Ursula Baumgardt (dir.). — Littératures en langues africaines. Production et diffusion
Ursula Baumgardt (dir.). — Littératures en langues africaines. Production et diffusion. Paris, Karthala, 2017, 361 p., bibl.
Texte intégral
- 1 En témoigne, par exemple, ce compte rendu de précédents ouvrages publiés dans les Cahiers d’Études (...)
1Les littératures en langues africaines sont particulièrement vivaces et diversifiées. Ethnologues et linguistes français ont une longue expérience d’analyse de leurs formes écrites et orales1. Il est pourtant un thème qui a été assez peu étudié jusqu’à présent, celui de l’écriture des littératures africaines. Une initiative récente vise à combler ce manque. Elle s’inscrit dans le cadre du projet « Encyclopédie des littératures en langues africaines » (ELLAF) qui a été lancé en 2017 avec le soutien de l’Agence nationale de la recherche (ANR), en partenariat avec l’Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO) et l’Université Paris 3. Un portail internet a été créé (<http://ellaf.huma-num.fr/>). Il met à disposition des corpus en langues africaines (13 langues, à ce jour), textes et vidéos de performances orales. Il offre aussi des outils méthodologiques, articles de référence, une bibliographie et un précieux dictionnaire des concepts. Coordonnatrice du projet, Ursula Baumgardt a également organisé un colloque international à l’INALCO en 2016. Cet ouvrage en reprend les contributions qui portent sur l’écriture des littératures.
2Un grand apport du projet ELLAF est de rappeler « l’importance du contexte de production littéraire des œuvres littéraires africaines ». Le statut oral ou écrit d’une œuvre détermine évidemment le public susceptible de la recevoir, mais aussi ses propriétés formelles et donc son expression véritable. Parmi les productions orales, il convient de distinguer entre l’oralité première, dans laquelle la performance est produite devant le public, et l’oralité secondaire, qui est médiatisée par des techniques audio ou audiovisuelles. La néo-oralité, quant à elle, puise dans le fond oral traditionnel mais se déroule dans des circonstances nouvelles, la performance étant réalisée lors de spectacles ou de festivals. De même, dans les œuvres écrites, le choix entre une langue africaine ou non africaine détermine la réception et la signification du texte. Chaque œuvre doit donc être replacée dans son contexte de communication. C’est ainsi que, lorsqu’il relate une épopée, le griot peul commence par un protocole énonciatif par lequel il se présente, dicte le rythme de son récit et prépare l’auditoire. De ce fait, la communication directe avec le public demeure fondamentalement différente de celle médiatisée (Sow). Certains conteurs ont retranscrit leurs récits. Il est alors frappant de voir les différences stylistiques entre l’écrit et l’oral. À l’écrit, le sentiment amoureux peut ainsi être directement signifié par le narrateur. À l’oral et devant un public, ce sentiment n’est révélé qu’indirectement par les actions des personnages, conformément à la culture peule qui préconise pudeur et prudence dans la parole (Baumgardt).
3Depuis plusieurs décennies, l’oralité africaine se diffuse lors de nouveaux types d’événements et via de nouveaux supports, ce qui dénote « la vitalité et formes nouvelles des néo-oralités » soulignées dans cet ouvrage. Un excellent exemple en est l’essor du théâtre somali à Djibouti. Ce genre est apparu dans les années 1960, lorsque les pasteurs sont venus s’installer en ville. Une étape importante fut, en 1986, l’ouverture du Palais du Peuple. Le théâtre somali a plusieurs origines. Il reprend les thèmes de l’oralité pastorale somalie, étant, comme celle-ci, ponctué de chants. Le théâtre somali est également marqué par l’influence des Mille et une nuits dont les contes furent diffusés à partir des années 1930 par les films indiens. Le découpage scénique et la dramaturgie relèvent du modèle occidental : l’espace scénique se découpe en trois parties, avec au fond les musiciens, puis les acteurs, et un espace qui les sépare des spectateurs. La plupart des pièces portent sur des intrigues amoureuses mais celles-ci font souvent allusion au contexte politique du temps : espoirs en l’indépendance, désillusions suite à celle-ci, questionnements face aux évolutions sociales et culturelles. Dans la société conservatrice somalie, il était longtemps impossible qu’une femme se produise sur scène. Les rôles de femmes étaient donc joués par des hommes (ceci permettant de véritables bastonnades lors des scènes comiques). Désormais, les actrices sont mieux acceptées, mais au prix de l’adoption d’un code de bonnes mœurs et de la promotion des valeurs traditionnelles dans nombre de pièces (Mahamoud).
