- 1 J’utilise le mot « trans* » pour désigner tout·e·s les personnes transgenres, transsexuelles, et le (...)
1Depuis environ un an, les espaces de discussion et de réflexion en mixité choisie entre personnes trans*1 se multiplient dans l’espace universitaire francophone. En août 2018, Karine Espineira et Maud Yeuse Thomas ont organisé un colloque intitulé « Transféminismes : Politiques & épistémologies, pratiques et résistances ». Lors de l’atelier organisé par Maxime Faddoul et Clark Pignedoli « Résister à la violence administrative de/dans la recherche d'un point de vue queer et transféministe : pratiques, outils, stratégies », une dizaine de chercheur·e·s trans* francophones ont pu échanger, partager des expériences et constater qu’elles sont similaires. Tou·te·s ces chercheur·e·s sont précaires. Aucun·e n’a été recruté·e par une université ou par le CNRS.
- 2 Ma communication s’intitulait : « Les violences envers les personnes queer à l’université et leurs (...)
2Ce colloque m’a permis d’approfondir ma réflexion autour de la santé mentale des personnes trans* dans les milieux académiques, commencée à l’occasion d’une intervention lors de la journée d’étude « Santé mentale au prisme des expériences de genre et de sexualité minoritaires » à l’ENS Lyon2. Depuis, plusieurs journées à ce sujet ont été organisées en France. Malgré la tenue de ces colloques prestigieux, les chercheur·e·s et étudiant·e·s trans* font systématiquement les mêmes constats : le manque de place faite aux personnes et aux discours trans* dans l’académie, le manque d’adaptation de l’institution universitaire et les récits toujours plus nombreux de violences administratives de nature transphobe qui s’y sont déroulés ainsi que la grande précarité dans laquelle vivent les chercheur·e·s trans* souhaitant avoir un poste.
- 3 Le terme cisgenre s’oppose à celui de transgenre. Il décrit une personne qui est en conformité avec (...)
3Si l’analyse des rapports sociaux est une des préoccupations des chercheur·e·s en sciences sociales, il est important que les institutions et les individu·e·s s’interrogent sur leur manière d’exclure implicitement ou explicitement, consciemment ou inconsciemment, les personnes trans* du milieu académique, mais aussi que les chercheur·e·s prennent conscience de leur position dans l’institution et interrogent leurs privilèges, notamment leurs privilèges cisgenres3.
- 4 Le terme queer a été réapproprié par les québécois qui parlent volontiers de milieux queers radicau (...)
4Cet article s’inscrit dans une épistémologie féministe et des savoirs situés (Harding, 2005 ; Haraway, 1991). J’explicite donc l’endroit d’où je parle. J’ai soutenu ma thèse sur les lieux et milieux queers et transpédégouines4 parisiens et montréalais et plus précisément sur les questions de violences vécues par ces personnes dans et en dehors de ces milieux (Prieur, 2015). Parallèlement à ma thèse, j’ai été employé·e par une université parisienne entre 2010 et 2018, en tant que doctorant·e contractuel·le, attaché·e temporaire d’enseignement et de recherche, puis vacataire. J’étais identifié·e comme non hétérosexuel·le et féministe par les collègues professeur·e·s et les différentes directions d’UFR du fait du choix de mon sujet et de mon coming out en tant que lesbienne puis comme personne trans*. Dans cette université, j’ai vécu de l’homophobie, de la transphobie et du sexisme (en tant qu’étudiant·e puis en tant qu’enseignant·e par des collègues en poste). J’ai également vu l’homophobie et le sexisme s’abattre sur d’autres collègues de mon université les menant parfois à la dépression. J’ai moi-même traversé une dépression lorsque je travaillais dans cette université. Si le contexte transphobe et homophobe de l’université et de l’UFR dans lequel je me trouvais n’était pas à l’origine de mon état de santé mentale, il n’y a aucun doute sur le fait qu’il a aggravé ma situation. J’ai soutenu ma thèse en 2015 et j’ai décidé que cet environnement était trop violent pour m’y épanouir.
5Parallèlement à ce parcours universitaire, j’ai commencé une psychothérapie en 2014 qui m’a permis non seulement d’avancer sur mes problématiques personnelles, mais aussi de mettre à distance l’environnement violent de l’université et de finir ma thèse. J’ai également commencé une formation à l’école de Programmation Neuro-Linguistique Humaniste d’Hélène Roubeix. J’ai ouvert mon cabinet de psychothérapie et d’accompagnement académique en 2017 en me disant que les universités ne prenaient pas soin de la santé mentale des personnes y évoluant, personnels comme étudiant·e·s. Je reçois aujourd’hui des étudiant·e·s et personnel·le·s des universités franciliennes qui subissent tou·te·s, à des échelles différentes, de la violence produite par l’institution universitaire, parmi lesquelles beaucoup de personnes trans* et plus largement LGBTQIA+. Les informations que j’utilise s’appuient sur un travail auto-ethnographique (Adams, Holman Jones, 2008 ; 2011), les résultats de mes recherches doctorales (Prieur, 2015) et sur ma pratique clinique.
6Le but de cet article est de comprendre les causes des difficultés des personnes trans* à s’insérer dans l’Enseignement Supérieur et la Recherche ainsi que les effets sur la santé mentale que produit la violence institutionnelle à leur encontre. Le terme « violence » ne recouvre pas seulement les violences interpersonnelles (psychologiques, physiques et sexuelles), mais aussi et surtout les violences systémiques sous-tendues par des rapports de pouvoir structurels. Dans ce contexte, quelle est la spécificité des personnes trans* à l’université ?
7Je souhaite pointer des dysfonctionnements dans la manière dont l’institution universitaire accueille les personnes trans* mais aussi montrer que les conséquences des violences qu’elle produit sur elles ne sont pas prises en charge par l’institution. Faire cet état des lieux n’est cependant pas suffisant. Depuis que j’ai transitionné des sciences sociales à la pratique clinique, mon but est non seulement d’expliciter les violences vécues par les personnes trans* dans le contexte universitaire mais aussi de proposer des pistes pour favoriser leur inclusion. Je pars du postulat que les violences produites envers les personnes trans* par le système universitaire mettent en danger leur santé mentale. L’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) définit la santé mentale comme suit :
« La santé mentale est un état de bien-être dans lequel une personne peut se réaliser, surmonter les tensions normales de la vie, accomplir un travail productif et contribuer à la vie de sa communauté. Dans ce sens positif, la santé mentale est le fondement du bien-être d’un individu et du bon fonctionnement d’une communauté. »
8L’OMS ajoute que la prévention de la santé mentale ne relève pas seulement du secteur de la santé mais aussi notamment de l’éducation et de l’emploi. Si l’OMS définit les femmes comme population vulnérable, rien n’est précisé concernant les personnes trans*. Dans le contexte français, leur santé mentale à l’université n’est pas ou peu prise en compte, et la lutte contre l’homophobie et la transphobie connaît des difficultés à s’imposer, notamment depuis les débats concernant le Mariage pour Tous, la Procréation Médicalement Asssistée et l’échec des ABCD de l’Egalité dans l’enseignement primaire.
- 5 L’utilisation de l’astérisque après le préfixe psy permet d’englober les praticien·ne·s de la santé (...)
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- 7 Les personnes trans* ont longtemps été considérées comme des personnes psychotiques et délirantes. (...)
9La question de la santé mentale des personnes trans* à l’université est en fait double. L’université oppresse de différentes manières les personnes minorisées et ne favorise pas l’émergence des recherches à propos des personnes trans* ni les revendications des étudiant·e·s et personnels trans* car l’expression de leurs souffrances et les demandes de ces personnes sont comprises par l’institution comme une attaque contre elle et suscite donc des résistances au changement. Quand les personnes trans* cherchent de l’aide pour faire face à leurs difficultés à l’université, elles peuvent se tourner vers des psys*5 dans ou hors de l’université qui ne sont pas formées à l’accueil des personnes trans* (et plus largement à la « diversité de genres et de sexualités »6) ou qui commettent des violences transphobes, en particulier en ce qui concerne les parcours de transition, ces derniers étant psychiatrisés dans les cas où les personnes souhaitent avoir recours à des prises d’hormones ou à des modifications corporelles7. De tels protocoles accroissent la détresse de nombreuses personnes trans* suivant un parcours universitaire. Je présenterai enfin les premières solutions qu’ont déjà adopté certaines universités ainsi que le dispositif que j’ai mis en place dans mon cabinet pour faire du cadre universitaire et du cabinet thérapeutique des espaces bienveillants envers les personnes trans*.
