ARCHIVES/Qui collecte des éphémères pour les archives ?
Note à propos d’une figure des AM de Lyon.
L’idée de cercle n’est pas circulaire.
Les éphémères imprimés sont, depuis le début des années 2000, un continent en cours d’exploration. Portés par de nouveaux chantiers historiques et littéraires1, ces objets, participant du non-livre et que l’on retrouve dans les fonds patrimoniaux des bibliothèques, dans les fonds d’archives, sont maintenant légitimes. S’ils furent en 2004 l’objet d’un colloque Rhône-alpin les qualifiant de « patrimoine de circonstances » ou de « curiosités »2, s’ils sont aussi sous la plume d’Anne-Laurence Mennessier en 2005 un objet « invisible » des bibliothèques3, et sans doute des archives4, leur saisie scientifique a depuis largement contribué à les interroger, rendre visible leur pertinence heuristique tout comme la nécessité d’une réflexion sur les conditions mêmes de la présence de l’éphémère imprimé en bibliothèque, dans les musées ou en archive. Une série de travaux leur permet d’échapper à l’emprise heuristique des batailles de l’imprimé, séminales dans la saisie originelle, pour l’historien de l’objet. La réflexion sur l’éphémère imprimé s’est imposée, renouvelant la nécessité de la collaboration des archivistes, des bibliothécaires et des chercheurs. Le projet Patrimeph, notamment, par ses publications, balise cette reconnaissance de l’objet5, avivée par la numérisation et la possibilité du questionnement sériel des éphémères. Derechef, la problématique des éphémères devient un enjeu des institutions publiques, et notamment des services d’archives6 où cette catégorie devient le lieu d’interrogations sur son classement, sa valorisation, comme ici aux AM de Lyon.
Plutôt que d’entrer dans une part de la collection d’éphémères (en cours de traitement) des AM de Lyon, je souhaiterai interroger brièvement, à partir d’Henri Hours, directeur des archives municipales de 1959 à 1988 qui en constitua la plus grande part, la figure, dans les services d’archives, de celui qui collecte les éphémères. Il s’agira donc ici peu d’un portrait d’Henri Hours déjà tracé par Louis Faivre d’Arcier7, et davantage d’une tentative de cerner les significations multiples de ce geste de collecter pour un service d’archives, quand la collecte alors n’est pas encore ressentie comme une nécessité institutionnelle (soit circa 2016)8. Il s’agit là moins d’évoquer une généalogie de cette pratique et davantage une suite d’expériences propres à mesurer, en creux, les enjeux de celle-ci développée à Lyon par Henri Hours. Je tenterai ainsi une lecture symptômale pour situer, cerner jusque dans ses apories, cette problématique d’une collection ouverte d’éphémères au sein des AM de Lyon dont la logique, hors les séries institutionnelles, clôt les fonds.
Le chiffonnier comme figure.
Les AM de Lyon contiennent un fonds d’imprimés de labeur constitués par Henri Hours dont la collection débute vers 1960. Chartiste, archiviste-paléographe, auteur d’une thèse en histoire moderne, il est conservateur des AM de Lyon de 1959 à 1988. Comme tel, il se démarque, suivant ses successeurs, des profils « classiques » d’archiviste. Il délaisse les archives administratives et les dossiers sériels, préfère les « spécimens » aux échantillons, ne développe pas de politique des publics. Pour Louis Faivre d’Arcier, il préfère le « faire » au « faire-faire », participant ainsi d’une forme d’artisanat archivistique, toujours plus aux antipodes des directives de la Direction des Archives de France, demeurant indifférent à la norme9. Ainsi, sur la question de la collection des éphémères, il indique :
« (…) que la genèse de celle-ci est intimement liée à une démarche de collectionneur, mais signale aussi que cette démarche est éclairée par la conscience de l’historien et de l’archiviste. En effet, il ne s’agissait pas d’accumuler des documents en fonction de critères purement subjectifs ou esthétiques, mais de compléter le fonds municipal par une documentation que les versements n’ont pas vocation administrative à contenir10. »
S’il se confesse intimement collectionneur, pouvant ainsi à ce titre se rapprocher du modèle qu’incarna John Grand-Carteret, inlassable amateur de vieux-papiers11, Henri Hours double sa démarche de la question documentaire qu’il objective du rapport au fonds municipal. S’il est un proche de Marius Audin, dont il rédige la biographie pour Rive Gauche12 la revue de la société d’histoire de Lyon-Rive Gauche, Henri Hours n’approche pas l’éphémère imprimé dans sa matérialité. Il n’a pas ici le regard technique de l’imprimeur ou de l’historien du livre. Il conçoit l’éphémère au défaut du métier d’archiviste. L’éphémère apparaît chez lui comme la ressource devant les manques de l’archive au regard des textes réglementaires. Il documente là où les séries sont muettes. L’éphémère s’offre comme mémoire au défaut des canons du métier d’archiviste. Sa collecte naît des manques des fonds.
