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De l’anatomie d’un crime à l’anatomie d’un pays : la « crise grecque » dans les trois derniers romans policiers de Pétros Markaris
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Varia
Le monde néo-hellénique

De l’anatomie d’un crime à l’anatomie d’un pays : la « crise grecque » dans les trois derniers romans policiers de Pétros Markaris

From Crime Anatomy to Social Anatomy: the “Greek Crisis” in the Four Last Thrillers of Petros Markaris
Από την ανατομία ενός εγκλήματος στην ανατομία μίας κοινωνίας, η «ελληνική κρίση» στα τρία τελευταία αστυνομικά μυθιστορήματα του Πετρού Μάρκαρη
Loïc Marcou

Résumés

Dans « la trilogie de la crise » de Pétros Markaris (Liquidations à la grecque, Le Justicier d’Athènes, Pain, Éducation, Liberté), l’intrigue criminelle se concentre moins sur la découverte de l’identité de l’assassin que sur l’anatomie d’un pays passé au scalpel d’une fiction au caractère sociopolitique prononcé. À l’opposé des romans policiers divertissants, mais apolitiques de Yannis Maris (le pionnier du genre en Grèce), les « polars » de Markaris (notamment les trois derniers) sont très en prise sur la réalité sociale et politique du pays. Quelle image donnent-ils de la société hellénique, alors que cette dernière est confrontée à l’une des crises les plus profondes de son histoire récente ? Celle d’un pays au bord du chaos ? Ou celle d’une nation prête à renaître de ses cendres ? Et quels sont les véritables responsables de la « crise grecque » pour l’auteur ? Les dirigeants politiques étrangers ou bien la génération de l’École polytechnique ? Dans ses trois derniers romans policiers, Pétros Markaris propose une vision personnelle de la « crise grecque ».

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Texte intégral

― Phanis se tourne vers Katérina et lui dit : « ne t’en fais pas. Nous saurons vivre de peu. D’ailleurs nous n’avons pas le choix. Nous faisons tout droit marche arrière vers la Psorokostaina.
― C’est peut-être un mal pour un bien, Phanis, lui dit Adriani. Et elle recourt ensuite à un de ses innombrables aphorismes : « comme le Phénix qui renaît de ses cendres.
― J’ai dit que c’est à la Psorokostaina et non à la junte que l’on revenait, réplique Phanis en riant. »
(Pétros Markaris, Liquidations à la grecque)

― Les coupes dans les salaires, le treizième mois, les retraites et la sécu, d’accord, mais je ne veux pas qu’on se prive de souvlaki pour ne manger que le gâteau des morts ! Ce sont deux nourritures populaires, je ne dis pas, mais chaque chose en son temps !
Et il ajoute plus tendrement :
― Allez, tu vois bien, on s’en tire même si ce n’est pas facile… (Ibid.)

Introduction : un auteur de « romans policiers politiques »

  • 1 Pétros Markaris est né à Istanbul en 1937. Il s’installe en Grèce en 1964 après avoir assisté à la (...)
  • 2 Germanophone émérite, Pétros Markaris a traduit le Faust de Goethe, des poèmes de Berthold Brecht a (...)
  • 3 Pétros Markaris a travaillé aux côtés du maître du « nouveau cinéma grec », Théo Angelopoulos (1935 (...)
  • 4 Pétros Markaris a été scénariste de la série télévisée : Anatomie d’un crime [Ανατομία ενός εγκλήμα (...)
  • 5 En Grèce, Markaris s’exprime souvent sur la « crise grecque » dans les différents médias d’informat (...)
  • 6 Les deux premiers volets de ce triptyque sur la « crise grecque » ont été traduits en français, aux (...)

1Pétros Markaris (1937-) est l’un des écrivains contemporains les plus connus dans son pays1. Celui qui fut tour à tour dramaturge, traducteur2 et scénariste pour le cinéma3 et la télévision4 avant de se lancer, en 1995, dans l’écriture de romans policiers, est considéré aujourd’hui comme la voix de la Grèce, tant dans son pays qu’à l’étranger5. Comme on le sait, les « polars » de Markaris mettent en scène un personnage de policier bougon qui est une sorte de portrait-robot du « Grec moyen » : le commissaire Costas Charitos, chef de la brigade des homicides de la Sûreté d’Athènes. Apparaissant successivement dans Journal de la nuit (1995), Une défense en béton (1998), Le Che s’est suicidé (2003), Actionnaire principal (2006) et L’Empoisonneuse d’Istanbul (2008), le commissaire Charitos est aussi le personnage récurrent des trois derniers romans policiers de Markaris : Liquidations à la grecque [Ληξιπρόθεσμα δάνεια] (2010), Le Justicier d’Athènes [Περαίωση] (2011) et Pain, Éducation, Liberté [Ψωμί, Παιδεία, Ελευθερία] (2013). Publiés en Grèce aux éditions Gavriilidis, ces récits ont été regroupés sous l’appellation de « la trilogie de la crise6 ». Ils constituent donc les trois volets d’un triptyque dans lequel l’auteur passe au peigne fin les causes économiques, sociales ou politiques de ce qu’il est convenu d’appeler la « crise grecque ».

  • 7 L’auteur de cet article soutiendra prochainement en Sorbonne une thèse de doctorat de troisième cyc (...)
  • 8 Pétros Martinidis est né à Thessalonique en 1942. Il enseigne les théories architecturales et l’his (...)
  • 9 Inséré dans la trilogie Morts théâtrales et inspiré d’un « polar » de l’écrivain français Jean Cont (...)
  • 10 Tel est le surnom affectueux que Pétros Markaris a donné à Yannis Maris lors d’un colloque organisé (...)

2À cet égard, on peut dire que Pétros Markaris est le chef de file d’une nouvelle génération d’auteurs de romans policiers beaucoup plus préoccupés par une analyse quasi sociologique des enjeux de la modernité grecque que par l’enquête criminelle en tant que telle7. Comme dans l’œuvre de Pétros Martinidis8 (1942-), qui s’intéresse pour sa part aux rivalités entre mandarins dans le microcosme de l’université grecque ou aux enjeux de pouvoir à Thessalonique9, l’enquête est beaucoup plus sociale que proprement policière dans les « polars » de Markaris. C’est ce qui les sépare des récits policiers divertissants de Yannis Maris (1916-1979), le pionnier du genre en Grèce. Auteur d’une œuvre abondante, comportant une bonne cinquantaine de titres, le « patriarche10 » n’abordait jamais les sujets qui fâchent à l’ordre du jour de la Grèce des années cinquante et soixante (la difficile reconstruction du pays après l’écharde douloureuse de la guerre civile, les menées souterraines de l’État parallèle, la traque des opposants politiques, etc.). Situées à mi-chemin entre le roman policier ou d’espionnage de type « pulp », le récit d’aventures et le roman sentimental, les fictions de Yannis Maris sont dominées, pour des raisons qui sont sans doute liées à la censure ou à une certaine autocensure, par une dimension apolitique assez nette.

  • 11 Dans son œuvre policière pléthorique dont la production s’étale sur un quart de siècle, de Crime à (...)
  • 12 Si l’on en croit Nikos Dimou dans Du malheur d’être grec [Η δυστυχία του να είσαι Έλλην] (1975), la (...)

3Aux antipodes de son prédécesseur, auquel il emprunte pourtant le modèle de l’enquêteur petit-bourgeois11, Markaris considère le roman policier comme un moyen de mener une investigation sur les errements de son pays. En mettant en scène un narrateur-personnage de policier grincheux12 et ne mâchant pas ses mots sur un État déliquescent, miné par la corruption et le chaos, l’écrivain dresse une implacable satire de la société grecque actuelle. Dans les « polars » de Markaris, l’assassin est, tout autant que l’enquêteur policier, un porte-parole de l’auteur. En présentant un criminel éliminant généralement trois ou quatre individus qu’il considère comme les vrais responsables des maux de la Grèce (les journalistes, les « sociaux-traîtres », les publicitaires, les banquiers, les fraudeurs du fisc, etc.), Markaris en profite en effet pour régler ses comptes avec certaines franges de la société hellénique. On peut dès lors considérer que la politique, au sens large du terme, est au cœur de ses fictions policières.

