Heurs et malheurs des voyages maritimes sur la route des Indes orientales au XVIIIe siècle
Résumés
La route entre l’Europe et l’Asie orientale par le cap de Bonne-Espérance est la plus longue, en distance et en temps (huit mois pour un trajet), de celles parcourues régulièrement par les navigateurs du xviiie siècle. Elle est dans la dépendance étroite du calendrier des vents de la mousson, qui imposent de traverser l’Atlantique à une période peu favorable pour la navigation. Elle est dangereuse ; les accidents de navigation tels les bris de mâts ou les ruptures de gouvernails sont fréquents, et les naufrages en grand nombre, particulièrement sur les littoraux de l’Europe, de l’Asie et des Mascareignes. La mortalité à bord est élevée, en particulier à cause de la propagation du scorbut, maladie provoquée par une avitaminose. Cependant les médecins de la seconde moitié du xviiie siècle trouvent le moyen d’y remédier en prescrivant un régime alimentaire approprié. Malgré ces difficultés, le nombre des Européens désireux de parcourir la route des Indes orientales ne cesse d’augmenter ; c’est qu’ils ont l’espoir d’y faire fortune, en utilisant parfois des procédés à la limite de la légalité.
Texte intégral
1La route entre l’Europe d’une part, l’Inde et la Chine d’autre part, avec le passage du cap de Bonne-Espérance est la plus longue en distance et en durée de celles parcourues par les navigateurs européens au xviiie siècle. Elle est particulièrement dangereuse et nécessite une maîtrise navale confirmée, mais les profits commerciaux élevés valent la peine de prendre des risques.
La maîtrise du vent
- 1 D’après De Mannevillette, Jean-Baptiste Denis, Le Neptune Oriental ou Routier génér (...)
2Ici, tout repose sur la connaissance des vents dominants1. Tout d’abord, il faut appareiller depuis les ports de l’Europe durant l’hiver, entre le mois de novembre et celui de mars. C’est une nécessité si l’on veut pouvoir traverser l’océan Indien quatre à cinq mois plus tard en utilisant la mousson du sud-ouest, qui souffle d’avril à octobre et porte les navires vers les littoraux de l’Asie. La difficulté est que la navigation dans le golfe de Gascogne est périlleuse durant l’hiver en raison des vents d’ouest dominants et des fréquentes tempêtes.
3La route périlleuse se poursuit jusqu’à la vue des Canaries. Au-delà de cet archipel les vaisseaux entrent dans les vents permanents et réguliers de l’alizé qui les amènent au voisinage de Gorée et des îles du Cap Vert. À partir de ce point commence la zone des vents variables et des calmes qui s’étendent de part et d’autre de l’Équateur. Ce sont des parages redoutés des navigateurs (c’est le « pot au noir » de la navigation aérienne) non seulement à cause des calmes mais aussi des gros temps. Il faut en outre éviter d’entrer dans le golfe de Guinée en raison des vents contraires de l’alizé qui règnent dans l’hémisphère sud, et il est préférable de se rapprocher du littoral du Brésil au voisinage duquel soufflent des vents favorables à la poursuite de la route. C’est un trajet plus long, mais plus assuré. On poursuit la côte du continent américain jusqu’au moment où l’on rencontre, entre les 30° et 40° degrés de latitude sud, les grands vents d’ouest qui font le tour de la terre. Il faut alors prendre la direction de l’est et franchir le cap de Bonne-Espérance très au large.
4Ici, après quatre à cinq mois de mer, les officiers doivent choisir, selon la date du départ depuis l’Europe, entre trois routes pour traverser l’océan Indien. S’ils sont partis au début de l’hiver, ils suivent le canal de Mozambique, utilisable de mars à juillet, au début de la mousson marine ; plus tard, ils passent à l’est de Madagascar, au voisinage des Mascareignes ; enfin, si la saison est avancée, ils restent dans les grands frais d’ouest jusqu’à la latitude (ou la vue) des îles Saint-Paul et Amsterdam, puis à partir de ce point prennent la direction du nord. Pour se rendre en Chine du sud, au port de Canton, seul ouvert aux Européens, il faut en outre suivre les détroits de la Sonde et de Banka, soumis comme le reste de la route à l’influence de la mousson et dangereux pour la navigation en raison d’une faible profondeur. En tout il faut compter à peu près huit mois de mer entre l’Europe et les Indes orientales.