Henri Hours ne nomme pas exactement sa pratique, la situant dans la « conscience de l’historien et de l’archiviste », supposant ainsi qu’elle n’est jamais le fait de l’un de ses métiers, mais l’expression de leur conjonction mentale. Creusant sa biographie, sa collaboration à la Société d’histoire de Lyon-Rive Gauche, qu’il préside, dénote ce regard sur l’éphémère. J’entendrai ainsi que l’érudition déployée autour de l’histoire de Lyon appelle l’éphémère comme document, et non archive. Il y aurait là la constitution de dossiers et non de fonds. Sa notice nécrologique pour l’École des Chartes précise cette disposition, évoquant une « vision de la collecte des archives (qui) dépassait les archives administratives pour inclure un grand nombre de « traces de civilisation »13. Ses traces dans les fonds lyonnais sont multiples, hétérogènes. Sous forme d’une collection ouverte, les éphémères présents vont des tracts politiques à des publicités diverses (automobiles, arts ménagers, cinéma, alcool, insecticides…). S’il court du XVIIIe siècle au XXe siècle, l’essentiel des pièces semble postérieur à 194514. Dans ces « bouts de papiers » la modernité d’une métropole lyonnaise se découvre. Comment mesurer ce dessein de collecte et conservation dans une pratique qui outrepasse l’ordinaire de l’archiviste sinon en creux ?
L’éphémère vaut pour Henri Hours trace. On se retrouve ici dans la scène de l’historien comme enquêteur s’appuyant sur l’archiviste et ses fonds pour documenter les prémisses de la recherche. Dans cette configuration, l’éphémère appuie a minima la démonstration fondée sur l’archive, à moins qu’ils ne la complexifie. Il apparaît en outre, au-delà de l’architecture de l’interprétation tentée par l’historien, comme un gain, celui qui laisse entrevoir sinon un fait, une trace de civilisation. Ce souci de la collecte et de la conservation de traces dans une collection ouverte manifeste l’obstination du conservateur durant l’ensemble de sa carrière aux AM. Il convoque mutatis mutandis la figure philosophique du chiffonnier pensée par Walter Benjamin, ainsi condensée par Marc Berdet :
« L’un est le flâneur, l’autre le chiffonnier. Le second est tout autant détaché du monde commun que le premier, ce monde fait de conventions, d’objets et de symboles utiles, mais il a une logique bien à lui qui manque au premier. Le premier est une figure romantique, ingénue, à la démarche rhapsodique. Le second est une figure démoniaque, un obscur savant, au pas saccadé mais imperturbable. Le flâneur est désordonné, impulsif et ambigu ; le chiffonnier est méthodique, réfléchi et implacable. Le flâneur s’intéresse aux étoiles, aux symboles de souhait, à l’allégorie et aux « rêvoirs » ; le chiffonnier aux rêves brisés qui gisent sur le macadam et non pas dans les étoiles, aux objets qu’il peut y “collectionner” selon un ordre qui subvertit le fétichisme de la valeur d’échange.15 »
Saisir l’activité d’Henri Hours collecteur d’éphémères en chiffonnier ressort à deux ordres. Le premier est celui d’une pratique obstinée et têtue qui pense les manques des fonds d’archives tels que règlementés. A ce point de son activité d’archiviste surgit l’historien qu’il est, et le second ordre : celui, confié via cette collection d’éphémères dans les archives, à ceux qui usant de ces « traces de civilisation » écrivent (ou écriront) l’histoire de la métropole lyonnaise. Pour Henri Hours, l’éphémère participe de la possibilité d’une histoire de la modernité urbaine lyonnaise : il trouve ainsi sa place aux AM de Lyon. Il s’agit, usant de cette figure du chiffonnier, d’opérer un détour anthropologique sur la culture de la collecte d’éphémère pour situer le dessein d’Henri Hours en son temps, par analogie et / ou homologie devant d’autres expériences16.
