blum, socialiste européen, Bruxelles, Complexe, 1995. 20. FRUS, 1937, I, p. 366, Bullitt au secrétaire d’État, Paris, le 27 juillet 1937. L’ambassadeur américain ne nomme pas le diplomate français en question. 21. Sabine Dullin, Des hommes d’influence, Paris, Payot, p. 187 : « Potemkine, par exemple, n’eut jamais l’avis négatif des Français de l’ambassade sur la personnalité d’Alexis Léger, dont il appréciait l’intelligence. » 22. Sabine Jansen, Pierre Cot, un antifasciste radical, Paris, Fayard, 2002, p. 304, d’après des archives soviétiques. 23. Lettre de Litvinov à Potemkine, le 4 février 1937 (répondant à une lettre de Potemkine du 28 janvier), APE FR, 0136/21/169/839, cité par Sabine Dullin, op. cit., p. 176. 24. Mickael J. Carley, 1939, l’alliance de la dernière chance, Presses universitaires de Monréal, 2001, d’après AN, Schweisguth, 351 AP/3 ; il cite une note du 8 février 1937 que nous n’avons pas retrouvée. 25. FO 954/29005, lettre de Phipps à Eden, le 30 septembre 1937. 26. DAT, 7N, 3186, lettre du général Dentz au général Palasse, le 21 août 1939, au sujet d’un rapport du 18 avril 1939. 27. DBFP, III, 2, no 751, Phipps à Halifax, le 2 septembre 1938. 28. FO, 371/19880, Lloyd Thomas à Vansittart, « private and confidential », le 23 mai 1936. 29. MAE, papiers 1940, Léger, 12, f. 161, lettre de Corbin à Léger, Londres, le 17 juin 1936. 30. FO, 954 29004, lettre de Phipps à Eden, le 30 septembre 1937. 1938, les abandons 1. L’Action française du 4 octobre 1929, cité dans Jacques Bainville, L’Allemagne, Paris, Plon, 1939. 2. MAE, SDN, 2664, f. 202 sq., correspondance datée de l’été 1929. 3. MAE, SDN, 798, f. 49, télégramme signé Léger à Jouvenel, le 17 mars 1933, publié dans les DDF, 1, II, no 421, sans mention de l’auteur. 4. MAE, papiers Léger, 11, f. 4, lettre de Viénot à Alexis, le 3 mars 1934, communiquant une lettre d’un correspondant allemand. 5. MAE, Y, 9, f. 77, note du Département, le 10 février 1934. 6. MAE, Léger, 13, f. 145, lettre de Naggiar à Alexis, Belgrade, le 8 mars 1934. 7. Ibid., p. 159. Télégramme du 26 juillet 1934, signé Barthou et attribué à Léger par Léon Noël, ce que paraı̂t confirmer le style. 8. MAE, papiers Rochat, 3, f. 71, lettre de Barthou à Rochat, le 20 août 1934. 9. MAE, Yougoslavie, 185, f. 33, le 30 juillet 1933. 10. MAE, Yougoslavie, 175, f. 191. 11. MAE, Yougoslavie, 176, f. 126. 12. MAE, Léger, 12, f. 117, lettre de Corbin à Léger, le 20 septembre 1934. 13. DDI, Série VII, vol. XV, no 624. 14. MAE, papiers 1940, Léger, 11, f. 12, lettre d’Otto Bauer à Léon Blum, le 20 mai 1936. 15. FO 954/29004, lettre de Phipps à Eden, Paris, le 30 septembre 1937. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:35:45 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 807 — Z33031NOTE — Rev 18.02 Notes 807 16. Rapport de Bischoff à Schmidt, le 20 janvier 1938, cité par Erika Weinzierl, « Les rapports entre la France et l’Autriche de janvier à mars 1938, d’après les rapports de l’ambassade d’Autriche », in Felix Kreissler (dir.), L’Anschluss, une affaire européenne, Rouen, Publications de l’université de Rouen, 1991, p. 61. 17. Témoignage de Jean Chauvel, « Munich 1938, mythes et réalités », Revue des études slaves, t. 52, fascicule 1-2, Paris, 1979, p. 221. 18. DDF, 2, VIII, no 403, télégramme aux principaux postes du 12 mars 1938. Étienne de Crouy-Chanel, (Alexis Léger, l’autre visage de Saint-John Perse, Paris, éditions Jean Picollec, p. 211), attribue lui aussi ce télégramme à la plume de son patron. 19. Jean Chauvel, Commentaire, Paris, Fayard, 1971, p. 47. 