« La trilogie de la crise » : une rapide présentation

  • 13 Nikitas Zissimopoulos, Richard Robinson, Henrik De Mor et Kyriakos Fanariotis, les quatre victimes (...)

4Ce constat, qui vaut pour l’ensemble de la série des aventures du commissaire Charitos, s’applique parfaitement à « la trilogie de la crise ». Dans les trois derniers romans policiers de Markaris, l’intrigue criminelle se déroule, en effet, sur fond de contestation sociale. Alors que les manifestations des « indignés » ou des retraités se multiplient dans Athènes à la suite des vagues de licenciement ou de baisses des salaires et des pensions, l’assassin devient de plus en plus un agitateur politique qui règle ses comptes avec certains représentants de la société hellénique. Dans Liquidations à la grecque, le criminel « liquide » tout d’abord les liquidateurs de la Grèce : les banquiers et autres financiers (grecs ou étrangers), en somme tous les membres de la finance internationale13 qui tirent les marrons du feu en spéculant sur la misère du pays.

  • 14 Le titre grec du roman (Περαίωση) désigne une procédure fiscale permettant à un contribuable de sol (...)

5Dans Le Justicier d’Athènes14, l’assassin, qui se fait appeler le « percepteur national du fisc » et qui se compare à Apollon l’archer dans l’Iliade, s’en prend aux Grecs fortunés pratiquant la fraude ou l’évasion fiscale. Quatre individus tombent successivement sous ses traits (des flèches empoisonnées à la ciguë, le poison ayant servi à tuer Socrate) : un riche chirurgien, un professeur d’université membre du parti au pouvoir, un syndicaliste reconverti dans les affaires ainsi qu’un entrepreneur ayant pignon sur rue. Dans ce « polar », il est clair que, derrière le masque de l’assassin, l’écrivain dénonce l’incivisme de certains de ses concitoyens qui utilisent tous les moyens possibles pour ne pas payer leur écot au Trésor public grec. Au-delà de la fraude fiscale proprement dite, l’auteur pointe du doigt la corruption qui gangrène la société hellénique. Blanchiment de fonds, délits d’initié, conflits d’intérêts et fraudes en tout genre sont des pratiques couramment pratiquées par les victimes du « justicier d’Athènes ». C’est pourquoi ce dernier les livre à la vindicte populaire avant de les éliminer.

  • 15 Rappelons que les étudiants ayant occupé l’École polytechnique d’Athènes en novembre 1973 scandaien (...)

6Dans Pain, Éducation, Liberté, c’est la génération de l’École polytechnique qui est au cœur de l’intrigue criminelle. Évoquée dès le titre (qui fait clairement écho au slogan15 des manifestants de novembre 1973), cette génération est en effet la cible de l’assassin. De fait, trois ex-hommes de gauche qui ambitionnaient de transformer la Grèce tombent sous les balles de ce dernier. Il s’agit, dans l’ordre du récit, d’un entrepreneur en travaux publics ayant participé à la construction de sites olympiques pour les Jeux de 2004, d’un avocat pénaliste enseignant le droit à l’école polytechnique d’Athènes et d’un syndicaliste ayant « noyauté » sa corporation, la Confédération syndicale des employés du secteur public (ADEDY), afin d’éliminer tous ses adversaires politiques. Le point commun entre ces hommes ? Ils étaient tous les trois dans la clandestinité pendant la junte (1967-1974) ; ils ont tous les trois connu durant cette période les geôles ou la terrasse de la rue Bouboulina (le siège athénien de la police militaire) ; ils ont tous les trois adhéré au Pasok à la transition démocratique ; enfin, ils ont tous les trois fait fi de leurs idéaux en sacrifiant l’intérêt général à leurs intérêts particuliers. Clientélisme, affairisme, enrichissement personnel : les charges qui pèsent sur les trois victimes sont nombreuses d’après l’assassin. Telle est la raison pour laquelle il les élimine. Bien évidemment, derrière la persona du criminel, se profile une nouvelle fois l’auteur lui-même, qui défoule sa pulsion de meurtre en ciblant trois représentants de cette génération ayant conduit tout droit la Grèce à la faillite.

Bref rappel sur la « crise grecque »

  • 16 Quelques jours avant sa mort, Théo Angelopoulos déclarait, lors d’une interview au journal italien (...)
  • 17 Nous précisons que les quelques lignes qui suivent ne sont pas l’œuvre d’un historien et qu’elles n (...)

7Avant de montrer que les derniers « polars » de Markaris se présentent comme une chronique de la crise financière, sociale, politique, morale et même existentielle16 qui frappe la Grèce depuis 2010, faisons un bref rappel17 sur ce que l’on appelle communément aujourd’hui « la crise grecque ».

  • 18 La crise de la dette souveraine connue par la Grèce n’est pas la première de son histoire. En 1932, (...)
  • 19 Groupe d’experts, composé de représentants du Fonds monétaire international (FMI), de la Banque cen (...)
  • 20 Ce mémorandum devait permettre à l’État grec de restructurer sa dette grâce à un apport de capitaux (...)
  • 21 Sur la Grèce des memoranda, voir Joëlle Dalègre (voir supra).
  • 22 Le mouvement des « indignés » ou des « exaspérés » [«αγανακτισμένοι»] débute en Grèce le 25 mai 201 (...)
  • 23 Lors des manifestations des « indignés » sur la place Syntagma, chaque citoyen disposait d’un temps (...)
  • 24 Acronyme du mouvement Ενιαία Λαϊκή Δημοκρατική Αντίσταση (Résistance populaire démocratique unie) q (...)
  • 25 Mouvement contre la crise, lancé par le compositeur grec le 1er décembre 2010.
  • 26 De l’avis général, la violence policière a atteint son paroxysme lors de la répression de la manife (...)
  • 27 Officiellement, 2 500 Grecs se sont, par exemple, installés en Australie en 2011 tandis que 40 000 (...)
  • 28 PIIGS : acronyme utilisé pour la première fois en 2008 par des journalistes anglais pour désigner u (...)
  • 29 Au mois de juin 2013, La société de conseil en investissements MSCI fait passer la Grèce de statut (...)

8Ainsi que l’indique l’historien et ethnologue Panayotis Grigoriou dans La Grèce fantôme. Voyage au bout de la crise (2010-2013), c’est par une journée de mai 2010 que le Fonds monétaire international (FMI), l’Union européenne (UE) et la Banque centrale européenne (BCE) ont fait irruption dans la vie quotidienne des Grecs. Ce mois-là, le gouvernement de Georges Papandréou venait en effet d’annoncer que l’État hellénique était sur le point de faire faillite et qu’il ne pourrait faire face aux prochaines échéances de remboursement des emprunts nationaux sans se recapitaliser grâce à une aide financière étrangère18. La Grèce ouvrait alors ses portes à un nouveau cheval de Troie, celui des experts de la Troïka19, qui plaçaient le pays sous la coupe réglée des groupes financiers étrangers. Après le premier mémorandum20 adopté par l’Assemblée nationale le 6 mai 2010, le pays sombra brusquement dans la contestation et l’anomie. Voyant que le mémorandum i21 était loin de régler la dette abyssale du pays, les « indignés » grecs emboîtèrent le pas à leurs homologues espagnols et se mirent à investir, aux mois de mai et juin 2011, la place de la Constitution, à Athènes22. Totalement pacifiques et débouchant sur d’intéressantes tentatives de démocratie directe ou « participative23 », les manifestations des « indignés » furent accueillies de manière contrastée, comme très souvent en Grèce. Elles furent saluées par les partis d’extrême gauche (même si le KKE prit ses distances avec ce mouvement de grogne sociale) et reconnues par des personnalités « historiques » de la gauche grecque, comme Mikis Theodorakis et Manolis Glezos, cofondateurs, le 1er février 2012, du mouvement E.LA.DA24, né des ruines du mouvement Spitha25 (Étincelle). Et, comme de bien entendu, elles furent vues d’un très mauvais œil par le pouvoir en place (le gouvernement Pasok coalisé à la droite de la Nouvelle Démocratie), qui s’empressa de les réprimer par tous les moyens possibles (y compris par la violence policière26). Après l’essoufflement du mouvement des « indignés » et alors que la Grèce était contrainte, sous la pression internationale, de ratifier un second mémorandum (9 février 2012), la Grèce voyait sa situation économique se détériorer dangereusement (baisse des salaires et des pensions ; augmentation spectaculaire du chômage, notamment des jeunes ; paupérisation d’une grande partie de la société grecque, en particulier des classes moyennes ; apparition d’une économie de subsistance et même de troc ; expatriation, pour raisons économiques, de nombreux ressortissants grecs avec la « fuite des cerveaux » qu’un tel mouvement d’émigration27 entraîne ; relégation de la Grèce du rang de pays développé à celui de PIIGS28, puis à celui de pays en voie de développement29, etc.).

