- 1 D’après Houssonloge, « près de 80 % des 6/17 et près de 100 %, 96 % des 15-17 ans naviguent sur le (...)
1Les usages spécifiques d’internet et du Web 2.0 par les adolescents interrogent sur l’évolution des pratiques d’accès à l’information des futurs citoyens dans le contexte d’un espace public diffracté, mosaïque (Bastien et Neveu : 1999 ; Dahlberg : 2001), et dont le déficit d’unité est indéniablement corrélé à la montée en puissance des technologie relationnelles. Ces dernières contribuent en effet, dans leur usage courant, à fragmenter des audiences et à générer davantage des communautés circonstancielles que de véritables publics délibératifs. De plus, dans un contexte de généralisation des usages du smartphone, désormais utilisé en tant que terminal de gestion relationnelle (Martin : 2007), la diffusion massive des plateformes d’échanges en ligne que sont Facebook ou Instagram par exemple, pose la question de savoir comment, ceux qui, socialisés à ces nouveaux médias durant leur adolescence, parfois même très tôt1, vont durablement modifier leurs pratiques d’accès à l’information et participer à la reconfiguration de l’espace public et ses modes d’expression. Les pratiques horizontales des adolescents, inscrites dans le paradigme de l’individualisme expressif (Belah : 1996 ; Allard : 2003) où la réalisation de soi passe notamment par la reconnaissance d’une identité personnelle au sein de groupes et de niches électivement choisis, s’inscrivent en contrepoint des logiques et pratiques verticalisantes d’accès à l’information. Se pose alors la question de savoir notamment si ces pratiques horizontales sont distribuées de façon homogène chez les adolescents ou tributaires des étapes du parcours de vie adolescente, et prospectivement si elles deviendront des routines établies lorsque les jeunes entreront dans l’âge adulte ? Partant, on peut se demander si les pratiques de consommation des médias push et la lecture de la presse (papier et en ligne) vont décliner et s’il est possible d’établir des moments charnières où les usages des adolescents se modifient, suivant en cela les étapes de vie propres à l’adolescence ? Est-ce que les échanges relationnels prisés par les adolescents s’opèrent au détriment de pratiques de recherches d’information « sur le monde » ?
2Dans un microcosme juvénile marqué par une quête d’affirmation identitaire, la violence symbolique et les jeux de positionnement hiérarchique (la recherche de popularité) demeurent omniprésents, notamment entre 12 et 15 ans (Escofet : 2012). La possession et l’entretien d’un réseau d’amis, électivement choisis, et donc les dispositions à la sociabilité valorisées parmi les jeunes (idem : 308) autant que les dispositions langagières (« clasher », maîtrise des codes linguistiques de la langue illégitime) et esthétiques (adopter le style vestimentaire approprié), laissent à penser que les plates-formes des réseaux sociaux, Facebook et Instagram au premier chef, sont, au sein de l’entre soi des pairs, les principaux pourvoyeurs de places qu’il s’agit de conquérir et d’entretenir. Les pratiques des adolescents sur internet et les réseaux sociaux participent plus généralement de ces rites initiatiques, où l’affirmation de soi inscrit le jeune dans un espace public dont il sera intéressant de dégager les traits. En effet, tant la valeur d’usage (en termes d’utilité) que la valeur-signe (une signification symbolique) accordées par les adolescents aux liens tissés avec la communauté de pairs pose la question de savoir si une survalorisation de cette culture de proximité ne prétérite pas l’accès de ces jeunes à une culture citoyenne et à un monde « adulte », ou à tout le moins, à en retarder leur entrée.
- 2 L’étude « JAMES » (Jeunes/Activité/Médias/Enquête suisse) a été menée sous la direction de Daniel S (...)