10Le système universitaire produit plusieurs types de violences spécifiques. J’insisterai sur trois aspects : la période de recrutement, la question du travail gratuit et celle du harcèlement. Ces violences ne sont pas seulement vécues par les personnes trans* mais la manière dont elles se mettent en place est bien spécifique.
11Les profils de poste ou de contrats doctoraux permettent rarement aux personnes portant des projets sur les personnes trans* de candidater. Soit les postes sont trop profilés et excluent de fait les candidat·e·s présentant des projets sur les questions trans* ; soit ils ne le sont pas assez (pas de profilage de poste en études trans*). Aucune politique volontariste de l’État ou des universités n’est mise en place pour le recrutement de personnes minorisées (subissant un ou plusieurs rapports de pouvoir structurels).
12Les commissions de recrutement sont composées de pairs. Ce modèle de recrutement est censé valoriser l’excellence académique d’après les instances de recrutement (CNRS et universités), mais il valorise surtout la reproduction des savoirs (Bourdieu et Passeron, 1964 ; Duru-Bellat, 2009 ; Merle, 2012). Les commissions sont des lieux de pouvoir. Selon les champs de la discipline auxquels appartiennent les personnes qui siègent, les profils de recrutement pourront être totalement différents. Quand se posera-t-on la question de la reproduction sociale et académique qui est à l’œuvre dans ces commissions ? Les personnes recrutées sont souvent celles qui pourront décrocher des financements (Agence Nationale de la Recherche, European Research Council, etc.) et qui ont des intérêts de recherche suffisamment proches de ceux des personnes qui vont juger leur dossier. Il arrive cependant que ces personnes travaillant sur des sujets minoritaires obtiennent un poste grâce à des oppositions de clans théoriques lors des concours de recrutement. Le problème du recrutement par les pairs, c’est qu’il n’incite pas nécessairement à voter pour des sujets qu’on ne connait pas ou qu’on méprise parfois. On peut par exemple comparer la multitude de géographes et de sociologues qui ont été recruté·e·s sur le thème de la gentrification avec l’absence de poste mis au concours de maître·sse de conférences ou de chargé·e de recherche en études trans*.
13Toutefois, si on prend en compte le champ des « études genre et sexualités », on se retrouve également dans un milieu fortement concurrentiel et au cœur d’une bataille théorique et épistémologique très forte, notamment entre différents courants féministes qui s’opposent souvent : différentialiste, matérialiste, queer et trans*. Le nombre peu élevé de postes en études genre et sexualités augmente encore la concurrence. Dans le contexte français, les discours trans* ont peu de place pour s’épanouir et doivent rester centrés autour des concepts de performance et de performativité (Butler, 1990 ; Turner, 1986) de plus en plus reconnus dans les études de genre et plus largement dans les sciences sociales, notamment en anthropologie et en sociologie.
14Enfin, l’exemple de l’écriture inclusive est significatif. Elle n’est pas encore bien considérée dans toutes les commissions de recrutement. Les candidat·e·s doivent souvent faire le choix de s’adapter aux normes hétérosexistes de la langue française traditionnelle alors que cela n’est pas du tout cohérent avec leur projet scientifique, avec leur manière de conceptualiser leur travail et, plus largement, avec leur vision du monde. Comment les personnes trans* peuvent-elles reproduire des normes hétérosexistes universitaires lorsqu’elles créent leurs projets de recherche alors que leurs vécus ne s’y conforment pas ? Comment est-il alors possible d’être entendu·e ? Deux possibilités s’offrent alors aux personnes trans* : travailler avec des structures (laboratoires) qui renvoient aux candidat·e·s, de manière parfois violente, qu’un projet comme le leur « ne passera jamais parce qu’il est trop original » comme j’ai pu l’entendre à propos de mon projet, ou bien abandonner parce que le coût pour leur santé physique et mentale est trop élevé.
15Si la question du recrutement est centrale concernant la difficulté des personnes trans* à entrer dans le système universitaire, la question du travail gratuit qu’iels offrent à l’université est également cruciale. En effet, de nombreux·ses masterant·e·s, doctorant·e·s ou docteur·e·s trans* ont produit de la connaissance, des savoirs trans*, et les ont injectées dans le système universitaire. Ce travail est parfois réapproprié par des personnes cisgenres qui ne citent pas leurs sources. Or, le travail gratuit et la réappropriation des savoirs trans* ont des conséquences sur la santé mentale des personnes trans*.
16La question du travail gratuit est abordée par le collectif politique SomMovimento NazioAnale constitué de personnes queers et trans* dont beaucoup sont aussi des universitaires précaires. Certain·e·s d’entre eu·lle·s ont produit une analyse du travail gratuit et de ses conséquences sur les subjectivités queers, mais aussi sur le militantisme et les mouvements sociaux (Acquistapace, Busi, Fiorilli, Peroni, Patrick, SomMovimento NazioAnale, 2015). Cette analyse montre comment la norme universitaire du travail gratuit est pernicieuse et difficile à déjouer. Si on transpose leur argumentaire au contexte français, pour avoir un CV convaincant afin d’être recruté·e, il faut : organiser des colloques et des journées d’études, animer des séminaires, participer à la vie du laboratoire, des écoles doctorales ou des départements d’enseignement, publier dans des revues scientifiques à comité de lecture, ainsi que participer à des colloques (dont les frais d’inscription sont parfois exorbitants et pas toujours pris en charge par les laboratoires). Ce sont les conseils qui sont donnés aux doctorant·e·s. Iels doivent être visibles très régulièrement dans leur champ de recherche sous peine d’être oublié·e·s. En d’autres termes, il faut occuper le plus possible le territoire (voir son nom passer sur les listes de diffusion régulièrement, être présent·e au labo, à l’école doctorale, etc.). Les normes du milieu académique sont souvent implicites. La comparaison devient rapidement compétition. Et, malheureusement, tout le monde ne peut pas publier dans les revues les plus prestigieuses, peu intéressées par des sujets considérés comme minoritaires et marginaux, comme les études trans*. Par ailleurs, la préparation d’un article scientifique demande de nombreuses heures de travail. Est-il possible de prendre le temps d’écrire lorsqu’on doit, en tant que chercheur.e independent·e précaire, assurer sa subsistance matérielle en dehors de la recherche ? Comment dans ces conditions réussir à produire un article scientifique en respectant les délais de réponse aux appels à articles qui ont été conçus pour des chercheur·e·s statutaires ?
17Si des personnes trans* ont réussi à entrer à l’université tout en travaillant sur des sujets qui les concernent, le harcèlement psychologique est un autre moyen de leur témoigner de l’hostilité. Avec Rachele Borghi (2016), nous avons pu expliquer comment nous travaillions dans un contexte où nos manières d’enseigner sont considérées comme non-conventionnelles et dévalorisées de ce fait (observation participante, auto-ethnographie, utilisation de la performance, prise en compte des émotions des chercheur·e·s). Certain·e·s enseignant·e·s n’hésitent pas à dévaloriser ces méthodes devant les étudiant·e·s en niant la scientificité de nombreux champs de recherche pourtant reconnus dans le monde anglophone (Trans Studies, Queer Studies, Gender Studies, Postcolonial Studies, etc.). De nombreuses vexations se sont également produites dans les réunions pédagogiques. Par exemple, certains collègues ont explicitement refusé de nous saluer dans la salle des professeur·e·s. Ce type de climat délétère pour les enseignant·e·s et étudiant·e·s trans* leur font sentir qu’elles ne sont pas bienvenues. C’est une forme de harcèlement plus ou moins diffuse selon les universités, les UFR et les collègues harceleurs.