4Les littératures orales se diffusent lors de festivals ou via des supports audio ou audiovisuels. Certaines œuvres du patrimoine mandingue, réappropriées par des chanteurs contemporains, ont acquis une renommée internationale. Citons, dans les années 2000, la Guinéenne Kounady Sakiliba, les Maliens Salif Keita ou Rokia Traoré (Derive). En Tanzanie, des fictions en swahili peuvent être achetées sur internet (Reuster-Jahn). Au Cameroun, de nombreuses performances de l’oralité peule ont été enregistrées sur cassettes et il conviendrait de sauvegarder ce patrimoine (Tourneux). Au Cameroun et au Tchad, les œuvres en langue tupuri sont diffusées lors de festivals mais aussi à la radio et par internet. Lors des émissions à la radio, plusieurs conteurs sont présents en studio, et lorsque l’un d’entre eux s’exprime, les autres réagissent à la façon d’un public immédiat (Yamo Kalbé). Les conteurs s’adaptent au contexte de performance. Ainsi, au Gabon, un conteur intervient ordinairement en orungu lors des cérémonies familiales ou d’initiation. Toutefois, il s’exprime en français lorsqu’une partie des destinataires ne comprend pas cette langue ou lorsqu’il intervient à la radio ou lors de festivals (Milébou Ndjavé). L’oralité africaine investit aussi la télévision et les nouveaux médias numériques. Des griots interviennent en poulâr dans deux émissions de télévision qui connaissent un vif succès en Afrique de l’Ouest comme auprès des diasporas : Yella, diffusée par la télévision privée sénégalaise 2STV, et Weeltaaré, de la chaine Africable basée au Mali. Des vidéos en poulâr ont également un large écho sur internet. Des jeux vidéo en langues africaines s’inspirent des mythes et des héros du continent. Au Cameroun, le studio Kiro’o Games produit des jeux en langue bàsàá, tel Aurion, inspiré de l’histoire d’un prince dépossédé de Zama qui lutte pour reconquérir son trône. La production de jeux vidéo est encore plus abondante dans les pays anglophones, notamment au Kenya (Sakho). Tous ces exemples attestent de la vitalité des néo-oralités africaines.
5Dans les contributions portant sur la retranscription des littératures orales (« Écrire l’oralité africaine : les enjeux du choix de la langue ») les auteur.e.s reviennent aux premiers contacts avec le monde arabe, les littératures orales africaines qui ont été retranscrites en ajami, terme dérivé du nom arabe qui signifie « étranger » et qui désigne l’usage de la graphie arabe pour une autre langue. Les colonisateurs européens ont ensuite imposé l’alphabet latin. Cette question de l’écriture des littératures orales africaines a été jusqu’à présent peu étudiée, alors qu’elle soulève d’importants enjeux linguistiques, culturels et politiques. L’analyse de chroniques peules du XVIIIe et XIXe siècles retranscrites en ajami montre qu’elles conservent leur nature orale, destinées à être récitées ou chantées. Toutefois, ces retranscriptions reprennent les codes de la poésie arabe classique, avec une forte dominante religieuse. La formule « Au nom d’Allah, le clément, le Miséricordieux » figure ainsi à leur incipit (Mohamadou). De même, vers 1914, un officier britannique en garnison au Wa au Ghana demanda à un témoin qui avait assisté ou pris part aux combats de Samori de rédiger ses souvenirs. Grand chef de guerre et fondateur de l’empire du Wassoulou, Samori Touré (1830-1900) résista aux conquêtes britannique et française jusqu’à sa capture par les Français en 1898. Ce manuscrit, conservé à la School of Oriental and African Studies (SOAS) de Londres, est une source exceptionnelle, retraçant la conquête coloniale par un narrateur qui en fut témoin du côté africain. Dans ce texte en haoussa, retranscrit en ajami, Samori est présenté de façon ambivalente, à la fois comme un brillant stratège, mais aussi comme un païen, impitoyable envers les populations et dont la piété musulmane est régulièrement mise en doute (Bertho et Ali Yero).
6Plusieurs contributions relèvent l’opposition des politiques des colonisateurs français et britanniques vis-à-vis des langues africaines. Dans un projet assimilationniste, le régime colonial français chercha, dans la plupart des cas, à imposer sa seule langue pour l’enseignement et l’écriture. Ainsi, après la Première Guerre mondiale, lorsque l’empire français absorba la majeure partie du Cameroun allemand, il y imposa le seul français, et ce y compris contre les missionnaires qui avaient adopté les langues locales pour évangéliser les populations (Abomo-Maurin). La même politique fut mise en œuvre au Niger, et il fallut attendre l’indépendance pour voir apparaître des œuvres en langues locales (Yahaya). Toutefois, à Madagascar, l’administration coloniale tolèra des prix littéraires, des romans et journaux en langue malgache pourvu que ces publications ne lui fussent pas hostiles (Nirhy-Lanto Ramamonjisoa et Rajaonarimanana). Les colonisateurs britanniques promurent, au contraire, les langues locales écrites en alphabet latin, dans le double objectif d’être mieux compris des populations et de supplanter l’arabe et l’ajami. En 1933, fut créé un bureau pour organiser des concours littéraires en langue haoussa. Cinq livres furent primés dont deux qui sont devenus des classiques et qui ont été traduits vers l’anglais, la pièce Ruwan Bagaja d’Abubakar Iman (1911-1981) et le roman Shaidu Umar d’Abubakar Tafawa Baleva (1912-1966) (Oumarou). De même, en 1933, Pita Nwana (1881-1968) fit paraître en igbo son roman Omenuko, suite à un concours couvrant les colonies britanniques en Afrique (Ugochukwu).
