La naissance d’un anachronisme : « le féminisme pendant la Révolution française »1
Notes de la rédaction
Transcription des lettres par Violaine Challéat, conservateur du patrimoine
Texte intégral
1Les néologismes féminisme et féministe apparaissent de manière sporadique dans le vocabulaire médical des années 1870 pour décrire une féminisation du corps et, sous la plume d’un écrivain à succès, Alexandre Dumas fils qui, dans son pamphlet L’homme-femme (1872), taxe de « féministes » les partisans de la cause des femmes. Dix ans plus tard, une journaliste, Hubertine Auclert, pionnière du suffragisme en France2, qualifie son combat de féministe. Avec la création d’une Fédération française des sociétés féministes en 1891 et une campagne européenne pour l’émancipation des femmes, cet usage des mots se popularise dans la décennie 1890-1900.
2Le premier congrès annuel de la Fédération des sociétés féministes se tient en 1892 et bénéficie d’une importante couverture de presse. Le quotidien Le Temps suit l’événement du 14 au 17 mai. L’utilisation de ce terme se généralise en Europe, notamment en Belgique et dans la Suisse francophone. La Revue politique et parlementaire publie, à partir d’août 1896, une série d’articles sur le féminisme en Angleterre, France, Italie, États-Unis, Australie et Allemagne3. C’est dans ce contexte que François-Alphonse Aulard4 (1849-1928), titulaire de la chaire d’histoire de la Révolution française à la Faculté de lettres de Paris depuis 1891, républicain, libre penseur, dreyfusard, membre du Parti radical, s’interroge sur l’existence d’un mouvement féministe pendant la Révolution française, scène originelle à ses yeux de la démocratie et de la république. Il profite d’une demande d’information que lui adresse l’historien Léopold Lacour (1854-1939), normalien, agrégé de lettres, professeur de rhétorique, conférencier, dramaturge et critique, pour amorcer une correspondance5 : le goût de l’éloquence les rapproche. En 1898, il s’enquiert avec une certaine inquiétude de la signification du mot féminisme. Aux yeux d’Aulard, Lacour est un interlocuteur possible bien que ce dernier ne se réclame pas du féminisme et dénonce dans son ouvrage L’Humanisme intégral, duel des sexes - la cité future (Paris, 1897), une utilisation abusive de ce terme : « Il m’était clair que le mot féminisme, d’ailleurs équivoque, ne rendait qu’une partie, la moins personnelle de ma pensée […] On a vu naître, voilà deux ans un féminisme chrétien. Il y avait déjà et depuis longtemps un féminisme bourgeois et un féminisme socialiste ».
3L’appellation d’« humanisme intégral » que Lacour propose ne fit pas souche et Aulard ne la reprend pas dans son article de la Revue Bleue qui représente le summum de son intérêt pour la cause des femmes : hommage au texte de Condorcet sur L’Admission des femmes au droit de cité, à l’action d’Etta Palm d’Aelders au sein de la Société fraternelle des deux sexes. En historien, il ne cède pas à la manie du portrait et souligne la dimension collective du mouvement avec ses limites : « Les femmes participèrent enfin à la Révolution qu’elles contribuèrent à faire réussir, celles-là dans les salons, celles-ci dans la rue, quelques unes à la prise de la Bastille. Elles concoururent par des paroles et par des actes, à la municipalisation de la France en juillet 1789. Ce sont des parisiennes qui firent les journées des 5 et 6 octobre, si décisives […]. Elles avaient vraiment fait acte de citoyennes, lorsque Condorcet reprit en main leur cause, avec plus d’éclat et d’insistance qu’en 1788 ».
4En 1902, une évolution dans la pensée d’Aulard se lit à travers l’appréciation qu’il porte sur le républicanisme de Mademoiselle de Kéralio : « Était-elle féministe ? se demande-t-il. Oui et non. C’est-à-dire qu’elle ne fit pas de thèse féministe mais partant de cette vue que la démocratie et la république, c’est la fraternité, elle crut que la fraternité devait reposer sur l’alliance de l’homme et de la femme pour l’œuvre sociale et politique »6. À travers l’action de l’entreprenante journaliste que fut Mademoiselle de Kéralio7, les convictions d’Aulard se révèlent, liant indissolublement égalité des sexes et république, lien que les écrits de Mademoiselle de Kéralio, et l’histoire de France furent loin de confirmer.
Annexe
* St Palais-sur-Mer (Charente Inférieure), 24 septembre 1895
Monsieur et cher confrère,
Mes trois volumes sur l’Éloquence parlementaire pendant la Révolution sont épuisés, je n’en ai plus que mon exemplaire personnel, et je ne vois aucun moyen de vous le procurer, si ce n’est par les bouquinistes.
Quant au Culte de la Raison, il a paru chez Alcan, pour lequel je vous envoie le petit mot ci-joint.
Vos intéressantes questions s’adressent à quelqu’un qui est en bien mauvaise posture pour y répondre, loin de ses notes et de ses livres, le cerveau vide.
Cependant je ne crois pas qu’il y ait de document rare et curieux sur votre sujet en dehors des sources que vous me paraissez si bien connaître. Vous savez que Tourneux8 n’a pas encore publié la partie de sa bibliographie relative à l’histoire des mœurs : elle vous serait fort utile. Une de vos sources utiles, c’est le club des Jacobins9. Mon tome V de « La Société des Jacobins » (janvier 1793-mai 1794) vient de paraître chez Cerf. Vous n’auriez qu’à le lui demander pour compte-rendu (sans vous croire tenu à rien pour cela).