Un moment de l’éphémère imprimé.
Cerner le projet sous-jacent à cette collecte suppose de s’éloigner un temps la figure d’Henri Hours, pour un court détour au mitan des années Trente quand Walter Benjamin hantant la Bibliothèque nationale17 pour son Livre des passages se fait chiffonnier. La question de l’éphémère apparaît cardinale dans la pratique d’une forme d’histoire visuelle et urbaine autour des Passages, prélude à une théorie possible de la modernité urbaine autour de la marchandise18. Si le travail de Walter Benjamin s’entend dans l’horizon du livre, quand celui d’Henri Hours se conçoit dans celui des manques des fonds, c’est peu cet horizon d’attente qui me retient, et davantage l’exploration des pratiques qui font de l’éphémère imprimé une ressource à conserver. A mes yeux, il se découpe alors un moment heuristique de l’éphémère dans un triangle constitué par les institutions du musée, de la bibliothèque et des archives, où celui-ci est un objet frontière dont l’appréhension peut s’entendre homologue du dessein d’Henri Hours, sans qu’il s’agisse ici d’esquisser une quelconque filiation ou généalogie. Le projet de Walter Benjamin pour son Livre des passages s’étale sur deux espaces, deux périodes : une phase berlinoise (1927-1930), une phase parisienne (1934-1940). La seconde importe ici, qui par extension à d’autres projets analogues, révèle un nœud autour de la question de la pratique des éphémères19.
Lors de la phase parisienne de ses travaux, Walter Benjamin nourrit ses recherches de la fréquentation de lieux : la visite en 1935 de l’exposition sur la Commune de Paris au musée municipal de Saint-Denis, le cabinet des estampes à la Bibliothèque nationale. Je n’aborderai pas ici le second, largement étudié par Steffen Haug. La visite de l’exposition sur la Commune importe davantage. Elle s’inscrit, en 1935, dans une capitale au visuel politique dominé par les papillons de tous bords qui fleurissent l’affichage des élections à venir, tout en s’inscrivant dans une « bataille de l’imprimé » fasciste / antifasciste. Des vocations de collectionneurs de papillons naissent20 ; autres éphémères, les tracts et affiches sont omniprésents dans la rue, le métro, participant des luttes politiques graphiques21. L’exposition sur la Commune s’inscrit dans cette atmosphère, Walter Benjamin lui emprunte des éphémères visuels via son catalogue sans doute. Elle documente la Commune, renseigne et témoigne de l’événement d’un point de vue politique où l’ensemble des éphémères politiques a sa part. Son montage, la constitution du fonds, sont le fait d’André Barroux. Chartiste, archiviste paléographe, il est le conservateur de la bibliothèque de Saint-Denis depuis 1923, son archiviste depuis 1921 et dirige le musée à partir de 192522. Par ses charges, il est au cœur du triangle institutionnel qui nous importe sur les éphémères. Commissaire de l’exposition, André Barroux a, dès 1932, entamé l’achat d’objets, d’imprimés, destinés à compléter le fonds consacré à la question sociale23. Jean-Baptiste Epain note que le montage de l’exposition est d’ailleurs une « affaire d’historiens » plus que de politique24, André Barroux s’appuyant sur ses sociabilités chartistes comme sur la société d’histoire locale -la Société des Amis de Saint-Denis- qu’il a lui-même fondé. L’archiviste, accolé aux figures du bibliothécaire et de l’historien, use ainsi, de l’éphémère dans une exposition pionnière, attribuant à celui-ci une valeur documentaire contre l’esprit des textes réglementaires et dans l’esprit du temps25.
