- 1 Au recensement de 1999, la population du Kazakhstan comptait 53,4% de Kazakhs, 30% de Russes, 3,7% (...)
1Comme dans la plupart des pays issus de l’ex‑URSS, l’ethnologie au Kazakhstan connaît une crise profonde. Elle est affectée aujourd’hui par une baisse qualitative et quantitative des travaux, les institutions de recherche souffrent d’une marginalisation et de problèmes de fonctionnement matériels. Mais on ne peut comprendre la difficulté de renouvellement notamment théorique et thématique de la discipline sans revenir sur des éléments de l’histoire des institutions qui ont participé à sa genèse et sans mesurer son degré de politisation permanent depuis son avènement. La situation politique du Kazakhstan indépendant conditionne, dans une large mesure, les interrogations et les choix des ethnologues : le régime du président N. Nazarbaev exerce une politique nationaliste qui favorise la part kazakhe de la population, via une ségrégation notamment linguistique et qui exalte des symboles nationaux ignorant la diversité ethnique du pays1. L’objet de cet article n’est pas d’analyser directement les rapports entre le politique et la discipline : on se contentera de dresser un tableau critique de l’ethnologie, de ses thématiques privilégiées, de ses méthodes et de ses handicaps. On écrira dans cet article « ethnologie » et non « anthropologie », pour rester fidèle au terme employé aujourd’hui au Kazakhstan.
- 2 Exception faite de l’imposante monographie de Levšin (1832). L’auteur est fonctionnaire au Ministèr (...)
2La société kazakhe fut d’abord un objet d’étude pour les ethnographes de l’Empire russe, à l’instar des populations dites indigènes pour les empires coloniaux européens. Le développement d’un savoir ethnographique institutionnel sur les populations kazakhes commence véritablement à partir du milieu du XIXe siècle2 et coïncide avec l’arrivée des lettrés kazakhs dans les organes coloniaux d’administration de l’Empire russe et, dans une large mesure, avec leur participation à l’élaboration de ce savoir.
- 3 Gouvernorat général militaire d’Orenbourg créé en 1744, gouvernorat de Sibérie occidentale créé en (...)
- 4 Qui comprend les oblast’ (division administrative équivalente à la région) d’Omsk, Tomsk, Tobolsk.
3Si l’on exclut les témoignages des XVI‑XVIIIe siècles, les récits de voyageurs ou d’ambassadeurs qui rassemblent des informations parcellaires et partiales, et les quelques études orientalistes sur l’Asie centrale, on constate que les premières recherches sont le fait des structures coloniales3. Les administrations militaires dotées de statisticiens et de juristes commandèrent dès leur installation des travaux sur les populations locales. Mais c’est la Société impériale russe de géographie, fondée en 1845 à Saint-Petersbourg par un groupe de fonctionnaires de l’Empire (officiers, académiciens ou cadres du ministère de l’Intérieur), qui initia des recherches de terrain en tant que telles sur tout le territoire de l’Empire. Elle s’implanta en Asie intérieure en développant un réseau de départements et de sous‑départements dans les divers gouvernorats avec le soutien de ces derniers. C’est ainsi qu’elle créa une représentation à Orenbourg en 1867 qui publia sa propre revue dès 1870. Le département de Sibérie occidentale4 fut, lui, fondé en 1877, avec l’aide du gouverneur général du gouvernorat de Sibérie occidentale, G. N. Potanin. Celui du Turkestan vit le jour en 1897, et le sous‑département de la Société à Semipalatinsk fut inauguré en 1902 sous l’impulsion du comité statistique de l’oblast’ du même nom. Arrêtons‑nous maintenant sur quelques aspects représentatifs de son activité concernant les études kazakhes.
- 5 Campement nomade, unité domestique et économique, groupe de yourtes.
- 6 Réforme mise en place en 1864. Voir sur ce point : Valixanov (op. cit., t. 4 : 77-104) & Sulejmenov (...)
4La Société de géographie organise son premier voyage d’étude dans les steppes kazakhes en 1850, sous la direction de l’ethnographe P. I. Nebol’sin (1817‑1893) dans les régions d’Orenbourg, d’Ouralsk et d’Astrakhan qui donne lieu à une monographie statistique et ethnographique (Masanov, 1966 : 131), fruit d’une observation itinérante systématique, cumulative et autant que possible, exhaustive. Suivie en 1856‑1857 par l’expédition du célèbre géographe P. P. Semenov Tjan‑Šanskij (1827‑1914) dans le Tian‑Chan et le Semireč’e, elle produit à la demande de l’administration, en plus de nombreuses données géographiques, la première étude sur les coutumes juridiques en usage dans les aouls5 kazakhs. Très rapidement, les recherches sur la steppe kazakhe firent intervenir des cadres kazakhs formés dans l’administration coloniale. Son représentant le plus brillant, Č. Valixanov (1835‑1865), produit de l’école russo‑indigène puis militaire intégré dans le corps des cadets de l’Empire, réunit une quantité et une variété considérables de matériaux ethnographiques (1984-1985) sur les Kazakhs tout en prenant activement part aux activités politiques de l’administration. Comme Valixanov, la majorité des rédacteurs des publications des Sociétés de géographie d’Orenbourg et de Sibérie occidentale avait un profil associant une formation professionnelle rarement scientifique et une vocation de recherche destinée à servir notamment la politique coloniale. Ces deux caractéristiques fondèrent, en quelque sorte, le rapport ambigu qui restera toujours présent entre le pouvoir et la discipline ethnologique. En effet, de nombreuses études, parmi les premières, portaient en priorité sur le droit coutumier, car elles correspondaient à une volonté de mettre en place un système juridique dual où le régime général impérial coexisterait avec les pratiques locales tout en les contrôlant6. Ainsi, les thèmes de recherche privilégiés étaient fonction des politiques en vigueur.
