1 Dès le xviiie siècle, l’histoire de l’alpinisme raisonne au nom de ses héros masculins. L’alpinisme représente alors l’effort intensif, quasi surhumain d’hommes qui bravent les obstacles de la grande Nature pour la gloire d’une conquête scientifique, patriotique ou sportive. École de sang-froid, d’esprit d’aventure, de courage, de force et d’audace, au regard des valeurs véhiculées et de la sexuation de la société, l’alpinisme se construit comme une activité « masculine ». Cet élan de masculinité se retrouve dans la politique du Club Alpin Français (CAF). Créé le 2 avril 1874, dans un contexte de redressement patriotique, le CAF s’engage dans une politique d’institutionnalisation et de développement de l’alpinisme1. Il défend non seulement la nécessité de redresser militairement la patrie, mais il affirme aussi le rôle de l’exercice de plein air dans la formation physique, intellectuelle et morale des jeunes mâles. Dans ce contexte, les femmes peuvent-elles et doivent-elles être, dans le sillage des hommes, des « conquérantes », des « héroïnes » ? Malgré la rareté de leur évocation dans la littérature alpine2 et contre toute attente, compte tenu de l’écart entre la définition de la féminité3 et la représentation virile de l’alpinisme de la fin du xixe siècle, les femmes sont non seulement présentes au sein du CAF4, mais aussi en régulière progression5 parmi les membres de cette société savante et sportive. Cette intégration, qui n’en est pas moins sous condition, celle du genre, offre, à terme, un espace de liberté et d’émancipation aux femmes pour s’élever au-dessus des conventions sociales et contribuer, en acte, à l’avènement de l’Ève Nouvelle6.
2Dès sa création, le Club Alpin Français ne peut et surtout ne veut ignorer la présence des femmes en montagne et dans l’activité alpine. Effectivement, en 1874, des femmes pratiquent d’ores et déjà l’alpinisme. Dans les traces d’Henriette d’Angeville7, des Anglaises comme Misses Méta Brevoort, Isabella Straton ou Lucy Walker occupent le terrain de l’alpinisme féminin. Isolées et marginalisées dans leur milieu d’origine et dans le milieu alpin, elles ont toutes une pratique engagée, sportive et autonome en réaction à leur exclusion. Ces femmes pratiquent l’alpinisme au plus haut niveau et défrayent régulièrement la chronique de la femme faible et fragile. De fait, leurs exploits sont régulièrement dévalorisés ou minimisés et elles-mêmes sont stigmatisées sous le terme « d’exception ». Pour le CAF, ces « exceptions » ne doivent en aucun cas servir d’exemple pour les Françaises. L’intégration des femmes est alors une façon de canaliser d’éventuels excès d’autonomisation. De plus, en opposition avec l’idéologie élitiste de son homologue anglais, l’intégration des femmes au CAF doit participer à la diffusion d’une conception plus modérée, cultivée et démocratique de l’alpinisme. Les trois thèmes fondateurs de l’action du CAF (science, patrie et tourisme) sont adaptés en fonction des règles de genre si bien que les enjeux de l’intégration des femmes sont hygiénisme8, moralité9 et développement économique10, le tout au service de l’engagement scientifique des maris, d’une patrie régénérée et d’un accroissement de l’activité touristique. Cette intégration permet au CAF de contrôler de l’intérieur l’investissement des femmes et de dicter des modalités de pratique légitime de type excursionnisme ou, à l’inverse, de stigmatiser les « exceptions » qui transgressent ce modèle normatif. La modération, la bienséance et la nécessité d’une protection masculine sont les principales caractéristiques de « l’excursionnisme féminin »11. Une pratique modérée où « même les femmes » doivent pouvoir accéder aux spectacles de la Grande Nature, grâce à l’aménagement des sentiers, à l’utilisation d’aide matérielle ou humaine et à condition qu’elles soient accompagnées par une tutelle familiale masculine. Ainsi, pour l’inauguration du refuge de la Vanoise en 1878, Lucien Borel, précise que
les dames peuvent la parcourir la route muletière à cheval d’un bout à l’autre, non seulement sans danger, mais sans crainte. Une excellente selle (…) attend chez M. Favre, l’occasion d’être utile aux dames qui voudront se procurer le plaisir d’admirer les immenses et splendides glaciers, les dômes, les pics et les lacs de la Vanoise12.