7De nos jours, sur l’ensemble du continent, si on se soucie de la pauvreté des éditions contemporaines en langues africaines et solutions possibles, on constate que les publications en langues africaines sont fort minoritaires, destinées avant tout à un public scolaire et souvent financées par des fonds publics, des églises ou des ONG. Même au Rwanda, il existe très peu de publications dans la langue nationale, le kinyarwanda, alors que celle-ci est parlée dans tout le pays, qu’elle fut enseignée par les colonisateurs belges et qu’elle compte de nombreux auteurs (Nkejabahizi). Les publications en langues africaines se heurtent partout au manque de maisons d’édition et de structures de diffusion. En outre, alors que le français ou l’anglais permettent un rayonnement mondial, le choix d’une langue africaine restreint la visibilité d’une œuvre. Dès lors, de la part de l’auteur, écrire dans une langue africaine constitue, dans la plupart des cas, un acte d’engagement qui vise à légitimer et à promouvoir cette langue. Les publications en kabyle en sont un excellent exemple. Interdites en Algérie dans les années 1970 et 1980, elles furent alors éditées en France. Les maisons d’édition kabyles revinrent en Algérie à partir des années 2000, avec la reconnaissance de cette langue (Salhi et Ameziane). Au Sénégal, des auteurs ont publié en wolof des nouvelles comiques, inspirées par le « maye ». Ce genre est un récit moins codifié que le conte, qui illustre des aphorismes avec des personnages stéréotypés, comme les époux ou femmes volages, les faux marabouts. Ces récits sont souvent utilisés pour témoigner de problèmes sociaux, comme la difficulté des conditions de vie ou la corruption des hommes politiques (Keïta). Quelques romans ont également été édités en wolof. Le premier fut Aawo bi, publié en 1992 par Mame Younouss Dieng (1939-2016). En 2003, Boubacar Boris Diop (né en 1946) fit paraître Doomi Golo qui reçut également un large écho. Ces écrivains revendiquent l’écriture en wolof comme une façon de donner à cette langue le même statut que celui du français (Ndong, Sagna). De façon similaire, des écrivains et intellectuels africains ont traduit des œuvres vers le swahili, avec à chaque fois une forte signification politique. Dans les années 1960, Julius Nyerere (1922-1999), le premier président de la Tanzanie, traduisit deux drames de Shakespeare pour montrer que cette langue est aussi riche et précise que l’anglais. Un opposant fit ensuite paraître à Nairobi une traduction en swahili d’Animal Farm de George Orwell, en reprenant le lexique du socialisme africain de Nyerere. À la même époque, au Kenya, la révolte des Mau Mau est évoquée par les premiers romans et récits en swahili. Depuis les années 2000, en République démocratique du Congo et à Zanzibar, des traductions récentes valorisent les variantes locales de cette langue (Aiello).
8Ces exemples ne compensent pas la pauvreté quasi générale des éditions en langues africaines. Une telle situation peut sembler paradoxale, contrastant avec le dynamisme des néo-oralités. Pour y remédier, la création de structures éditoriales et de circuits de diffusion semble nécessaire. L’enseignement des langues et littératures africaines pourrait en outre être renforcé. Dès à présent, le projet ELLAF contribue à mieux faire connaître ces langues et littératures, et ouvre de nouvelles pistes de recherche.
Notes
1 En témoigne, par exemple, ce compte rendu de précédents ouvrages publiés dans les Cahiers d’Études africaines : V. Hecquet, « Littératures orales africaines » à propos de : U. Baumgardt & J. Derive (dir.), Paroles nomades, écrits d’ethnolinguistique africaine, Paris, Karthala, 2005 ; U. Baumgardt & F. Ugochukwu (dir.), Approches littéraires de l’oralité africaine, Paris, Karthala, 2005, Cahiers d’Études africaines, 195, 2009, <http://journals.openedition.org/etudesafricaines/14052>.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Vincent Hecquet, « Ursula Baumgardt (dir.). — Littératures en langues africaines. Production et diffusion », Cahiers d’études africaines, 237 | 2020, 184-187.
Référence électronique
Vincent Hecquet, « Ursula Baumgardt (dir.). — Littératures en langues africaines. Production et diffusion », Cahiers d’études africaines [En ligne], 237 | 2020, mis en ligne le 15 mars 2020, consulté le 23 novembre 2024. URL : http://journals.openedition.org/etudesafricaines/29432 ; DOI : https://doi.org/10.4000/etudesafricaines.29432
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