I. Qui voudrait délibérément vivre dans le crime, dans l'injustice, dans l'illusion, dans les frayeurs, dans l'angoisse, toujours envieux, toujours jaloux, toujours plaintif, toujours timide, toujours frustré dans ses désirs et toujours livré à ses craintes ? Personne. Il n'y a donc point de méchant qui ne fasse tout ce qu'il ne veut pas, et par conséquent point de méchant qui soit libre.
II. Quoi ! chétif philosophe, me dit un grand seigneur qui se pique d'être libre et indépendant, tu oses me dire esclave, moi dont les ancêtres ont été libres ? Moi qui suis sénateur, qui ai été consul, et qui me vois le favori du prince ? - Grand sénateur, prouvez-moi que vos ancêtres n'ont pas été dans le même esclavage que vous. Mais je le veux, ils ont été généreux, et vous êtes lâche, intéressé, timide ; ils ont été tempérants, et vous vivez dans une débauche affreuse. - Qu'est-ce que cela fait à la liberté ? - Beaucoup : car appelez-vous être libre, faire tout ce qu'on ne veut pas ? - Mais je fais tout ce que je veux, et personne ne peut me forcer que l'empereur, mon maître, qui est maître de tout. - Grand consul, nous venons de tirer de votre bouche cette confession que vous avez un maître qui peut vous forcer. Qu'il soit maître de tout le monde, cela ne vous laisse que la triste consolation d'être esclave dans une grande maison et parmi des millions d'autres esclaves.
III. Le sage sauve sa vie en la perdant.
IV. Si Socrate, dis-tu, se fût sauvé, il aurait encore été utile aux hommes. - Eh ! mon ami, ce que Socrate dit et fit en refusant de se sauver et en mourant pour la justice, nous est bien plus utile que tout ce qu'il aurait dit et fait après s'être sauvé.
V. Pour gagner une liberté qui n'est que fausse, des hommes s'exposent aux plus grands dangers : ils se jettent dans la mer, ils se précipitent des plus hautes tours. On a vu des villes entières se brûler elles-mêmes. Et toi, pour acquérir une liberté véritable, sûre, et que rien ne pourra te ravir, tu ne prendras aucun soin ? tu ne te donneras pas la moindre peine ?
VI. Tu espères que tu seras heureux dès que tu auras obtenu ce que tu désires. Tu te trompes. Tu ne seras pas plus tôt en possession, que tu auras mêmes inquiétudes, mêmes chagrins, mêmes dégoûts, mêmes craintes, mêmes désirs. Le bonheur ne consiste point à acquérir et à jouir, mais à ne pas désirer. Car il consiste à être libre.
VII. Au lieu de faire la cour à un vieillard riche, fais-la à un sage. Ce commerce ne te fera point rougir, et tu ne te retireras jamais d'auprès de lui les mains vides. Si tu ne veux pas me croire, essaie. Cet essai n'est point honteux.
VIII. Que les reproches et les railleries de tes amis ne t'empêchent pas de changer de vie. Aimes-tu mieux demeurer vicieux et leur plaire, que de leur déplaire en devenant vertueux ?
IX. Comme la moindre distraction d'un pilote peut faire périr un vaisseau, la moindre petite négligence de notre part, le moindre défaut d'attention peut nous faire perdre tout le progrès que nous avons fait dans l'étude de la sagesse. Veillons donc. Ce que nous avons à conserver est plus précieux qu'un vaisseau chargé d'or. C'est la pudeur, la fidélité, la constance, la soumission aux ordres des dieux, l'exemption de douleur, de trouble, de crainte, en un mot, la véritable liberté.
X. L'un demande le tribunat, l'autre le commandement des armées, et moi je demande la pudeur et la modestie, car je suis libre et l'ami des dieux, et je leur obéis de tout mon coeur. Il faut donc que je ne fasse cas ni du corps, ni des biens, ni des dignités, ni de la réputation, ni d'aucune chose étrangère. Car les dieux ne veulent point que j'en fasse cas. S'ils l'avaient voulu, ils auraient fait que toutes ces choses eussent été des biens pour moi ; et, puisqu'ils ne l'ont pas fait, ce ne sont donc pas des biens, et il faut que j'obéisse à leurs ordres.
XI. Souviens-toi que le désir des honneurs, des dignités, des richesses, n'est pas le seul qui nous rende esclaves et soumis ; mais aussi le désir du repos, du loisir, des voyages, de l'étude. En un mot, toutes les choses extérieures, quelles qu'elles soient, nous rendent sujets quand nous les estimons.