3Faible et fragile, l’alpiniste est avant tout la touriste qui accompagne son mari jusqu’au Belvédère afin de suivre aux jumelles l’ascension périlleuse du lendemain. Dans ces conditions, la pratiquante est valorisée, car elle devient le signe de l’accessibilité des lieux au plus grand nombre grâce aux efforts d’aménagement entrepris par le CAF : pour légitimer l’impossibilité des femmes à outrepasser ce cadre de l’excursionnisme féminin, différentes incompatibilités entre l’image de la féminité idéale et les besoins de l’activité sont mises en avant13. Au plan hygiénique, par exemple, les courses difficiles ne peuvent « laisser chez les héroïnes de ces triomphes que des traces plus ou moins regrettables et des commotions organiques ou répercussions fatales dans la constitution »14. Ainsi contrairement à l’insurrection et à la marginalisation des Anglaises15, les Françaises se « soumettent » au diktat de la domination masculine, même les plus intrépides d’entre elles, comme Gabrielle Vallot, femme du scientifique et alpiniste joseph Vallot, dont l’histoire retient son rôle comme intendante de son mari jusqu’au sommet du Mont Blanc, alors même qu’elle réalise à ses côtés l’une des principales difficultés alpines de l’époque. Respectant le joug de leur fonction d’épouse idéale, ces femmes acceptent ou se soumettent à leur rôle de seconde et désamorcent ainsi les critiques : elles sont non les exceptions mais « les intrépides concitoyennes ».
4Si, pendant les premières années de vie du Club Alpin Français, le contrôle normatif de l’excursionnisme féminin inhibe les initiatives alpines des Françaises, dès la fin du xixe siècle, des mutations se profilent parallèlement à une phase de développement de l’alpinisme sportif. Pour l’alpinisme féminin, une étape d’autonomisation s’amorce. Deux axes la caractérisent : premièrement, l’arrivée de demoiselles inaugure une pratique détachée de la tutelle familiale et deuxièmement ces dernières réalisent des ascensions de plus en plus difficiles et s’initient au dépassement de soi. Plus largement, ces deux axes consacrent une pratique alpine au service, non plus de la patrie mais de l’individu. En 1883, Mlle Marie Sireix réalise la 25e ascension de la barre des Écrins sans la tutelle d’un père, d’un frère ou d’un mari. Quelques années plus tard, les exploits de Mary Paillon marquent encore davantage cette nouvelle étape de l’alpinisme féminin. Fille d’un médecin protestant installé à Oullins dans le Rhône, Mary Paillon s’initie sous l’initiative de sa mère, Jeanne Paillon, « la doyenne des alpinistes militantes »16 et aux côtés de son frère, Maurice Paillon. Elle commence vers 1872 en marchant dans les alentours d’Aix-les-Bains et, pendant vingt ans, s’entraîne progressivement et régulièrement aux difficultés de la montagne. Les massifs de Chartreuse, Belledonne, puis l’Oisans et les Alpes-Maritimes, lui permettent d’acquérir « une grande résistance à la fatigue »17. Puis vient le temps des courses plus sérieuses : le passage de la Brèche de la Meije à la Bérarde, puis l’ascension du Mont Blanc dans de mauvaises conditions climatiques avec un bivouac imprévu à 3000 mètres sans couverture, ainsi que la dure expérience de l’échec lors de l’ascension du Mont Blanc. En 1888, elle fait une rencontre déterminante pour le reste de sa vie, celle de la jeune anglaise, Kathleen Richardson, brillante alpiniste, avec qui elle effectuera de grandes premières féminines sans tutelle familiale comme l’ascension de l’Aiguille Méridionale d’Arves en 1891. Enfin, elle est l’une des pionnières de l’alpinisme sans guide, étape ultime de l’excellence alpinistique de l’époque18. Ainsi, Mary Paillon fait partie de ces êtres « d’exception » qui rompent non seulement avec le modèle dominant de l’excursionnisme féminin et davantage avec les prescriptions du genre.