20. C’est l’expression employée par Jean-Marie Palayret dans sa thèse consacrée aux relations franco-italiennes. 21. Yvon Lacaze, La France et Munich, Étude d’un processus décisionnel en matière de relations internationales. Berne, éditions P. Lang, 1992, p. 124, d’après des archives tchèques publiées en allemand, Europäische Politik 1933-1938 im Spiegel der Prager Akten, Essen, 1942, no 120. 22. DDF, 2, X, no 258, compte rendu de Corbin. 23. Edouard Beneš, Munich, Paris, Stock, 1969, p. 58. 24. Ibid., p. 69 et document no 10, p. 286, rapport de Osusky au sujet de la démarche de Phipps auprès de Bonnet, Paris, le 4 juin 1938. 25. FSJP, papiers diplomatiques, compte-rendu par Alexis d’une conversation avec Benes̆, le 17 mai 1943 et FO, 115/36007, note de Eden, conversation avec Beneš, le 16 juin 1943. 26. Yvon Lacaze, op. cit., p. 142. 27. DDB, V, no 17, Le Tellier à Spaak, Paris, le 10 juin 1938. 28. AN, papiers Daladier, 496 AP, 9, « Note remise par M. Georges Bonnet, ministre des Affaires étrangères à M. de Lacroix, ministre de France à Prague, le 16 juillet 1938, pour être remise à M. Beneš et à M. Hodja » et « note du ministre des Affaires étrangères sur sa conversation du 20 juillet avec M. Osuski ». 29. Anthony Adamthwaith, France and the Coming of the Second War, 19391939, Londres, Frank Cass, 1977, p. 124. 30. DBFP, III, 2, 769, rapport de Phipps du 4 septembre 1938. 31. DBFP, 3, II, no 384. 32. FO, 371/21737, cité par John Herman, The Paris enbassy of Sir Eric Phipps : Anglo-French relations and the Foreign Office, 1937-1939, Sussex Academic Press, 1998, p. 103. Pour le souhait de Daladier, Jean-Baptiste Duroselle, op. cit., p. 345, d’après DDF, 2, XI, no 122. 33. DBFP, 3, II, p. 336-337. 34. DBFP, 3, II, no 833, Phipps, le 11 septembre 1938. 35. MAE, archives orales, entretien cité du 12 novembre 1981. 36. Yvon Lacaze, op. cit., p. 455, d’après un rapport d’Osusky. 37. FSJP, Georges Bonnet à Alexis Léger, « Personnel, 28 septembre 38 ». 38. Respectivement DDF, XI, no 448 et 472 pour celle du 29 septembre, qui se trouve également dans MAE, papiers 1940, Charvériat 2, f. 5, « note sur les concessions qui pourraient être faites aux Allemands et aux Hongrois », « note approuvée par le général Gamelin (un exemplaire avec la carte ci-jointe remis au ministre) ». 39. Georges Bonnet, Dans la tourmente, 1938-1948, Paris, Fayard, 1971, p. 64. 40. « Munich aller-retour : souvenirs d’un témoin. Un entretien inédit d’Alexis Léger avec Francis Crémieux », L’Humanité du 29 septembre 1988. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:35:45 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 808 — Z33031NOTE — Rev 18.02 808 Alexis Léger dit Saint-John Perse 41. La citation fut recueillie oralement par Élisabeth du Réau en décembre 1981 et citée dans son Édouard Daladier (1884-1970), Paris, Fayard, 1993, p. 278. Il faut noter que dans son ouvrage consacré à Alexis, Crouy-Chanel remet la citation à sa véritable place : « Hitler vitupérait, le lendemain soir... », op. cit., p. 232. Il se fonde sur les « dires de François-Poncet », qui a sans doute recueilli les échos du banquet. 42. AN, 496 AP 11, lettre d’Alexis Léger à Daladier, le 17 novembre 1938, lui adressant une dépêche de Corbin du 8 novembre 1938. 43. FO, 371/21613, Phipps à Halifax, Paris, le 26 octobre 1938. 44. DGFP, D, IV, no 370. 45. FO 371/21789, télégramme de Phipps, le 9 décembre 1938. 46. Léon Noël, Les Illusions de Stresa, l’Italie abandonnée à Hitler, Paris, FranceEmpire, 1975, p. 129. 