XII. Le propre du vrai bonheur, c'est de durer toujours, et de ne pouvoir être traversé par aucun obstacle. Tout ce qui n'a point ces deux caractères n'est pas le vrai bonheur.
XIII. J'examine les hommes, ce qu'ils disent, ce qu'ils font, non pour les blâmer ou pour m'en moquer, mais je m'en fais l'application à moi-même, en disant : «Commets-je les mêmes fautes ? Quand cesserai-je ? Quand me corrigerai-je ? Il n'y a que peu de temps que je faisais comme ces gens-là. Je ne pèche plus de même, grâces en soient rendues aux dieux».
XIV. Que je suis malheureux ! Je n'ai pas le temps d'étudier et de lire. - Mon ami, pourquoi étudies-tu ? N'est-ce que pour une vaine curiosité ? Si cela est, tu es en effet très misérable. Mais l'étude ne doit être qu'une préparation à la bonne vie. Commence donc aujourd'hui à bien vivre. Partout tu peux faire ton devoir, et les occasions instruisent mieux que les livres.
XV. Aie toujours devant les yeux ces maximes générales : Qu'est-ce qui est à moi ? Qu'est-ce qui n'est pas à moi ? Qu'est-ce qui m'a été donné ? Qu'est-ce que les dieux veulent que je fasse ? Qu'est-ce qu'ils veulent que je ne fasse pas ? Jusqu'ici ils t'ont fait jouir d'un grand loisir ; ils t'ont donné le temps de t'entretenir avec toi-même, de lire, de méditer, d'écrire sur ces grandes matières et de t'y préparer. Ce temps-là a dû te suffire. Présentement ils te disent : «Viens, combats, montre ce que tu as appris, fais voir si tu es un athlète digne de noue, un athlète digne d'être couronné, ou si tu es de ces vils athlètes qui courent le monde, et qui sont vaincus partout».
XVI. Si tu dis qu'on est heureux d'être à Rome, d'être à Athènes, tu es perdu, car ou bien tu te trouveras malheureux de n'y pouvoir retourner, ou, si tu y retournes, tu seras transporté d'une joie qui te sera funeste. Défais-toi donc de ces exclamations : «Que Rome est une belle ville ! Qu'Athènes est une belle ville !» Oui, mais la félicité est encore plus belle. Il y a tant d'embarras à Rome, il faut y faire la cour à tant de gens ! Ne devrais-tu pas être ravi de pouvoir changer pour la félicité tant d'embarras et tant de peines ?
XVII. Crois-tu que je t'appellerai laborieux quand tu passeras les nuits entières à étudier, à travailler, à lire ? Non, sans doute. Je veux savoir à quoi tu appliques cette étude et ce travail. Car je n'appelle pas laborieux un homme qui veille toute la nuit pour voir sa maîtresse : je dis qu'il est amoureux. Si tu veilles pour la gloire, je t'appelle ambitieux. Si c'est pour gagner de l'argent, je t'appelle intéressé, avare. Mais si tu veilles pour cultiver et former ta raison, et pour t'accoutumer à obéir à la nature et à remplir tes devoirs, alors seulement je t'appelle laborieux, car voilà le seul travail digne de l'homme.
XVIII. Les véritables jours de fête pour toi sont ceux où tu as surmonté une tentation, et où tu as chassé loin de toi, ou du moins affaibli, l'orgueil, la témérité, la malignité, la médisance, l'envie, l'obscénité des paroles, le luxe ou quelque autre des vices qui te tyrannisent. Cela mérite bien plus que tu fasses des sacrifices, que si tu avais obtenu le consulat ou le commandement d'une armée.
XIX. Le sage attend toujours des méchants plus de mal qu'il n'en reçoit. Un tel m'a dit des injures ; je lui rends grâces de ce qu'il ne m'a pas battu. Il m'a battu, je lui rends grâces de ce qu'il ne m'a pas blessé. Il m'a blessé, je lui rends grâces de ce qu'il ne m'a pas tué.