Il y a dans ce geste une double conception probatoire de l’éphémère imprimé. Celle qui, jouant mezzo voce du présent entend restituer une atmosphère, celle qui use d’un objet à la faible durée de vie comme preuve, et à ce titre, conserve, retrouvant la finalité première de l’archive. En 1936 paraît à la Librairie du Travail le premier tome du Mouvement ouvrier pendant la Première Guerre mondiale, sous la plume d’Alfred Rosmer. L’ouvrage compile de nombreux éphémères collectés par l’auteur au sein de la mouvance pacifiste durant la Grande Guerre. Si la tonalité militante est celle du pacifisme devant la guerre qui vient, les éphémères reproduits (tracts, coupure de presse, motions de congrès, littérature grise du mouvement socialiste et syndical) le sont à titre probatoire, constituant l’ossature du propos. Alfred Rosmer le souligne dans sa préface, notant : « « Si la longueur ne l’avait rendu impossible, le titre de cet ouvrage eût été « Documents pour servir à l’histoire du mouvement ouvrier pendant la guerre » »26. Le projet apparaît voisin de celui de la Société d’études documentaires et critiques de la guerre dans sa phase de collecte, quoiqu’étroitement arrimé à la lutte du pacifisme révolutionnaire. Si la lecture politique de l’ouvrage d’Alfred Rosmer, dont la publication suit l’échec du meeting de Saint-Denis « contre la guerre contre l’union sacrée » a été faite27, l’attention s’est peu portée sur la question de l’usage des éphémères et la trajectoire ensuite du livre. Éléments clés de la démonstration d’Alfred Rosmer les éphémères constituent le sel de l’ouvrage puisque documentant ; ici l’auteur les nomme archives, mais le dispositif en lui-même, qui expose l’ensemble des points de vue politiques de la mouvance entend être celui d’un historien dans les canons de l’époque28 et, somme toute, procède à l’égal de la monstration de l’exposition sur la Commune, nonobstant l’absence de pièces visuelles. L’ouvrage, après la Seconde Guerre mondiale, se complète d’un court second tome et échappe à sa réception militante d’avant-guerre. Il est à nouveau publié dans la collection Société et idéologies, pour la série Documents et témoignages, sous l’égide de l’École pratique des Hautes Études. Il appartient dorénavant également à l’histoire scientifique du mouvement ouvrier telle qu’elle se déploie autour d’Ernest Labrousse et de l’IFHS fondé en 194929. Pour Antoine Prost et Jay Winter, ce livre constitue un classique de l’histoire du mouvement ouvrier durant la Grande Guerre30.
Propre au moment spécifique de l’éphémère politique dans les années Trente, la trajectoire de l’ouvrage, jugé pionnier, croise la problématique naissante, après 1945, d’une histoire du temps présent et de son institutionnalisation, dont l’IFHS est un signe. Malgré les préventions des Annales vis-à-vis de leurs aînés de l’École méthodique, cette histoire s’ébroue à partir de la question de la Résistance et de son écriture historique avant de se déployer également dans le cadre de l’histoire scientifique du mouvement ouvrier. Elle est, dans l’immédiat après-guerre prise en charge par le Gouvernement provisoire, puis appuyée ensuite -malgré la guerre froide naissante- par l’État, au travers d’abord de la Commission d’Histoire de l’Occupation et de la Libération de la France (CHOLF) le 20 octobre 1944, puis en 1951 par la création du Comité d’Histoire de la Seconde Guerre mondiale qui lui succède31. La CHOLF crée un réseau de correspondants départementaux, et la préfectorale agit sur ce petit monde où les conservateurs des archives départementales et parfois municipales sont mobilisés. Si l’apport essentiel de la CHOLF fut la collecte de témoignages oraux en vue d’une histoire à écrire, celle-ci au-delà des archives des séries officielles (police, administration, épuration, etc.) s’est également emparée de la question des éphémères (tracts, affiches, papillons, etc.) pour documenter l’action de la Résistance. Du point de vue qui est le nôtre -qui collecte des éphémères en archiviste ?- il y a une forme d’officialisation de la reconnaissance de l’éphémère comme tel au sein des centres d’archives qui accompagne une première reconnaissance scientifique au sein de l’histoire du mouvement ouvrier, de la Résistance au cours de la décennie 1950. L’histoire du temps présent qui débute traduit ce mouvement. En sens, l’archiviste peut officiellement, sur ces chantiers, s’entendre chiffonnier et collecter de manière obstinée l’éphémère, quand bien même celui-ci échappe encore à l’ordinaire du métier, supposant la conscience d’une histoire à écrire à partir de ces matériaux. Henri Hours débute alors sa carrière comme archiviste adjoint aux AD du Rhône (1951) avant de prendre la direction des AM de Lyon (1959).