1939, résister aveuglément 1. Doucet, Hélène Hoppenot, « Journal inédit », le 28 avril 1939. 2. MAE, Naggiar, 7, télégramme à Corbin, le 12 janvier 1940. 3. DAT 7N 3136, instructions signées Gamelin à Palasse, le 11 avril. 4. Pour le texte de la proposition française, voir DDF, 2, XV, no 482 (p. 790). 5. DDF, XVI, no 243, compte rendu de l’entretien franco-britannique du 20 mai 1939. 6. AN, 496 AP 11, 5, notes de Daladier au sujet d’un entretien avec Léger, le 24 mai 1939. Alexis ajouta manifestement quelques commentaires fielleux sur la mauvaise volonté de Bonnet, difficiles à retranscrire à cause de la mauvaise calligraphie de ces notes. 7. SHD, DAT, DAT 3186, lettre du général Palasse à l’état-major, le 13 juillet 1939. 8. SHD, DAT 3186, télégramme de l’état-major, signé Colson, chef d’étatmajor de l’armée, à Palasse, Paris, le 15 août 1939. 9. SHD, DAT, 3186, télégramme de Gamelin à Musse, le 19 août 1939. 10. AN, 496 AP 11, dossier 5, lettre d’Alexis à Daladier, le 15 avril 1939. 11. DBFP, 3, III, no 496, compte rendu envoyé par Phipps au Foreign Office des conversations franco-anglaises du 10 janvier 1939. 12. Doucet, Hélène Hoppenot, « Journal inédit », le 26 mars 1939. 13. DBFP, 3, VI, no 132, Phipps à Halifax, le 22 juin 1939. 14. DBFP, 3, VI, no 326, Phipps à Chamberlain, le 14 juillet 1939. 15. MAE, papiers 1940, Charvériat, 2, f. 113. 16. FSJP, lettre de Pierre Bertaux à Alexis Léger, 9 mai 1967. Drôle de guerre, étrange défaite 1. Robert Coulondre, De Staline à Hitler, Paris, Hachette, 1950, p. 313. 2. Général Gamelin, Servir, Paris, Plon, 1946-1947, t. II, p. 449, à propos des journées de la mobilisation. 3. MAE, papiers Hoppenot, 8, f. 12, lettre de Corbin à Léger, Londres, le 9 septembre 1939. 4. FO, 371/124405, télégramme de Campbell au Foreign Office, le 2 janvier 1940. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:35:45 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 809 — Z33031NOTE — Rev 18.02 Notes 809 5. FNSP, papiers Monzie, lettre d’Alexis Léger à Anatole de Monzie, le 9 mars 1940. Le papier à en-tête est rayé pour se placer hors du terrain de la querelle administrative, au profit de celui de l’amitié. 6. MAE, papiers 1940, Rochat, 12, f. 10 et 15. 7. SHD, DM, 1BB2/207. 8. BSS, le 26 mars 1940, p. 163. 9. FNSP, Goguel, 11, lettre du 1er février 1973 de Roland de Margerie à François Goguel et entretien du 2 juillet 1971 avec Jean-Pierre Azéma. 10. BSS, le 31 mars 1940, p. 270. 11. MAE, archives orales, Margerie, le 12 octobre 1983 (ce qui ne permet pas de décider du genre du mot « ami »). 12. MAE, Rochat, 12, f. 204, le 16 avril 1940. 13. MAE, Rochat, 12, f. 208, télégramme de Brugère, le 16 avril 1940. 14. AJM 3/4/1 : « note » du 2 mars 1940 soumise à Léger, remise à Daladier ; AJM 3/4/2 : « projet de lettre de E. Daladier à Chamberlain », soumis à Léger, remis à Daladier ; AJM 3/4/3 : 1ettre de Monnet à Léger, le 7 mars 1940. 15. MAE, papiers Hoppenot, 8, note de Hoppenot du 25 mars 1940. 16. DDB, IV, no 206, Kerchove à Spaak, Paris, le 6 mars 1937. 17. L’Action française du 9 mai 1939. 18. Je suis partout du 8 avril 1933. 19. FSJP, 11-3, note d’audience de Guariglia par Alexis Léger, le 6 mai 1940. 20. MAE, papiers Hoppenot, 8, f. 310, lettre de Hoppenot à Chauvel, le 23 juillet 1947. 21. FNSP, François Goguel, 11, entretien avec Jean-Pierre Azéma, juillet 1971. 22. FSJP, 12, 1. 23. MAE, personnel, Léger, III, note de Robien, le 19 mai 1940. 24. FSJP, 28, lettre de Corbin à Léger, le 22 mai 1940. 