XX. Le cheval est-il malheureux de ne pouvoir pas chanter ? Non, mais de ne pouvoir courir. Le chien est-il malheureux de ne pouvoir voler ? Non, mais de n'avoir point de sentiment. L'homme est-il malheureux de ne pouvoir étrangler des lions et faire des choses extraordinaires ? Non, car il n'a pas été créé pour cela. Mais il est malheureux quand il a perdu la pudeur, la bonté, la fidélité, la justice, et que les divins caractères, que les dieux avaient imprimés dans son âme, sont effacés.
XXI. De qui est cette médaille ? De Trajan ? Je la reçois et je la conserve. De Néron ? Je la rejette et je l'abhorre. Fais de même pour tous les bons et tous les méchants. Qu'est celui-là ? C'est un homme doux, sociable, bienfaisant, patient, ami des hommes. Je le reçois, je le fais mon concitoyen, mon voisin, mon ami, mon compagnon, mon hôte. Et celui-ci, qu'est-il ? C'est un homme qui a quelque chose de Néron ; il est emporté, malfaisant, implacable, il ne pardonne jamais. Je le rejette. Pourquoi m'as-tu dit que c'était un homme ? Un homme emporté, vindicatif, colère, n'est pas plus un homme qu'une pomme de cire n'est une pomme. Elle n'en a que la figure et la couleur.
XXII. Nous écrivons de belles maximes ; mais en sommes-nous bien pénétrés, et les mettons-nous en pratique ? Et ce qu'on disait des Lacédémoniens, qu'ils étaient des lions chez eux et des singes à Ephèse, ne convient-il pas à la plupart de nous autres philosophes ? Nous sommes des lions dans notre auditoire, et des singes dans le public.
XXIII. Il est naturel et juste que celui qui s'applique tout entier à une chose y réussisse, et qu'il ait de l'avantage sur celui qui ne s'y applique point. Un tel ne travaille toute sa vie qu'à amasser du bien et à obtenir des honneurs : dès qu'il est levé, il se demande comment il pourra faire sa cour à un domestique du prince et à un baladin qui en est aimé ; il rampe devant eux, il les flatte, il leur fait des présents. Dans ses prières et dans ses sacrifices, il ne demande aux dieux que de leur plaire. Tous les soirs, il fait son examen de conscience : «En quoi ai-je manqué ? Qu'ai-je fait ? Qu'ai-je omis de ce que je devais faire ? Ai-je manqué de dire à mon seigneur telle flatterie qui lui aurait bien plu ? Ai-je laissé échapper imprudemment quelque vérité qui ait pu lui déplaire ? Ai-je omis d'applaudir à ses défauts et de louer telle injustice, telle mauvaise action qu'il a faite ?» Si par hasard il lui a échappé une parole digne d'un homme de bien et d'un homme libre, il se gronde, il en fait pénitence et se croit perdu. Voilà comme il travaille à son intérêt, comme il amasse du bien. Et toi tu ne fais la cour à personne, tu ne flattes personne, tu cultives ton âme, tu travailles à acquérir de saines opinions ; ton examen de conscience est bien différent de celui du premier. Tu te demandes : «Ai-je négligé quelque chose de ce qui contribue à la félicité, et qui plaît aux dieux ? Ai-je commis quelque chose contre l'amitié, la société, la justice ? Ai-je omis de faire ce que doit faire un homme de bien ?» Avec des désirs si opposés, des sentiments si contraires et une application si différente, comment es-tu fâché de ne pas égaler le premier dans ces biens de la fortune ? D'où vient que tu le regardes d'un oeil d'envie ? Car il est bien sûr que, pour lui, il ne t'envie point. Cela vient de ce que le premier, plongé dans l'aveuglement et dans l'ignorance, est fortement persuadé qu'il jouit des véritables biens, et que toi tu n'es encore ni assez éclairé, ni assez ferme dans tes principes, pour bien voir et bien sentir que tout le bonheur est de ton côté.
XXIV. Les dieux m'ont donné la liberté, et je connais leurs commandements. Personne ne peut donc plus me réduire en servitude, car j'ai le libérateur qu'il me faut, j'ai les juges qu'il me faut.
XXV. J'aime toujours mieux ce qui arrive ; car je suis persuadé que ce que les dieux veulent est meilleur pour moi que ce que je veux. Je m'attache donc à eux, je les suis, je règle sur eux mes désirs, mes mouvements, mes volontés, mes craintes. En un mot, je ne veux que ce qu'ils veulent
XXVI. Qu'est-ce qui rend un tyran formidable ? Ce sont ses huissiers, ses satellites armés d'épées et de piques. Mais qu'un enfant les approche, il ne les craint point. D'où vient cela ? C'est qu'il ne connaît pas le danger. Et toi, tu n'as qu'à le connaître et à le mépriser.