18Plusieurs stratégies peuvent être adoptées par les enseignant·e·s ou étudiant·e·s trans* : 1/ entrer ou rester dans le milieu universitaire en le dénonçant de l’intérieur et donc subir du harcèlement de la part de collègues ou de supérieur·e·s hiérarchiques ; 2/ « choisir » de ne pas y entrer ou en sortir. C’est le choix que j’ai fait après avoir résisté à la pression pendant cinq ans. J’interviens désormais ponctuellement, en étant rémunéré·e, lorsque des enseignant·e·s en qui j’ai confiance m’en font la demande pour ne plus subir ce harcèlement du système universitaire au quotidien.
19Je vais maintenant développer les spécificités des violences vécues par les personnes trans* à l’université : la transphobie, le cisgenrisme, la réappropriation des savoirs trans* et la question de la présentation de soi à l’université lorsqu’on est une personne trans*.
20Comme je l’ai évoqué précédemment au sujet du harcèlement, la transphobie peut être explicite et provenir aussi bien de collègues (en particulier des supérieur·e·s hiérarchiques) que d’étudiant·e·s. Elle vise autant les étudiant·e·s que les personnels trans*. Cette violence a déjà été dénoncée par des chercheur.e.s trans* francophones (Baril, 2016, 2017 ; Espineira, 2015 ; Thomas, 2010).
21Il existe aussi une transphobie implicite beaucoup plus pernicieuse car difficile à voir, expliciter et dénoncer : celle qui se reporte sur les sujets d’études concernant les genres et les sexualités. Ces sujets sont souvent considérés comme secondaires et moins légitimes dans le contexte hétéronormé et cisnormé du milieu universitaire, particulièrement en ce qui concerne les études trans*. L’investissement dans ces champs de recherche rapporte beaucoup moins de capital symbolique que celui dans d’autres champs des sciences sociales, plus institutionnalisés. Cela augmente aussi parfois la difficulté d’être accompagné·e·s par des directeur·rice·s de mémoire ou de thèse s’intéressant aux questions de genre et de sexualité et ayant soutenu leur Habilitation à Diriger des Recherches. Travailler sur les questions trans* quand on l’est soi-même augmente encore les difficultés à trouver un financement, celles-ci entraînant un surcroît d’anxiété et des conséquences sur la santé mentale (burn out, dépression, crise de panique, troubles des conduites alimentaires, etc.).
22Le cisgenrisme se définit de la manière suivante :
« Le cisgenrisme est un néologisme, inspiré de termes tels que sexisme et racisme, qui désigne le système d’oppression dans lequel les personnes transgenres et transsexuelles sont dominées par les personnes cisgenres et cissexuelles. […] De façon similaire au sexisme et au racisme, le cisgenrisme peut se manifester de différentes façons, tant au plan juridique, politique, économique, social, médical que normatif. Dans ce dernier cas, il est possible de parler de cisgenrenormativité. » (Baril, 2013, 396-397)
23Dans un article récent, Alexandre Baril (2017) liste les raisons pour lesquels les personnes trans* professeur·e·s sont sous-représentées dans les universités canadiennes. Il est lui-même professeur à l’université d’Ottawa et montre que les départements de sciences humaines et sociales, y compris les départements d’études genre, n’arrivent pas à se départir du cisgenrisme. Il explicite également comment le fait d’être une personne trans* travaillant sur des enjeux trans* renforce la difficulté à obtenir un poste de professeur·e. Alexandre Baril réinvestit l’expression « plafond de verre » au sujet du parcours universitaire des personnes trans*. Il montre ensuite que les enjeux trans* sont sous-représentés dans les recherches. Par ailleurs, lorsqu’un projet est financé, la personne qui porte le projet est cisgenre dans la grande majorité des cas. Les personnes trans* se retrouvent alors à des postes moins prestigieux d’assistant·e·s de recherche et leur travail est dévalorisé et réapproprié par des personnes cisgenres en poste.
24Suite à plusieurs affaires de réappropriation des savoirs trans (Baril, 2016, 2017 ; Collectif Titri, 2019) ainsi qu’une discussion lors d’un atelier pour l’établissement d’une charte éthique de travail avec les personnes trans* (CIRFF, 2018), cette question est devenue centrale dans l’émergence de Trans Studies francophones. Les vies des sujets trans* sont parfois réappropriées par des personnes qui ne sont pas trans*. Des chercheur·e·s cisgenres profitent de l’idée encore répandue dans certains courants théoriques et champ disciplinaires qu’être trop proche de son sujet de recherche ne permet pas de rester « objectif ». Cette idée ne prend pas en compte les avancées théoriques proposées par les épistémologies féministes, queers, trans* ou décoloniales. Sandra Harding (2008) utilise en ce sens le concept d’« objectivité forte ». Elle explique comment le fait de se positionner en tant que sujet concerné par sa recherche ne rend pas moins objectif qu’un chercheur qui ne dit pas d’où il parle – comme cela a longtemps été le cas dans l’anthropologie, l’ethnologie, la géographie et la sociologie classiques – mais permet au contraire aux lecteur·ice·s de savoir d’où l’auteur·e parle et de ne pas prendre son point de vue pour une vérité absolue, mais pour ce qu’il est, c’est-à-dire un savoir situé.
25En géographie, la plupart des personnes en poste qui ont travaillé sur le genre ou les sexualités l’ont fait après leur titularisation comme maître·sse de conférences, ou ont dû mentionner qu’elles étaient hétérosexuelles. Je ne connais qu’une exception, mais des collègues homophobes et transphobes mécontents de son recrutement ont fait remonter à la présidence de l’université des informations soi-disant compromettantes pour tenter d’invalider son élection puis sa titularisation. N’ayant pas réussi à l’empêcher d’avoir un poste, ces personnes continuent à la harceler sans que l’institution ne s’en émeuve.
- 8 Dans cet exemple, avoir un bon passing signifie ne plus être assigné·e au genre attribué à la naiss (...)
- 9 Une personne queer ou non-binaire ne se reconnaît pas dans la binarité de genre homme/femme.
26Dans les accompagnements d’étudiant·e·s et de personnels trans* que je propose, la question qui revient le plus est celle de la présentation de soi. Si les personnes sont en cours de transition sociale et/ou au début du processus de prise d’hormones ayant commencé à apporter des effets visibles, la question la plus récurrente est : « quelle stratégie dois-je adopter : tenter d’avoir un bon passing8 ou tenter de cacher ma transition ? ». Dans tous les cas, l’idée est de ne pas présenter un genre trop ambigu pour éviter les malentendus avec les jurys. Si la personne prévoit de commencer une transition sociale ou hormonale, la question sera plutôt : « dois-je attendre d’être entré·e dans le système, d’avoir obtenu mon concours pour commencer ma transition ? ». Pour les personnes trans* queers ou non-binaires9 qui ne souhaitent pas changer leur mention de genre à l’état civil ces questions restent inchangées puisque les dossiers de candidature d’entrée à l’université ou pour les concours restent basés sur des documents d’identité qui ne reconnaissent que la binarité de genre. Cette question récurrente de la présentation de soi face aux jurys et aux personnel·le·s de l’université est liée à différentes émotions qui peuvent être ressenties, parfois simultanément ou successivement. En voici une liste non exhaustive :
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- 10 Le mégenrage est l’action qui consiste à ne pas genrer la personne avec le genre qu’elle a choisi m (...)
La peur d’être réassigné·e au genre attribué à la naissance, d’être mégenré·e10 lors des entretiens, ce qui risque de faire perdre leurs moyens aux candidat·e·s ;
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La peur du rejet du candidat par un·e ou plusieurs membres du jury transphobes ou qui trouverait ça « trop compliqué » à prendre en compte et disqualifierait sur cette base les candidat·e·s ;
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La peur que la transition occupe le centre de l’attention lors de l’entretien et que les candidat·e·s ne puissent pas défendre leurs projets ;
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La colère envers le jury à l’image de la colère ressentie envers la société de ne pas être accepté·e tel·le·s qu’iels sont ;
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La frustration devant les personnes qui ne font pas d’effort pour comprendre qu’iels ne rentrent pas dans les cases binaires du genre ;
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Ce ressenti est souvent associé à un fort sentiment d’injustice et des croyances telles que : « ce monde est pourri », « je n’ai pas ma place dans ce monde qui ne m’accepte pas tel·le que je suis » ;
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Parfois leur tristesse est associée à l’acceptation de l’impossibilité de faire changer les choses rapidement : « à quoi bon, ces efforts, ces douleurs, ces souffrances puisque les jurys, à l’image de la société, ne comprennent ou n’acceptent pas qui je suis », « si ça change, je n’en bénéficierai pas directement… Peut-être la prochaine génération » ;
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Parfois la colère et la tristesse se transforment en dégoût et ces personnes rejettent le monde universitaire pour ne pas se sentir rejetées par un système cisgenrenormatif ;
27Pour toutes ces raisons, la question de la présentation de soi des personnes trans aux concours, en particulier aux auditions est bien spécifique et entraîne de l’anxiété supplémentaire. Une personne cisgenre peut s’interroger sur sa manière de s’habiller, ou sur la qualité des réponses qu’elle pourra faire au jury, mais pas sur le respect de son identité de genre.