25. FSJP, 28, lettre de Bois sur papier à en-tête du Petit Parisien, le 19 mai. 26. FSJP, 28, lettre de Chiappe, non datée, probablement le 20 mai. 27. Doucet, manuscrit 19 675, Alexis Henri à Hoppenot, Arcachon, le 31 mai 1940. L’INVENTION DE SOI Le duel Léger-de Gaulle (I) : la guérilla du diplomate 1. FSJP, papiers diplomatiques, 3, « Mémoire sur la situation de M. Alexis Léger, ambassadeur de France en disponibilité, au regard de la loi du 23 juillet 1940 », rédigé en octobre 1940, daté de New York, le 5 novembre 1940. 2. FSJP, 3, notes manuscrites sur un entretien avec Georges Bidault, Washington, le 21 mai 1945. 3. Saint-John Perse, Lettres à l’Étrangère, op. cit., p. 55, lettre datée du 17 juin 1940. 4. FO, 371/24349, cité par Éric Roussel, Charles de Gaulle, Paris, Gallimard, 2002, p. 145. 5. Jean-Louis Crémieux-Brilhac, La France libre, de l’appel du 18 juin à la Libération, Paris, Gallimard, 1996, p. 55 sq. 6. FSJP, lettre de Richard G. Casey à Alexis, le 3 novembre 1960, et notes d’une conversation du 29 novembre 1940. 7. BC, manuscrits, Consultants & fellows, box 25. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:35:45 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 810 — Z33031NOTE — Rev 18.02 810 Alexis Léger dit Saint-John Perse 8. FSJP, « recherches de Mme Léger », une carte de Dorothy Léger évoquant deux lettres du 7 août 1940 et du 24 mars 1941 de J.-P Didier. 9. FSJP, 3, « mémoire à transmettre oralement à Marthe de Fels », synthèse dactylographiée des notes manuscrites d’Alexis, le 27 juin 1941. 10. FRUS, XII, 2, le 13 février 1941 ; FSJP pour la conversation avec Casey. 11. L’expression désigne les courriers aux formules toutes faites, qui étaient seuls autorisés à passer entre l’étranger et la France occupée, FSJP, papiers d’Amérique, lettre d’Henri Laugier, Montréal, le 29 avril 1942. 12. FO, 371/32040, Campbell au Foreign Office, le 6 février 1942, reçu le 7 avril 1942. 13. FO, 371/28323, Butler à Mack, au Foreign Office, French Department, Washington, le 30 juillet 1940. 14. FSJP, entretien Boegner-de Gaulle, le 28 mai 1942. 15. FSJP, notes de Roussy de Sales. 16. FO, 371/32001, lettre de Garreau-Dombasle à sa femme, Londres, le 29 mai 1942, interceptée par la censure télégraphique au service du courrier aérien, soumise au MI5 et au Foreign Office le 14 juin 1942. 17. FO, 954 29B, télégramme envoyé de Washington le 28 juillet, daté par Alexis dans la Pléiade et sa chronologie personnelle des événements (FSJP, 3) du 26 juillet, date à laquelle il a probablement remis le télégramme à l’ambassade d’Angleterre à Washington. Texte conforme dans les Œuvres complètes, op. cit., p. 617. 18. FO, 954 29B, dépêche de Halifax au Foreign Office, le 28 juin 1942, arrivée à Londres le 4 juillet 1942. 19. FSJP, 25-2, note d’Alexis, « projet d’entretien, 22 Juin 1942 ». 20. MAE, papiers Dejean, 24, f. 2, télégramme du 1 er juin 1942, Mendès France à de Gaulle via Tixier. 21. FO 371/28570, note dactylographiée et manuscrite de Mack, le 24 janvier 1942. 22. BC, manuscrits, Consultants & Fellows, box 25, lettre de Armstrong à MacLeish, le 27 octobre 1941. 23. NARA, 1940-1944, 711.51/338, lettre de Francis Biddle à Roosevelt, Washington, le 9 novembre 1943. 24. NARA, decimate file 1940-1944, 851.01/627 A, compte rendu par Sumner Welles à Roosevelt d’une conversation avec Alexis, le 13 août 1942. 25. Datée du 15 août 1942, la lettre de Cambon était arrivée à Alexis par le biais du Département d’État ; le bordereau d’envoi ne mentionne pas de date, NARA, 851.00/5-644 – la lettre n’y est pas conservée, mais elle se trouve à la FSJP. 26. FO, 371/32001, « note sur une discussion informelle avec M. Léger », le 11 août 1942, transmise au Foreign Office le 29 août et reçue le 10 septembre 1942. 