- 7 Administration mise en place par Stolypine, chargée d’organiser l’arrivée de nouveaux migrants russ (...)
- 8 Division administrative de l’Empire russe, inférieure à l’oblast’, correspondant à un district.
- 9 Démantèlements des communes paysannes, encouragement à la propriété privée.
- 10 Uezd de l’oblast’ du Semireč’e du Gouvernorat général du Turkestan.
5De ce point de vue, l’exemple le plus intéressant est celui de l’expédition dite F. A. Šerbin, dirigée par l’ethnographe éponyme (1849‑1936), également statisticien, qui prit la tête d’une longue étude de terrain commanditée par la direction de l’Immigration7. Cette dernière dure de 1898 à 1909 et réunit des matériaux publiés en treize volumes, consacrés respectivement aux uezd8 kazakhs du gouvernorat militaire d’Orenbourg et du gouvernorat général de Sibérie occidentale. Les thèmes d’étude et d’observation concernaient principalement les pratiques agraires et pastorales, avec un accent particulier porté sur la semi‑sédentarité et le développement des techniques d’agriculture notamment irriguée. Les matériaux recueillis abordent également la culture matérielle et la structure sociale des Kazakhs, se bornant à une approche très descriptive mais non moins précise de la distribution clanique par uezd.Les résultats de cette expédition ont servi à déterminer la surface des terres non exploitées par la population kazakhe dans le cadre d’une évaluation générale des terres disponibles sur le territoire de l’Empire russe ordonnée à partir de 1906 par Stolypine, ministre du Conseil des 2e et 3e Douma. La réforme agraire9 engagée par ce dernier avait, en effet, pour corollaire d’encourager les départs des paysans russes vers les régions de colonisation, en accordant, entre autres mesures incitatives, des crédits aux migrations, et par conséquent de leur garantir des terres. L’accélération de cette politique dans les années 1909‑1911 justifia de nouvelles expéditions (Skryplev, Rumjancev) dans les uezd plus méridionaux de la steppe10 sur le modèle de la précédente. L’un des importants acquis de ces expéditions fut la constitution d’une collection muséographique, future base pour une folklorisation à la période soviétique.
- 11 Komissija po izučeniju plemennogo sostava Rossii (KIPS).Le terme russe plemennoj réfère bien ici au (...)
- 12 Ethnographe et folkloriste, enseignant à la chaire d’ethnographie et de langue kazakhe de l’univers (...)
- 13 Masanov (op.cit. : 292-293). L’auteur ne fait qu’évoquer la question, sans donner de détails.
- 14 Il s’agit des intellectuels militants autonomistes fédéralistes des années 1910-1920, également eth (...)
6Les études ethnologiques abordent ainsi le nouveau siècle avec, à leur actif, un riche corpus de travaux et un lien intime avec les structures de pouvoir. Elles furent, à l’évidence, affectées par l’avènement du pouvoir soviétique qui, via la nouvelle Académie des sciences de la République Socialiste Fédérative Soviétique de Russie, fonda dès la fin 1917 unecommission d’Etude de la composition tribale de la Russie11, chargée d’établir une carte ethnique du territoire soviétique à partir des travaux déjà existants et de nouveaux programmes de recherche. Cette commission a, semble‑t‑il, particulièrement concerné l’Asie centrale. Elle était dirigée, dès sa création, par d’illustres chercheurs tels que Bartol’d (1869‑1930) (pour la République autonome du Turkestan) et mettait à contribution des ethnographes et des orientalistes reconnus (Zarubin, 1925 ; Gavrilov, 1921), comme par exemple Divaev12. Elle joua un rôle fondamental dans la politique de délimitation des frontières et les expéditions engagées dans ce but furent financées directement par le PCUS13. En 1928, cette commission publiait une carte ethnographique de la République Socialiste Soviétique Autonome du Kazakhstan en russe et en kazakh. C’est elle qui, rebaptisée en 1930, est à l’origine de l’« Institut d’étude des peuples d’urss ». L’année suivante, commençaient les premiers travaux de terrain dans les kolkhozes d’éleveurs kazakhs, mobilisant les institutions scientifiques comme administratives. C’est précisément à cette période que les orientations thématiques et idéologiques se forgent et façonnent les études ethnologiques sur les Kazakhs. Comme c’était le cas pour la direction de l’Immigration mais dans une autre perspective, la question principale qui se posait alors pour le pouvoir et qui fut confiée à l’ethnographe porte presque exclusivement sur le mode de production, sur les tendances à évoluer vers une économie sédentaire, condition sine qua non d’application du modèle d’économie soviétique. Intégrés dans le débat, les ethnographes des années 1920‑1930 avaient eu tendance à décrire et à analyser la société des pasteurs kazakhs en insistant sur le caractère nécessaire de la relation entre société et milieu naturel, avec un certain déterminisme biogéographique. Mais aussi – et c’est la seule fois dans l’histoire de l’ethnographie au Kazakhstan que la question est posée dans ces termes – les intellectuels kazakhs engagés dits nationalistes14, formés