28Après avoir explicité les violences spécifiques vécues par les personnes trans* dans l’Enseignement Supérieur et la Recherche, je présenterai la manière dont les personnes trans* sont traitées par les praticien·ne·s de la santé mentale (psy*) dans et hors de l’université.
- 11 La LMDE est l’acronyme de La Mutuelle Des Etudiants. Elle correspond à une sécurité sociale pour le (...)
29L’institution universitaire offre un service psychologique, le Bureau d’Aide Psychologique Universitaire (BAPU). Thierry Sormet (2013), analysant une enquête de la LMDE11 datant de 2014, relevait que seul·e·s 8 % des étudiant·e·s connaissaient l’existence de consultations psychologiques ou du Service InterUniversitaire de Médecine Préventive et de Promotion de la Santé (SIUMPPS) et qu’iels le découvrent souvent en fin de cursus entre le master et le doctorat. Le service reçoit à la fois des demandes urgentes (10 % des demandes dont la moitié correspond à des situations aigües comme les décompensations ou effondrements psychologiques et tentatives de suicide) et des demandes de suivi sur le moyen terme (états dépressifs, dépressions). Si les BAPU peuvent proposer une aide psychologique de qualité, certains sont débordés, notamment ceux de la région Île-de-France.
30Plusieurs personnes sont venues me consulter du fait de l’impossibilité des services psychologiques du BAPU ou du SIUMPPS de les prendre en charge : difficulté à prendre un rendez-vous et à avoir un suivi régulier (souvent trop espacé par rapport aux besoins des personnes), annulation de séances, impossibilité de contacter les psychologues entre deux séances. Thierry Sormet (2013) précise pourtant l’importance du rôle du transfert dans l’accompagnement. L’étudiant·e cherche une figure d’autorité bienveillante pour l’accompagner dans son parcours universitaire et lui redonner sécurité et confiance. Or, le transfert demande précisément du temps et un rythme d’accompagnement régulier. Ce premier argument ne concerne pas seulement les personnes trans* mais il témoigne d’un accueil insuffisant des étudiant·e·s en général et a fortiori des personnes trans* dans la mesure où les personnels ne sont pas formés à l’accueil des personnes LGBTQIA+.
- 12 Je pense ici au DSM V (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders) ou à la CIM 10 (Class (...)
- 13 Je parle notamment des courants thérapeutiques suivants : Programmation Neuro-Linguistique (PNL), G (...)
31Les personnes trans* qui refusent de fréquenter ces services le justifient par un manque de connaissance concernant les questions trans* de la part des psychologues consulté·e·s. Cette méconnaissance peut aller jusqu’à des propos cisnormatifs ou transphobes. Les psychologues présent·e·s dans les BAPU ou les SIUMPPS peuvent avoir été formés avec des approches et des courants thérapeutiques différents, et avoir complété ou non leur parcours universitaire par d’autres formations. Pour devenir psychologue, il faut suivre un parcours universitaire jusqu’au master. Les formations peuvent varier d’une université à l’autre en fonction des courants théoriques majoritaires présents dans l’établissement. En plus d’apprendre la nosographie de ce qui est qualifié de « maladies mentales » dans les manuels internationaux12, de poser un diagnostic en fonction de cela et de faire des stages dans des institutions psychiatriques, les psychologues ont souvent une approche privilégiée : psychanalytique, neuro-psychiatrique, psychologie du travail, psychologie sociale… Contrairement aux Etats-Unis, les courants de thérapie humaniste et existentielle développés dans les années 1970 et héritières de l’école de Palo Alto n’ont pas fait leur entrée dans l’université française13. Cependant, certains psychologues se forment en plus de leur cursus à ces thérapies pour apprendre le savoir-faire et le savoir-être qu’elles prônent, remettant en question la prédominance du diagnostic psychopathologique et préférant une approche centrée sur la personne (Rogers, 2001).
32Les personnes trans* subissent souvent des violences de la part des psys* qu’elles consultent. Cela ne concerne pas que les lieux d’accueil au sein des universités mais aussi la plupart des cabinets. Néanmoins, les psys* des BAPU sont tout aussi concernés que les autres. Il peut s’agir à la fois de méconnaissance, de difficultés à s’adapter à la situation, ou d’une volonté toute-puissante de montrer à la personne qui vient consulter qu’elle se trompe ou qu’elle emprunte une mauvaise voie (Besnard, 2017).
33Ce phénomène n’a rien d’étonnant, la dépathologisation de la transidentité étant à la fois récente et partielle. Le manuel diagnostique et statistiques des troubles mentaux de l’association américaine de psychiatrie (DSM V, 2013) a fait une première tentative insuffisante de dépathologisation des parcours trans* en ne la désignant plus comme un « trouble de l’identité de genre », mais comme « dysphorie de genre ». Cette dernière correspond à une « non-congruence marquée entre le genre vécu/exprimé par la personne et le genre assigné, d’une durée minimale de 6 mois ». (DSM V, Crocq, 2018). Si l’objectif du DSM V était réellement la dépsychiatrisation des identités trans*, on peut légitimement se demander pourquoi ce terme y est encore présent, et pourquoi cette catégorie devrait induire un suivi psychiatrique. De mon point de vue, seule la sortie de la « dysphorie de genre » du DSM permettrait une réelle dépathologisation. La possibilité d’une thérapie ne devrait pas être fondée sur l’idée selon laquelle les personnes trans* sont malades. Cependant, dans le système de santé français contemporain, c’est la pathologisation de la transition comme une affection de longue durée (ALD) qui permet la prise en charge des coûts financiers liés à la transition.
34La psychanalyse et les différents courants psychothérapeutiques n’ont pas non plus vraiment participé à la dépathologisation des parcours trans*. Ces courants semblent avoir des difficultés à prendre en compte la diversité des genres et des sexualités qui sortent du modèle hétéronormatif, notamment les questions queers et trans*. Concernant la psychanalyse, certain·e·s praticien.ne.s revendiquent une approche queer (Bourlez, 2018), mais ce n’est malheureusement pas la norme. Tiphaine Besnard explique dans sa thèse comment la plupart des psychanalystes dont elle a eu des retours dans son enquête font « un mésusage des théories de la sexualité dans l’espace thérapeutique » (Besnard, 2017, 85). Cela a pour conséquence soit de construire un tabou sur la question de la sexualité, soit d’obliger la personne qui consulte à fournir un travail éducatif auprès de son psy* et à « faire sa place en psychothérapie » (Besnard, 2017, 100). Parfois le manque de connaissances ou la transphobie des thérapeutes peut mener à l’arrêt brutal de la thérapie lorsque le psy* ne veut pas reconnaître son erreur ou ses maladresses et insiste pour affirmer sa propre vision du monde.
35Les courants thérapeutiques existentiels et humanistes issus de l’école de Palo Alto, proposent des approches à la fois centrées sur la personne (Rogers, 2005 [1961] ; 2008 [1942]) et analysant les systèmes familiaux (Satir, 1971 [1964] ; 1980 [1972]) des individus. Elles prennent en compte la notion d’identité, y compris la notion de genre, mais dans une perspective encore cisnormative. Elles ont donc été un premier pas pour sortir de la pathologisation psychiatrique et psychanalytique qui a longtemps eu court concernant les personnes trans* et plus largement les personnes LGBTQIA+, toutes ces notions ayant souvent été confondues.