5Les routes suivies au retour sont analogues à celles du voyage d’aller, avec un départ au mois de janvier, une fois la mousson d’hiver (ou mousson continentale) bien établie. Ici la principale difficulté est de parvenir à franchir le cap de Bonne-Espérance avant la fin du mois d’avril, car pendant l’hiver austral la force des vents d’ouest rend le passage impossible. Le risque est particulièrement grand pour les expéditions venant de Chine et du Bengale.
6Une fois entrés dans l’Atlantique, les navigateurs profitent des vents permanents de l’alizé. Après un passage un peu difficile au voisinage de l’Équateur, ils prennent une direction nord-nord-ouest pour éviter l’anticyclone des Açores, rejoignent la route habituelle des retours depuis l’Amérique, puis atteignent l’Europe pendant les mois de juillet et août, après sept à huit mois de mer.
7C’est un voyage d’environ vingt-deux mois, dont les deux tiers en mer.
Accidents de mer
- 2 Haudrere, Philippe, La Compagnie française des Indes au xviiie siècle, Paris, 2005, t. 1, p (...)
8Sur cette longue route se produisent parfois des avaries et quelques naufrages2. L’avarie la plus fréquente est la rupture d’un ou de plusieurs mâts au cours de la navigation dans trois régions de gros temps, le golfe de Gascogne, le voisinage du cap de Bonne-Espérance et l’approche des Mascareignes (avec les cyclones fréquents dans ces îles). Généralement la réparation est faite rapidement sur place, puisque les vaisseaux emportent des mâtures de rechange. La rupture du gouvernail est un accident rare, mais grave car, outre la difficulté de la navigation, il est impossible de procéder à la réparation en pleine mer. Il faut essayer de procéder à une réparation de fortune, si elle est possible, et tenter de gagner le port le plus proche. L’apparition d’une voie d’eau importante est plus grave encore, mais c’est heureusement un évènement très rare.
9Le naufrage est évidemment l’accident dramatique par excellence. Sur 750 bâtiments envoyés par les Français aux Indes orientales durant le xviiie siècle, 50 ont fait naufrage, dont 41 sur un littoral (soit 13 en Europe, 3 au cap de Bonne-Espérance, 19 aux Mascareignes, 6 en Asie) ; il y a eu 3 incendies en pleine mer et les autres causes de disparition sont mal identifiées.
- 3 Bernardin de Saint-Pierre, Henri, Paul et Virginie, éd. Pierre Trahard, Paris, 1964 (...)
- 4 Arch. nat., Colonies C/2/282, f° 20 v°.
10Certains de ces naufrages ont frappé les contemporains par leur caractère dramatique et par le nombre des décès. Celui du Saint-Géran sur la côte nord-est de l’île de France, le 18 août 1744, fait 181 morts et il y a 9 survivants ; celui du Prince de Conty sur la côte sud-est de Belle-Île, le 3 décembre 1746, entraîne la noyade de 160 hommes et 42 parviennent à gagner la côte. Tous deux se déroulent dans des circonstances analogues, à l’approche d’une côte, danger majeur pour les navigateurs. Le premier est victime d’une faute de navigation : ayant reconnu la pointe nord de l’île le 17 au soir, il met à la cape pour attendre le jour et entrer au Port-Louis, mais en raison de l’obscurité il s’approche plus qu’il n’est prudent des récifs de coraux. Il talonne et la mer, fortement houleuse, le prend au travers et le pousse vers la côte ; le grand mât se casse, brisant la chaloupe que l’on tentait de mettre à l’eau, puis les mâts de misaine et d’artimon tombent à leur tour ; ils heurtent la coque, qui se brise par le milieu. « Une montagne d’eau d’une effroyable grandeur […] s’avança vers le vaisseau qu’elle menaçait de ses flancs noirs et de ses sommets écumants […]. Tout fut englouti3 ! » Il y a plus de cent malades à bord et seuls les valides, capables de monter sur le pont, peuvent se jeter à la mer ; neuf d’entre eux réussissent à gagner l’île d’Ambre à la nage. Le second, arrivé sur la côte de Bretagne le soir, tire des bords en attendant le jour et la possibilité de gagner l’abri de Groix puis le port de Lorient. Très proche de la côte afin d’éviter les croisières anglaises, il heurte à quatre heures du matin un récif et coule immédiatement. Les 42 hommes de quart présents sur le pont parviennent à gagner la côte ; les autres sont noyés dans le sommeil et les officiers alourdis par une ceinture d’or, partie de cargaison ramenée de Chine, sont entraînés au fond. En effet, témoigne un rescapé : « Quant à l’objet de l’or […] par précaution et à cause des risques de la guerre, feu Mr. de Boisanger [capitaine] l’avait fait mettre en ceinture, afin qu’en cas de prise les officiers que l’usage veut qu’ils ne soient pas fouillés, l’eussent pu sauver autour d’eux4. »
- 5 Arch. nat., Colonies C/2/274, f° 51.