par l’administration coloniale et très présents dans les structures de pouvoir tant tsaristes que soviétiques, exposèrent dans leurs études (Togžanov, 1934 ; Nurgalev, 1995 : 30-42 ; Daxšlejger, 1973 : 117-176) que la mise en place des kolkhozes, à laquelle ils n’étaient pas forcément opposés, ne pouvait se faire que sur la base de la structure lignagère de la société (Masanov, 1966 : 297). Cette position, motif de répression car analysée comme remettant en cause un projet de société égalitaire, ne sera, par la suite, plus jamais évoquée, et les études de parenté sur la société kazakhe se raréfieront pour n’étudier que la distribution territoriale historique des lignages sans jamais aborder le contemporain. On évacuait ainsi un champ classique de l’ethnologie. De ce fait, une part importante des travaux publiés entre 1917 et les années 1930 concernait la culture matérielle et notamment la musique et l’art décoratif et appliqué des Kazakhs, et ce dans des buts muséographiques. On peut déceler ici le début de la folklorisation et de la fixation de stigmates nationaux.
7Les années 1930 et l’établissement du pouvoir stalinien signent la fin d’une pratique de terrain assez libre dans la mesure où les expéditions n’étaient ni complètement dictées par le pouvoir ni réellement surveillées. La collectivisation (1928‑33) occasionne quelques expéditions ethnographiques commanditées par l’Institut de recherche scientifique sur les kolkhozes de Moscou pour étudier la progression de la sédentarisation dans les aouls (Slastuxin, 1933). Ce n’est qu’après‑guerre que la discipline ethnologique connaît une véritable centralisation et un contrôle accru des méthodes et des résultats escomptés car elle n’est plus le fait que de l’institution universitaire et académique alors que, de la période coloniale à la fin des années 1930, elle était confiée à divers types d’organes.
- 15 D’après nos propres estimations, à partir des études qui en ont résulté.
- 16 Dans le système universitaire soviétique, un premier grade était obtenu après soutenance d’une thès (...)
8La première conséquence de cette institutionnalisation plus centralisée est la raréfaction des grandes expéditions : on en compte en moyenne entre 50 et 60 entre 1841 et 1928, et plus qu’une trentaine entre 1928 et 199115. Un deuxième point remarquable est la « nationalisation » des études sur le Kazakhstan : elles s’intéressent surtout aux populations kazakhes, elles sont menées par des ethnologues de la RSS du Kazakhstan, majoritairement kazakhs, et sous la coupe de l’Académie des sciences ou des universités de la République. L’Institut d’ethnographie Mikluxo‑Maklaj de Moscou et ses membres intervenaient cependant dans le cadre des directions et des soutenances de thèses de candidat ou de doctorat16 car la République du Kazakhstan ne réunissait pas, jusqu’à son indépendance, suffisamment de docteurs en ethnographie pour constituer des Conseils scientifiques habilités (jury).
- 17 Egalement spécialiste de l’Asie centrale, directeur de l’immense expédition archéologique et ethnog (...)
- 18 Voir la description assez détaillée de Longuet‑Marx (1990).
- 19 Un à trois mois en période d’été, souvent itinérants.
9C’est donc à partir des années quarante‑cinquante, et sous l’impulsion de Tolstov17, directeur de l’Institut d’ethnographie de l’Académie des sciences d’URSS de 1942 à 1966, que se développe une méthode normative et des études de terrain aussi bien au Kazakhstan qu’ailleurs en URSS : la méthode est celle de l’expédition collective où chacun des ethnologues participants travaille sur le thème assigné par l’Institut d’ethnographie18, où les séjours sont courts19 et les protocoles d’enquêtes (questionnaires méthodiques) obéissent à certaines exigences thématiques et idéologiques. L’orientation générale porte sur l’étude des kolkhozes, implicitement considérés comme des foyers de conservation des spécificités ethniques. Cette politique scientifique a donné lieu à de nombreuses études et publications concernant la culture matérielle et l’organisation économique des éleveurs kazakhs dans le kolkhoze. Seulement, elles laissaient de côté les rapports de parenté et analysaient l’organisation sociale indépendamment de ce facteur, accordant également peu de place aux pratiques religieuses ou ne les connectant pas à d’autres usages. En revanche, c’est plutôt dans le domaine des sciences historiques que pouvait exister un débat anthropologique articulé autour de la question de la nature du pastoralisme chez les Kazakhs, débat représenté par Zimanov (1958) et Erenov (1960) d’un côté, pour l’école marxiste la plus dogmatique, par Tolybekov (1959), Vostrov (1968), Mukanov (1968) et Šaxmatov (1967) de l’autre pour les partisans d’un modèle théorique plus spécifique au pastoralisme. Sans rapporter leurs analyses et leurs positions au présent, avec une approche parfaitement diachronique, ces auteurs discutaient le fonctionnement économique des sociétés pastorales d’Asie centrale à partir d’une tentative de définition des rapports de propriété au bétail et à la terre.
