1Si la critique des médias de masse existe depuis leurs origines, elle est aujourd’hui en pleine effervescence. L’éducation aux médias est en effet plus que jamais à l’ordre du jour : il « faut » que les téléspectateurs soient conscients de ce qu’ils regardent. Que ce soit à l’initiative de l’État1 ou de « simples citoyens2 », on se doit de leur apporter un regard critique vis-à-vis des médias et plus particulièrement de la télévision. Et les médias relaient ce devoir civique en mettant en place des programmes censés les critiquer.
2L’expression « médiacritique métadiscursive » fait écho à la « médiacritique » conceptualisée par Peytard (1990) dans un numéro de Semen consacré à la « médiacritique littéraire télévisuelle ». Le terme « médiacritique » ne désigne cependant pas la même réalité dans l’usage que nous en faisons : alors que pour Peytard, il s’agissait de l’activité critique de la presse, de la radio et de la télévision dont l’objet d’application première est la littérature, le discours critique — ou plutôt, comme nous en faisons l’hypothèse, pseudo-critique —, que nous considérons est non seulement porté par les médias mais s’applique également à ces médias (radio, Internet, presse écrite et télévision).
3Dans son analyse, Peytard montre notamment que la rencontre entre la littérature et la médiacritique produit des textes dans lesquels le « discours rapporté », emblématique de l’ « interdiscursivité », se mêle au métadiscours. Or la critique des médias par les médias — qu’elle soit intra ou inter média, c’est-à-dire qu’elle traite principalement, comme l’émission télévisée Arrêt sur images3, du média qui la supporte ou, comme l’émission radiophonique J’ai mes sources4, d’autres médias (et notamment de la télévision) — est justement fondée sur l’imbrication étroite entre discours rapporté et métadiscours.
4Au-delà de cette caractéristique commune, ces émissions ont développé un fonctionnement similaire. Appréhender leur spécificité discursive dans une perspective sémio-linguistique et sémiotique implique une double interrogation : il faut d’une part se demander de quoi parlent ces émissions quand elles parlent des médias, sur quels aspects elles se focalisent et, d’autre part, comment elles en parlent. Ces questionnements permettent dans un premier temps de saisir une des caractéristiques majeures de la médiacritique. Arrêt sur images, pour ne citer que ce programme, traite ainsi des médias en posant sur eux ce que nous pourrions appeler un « regard citoyen ». Cette émission, qui prétend agir pour le bien de tous, mêle donc éthique et déontologie — sans définir ni l’une ni l’autre — et juge de ce qu’il convient de faire en tant que professionnel des médias mais aussi, et surtout, de ce qu’on doit faire en tant qu’homme, être humain vivant en société. De là découle une deuxième constatation : cette façon de parler des médias, et plus particulièrement de la télévision, construit une relation spécifique entre l’énonciataire et l’énonciateur.
5À partir de deux exemples empruntés aux émissions Arrêt sur images et J’ai mes sources, nous analyserons cette relation, construite autour de l’objet télévision en fonction d’un double objectif : dégager les spécificités de la médiacritique métadiscursive et évaluer les interférences entre ses différents supports.
6De la confrontation de textes aussi différents que ceux de Barthes (1966), Mondzain (2003), Bourdon (2003) et Michel (1992), une conception normative commune de la critique se dégage : toute critique se devrait d’avoir un impact pragmatique sur son destinataire (lecteur, téléspectateur, auditeur, internaute) ; elle devrait ainsi lui donner les outils qui lui permettront de prendre à son tour de la distance, de former son esprit critique par rapport aux programmes qu’il regarde mais également par rapport à la société qui l’entoure. La médiacritique métadiscursive aurait donc ce « pouvoir » de modifier le statut de son destinataire pour le transformer en méta-utilisateur.