11L’incendie du Prince en avril 1752, au large du Brésil, par 8° de latitude sud, a pour conséquence la disparition de 340 personnes, car ce vaisseau transportait des troupes pour la relève de la garnison de Pondichéry. Les matelots ayant vu des flammes s’échapper de la grande cale ne purent maîtriser l’incendie, qui gagna l’ensemble du bâtiment en une demi-heure. Après que l’aumônier eût donné l’absolution générale, tous se jetèrent à la mer. Le second lieutenant, agrippé à une vergue, parvint à gagner la yole attachée à l’arrière du navire ; il y fut rejoint par neuf matelots. Après avoir fait couper l’amarre joignant le canot au navire, il parvint, avec l’aide de ses hommes, à gagner en une semaine le port de Pernambouc5.
- 6 Guerout, Max, Tromelin : l’île aux esclaves oubliés, Paris, 2010.
12Heureusement tous les naufrages n’ont pas des conséquences humaines aussi dramatiques. Ceux qui se produisent près d’une rade, à proximité des secours, sont moins meurtriers que sur une côte inhospitalière ou en pleine mer. L’ingéniosité et le courage des marins leur permettent parfois de sortir de situations en apparence désespérée, ainsi les 122 naufragés de l’Utile, après avoir heurté en juillet 1761 l’île de Sable, actuelle Tromelin, située au nord de Madagascar et non portée sur les cartes, réussirent à creuser un puits et à obtenir de l’eau douce, puis à construire un radeau pour gagner la baie d’Antongil en laissant sur place des esclaves qu’ils espèrent pouvoir venir chercher6.
Une mortalité élevée
- 7 Haudrere, Philippe, La Compagnie française..., t. 1, p. 494-513.
13Les accidents ne sont pas le motif principal des décès7. Pour 25 à 30 000 hommes embarqués sur les 750 bâtiments français ayant parcouru la route des Indes orientales au xviiie siècle, on compte 4 000 morts dont un quart dans des accidents et trois quarts de maladie.
- 8 Arch. nat., Marine C/8/963, f° 196.
- 9 Arch. dép. du Morbihan 9 B 117 à 120. D’après les relevés des hardes des défunts.
14Les conditions générales de la vie quotidienne à bord sont favorables à la propagation des maladies. L’humidité est constante. Ainsi à bord du Maurepas, parti de Lorient en février 1756, le capitaine observe, après une semaine de navigation : « […] l’eau de mer entre dans l’entrepont malgré les écoutilles fermées », et dix jours plus tard : « Toujours de la pluie, de façon que nos matelots n’ont plus de quoy changer8. » Lorsque le temps ne permet pas de faire sécher les vêtements les matelots conservent des tenues humides car elles sont en petit nombre, en général deux vestes ou deux gilets, quatre chemises, trois paires de culottes, trois ou quatre paires de bas de laine ou de fil, un bonnet et une couverture9, alors que les armateurs estiment le minimum à trois douzaines de chemises, douze paires de bas et une courtepointe. Lorsque le temps est continuellement pluvieux les matelots conservent des vêtements humides puisqu’ils n’ont pas la possibilité de les faire sécher.