36La cisgenrenormativité (Baril, 2013) s’exerce en cabinet lorsque les patient·e·s trans* reçoivent des questions et remarques désajustées (Besnard, 2017) qui ne permettent pas au lien de confiance de se créer en profondeur. Par exemple, des patient·e·s ont entendu : « quel était votre prénom avant ? » ou « quel est votre vrai prénom ? ». D’autres ont eu l’impression d’être des sujets fascinants. Leur psy* ne voyaient d’eu·lles que leur transidentité et ne prenaient pas en compte leurs autres identifications (race, classe, sexualité, etc.). Ces thérapeutes peuvent aussi mégenrer régulièrement leurs patient·e·s ou utilisent leur prénom de naissance sans se rendre vraiment compte de l’impact que cela peut avoir sur leur patient·e (colère, tristesse de ne pas être vu·e et accepté·e dans le cabinet thérapeutique) et sur le lien thérapeutique (perte de confiance et d’investissement dans la thérapie). De plus, ces praticien·ne·s ont tendance à faire de la transition le cœur de la thérapie alors que les personnes trans* ne consultent pas nécessairement pour cela, notamment les étudiant·e·s trans*. Les étudiant·e·s et personnel·le·s trans* qui viennent me voir veulent pouvoir parler de leurs problèmes sans que je leur impose une vision hétéronormée et cisnormée de leur parcours de vie.
37S’il existe sans aucun doute de la transphobie chez certain·e·s psys*, il s’agit la plupart du temps de cisnormativité. Autrement dit, des psys* cisgenres ont tendance à voir les autres à l’aune de leur propre vision du monde. La plupart du temps, iels n’ont jamais remis en cause la binarité de genre, la complémentarité des genres et n’ont peut-être pas rencontré de personnes trans* dans leur parcours. Il existe donc un manque de connaissance, à la fois des termes techniques et liés aux milieux trans*, aux violences vécues dans l’espace public et médical, aux inégalités sociales et d’accès au travail des personnes trans*.
38Les praticien·ne·s sont peu formé·e·s au sujet des parcours trans* et, plus largement, au sujet des vies des personnes LGBTQIA+. Les thérapeutes prennent souvent connaissance des réalités des personnes trans* au contact des personnes qu’iels reçoivent. À Paris par exemple, plusieurs personnes recevant les personnes trans* font partie du réseau PsyGay14 qui s’est élargi des questions liées à l’homosexualité aux questions trans*. L’Espace de Santé Trans15 (EST) a accueilli pendant deux ans des personnes trans* pour des consultations psychologiques à prix libre proposées par des psy* trans* ou connaissant les réalités vécues par les personnes trans* ou en questionnement sur leur identité de genre.
39Les personnes trans* et queers qui me contactent me disent souvent lors de la première consultation : « je viens vous voir parce que je sais que vous êtes safe ». Ce mot, beaucoup utilisé dans les milieux trans* et queers parisiens, signifie qu’iels pensent être en sécurité dans le travail thérapeutique avec moi lorsque nous aborderons les questions de genre, de sexualité et de pratiques sexuelles. Certain·e·s me disent qu’iels osent venir parce que je leur ai été recommandé. Certains d’entre iels n’avaient encore jamais osé venir en consultation parce qu’iels connaissent des personnes de leur entourage qui ont entendu des jugements normatifs sur leurs choix de vie, notamment sur les questions de transidentité ou de pratiques sexuelles non-normatives. D’autres personnes m’expliquent comment leur psy* voulait « travailler sur leur transidentité », c’est-à-dire faire en sorte que la transition ne se produise pas en interprétant les éléments qui avaient été donnés sur leurs liens familiaux censés expliquer leur volonté de transitionner et, donc, la désamorcer. Je cite cet exemple car il est suffisamment récurrent pour être dénoncé. Dans les deux cas, il existe chez les personnes trans* et sans doute plus largement les personnes LGBTQIA+ une réelle peur du psy*.
40Malheureusement, lorsque l’on trouve un praticien.ne formé·e ou étant iel-même trans* ou queer, plusieurs obstacles subsistent. Le premier est matériel. Ces psy* en libéral ne sont pas remboursé·e·s par la sécurité sociale et très rarement par certaines mutuelles pour un nombre de séances limitées. Les personnes trans* les plus précaires y accèdent donc difficilement. Le dispositif de l’EST (consultation à prix libre) permettait de pallier ce manque mais il a été interrompu. Par ailleurs, le nombre de demandes était supérieur à l’offre de consultation. Une séance d’une heure coûte entre 60 € et 80 € en moyenne. Certain·e·s praticien·ne·s aménagent leurs tarifs mais cela reste un coût supplémentaire à intégrer dans le budget mensuel. Enfin, s’il est possible financièrement pour ces personnes d’être accompagnées par ces praticien·ne·s formé·e·s, un autre problème demeure : une fois que l’on connait des thérapeutes formés, leurs noms circulent rapidement et beaucoup de personnes, y compris des ami·e·s ou des amant·e·s vont voir les mêmes thérapeutes. Le cabinet de psychothérapie n’est plus seulement l’espace du/de la patient·e, mais plus largement, celui du milieu trans*. Plusieurs patient·e·s m’ont renvoyé·e·s que j’étais un·e des « psys de la communauté ». Les personnes accompagnées sont rassuré·e·s sur la capacité de compréhension des praticien·ne·s mais aussi inquiètes à l’idée que des conflits impliquant plusieurs patient·e·s d’un même thérapeute se déclarent.
41Dans cette partie, j’ai souhaité montrer comment les institutions universitaires et psychiatriques ainsi que les praticien·ne·s de la santé mentale reproduisent une cisnormativité empêchant les personnes trans* de s’épanouir. Un·e étudiant·e ou personnel·le trans* évoluant dans le contexte universitaire a donc des difficultés à trouver un·e psy* dans le cadre universitaire ou au dehors pour pouvoir travailler sur les violences qu’iel vit dans le système. La chronicité des violences vécues peut détériorer rapidement la santé mentale de ces personnes. Dans la troisième partie, j’aimerais proposer des outils pour favoriser le pouvoir d’agir des personnes trans* dans cette situation qui semble difficile. Des solutions sont déjà développées pour changer les choses dans certaines universités, ainsi que dans des espaces thérapeutiques hors de l’université.
42Ces pistes de recherche sont produites à la fois en tant que chercheur·e et en tant que psychopraticien·ne qui pense la manière dont les affects et les émotions individuels participent à créer les espaces, mais aussi en tant que militant·e qui participe à la création d’espaces universitaires bienveillants et accueillants que je vais décrire maintenant.
43Dans cette partie, je propose une réflexion issue de mes recherches doctorales sur les espaces queers et transpédégouines. Il s’agit d’une première élaboration vers la création d’espaces bienveillants à l’université qui ne soient pas pensés sous l’angle du safe space. Ce dernier est conçu comme un espace permettant à tout·e·s de se sentir en sécurité physique et mentale, sans agression possible. Penser en termes d’espaces bienveillants plutôt que de safe space demande que la responsabilité collective soit partagée par les participant·e·s et non portée par le lieu et ses représentant·e·s. À l’université, en plus d’une politique de respect de la diversité, qui ne semble pas assez efficace pour permettre aux minorités d’intégrer l’Enseignement supérieur et la recherche (ESR) (aussi bien les étudiant·e·s que les personnel·le·s), il est important de voir que c’est la responsabilité de chacun·e qui produit une responsabilité collective. Dans ce cas particulier, cela demanderait que chaque professeur·e, chercheur·e, et membre de commission de recrutement prenne conscience de la transphobie et de la cisnormativité qu’iel véhicule. L’étape suivante serait d’agir pour contrecarrer la transphobie, la cisnormativité et, de manière plus générale, les rapports de domination qui traversent, comme ailleurs, le milieu de l’ESR. Il s’agit d’une demande de changement de paradigme d’une responsabilité portée par l’institution à une responsabilité partagée par tout·e·s les membres de l’institution détenant des privilèges.