3Afin de répondre à ces diverses questions, cet article prendra appui sur quelques-uns des résultats de l’étude JAMES2, menée en Suisse en 2012, en partenariat avec les Universités de Zürich, de Lugano et de Genève. Cette enquête menée à l’échelle du pays et dans une perspective longitudinale (2010) visait à mesurer les usages des médias et réseaux sociaux par les adolescents et, à l’échelle suisse, à combler un manque en matière de recherche sur les pratiques médiatiques des adolescents. Il s’est agi de rendre compte de la variété d’usage, un usage entendu au sens d’une fréquence d’utilisation d’un média, d’un service ou d’une plate-forme, mais aussi d’investissements en termes d’activités. Les variations d’usage ont notamment été examinées sur la base d’un découpage en quatre classes d’âge (12-13 ans, 14-15 ans, 16-17 ans et 18-19 ans), l’âge étant, bien davantage que le genre ou le CSP+ des parents (même si le CSP a une influence non négligeable), une variable discriminante susceptible d’expliquer les modalités d’accès à l’information et les usages différentiels des médias par les jeunes.
4Si les travaux s’inspirant des théories de la diffusion ou de la domestication ciblent respectivement les moments d’adoption des médias par des groupes définis et les processus d’inscription des médias à l’œuvre par les usagers au sein du foyer domestique et donc dans un contexte familial d’utilisation (Silverstone : 2006), en revanche la perspective privilégiée ici a rendu préférablement compte d’une déclaration de pratiques, tous lieux confondus, par les jeunes. On s’intéressera alors plus particulièrement aux usages de Net et des réseaux sociaux en examinant les moments charnières ou points d’inflexion dans les usages et pratiques adolescentes. Notre étude s’avère ainsi à la confluence d’une approche communicationnelle qui met en rapport la mesure des pratiques médiatiques avec leur importance en termes de fréquence d’usage, et d’une approche sociologique qui fait intervenir la variable classe d’âge et la gestion du temps libre par les adolescents en fonction de leur âge.
5On a eu recourt à un questionnaire fermé et standardisé, soumis à un échantillon de 1169 élèves âgés entre 12 et 19 ans, et fréquentant des écoles (écoles de commerce, collèges) ou établissements professionnels (places d’apprentissage). Ce questionnaire a mis l’accent sur les pratiques individuelles, évacuant les paramètres situationnels d’exposition aux médias, tels que par exemple le lieu d’usage ou la présence ou non de tiers pendant l’exposition. L’échantillonnage était stratifié en grappes avec un recours à des quotas par degré de scolarité et par types d’établissement qui a permis de couvrir l’éventail des cursus scolaires envisageables en Suisse. Une clé de pondération a été utilisée ex post, afin d’obtenir une égalité structurelle entre l’échantillon et la population des adolescents suisses. Enfin, le traitement statistique a consisté en des analyses descriptives, notamment des mesures de fréquences d’usage.
6Précisons que l’accès des chercheurs aux écoles secondaires, professionnelles et aux collèges (l’équivalent des lycées français) a permis de recueillir des données pour toutes les filières d’étude confondues. En cela, représentatif de l’ensemble de la population des suisses âgés entre 12 et 19 ans, l’échantillon a été construit selon des quotas prescrits (degré d’urbanisation, niveau scolaire, région géographique, âge), qui, sur la base du répertoire helvétique des localités, comprenait 360 élèves dans chacune des trois régions linguistiques en Suisse : les classes scolaires ont été sélectionnées au hasard et aléatoirement dans les couches de l’échantillon, et, afin de garantir la représentativité de l’échantillon, les données furent pondérées lors des cas de sur-représentativité portant notamment sur le nombre fluctuant d’étudiants ou d’apprentis par classe.
- 3 Un constat similaire est fait dans l’étude Observatoire 2013-2014 des pratiques numériques des jeun (...)