  • 30 On pense notamment au suicide en pleine rue d’Athènes du pharmacien Dimitris Christoulas (4 avril 2 (...)
  • 31 Voir notamment l’article : « Grèce : la fin d’Aube dorée ? » dans Le Courrier international du 30 s (...)
  • 32 Ce point de vue est soutenu par la plupart des historiens et des sociologues étudiant la société gr (...)
  • 33 La chancelière allemande s’est rendue à Athènes le 9 octobre 2012. Cette visite a été placée sous t (...)
  • 34 On pense aussi au récit-témoignage de Christos Chryssopoulos (1968-), Φακός στο στόμα. Ένα χρονικό (...)
  • 35 Ce film réalisé par Ana Dumitrescu sur un scénario de Panayotis Grigoriou est sorti dans les salles (...)

9Quant à la situation sociale du pays, elle était tout simplement désastreuse : les droits sociaux acquis de haute lutte (comme les conventions collectives dans les entreprises publiques ou privées) étaient rognés, voire purement et simplement supprimés. Touchée de plein fouet par une terrible récession, la société grecque assistait, impuissante, à une hausse spectaculaire des suicides, motivés par des raisons économiques et même politiques30. Pis encore, le pays, en proie au spectre d’une nouvelle guerre civile, devait faire face aux vieux démons de la division et, surtout, à une émergence très préoccupante de l’extrême droite aboutissant, lors des élections législatives de mai 2012, à l’entrée au Parlement grec de 18 députés de l’Aube dorée, le parti néonazi de Nikolaos Michaloliakos. Les agressions et autres exactions perpétrées contre des immigrés se multipliaient alors à Athènes et dans un grand nombre de villes de province, jusqu’à ce que l’assassinat d’un jeune musicien grec, le rappeur Paul Fyssas, par des membres de l’Aube dorée (18 septembre 2013), ne réveille une société anesthésiée par la crise et ne sonne, semble-t-il, le glas de ce mouvement31. À l’heure où nous parlons, tous les scénarios et autres spéculations sur l’avenir économique de la Grèce sont évoqués par les experts : certains envisagent une sortie de la zone euro et un retour à la drachme, quand d’autres estiment que la Grèce restera dans l’Union économique et monétaire (UEM). Ce qui est sûr, cependant, c’est que la crise qui s’est abattue sur le pays depuis 2010 n’est pas seulement une crise économique ou financière ; c’est aussi une crise politique, qui pose la question de la nature d’une démocratie ayant souvent pris, depuis la metapolitefsi (la transition démocratique), les allures d’une oligarchie dominée par des intérêts clientélistes et même claniques32 ; c’est aussi une crise sociale, sanctionnée par des mouvements de contestation lancés par une frange de la population qui refuse d’être une nouvelle génération sacrifiée ; c’est, enfin, une crise morale qui submerge une nation humiliée par une mise sous tutelle étrangère et animée de sentiments de vengeance à l’égard de certains pays considérés, à tort ou à raison, comme de nouveaux envahisseurs. On sait, en particulier, qu’une grande partie de la société hellénique est en proie à une véritable germanophobie, ainsi qu’en témoigne la récente visite, pour le moins contestée, de la chancelière Angela Merkel, à Athènes33. En somme, depuis le printemps 2010, la société grecque est victime d’une perte totale de repères et elle glisse dangereusement vers l’anomie, comme le montre, parmi tant d’autres témoignages34, le film de la grande reporter franco-roumaine Ana Dumitrescu : Khaos, les visages humains de la crise grecque35 (2012).

Une chronique de la crise

  • 36 Dans En série [Κατεξακολούθηση], son autobiographie publiée aux éditions Patakis en 2006, Markaris (...)

10Bien évidemment, un écrivain de gauche36 et aussi intéressé par la politique que Markaris ne pouvait manquer d’aborder les causes ou les effets de la « crise grecque » dans ses récits policiers. Ce qui frappe d’emblée le lecteur découvrant ses trois derniers romans, c’est que l’auteur s’intéresse à tous les aspects de la crise secouant son pays depuis 2008.

11Dans le premier volet de son triptyque, Markaris s’intéresse aux mécanismes économiques complexes (rôle des fonds d’investissement, crise de la dette souveraine, manœuvres des agences de notation) ayant conduit la Grèce à subir le « diktat » de la Troïka. Dans ce roman, force est de constater que l’intrigue policière se dilue au profit d’une analyse des déboires économiques du pays. Au-delà d’un récit de détection qui tourne au roman à suspense, le lecteur est en effet convié à lire une étude (parfois très caricaturale) sur la situation d’une nation au bord de la faillite.

  • 37 D’après le dictionnaire de Babiniotis, le terme : «Ψωροκώσταινα» se réfère à l’État grec, lorsqu’il (...)
  • 38 Cette mission régalienne dans un certain nombre de pays occidentaux (comme la France) a souvent été (...)

12L’enquête sur la « crise grecque » se poursuit dans l’avant-dernier récit de l’écrivain athénien : Le Justicier d’Athènes. Cette fois-ci, ce ne sont plus les banquiers ou les directeurs d’agences de notation qui sont visés par (l’assassin de) Markaris, mais les Grecs les plus fortunés qui mettent en œuvre toutes les stratégies possibles pour échapper au fisc. Si l’auteur s’en prend à certains de ses concitoyens faisant preuve d’un manque de civisme flagrant, il n’épargne pas non plus l’État grec, tant s’en faut. Présenté comme impuissant et corrompu, c’est lui qui, si l’on interprète bien le deuxième roman de « la trilogie de la crise », est la principale cause des déboires économiques de la Psorokostaina37. Incapable de la moindre efficacité dans la collecte du trésor public,38 mais aussi de la moindre pédagogie en facilitant − notamment au prix de campagnes d’information − le consentement du citoyen à l’impôt, c’est, en dernier ressort, l’État hellénique qui est montré du doigt dans le deuxième volet de la crise. N’est-ce pas ce que montre cette réflexion au vitriol du « Justicier » d’Athènes, lorsqu’il est finalement appréhendé par le commissaire Charitos :

L’État grec est la seule mafia au monde qui a réussi à faire faillite. Toutes les autres croissent et prospèrent. 

13Très mordante dans les deux premiers volets de « la trilogie de la crise », la satire de la Grèce atteint son paroxysme dans le dernier roman de l’écrivain athénien : Pain, Éducation, Liberté. Dans ce récit, l’agitateur social ou politique qu’est désormais l’assassin de Markaris, s’en prend à d’autres victimes expiatoires : les « apparatchiks » du Pasok métamorphosés en affairistes après la transition démocratique, oubliant du même coup leur projet de voir la Grèce se transformer en une démocratie véritable après la chute des Colonels.

  • 39 Katérina assure en outre la défense d’un jeune homme accusé (à tort) de trafic de drogue et qui gèr (...)
  • 40 La nouvelle : «‘Άγγλοι, Γάλλοι, Πορτογάλοι…» est incluse dans le recueil Athènes, capitale des Balk (...)