- 20 Historien de formation, directeur de l’institut d’ethnographie de Moscou de 1966 à 1989, successeur (...)
10C’est seulement dans les années quatre-vingt, à la faveur de l’engouement théorique initié par Bromlej20, que le débat se renouvelle en reconsidérant l’argument écologique qui est utilisé alors pour déterminer le fonctionnement de la société et sa capacité à se différencier (Masanov, 1995 : 238-247). Il n’en reste pas moins que ces recherches sont quasiment indépendantes et dissociées d’un travail de terrain de la part de leurs auteurs. Il y a bien là une fracture entre la pratique ethnographique et la réflexion théorique anthropologique : on constate d’un côté une absence de problématique dans le traitement des matériaux de terrain, et de l’autre une pensée qui se dispense des données empiriques.
11Forte de ce parcours retracé ici rapidement, l’ethnologie au Kazakhstan se trouve face au double héritage des pratiques coloniales puis soviétiques, et doit compter avec un legs, méthodologique, idéologique, politique puissant, de même qu’avec une abondance de sources. Depuis l’indépendance, il y a certes, au Kazakhstan, une continuité de la structure institutionnelle soviétique et des acteurs scientifiques mais le dynamisme de la discipline est soumis aux aléas économiques et politiques d’une situation de « transition » difficile.
12L’évolution de l’ethnologie aujourd’hui au Kazakhstan peut s’observer en partant d’une analyse de l’institution officielle et des travaux qu’elle produit. Etant donné que la discipline est perçue comme un support crédible et légitime du discours sur « l’identité » kazakhe, les publications, essais et études divers qui s’en réclament sont nombreux et on assiste à une surenchère des travaux notamment à caractère folklorique. On ne traitera pas ici des productions hors champ académique car elles semblent appartenir à une dynamique certes connexe à l’évolution de l’ethnologie, mais différente dans ses implications. Malgré un certain enthousiasme du public et des spécialistes, la discipline se heurte à des difficultés matérielles, à son héritage méthodologique et à de nouvelles prescriptions idéologiques latentes ou manifestes, qui compromettent l’émergence d’une véritable anthropologie sociale.
- 21 Institut d’ethnologie et d’anthropologie Mikluxo-Maklaj (Moscou).
- 22 Conseil scientifique des thèses (Naučnyj dissertacionnyj sovet).
13Le département d’ethnologie de l’Académie des sciences du Kazakhstan, qui est toujours subordonné à l’Institut d’histoire, n’a fait que changer de nom sur le modèle de son homologue russe21, pour passer d’ethnographie à ethnologie mais sans prétendre à l’anthropologie, terme encore réservé à l’anthropologie physique. Touché par le désengagement de l’Etat, il a vu ses effectifs diminuer et une majorité de chercheurs quitter le département du fait de son inertie et de l’interruption ou du retard de paiement des salaires. Cette précarité matérielle a conduit une grande partie des ethnologues à s’adresser à d’autres structures plus rémunératrices (programmes internationaux), à élargir leurs champs de recherches aux sciences politiques pour certains, ou bien tout simplement à renoncer à leur activité scientifique. Du point de vue organisationnel, le département d’ethnologie a dû créer ses propres instances de qualifications22 au prix de quelques manipulations administratives car il ne disposait pas de suffisamment de docteurs ayant soutenu en spécialité « ethnologie ».
- 23 Première ville du Kazakhstan par sa population et son niveau économique, capitale jusqu’en 1998, su (...)
- 24 Etudiant préparant une thèse de candidat.
- 25 Chercheurs préparant une thèse de doctorat.
- 26 Il s’agit en l’occurrence de Chevron (Etats-Unis), Mobil (Etats-Unis), Chinese Petroleum Corporatio (...)
- 27 Les aménagements notamment en gazoducs ou oléoducs doivent être éloignés d’au moins 50 m des élémen (...)
- 28 Entretien avec R. Beknazarov, professeur à l’université d’Aktjubinsk et membre de la commission (av (...)