Avez-vous retrouvé quelque registre d’un club de femmes ? Ce serait très important. Les Tableaux de Paris pendant la Rév. par A. Schmidt10 sont précieux surtout avec la table alphabétique, qui forme un tome IV, lequel manque souvent aux exemplaires. Je ne parle pas de l’ouvrage édité chez Champion et traduit (je crois) par Viollet, mais du recueil de documents publié en français à Leipzig, et dont le dernier volume (la table) a paru en 1870 ou 1871.
Schmidt n’a pas donné tous ces rapports de police. Il y en a d’autres aux Archives, et au moins aussi importants.
Non, Lairtullier11 n’a pas été, que je sache, réimprimé.
La suppression des clubs de femmes par les Montagnards a été le premier acte par lequel ils ont commencé à réaliser leur plan de suppression de toutes les Sociétés populaires non jacobines. Ils ont ensuite supprimé les Sociétés sectionnaires. On voulait à tout prix l’unité dans le gouvernement de la défense nationale. C’est là un point de vue peut-être superficiel, mais non négligeable dans l’histoire du rôle des femmes pendant la Révolution. Je reviendrai à Paris à la fin d’octobre, et si vous désirez d’autres renseignements, je me mettrai à votre disposition pour en causer avec vous.
Veuillez agréer, Monsieur et cher confrère, l’expression de mes sentiments bien dévoués et sympathiques.
A. Aulard
Les Petites affiches12, patiemment feuilletées, sont une source précieuse pour l’histoire des mœurs pendant la Révolution, précieuse et très amusante.
* Paris, 19 nov. 97,
1 place de l’École
Cher monsieur,
Vous connaissez sans doute (mais je me permets de vous le signaler) le passage de l’Essai sur les Assemblées provinciales par Condorcet13 (œuvres, t. IX, p. 141) où il réclame le « droit de cité » pour les femmes (en 1788). Vous savez aussi que le règlement pour la formation des assemblées provinciales accorde des droits politiques aux femmes seigneurs de paroisses, et que, pour la convocation des États généraux, certaines catégories de femmes votèrent.
Votre bien dévoué
A. Aulard
* Paris, 27 février 1898
1, place de l’École
Cher monsieur,
Dans mon cours à la Sorbonne, je traite cette année des origines du parti républicain. Ces origines sont intimement mêlées au mouvement féministe sous la Constituante. J’ai tâché de démêler cela, et j’ai été amené ainsi à faire toute une leçon, mercredi dernier, sur le féminisme en 1790-1791, leçon que je publierai sans doute en forme d’article. Mais je ne sais pas du tout ce qu’on a publié sur le même sujet, et j’ai recours à votre obligeance pour le savoir. Connaissez-vous un article ou une étude quelconque là-dessus, qui vaille la peine d’être lus et cités ? Je sais que vous avez fait des conférences : ont-elles été publiées ? Le Faure14 et Lairtullier, voilà tout ce que je connais. Vous me feriez très grand plaisir en prenant la peine de me répondre un mot là-dessus, et voyez mon indécision ! C’est une prompte réponse que je vous demande. Me voilà très intéressé par un sujet que je croyais n’aborder qu’en passant. Autre question, bien naïve et presque bête : féminisme, cela veut bien dire, n’est-ce pas ? une doctrine en vue d’égaler les droits de la femme à ceux de l’homme ? je ne voudrais pas employer ce mot abusivement.
Veuillez agréer, cher monsieur, l’expression de mes sentiments bien dévoués et sympathiques.
A. Aulard.
[en tête : La « Révolution Française » / revue d’histoire moderne et contemporaine publiée par la société de l’Histoire de la révolution /cabinet du directeur / 1, place de l’École (Quai du Louvre)],
* Paris, le 20 janvier 1900
Cher monsieur,
Dans le Répertoire pour 1898, je vois seulement le livre de M. de Maulde : Les femmes de la Renaissance, chez Perrin, in-8 de 722 p., et deux articles sur ce livre, intitulés Le féminisme au XVIe siècle, l’un par Chantavoine, dans Le Correspondant, année 1898, l’autre par Doumic, dans la Revue des deux mondes, même année.
Je suis très fier et très heureux qu’une étude de vous me soit dédiée. Saviez-vous que le conventionnel Rouzet15 (de la Haute-Garonne) fut un féministe décidé ? En avril 1793 et en messidor an III, il réclame le droit de vote pour les femmes. Voir ses Vues civiques sur la Constitution, LE38-1506, in-8 [barré : pièce].
Votre cordialement dévoué,
Aulard
Notes
Pour citer cet article
Référence papier
Christine Fauré, « La naissance d’un anachronisme : « le féminisme pendant la Révolution française » », Annales historiques de la Révolution française, 344 | 2006, 193-195.
Référence électronique
Christine Fauré, « La naissance d’un anachronisme : « le féminisme pendant la Révolution française » », Annales historiques de la Révolution française [En ligne], 344 | avril-juin 2006, mis en ligne le 01 juin 2009, consulté le 27 novembre 2024. URL : http://journals.openedition.org/ahrf/6433 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ahrf.6433
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