14Dans ses trois derniers romans, Markaris ne se contente pas de mettre en scène un criminel qui effectue une mission de salubrité publique en ciblant des victimes qu’il considère comme les vrais responsables des déboires du pays. Il effectue aussi une chronique de ces temps de malheur, en présentant une famille petite-bourgeoise touchée de plein fouet par le marasme économique. De fait, on peut noter que dans « la trilogie de la crise », la situation financière de la famille Charitos va de mal en pis. Dans le premier volet du triptyque, Katerina, la fille du commissaire Charitos, se retrouve au chômage, à l’instar d’une grande partie de ses compatriotes. Dans le deuxième volet, elle songe à s’expatrier dans un pays d’Afrique afin de travailler pour le Haut-Commissariat des Réfugiés de l’ONU (UNHCR), avant d’être convaincue par son « parrain » Zissis de rester en Grèce. Enfin, dans le troisième volet, elle travaille en qualité d’avocate bénévole pour le compte d’immigrés ne disposant pas de protection juridique39. Quant à la situation financière de son policier de père, elle n’est guère meilleure, bien au contraire. C’est ainsi qu’après avoir vu son salaire de fonctionnaire gelé puis considérablement réduit, le commissaire Charitos apprend dans le dernier volet de la trilogie que ses émoluments sont suspendus pour une durée provisoire de trois mois. Et quand on sait qu’en Grèce le provisoire a une fâcheuse tendance à s’éterniser, comme le rappelait déjà l’auteur dans sa nouvelle : « Anglais, Français, Portugais…40 », on peut craindre le pire pour le maigre traitement du commissaire Charitos. Consciente des difficultés économiques, mais disposant d’un sens pratique comme toute ménagère grecque, Adriani doit alors cuisiner pour l’ensemble de la famille (son mari, sa fille et son gendre) et recourir à maints expédients. Fataliste, elle ne peut empêcher de s’exclamer, au gré d’une de ses nombreuses formules gnomiques rappelant les maximes à la Nikos Dimou : « En Grèce, le malheur est notre cousin germain à tous » Pain, Éducation, Liberté).

Radiographie d’une société à la dérive

15Mais Markaris ne se contente pas de décrire le sort d’une famille grecque. À travers elle et au-delà d’elle, c’est à une véritable fresque d’une société prise dans la tourmente que l’auteur se livre. Les allusions aux malheurs économiques du pays se multiplient, en effet, dans la trilogie de l’écrivain athénien, l’enquête policière se transformant en une investigation sur les causes et les effets d’une crise dévastatrice. Dans Liquidations à la grecque, Markaris s’autorise ainsi de multiples digressions dans lesquelles il revient, en marge de l’intrigue criminelle proprement dite, sur la situation économique de son pays. C’est le cas dans ce passage où Henrik de Mor, la (future) troisième victime explique à une journaliste télévisée pourquoi la Grèce se retrouve au ban de la communauté des bailleurs de fonds :

― Monsieur De Mor, dit la présentatrice en guise de préambule, votre agence a été l’une des premières à dégrader les valeurs grecques et à les présenter comme des créances douteuses. Nous avons ce soir l’occasion d’en avoir l’explication de première main. […]

― D’abord, contrairement à ce qui se dit partout dans le monde aujourd’hui, madame Berketi, il n’est pas mauvais d’avoir recours à l’emprunt. […] Celui qui emprunte peut financer son commerce, son entreprise ou son pays avec des capitaux étrangers. Et les prêteurs retirent un gain en échange de l’argent prêté. C’est là une transaction saine. Le problème commence lorsque l’emprunteur ne peut pas rendre l’argent, c’est-à-dire rembourser l’emprunt. C’est là que nous intervenons. Nous disons aux bailleurs de fonds : « Attention, si vous prêtez à cet entrepreneur ou à ce pays, le risque est grand de ne pas revoir votre argent. » C’est exactement ce que nous disons pour la Grèce. Si les prêteurs achètent des obligations grecques, le risque que la Grèce ne puisse pas les rembourser est, selon les éléments dont nous disposons, très important. 

  • 41 Dans un article intitulé : «Στην Ελλάδα του αστυνόμου Χαρίτου», The books’ Journal, no 10 (2011), E (...)

16Comme on voit, le roman policier mène à tout chez Markaris, y compris à un cours d’économie ou à une analyse des enjeux financiers expliquant la méfiance des investisseurs étrangers à l’égard de son pays41.

17Dans Pain, Éducation, Liberté, l’explication des malheurs économiques de la Grèce se poursuit, en marge de l’intrigue policière elle-même. Si la Grèce a fait faillite selon l’auteur athénien, c’est parce que la manne dont le pays a longtemps bénéficié a été utilisée à mauvais escient, créant une prospérité aussi temporaire que trompeuse. Tantôt, c’est la métaphore du bateau faisant naufrage qui s’impose pour caractériser la Grèce, comme dans cette réflexion d’Adriani :

― On va couler, c’est sûr, me dit Adriani.
― Pourquoi ?
― Parce que nous, on s’interroge du matin au soir, alors que lui, il a réponse à tout. Quand toi tu t’interroges et que l’autre a réponse à tout, tu es fichu. Donc on va couler. 

18Tantôt, c’est la métaphore de la maison aux fondations instables qui semble la plus pertinente à Markaris pour caractériser son pays :

  • 42 PIM : acronyme de Programmes intégrés méditerranéens. Ces programmes ont été créés par la CEE au mi (...)
  • 43 CCA : acronyme de Cadre communautaire d’appui. Dans la phraséologie bureaucratique de la Commission (...)

― Tous ces subsides que nous avons reçus durant toutes ces années, ces PIM42, ces CCA43, ont servi à ce que le Grec agrandisse sa maison. Ils n’ont renforcé ni le secteur de la construction, ni les investissements ni le développement, rien. […]
― Mais nos pères et nos grands-pères savaient qu’une maison ne résiste que si l’on n’ajoute qu’un seul étage, dis-je. Dans notre maison, nous avons mis trois automobiles par ménage ; nous avons acheté des maisons de campagne avec piscine […]. Les fondations n’ont pas résisté et la maison s’est écroulée avec l’étage que nous avons voulu ajouter. 

  • 44 Dans Liquidations à la grecque, Adriani, la femme du commissaire Charitos, tombe en dépression aprè (...)

19Dans ses trois derniers romans, Markaris ne se contente pas d’évoquer la détérioration du climat économique consécutive à la crise. Il mentionne l’aggravation de la situation sociale (compression des salaires et des pensions, hausse spectaculaire du chômage, mises à la retraite d’office, etc.) pour montrer que son pays sombre progressivement dans le chaos. Dans Liquidations à la grecque, par exemple, les manifestations de travailleurs ou de retraités empêchent souvent le commissaire Charitos de se rendre directement sur la scène de crime. Dans Le Justicier d’Athènes, ce sont les manifestations des « indignés » que le policier athénien doit éviter pour aller à son travail. Déjà évoquée dans le premier volet de la trilogie44, la vague alarmante de suicides, observée dans la société grecque depuis le printemps 2010, est mentionnée dans l’avant-dernier roman de l’auteur. Elle apparaît clairement, dans ce récit, à travers la mort auto-infligée de quatre vieilles dames (dès l’ouverture romanesque) puis d’un couple de jeunes gens, qui met symboliquement fin à ses jours devant le Parthénon. Comme dans l’histoire récente du pays, ces suicides en série sont motivés par des raisons économiques, certes, mais surtout politiques. Les deux jeunes gens qui se suicident sur l’Acropole ne supportent pas, en effet, l’état de déshérence dans lequel se trouve leur pays et la décadence de la Grèce moderne par rapport à la Grèce antique.

  • 45 Fondé sur la gratuité des soins, le système national de santé grec [Εθνικό Σύστημα Υγείας] a été cr (...)