5Tant que ces manifestations restent anonymes ou réussies, le CAF cautionne discrètement ces nouvelles intrépides qui montrent les vertus de la montagne, même pour les plus faibles ou considérés comme tel. Mais l’augmentation des pratiquant/e/s, l’accroissement des difficultés, couplés avec une plus grande lisibilité médiatique de l’activité suscitent, au tournant du siècle, une angoisse morbide sur l’utilité de l’alpinisme. Des campagnes de presse condamnent « l’Alpe Homicide » et l’inutilité de l’alpinisme. Le CAF doit clarifier son discours, augmenter sa lisibilité sociale en justifiant l’utilité de son activité. Pour cela, il argumente sur les vertus instructives et régénérantes de la montagne, utilise la vitrine de l’identité féminine et réinvestit le modèle de l’excursionnisme féminin. Entre stagnation ou marginalisation, les femmes alpinistes choisissent une voie intermédiaire, celle du compromis en se conformant, en apparence, aux initiatives du CAF et, en même temps mais secrètement, en prolongeant leur initiation alpine et leurs expériences atypiques de féminité. Plusieurs indicateurs, comme le développement d’un alpinisme familial ou l’émergence d’une nouvelle écriture féminine dans les publications19 permettent d’objectiver ce compromis. Mais l’exemple des caravanes scolaires de jeunes filles est particulièrement représentative de ce compromis entre lisibilité conformiste et pratique avant-gardiste.
6Les caravanes scolaires sont l’une des initiatives clés de l’œuvre éducative du Club Alpin Français. Elles sont initialement créées en 1875 pour œuvrer à la reconstruction du lien patriotique et à la régénérescence de la jeunesse, en développant « le goût des courses à pied et la connaissance des montagnes »20 chez les jeunes garçons. En 1883, le Président du CAF propose des caravanes scolaires pour les jeunes filles. Seules quelques rares initiatives sont relevées dans les villes de Grenoble, Gap et Chamonix. En 1906, après une tentative échouée en 188321, cette initiative éducative est dirigée vers le public féminin en reproduisant les partages et les stéréotypes de la différence des sexes :
Pourquoi ferions-nous profiter les jeunes gens du contact bienfaisant de la nature ? Les sœurs y ont droit au même titre que les frères, et celles qui, un jour, seront mères doivent pouvoir plus tard diriger leurs fils dans le sens où nous aurons essayé de les diriger nous-mêmes.22
7Jeunes gens et jeunes filles doivent alimenter le vivier des futurs alpinistes. Mais alors que les premiers sont directement visés pour être les futurs alpinistes, les femmes, ne peuvent être elles que les « pourvoyeuses », les mères nourricières et non les actrices. Pour ces jeunes filles, le corps robuste est le corps maternant ; l’amour du bien est le sens du devoir maternel ; l’apprentissage de la lutte concerne celle de l’effort et la souffrance de l’accouchement, le tout pour « la santé de tous, le maintien ou le relèvement de l’énergie de la race, l’essor joyeux de la cité et de la patrie »23. Ces divisions se retrouvent au niveau de l’organisation. Les hommes du CAF préparent, organisent, prennent les contacts avec les établissements scolaires de jeunes filles, définissent ce qu’il y a à voir et à faire en termes d’effort. Ils encadrent, protègent ces fleurs pures et fragiles pour que rien ne vienne troubler l’honorabilité des jeunes filles. Ils offrent une « sécurité absolue pour les parents, économie, profit, plaisir et santé pour (les) jeunes filles »24. Enfin, ils instruisent en vantant les vertus et les beautés de la montagne et en apprenant aux jeunes filles à suivre les commandements d’un chef « par prudence et en porte-respect d’abord, puis pour montrer le chemin, pour modérer l’allure toujours trop vive » des jeunes filles qui risqueraient même des « palpitations si on ne les forçait à une progression régulière ou à des repos assez fréquents »25. Au final, alors que les jeunes filles s’exercent « tout en conservant de la grâce dans la marche et de l’aisance dans les mouvements »26, les jeunes hommes apprennent à devenir autonomes et combattants comme « s’ils voulaient assaillir un ennemi invisible, gesticulant, courant, sautant (comme) des fauchelevent, tranchelevent, mangelevent »27.
8Pourtant, malgré ce conformisme, les caravanes scolaires offrent et traduisent aussi les mutations en cours. Ainsi, elles relèvent d’un processus égalitaire où hommes et femmes sont éduqués par la montagne, ensuite elles offrent une expérience inédite de féminité valorisant l’effort physique, le plein air, l’instruction intégrale (intellectuelle, physique et morale) mais aussi la co-éducation à une époque où les travaux d’aiguille, la gymnastique harmonique et la séparation des sexes sont la règle. Effectivement, les excursions et les réunions regroupant les jeunes gens et les jeunes filles ne sont pas exception. À Noël 1912, par exemple, le premier voyage scolaire aux sports d’hiver, réunit 34 adhérent/e/s, chefs et scolaires des deux sexes. Les jeunes filles s’y distinguent par leur audace et leur intrépidité et leur compagnie, pleine de charme, est très appréciée par les garçons. Les caravanes scolaires constituent alors une pratique innovante et à long terme émancipatrice en offrant aux jeunes filles une liberté insoupçonnée ; elles permettent une découverte de la montagne et une initiation à sa pratique et offre ainsi les prémices d’une autonomie future.