XXVII. Quand j'entends appeler quelqu'un heureux, parce qu'il est favori du prince, je demande d'abord ce que cela lui a rapporté. - Il a obtenu un gouvernement de province. - Mais a-t-il obtenu en même temps tout ce qu'il faut pour la bien gouverner ? - Il a eu une préture. - Mais a-t-il tout ce qu'il faut pour être préteur ? Ce ne sont pas les dignités qui rendent heureux, c'est de les bien remplir et d'en faire un bon usage.
XXVIlI. On jette dans le public des figues et des noisettes. Les enfants se battent pour les ramasser. Mais les hommes n'en font aucun cas. On distribue des gouvernements de province ; voilà pour les enfants. Des prétures, des consulats ; voilà pour les enfants. Ce sont pour moi des figues et des noisettes. Il m'en tombe par hasard une sur ma robe, je la reçois et je la mange. C'est tout ce qu'elle vaut ; mais je ne me baisserai point pour la ramasser, et je ne pousserai personne.
XXIX. Tu ne penses qu'à habiter dans des palais, qu'à avoir autour de toi une foule d'officiers qui te servent ; qu'à être vêtu magnifiquement ; qu'à avoir des équipages de chasse, des musiciens et des troupes de comédiens. Est-ce que je t'envie rien de tout cela ? Mais as-tu cultivé ta raison ? As-tu tâché d'acquérir de saines opinions ? T'es-tu attaché à la vérité ? Pourquoi es-tu donc fâché que j'aie quelque avantage sur toi dans une chose que tu as négligée ? - Mais cette chose-là est très grande et très précieuse. - Tant mieux que tu le sentes. Eh ! qu'est-ce qui t'empêche de t'y appliquer ? Au lieu de ces chasseurs, de ces musiciens, de ces comédiens, aie autour de toi des gens sages. Qui peut avoir plus de loisir, plus de livres, plus de maîtres que toi ? Commence, donne une petite partie de ton temps à ta raison. En un mot, choisis. Si tu continues de ne t'adonner qu'à ces choses extérieures, tu auras certainement des meubles plus rares et plus magnifiques qu'un autre ; mais ta pauvre raison, ainsi négligée, sera bien bornée, bien sale, bien horrible.
XXX. Pourquoi les hommes ne jugent-ils pas de la philosophie, comme ils jugent de tous les arts ? qu'un ouvrier fasse mal son ouvrage, on ne s'en prend qu'à lui, on dit que c'est un mauvais ouvrier, et on ne décrie pas son art. Mais qu'un philosophe fasse une faute, on n'a garde de dire : «C'est un méchant philosophe, ce n'est pas un philosophe» ; mais on dit : «Voyez ce que c'est que les philosophes ; la philosophie n'est bonne à rien». D'où vient cette injustice ? Elle vient de ce qu'il n'y a point d'art que les hommes ne connaissent et ne cultivent mieux que la philosophie, ou plutôt elle vient de ce que les passions n'aveuglent point les hommes sur les arts, qui les flattent ou qui leur sont utiles, et qu'elles les aveuglent sur ce qui les gêne, les condamne et les combat.
XXXI. Se croit-on musicien pour avoir acheté un livre de musique, un violon et un archet ? Se croit-on maréchal, pour avoir un bonnet et un tablier de cuir ? Mais tu te crois philosophe pour avoir une longue barbe, une besace, un bâton et un manteau. Mon ami, l'habit est convenable à l'art ; mais le nom, c'est l'art qui le donne et non pas l'habit.
XXXII. Souviens-toi de ce que disait Euphratès, qu'il s'était fort bien trouvé d'avoir longtemps caché qu'il était philosophe ; car, outre qu'il s'était convaincu par là qu'il ne faisait rien pour être vu des hommes, et qu'il faisait tout pour les dieux et pour lui, il avait eu la consolation que, comme il combattait seul, il s'exposait aussi tout seul, et n'exposait ni son prochain, ni la philosophie par les fautes qui auraient pu lui échapper, et enfin qu'il avait eu ce plaisir secret d'être plutôt reconnu philosophe à ses actions qu'à ses habits.
