La métamorphose de l’Existentiel
Nous assistons à une métamorphose de l’existentiel.
Jadis et naguère, l’existence était devenue existentialiste. Tout le monde n’existait pas. Socrate, lui, existait. D’après Kierkegaard
L’inappréciable mérite de Socrate est d’être un penseur existant, et non un spéculant qui oublie ce qu’est l’existence.
Mais entendons-nous. Selon Kierkegaard
Il est impossible d’exister sans passion, quand on ne prend pas ce terme d’exister au sens banal.
Donc l’existence se prenait d’abord en deux acceptions. Il y avait le sens banal où Descartes dit Je suis, j’existe (Ego sum, ego existo), où Moore écrit « Tame tigers exist », où Russell, avec son quantificateur existentiel, symbolise (x). x et où Lautman a écrit son Essai sur les notions de structure et d’existence en mathématiques. Et il y avait le sens existentialiste, celui où, pour exister, il faut être passionné comme Socrate.
Entre les deux il y avait l’existence amphibie d’après Roquentin dans La Nausée, où « un cercle n’existe pas » et où un galet ou une racine existent.
Mais, sur la triade formée par le Moi, le Monde et Dieu de Suarez à Kant en passant par Spinoza, il y avait surtout, selon Jaspers, avec le Monde à sa place de Monde et la Transcendance à la place de Dieu, l’Existence à la place du Moi.
Les « problèmes existentiels », alors, n’étaient pas comme chez Descartes de savoir si j’existe, si Dieu existe et si le monde existe. Les problèmes existentiels étaient de savoir si Sören épousera Régine ou Marcel Albertine. Et la question existentielle était la question de Hamlet. Les questions existentielles étaient les questions de Gauguin reprises par Bergson et Bernard Williams : D’où Venons Nous…Que Sommes Nous…Où Allons Nous ?
Or tout cela vient de changer. Dans un entretien du 29 mars 2017 Raphaël Glucksmann affirmait : « La politique redevient existentielle et essentielle ». Le 18 octobre 2024, sur BFMTV, le général Olivier de Bavinchove déclarait : "Israël mène un combat existentiel". Et dire que ‘x mène un combat existentiel’ cela signifie exactement que x mène un combat dont l’enjeu est l’existence de x. En sorte que le problème existentiel caractéristique est ici une question de vie ou de mort
Cf. Qu’est-ce qu’une question de vie ou de mort ? par J.C. Dumoncel, M’éditer..
Afin que cette mutation reçoive sa véritable portée, il faut commencer par une comparaison avec celle qui fait la différence entre les deux quatrièmes pages de couverture de Différence et Répétition :
Ce livre se propose de suivre le développement de deux concepts, et de marquer leur jonction : d’une part le concept de différence libre, en tant qu’il ne se laisse pas subordonner à l’identité ni à la similitude, d’autre part le concept de répétition complexe, en tant qu’il ne se laisse pas réduire à une répétition mécanique ou matérielle. La recherche est menée dans plusieurs ordres de domaines, mathématique, physique, biologique, psychanalytique, esthétique. Partout la différence apparaît affectée d’une divergence et d’un décentrement qui lui sont essentiels, et la répétition d’un déplacement et d’un déguisement inséparables. Ainsi se dessine un monde de « simulacres » faits de différences libres ou décentrées, de répétitions complexes ou déguisées, qui renversent le monde de la représentation et se dérobent à ses exigences d’identité, de ressemblance, d’analogie et d’opposition. C’est même toute l’image de la pensée qui se trouve renversée, au profit d’une autre image, ou peut-être d’une pensée sans image, purement différentielle et répétitive.
Un concept de différence implique une différence qui n'est pas seulement entre deux choses, et qui n'est pas non plus une simple différence conceptuelle. Faut-il aller jusqu'à une différence infinie (théologie) ou se tourner vers une raison du sensible (physique) ? À quelles conditions constituer un pur concept de la différence ? Un concept de la répétition implique une répétition qui n'est pas seulement celle d'une même chose ou d'un même élément. Les choses ou les éléments supposent une répétition plus profonde, rythmique. L'art n'est-il pas à la recherche de cette répétition paradoxale, mais aussi la pensée (Kierkegaard, Nietzsche, Péguy) ? Quelle chance y a-t-il pour que les deux concepts, de différence pure et de répétition profonde, se rejoignent et s'identifient ?