7En réalité, deux spécificités au moins de la médiacritique entravent cette transformation. D’une part, nous l’avons vu, les discours médiacritiques portent un jugement : ils disent à leur téléspectateur, lecteur, auditeur ce qui est bien ou mal à la télévision, alors que « pour être subversive, la critique n’a pas besoin de juger, il lui suffit de parler du langage, au lieu de s’en servir » (Barthes, 1966 : 17). D’autre part, les discours médiacritiques dans leur ensemble ont plutôt un rôle prescripteur5, ils poussent leurs destinataires à penser comme eux, quand le « pouvoir de clarification » du critique est de mettre « en mouvement la capacité des autres au jugement, à construire une vérité partagée » (Mondzain, 2003 : 246).
8Si les discours critiques qui composent notre corpus ont pour vocation affichée de former leur auditeur-téléspectateur à acquérir un regard critique apte à décrypter les images télévisuelles, force est de constater qu’ils ne donnent pas clairement les outils et les critères pour atteindre ce but : peut-on alors encore parler de critique ? De fait, la médiacritique métadiscursive s’apparente à un genre fondé sur un discours pseudo critique.
9Mais peut-on considérer que la médiacritique métadiscursive, du fait de sa « transmédiacité », est vraiment un genre ?
10Les médias conditionnent la forme et la teneur des discours qu’ils supportent. Peut-on affirmer pour autant, quand il s’agit d’une critique intra ou inter média et que les enjeux sémio-communicationnels des médias-supports sont différents, que la visée des textes est différente d’un support à l’autre ? On peut penser par exemple qu’Internet laisse plus de liberté à l’énonciateur et permet plus d’interactivité au destinataire ; or Mitropoulou (2007) a montré que ce média donne seulement l’impression aux énonciateurs comme aux énonciataires d’avoir un « pouvoir » — d’être libre, d’agir — supérieur à celui octroyé par les autres médias. S’il convient donc de prendre de la distance par rapport aux idées communément admises sur les propriétés des médias, les écarts constatés entre les croyances et la « réalité » de ces médias n’atténuent en rien leurs spécificités.
11Travaillant dans le cadre de la sémiotique tensive7, nous posons l’hypothèse suivante : la particularité du genre médiacritique métadiscursif réside dans la combinaison des modalités de savoir-faire et de faire-croire tendues vers un même but : vouloir paraître critique. Paraître, et non être, car le dispositif est trompeur : il prétend critiquer mais se limite à la surface des choses. Du fait de sa thématique dominante et de l’exploitation des mêmes stratégies énonciatives dans ses différents avatars, la médiacritique métadiscursive constitue un genre transversal.
12Comme l’affirment Greimas et Fontanille,
toute communication est communication (et interaction) entre des simulacres modaux et passionnels : chacun adresse son simulacre au simulacre d’autrui, simulacres que tous les interactants, ainsi que les cultures auxquelles ils appartiennent ont contribué à construire. (1991 : 63)
13L’énonciation doit donc être considérée comme un acte de communication : c’est une activité cognitive, c’est-à-dire que le destinateur transmet une information au destinataire — il « fait savoir ». Mais surtout, cette activité permet de « manipuler » le destinataire pour qu’il adhère au propos du destinateur, il faut alors lui faire passer un simulacre. Le terme « manipulation » (Courtès, 1991 : 109) n’a ici aucune coloration morale ou psychologique ; la manipulation est une activité « factitive » : un énoncé de faire régit un autre énoncé de faire (faire-faire). Nous sommes alors bien loin de la définition de la critique élaborée plus haut : il ne s’agit plus de susciter la parole, de faciliter la prise de parole, de former l’esprit critique, mais de convaincre l’énonciataire, de modifier ses croyances. Selon Parret (1986), la manipulation transforme le destinataire sans affecter le destinateur (cas d’auto-manipulation excepté). C’est un acte intentionnel, mais cette intentionnalité est nécessairement couverte et non avouable. Sa structure être-paraître se situe par rapport à l’intention de communiquer, elle varie donc en fonction de la finalité première du discours : dans le cas qui nous intéresse, il faut faire croire8.
En résumé, l’énonciateur doit faire croire l’énonciataire et empêcher l’anti-énonciataire de croire autre chose, l’énonciateur doit le faire devenir ce que Courtès (1991) appelle un « non anti-énonciataire ».