XXXIII. Il y a des gens si aveugles qu'ils ne prendraient pas Vulcain même pour un bon forgeron, s'il n'avait un bonnet. Quelle sottise donc de se plaindre de n'être pas connu d'un si sot juge que le public, qui ne discerne les hommes qu'à l'enseigne ! C'est ainsi que Socrate était inconnu à la plupart des hommes. Ils allaient à lui pour le prier de les mener à quelque philosophe, et il les y menait. S'est-il jamais plaint de ce qu'on ne le prenait pas pour philosophe lui-même ? Non, il n'avait point d'enseigne, et il était ravi d'être philosophe sans le paraître. Qui est-ce qui l'a jamais été plus que lui ? Sois de même : que la philosophie ne paraisse chez toi que par ses actions.
XXXIV. Mon ami, exerce-toi longtemps contre les tentations, contre les désirs ; observe tous tes mouvements, et vois si ce ne sont pas les appétits d'un malade, ou d'une femme, qui a les pâles couleurs. Cherche à être longtemps caché. Ne philosophe que pour toi. C'est ainsi que naissent les fruits. La semence est longtemps enfouie et cachée dans la terre ; elle croît peu à peu pour parvenir à sa maturité. Mais, si elle porte un épi avant que sa tige soit nouée, elle est imparfaite, et ce n'est qu'une plante du jardin d'Adonis. Le désir de la vaine gloire t'a fait paraître avant le temps, le froid ou le chaud t'ont tué. Tu sembles vivant, parce que ta tête fleurit encore un peu ; mais tu es mort, car tu es séché par la racine.
XXXV. La soif d'un fébricitant est bien différente de la soif d'un homme sain. Celui-ci n'a pas plus tôt bu, qu'il est content, et que sa soif est apaisée. Mais l'autre, après avoir eu un moment de plaisir, a des maux de coeur ; l'eau, chez lui, se convertit en bile ; il vomit, il a des tranchées, et sa soif en devient plus ardente. Il en est de même de celui qui a des richesses avec cupidité, qui a des charges avec cupidité, qui possède une belle femme avec cupidité. Voilà la soif du fébricitant. De là naissent les jalousies, les craintes, les paroles sales, les désirs impurs, les actions obscènes. Mon ami, tu étais autrefois si sage, si plein de pudeur ! Que sont devenues cette pudeur et cette sagesse ? Au lieu de lire les ouvrages de Chrysippe et de Zénon, tu ne lis que des livres abominables, les livres d'Aristide et d'Evénus. Au lieu d'admirer Socrate et Diogène, et de suivre leur exemple, tu n'admires et tu n'imites que ceux qui savent corrompre et abuser les femmes, tu veux être beau, tu te pares, tu te fardes même pour le devenir s'il était possible, tu as des habits magnifiques et tu te ruines en essences et en parfums. Reviens à toi, combats contre toi-même, reprends possession de ta pudeur, de ta dignité, de ta liberté ; en un mot, redeviens un homme. J'ai connu un temps où si l'on t'avait dit : «Un tel rendra Epictète adultère, il lui fera porter de tels habits, et l'obligera à paraître parfumé», tu aurais volé aussitôt à mon secours, et je pense que tu l'aurais tué. Il ne s'agit ici de tuer personne ; il ne faut que rentrer en toi-même, te parler à toi-même. N'es-tu pas plus capable que personne de te persuader ? Commence par condamner ce que tu as fait. Mais hâte-toi, avant que le torrent ne t'ait entraîné.
XXXVI. Ne te décourage point, et imite les maîtres d'exercice, qui, dès qu'un jeune homme est terrassé, lui ordonnent de se relever et de combattre encore. Parle de même à ton âme. Il n'est rien de plus souple que l'âme de l'homme ; il ne faut que vouloir, et tout est fait. Mais si tu te relâches, tu es perdu ; tu ne te relèveras de ta vie : ta perte et ton salut sont en toi.
XXXVII. Dans quelle occupation veux-tu que la mort te surprenne ? Pour moi, je voudrais qu'elle me surprît dans une action digne de l'homme, grande, généreuse et utile au public. Ou plutôt je voudrais qu'elle me trouvât occupé à me corriger moi-même, et attentif à tous mes devoirs, afin que dans ce moment je fusse en état de lever au ciel mes mains pures, et de dire aux dieux : «Toutes les facultés que j'ai reçues de vous pour connaître votre providence et pour lui être entièrement soumis, je ne les ai jamais négligées ; autant que je l'ai pu, j'ai tâché de ne pas vous déshonorer. Voilà l'usage que j'ai fait de mes sens, de mes opinions. Je ne me suis jamais plaint de vous ; je n'ai jamais été fâché d'aucune des choses que vous m'avez envoyées ; je n'aurais pas voulu la changer. Je n'ai violé aucune des liaisons que vous m'avez données. Je vous rends grâces de ce que vous m'avez créé. J'ai usé de vos biens tant que vous l'avez permis ; vous voulez me les retirer, je vous les rends, ils sont à vous, disposez-en comme il vous plaira. Je me remets moi-même entre vos mains».