7L’examen de la configuration d’usage des médias par les adolescents est riche d’enseignement. Dès lors que l’on compare, tout âges confondus et en termes de fréquence d’usage, la consommation des médias classiques et Internet (Web 2.0), force est de constater que les usages de la presse sur support papier, partant du fait que les gratuits sont très bien implantés en Suisse, est un fait notable. Il apparaît alors que les résultats sont plus significatifs parmi les adolescents suisses que chez les jeunes Français : ainsi, si les « 15-19 ans » ne sont que 16 % en France à lire la presse (gratuite et payante) tous les jours en 2009 (Donnat : 2009), ils sont en Suisse, en 2012, plus de 50 % (58 % entre 16 et 19 ans) à le faire tous les jours ou plusieurs fois par semaine. Si l’on compare les chiffres de 2012 avec ceux de 2010, on constate une augmentation de la régularité de lecture de la presse en ligne (34 % des « 18-19 ans ») et de la presse payante (42 %), ce résultat étant plus marqué chez les adolescents dont les parents sont CSP+. Partant de l’hypothèse d’une substitution d’une pratique médiatique par une autre, dans un contexte où le temps de loisir n’est pas extensible à souhait, on notera que l’attrait pour les jeux vidéo, plus marqué chez les garçons3, diminue dès « 14-15 ans », moment où l’adolescent investi dans d’autres activités, notamment les sorties et les relations avec ses pairs sur les réseaux sociaux.
Figure 1 – Configuration d’usage des médias (Par classe d’âge, usage régulier : « Tous les jours ou presque »)
8Le transfert de l’usage d’un média vers un autre, qui n’exclut cependant pas des pratiques de multitasking (35 % des adolescents parviennent par exemple à écouter à défaut de regarder la télévision en surfant sur internet), s’observe aussi dans les pratiques de lecture, celle respectivement de la presse gratuite et des livres : ainsi, en contrepoint de l’usage accru de la presse gratuite auprès des adolescents suisses, la lecture de livres perd de son attrait (un quart des jeunes entre 16 et 19 ans lisent tous les jours ou presque), et ce, au moment même où, pour une partie d’entre eux, la culture livresque s’impose dans le cursus scolaire. De telle sorte, ces pratiques de lecture (livres, revues) apparaissent moins structurantes dans la vie quotidienne des adolescents, qui les perçoivent, comme le notait Pasquier (2002), comme un vecteur de la culture légitime, engageant une pratique solitaire dévalorisée et peu à même de procurer aux jeunes les propriétés qualifiantes pour se positionner symboliquement et de façon favorable au sein de leur groupe de pairs. Bref, pour l’adolescent, la lecture de livres et de revues, contrairement au temps passé sur les réseaux sociaux (cf. infra), ne se perçoit alors pas comme un moyen de reconnaissance relationnelle. Dans un horizon où la sociabilité tous azimuts est prisée, le livre isole : gourmand en temps et en efforts cognitifs, il apparaît comme un obstacle à une réalisation de soi tributaire d’une culture des liens « forts » qui passe par une connectivité de presque tous les instants.
9Cela dit, la lecture de la presse gratuite reste une pratique régulière et deux variations notables s’observent en fonction de l’âge : d’abord, à partir de 16 ans, la presse, principalement gratuite, bénéficie d’un regain d’intérêt (36 % de lecteurs réguliers avant 16 ans, mais 55 % à 58 % des adolescents sont des lecteurs réguliers de la presse papier, fût-elle gratuite). Ensuite, dès 18 ans, la conversion vers la lecture des journaux en ligne devient significative, puisque 29 % des « 18-19 ans » lisent tous les jours ou plusieurs fois par semaine des quotidiens sur le Net. Ces inflexions traduisent-elles l’attention plus marquée des plus âgés parmi les adolescents pour s’informer à propos de l’actualité (nationale, internationale, mais aussi people et sportive omniprésente dans 20 Minutes, le titre phare de la presse gratuite), et portant, leurs aspirations à opérer à une décentration cognitive, par laquelle l’information s’acquiert aussi dans un « ailleurs » et non plus seulement sur les plateformes des réseaux sociaux ? La question mérite d’être posée. Notons d’ailleurs que le surf sur internet et l’usage des médias sociaux ne se sont pas substitués aux pratiques d’exposition aux autres médias, puisque les adolescents conservent des habitudes quotidiennes d’accès aux médias broadcast : ainsi, un adolescent sur deux continue d’écouter régulièrement la radio, alors que 70 % à 80 % d’entre eux, selon leur âge, continuent à regarder la télévision tous les jours ou presque.