14Le passage de l’énonciation (« je, ici, maintenant ») à l’énoncé (« il, ailleurs, là-bas ») se fait par un débrayage qui nie l’instance fondatrice de l’énonciation pour laisser la place à un énoncé qui se réfère de façon implicite à cette énonciation. À ce processus répond celui de l’embrayage partiel qui permet de créer une illusion énonciative en introduisant des éléments de la situation (« moi, ici, maintenant ») dans l’énoncé. Nous parlons d’illusion car rien n’en garantit la véracité. Ces fausses instances d’énonciation sont le fruit d’un jeu énonciatif, d’une manipulation cognitive.
15Dans le cas du programme radiophonique et télévisuel, ce sont les extraits qui jouent ce rôle d’embrayeur, ils font réagir le téléspectateur : ils le poussent à se (re)mettre en position, en condition de destinataire direct de l’extrait (et à en éprouver plaisir), à se positionner en tant que critique — mais critique par rapport à quoi ? —, ils tendraient même à le pousser à devenir technicien.
16Nous allons voir avec l’exemple qui suit comment les extraits peuvent jouer ce rôle d’embrayeur. L’émission J’ai mes sources du 27 septembre 2007 s’intéresse aux sujets qui ne sont pas abordés dans les médias. Elsa Boublil consacre sa chronique à la série télévisée iranienne Orbite zéro degré qui aborde le thème de l’holocauste ; elle précise que cette série est produite par la télévision d’État iranienne alors que le président de ce pays nie la réalité de l’holocauste. Pour la chroniqueuse, avec Orbite zéro degré, l’Iran tente de prouver qu’il ne nie pas les persécutions subies par les Juifs pendant la Seconde guerre mondiale et qu’il reconnaît même le génocide. Le propos d’Elsa Boublil est alors de convaincre les auditeurs de J’ai mes sources que, loin de contredire le discours du président iranien, cette série le renforce. Pour ce faire, deux extraits non montés sont diffusés :
171er extrait : un homme parle en persan, Elsa Boublil explique ce qu’il dit : « Alors nous avons ici la discussion entre un rabbin anti-sioniste et un Iranien », et juge dysphoriquement ses paroles : « Quelle drôle d’idée ! ».
182e extrait : un homme parle en persan sur de la musique, on entend la respiration saccadée d’une autre personne. Elsa Boublil situe la scène : « Là, un homme vient de se faire arrêter ». Elle traduit les paroles de l’un, utilisant le discours direct : « Mais votre crime est précisément… ». Colombe Schneck intervient alors et porte un jugement dysphorique : « Ah ! c’est incroyable, ça ». Elsa Boublil reprend les réponses de l’autre locuteur sous la forme d’un discours indirect libre : « Il décline son identité en précisant que… », et décrit les séquences suivantes qui révèlent au téléspectateur que ce sont en fait des Juifs, déguisés en sympathisants nazis, qui persécutent d’autres Juifs pour leur faire peur et les pousser à aller s’installer en Israël. Elsa Boublil explique alors que le but du réalisateur de cette série n’est pas d’informer les Iraniens sur un événement tabou dans leur pays, mais de donner une interprétation erronée de l’Histoire où l’exil des Juifs serait le fruit d’une collaboration entre nazis et sionistes.
19Pour « faire croire » à l’énonciataire la validité de son propos, Elsa Boublil décrit dysphoriquement la série, et son point de vue est soutenu par les interventions de Colombe Schneck : elle considère le fait que cette série est produite par l’État iranien comme « paradoxal » ; elle utilise le conditionnel pour mettre en doute les intentions du réalisateur et sous-entendre qu’il ne faut pas se réjouir de cette initiative ; elle porte à plusieurs reprises des jugements dysphoriques qui mettent en cause le réalisme de cette série... Outre ces procédés, la re-diffusion d’extraits et ses effets escomptés sur l’énonciataire sont déterminants.