27. FO, 371/ 32001, le 27 octobre 1942. 28. FO, 371/ 32001, compte rendu d’une conversation entre Emmanuel Lancial et Roddie Barclay, Washington, le 7 novembre 1942. 29. MAE, CNF, Londres Alger, 501, f. 231, télégramme de Dejean à de Gaulle, le 17 août 1942. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:35:45 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 811 — Z33031NOTE — Rev 18.02 Notes 811 Le duel Léger-de Gaulle (II) : la victoire du général 1. FO, 371/32001, télégramme envoyé par le Foreign Office à l’ambassade de Washington, sur instructions manifestement supérieures au bureau des affaires françaises, probablement du cabinet où arrive directement la réponse, les 5 puis 6 décembre 1942. 2. MAE, CNF Londres-Alger, 130, lettre de Tixier à de Gaulle, le 15 novembre 1942. 3. FSJP, 25-6, notes manuscrites d’Alexis suite à un entretien avec Sumner Welles, le lundi 19 janvier 1943. 4. FRUS, The Conferences at Washington, 1941-1942, and Casablanca, 1943, p. 818, Hull à Roosevelt, Washington, le 19 janvier 1943. 5. FO, 115/3591 commentaire de Barclay sur le télégramme signé Eden pour Macmillan, répercuté à Halifax à Washington, télégramme du 23 février, commentaire de Barclay du 24 février 1943. 6. FO, 115/3591, lettre de Halifax à Léger, Washington, le 4 mars 1943. 7. FO, 115/3591, compte rendu d’Halifax à William Hayter, premier secrétaire de l’ambassade britannique à Washington, le 17 mars 1943, transmis par Hayter à Speaight, au Foreign Office, le 18 mars 1943. 8. AJM, AME 29/4/1, télégramme de Jean Monnet à Léger, le 30 avril 1943. 9. FSJP pour le télégramme au départ, et AJM, 29/4/2, à l’arrivée, où il est largement annoté et commenté. 10. FSJP, lettre d’Henri Hoppenot à Alexis, Montevideo, le 23 novembre 1942. 11. FO, 371/35593, Harvey, Washington, le 25 mars, au Foreign Office, reçu le 8 avril 1943. 12. FSJP, 26-9, notes manuscrites d’Alexis Léger sur une conversation avec Boegner après un déjeuner avec Sumner Welles, le 25 mai 1943. 13. FSJP 25-2, notes manuscrites d’Alexis Léger au sujet d’un entretien avec Churchill à la Maison-Blanche, le vendredi 21 mai 1943 à minuit. 14. FSJP, 26-9, notes manuscrites d’Alexis, le 25 mai 1943, avec Boegner après un déjeuner avec Sumner Welles. 15. FSJP, 25-6, entretien Léger-Welles, le 27 mai 1943, notes manuscrites d’Alexis Léger. 16. NARA, 711.51/338, lettre d’Alexis Léger au président Roosevelt, Washington, le 8 novembre 1943. 17. NARA, memorandum of conversation between the President and E. Wilson, le 24 mars 1944, cité par Éric Roussel, op. cit., p. 417. 18. FSJP, 26-15, notes manuscrites d’Alexis Léger sur un entretien avec Mac Cloy, le 21 février 1944. 19. FO, 371/41879, Campbell à Mack, Washington, le 20 mai 1944, reçu à Londres le 31 mai 1944. 20. Ibid., commentaire du 4 juin, signature illisible, peut-être d’Oliver Harvey. 21. FSJP, papiers diplomatiques, 26-17, notes d’Alexis sur la relation de Hoppenot, le 22 juillet 1944. 22. Jacques Baeyens, Au bout du Quai, Paris, Fayard, 1975, p. 127. 23. MAE, archives orales, entretien avec Charles Lucet. 24. NARA, rapport du 29 avril 1942 déposé dans les archives de Dorothy Léger, FSJP. 25. FSJP, 25-6, entretien Léger-Welles, 18 juin 1943, notes manuscrites d’Alexis Léger. 26. Doucet, Hélène Hoppenot, « Journal inédit », le 22 avril 1944. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:35:45 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 812 — Z33031NOTE — Rev 18.02 812 Alexis Léger dit Saint-John Perse 27. Hervé Alphand, L’Étonnement d’être, Paris, Fayard, 1977, p. 326. L’incident n’empêche pas Alphand d’aller déjeuner le 30 août 1962 chez Léger, à Giens, avant d’aller dı̂ner chez Pierre David-Weil à Antibes. Cf. p. 383. 28. FSJP, 30-44, conversation Alphand-Léger, le 4 mai 1960. 29. FSJP, lettre de Georges Cattani à Marthe de Fels, le 24 octobre 1964. La renaissance de Saint-John Perse 1. Alfred Fabre-Luce, Journal de la France, Paris, Fayard, 1969, p. 39. 2. FSJP, lettre de Georges Bonnet à Alexis Léger, le 29 juillet 1946. 3. AN, papiers Blum, 22, lettre d’Alexis Léger à Léon Blum, Washington, le 28 septembre 1945. 4. FSJP, 29-12, lettre de Léon Blum à Alexis Léger, « le président du Gouvernement provisoire », Paris, le 7 [janvier 1947]. 5. FSJP, 29-12, brouillon du télégramme de réponse à l’offre de Blum, Washington, le 14 janvier 1947, « remis à Lacoste pour transmission en clair par l’ambassade ». 6. AN, papiers Léon Blum, 22, lettre d’Alexis Léger à Léon Blum, datée par lapsus « Washington, 6 janvier1946 ». 7. MAE, personnel, Léger, III, lettre de Lacoste à Chauvel, Washington, le 5 juin 1946. 8. Respectivement, FSJP, lettre de Kerillis à Léger, New York, le 18 février 1947 ; lettre de Léger à Kerillis, citée dans Yves Boulic et Annick Lavaure, Henri de Kerillis, l’absolu patriote, PUF, 1997, p. 235, et FSJP, lettre de Kerillis à Léger, le 1er mars 1947. 9. Christian Valensi, Un témoin sur l’autre rive, Washington 1943-1949, Paris, ministère de l’Économie et du Budget, 1994, p. 328. 10. BN, manuscrits, papiers Louise Weiss, 17 803, f. 264. 11. FSJP, 27-10, entretien avec Auriol, mai 1955. 12. « Yves Bonnefoy et Saint-John Perse », Postérités de Saint-John Perse, actes du colloque de Nice, mai 2000, Nice, Publications de la faculté des lettres, arts et sciences humaines de Nice, 2002, p. 186. 13. CSJP, 15, p. 57, lettre d’Alexis Léger à MacLeish, le 26 juin 1941. 14. Pierre Seghers, La Résistance et ses poètes, France, 1940-1945, Paris, Seghers, 1974. 15. FSJP, brouillon de lettre de Léger à Char, le 5 octobre 1949, réponse de René Char à Alexis Léger, Paris, le 19 novembre 1949. 16. Paul Morand, Journal inutile, Paris, Gallimard, 2001,t. I, p. 607. 17. Alain Bosquet, La Mémoire ou l’Oubli, Paris, Grasset, 1990, p. 264. 18. Edmond Dupland, op. cit., p. 52, entretien non daté, circa été 1981. 19. FSJP, lettre de Paulette à Alexis, le 27 octobre 1960. Le roman d’un poète 1. FSJP, lettre de Paul Morand à Alexis Léger, Noël 1972, à l’occasion de la publication de ses Œuvres complètes dans la collection de la Pléiade. 2. FSJP, lettre d’Alexis Léger à Paul Claudel, le 3 janvier 1948, passage censuré dans les Œuvres complètes, op. cit., p. 1012. 3. FSJP, lettre d’Alexis Léger à Paul Claudel, le 29 juin 1949. Le « bien » est censuré à la p. 1015 des Œuvres complètes, op. cit. NORD COMPO — 03.20.41.40.01 — 152 x 240 — 28-08-08 12:35:45 133031SST - Flammarion - Alexis Léger dit Saint John Perse - Page 813 — Z33031NOTE — Rev 18.02 Notes 813 4. FSJP, carte postale de Paul Claudel à Alexis, Brangues, le 26 juillet 1949. 5. FSJP, lettre d’Alexis Léger à Max-Pol Fouchet, Washington, le 12 décembre 1947. Les lettres de cette correspondance sont publiées avec des modifications dans les Œuvres complètes, op. cit., p. 986 et suivantes. 6. CSJP, 10, p. 159, lettre d’Alexis Léger à Jean Paulhan, Washington, le 20 février 1959, lettre absente de la Pléiade. 7. FSJP, lettre de Pierre-Jean Jouve à Alexis, Paris, le 29 mai 1949. 8. FSJP, lettre d’Yves Bonnefoy à Alexis Lég