XXXVIII. Il dépend de toi de faire un bon usage de tous les événements. Ne me dis donc plus : «Qu'est-ce qui arrivera ?» Que t'importe ce qui arrive, puisque tu peux en bien user, et que tout accident, quel qu'il soit, peut devenir un bonheur insigne ? Hercule a-t-il jamais dit : «Qu'un grand lion, qu'un sanglier énorme, ne se présentent point devant moi ! Que je n'aie point à combattre des hommes monstrueux et féroces !» De quoi te mets-tu en peine ? Si un sanglier épouvantable s'offre à toi, le combat sera plus grand et plus glorieux. Si tu trouves en ton chemin des hommes prodigieux et intraitables, tu auras plus de mérite à en purger l'univers. - Mais si je meurs ? - Eh bien ! tu mourras en faisant l'action d'un héros. Que veux-tu davantage ?
XXXIX. On ne donne ici rien pour rien. Tu veux parvenir au consulat ? Il te faut briguer, prier, solliciter, baiser la main de celui-ci, de celui-là, pourrir à sa porte, faire mille bassesses et mille indignités, envoyer tous les jours de nouveaux présents. Et qu'est-ce qu'être consul ? C'est faire porter devant soi douze faisceaux de verges, s'asseoir trois ou quatre fois dans un tribunal, donner des jeux et des festins aux peuples, voilà tout. Et pour être libre de passions et de trouble, pour avoir de la constance et de la magnanimité, pour pouvoir dormir en dormant et veiller en veillant, pour n'avoir ni angoisse, ni crainte, tu ne veux rien donner, tu ne veux prendre aucune peine ? Juge toi-même si tu as raison.
XL. Ce que la pureté est pour l'âme, la propreté l'est pour le corps. La nature elle-même t'enseigne la propreté. Comme il n'est pas possible que, quand tu as mangé, il ne reste quelque chose dans tes dents, elle te fournit de l'eau, et t'ordonne de te laver la bouche, afin que tu sois un homme, et non pas un singe ou un pourceau. Elle te donne un bain, de l'huile, du linge, des étrilles et de la soude, contre la sueur et la crasse qui s'attachent à ta peau. Si tu ne t'en sers pas, tu n'es plus un homme. N'as-tu pas soin de ton cheval que tu fais étriller, de ton chien que tu fais peigner, frotter et nettoyer ? Ne traite donc pas ton corps plus mal que ton cheval ou que ton chien : lave-le, nettoie-le, fais en sorte que personne ne te fuie ; car qui est-ce qui ne fuit pas un homme sale et qui sent mauvais ? Mais si tu veux être malpropre et puant, sois-le donc seul et jouis de ta saleté ; quitte la ville, va dans un désert, et n'empoisonne pas tes voisins, tes amis. Tu n'es qu'ordure, et tu oses venir avec nous dans les temples, où il est défendu de cracher et de se moucher.
XLI. Si un philosophe malpropre, négligé et horrible comme un criminel qui sort d'un cachot, me débite ses belles maximes, comment m'attirera-t-il ? Comment me fera-t-il aimer la philosophie, qui laisse un homme en cet état ? Je ne puis pas même me décider à l'entendre, et pour rien au monde je ne m'attacherais à lui. Ayons donc de la propreté et de la décence. Je dis la même chose des disciples. Pour moi, j'aime beaucoup mieux qu'un jeune homme qui veut s'adonner à la philosophie vienne m'entendre bien propre et mis décemment, que s'il y venait malpropre, les cheveux gras et mal peignés. Car par là je juge qu'il a quelque idée du beau et qu'il se porte à ce qui est séant et honnête. Il a soin de la beauté qu'il connaît. Ainsi on peut espérer qu'il aura soin aussi de celle qu'on lui fera connaître, de cette beauté intérieure qui consiste à faire usage de sa raison, et auprès de laquelle la beauté du corps n'est que laideur. Mais si un homme vient sale, hideux, couvert de crasse et d'ordure, les cheveux non peignés et mêlés, et la barbe jusqu'à la ceinture, que puis-je lui dire pour lui faire connaître la beauté dont il n'a aucune idée ? C'est un pourceau qui préférera toujours son bourbier à la plus belle fontaine.