20Ces extraits ont dans un premier temps un rôle manipulatoire (au sens de Courtès) : il font office de preuves supplémentaires pour convaincre l’énonciataire. En les utilisant, la chroniqueuse veut mettre en évidence qu’elle n’invente et n’interprète rien, qu’elle ne fait que traduire et décrire des séquences de la série. L’extrait est ainsi le garant de son objectivité. Or, d’une part, son discours est marqué axiologiquement et, d’autre part, ces extraits n’ont pas d’apport informatif réel : même un locuteur persan ne pourrait les comprendre étant donné que la bande son est, dans les deux cas, recouverte par l’explication de la chroniqueuse donnée simultanément et que seules les premières secondes sont audibles. L’extrait n’est donc qu’un support pour son discours.
21La diffusion de ces extraits a également un rôle d’ « ajustement » (Landowski, 2007). L’énonciateur doit faire partager à l’énonciataire ses impressions provoquées par le visionnage : l’énonciateur, qui a vu les images, doit tout mettre en œuvre pour que l’auditeur ressente, sans voir ces mêmes images, les mêmes choses que lui. Il tente de s’ajuster à l’autre, à l’auditeur, en sollicitant sa sensibilité. Certes, le caractère plurimodal de ces extraits disparaît avec le changement de médium, mais la diffusion des extraits restitue l’atmosphère sonore de la série en donnant à entendre les voix des personnages, la musique et les bruits, si bien que l’auditeur est projeté dans l’univers de la série et confronté à l’altérité (il entend des paroles qu’il ne comprend pas) et à l’inquiétude (il entend un bruit de respiration amplifié). La diffusion de ces extraits a donc la potentialité de créer des réactions chez l’énonciataire qui se trouve de fait presque à la place du téléspectateur premier de l’extrait — ou plutôt, à la place que l’énonciateur a construite pour lui.
22Combiner effets manipulatoires et effets d’ajustement permet donc de pousser l’énonciataire à s’identifier à celui à qui la série est destinée et, par le biais des jugements dysphoriques, à s’en distancier. La relation entre l’extrait et les commentaires qui l’entourent est décisive dans la construction d’une critique car l’extrait cristallise « ce qui pose problème » dans le programme. Il est donné comme preuve, met en évidence ses déviances, mais il devient également la représentation par synecdoque de la série. Certes, le discours produit est « critique », il émet des réserves quant à son objet d’étude, mais il ne laisse pas la liberté à l’énonciataire de construire son propre discours critique — il l’impose.
23Dans le cas des textes écrits (chroniques de Télérama9 ou articles de Big Bang Blog10), ce sont les récits des expériences (vécues ou fictionnelles) des narrateurs qui jouent ce rôle et encouragent le lecteur à identifier ses propres expériences aux expériences narrées. Il s’agit alors de mettre en évidence une appréhension commune des faits entre l’énonciateur et l’énonciataire, de faire référence à des souvenirs partagés... et de pousser ainsi l’énonciataire à se reconnaître dans ce qui est raconté.
24En voulant faire partager son avis sur les médias, en faisant référence à des expériences supposées communes, la médiacritique métadiscursive légitime des normes préconstruites sur la télévision, issues d’une certaine idée de la déontologie journalistique et dont les règles ne sont que rarement formulées explicitement par la mise en place d’un « espace commun ». Cet espace se construit par le biais d’un jeu sur les relations pathémiques11 entre l’émetteur (qu’il soit auteur de la chronique, concepteur et/ou animateur de l’émission…) et le récepteur (lecteur, téléspectateur, internaute, auditeur). Ces relations sont favorisées par des procédés tels que le tutoiement, l’interpellation directe du destinataire ou encore, comme nous l’avons vu, par le partage sensible d’une expérience. Tout cela contribue à créer et à nourrir un univers de références partagées. Plus que leur quête commune, « parler des médias », les émissions médiacritiques visent en réalité la réaction mais aussi l’implication de leur destinataire dans leurs discours. En exploitant des schémas narratifs canoniques, elles jouent sur le contraste, mettent en place une axiologie qui enjoint à l’énonciataire de juger d’une part, de s’identifier à l’énonciateur d’autre part ; ces schémas jouent également sur la polyphonie, la confrontation de points de vue qui autorisent les variations thymiques et ont pour effet de donner un aspect impartial aux discours. Force est de constater que, sous couvert de critique des médias, ces émissions diffusent un discours conventionnel qui ne correspond pas à leur but affiché : décrypter les médias et former ses destinataires à la critique.