10Avant de répertorier les usages effectifs des adolescents sur Internet et le Web 2.0, il importe de faire le constat de la large diffusion des smartphones auprès des adolescents, une diffusion somme toute assez récente (possibilité d’obtenir des abonnements comprenant le téléphone à moindre coût). Si 16 % des jeunes surfaient sur internet avec leur smartphone en 2010, ils sont 68 % à le faire et les premières indications de 2014 indiquent que 87 % des adolescents sont devenus mobinautes en 2014. Outil polyfonctionnel favorisant le surf sur internet et l’accès aux médias sociaux hors du domicile, le smartphone a rendu aisé des usages délinéarisés des contenus et d’activités sur les plateformes des réseaux sociaux. Alors que la culture de la chambre à coucher, dite « bedroom culture » (Livingston : 2003) suppose une possibilité de retrait des adolescents dans l’espace intime de leur chambre à coucher pour consommer des contenus médiatiques, favorisant la conquête de leur autonomie, le smartphone, par les pratiques de nomadisme (surf, réseaux sociaux) qu’il autorise, contribue aussi à cette autonomisation, mais dans des espaces publics cette fois (transports en commun, enceinte des établissements scolaires, etc.).
Figure 2 – Les pratiques informationnelles des adolescents
11À regarder les pratiques informationnelles des adolescents sur internet et sur le Web 2.0 (cf. Figure 2), force est de constater que les réseaux sociaux et les moteurs de recherche consolident leur position dominante : ainsi, en 2012, 58 % et 47 % des adolescents utilisent respectivement ces deux moyens d’information de façon quotidienne ou plusieurs fois par semaine. Les moteurs de recherche, en progression, se présentent, au même titre que les réseaux sociaux, comme l’un des moyens privilégiés de recherche d’informations (valorisation de la logique pull), permettant aux adolescents d’avoir une maîtrise sur leur environnement social et culturel. Enfin, notons que Wikipédia s’envisage plutôt comme une ressource de complémentation, nettement moins souvent utilisée, notamment pour des travaux scolaires. L’usage de l’ordinateur à des fins pédagogiques n’est en revanche pas très répandu : l’acte de « chercher des informations pour l’école / pour sa formation », sans rapport toutefois avec des tâches imposées (les devoirs scolaires) par les études (collège, filière d’apprentissage, etc.) demeure occasionnel : en fait, plus de la moitié des jeunes (52 %) adopte « au plus une fois par mois »), voire « jamais », internet à des fins scolaires. À ce stade, il n’est pas inutile d’essayer de définir les valences prises par le concept omnibus d’information, tant il renvoie à des champs d’activités sociales hétérogènes. On peut ainsi distinguer :
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les informations-connaissances : à forte valeur d’usage, le plus souvent instrumentales et parfois pédagogiques (ex. : devoirs scolaires), elles servent à des tâches et recherches de type browsing ou quering (recherche par mots-clés. Les moteurs de recherche, mais aussi Wikipédia pourvoient à ces besoins. Ces informations répondent à des besoins spécifiques en lien avec l’identité civile des adolescents, notamment dans le contexte de leur insertion scolaire ou estudiantine.
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les informations sociales : portent sur l’environnement immédiat et permettent aux adolescents de se coordonner dans leurs actions, de prévoir ou d’organiser leurs activités de loisir (ex. : sorties, manifestations culturelles, etc.). Elles contribuent à cimenter les identités sociales des adolescents et leur appartenance à une « culture jeune » ;
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les informations personnelles : scripturales et iconiques (photographies, notamment sur Instagram), elles disent sur le Soi de l’adolescent et sur son groupe de pairs. Elles participent de l’identité déclarative des adolescents et les sites de réseaux sociaux en sont les vecteurs privilégiés ;
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les informations culturelles : véhiculées par les médias, l’industrie musicale et les médias, elles servent aux activités d’apprentissage et d’établissement des modèles de conduites, concourant à la formation des jugements esthétiques à partir desquels les identités sociales et sexuées des adolescents se construisent en partie.