14L’Institut d’ethnologie, situé à Almaty23, est le seul organe du Kazakhstan autorisé à habiliter des docteurs spécialisés en ethnologie. Les effectifs en avril 2001 dans la discipline s’élevaient à une dizaine d’« aspirants »24, une trentaine de « candidats »25 et une dizaine de docteurs. Les financements émanant du ministère de l'Education et des Sciences n’assurent que de maigres salaires, et aucun fonds n’est attribué pour les publications et les études de terrain. Dans de telles conditions, les recherches sur le terrain ne peuvent se faire qu’au compte des personnes, ou après l’obtention d’un fond d’aide le plus souvent étranger. Par exemple, l’université régionale d’Aktjubinsk (Kazakhstan occidental) et le département d’archéologie, d’histoire et d’ethnographie bénéficient, grâce à une loi de 1996 sur la protection du patrimoine historique et culturel du Kazakhstan, de subventions des entreprises étrangères pétrolières et gazières26 ayant des baux sur les sols. Celles‑ci doivent financer des études sur le territoire en question avant de l’aménager. Elles entretiennent ainsi une commission d’Etat dirigée par l’université d’Aktjubinsk qui est chargée de protéger les monuments (mausolées, cimetières, etc.) et les populations27. Ces fonds ont permis de conduire des expéditions ethno‑archéologiques deux fois par an sur les lieux de forage ou sur les itinéraires des tubes en projet, et d’assurer des séjours sur le terrain à de jeunes doctorants28.
15A cette exception près, depuis l’indépendance de la République du Kazakhstan, fin 1991, le département d’ethnologie de l’Académie des sciences n’a pas pu organiser d’expédition avant 1998. Cette conjoncture associée à une tradition soviétique particulière justifie une orientation historique des travaux et de la conception proprement dite de la discipline. Le directeur du département d’ethnologie, Seryk Adžigaliev, exprimait sa position comme suit :
- 29 Entretien, avril 2001.
L’ethnologie a pour objectif de compléter les connaissances historiques, et de rendre au Kazakhstan son visage29.
- 30 Plus de 120 nationalités vivent dans la République. Leur présence est le résultat de l’histoire col (...)
- 31 Chinois musulmans connus aussi sous le nom de Hui.
16Ces propos sous‑entendent au moins deux idées corrélées à deux pratiques : premièrement, l’ethnologie est considérée comme une science historique chargée d’étudier, à la différence de sa grande sœur, l’histoire des sociétés « traditionnelles » ou bien les aspects « traditionnels » d’une société, à savoir et le folklore et les manières de faire héritées du passé, soit ce qu’on appelait à l’époque soviétique, les survivances. Deuxièmement, au Kazakhstan, la discipline est explicitement chargée de consolider le savoir sur les Kazakhs, et ne se donne pas pour vocation l’étude d’autres sociétés. Et, dans un contexte de quête identitaire, elle a aussi pour mission de rappeler à la population kazakhe ses spécificités, travaillant dans l’illusion de pouvoir éventuellement les réactualiser. Pourtant, le Kazakhstan peut se prévaloir d’une population multiethnique30, et donc d’une grande variété de groupes à étudier. L’absence quasi absolue de travaux sur les minorités est également une conséquence des postulats théoriques, et pas seulement idéologiques, récents de la discipline : l’ethnologie s’intéresse aujourd’hui aux populations vivant dans leur environnement « traditionnel » et historique. Les études sur les minorités sont l’apanage de la sociologie ou de l’histoire ; seules les populations autochtones dounganes31 et ouïghoures ont pu faire l’objet de recherches ethnologiques, mais principalement à la période soviétique.
- 32 Par exemple BeknAzarov (1998).
17Ainsi, les programmes de recherche dans l’institution privilégient généralement les aspects folkloriques et la culture matérielle. On observe toujours un grand intérêt accordé aux arts appliqués et, malgré un travail de classification des objets et des techniques quasi exhaustif fait à la période soviétique, le sujet mobilise encore de jeunes ethnologues, notamment sous la coupe de Toxtabaeva (1985), qui mène des travaux sur l’ornementation joaillière chez les Kazakhs, à partir de matériaux recueillis sur le terrain. Il faut préciser que ces techniques ont pratiquement disparu, et que ce travail se présente comme une quête des derniers reliquats et un inventaire aléatoire des bijoux conservés dans les familles. Cependant, on observe une tentative de compléter cette nomenclature par une analyse des usages en termes de groupes sociaux, mais toujours à partir d’une typologie sociale historique des Kazakhs, dont les changements dus à l’expérience soviétique sont peu remis en question. Un autre exemple, tout aussi représentatif d’une approche de factohistorique voire archéologique, concerne le travail sur l’architecture funéraire, suscité par le directeur du département d’ethnologie dont c’est la spécialité (Adžigaliev, 1994), et qui a entraîné plusieurs doctorants dans son sillage32. Le soutien accordé à ce type de recherches est lui aussi politiquement motivé car il souligne l’existence d’un patrimoine matériel kazakh, dans un Etat qui cherche à exposer des preuves tangibles d’une présence du groupe sur le territoire, à l’exemple des sociétés de tradition sédentaire qui valorisent leur architecture.
- 33 Etudes des épopées kazakhes.