44Le terme de brave space a été proposé en 1998 par Boostrom, il avait pour objet la salle de classe comme safe space. En admettant qu’il était impossible de sécuriser un lieu à 100 %, Boostrom écrit :
« Nous devons être courageux parce que sur la route que nous empruntons, nous serons vulnérables et exposés ; nous rencontrerons des images qui seront aliénantes et choquantes. Nous ne serons vraiment pas en sécurité. » (Boostrom, 1998, 407, ma traduction).
45À sa suite, Arao et Clement (2013) ont utilisé ce concept permettant de créer et penser ces espaces autrement. J’ai traduit dans un premier temps le concept de brave space par « espace courageux et encourageant ». Puis, j’ai choisi l’expression « espace bienveillant » pour mettre l’accent sur la communication des idées, pensées et émotions. Le but n’est pas de débusquer les contradictions de chacun·e mais de travailler sur les rapports de domination et de pouvoir à l’œuvre dans l’espace. Les conflits ne sont plus évités mais traversés. Les agressions, en revanche, n’y sont plus tues ou passées sous silence mais prises en charge collectivement.
46Faire des universités un espace bienveillant pour les personnes trans* serait leur garantir la possibilité de s’approprier l’espace. Pour cela, iels ont besoin d’être libres du prénom et du pronom qu’iels souhaitent que l’on utilise pour leur parler et les appeler, comme le collectif Transbloc a réussi à l’obtenir à l’EHESS16. Il faudrait également leur garantir une équité de traitement pendant leur parcours universitaire. Pourquoi si peu de personnes trans* arrivent-elles en doctorat et surtout en poste ? Pourquoi les études trans* se sont-elles si peu développées en France et dans le contexte francophone en Master et après celui-ci ? La question doit être adressée aux commissions de recrutement des contrats doctoraux et des concours de l’ESR, et plus largement aux personnes en position de pouvoir au sein de l’ESR.
47L’Association Nationale Transgenre (ANT) a publié un communiqué en mars 2019 intitulé « Accès des personnes transgenres à l’enseignement supérieur ». L’ANT y demande explicitement un engagement fort de la part de la ministre de l’Enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation.
48Frédérique Vidal a annoncé le 29 mars 2019 qu’elle incitait à faciliter les changements de prénoms des étudiant·e·s trans* et promettait d’intégrer le prénom d’usage dans les bases de données utilisées dans l’enseignement supérieur et la recherche pour gérer les inscriptions. Une réponse cinglante a été faite par l’Association Nationale Transgenre le 31 mars 2019 (journée internationale de visibilité trans*) demandant à la ministre de faire plus que ce que la loi prévoit déjà :
- 17 Communiqué de presse du 31 mars 2019 « Accès des personnes transgenres à l’enseignement supérieur » (...)
« […] il serait plus facile d’avoir un « impact important » dans la lutte contre les discriminations, Madame la Ministre, en faisant voter par votre majorité une loi pour un changement d’état civil déclaratif, libre et gratuit en mairie, conformément aux recommandations internationales, du conseil de l’Europe et du Défenseur des Droits. Car dans la situation actuelle, qu’est-ce qui permet aux futur·e·s étudiant·e·s transgenres de protéger leur vie privée en candidatant sur les plateformes Parcoursup ou Ecandidat, lorsqu’on leur demande immédiatement leur mention de sexe à l’état civil pour la répliquer dans tous leurs dossiers portant mention du numéro national étudiant (INE) ? Certainement pas l’espoir de voir leur seul prénom d’usage pris en compte à la rentrée ! Comment obtenir un contrat doctoral, un emploi étudiant ou une vacation dans ces conditions ? Avoir une pratique sportive ou culturelle ? Qu’en est-il de la mise à jour d’Apogée, le logiciel qui lie abusivement mention de sexe, titre de civilité et numéro de sécurité sociale dans les dossiers étudiants et complique considérablement les accès à la santé et aux droits sociaux pour les personnes transgenres, sur laquelle votre cabinet s’est formellement engagé devant nous ? Combien de temps encore devons-nous attendre ?17 »
- 18 Le communiqué de presse du 31 mars 2019 cite les décisions suivantes : décision MLD-2015-228 (https (...)
49L’ANT précise également que le changement d’état civil n’est actuellement disponible que pour les étudiant·e·s trans* français·e·s et les étudiant·e·s bénéficiant du statut de réfugié·e. Les étudiant·e·s étrangèr·e·s ne bénéficient pas de ce droit. D’un point de vue juridique, des lois et circulaires obligent déjà les universités à prendre en compte le prénom d’usage18. La ministre ne fait qu’un rappel à la loi aux président·e·s d’université récalcitrant·e·s, mais elle ne prend pas en charge les changements dont les personnes trans* auraient réellement besoin afin de s’insérer dans l’université sans nécessairement avoir à faire leur coming out trans*. Aujourd’hui une quinzaine d’établissements permet d’utiliser son prénom d’usage mais cela ne règle pas tous les problèmes. Voici quelques propositions sur lesquelles réfléchir pour rendre l’espace de l’université suffisamment bienveillant.
50Une formation obligatoire des personnels administratifs et des professeur·e·s aux réalités LGBTQIA+ pourrait être imaginée pour les sensibiliser aux revendications qui peuvent leur être faites par des personnes trans* (facilitation du changement de prénom, prévention du mégenrage, etc.). Malgré les demandes répétées d’étudiant·e·s trans* de les genrer correctement ou de les appeler par leur prénom d’usage, certain·e·s professeur·e·s continuent à nier leur droit d’exister en tant que personnes trans*. Dans ces cas de transphobie explicite, je pense qu’il faut mener des politiques de dissuasion en rendant pour ces professeur·e·s la formation obligatoire. Il serait également possible d’y ajouter une politique de réparation de l’injustice commise permettant à la personne trans* de se sentir soutenue par l’institution. Je pense notamment à des excuses du professeur·e envers l’étudiant·e en présence du directeur·rice de la structure. Si la situation se reproduit après cela, une politique de sanction devrait être envisagée.
51Une autre piste pour permettre aux étudiant·e·s trans* de vivre l’institution universitaire comme un espace bienveillant serait d’encourager la recherche en études trans*. Il faudrait dans cette optique débloquer des fonds et ouvrir des contrats doctoraux, post-doctoraux ainsi que des postes de chercheur·e et d’enseignant·e chercheur·e statutaire. J’ai bien conscience que ces demandes sont exigeantes mais je ne vois pas d’autres moyens pour que ces recherches soient considérées comme légitimes. En attendant une réelle volonté politique, d’autres méthodes de résistance se mettent en place pour se visibiliser et dénoncer l’exploitation des chercheur·e·s trans* précaires comme la constitution de réseaux de chercheur·e·s trans*.
52Karine Espineira et Maud-Yeuse Thomas (Espineira 2015 ; Thomas 2010), Alexandre Baril (2016, 2017) et le SomMovimento NazioAnale (2015) utilisent une perspective transféministe pour dénoncer la précarité des personnes queers en général. Iels incluent les spécificités des parcours trans* et se visibilisent en tant que chercheur·e·s queers et trans* précaires, en créant des collectifs locaux, des réseaux nationaux et internationaux de personnes concernées. À Paris, le collectif Burn Out19 mène une auto-enquête20 sur les conditions de travail des chercheur·e·s précaires trans* et queer. D’autres collectifs trans* locaux, s’opposent à la réappropriation des savoirs trans* à des fins carriéristes par des chercheurs cisgenres en se présentant aux événements auxquels ces chercheurs participent pour empêcher qu’ils aient lieu et en écrivant des textes dénonçant les plagiats et les réappropriations du travail de chercheur·e·s trans* précaires (collectifs TITRI21 et TDOR Lille22).
- 23 Code d’éthique de la CPATH en matière de recherche concernant les personnes trans et les communauté (...)