12Si l’on observe les pratiques effectives des adolescents utilisant les sites de réseaux sociaux, on constate sans surprise que Facebook et Instagram bénéficient du taux de souscription le plus important parmi les adolescents. Facebook (97 % des « 18-19 ans » possèdent un compte) continue de bénéficier d’« effets de club » au sein d’une culture jeune où la normativité et la pression au conformisme en matière de réseautage sont prononcées alors qu’Instagram, avec la possibilité qu’offre cette plateforme d’échanger des photos (les selfies notamment), baisse quelque peu après le début de l’âge de la puberté (dès 14 ans), laissant à penser que certains actes d’exhibition de soi et d’échanges par l’image photographique, perdent quelque peu en attractivité au profit de Facebook, dont les fonctionnalités sont plus étendues. Il faut relever que la variation la plus prononcée du taux d’adhésion à Facebook se situe à 14 ans, âge charnière, puisque d’un taux d’usage régulier de 59 % chez les « 12-13 ans » on passe à 86 % pour les « 14-15 ans ». À partir de 14 ans donc, et ce, jusqu’à l’entrée dans l’âge adulte, les jeunes sont motivés à consolider les liens noués avec les membres de leurs réseaux d’amis, liens souvent déjà constitués, puisque nos résultats soulignent que la construction du réseau d’amis se réalise avant tout au sein du lieu d’études ou d’apprentissage.
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Figure 3 – Activités sur les réseaux sociaux (par tranches d’âge)
14L’usage des sites de communautaires s’accompagne d’un fort tropisme relationnel. Les relations interpersonnelles y prédominent et les échanges réguliers de contenus garantissent la connectivité des liens forts s’y consolidant. On dira des réseaux sociaux, qu’ils contribuent à mettre en scène l’« identité agissante » (Georges : 2008) des adolescents, leur permettant d’échanger des informations qui les décrivent et qui resserrent les liens de leur communauté de pairs. C’est par un travail de figuration (Goffman : 1973) que l’adolescent négocie son « moi sublimé » (Testut : 2009), au travers d’une présence quasi quotidienne sur les plateformes des réseaux sociaux. Les informations personnalisantes qui le mettent en scène ou les décrivent transitent alors massivement par le chat – même si cette pratique décroît légèrement avec l’âge – et par l’envoi de messages (photographies et vidéos incluses).
15Les jeunes accordent aussi du temps pour partager avec leurs amis et les informer de leur actualité, notamment en usant du mur sur Facebook (Loicq : 2011). Ainsi, près de deux tiers d’entre eux laissent des messages sur leur « mur », de telle sorte que les plateformes des réseaux sociaux demeurent un moyen pour les adolescents d’ouvrir à autrui cette réserve d’information évoquée par Goffman (1973) à propos du « territoire du moi ». Autrement dit, le contrôle d’information qui engage le « soi » s’avère nettement moins intransigeant, dès lors que les adolescents possèdent un compte sur Facebook. Les adolescents utilisent les plates-formes de réseaux sociaux pour « traîner ensemble », de manière publique (Boyd 2007), notamment en postant des photos d’eux-mêmes avec leurs amis, en laissant des messages sur les pages de ces derniers, ou en listant leurs amis les plus proches sur leur profil : les adolescents parviennent à cultiver autant un capital social (ils se targuent en moyenne d’avoir 300 amis) qu’un capital de visibilité, en ayant une activité toujours renouvelée (« post » de messages sur leur page Facebook)
16Les sites de réseaux sociaux favorisent l’interlocution et les échanges synchroniques, à travers le partage d’images et de textes, expliquant en partie le succès de WhatsApp, ce service d’échange de données mobiles en ligne utilisé avec le smartphone et prisé des adolescents. Toutes ces plateformes relationnelles se conçoivent comme des espaces de réalisation de « jeux de langage » qui, sans visée nécessairement instrumentale, permettent de cultiver une sociabilité de tous les instants. Pour les adolescents, il s’agit alors moins d’étendre coûte que coûte un réseau social préexistant, que de confirmer des relations préexistantes ; tant l’acte de « rechercher des amis » que celui de les « mettre en contact » sont sensiblement moins pratiqués, puisqu’à peine un tiers des adolescents s’y consacrent quotidiennement ou plusieurs fois par semaine. Sur les réseaux sociaux, l’adolescent apparaît comme un individu en état de veille quotidien, observateur et évaluateur des profils de ses amis, qui entend contrôler son environnement immédiat. Cependant, si les échanges euphoriques entre pairs sont de mise, certaines pratiques mettent en péril l’image et la face de l’adolescent, suggèrent que ces réseaux sociaux sont aussi, parfois, l’occasion de pratiques plus conflictuelles et dysphoriques.