18Ces thématiques, si bien menées puissent‑elles être, enferment la discipline dans des préoccupations propres à l’histoire de l’art ou de l’artisanat, que l’ethnologie s’approprie en vertu de l’argument qu’elles concernent les pratiques « traditionnelles » des Kazakhs. Autrement dit, tout ce qui se rapporte à une spécificité kazakhe est pensé comme étant du domaine de l’ethnologie, et prime sur toute autre approche disciplinaire, à l’exception de la littérature orale33 qui mobilise principalement l’Institut de littérature et de l’histoire politique récente. Cet état de fait pose la question de la définition des champs de compétences de la discipline : l’ethnologie s’intéresse‑t‑elle d’abord à ce qui regarde exclusivement la société kazakhe ou bien se prévaut‑elle d’une démarche particulière ? En l’absence de véritable interrogation de ce type, les faits répondent plutôt en faveur de la première proposition. Mais arrêtons‑nous toutefois sur les particularités méthodologiques propres à l’ethnologie, à savoir l’étude de terrain et à ses aspects au Kazakhstan.
- 34 L’entreprise porte le nom suivant : « Frontal’naja ètnokul’turnaja èkspedicia Kazaxstana [expéditio (...)
- 35 Ecrivain kazakh ; personnage très charismatique et très connu. Il n'y a qu'un seul poste de secréta (...)
- 36 Par exemple, dans l’oblast’ du Kazakhstan occidental, quatre districts présentant des caractéristiq (...)
- 37 D’après les témoignages de Mustafina et Beknazarov (mai 2001).
19Pour la première fois depuis l’indépendance, le département d’ethnologie a organisé en 1998 une expédition34 de grande ampleur sur tout le territoire du Kazakhstan dans le but de faire un bilan sur la société kazakhe, en prenant pour base de comparaison et de mise en perspective la grande expédition coloniale Šerbin (1903‑1913) décrite plus haut. L’expédition, qui s’est donné deux ans pour remplir ses objectifs, a mis à contribution tous les départements d’histoire et d’ethnologie des universités régionales auxquelles ont été délégués les travaux de terrain par oblast’. Il a été choisi un responsable idéologique (c’est ainsi que les ethnologues participants formulent la fonction de ce personnage), le secrétaire d’Etat A. Kekelbaev35, qui a rempli pour l’occasion le rôle de conseiller et de support financier. La responsabilité scientifique était assurée par le directeur de l’Institut d’ethnologie. La problématique principale était d’analyser, en comparant avec les données de l’expédition Šerbin, les changements imputables à la période soviétique sur les populations kazakhes, notamment écologiques, linguistiques et politiques (sédentarisation), qui sont les trois grands griefs adressés au régime soviétique. Mais les aspects étudiés officiellement concernaient sur le papier : « le folklore, la toponymie, les survivances des traditions et des coutumes, les rites de passage, le développement des économies traditionnelles (élevage du cheval), le développement des pratiques cynégétiques et la généalogie ». Concrètement, les équipes composées d’ethnologues, de folkloristes et d’archéologues, consacrant trente jours par district choisi36, ont fait un travail de photographie et de collecte d’objets dans des buts muséographiques, ainsi que de recueils de légendes, d’épopées et de généalogies. Des aspects plus socio‑économiques ont également été traités tels que l’exode rural et la situation de l’économie d’élevage. Cependant, les conclusions tirées de ces travaux n’analysent pas les faits observés à l’aune de l’expérience soviétique comme le projet le prétendait, mais dressent un tableau des survivances après un siècle d’histoire soviétique. Certains participants ont effectivement déclaré37 que les récits recueillis valorisant des faits typiquement soviétiques tels qu’une carrière dans le kolkhoze, n’étaient pas dignes d’intérêt. C’est la raison invoquée pour expliquer la non prise en compte de ce type d’informations. Cet exemple est caractéristique d’un refus de réévaluer le fonctionnement de la société kazakhe à la mesure des changements survenus au XXe siècle, refus qui, bien évidemment, fausse le traitement des données de terrain. En revanche, les mutations rurales actuelles sont abordées mais sans être directement rapportées au passé proche.
- 38 Deuxième ville du Kazakhstan par sa population (terrain, juillet 2001).
- 39 Directeur de la chaire d’histoire et d’ethnologie de l’université d’Etat de Karaganda.
- 40 Šedskij rajon.
- 41 Entretien avec Ž. S. Maulin, doctorant en ethnologie à l’université de Karaganda, thèse : Funkcionn (...)
20Ce travers est assez couramment partagé : à Karaganda38, une équipe d’ethnologues, sous la direction de Artykbaev (1997)39, mène depuis deux ans une étude de micro‑histoire sur un district40, sur la base d’études de terrain relativement fréquentes. Avec pour interlocuteurs choisis des personnes âgées, le groupe cherche à reconstruire l’histoire d’un petit territoire à partir de la toponymie, de l’histoire des cimetières et de la généalogie. Ils tentent de cette façon de mettre en valeur les traces d’une présence kazakhe antérieure à l’arrivée des premiers colons russes. Ils s’appliquent également à vérifier la pérennité du fonctionnement d’institutions telles que les principes d’alliance entre les lignages et de reconstituer la distribution lignagère du district à partir d’outils de comparaison, publications et rapports d’expédition, datant de la période coloniale. Ils considèrent en effet, que « les Soviétiques n’ont pas fait d’ethnologie »41 et qu’ils ne peuvent pas se fier aux travaux publiés à cette époque. Le problème qui se pose alors à des chercheurs dont les choix reflètent explicitement une position politique pourrait se formuler par la question suivante : comment concilier une critique politique du régime soviétique et une reconnaissance des changements qu’il a induits sur le fonctionnement de la société kazakhe, reconnaissance qui passerait par l’étude de ces transformations comme faisant partie intégrante de l’organisation sociale contemporaine ?