- 10 Lettres édifiantes …, Paris, s. d., t. 29, p. 3-15 et 119-120.
15Le scorbut et la dysenterie sont les affections les plus fréquentes ; on rencontre aussi la fièvre jaune, la variole, la syphilis et le typhus ou « fièvre des vaisseaux ». Les récits des pères jésuites embarqués, publiés dans les Lettres édifiantes…, donnent des indications sur l’apparition et l’évolution des maladies au cours du voyage. À bord du Duc d’Orléans parti de Lorient en mars 1754 avec 700 hommes à bord, dont 400 soldats, « la malpropreté, jointe à des maux que je n’ose nommer [syphilis ?], infectèrent bientôt tout l’équipage », observe l’aumônier du vaisseau après dix jours de mer. Un mois plus tard, peu après avoir appareillé de l’escale de Gorée : « À peine fumes nous en mer que les maladies augmentèrent à un point qu’il me serait impossible de vous rendre la triste situation où fut réduite l’équipage. Aux maux dont je vous ai déjà parlé, se joignirent la galle, la dissenterie ou flux de sang […]. » Le scorbut apparaît plus tard, après quatre à cinq mois de navigation, comme l’observe en 1767, peu avant d’entrer dans le détroit de la Sonde, le père Bourgeois, embarqué sur le Beaumont envoyé en droiture en Chine : « Le scorbut avait gagné notre vaisseau, cinquante matelots étaient hors de combat, leurs gencives tombaient en pièces, leurs jambes étaient enflées et livides. Cinquante autres pour être moins malades n’étoient cependant pas à leur aise. L’espérance de terre les soutenant, une contradiction d’un mois en eut fait périr plus de la moitié10. »
- 11 Arch. nat., Marine B/2/330, f° 177. Port-Louis, 9 mai 1720.
- 12 Archives du port de Lorient, 1 P 278/2/10.
16Face à ces maladies, le remède traditionnel jusqu’aux années 1750 est de multiplier les escales de façon que les hommes puissent disposer d’aliments frais. En mai 1720, au retour d’un vaisseau venant de l’Inde, le commissaire de la Marine au Port-Louis observe : « Il parait toujours que les équipages sont fort maltraités par la longueur de la traversée, en ce que manquant de rafraichissements, faute de relâche dans les endroits où ils en pourraient trouver, la plupart périssent11. » Et en 1736, un capitaine attribue le décès d’une cinquantaine de matelots, « à la longueur du temps que l’équipage est resté sans descendre à terre12 ». Aussi toutes les nations européennes dont les navires se rendent aux Indes orientales aménagent-elles des escales le long de la route, principalement au voisinage du cap de Bonne-Espérance, moment du trajet où le scorbut apparaît après quatre à cinq mois de navigation : les Hollandais sont établis au Cap même, les Portugais au Mozambique, les Britanniques à Sainte-Hélène et les Français dans l’archipel des Mascareignes, aux îles de France (Maurice) et Bourbon (La Réunion). Ces deux îles sont essentielles pour eux, mais elles sont insuffisantes pour endiguer la maladie, aussi souhaitent-ils pouvoir y ajouter une escale dans l’Atlantique sud, à l’instar de celles de Sainte-Hélène, de l’Angola et du Cap, mais toutes leurs tentatives effectuées pour créer celle-ci sont des échecs. Ainsi peut-on citer une tentative d’installation en 1734 à l’île Fernando Noronha, proche de la côte du Brésil et déserte, mais relevant de la souveraineté théorique du Portugal, qui envoie une escadre de guerre en 1737 afin de s’emparer des Français et mettre fin à la réalisation du projet.