Retour à Henri Hours
Au-delà de la concomitance des dates, comment situer Henri Hours, dans son rapport à la collecte d’éphémères au sein de ce paysage ? Les indices sont ténus, les hypothèses possibles, les certitudes absentes. Somme toute, une lecture symptômale de sa collecte d’éphémères s’impose, quitte plus tard à la biffer au cours de l’enquête.
Henri Hours s’estime collectionneur, mais également archiviste et historien. Le premier terme suppose un rapport intime aux éphémères : rien, dans les sources consultées n’indique un profil de collectionneur. Il inscrit la collecte dans la pratique du métier d’archiviste, comme un supplément où l’historien aurait sa part. S’il est syllogomane au point de soustraire des archives à leur fonds originel pour les incorporer aux dossiers ouverts d’éphémères qu’il fait constituer32, c’est par métier puisqu’in fine la collection d’éphémères est ab origine celle des AM de Lyon33. Il faut ainsi considérer cette accumulation infinie d’éphémères en regard des mondes professionnels de l’archive et de l’histoire, et prendre la figure d’Henri Hours comme le lieu d’une investigation plus vaste sur le rapport des professionnels de l’archive à l’éphémère.
La première sente qui s’esquisse serait celle d’une socialisation à l’éphémère. Une socialisation par l’apprentissage du métier et l’on peut supposer que, chartiste, Henri Hours put connaître des récits d’expériences de collecte similaire (archives nationales, archives de la ville de Paris à travers la question urbaine, archives de Saint-Denis notamment), ou percevoir, comme pour l’exposition de 1935 sur la Commune, l’intérêt de l’éphémère en termes d’illustrations et de monstration. Sa proximité avec Marius Audin, fondateur du Musée de l’imprimerie et de la communication graphique qui ouvre en 1964 renchérit ce constat. La collecte d’éphémères entreprise par les AM de Lyon s’entend ainsi dans le tissu des institutions culturelles lyonnaises, marqué parallèlement par le travail d’Henri-Jean Martin, pionnier de l’histoire du livre, conservateur de la BM de Lyon de 1962 à 1970, co-créateur du musée de l’imprimerie34. Il y a alors un court moment lyonnais du livre et du non-livre, où l’éphémère imprimé peut trouver ses conditions de collecte et d’usage, comme pour l’exemple dyonisien, dans le triangle musée / archives / bibliothèque, se spécifiant davantage entre Saône et Rhône par une institution qui lui est en partie dévolue. Cette conjonction lyonnaise souligne une logique de lieu35 et invite à questionner l’horizon épistémologique de celle-ci.
L’expression « traces de civilisation » employée dans sa nécrologie de l’École des Chartes pour caractériser sa pratique l’inscrit dans le temps des SHS des décennies 1960/1970. Celui-ci est marqué par les grandes enquêtes type RCP, où les collectes visent à documenter le fait rural, ses transformations36. Revenant sur les effets de celles-ci ou de chantiers plus circonscrits, sur l’histoire, Louis Bergeron évoque la naissance de « grandes scènes documentaires » et une modification du travail de l’historien37 : il développe d’ailleurs ses travaux autour de l’industrialisation et de l’urbanisation, notamment autour du Creusot38, à partir des collections de l’écomusée notamment où voisinent archives et éphémères. Somme toute, à l’échelle lyonnaise Henri Hours agit de même, créant un outil à disposition de futurs travaux, d’autant que la notion de « civilisation matérielle » s’impose dans l’historiographie des Annales, actant la rencontre de l’histoire et de l’anthropologie. Par ses collections d’éphémères en cours de constitution, les AM de Lyon s’ancrent dans ce temps, et la collecte menée par Henri Hours appelle en miroir d’autres expériences, plus ou moins liées à Mai 68 comme les collectes de la B.N.F, ou celle entreprise par Jean Maitron, quand l’éphémère vaut source39. En outre, en parallèle à la collecte d’éphémères, Henri Hours s’efforce, par ses équipes, de faire photographier les mouvements sociaux lyonnais40, rejoignant ici également ce que le Musée des ATP avait tenté de manière pionnière dès 1936 : documenter par la photographie, l’éphémère.