17Internet modifie les activités communicationnelles des adolescents (et des adultes), parce qu’il rend possible l’interaction et le partage de contenus en dépassant les difficultés classiques de la communication : les coûts, la distance, le contrôle. En rendant possible les échanges entre des jeunes amis séparés par des centaines de kilomètres, Internet renforce les arrangements sociaux ; en consentant à des jeunes de se rencontrer, de « cyberdraguer », de se désirer, il reconfigure leurs rapports à la séduction et à la sexualité (Lardelier : 2012) ; il peut améliorer les relations sociales, comme les péjorer en permettant, par exemple, à un jeune de diffuser sur un site communautaire – en ayant conscience de la largeur du public – un message qui diffame un autre (Dalsuet : 2013). Internet est une infrastructure technologique et on se gardera d’adopter vis-à-vis d’elle une posture satisfaite ou pessimiste ; notre intention dans cette dernière partie est d’aborder la question des expériences négatives en ligne pour les adolescents.
- 4 Cf. Hagel John, Seely Brown John et Lang Davison, The Power of Pull. New York. Basic Books, 2012, 2 (...)
18Auprès des adolescents, le succès d’internet sous ses formes actuelles, les plateformes et applications mobiles, résulte de son offre, cependant aussi de la demande4. Avec Ito (2010), on fait l’hypothèse que les jeunes audiences, élevées dans une culture de l’image, ont pris l’habitude, au milieu des années 1990, avec les produits issus de la franchise Pokémon, de regarder des épisodes à la télévision et de jouer au jeu vidéo, de participer à des échanges de cartes et développer des stratégies afin d’obtenir celles qu’ils convoitent, etc. Les Pokémon et les autres franchises conçues sur le même modèle ont transformé les jeunes audiences en consommateurs, participants et créateurs. Les capacités et l’excitation tirées de cette expérience s’est déployée ensuite sur les sites communautaires tels MySpace, Facebook et Twitter, et non sur les médias d’information. Comme si l’expérience que ces derniers proposaient ne convainquait pas des audiences habituées à une sphère publique dépourvue d’experts, où on s’exprime avec ses mots, crée des personnages et brigue les appréciations des autres. Les blogs et les sites communautaires sur lesquels les adolescents interviennent aujourd’hui leur donnent les moyens d’intensifier et d’étendre ces pratiques (Klein : 2007). On souhaite ici insister sur le fait qu’ils donnent lieu à des échanges et des créations riches, qu’ils offrent aux adolescents une « socialisation douce » pour parler avec les mots d’Assouline (2008). Les études de contenus des comptes sociaux, pareillement aux entretiens, indiquent que les adolescents ont en majorité des conduites réfléchies sur ces espaces (Patchin et Hinduja : 2010, Boyd : 2014). Il leur arrive aussi, seuls ou lorsqu’ils se retrouvent, après les cours ou pendant le week-end, de « délirer » (Pasquier op.cit.), de parodier une situation (Dagnaud : 2013), de ridiculiser une personne, voire de la « clasher », pire, de l’agresser verbalement au moyen de menaces ou d’injures. Ces actes peuvent être prolongés, amplifiés par d’autres internautes à coups de likes et de commentaires.