20Dans ses trois derniers romans, Markaris évoque en réalité tous les aspects sociaux et humains de la « crise grecque » (2008-2013). Tantôt, ce sont les conséquences du démantèlement du système de santé grec45 (ESY) qu’il mentionne incidemment, à travers cette réflexion désabusée de Papadakis, le nouveau subordonné du commissaire Charitos :

Je ne suis pas marié, Monsieur le commissaire, mais j’ai deux parents malades. Ma mère est alitée. La retraite de mon père a été mise en lambeaux en raison de la réduction des pensions. Tout d’abord, ils ont baissé les allocations, puis ils ont réduit les régimes spéciaux et maintenant ils ne nous versent pas un seul centime. Mes parents ont besoin de médicaments. Parfois les pharmacies leur en donnent, parfois non, en fonction des subventions qu’ils reçoivent de l’Agence grecque du médicament. Que voulez-vous que je fasse ? Que je les laisse mourir ? (Pain, Éducation, Liberté)

  • 46 Sur ce point, voir Grigoriou (voir supra, p. 172 et suiv.). Le sociologue évoque la réapparition, e (...)

21Tantôt c’est à la tentation du « retour au village » et au recours possible à une économie de subsistance46 qu’il renvoie, à travers cette réflexion de la très pragmatique Adriani :

Pour le reste, nous allons retourner dans les villages où nous avons grandi. Nous mangerons de la viande un jour sur dix et nous vivrons de légumes frais ou secs. Cela fait tellement d’années que j’entends les experts de la télévision me rebattre les oreilles des bienfaits d’une alimentation hygiénique. Désormais, avec la crise, l’alimentation hygiénique est notre lot à tous. (Ibid.)

  • 47 Grigoriou (voir supra, p. 79).
  • 48 Le terme grec employé par Markaris est «τάγματα εφόδου» (Pain, Éducation, Liberté, p. 99 de l’éditi (...)

22Dans cette présentation d’une société au bord du gouffre où, pour reprendre l’expression de Panayotis Grigoriou, « la res publica la mieux partagée est l’indignation et la colère des citoyens47 », Markaris ne cesse de souligner le caractère explosif de la situation sociale de son pays. À ce titre, il accorde une place importante, dans sa chronique de la crise, à la montée en puissance de l’extrême droite. S’il ne mentionne jamais explicitement l’Aube dorée, l’auteur athénien fait au moins une allusion claire au mouvement néonazi grec dans son dernier roman. Alors qu’il relate des scènes de guérillas urbaines mettant la capitale grecque à feu et à sang, Markaris évoque la présence de « bataillons d’assaut48 » qui s’apprêtent à incendier un hôtel meublé abritant des immigrés. Soucieux de préserver l’ordre public, le commissaire Charitos doit négocier avec le chef de ces bataillons afin que ces derniers ne mettent pas leur menace à exécution. Le policier athénien parviendra à ses fins, mais il craindra pour sa sécurité ainsi que pour celle de sa fille, Katérina.

  • 49 Depuis la transition démocratique, l’extrême droite est présente sur l’échiquier politique grec ave (...)

23Comme on peut aisément l’observer, cette évocation du rôle politique de l’extrême droite n’est pas anodine dans Pain, Éducation, Liberté. À l’image de ses contemporains, Markaris semble très préoccupé par l’émergence du néonazisme et par les conséquences politiques que pourrait avoir une extrême droite renforcée en Grèce49. La mention des « bataillons d’assaut » et, plus largement, l’évocation de la recrudescence des actes violents commis contre les communautés immigrées vivant en Grèce, montre aussi que le nouveau roman policier hellénique, tel du moins que le conçoit l’écrivain athénien, se présente comme une radiographie de la société hellénique.

Coupables et responsables

  • 50 Dans Journal de la nuit [Νυχτερινό δελτίο] (1995), son premier roman policier, Markaris éreinte les (...)
  • 51 Sur ce point, voir le deuxième « polar » de Markaris : Une défense en béton [Άμυνα ζώνης] (1998).
  • 52 Sur ce point, voir le « polar » Actionnaire principal [Βασικός μέτοχος] (2006).

24Dans un roman policier qui tourne de plus en plus à la satire de la société grecque contemporaine, Markaris considère souvent les personnages de « victimes » comme les « coupables » véritables, autrement dit comme les principaux artisans des malheurs du pays, on l’a vu. Au-delà des victimes expiatoires des premiers récits policiers de l’auteur (les journalistes50, les représentants du sport-business51, les publicitaires52, etc.), quels sont les principaux responsables de la « crise grecque » d’après Markaris ?

25Si les deux premiers volets de « la trilogie de la crise » n’épargnent ni les financiers étrangers qui tirent parti des déboires du pays ni les citoyens grecs qui profitent de l’incurie de l’État hellénique pour ne pas régler leurs impôts (sans parler des dirigeants ou des experts européens qui asphyxient la Grèce avec leurs mesures d’austérité), il semble que Markaris réserve l’essentiel de sa critique à la génération de l’École polytechnique. C’est cette génération d’anciens opposants à la junte, arrivés au pouvoir à l’occasion de la metapolitefsi et très liés au Pasok, que l’auteur cible en effet dans Pain, Éducation, Liberté. Sur ce point, on ne peut que souscrire aux analyses de Yann Plougastel lorsqu’il affirmait dans le journal Le Monde, avant même la parution du dernier roman de Markaris :

  • 53 Yann Plougastel, « Petros Markaris, la Grèce mafieuse », Le Monde du 15 août 2012.

Pour [Markaris], la crise économique actuelle n’est que le résultat de la crise du système politique, et celle-ci prend ses racines dans les années quatre-vingt, date à laquelle les gouvernants décident de prendre l’argent de l’Europe. Et les responsables en sont ceux qu’il nomme « la génération Bouboulina, la génération polytechnique », bref, la nouvelle génération de socialistes du Pasok, arrivée au pouvoir en 1981 : « Ils ont détruit ce pays. Ils voulaient construire une nouvelle Grèce (pour employer une phraséologie de gauche) et ils ont échoué53

26C’est contre cette génération d’hommes de gauche ayant ambitionné de réformer le pays et l’ayant finalement conduit à la faillite que l’auteur multiplie les critiques dans son dernier roman. Clientélisme, affairisme, corruption : les charges retenues contre certains représentants de la génération de l’École polytechnique sont en effet (trop) nombreuses pour Markaris. Ce sont ces parasites de la société hellénique qui sont, in fine, les principaux responsables de la « crise grecque » d’après l’écrivain athénien.

Épilogue : chronique d’une mort annoncée ?

27En somme, on peut constater que dans « la trilogie de la crise », l’intrigue criminelle se dilue au profit d’un tableau sociologique de la Grèce. Dans un roman policier à l’intrigue convenue, le plaisir du lecteur ne se confond plus avec la découverte de l’identité du criminel (autrement dit avec l’anatomie d’un crime), mais avec une mise en lumière des problématiques sociales de la Grèce contemporaine (ce que l’on pourrait appeler l’anatomie d’un pays).

  • 54 La « crise grecque » offre encore de multiples scénarios aux auteurs de romans policiers grecs en m (...)

28Bien sûr, on pourrait reprocher à Markaris d’avoir utilisé sans grande créativité les récents déboires de la Psorokostaina pour produire un récit de moins en moins policier et de plus en plus social. Les maux économiques qui s’abattent sur la Grèce constituent en effet du « pain bénit » pour un bon auteur de « polar » en mal de sujet54. Les analyses que livre l’écrivain athénien sur la « crise grecque » sont par ailleurs très personnelles et frôlent souvent la caricature. Il n’en demeure pas moins que l’intérêt des trois derniers romans de Markaris est d’avoir transformé un simple récit policier en une investigation sur les enjeux de la modernité grecque.

  • 55 Cornélius Castoriadis, Une société à la dérive : Entretiens et débats, 1974-1997, Seuil, Paris (200 (...)