53La constitution de réseaux de chercheur·e·s trans* permet de se donner du courage et de constater que les personnes se réappropriant les savoirs trans* emploient les mêmes stratégies délétères en France, au Québec, en Italie, et sans doute ailleurs. Mais, ce réseau permet aussi de faire nombre. Cela permet de mobiliser nos réseaux respectifs pour nous élever contre ces pratiques non éthiques. Ce réseau de chercheur·e·s trans*, initié au CIRFF en août 2018 et s’étant développé au gré des événements trans*, a commencé la rédaction d’une charte éthique pour des chercheur·e·s travaillant avec (et non sur) les personnes trans*. L’association professionnelle canadienne pour la santé transgenre (CPATH) propose également « un code éthique en matière de recherche concernant les personnes trans et les communautés »23 dont nous pourrions prendre exemple en France. Il existe une véritable demande de changement des méthodes et du fonctionnement des institutions universitaires quant à la manière de traiter les personnes trans* au sein de l’université, mais aussi dans la démarche de constitution de la recherche (Namaste, 2000 ; 2009). Ces recherches devraient par ailleurs être dirigées par des personnes trans*.
54Il serait souhaitable que les psys*, à un moment de leurs parcours, puissent recevoir une formation à la « Diversité des Genres et des Sexualités » non seulement en termes d’identités mais en travaillant aussi sur une prise de conscience de la réalité des violences vécues par les personnes trans* et de leur propre rapport à leur genre. En ce qui concerne les formations dispensées par les écoles de psychothérapie, seules deux écoles ont proposé ces cinq dernières années des formations sur les questions de genre et de sexualité. Une formation a été dispensée par deux psychopraticien·ne·s Florence Janklewicz et Fabrice Guégan dans le cadre de l’école de PNL Humaniste en 2015 : « Diversité de Genre et de Sexualités. Sortir d’une vision binaire pour aller vers la pluralité ». Ces deux praticien·ne.s suivent une majorité de personnes/patient·e·s LGBTQIA+. Une autre formation à l’Ecole Parisienne de Gestalt a été dispensée en 2017 sur « Sexualités, Genres et identités » par Laurent Biscarrat et Stéphan Lert, également psychopraticiens. Ces formations se rattachent en partie au courant de la Pink Therapy24 (Davies et Neal, 1996 ; 2000a ; 2000b).
- 25 L’atelier s’intitulait : « Questionner le genre grâce à la PNL ». Il s’est déroulé lors de l’univer (...)
55Les psys* devraient aussi être formé·e·s plus spécifiquement sur les parcours trans* : comment récupérer une attestation d’un·e psychiatre, une prescription par un·e endocrinologue formé·e, comment mener une transition sociale (changement de prénom et changement de mention de sexe sur les papiers d’identité), d’éventuelles opérations et changement corporels qui affectent aussi la dimension psychologique. Il s’agit aussi de déconstruire ses préjugés en termes de binarité de genre. Il existe un spectre infini de personnes trans* qui négocient avec les codes du masculin et/ou du féminin, ou qui souhaitent ne pas être assigné·e·s à un genre ou l’autre mais préfèrent l’utilisation d’un genre neutre ou encore l’alternance. Cela demande au thérapeute d’avoir conscience de son rapport à son propre genre et de l’influence des normes de genre sur ses comportements. J’ai proposé un atelier à des coachs et psychopraticien·ne·s en PNL25 en ce sens. Nous avons travaillé sur leurs croyances par rapport au fait d’être un homme, une femme et jusqu’à quel point iels se sentaient appartenir à la norme en termes de genre. La restitution du travail a montré que beaucoup de participant·e·s se sentaient dévier de la norme en termes de rôles de genre et à quel point certaines émotions et comportements avaient été interdit·e·s à certain·e·s en fonction du genre qui leur avait été assigné à la naissance. En prendre conscience leur a permis d’éprouver la normativité liée au genre et de comprendre et sentir comment un écart à la norme de genre pouvait provoquer de la violence et de la souffrance chez elleux ou pour d’autres membres du groupe. Cela m’a ensuite permis d’aborder les enjeux trans* et de leur donner des conseils sur la manière de recevoir les personnes trans* (respect des prénoms, pronoms, être vigilant·e à ne pas être intrusif.ve concernant les parcours de transition choisis, par exemple).
56Une formation en psychotraumatologie me semble importante pour tout·e praticien·ne de la santé mentale, a fortiori lorsque l’on suit des minorités qui subissent beaucoup de violences systémiques. Les personnes trans* en font partie. Comme d’autres groupes sociaux, les personnes trans* sont exposé·e·s aux violences intrafamiliales (sexuelles, physiques et psychologiques) mais la transphobie et la cisnormativité sont spécifiques et demandent de savoir comment traiter certains traumas spécifiques (agressions physiques ou sexuelles et harcèlement notamment).
57Je pense plus particulièrement à l’accueil de personnes vivant des traumatismes complexes, parfois sur de longues périodes (violences sexuelles, harcèlement scolaire, etc.), et à la gestion de l’état de stress post-traumatique. La prévalence chez les personnes trans* d’individu·e·s ayant subi des violences psychologiques, physiques et sexuelles est importante. Le fait d’avoir vécu des traumatismes peut entraîner des États de Stress Post-Traumatiques (ESPT) parfois complexes qui ne sont pas détectés ou traités par les professionnel·le·s de santé (Tenenbaum, 2017). Dans le cadre de l’université, ces symptômes d’ESPT peuvent paraître incompréhensibles à la personne qui les vit, ou aux personnes qui interagissent avec elle. Ici je fais notamment référence aux symptômes d’hypervigilance et d’anxiété généralisée menant parfois à des crises de panique aigues. Par exemple, si pendant un cours magistral, une porte claque et fait sursauter tout le monde, la plupart des personnes présentes se calmeront en quelques secondes. Une personne en état d’hypervigilance pourra mettre plusieurs minutes ou plusieurs heures à s’en remettre, particulièrement si ce type de son est déclencheur de reviviscences traumatiques (images, sons, sensations associés aux traumatismes vécus). Le contexte de violences transphobes et cisnormatives de l’institution universitaire fait vivre de nouvelles violences aux personnes trans*, qui créent des résonnances avec d’autres traumatismes vécus précédemment. Il ne s’agit pas de dire que les psychotraumatismes vécus sont les raisons de la transidentité (argument malheureusement encore avancé par certains praticien·ne·s de la santé mentale). D’ailleurs, la transphobie peut en elle-même en entraîner un : agressions physiques et/ou sexuelles transphobes, insultes répétées, harcèlement, réassignation permanente à leur genre ou prénom assignés à la naissance. La récurrence des violences vécues est un facteur aggravant et augmente les risques de vivre un état de stress post-traumatique chronique, beaucoup plus long à soigner et à guérir.
58Si les psy* étaient formés à la fois à la question de l’accueil des personnes trans* et à la psychotraumatologie, on peut supposer que cette remise en question de leurs préjugés et de leurs pratiques permettrait aux personnes trans* d’être accueillies dans un espace permettant de se montrer et de se laisser voir par le thérapeute, de pouvoir exister dans son unicité et dans son individualité, de pouvoir dire sans avoir peur, de sortir du silence, parfois pour la première fois.
59Après avoir formulé ces vœux, comment faire en partant du principe qu’un système ne peut être transformé du jour au lendemain ? Comment aider les personnes trans* et queers à évoluer dans le système universitaire et à s’en protéger lorsque c’est nécessaire ? Je vais maintenant présenter mon dispositif de travail avec les personnes trans* qui évoluent dans le contexte universitaire. Dans le cadre d’accompagnement académique, le soutien proposé est plus souvent psychologique que méthodologique (cf. figure 1 : organisation du travail). Très souvent, leur problème n’est pas lié à une difficulté dans l’apprentissage ou dans l’organisation de leur travail, mais plutôt à des violences vécues dans l’institution universitaire et/ou dans la famille, qui s’infiltrent encore dans leur quotidien et qui les empêchent de faire leur travail comme iels le souhaiteraient. Je vais présenter de manière schématique, puisque chaque suivi est unique, comment je travaille.
60Les raisons les plus fréquentes de l’accompagnement de personnes trans* dans mon cabinet sont la difficulté à aller à l’université et à supporter le contexte cisnormatif de cet espace (de la salle de classe aux lieux militants au sein de l’université). Cette difficulté à se rendre à l’université les fait douter de leur choix et entrave le bon déroulement de leurs études.