La trajectoire de la collecte entreprise croise également le développement de l’histoire du temps présent. Celle-ci, comme les enquêtes ethnographiques, s’est développée autour des questions du témoin, de l’archive orale. En son sein, l’écriture de l’histoire de la Résistance est pionnière41. Si l’invention d’une histoire du temps présent s’effectue par la collecte de témoignages oraux, elle s’accompagne également par la recherche et la conservation d’éphémères (tracts, papillons, etc.). S’il apparaît difficile -en l’état du dépouillement des sources- de raccorder Henri Hours à ce chantier42, une série d’indices pointe néanmoins sa proximité avec ces problématiques. L’histoire de la Résistance débute dès octobre 1944, construite par l’État (gouvernement provisoire puis premiers gouvernements de la IVe République). Elle est, note Laurent Douzou, largement appuyée par Georges Bidault qui contribue à son institutionnalisation. Joseph Hours, père d’Henri, historien et professeur au Lycée du Parc, résistant, est l’un des fondateurs du MRP, donnant à supposer une forme de proximité d’Henri Hours à ces problématiques, d’autant que les archivistes s’engagèrent dans ce travail -il y aurait ainsi aussi une possible socialisation professionnelle43. La collecte d’éphémère au sein des AM de Lyon accompagnerait ainsi, mezzo voce, l’assomption dans l’écriture de l’histoire comme dans les centres d’archives, de l’histoire du temps présent.
Henri Hours collecte donc des éphémères en archiviste, pour le compte des AM de Lyon. Faute d’études sur des profils similaires, il est difficile de qualifier ce geste en regard de la profession : pionnier, excentrique, marginal, collectionneur usant de son métier pour satisfaire sa pulsion ou conservateur investi dans une pratique bien plus banale qu’il n’y paraît ? En regard d’une histoire longue de l’éphémère et des discussions actuelles autour des archives des attentats44, comme de celles du Covid, on ne peut que noter cette coïncidence d’une collecte avec l’histoire du temps présent, et insister sur l’aspect documentaire revendiqué par Henri Hours, au rebours de la tentation d’une patrimonialisation fétichiste de cet objet. Il y a peut-être l’indice d’un mouvement en cours, dont l’essor serait contemporain de la carrière du conservateur lyonnais, dans le monde des archives autour de la question de l’éphémère en lien avec les pratiques actuelles de l’histoire. D’objet frontière, l’éphémère -notamment imprimé- deviendrait ici l’un des lieux d’une redéfinition de l’archive dont la polysémie est toujours plus grande. Ici le mort saisit le vif des interrogations contemporaines des archivistes.