19Les atteintes sont d’autant plus durement vécues que, sans l’aide de personnes qualifiées, les tentatives pour effacer complètement un contenu après sa publication réussissent rarement. « La technophilie des jeunes n’est dans la plupart des cas, pas technicienne : il s’agit d’une technophilie d’usage. Une seule preuve : parmi les 91 % de jeunes qui disposent d’un ordinateur, en 2008, seuls 13 % en ont un usage informatique et font de la programmation » fait remarquer Octobre (2014 : 74).
- 5 Cf. l’étude du Pew Research Center, « Online Harassment » (http://www.pewinternet.org/2014/10/22/on (...)
- 6 Le 14 janvier, compte tenu des prévisions météo, le compte @PrefetMoselle tweete qu’il n’y aura pas (...)
- 7 Cf. l’étude de Johnson et Downing (1979).
- 8 Trouver et dévoiler la véritable identité de certains Twittos est une des activités basiques des gr (...)
20Les réseaux sociaux, les forums ouvrent le champ des possibles dérapages. Les propos délictueux et les agressions verbales sont fréquents sur les plateformes où on peut agir anonymement, sans s’exposer aux regards des autres, et disparaître (en un clic de souris)5. En témoigne la série d’échanges qui a eu lieu sur Twitter entre le préfet de Moselle et des collégiens en janvier 20136. Dans cet échange, les interpellations les plus fermes émanaient de twittos qui opéraient sous pseudonyme, contrairement aux messages d’encouragement. En ligne, comme sur la voie publique7, l’anonymat est un des facteurs qui explique le développement de comportements « anti-sociaux », qu’ils s’agissent d’adolescents ou d’adultes8. Pour venir à bout des agressions verbales, le principal éditeur en Suisse, Tamedia, a refusé, en 2012, les pseudonymes, et a passé contrat, l’année suivante, auprès d’une société pour qu’elle modère a priori les messages. Le recours à des filtres pourrait ne pas être un passage obligé selon Spears et Lea (1992). Selon ces chercheurs, les sites animés par une « culture négative » reçoivent des commentaires enflammés, des attaques personnelles. À l’inverse, ceux qui font vivre une « culture positive » et isolent les contributions négatives, obtiennent des messages positifs.
21Les agressions dont peuvent être victimes en ligne les adolescents ne relèvent pas que du verbe, elles recouvrent plusieurs types : la diffusion d’informations fausses ou de propos offensants ; la menace ; la publication en ligne de photos ou vidéos sans autorisation de la personne concernée. Haddon et Vincent (2014) désignent aussi les fonctions de géolocalisation, comme un type d’agression spécifiquement lié aux smartphones et tablettes. Dans l’enquête JAMES, le premier élément cité parmi les différentes expériences négatives est la diffusion d’informations fausses ou de propos offensants (39 %), vient ensuite la publication en ligne de photos ou vidéos sans leur autorisation (17 %), le harcèlement (17 % également), puis la diffusion de contenus offensants sur internet (3 %) (cf. figure 4).
Figure 4 – Les expériences négatives sur internet dans l’échantillon global
22L’étude indique que pour trois des quatre types d’expériences négatives, les victimes les plus nombreuses se trouvent dans la même tranche d’âge : les 16-17 ans (cf. figure 5). Les causes de la prépondérance de cette tranche d’âge n’ont pas été avancées dans le cadre de l’étude JAMES. En nous basant sur la littérature, nous pensons qu’une explication aurait pu être testée auprès des répondants : la croyance (erronée) qu’internet est une sorte de no man’s land où tout acte illégal est permis (Casilli : 2010), ajoutée à une compétence limitée. Il n’est en effet pas certain que les « 16-17 ans » maîtrisent à la fois les conséquences juridiques de leurs comportements en ligne et la technologie internet, notamment la question incontournable de l’environnement numérique : la traçabilité (Doueihi : 2013). Une deuxième explication pourrait mettre en correspondance cette tranche d’âge avec d’une part l’affermissement d’une conscience de soi et d’autre part les premières expériences du désir, du corps de l’autre (Blanchard, Revenin et Yvorel : 2010).