29À cet égard, on peut dire qu’avec « la trilogie de la crise », le titre du dernier ouvrage (posthume) du grand penseur hellène Cornélius Castoriadis (Une société à la dérive55) semble plus que jamais d’actualité. Toute la question consiste à savoir si, comme se le demandent Adriani et Phanis dans un passage de Liquidations à la grecque, la Grèce se meurt comme un pays ou si, tel le Phénix, elle ne va pas tarder à renaître de ses cendres. Si l’on en juge d’après cet extrait du Justicier d’Athènes, Markaris semble plutôt opter pour la deuxième possibilité. Alors qu’un jeune homme se félicite du courage politique du « percepteur national du fisc », un autre s’empresse d’affirmer :

C’est ça la Grèce, mon ami […]. Au moment où tu crois qu’elle meurt, il y a toujours un héros pour la sauver. C’est pourquoi nous n’allons pas couler, quoi qu’en disent Merkel, Sarkozy et Olli Rehn. La Grèce ne meurt jamais, parce qu’elle sort toujours un héros de son chapeau à la dernière minute. 

30Gageons que l’Histoire confirmera cette analyse romanesque…

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Bibliographie

Sur la « crise grecque »

Bloudanis Nicolas, (2010), Faillites grecques : une fatalité historique ? Comprendre la « crise grecque » à travers l’histoire politique et économique de la Grèce moderne, Éditions Xerolas.

Dalègre Joëlle (dir.), (2013), Regards sur la « crise » grecque, Paris : L’Harmattan.

Delorme Olivier, (2013), La Grèce et les Balkans, Paris : Gallimard, Folio Histoire, t. 3.

Grigoriou Panayotis, (2013), La Grèce fantôme. Voyage au bout de la crise (2010-2013), Paris : Fayard.

Kefalas Alexia, (2013), Survivre à la crise grecque, Paris : Éditions de la Martinière.

Manolopoulos Jason, (2012), La dette odieuse. Les leçons de la crise grecque, Paris : Pearson-Les Échos éditions.

Plougastel Yann, (2012), « Pétros Markaris, la Grèce mafieuse », Le Monde, numéro du 15 août 2012.

Sur le roman policier grec

Tonnet Henri, (2005), «Σκέψεις για την εξέλιξη του νεοελληνικού αστυνομικού μυθιστορήματος», Réflexions sur l’évolution du roman policier néo-hellénique], Ο λόγος της παρουσίας. Τιμητικός τόμος για τον Παν. Μουλλά, Athènes: ΣΟΚΟΛΗΣ.

Tonnet Henri, (2006), « Réflexions sur l’évolution du roman policier grec », Autour du roman grec moderne. Sept études, Mesogeios/Méditerranée, p. 29-30.

Tonnet Henri, (2007), « Le roman policier en Grèce, de 1995 à aujourd’hui », Revue des études néo-helléniques, no 3, Paris/Athènes, p. 127-145. (Article disponible en grec (trad. Nina Kouletaki) sur le blog consacré à la littérature policière néo-hellénique : crimefictionclubgr.wordpress.com.

Tonnet Henri, (2009), « Le roman policier grec des origines à 2008 », in « La Grèce et le polar », Desmos, no 30, Paris, p. 11-21.

Tonnet Henri, (2010), « Le roman policier grec d’hier et d’aujourd’hui », Siècle 21, no 17 (automne-hiver) « La Grèce, une utopie », Paris, p. 13-16.

À paraître

Trois nouvelles policières grecques (Maris, Markaris, Apostolidis, Éditions L’Asiathèque, trad. de Loïc Marcou et de Henri Tonnet.

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Notes

1 Pétros Markaris est né à Istanbul en 1937. Il s’installe en Grèce en 1964 après avoir assisté à la disparition de la présence hellénique en Turquie (pogroms anti-grecs de septembre 1955, expulsion de 1964). Certains de ses récits policiers, comme le roman L’Empoisonneuse d’Istanbul [Παλιά, πολύ παλιά] (2008) ou la nouvelle : « Trois jours » [« Τριημερία », Ελληνικά εγκλήματα] (2007), portent la trace d’une nostalgie pour un passé révolu, dominé par la coexistence entre Turcs et « Rums » (les Grecs de Turquie).

2 Germanophone émérite, Pétros Markaris a traduit le Faust de Goethe, des poèmes de Berthold Brecht ainsi que nombre de pièces de dramaturges allemands et autrichiens.

3 Pétros Markaris a travaillé aux côtés du maître du « nouveau cinéma grec », Théo Angelopoulos (1935-2012). Il a écrit le scénario des films : Jours de 1936 (1972), Alexandre le Grand (1980), Le Pas suspendu de la cigogne (1991), Le Regard d’Ulysse (1995), L’Éternité et un jour (1998) et La Poussière du temps (2008). Sa longue et fructueuse collaboration avec Angelopoulos lui vaudra aussi d’écrire Le Journal d’« Une Éternité » [Το ημερολόγιο «μιας Αιωνιότητας»] (1998).

4 Pétros Markaris a été scénariste de la série télévisée : Anatomie d’un crime [Ανατομία ενός εγκλήματος], diffusée sur la chaîne ANT1 (1992-1995).

5 En Grèce, Markaris s’exprime souvent sur la « crise grecque » dans les différents médias d’information alternative (comme Protagon.gr). Il a en outre participé, aux côtés de Takis Theodoropoulos, Paschos Mandravelis et Vassilis Papavassiliou, à la rédaction d’un livre offrant un autre regard sur la crise : Υπό το μηδέν (Τέσσερα σχόλια για την κρίση), Okeanida, Athènes, 2010. À l’étranger, Markaris est généralement considéré comme un porte-parole de son pays. On lira avec intérêt l’article que lui consacre le journaliste Yann Plougastel dans Le Monde du 15 août 2012 : « Pétros Markaris, la Grèce mafieuse ».

6 Les deux premiers volets de ce triptyque sur la « crise grecque » ont été traduits en français, aux éditions du Seuil, par Michel Volkovitch. Le troisième volet est en cours de traduction.

7 L’auteur de cet article soutiendra prochainement en Sorbonne une thèse de doctorat de troisième cycle en littérature néo-hellénique sous la direction de M. le professeur Henri Tonnet. Cette thèse est intitulée : « Le roman policier grec (1953-2013). Une enquête sur les enjeux littéraires du genre policier en Grèce ».

8 Pétros Martinidis est né à Thessalonique en 1942. Il enseigne les théories architecturales et l’histoire de l’art à l’université Aristote. Parallèlement à ses missions d’enseignement et de recherches, Martinidis est l’auteur d’une œuvre policière importante. Il a écrit une tétralogie autour de l’université grecque : Quatre Meurtres à l’université [Τέσσερις πανεπιστημιακοί φόνοι] et une trilogie sur le monde du théâtre : Morts théâtrales [Θεατρικοί θάνατοι]. L’un de ses romans vient d’être traduit en français par le professeur Henri Tonnet : Reflets du destin, L’Harmattan, « Études grecques », Paris, 2013.

9 Inséré dans la trilogie Morts théâtrales et inspiré d’un « polar » de l’écrivain français Jean Contrucci (La Faute de l’abbé Richaud), le roman Dieu protège les athées [Ο Θεός φυλάει τους άθεους] (2006) évoque la place du clergé grec orthodoxe à Thessalonique.

10 Tel est le surnom affectueux que Pétros Markaris a donné à Yannis Maris lors d’un colloque organisé à Athènes en 2010 sur l’œuvre du père fondateur de la littérature policière grecque.

11 Dans son œuvre policière pléthorique dont la production s’étale sur un quart de siècle, de Crime à Kolonaki [Έγκλημα στο Κολωνάκι] (1953) à Rapt [H Απαγωγή] (1978), Yannis Maris (pseudonyme de Yannis Tsirimokos) met souvent en scène un personnage de policier sympathique et flegmatique, créé sur le modèle du commissaire Maigret de Simenon. Ce personnage, appelé Georges Békas, coopère souvent, pour les besoins de l’enquête, avec un journaliste nommé Makris. À la différence du commissaire Charitos, qui s’exprime toujours à la première personne dans la série de Markaris, le commissaire Békas n’est jamais le narrateur des récits de Maris. Le passage de la troisième à la première personne n’est pas sans incidence sur le caractère politique de la nouvelle fiction policière grecque. Dans les récits de Markaris, Costas Charitos peut être considéré en effet comme un porte-parole des idées politiques de son auteur.