25Malgré tout, ce type d’émission trouve son public. Ce dernier ignore-t-il les promesses faites par le genre ou croit-il que ces émissions répondent à ses attentes ? Si cette alternative explique aisément le succès de la médiacritique métadiscursive, elle ne remet pas en cause le fait que l’énonciateur construit des stratégies pour faire croire à l’énonciataire que son discours est non seulement critique, mais qu’il augmente ses savoir-faire. À cet effet, des liens particuliers sont tissés entre l’énonciateur et l’énonciataire, des liens consolidés par leurs univers culturels et idéologiques partagés et qui consolident ces univers, des liens amplifiés enfin par le récit d’expériences. En cherchant à se rapprocher de l’énonciataire, en créant un climat de confiance, l’énonciateur met en place ce que nous appellerons un contrat fiduciaire. Le leurre de la proximité permet de faire plus ou moins explicitement référence à l’éthique ; c’est un des ressorts des métadiscours médiacritiques : l’énonciateur a la volonté de faire partager à l’énonciataire ses valeurs morales, de le toucher dans ses croyances et de les modifier. Et l’humour et l’ironie, caractéristiques communes de tous ces discours, jouent sur cette proximité pour influer sur les représentations de chacun.
26Pour mettre en évidence ce procédé, nous prendrons un exemple tiré de Arrêt sur images. Il s’agit de l’annonce d’une émission consacrée au fonctionnement du cerveau humain12. Extrêmement courte (20 secondes), cette séquence de présentation est séparée du reste de l’émission par environs cinq minutes de publicité. Daniel Schneidermann se demande, tout en secouant une maquette de cerveau : « Quels sont les messages publicitaires, quels sont les programmes qui le rendent le plus disponible ? ». Composé d’un seul plan, le champ s’élargit avec un zoom arrière.
« C'est d'une machine redoutable dont nous allons vous parler aujourd’hui.
Cet appareil là, le cerveau humain. Le cerveau humain, comment ça marche ? Quels sont les messages publicitaires, quels sont les programmes de télévision qui le rendent plus disponible ?
Arrêt sur Images se penche aujourd'hui sur le cerveau humain. »
27Visuellement, cette émission revendique son appartenance à un genre sérieux et informatif. Son décor est dominé par le bleu, couleur privilégiée des émissions scientifiques et/ou sérieuses, décliné dans plusieurs nuances. Son fond est composé d’une superposition d’écrans qui, tout en mettant en abyme la vocation de cette émission, parler de la télévision, fait référence au décor des journaux télévisés et construit une métaphore de ce qu’est l’information. L’inscription « Préparation des cerveaux : comment ça marche ? » indique le thème de l’émission tandis que le signe « pause », symbole de l’émission, apparaît à la gauche du présentateur. Les attributs de ce dernier le placent à mi-chemin entre le présentateur de journal télévisé (homme tronc, habits sombres, « fiches ») et le pédagogue (pas de cravate, maquette de cerveau).