- 42 Population d’implantation datée du XVIIIe siècle pour une partie, et issue également des migrations (...)
21Dans un même ordre d’idées et comme pour répondre à ces contradictions, l’étude des Kazakhs de Mongolie42 a suscité un fort enthousiasme ces dernières années au Kazakhstan. En effet, du fait qu’en République Populaire de Mongolie, la politique de collectivisation ne s’est pas couplée d’une sédentarisation systématique, les éleveurs kazakhs ont la réputation d’avoir conservé des pratiques économiques et sociales disparues au Kazakhstan. Par ailleurs, la présence de nouveaux ethnologues kazakhs de Mongolie, qui ont immigré récemment suite à une politique d’aide au retour au Kazakhstan, a encouragé cet attrait pour « la permanence des traditions » chez ces populations, dont témoigne le nombre de thèses récentes écrites à ce sujet (Muxamadiuly, 2000 ; Katran, 1998 ; Musaxany, 1997 ; Kämalašuly, 1998).
22En définitive, est du ressort de l’ethnologie tout phénomène relatif aux usages « traditionnels » et aux arts populaires des Kazakhs, sans que soit interrogée la raison des « survivances », sans qu’une étude du présent s’attache en priorité à déceler la fonction des usages observés ou des objets relevés. Ainsi, la présentation descriptive des résultats de la recherche, qui ne sont pas pensés dans le cadre d’une analyse de la société contemporaine, relègue souvent ces études au statut de folklore ou de monographies descriptives, qu’elles soient historiques ou ethnographiques. L’absence de débat épistémologique maintient la discipline dans une confusion entre son sujet d’investigation privilégié (les Kazakhs) et sa démarche, paralysée par l’occultation de l’expérience soviétique et par une mythification de la tradition dont le pouvoir et les médias se font largement l’écho.
23Dans un contexte aussi peu propice à une véritable innovation scientifique, on peut néanmoins compter plusieurs tentatives de travaux plus originaux. Quelques études isolées abordent des questions plus conformes aux réalités de la société contemporaine et aux objectifs d’une anthropologie sociale. Les recherches sur le thème fondamental qu’est la situation du pastoralisme et les modalités du passage de l’économie collective à l’économie de marché n’ont suscité, par exemple, qu’une seule série de travaux en sciences sociales (Masanov, 2000a, 2000b). Celle‑ci a mis en œuvre des méthodes sociologiques d’enquêtes classiques (échantillons aléatoires, questionnaires détaillés) dans des régions où la population kazakhe est majoritaire et où l’élevage est l’activité agricole principale. L’étude a dégagé plusieurs types nouveaux d’exploitation et a tenté d’analyser l’évolution des formes de mobilité pastorale. Les données issues de ces recherches sont nombreuses et détaillées mais n’ont délibérément pas été assorties, pour l’instant, d’une analyse précise du fait de l’instabilité des situations décrites.
- 43 Par exemple, Galimova (2000).
- 44 Voir Kalyšev (1991, 1996 : 147).
- 45 Zags : Zapis’ aktov graždanskogo sostojanija (enregistrement des actes civils).
24La famille a également fait l’objet d’un certain nombre de recherches qui insistent sur la coexistence de rites civils et de pratiques culturelles spécifiques, en tentant de dégager un système cohérent où les pratiques récentes sont intégrées dans le champ des représentations coutumières. Ces recherches présentent un caractère monographique, combinant des données démographiques et historiques à des observations de terrain43, et soulèvent des problèmes pertinents à l’échelle de la société rurale kazakhstanaise. Elles analysent notamment les stratégies de recomposition des réseaux de solidarité familiale dans le nouveau contexte économique44 et les mécanismes de différenciation économique et sociale en jeu chez les différents groupes ethniques, via l’institution familiale. Néanmoins, sachant que le Kazakhstan présente de grandes diversités démographiques selon les régions, il reste difficile pour les chercheurs de rapporter les résultats de travaux localisés à une situation globale, surtout en ce qui concerne les pratiques matrimoniales et l’influence de l’environnement ethnique sur ces dernières. En effet, les statistiques du dernier recensement de 1999 sont, d’après les ethnologues, peu fiables ; et l’administration de l’état civil45 refuse l’accès aux registres et aux archives.
- 46 Certains hommes d'affaires commandent par exemple à des ethnologues des généalogies honorifiques de (...)