12 Si l’on en croit Nikos Dimou dans Du malheur d’être grec [Η δυστυχία του να είσαι Έλλην] (1975), la grinia est l’une des principales caractéristiques du tempérament des Hellènes. C’est ce que tend à montrer la maxime 40 : « Le bonheur du malheur du Grec moderne trouve son expression parfaite dans la grinia, la grogne grecque » [«Η ευτυχία της δυστυχίας του Νεοέλληνα εκφράζεται τέλεια στην «ελληνική γκρίνια»].

13 Nikitas Zissimopoulos, Richard Robinson, Henrik De Mor et Kyriakos Fanariotis, les quatre victimes du « liquidateur » de Liquidations à la grecque, appartiennent toutes au milieu de la finance internationale. La première a créé une banque d’investissement (la Coordination and Investment Bank) dans un paradis fiscal ; la deuxième travaille dans la succursale athénienne d’une banque anglaise (la First British Bank) ; la troisième dirige une agence de notation étrangère (Wallace & Cheney) ; quant à la dernière, elle dirige une société de recouvrement de créances (Cash Flow). De manière symptomatique, le commissaire Charitos est assisté dans son enquête par un certain Spyridakis, qui travaille au Service de répression de la criminalité économique (SDOE), une nouvelle entité du ministère des Finances de la République hellénique.

14 Le titre grec du roman (Περαίωση) désigne une procédure fiscale permettant à un contribuable de solder ses arriérés d’impôts en versant une somme forfaitaire (qui ne correspond pas nécessairement au montant dû) au fisc grec. Mais le titre est aussi polysémique : il renvoie à une notion de règlement de comptes dans tous les sens du terme. Le « justicier » d’Athènes utilise constamment le mot : «περαίωση» lorsqu’il menace ses futures victimes.

15 Rappelons que les étudiants ayant occupé l’École polytechnique d’Athènes en novembre 1973 scandaient le slogan : « Pain, Éducation, Liberté » [«Ψωμί, Παιδεία, Ελευθερία ].

16 Quelques jours avant sa mort, Théo Angelopoulos déclarait, lors d’une interview au journal italien Il Messaggero : la société grecque est une société « en pleine crise existentielle, qui a perdu ses repères ». Extrait cité par Grigoriou (voir infra), p. 137.

17 Nous précisons que les quelques lignes qui suivent ne sont pas l’œuvre d’un historien et qu’elles n’ont aucune prétention à l’exhaustivité. Sur la crise grecque et ses effets économiques, sociaux, politiques et moraux, nous renvoyons (dans l’ordre alphabétique) à Nicolas Bloudanis (Faillites grecques : une fatalité historique ? Comprendre la « crise grecque » à travers l’histoire politique et économique de la Grèce moderne, éditions Xerolas, 2010) ; Joëlle Dalègre, dir. (Regards sur la « crise » grecque, L’Harmattan, Paris, 2013) ; Olivier Delorme (La Grèce et les Balkans, t. 3, Folio Histoire, Paris, 2013) ; Panayotis Grigoriou (La Grèce fantôme. Voyage au bout de la crise (2010-2013), Fayard, Paris, 2013) ; Alexia Kefalas (Survivre à la crise grecque, éditions de la Martinière, Paris, 2013). Cette liste est loin d’être exhaustive, car la bibliographie sur le sujet est pléthorique.

18 La crise de la dette souveraine connue par la Grèce n’est pas la première de son histoire. En 1932, par exemple, l’État grec avait fait défaut, 43 % du budget de l’époque servant à honorer le service de la dette (les créances grecques étaient alors détenues par des banques britanniques). Sur ce point, voir Athanasia Bara, « La crise financière dans la Grèce de l’entre-deux-guerres », in Joëlle Dalègre, dir. (voir supra, pp. 127-154).

19 Groupe d’experts, composé de représentants du Fonds monétaire international (FMI), de la Banque centrale européenne (BCE) et de la Commission européenne.

20 Ce mémorandum devait permettre à l’État grec de restructurer sa dette grâce à un apport de capitaux étrangers… que le pays devait par la suite rembourser au prix fort, en raison du caractère prohibitif des taux d’intérêt infligés à la Grèce.

21 Sur la Grèce des memoranda, voir Joëlle Dalègre (voir supra).

22 Le mouvement des « indignés » ou des « exaspérés » [«αγανακτισμένοι»] débute en Grèce le 25 mai 2011. Il atteint son pic le 5 juin 2011. Ce jour-là, on estime qu’entre 100 000 et 500 000 personnes se trouvent rassemblées sur la place Syntagma, à Athènes.

23 Lors des manifestations des « indignés » sur la place Syntagma, chaque citoyen disposait d’un temps de parole d’une minute trente pour exposer ses vues sur la crise, ainsi que le rappelle Grigoriou (voir supra, p. 61). Martinidis évoque ces rassemblements citoyens en marge de l’intrigue criminelle de son dernier roman : Sans dédommagements [Χωρίς αποζημίωση] (2011).

24 Acronyme du mouvement Ενιαία Λαϊκή Δημοκρατική Αντίσταση (Résistance populaire démocratique unie) qui joue sur l’homophonie avec le mot : «Ελλάδα» (la Grèce).

25 Mouvement contre la crise, lancé par le compositeur grec le 1er décembre 2010.

26 De l’avis général, la violence policière a atteint son paroxysme lors de la répression de la manifestation des « indignés » sur la place Syntagma, au mois de juin 2011. L’usage de la force, d’une violence inouïe, ainsi que l’utilisation d’une variété jusque-là inégalée de produits chimiques par la police a marqué les esprits. Sur ce point, voir Grigoriou (voir supra, pp. 56-57).

27 Officiellement, 2 500 Grecs se sont, par exemple, installés en Australie en 2011 tandis que 40 000 se sont manifestés auprès des autorités australiennes comme candidats à l’immigration. Chiffres cités par Grigoriou (voir supra, p. 117).

28 PIIGS : acronyme utilisé pour la première fois en 2008 par des journalistes anglais pour désigner un groupe de pays (Portugal, Irlande, Italie, Grèce, Espagne) durement frappés par la crise économique. L’acronyme joue sur l’homonymie avec le mot anglais : « pig » (cochon).

29 Au mois de juin 2013, La société de conseil en investissements MSCI fait passer la Grèce de statut de « pays développé » à celui de « pays émergent », au même niveau que des pays comme le Qatar ou la Corée du Sud. C’est la première fois qu’un pays de l’UE est ainsi dégradé.

30 On pense notamment au suicide en pleine rue d’Athènes du pharmacien Dimitris Christoulas (4 avril 2012). Motivé par des raisons économiques, mais aussi politiques, ce suicide a marqué les esprits en Grèce. Comme on le verra plus loin, Markaris fait allusion à la hausse très préoccupante du taux de suicide en Grèce dans sa « trilogie de la crise ».

31 Voir notamment l’article : « Grèce : la fin d’Aube dorée ? » dans Le Courrier international du 30 septembre 2013.

32 Ce point de vue est soutenu par la plupart des historiens et des sociologues étudiant la société grecque contemporaine. Sur ce point, voir Delorme (voir supra), t. 3, p. 2070.

33 La chancelière allemande s’est rendue à Athènes le 9 octobre 2012. Cette visite a été placée sous très haute tension en raison du ressentiment antiallemand d’une grande partie de la population grecque. Markaris mentionne à plusieurs reprises Angela Merkel dans Le Justicier d’Athènes. L’attitude assez arrogante de la chancelière allemande à l’égard des Grecs et la doxa libérale qu’elle professe n’y sont sans doute pas étrangères.