28L’étude du verbal donne une autre dimension à cette séquence. Schneidermann s’interroge sur les moyens (médiatiques) de manipuler le cerveau en faisant référence à la déclaration « fameuse » de Patrick Le Lay13 : « [...] pour qu’un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible ». Guibourgé (2008) note que l’humour et l’ironie reposent sur une ambiguïté entre l’authentique et le fictionnel ; de fait, celui qui reçoit cette séquence peut se demander si le présentateur est sérieux et s’il préconise les valeurs qu’il énonce : nous pouvons douter que Schneidermann fasse allusion (de façon évidente mais pas explicite) à Patrick Le Lay, alors PDG de TF1, pour promouvoir ses dires, alors qu’il dénonce régulièrement ses procédés (ou du moins ceux de sa chaîne) dans son émission. Cette allusion ironique permet de produire chez le téléspectateur un processus en trois étapes. Dans un premier temps, il va devoir évaluer le sérieux du présentateur, le croire ou non ; pour que la communication soit réussie, il faut que le téléspectateur comprenne que Schneidermann ne pense pas vraiment ce qu’il dit, bien au contraire, il faut donc que ce téléspectateur fasse le lien entre cet énoncé et l’énoncé de Le Lay auquel il fait référence, et qu’il situe la position de Schneidermann par rapport à cet énoncé. Dans un deuxième temps, le téléspectateur va se positionner par rapport aux valeurs énoncées par le présentateur : comprendre comment le cerveau fonctionne pour pouvoir mieux en disposer. Ce positionnement se fait en fonction d’une éthique : en tant qu’être humain vivant en société, peut-on cautionner de tels procédés ? Enfin, si le téléspectateur a intégré le fait que le présentateur utilisait l’ironie — c’est lui qui parle en feignant d’adopter un point de vue qu’il discrédite d’un autre, il énonce ces paroles pour dénoncer le manque d’éthique de Le Lay —, Schneidermann sera valorisé en tant que garant de l’éthique et, partant, son discours encouragera le téléspectateur à dévaloriser ce type de pratique. Nous pouvons schématiser ce processus ainsi :
29Par le biais d’une simple allusion à des propos censés être connus de tous, Schneidermann porte un jugement éthique implicite sur l’ancien PDG de TF1, sans même prononcer son nom. Partant, ce jugement n’est pas argumenté : il n’explique pas en quoi ces propos sont immoraux. S’ils n’empêchent pas l’attitude critique, bien au contraire, l’humour et l’ironie14 permettent ici de faire l’économie d’une analyse poussée. Leur utilisation oblige les destinataires à se positionner, à « choisir leur camp » ; ils sont poussés à émettre un jugement quant à ce qui est dit, parce que ce qui est dit/montré ne répond pas à ce qu’ils s’attendent. Schneidermann dénonce, certes, et cette attitude peut être assimilée à une forme de critique, mais il n’aide en rien le téléspectateur à fonder sa propre opinion : il impose la sienne.
30Les discours que nous venons d’analyser appartiennent à un nouveau genre transmédiatique : la médiacritique métadiscursive, qui présente des contrastes importants entre ce qu’elle est — une critique basée sur des normes déontologiques implicites — et ce qu’elle voudrait être — une critique apte à construire et/ou aiguiser un libre esprit critique. Alors qu’elle prétend remettre en cause les discours des médias et former ses utilisateurs à leur lecture, elle produit des discours prescriptifs. Ces discours sont composés de séquences très variées qui mettent en avant un certain savoir-faire qui, d’une part, renforce le faire-croire, et, d’autre part, donne l’image de discours critiques qui sont en fait fondés sur la modalité du paraître. Ces discours sont par ailleurs caractérisés par leur proximité avec le vécu du public et facilitent ainsi la création de relations particulières entre le destinateur et le destinataire autour d’univers culturels et idéologiques supposés communs. Ce procédé donne à ce qui est énoncé un caractère authentique et active une axiologie en fonction de laquelle l’énonciateur juge les faits et pousse l’énonciataire à faire de même, jusqu’à s’identifier à l’énonciateur. Le recours à l’humour et à l’ironie renforce cette tendance et incite l’énonciataire à se positionner d’abord par rapport à l’énoncé, puis par rapport à l’énonciation en prenant part à cette énonciation — en adoptant lui aussi ce « regard citoyen ». Or l’énonciataire n’a pour seul appui que sa connaissance de la déontologie des médias, diffusée par les médias eux-mêmes, et sa propre éthique. Il n’apprend donc aucunement à être critique : il apprend à penser ce qu’il faut penser.