Figure 5 – Les expériences négatives sur internet par tranche d’âge
23Cet article a rendu compte des activités des adolescents sur les médias, et notamment sur les réseaux sociaux, en s’appuyant sur une étude empirique réalisée en Suisse, à l’échelle nationale sur les 12-19 ans. Il rend compte de l’évolution des pratiques numériques au long de l’adolescence. Les résultats livrés renseignent sur l’univers médiatique dans lequel évoluent les adolescents au moment du passage à « l’ère post pc ». Les réseaux sociaux attirent, chaque année, toujours plus d’adolescents. L’âge des primo-utilisateurs tend également à baisser. Le phénomène est mondial et stimulé par les ventes des nouveaux équipements connectés. La Toile occupe les jours et les nuits, parfois, des adolescents. Ils s’y montrent, voient, écoutent, échangent, jouent, se livrent – livrant par-là leurs données aux entreprises de la netéconomie.
24Au fur et à mesure de leur utilisation, ils développent leur technicité et le multitasking, évaluent les nouvelles fonctionnalités qui se présentent à eux lors des changements d’équipement ou de version, se confrontent à de nouveaux risques aussi. L’offre infinie de contenus et d’interactions rend leurs pratiques sur la Toile intenses. Celles-ci relèvent de trois grands registres : la communication, la consommation de biens culturels et l’information. En effet, les adolescents sont toujours intéressés à l’information, en ligne ou format papier, majoritairement gratuite : un adolescent sur deux lit quotidiennement ou plusieurs fois par semaine la presse ; c’est à partir de 16 ans – un premier point d’inflexion – que le contact avec l’information se stabilise. Comparativement à 2010, la presse en ligne gagne en audience, tandis que la lecture de livre diminue. Ces résultats rejoignent ceux d’Octobre (op. cit) pour la France, où la lecture « html » augmente pareillement. Sur la Toile, les adolescents privilégient deux portes d’entrée pour trouver des informations : les réseaux sociaux et les moteurs de recherche. Facebook, il reste le premier site communautaire des adolescents, l’inscription se répand à 14 ans – un deuxième point d’inflexion – et se généralise à 18-19 ans.
25C’est entre 16 et 17 ans, que les adolescents sont amenés à devoir gérer des relations parfois nettement plus dysphoriques, celles liées à leur engagement comme acteurs dotés d’une identité personnelle, et se rendant visibles sur le Net et les réseaux sociaux notamment. Ces outils se conçoivent alors aisément comme des espaces de rituels initiatiques et des territoires d’expérience, par lesquels, les adolescents apprennent, par essais et erreurs, à négocier leur réputation en ligne et à gérer des données personnelles qui peuvent circuler à leur insu.
26Pour les plus jeunes citoyens, les sites d’informations, les sites agrégateurs de contenus, les réseaux sociaux, etc. deviennent les premiers canaux de diffusion de l’information. Or, internet et les réseaux sociaux se distinguent des presses écrite et audiovisuelle par la diversité de contenus et les capacités d’interactivités qu’ils offrent à leurs utilisateurs. L’accès immédiat à l’information via les applications sur les smartphones et tablettes, et les réseaux sociaux, peut amener des adolescents à consulter des informations de qualité, provenant de diverses sources, ou à s’exposer aux messages les plus vus et, ou « likés » au sein de leur groupe de pairs. Les conséquences du succès de la Toile en tant que fournisseur d’information auprès des adolescents sont déjà visibles dans les modes de participation politique qu’ils choisissent. À distance d’une adhésion basée sur leur identité, ou sur des thèmes, comme ce fut le cas pour dans les générations précédentes, les jeunes citoyens s’engagent sur des activités : la création/le partage/le vote de contenus sur internet, la participation aux appels aux dons en ligne, les rassemblements, etc. En cela, la participation des adolescents semble se faire non pas contre les partis politiques, mais à côté d’eux.