34 On pense aussi au récit-témoignage de Christos Chryssopoulos (1968-), Φακός στο στόμα. Ένα χρονικό για την Αθήνα, Polis, Athènes, 2012. Ce livre, qui constitue une sorte de chronique de la crise, relatée par un narrateur-déambulateur, a été traduit en français sous le titre Une lampe entre les dents, une chronique athénienne, trad. d’Anne-Laure Brisac, Actes Sud, Arles, 2012.

35 Ce film réalisé par Ana Dumitrescu sur un scénario de Panayotis Grigoriou est sorti dans les salles françaises le 14 octobre 2012. Comme son titre l’indique, il s’attache à montrer les multiples conséquences humaines de la crise grecque.

36 Dans En série [Κατεξακολούθηση], son autobiographie publiée aux éditions Patakis en 2006, Markaris se présente clairement comme un écrivain de gauche, revendiquant notamment l’héritage du dramaturge allemand Berthold Brecht (qu’il a traduit) ou du romancier espagnol Manuel Vázquez Montalbán.

37 D’après le dictionnaire de Babiniotis, le terme : «Ψωροκώσταινα» se réfère à l’État grec, lorsqu’il s’appuie plus sur la contribution volontaire et sur les efforts de ses habitants que sur une répartition juste et méthodique de ses propres ressources. L’expression usuelle : «θα τα πληρώσει η Ψωροκώσταινα» indique qu’en raison de son retard, le peuple grec doit s’acquitter d’obligations qui sont principalement dues aux négligences de ses dirigeants. On rappellera que le mot : «Ψωροκώσταινα» (qui signifie en grec : la femme galeuse de Kostas) est le surnom d’une femme du xixe siècle, appelée en réalité Panoraia Chatzikosta ou Chatzikostaina. Cette femme, qui s’était réfugiée à Nauplie et qui vivait pauvrement, est passée dans la mémoire collective en donnant tous ses biens lors d’une quête organisée en 1826 pour venir en aide aux Grecs assiégés à Missolonghi. Dans d’autres variantes de la légende, cette femme rencontre par hasard le gouverneur Ioannis Capo d’Istria à Nauplie et elle décide de lui donner tous ses biens.

38 Cette mission régalienne dans un certain nombre de pays occidentaux (comme la France) a souvent été contestée en Grèce, l’État ayant été perçu pendant la domination ottomane [τουρκοκρατία] comme un envahisseur auquel il convenait de résister. Par ailleurs, la fraude fiscale est souvent présentée en Grèce comme une réponse légitime aux carences de l’État hellénique. Sur la question fiscale grecque, voir notamment Delorme (voir supra), t. 3, p. 2075 et suiv.

39 Katérina assure en outre la défense d’un jeune homme accusé (à tort) de trafic de drogue et qui gère un hôtel abritant des immigrés clandestins.

40 La nouvelle : «‘Άγγλοι, Γάλλοι, Πορτογάλοι…» est incluse dans le recueil Athènes, capitale des Balkans [Αθήνα πρωτεύουσα των Βαλκανίων], Gavriilidis, Athènes, 2004.

41 Dans un article intitulé : «Στην Ελλάδα του αστυνόμου Χαρίτου», The books’ Journal, no 10 (2011), Eleni Papageorgiou va jusqu’à dire que les derniers récits policiers de Markaris ont une vertu « pédagogique » et qu’ils proposent une explication de certains phénomènes de l’économie ou de la finance modernes, depuis le fonctionnement des agences de notation jusqu’aux « hedge funds » en passant par les banques d’investissement, les sociétés spécialisées dans les recouvrements de créances, etc. Dans « la trilogie de la crise », le polar grec tourne souvent, en effet, à la leçon d’économie ou de finance.

42 PIM : acronyme de Programmes intégrés méditerranéens. Ces programmes ont été créés par la CEE au milieu des années quatre-vingt pour que les nouveaux adhérents (Portugal, Espagne, Grèce) rattrapent leur retard en termes d’infrastructure par rapport aux autres États membres de la Communauté économique européenne.

43 CCA : acronyme de Cadre communautaire d’appui. Dans la phraséologie bureaucratique de la Commission européenne, les CCA sont des « documents approuvés par l’UE une fois que les plans présentés par l’État membre intéressé ont été analysés ». Les CCA permettent aux États membres de l’UE de bénéficier de généreux subsides. Markaris évoque ces les CCA dans deux de ses romans en indiquant qu’ils ont été détournés par des individus cupides (Le Che s’est suicidé) ou dépensés à mauvais escient (Pain, Éducation, Liberté).

44 Dans Liquidations à la grecque, Adriani, la femme du commissaire Charitos, tombe en dépression après avoir assisté à la mort par défenestration d’une personne victime de la crise.

45 Fondé sur la gratuité des soins, le système national de santé grec [Εθνικό Σύστημα Υγείας] a été créé en 1982 sous le gouvernement socialiste d’Andréas Papandréou.

46 Sur ce point, voir Grigoriou (voir supra, p. 172 et suiv.). Le sociologue évoque la réapparition, en raison de la crise, des cultures vivrières dans la campagne grecque.

47 Grigoriou (voir supra, p. 79).

48 Le terme grec employé par Markaris est «τάγματα εφόδου» (Pain, Éducation, Liberté, p. 99 de l’édition grecque). Cette expression n’est sans doute pas employée au hasard par l’auteur. Juste après l’assassinat du musicien Paul Fyssas (18 septembre 2013), un ancien membre du noyau dur d’Aube dorée a révélé à la presse grecque l’existence au sein de ce parti d’une structure clandestine, dénommée « Bataillon d’assaut ». Sur ce point, on peut dire que le roman de Markaris est sombrement prémonitoire.

49 Depuis la transition démocratique, l’extrême droite est présente sur l’échiquier politique grec avec la création en 2000 du Λ.Α.Ο.Σ (Λαϊκός Ορθόδοξος Συναγερμός ou Alliance orthodoxe populaire) du journaliste et homme politique Georges Karantzaferis (un ancien membre de la Nouvelle Démocratie). À la différence de l’Aube dorée, le LAOS n’est pas, cependant, un parti néonazi et révisionniste.

50 Dans Journal de la nuit [Νυχτερινό δελτίο] (1995), son premier roman policier, Markaris éreinte les journalistes et la société médiatique grecque dans son ensemble. L’auteur la juge coupable d’un certain nombre d’errements : absence de toute déontologie, transformation de l’information en roman à suspense, pressions exercées sur le pouvoir politique, etc.

51 Sur ce point, voir le deuxième « polar » de Markaris : Une défense en béton [Άμυνα ζώνης] (1998).

52 Sur ce point, voir le « polar » Actionnaire principal [Βασικός μέτοχος] (2006).

53 Yann Plougastel, « Petros Markaris, la Grèce mafieuse », Le Monde du 15 août 2012.

54 La « crise grecque » offre encore de multiples scénarios aux auteurs de romans policiers grecs en mal d’invention : de la fermeture de la chaîne de télévision publique ERT (juin 2013) à la mort du rappeur Paul Fyssas (septembre 2013) en passant par la déambulation du chien Loukanikos en marge des manifestations des « indignés » de la place Syntagma (mai-juin 2012), les sujets se prêtant à une intrigue policière sont légion. Peut-être certains auteurs policiers s’en inspireront-ils à l’avenir.

55 Cornélius Castoriadis, Une société à la dérive : Entretiens et débats, 1974-1997, Seuil, Paris (2005).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Loïc Marcou, « De l’anatomie d’un crime à l’anatomie d’un pays : la « crise grecque » dans les trois derniers romans policiers de Pétros Markaris »Cahiers balkaniques [En ligne], 42 | 2014, mis en ligne le 06 juin 2014, consulté le 30 novembre 2024. URL : http://journals.openedition.org/ceb/5162 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ceb.5162

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Auteur

Loïc Marcou

Professeur de lettres – doctorant

Université de Paris IV-Sorbonne

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