17Cependant, toujours chez les Français, le pourcentage des décès diminue chez les navigateurs à partir du milieu du xviiie siècle : il est de 19,7 % dans la décennie 1740-1749 ; puis 11,7 % entre 1750 et 1759 ; 6,4 % entre 1760 et 1769. C’est un changement très important. C’est que la science médicale de l’époque trouve une explication rationnelle pour la propagation des maladies et principalement du scorbut. En conséquence elle propose d’y remédier par un meilleur équilibre de la ration alimentaire.
18Celle-ci est composée traditionnellement 1° de féculents, pain ou biscuit, à raison d’une livre et demi par jour ; 2° d’une demi livre de bœuf salé ou, pour les jours maigres, de poisson séché, avec un accompagnement de quatre onces (120 grammes) de légumes secs et d’autant de fromage. C’est une ration satisfaisante en valeur nutritive, avec environ 3 500 calories par jour, mais il y a une carence totale en vitamine C. Il en résulte des anémies et une moindre résistance à l’infection, en particulier au scorbut, qui se développe aisément dans le milieu humide et mal aéré de l’entrepont.
- 13 Arch. nat., MM 1198, f° 224. Port-Louis de l’île de France, 21 septembre 1788.
19Dans les années 1730, la lutte contre le scorbut prend un caractère scientifique dans les milieux médicaux des pays de l’Europe occidentale. On peut citer la thèse de médecine de Johann Bachstrom, Observationes circa scorbutum, soutenue devant l’Université de Leyde en 1734, qui montre que cette maladie provient du manque de légumes frais. Le travail le plus important est l’étude de James Lind, médecin de la marine britannique, qui traite simultanément en 1753 des malades avec du jus de citron, du vinaigre, du cidre et de l’eau de mer, et prouve que le premier de ces remèdes est seul efficace. En 1759, le Français Duhamel du Monceau, membre de l’Académie de marine, développe et vulgarise les résultats des recherches dans son ouvrage Moyens de conserver la santé des équipages. Il y recommande la consommation de jus de citron, dont il indique une méthode de conservation, ainsi que de légumes frais, comme haricots verts, artichauts et oseille, ainsi que de la choucroute. La correspondance échangée avec le secrétaire d’État de la Marine prouve que ces prescriptions sont rapidement suivies dans les ports, ainsi le gouverneur des îles Mascareignes écrit-il en 1758 : « J’ai trouvé la première lettre accompagnée de deux livres qui traitent du scorbut et des remèdes qui y sont propres. Je vais faire en conséquence telle provision qui sera possible de citrons qui seront partagés sur les navires […]. Je ne suis pas mal sur l’article des légumes13. »
20D’autres éléments jouent en faveur de la diminution de la mortalité. Il y a la diminution du nombre des matelots sur des navires dont le tonnage augmente car plusieurs innovations dans la construction et dans la manœuvre rendent la conduite plus aisée. Il y a aussi une amélioration de la capacité des « chirurgiens embarqués », formés désormais durant deux ans dans les hôpitaux de marine au lit des malades.
21Toutes ces innovations sont inspirées par un esprit de rigueur scientifique, propre au xviiie siècle, et tout à fait remarquable.
L’idée de richesse
- 14 Mémoire des îles… éd. Auguste Lougnon, Saint-Denis, 1937, p. 70.
- 15 Arch. nat., Colonies C/2/25, f° 173. La Bourdonnais à Peyrenc de Moras, 1733.
- 16 Voyage à l’île de France…, lettre 2, Lorient, 18 janvier 1768.
22Cette amélioration de la santé des équipages est essentielle et elle encourage la multiplication des voyages. Le mouvement maritime entre l’Europe et l’Asie ne cesse de croître, à la fois en raison de l’augmentation de la demande européenne pour les produits de l’Inde et de la Chine et du nombre élevé des Occidentaux désireux de gagner l’Asie orientale. C’est que l’on peut y faire rapidement fortune : « On ne vient aux Indes que pour faire des affaires, assure Mahé de La Bourdonnais, officier de marine et gouverneur des Mascareignes, l’opinion contraire ne peut être exigée, n’étant pas naturelle14. » Ailleurs il affirme : « Le bien est le seul fruit que l’on rapporte de l’Inde et le seul aussy où on s’attache15. » De même Bernardin de Saint-Pierre, au moment où il s’embarque pour gagner l’île de France, est sensible à « l’idée de fortune qui semble accompagner celle des Indes16 ».