par Vincent CHAMBARLHAC
LIR3S uB 736
- Julien Hage, « Les éphémères de l’âge de l’imprimé à l’ère numérique. Un champ disciplinaire en révolution », Fabula / Les colloques, Les éphémères, un patrimoine à construire, URL : http://www.fabula.org/colloques/document2925.php%20consultat%2019%20d’abril%202019, page consultée le 10 février 2023. [↩]
- Éphémères et curiosités, un patrimoine de circonstance, Actes du colloque de Chambéry, 23/24 septembre 2004, https://fill-livrelecture.org/images/documents/actes_colloque_mpe_2004_2.pdf. Consulté le 10 février 2023. [↩]
- Anne-Laurence Mennessier, Le traitement des éphémères en bibliothèque, l’exemple de la collection Arthur Labbé de la Mauvinière à la médiathèque de Poitiers, mémoire de l’Enssib, 2005, https://www.enssib.fr/bibliotheque-numerique/documents/1031-le-traitement-des-ephemeres-en-bibliotheque.pdf [↩]
- Dans le cas des AM de Lyon, la collection d’éphémères forgée par Henri Hours n’était pas encore communicable. Constituée à partir de 1960, elle servit à une première exposition en 1995. Plan de classement des sous-séries 5 Fi et 5 Fip, AM de Lyon. [↩]
- Les éphémères, un patrimoine familier et méconnu, https://fsp.hypotheses.org/442. Consulté le 18 février 2023. [↩]
- A titre d’exemple, on peut citer les réflexions sur les archives des attentats et les conditions de leur collecte. Mise en archives des réactions post-attentats : enjeux et perspectives, La Gazette des archives, n°250, 2018-2. [↩]
- https://lyonnais.hypotheses.org/2865. Consulté le 18 février 2023.
Voir aussi Louis Faivre d’Arcier, “Henri Hours (1926-2017)”, Bibliothèque de l’école des chartes, Année 2015, 173, p. 634-637. [↩] - S’il paraît difficile de dater cette injonction, on peut prendre, dans la logique de Patrimeph, la commande passée d’une conférence sur cette question d’une intervention le 16 juin 2016 à Dole au 13 journée nationale du patrimoine écrit en direction des bibliothèques. [↩]
- Témoignages d’anciens collègues d’Henri Hours aux AM de Lyon, mail de Louis Faivre d’Arcier à l’auteur du 24 février 2023. [↩]
- Plan de classement des sous-séries 5 Fi et 5 Fip, AM de Lyon. [↩]
- Victor Bettega, John Grand-Carteret, 1850–1927. Essai de bio-bibliographie, éditions des Cahiers de l’Alpe, 1990. [↩]
- Henri Hours, Un imprimeur Lyonnais : Marius Audin, Rive Gauche, n°58 et 59, 1976. [↩]
- Plan de classement des sous-séries 5 Fi et 5 Fip, AM de Lyon. [↩]
- Plan de classement des sous-séries 5 Fi et 5 Fip, AM de Lyon. [↩]
- Marc Berdet, « Chiffonnier contre flâneur. Construction et position de la Passagenarbeit de Walter Benjamin », Archives de Philosophie, 2012/3 (Tome 75), p. 425-447. [↩]
- La proposition participe d’une lecture de Marcel Detienne, Comparer l’incomparable, Paris, Seuil (Point), 2009 (2000). [↩]
- Steffen Haug, Une collecte d’images. Walter Benjamin à la Bibliothèque nationale, Paris, FMSH, 2022. [↩]
- Marc Berdet, Le chiffonnier de Paris. Walter Benjamin et les fantasmagories, Paris, Vrin, 2015 [↩]
- Steffen Haug, Une collecte d’images. Walter Benjamin à la Bibliothèque nationale, Paris, FMSH, 2022. [↩]
- Bernard Aumont, Témoignage. La chasse aux papillons à Paris en 1935, Vingtième Siècle, revue d’histoire, n°11, juillet / septembre1986, p. 21-40. [↩]
- Vincent Chambarlhac, Thierry Hohl, 1934-1936. Un moment antifasciste, Paris, La Ville brule, 2014, p 30 et suivantes. [↩]
- Jean Baptiste Epain. La bibliothèque, le maire et le conservateur : usages politiques de la culture à Saint-Denis, 1886-1935. M2 Histoire. 2021. ⟨dumas-03414842⟩, p 134 et suivantes. [↩]
- Bertrand Tillier, La Commune de Paris, révolution sans images ?, Paris, Champvallon, 2004, p 481-482. [↩]
- Idem, p 161. [↩]