61Une autre raison fréquente est le burn out. Pour les personnes en poste, il est lié la plupart du temps au multitasking demandé aux chercheur·e·s entre la recherche (terrain, traitement des données, lecture et écriture), l’enseignement, les tâches administratives, les recherches de financements, etc.). Pour les personnes précaires, le burn out est lié à la somme des travaux gratuits devant être réalisés en plus de leur recherche. Iels doivent travailler en plus de leurs études pour subvenir à leurs besoins matériels. Ces personnes arrivent usées dans mon cabinet en se demandant si elles doivent continuer au risque d’y laisser leur santé physique et mentale. Dans certains cas, le burn out ou la dépression sont liés à la fois à l’impossibilité de remplir tous les critères les rendant admissibles à la demande d’une bourse ou d’un poste mais aussi à la transphobie qui imprègne les universités. Or, les personnes qui vivent davantage de violences matérielles et symboliques, ne gardent pas aisément une santé mentale à toute épreuve. Ce n’est pas nécessairement la seule université qui provoque une déstabilisation de la santé mentale mais son climat est défavorable. L’université reproduit les normes sociales. Cette institution est, la plupart du temps, encore incapable de répondre aux besoins spécifiques des personnes trans* évoqués précédemment.
62Lorsque j’ai débuté ma pratique, j’ai reçu des étudiant·e·s dans un bureau d’une université pour travailler avec des masterant·e·s qui avaient du mal à avancer dans leur recherche. Puis, je me suis installé dans un cabinet en dehors des locaux universitaires. J’ai remarqué a posteriori que le travail que je faisais avec les personnes accompagnées changeait de nature. Alors que ma présence dans les locaux favorisait un travail sur les problématiques universitaires (blocages à l’écriture, difficulté de problématiser son sujet), la possibilité de parler de leur situation en dehors de l’université permet de travailler sur les causes profondes de ces blocages. C’est à partir de ce moment que des personnes trans* universitaires sont arrivées au cabinet et que leurs récits de violences vécues dans le cadre universitaire ont émergé et ont permis de travailler sur la cause profonde de l’impossibilité de travailler (traumatisme, dépression, harcèlement, transphobie et autres oppressions systémiques croisées, etc.). Le fait de ne pas travailler dans les locaux de l’université permet à la parole de circuler car la personne n’a pas de doute sur la confidentialité et le risque d’une prise de parti pour l’institution. Dans le cabinet, je travaille en face à face et propose une séance toutes les deux semaines (une par semaine si besoin).
63Voici un schéma du travail thérapeutique pouvant être réalisé au cours d’un suivi. Cette schématisation n’a pas pour but de fixer un protocole thérapeutique linéaire mais de faciliter la compréhension du processus que j’ai identifié jusqu’ici.
Figure 1 : schématisation de l’accompagnement académique
64Lorsque je reçois une personne trans* ayant vécu des violences dans le cadre universitaire, je commence par l’écouter attentivement et l’aider à poser des mots sur son vécu. C’est un moment très important car la plupart de ces personnes n’ont pas pu en parler à un·e professionnel·le ni à quelqu’un·e qui connaisse à la fois le milieu universitaire et les milieux trans*. Une fois la première rencontre faite et le lien installé, commence un travail de déculpabilisation. La personne prend conscience et reconnaît la violence du système qu’elle a vécu. Des émotions comme la tristesse et la colère peuvent être présentes à cause de l’injustice produite par le système. L’impuissance ressentie à ce moment-là est souvent importante. Il y a parfois besoin d’un travail de debriefing de traumatisme, indispensable avant de travailler sur l’estime de soi. Lorsqu’un trauma n’est pas traité, il empêche la thérapie d’avancer ou la ralentit car l’estime de la personne est profondément détériorée. Ensuite, il reste un travail de reconstruction à amorcer autour de l’apprentissage de ses limites et de l’estime de soi. Cela consiste pour les personnes à comprendre et sonder quels sont leurs besoins, envies et désirs. Ces questions sont souvent nouvelles pour elles, elles font simplement ce qu’elles doivent faire ou ce qu’elles pensent qu’elles devraient faire. Une fois qu’elles ont avancé sur la définition de leur désir, elles apprennent à les concilier avec ceux des autres sans se sacrifier et sans les écraser. Concrètement, dans le contexte universitaire, cela permet notamment d’apprendre à dire non (au travail gratuit, aux multiples sollicitations professionnelles et/ou militantes…) pour éviter le burn out. Connaître ses limites, c’est aussi accepter de ne pas être tout-puissant·e ou indispensable, deux choses parfois difficiles à lâcher lorsque l’on se sent exister au travers de ce que l’on donne aux autres (notamment le travail). Nous travaillons sur leur acceptation d’iels-mêmes pour se protéger des violences systémiques et interpersonnelles reproduites dans et par le milieu universitaire. Ces étapes sont loin d’être linéaires, elles correspondent plutôt à des engrenages. Une avancée à un endroit du système se répercute à un autre.
- 26 Il s’agit d’une respiration de gestion de stress post-traumatique, recommandé par le Soutien Psycho (...)
65Parallèlement au travail thérapeutique, nous abordons concrètement la répartition du temps de travail qui est souvent un symptôme d’un manque de limite et d’une difficulté à dire non. Je propose alors de définir un cadre en identifiant précisément les moments de travail et surtout les moments de repos et de vacances qui ont tendance à disparaître, particulièrement pour les doctorant·e·s. Enfin, je propose des techniques de gestion de stress qui ont fait leur preuve : la respiration26 (ou cohérence cardiaque) et l’exercice physique. La méditation de pleine conscience peut aussi être proposée comme un outil complémentaire à l’accompagnement (Berghmans, Tarquinio, Marina, Strub, 2009 ; Lestage et Bergugnat, 2019).
66Les personnes en position de pouvoir au sein de l’ESR doivent prendre conscience des violences explicites et implicites qu’elles exercent sur les étudiant·e·s et personnel·le·s trans*. Expliciter la manière dont la transphobie et la cisnormativité s’ancrent dans l’ESR est une part essentielle du travail plus général d’analyse des dynamiques de reproduction sociale à l’œuvre. Je souhaite interpeller les enseignant·e·s et chercheur·e·s en poste : qu’allez-vous faire maintenant ? Comment allez-vous transformer le système de l’intérieur ?
67Cet article s’adresse également aux professionnel·le·s de la santé mentale. La mise à disposition d’espaces thérapeutiques adaptés aux personnes trans* est valable dans et en dehors de l’ESR. Il est vital que les praticien·ne·s se renseignent et se forment sur les questions trans* et plus largement de genre, de sexualité et de pratiques sexuelles car ces thématiques font partie de différentes facettes identificatoires des personnes accompagnées.
- 27 Je fais ici référence au collectif queer Bash Back ! (Baroque, Eanelli, 2011)
68J’ai également souhaité montrer comment la psychothérapie peut être une des façons de reprendre des forces, en faisant un pas de côté pour analyser les manières dont l’environnement affecte notre santé physique et mentale. Il s’agit également parfois d’un apprentissage du fight back27, c’est-à-dire de la défense face à la violence de ce milieu. Je conçois la psychothérapie comme un moyen d’auto-défense psychologique ou mental. Je pense que la recherche d’une sécurité à l’intérieur de soi (et non à l’extérieur) est une chose primordiale. Si l’importance d’un safe space prend son sens quelque part, il me semble que c’est à l’intérieur même de l’individu en permettant à la personne de se réparer, de créer du sens, de la cohérence, un socle sécurisant en iel-même. Cela consiste à prendre le temps de comprendre, d’analyser les violences vécues, pour apprendre ensuite à transformer ces expériences en force et pouvoir s’autoriser à exister malgré les injonctions sociales hétérosexistes, cisgenres et transphobes. C’est en partant de la reconnaissance des violences vécues, en comprenant les systèmes qui produisent ces violences, que l’on pourra construire collectivement des résistances qui ne se créent pas au prix de nos vies. Pour toutes ces raisons, je pense que s’écouter, prendre soin de soi, être bienveillant·e avec soi-même ne sont pas des actes individualistes, ce sont des actes de self care. Cela m’apparaît comme une étape indispensable pour créer des groupes et des communautés solides où chacun·e connaît ses besoins et sait aider, être solidaire tout en gardant en tête ses propres besoins et limites.