25Ainsi, ces études n’ignorent pas l’existence de populations non kazakhes, au contraire de celles présentées précédemment, mais pèchent en revanche par l’omission de la question de la parenté élargie, soit des lignages, chez les Kazakhs. Non pas que les ethnologues ne disposent pas de données à ce sujet, mais la question impliquerait de mettre en valeur des dispositifs politiques qui, même à l’échelle d’une petite communauté rurale, sont irrecevables par l’idéologie d’Etat. De plus le champ du discours sur les lignages est miné par la suspicion permanente à l’égard des auteurs de vouloir glorifier un lignage plutôt qu’un autre. Il faudrait, pour ne compromettre directement aucun groupe, que de telles études soient conduites par des personnes étrangères au système. A la place, on se contente de retracer des généalogies (Särsekeev 1995, 1998) objet d’un véritable engouement depuis l’indépendance, sans analyser les implications des logiques d’appartenance qui en résultent46.
- 47 Kalyšev (1991), Mustafina (1990), Masanov (1989), par exemple.
- 48 Voir les auteurs cités page 9 : Zimanov, Erenov, Tolybekov, Vostrov, Mukanov et Šaxmatov.
26Par ailleurs, si l’on considère la nature et le niveau de formation des chercheurs, on observe une relative méconnaissance des travaux occidentaux, ou tout au moins, peu de références aux grands ouvrages d’ethnologie du fait de la rareté des traductions en russe et d’un manque de communication avec les collègues étrangers. Certaines études font exception tel notamment un travail directement inspiré par le structuralisme de Lévi‑Strauss qui cherche à construire un système de représentations et d’associations signifiantes caractérisant la société kazakhe nomade à partir des données des XVIIIe et XIXe siècles (Galiev, 1997). Mais le fait est rare et un peu caricatural. D’autre part, on remarque que les travaux les plus rigoureux scientifiquement sont l’apanage d’une génération de chercheurs qui ont soutenu des thèses de doctorat dirigées à l’Institut d’ethnologie et d’anthropologie de Moscou à la fin des années 1980 ou au début des années 199047. Force est de constater que la nouvelle génération formée après l’indépendance au Kazakhstan est victime d’un niveau d’exigences moins grand, de la disparition des maîtres fondateurs de l’ethnologie kazakhe48 et de l’absence de disciples, ainsi que d’une certaine rupture avec l’école soviétique et ses milieux scientifiques.
- 49 Au sens soviétique du terme où une nation réfère à un groupe ethnique, ici les Kazakhs.
27L’histoire de l’ethnologie au Kazakhstan est profondément marquée par une forte dépendance au pouvoir, dont les politiques ont successivement conditionné les champs d’intérêt et d'intervention, la mettant au service d’objectifs pragmatiques et idéologiques. Aujourd’hui, l’Etat kazakhstanais n’impose pas directement un cadre « national »49 à la discipline par des directives autoritaires, mais le climat nationaliste général dont il est responsable favorise des recherches qui entretiennent un « culte de la singularité » kazakhe, évacuant tout ce qui rappelle une influence étrangère, ici russe et soviétique. Pourtant, l’ethnologie, comme l’histoire, sont des disciplines très sollicitées par une société qui cherche à comprendre les changements qui l’ont affectée. Or, l’ethnologie et la structure académique qui la pratique proposent une idéalisation d’une tradition plus ou moins perdue, qui certes peut constituer des repères mais qui se complaît aussi dans le mythe. L’occultation délibérée de l’expérience soviétique pour expliquer les mutations, et l’absence de problématiques sur l’acculturation – qui paraissent pourtant essentielles pour une société qui passe d’un mode de vie nomade à une culture sédentaire – enferme l’ethnologie dans une démarche folkloriste et stérile. Sa méthode découle de ces ambitions : les ethnologues cherchent à vérifier des postulats déjà éprouvés, des stéréotypes connus et intégrés via une culture livresque abondante, ils cherchent les survivances et accentuent une folklorisation à l’œuvre depuis la période soviétique. La discipline, de par son histoire, ignore le débat sur l’anthropologie du proche et l’anthropologie du lointain : elle s’est fondée avec des chercheurs appartenant à la société étudiée, contrairement à l’ethnologie occidentale pour qui la comparaison des sociétés exotiques entre elles puis avec les sociétés occidentales est apparue comme une nécessité. Ainsi, l’ethnologie kazakhe soumet rarement ses conclusions à l’épreuve de la comparaison, entre autres, parce que les travaux étrangers restent difficilement accessibles et parce qu’elle demeure isolée des réseaux d’échanges scientifiques internationaux et même seulement post‑soviétiques.
28Malgré ce sombre tableau, on note quelques timides travaux plus conformes aux ambitions d’une anthropologie sociale, mais leur développement est entravé par un manque de moyens matériels et par l’absence de diffusion et de reconnaissance. Ils restent minoritaires dans l’institution, et les grandes transformations de la société (mutations économiques, évolutions des groupes urbains, des familles, statut des femmes) que leurs recherches tentent d’analyser, sont souvent récupérées par les sciences politiques et les organisations associatives nationales ou internationales qui ignorent leurs contributions.
29L’ethnologie au Kazakhstan n’est donc pas, pour l’instant, le lieu où une description des faits sociaux s’associe à une analyse des contradictions ou des conflits internes, c’est plutôt une des nombreuses manifestations des stratégies de contre‑acculturation qui animent une certaine part de la population kazakhe au sein de la société kazakhstanaise.