9Les jeunes filles sont alors profondément attachées à ses organisations et manifestent une fidélité exceptionnelle eu égard à leurs homologues masculins. Leroy parle même d’une motivation indéfectible quelles que soient les conditions climatiques ou la durée des promenades. Par l’exercice en plein air, libéré des obligations de contrôle, d’esthétique et de bonne tenue des exercices gymniques, les jeunes filles se familiarisent avec l’esprit de dépassement des limites imposées :
Et l’heure brève d’exaltation et de ravissement que nous vivons alors et qui est si belle que nous sentons bien que ce sont de telles heures, si clairsemées soient-elles, qui donnent un prix à notre vie, et que nous savons d’avance que nous en reviendrons chercher de toutes pareilles, malgré la fatigue et malgré le danger – il n’importe ! –, puisque aussi bien encore il y a là de beaux risques à courir.28
10Cet exemple des caravanes scolaires illustre, parmi d’autres, les évolutions discrètes de l’alpinisme féminin vers un modèle plus conquérant et sportif. Progressivement, les modalités de pratique se diversifient. Des bourgeoises novices aux bourgeoises sportives, toutes trouvent, en montagne, l’occasion de dépasser les conventions urbaines. En ce début de xxe siècle, les plus conquérantes doivent s’aventurer sous couvert de justifications conformes au genre. Mais les mutations sont en cours. Elles se confirment et se généralisent à la fin de la Belle époque.
11Aux alentours de 1906-190729, l’engagement de jeunes filles majeures – déjà émancipées par la poursuite d’études universitaires et le choix d’une profession – marque l’émergence d’une nouvelle forme de pratique fondée sur l’accroissement de la difficulté d’ascensions réalisées sans guide professionnel. Mlles Lacharrière, Durand, Marvingt, Bruneton et d’autres excellent dans des courses de premier ordre comme, entre autres, l’Aiguille du Moine, le Petit et le Grand Charmoz ou la Pointe Nord-Ouest de la Glière et la face nord de la Grande Casse. Leurs réussites font l’objet de publications dans les revues du club où elles exaltent ouvertement leur passion pour l’effort intense, la souffrance et la prise de risque alors que ces valeurs sont à la même époque fortement condamnées dans le mouvement sportif. En 1910, Mlle Bruneton ne masque ni les difficultés rencontrées, ni son état d’esprit sportif lorsqu’elle relate la traversée de la Dent Blanche par l’Arête des quatre ânes. Il s’agit d’une « affaire sérieuse » où la disparition temporaire du guide soulève d’importantes angoisses et des « efforts désespérés »30. En fin d’article, l’ampleur de l’effort est dévoilée : 26h de marche pour faire face à la violence du froid, du vent et de la fatigue extrême. Mais l’ennemi est vaincu et la fierté du devoir accompli immense, surtout lorsqu’elle apprend qu’il s’agit d’une première féminine. Ces évolutions dans la pratique et les discours impliquent un nouveau regard des femmes alpinistes sur leur corps : un corps perfectible, potentiellement fort et robuste, à condition de s’entraîner progressivement et régulièrement, comme les hommes. À la conquête des sommets, « l’âme élargie s’emplira de merveilles et la partie humaine, le corps, se fortifiera dans cette lutte intensive contre les éléments »31. Elles assument les exigences techniques de l’activité mais aussi les exigences vestimentaires qui en découlent. À partir de 1906, elles portent plus systématiquement la culotte montagnarde pour réaliser avec aisance et sécurité l’exploit visé :
Des blocs énormes nous forcent à une gymnastique amusante, je ne maudis plus ma culotte et c’est un vrai plaisir que de grimper sans s’inquiéter si sa jupe n’accroche pas quelque saillie ; c’est vraiment dommage que l’ascension ne soit pas plus longue, car c’est bien amusant !32
12Enfin les mutations se manifestent aussi dans leur rapport aux autres et notamment aux hommes. En montagne, elles découvrent de nouveaux modes de sociabilité où prévaut la mixité, la fraternité et même pour Mary Paillon, l’égalité :
C’est surtout en montagne qu’on trouve la vérité de ces deux mots, si souvent ailleurs invoqués en vain : Égalité, Fraternité. Là, au-dessus des mesquines passions d’en bas, en face du combat, le même pour tous, les conditions sociales sont tout à fait nivelées ; là encore, on se sent vraiment frères pour se soutenir, s’aider dans cette éternelle lutte contre les éléments, la fatigue, les privations et parfois même le danger33.