- Il ne s’agit pas ici de faire d’André Barroux un inspirateur pour Henri Hours, quoique le second, chartiste également, ait pu connaître le travail du premier, et que leurs biographies respectives (outre l’École des Chartes) comportent des points de comparaison. [↩]
- Alfred Rosmer, Histoire du mouvement ouvrier pendant la première guerre mondiale, tome 1, Paris, Edition d’Arvon, 1993 (réédition de 1936), p 10. [↩]
- Vincent Chambarlhac, “Le meeting de Saint Denis, contre la guerre, contre l’union sacrée (1935) ?”, Dissidences, n° 11, mai 2002. Et Vincent Chambarlhac, « 1914-13… Une mémoire brisée ? Entre marginalisation et fidélité, le combat des pacifistes de la Grande Guerre dans les années 30 », Aden-Paul Nizan et les années Trente, revue du GIEN, n° 7, Octobre 2008, p 37-58 [↩]
- Alfred Rosmer écrit : « « Est-ce à dire qu’il fallait s’abstenir de juger -écrit-il- ? Certes non. Et pour ma part je n’ai pas manqué de le faire. Mais il faut d’abord donner les faits, les textes, ne rien cacher systématiquement », Alfred Rosmer, Histoire du mouvement ouvrier pendant la guerre mondiale, Tome 1, Paris, Editions d’Avron, 1993, p 11. [↩]
- Fabrice d’Almeida, Histoire et politique, en France et en Italie : l’exemple des socialistes (1945-1983). Rome, École Française de Rome, 1998. [↩]
- Antoine Prost, Jay Winter, Penser la Grande Guerre. Un essai d’historiographie, Paris, Points « L’histoire en débats », 2004, p 175-176. [↩]
- Laurent Douzou, La Résistance française : une histoire périlleuse, Paris, Folio, 2005, p 53-83. [↩]
- Entretien avec Sonia Dollinger-Désert, Louis Faivre d’Arcier, AM de Lyon, 14 octobre 2022. [↩]
- Il mobilise ainsi le personnel des AM de Lyon dans la quête d’éphémères de tous ordres, parfois sans liens avec la métropole lyonnaise. Entretien avec Sonia Dollinger-Désert, Louis Faivre d’Arcier, AM de Lyon, 14 octobre 2022. [↩]
- https://www.bm-lyon.fr/expositions-en-ligne/impressions-premieres/exposition/du-modele-manuscrit-au-modele-imprime/article/hommage-a-henri-jean-martin. Consulté le 22 février 2023. [↩]
- En tant que telle elle mérite une enquête, en s’appuyant notamment sur l’interrogation de la matérialité des savoirs (Jean-François Bert, Jérôme Lamy, Voir les savoirs. Lieux, objets et gestes de la science, Paris, Anamosa, 2021) qui outrepasse le cadre de cette courte intervention. [↩]
- Simon, Jean-François, et al., ed. En France rurale : Les enquêtes interdisciplinaires depuis les années 1960. Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2010. Web. <http://books.openedition.org/pur/102656> [↩]
- Louis Bergeron, « Problèmes de la recherche historique en France », Le Progrès scientifique, no 107, avril 1967, p. 2-14. [↩]
- Marie-Vic Ozouf-Marignier, et François Weil. « Louis Bergeron », Entreprises et histoire, vol. 79, no. 2, 2015, pp. 194-196. [↩]
- Vincent Chambarlhac, , La Sorbonne par elle-même où “comment faire quelque chose avec tout ça?”, Territoires contemporains, n°14, 2021. [↩]
- Entretien téléphonique avec Sonia Dollinger-Désert, , AM de Lyon, 22 février 2023. [↩]
- Laurent Douzou, La Résistance française : une histoire périlleuse, Paris, Folio, 2005 et Henry Rousso, La dernière catastrophe. L’histoire, le présent, le contemporain, Paris, Gallimard, 2012. [↩]
- Laurent Douzou note que pour Henri Michel les correspondants devaient avoir été résistants. [↩]
- Agnès Arendo, Archiviste d’après-guerre, archiviste engagé·e ? L’exemple des comités d’histoire interministériels, La Gazette des archives, n°265, 2022-1. [↩]
- Mise en archives des réactions post-attentats : enjeux et perspectives, La Gazette des archives, n°250, 2018-2. [↩]
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
vincentchambarlhac (23 octobre 2024). ARCHIVES/Qui collecte des éphémères pour les archives ? Histoires lyonnaises. Consulté le 28 novembre 2024 à l’adresse https://doi.org/10.58079/12k2s