XLII. Tu cesses pour un moment d'avoir de l'attention sur toi-même, et tu te flattes que tu la reprendras quand il te plaira. Tu te trompes. Une légère faute négligée aujourd'hui te précipitera demain dans une plus grande, et cette négligence répétée formera enfin une habitude que tu ne pourras plus corriger.
XLIII. Tout ce qu'on peut remettre utilement, peut être abandonné plus utilement encore.
XLIV. L'attention est nécessaire à tout, jusque dans les plaisirs même. As-tu vu quelque chose dans la vie où la négligence fasse qu'on s'en acquitte mieux ?
XLV. Tu ne fais pas la cour à un tel qui est si puissant. - Qu'il soit si puissant qu'il voudra, est-ce là mon affaire, et suis-je né pour lui faire la cour ? N'ai-je pas à qui plaire, à qui obéir, à qui être soumis ? aux dieux et à ceux qui sont après eux.
XLVI. Notre bien et notre mal ne sont que dans notre volonté.
XLVII. Il n'y a point de science, point d'art qui ne méprise l'ignorance et les ignorants. La philosophie sera-t-elle donc la seule qui en fasse quelque cas, et qui se laisse ébranler par leurs reproches et par leurs faux jugements ?
XLVIII. Il est impossible que je ne commette pas des fautes, mais il est très possible que j'aie une attention continuelle pour m'empêcher d'en commettre. Et c'est toujours beaucoup que cette attention non interrompue en diminue le nombre, et nous en épargne quelques-unes.
XLIX. Quand tu dis que tu te corrigeras demain, sache bien que c'est dire qu'aujourd'hui tu veux être impudent, débauché, lâche, emporté, envieux, injuste, intéressé, perfide. Vois combien de maux tu te permets. - Mais demain je serai un autre homme - Pourquoi pas plutôt aujourd'hui ? Commence aujourd'hui à te préparer pour demain, autrement tu remettras encore.
L. Un homme t'a confié son secret, et tu crois qu'il est honnête, juste et poli de lui confier aussi le tien. Tu es un étourdi, un sot. Souviens-toi de ce que tu as vu pratiquer si souvent. Un soldat, en habit bourgeois, va s'asseoir près d'un citoyen, et, après quelques propos, il se met à dire du mal de César. Le citoyen, gagné par cette franchise, et croyant avoir le secret du soldat pour gage de sa fidélité, lui ouvre son coeur et se plaint du prince, et le soldat, se montrant ce qu'il est, le traîne en prison. Voilà ce qui arrive tous les jours. Celui qui t'a confié son secret n'a souvent que le masque et l'habit d'un honnête homme. D'ailleurs ce n'est point confiance, c'est intempérance de langue ; ce qu'il te dit à l'oreille, il le dit à tous les passants. C'est un tonneau percé, il ne gardera pas plus ton secret qu'il n'a gardé le sien propre.
LI. Montre-toi que tu as de la pudeur, de la fidélité, de la constance, et que tu n'es pas un tonneau percé, et je n'attendrai pas que tu me confies ton secret, je serai le premier à te prier d'entendre le mien. Car qui n'est pas ravi de trouver un vaisseau si net, si propre, si sûr ? Et qui refuse un dépositaire qui est en même temps un conseiller qui nous veut du bien, et qui est fidèle ? Qui donc ne recherche pas et ne reçoit pas avec un très grand plaisir un confident charitable, qui prend part à toutes nos faiblesses et qui nous aide à porter notre fardeau ?
LII. Tu vois un homme curieux, et empressé après des choses étrangères qui ne sont point en notre pouvoir ; sois bien sûr qu'il est causeur et qu'il ne taira jamais ton secret. Il ne faudra point approcher de lui la poix ardente, ni la roue pour le faire parler. Un clin d'oeil d'une fille, la moindre caresse d'un courtisan, l'espérance d'une dignité, d'une charge, l'envie d'avoir un legs dans un testament, et mille autres choses semblables lui arracheront ton secret, et sans beaucoup de peine.