13Une égalité où la hiérarchie entre les sexes reste profondément ancrée. Ainsi malgré ces mutations, les femmes alpinistes n’accèdent pas aux modalités de l’excellence alpine. Si certaines, comme Alice Agussol, s’initient sans guide professionnel et sans tutelle familiale, par contre, elles ne sont jamais sans guide masculin. Le commandement, la tête d’une cordée sont systématiquement menés par un homme. En outre, plus l’exploit physique et moral devient important, plus la préoccupation de la sécurité des femmes augmente et, par conséquent, plus le contrôle social et la domination masculine s’accroissent, impliquant une stagnation des femmes sur le plan de l’acquisition des techniques de l’excellence alpine34. Jusqu’à la fin des années 192035, les femmes acceptent ou se soumettent à ce contrôle car à ces conditions elles sont intégrées et initiées « au plus masculin des sports »36. Entre esprit sportif transgressif et respect de la domination masculine, elles parviennent à faire évoluer les conceptions de la féminité et elles s’émancipent.
14 En conquérant les sommets alpins, les femmes alpinistes s’approprient symboliquement le haut, la tête, la raison, le pouvoir, donc des valeurs antinomiques de celles attribuées à la féminité. Cette ascèse physique et morale les « libère » en partie du joug des conditionnements, des préjugés et plus globalement des normes sociales bourgeoises. En montagne, les femmes alpinistes échappent au regard réprobateur de l’opinion publique et transgressent plus librement les obligations du genre. Elles découvrent :
La vie libre et sans entraves dans la campagne sauvage et le vent magnifique, que n’ont pas souillé les milliards de poumons de l’Europe et de l’Amérique ; le paysage le plus sublime du monde ; la joie d’accomplir la première traversée à travers des glaciers inconnus, d’étudier leurs propriétés physiques et scientifiques ; l’honneur de découvrir que les cartes ont tort, de les réviser et de tracer des nouvelles routes ; la joie suprême de placer une carte de visite, avec la légende “première ascente”, au sommet des pics vierges, élevés, neigeux, et plus que tout, enfin, le sentiment, après je ne sais quels épreuves, plaisirs et contretemps, qu’en somme, grâce à l’exercice continuel des qualités physiques et mentales, vos efforts sont couronnés de succès.37
15Par l’évolution de leur pratique et de leur écriture, elles contribuent à l’avènement d’un nouveau modèle de féminité, plus libre, plus dynamique et cultivée. Elles incarnent une autre figure de l’Ève nouvelle. Sans remettre en cause la hiérarchie entre les sexes, elles s’émancipent en se dégageant de la tutelle familiale, ce qui constitue une étape importante dans la construction leur indépendance. Cette autonomie, les femmes alpinistes la conquièrent par leurs actions, progressivement et avec sens de la modération et du compromis. Entre conformité et transgression, elles entretiennent un genre de compromis et diversifient les représentations manichéennes sur la sportive de la Belle Époque38. Bien sûr, il y a une grande hétérogénéité parmi les pratiquantes de l’alpinisme. Certaines sont plus discrètes et conformes quand d’autres comme Mary Paillon ou les demoiselles de la Belle Époque vivent pleinement leur émancipation. Certains acteurs de l’alpinisme n’hésitent pas à parler d’« un mouvement féministe d’un nouvel ordre »39 ou « de sain féminisme »40 dans la mesure où l’alpinisme permet « d’élever la femme à saisir la valeur de son moi, l’affranchir des conventions sociales qui ne laissent qu’à quelques êtres d’exception un libre choix hors de l’alternative (…) des convenances mondaines »41. D’autant plus que les femmes alpinistes trouvent au sein du Club Alpin une attitude masculine particulièrement avant-gardiste et apte à accepter les changements en cours42. Ainsi, indépendamment des luttes pour l’obtention des droits civils ou politiques, les femmes alpinistes n’en mènent pas moins « un combat en faveur de l’égalité des sexes et des droits des femmes »43. De fait, elles participent aux élans du féminisme à condition de reconnaître, à côté de la lutte pour les droits civils, politiques, culturels ou économiques, celle des droits d’un corps en mouvement.