- 17 Arch. nat., Colonies C/2/98 f° 109 v°. Journal d’un voyage fait aux Indes orientale (...)
- 18 Lettre du 3 septembre 1754 dans Lettres et souvenirs de Du Tour de Noirfosse…, Carnets de l (...)
23Pendant le voyage, les passagers rêvent de fortune : « Nos passagers se sont munis de fortes pacotilles, la plupart passe le temps à refaire des factures, observe un employé de la Compagnie des Indes. Leur prétention qui n’allait qu’à cent pour cent en partant, s’est accrue jusqu’à trois et quatre cent pour cent, sans autre raison que leur avidité. Les factures s’en sont ressenties et tel qui n’avait que pour 10 000 livres de capital employé s’en trouve 20 sur le papier17. » Et le premier contact avec l’Asie confirme cet espoir : « J’ai vendu très peu de mes marchandises, j’attends que les vaisseaux soient partis, l’on vend mieux pour lors. On gagne 400 pour 100 sur le vin. J’ai vendu 48 sous la bouteille un vin qui me coûtait, tous frais payés, 14 sous à Lorient », écrit, peu après son arrivée, un officier affecté à la garnison de Pondichéry18.
24Les marins participent à ce mouvement d’affaires. Ils reçoivent un salaire, dont le montant est souvent inférieur à la moyenne de ceux de la marine de commerce. Ainsi une campagne de 22 mois rapporte-t-elle à un capitaine environ 4 000 livres, et les autres officiers ainsi que les membres de l’équipage à l’avenant.
25Mais l’essentiel est ailleurs. Sur la route des Indes orientales, tous les hommes embarqués ont droit à un « port-permis », c’est-à-dire au transport gratuit d’une certaine quantité d’effets personnels, plus ou moins importantes selon le grade. C’est une pratique générale dans toutes les nations européennes fréquentant cette route, ainsi chez les Hollandais le port-permis est-il fixé en volume, alors que chez les Français il est exprimé en valeur à l’embarquement. Le montant est de 16 000 livres pour un capitaine, 5 333 livres pour un premier lieutenant, 3 200 livres pour un second lieutenant, 21 livres pour un mousse à son premier voyage. Il faut déposer cette somme auprès de l’armateur avant l’embarquement ; elle est utilisée pour acheter des marchandises aux Indes orientales et celles-ci sont transportées gratuitement et vendues avec le reste de la cargaison à l’arrivée en France. Le produit de cette vente est versé au navigateur. Ainsi le port-permis est-il l’essentiel de la rémunération. Une campagne rapporte à peu près le quadruple de la solde, c’est-à-dire 35 000 livres à un capitaine, 17 000 livres à un premier lieutenant.
- 19 Arch. dép. de Loire-Atlantique, E II notaires 348 (Boufflet) 5 actes du 20 décembre 1727.
- 20 Arch. dép. du Morbihan, E notaires 5092 (28 février 1757).
26La difficulté est que beaucoup d’officiers et de matelots n’ont pas les disponibilités nécessaires pour fournir le capital du port-permis. Aussi doivent-ils l’emprunter « à la grosse aventure » avec des intérêts assez élevés, environ 20 % en temps de paix et 40 % en temps de guerre. Il faut rappeler qu’avec le prêt à la grosse aventure le capital avancé n’est pas remboursable en cas de naufrage ou de capture par des ennemis. Malgré ces taux élevés tous les officiers qui n’ont pas la fortune nécessaire recourent à ces prêts. C’est un placement recherché par la bourgeoise des grandes villes portuaires : ainsi Louis Drias, capitaine du Jason envoyé en Chine en 1727, emprunte-t-il plus de 20 000 livres à des armateurs de Nantes, soit 3 000 livres à Luc O’Schiell, 3 000 à Nicolas Lukker, 1 500 à Thobie Clarke, 10 000 à François Leray, 1 752 livres à la société Michel Rozée-Portier de Lantimo19 ; le mouvement s’étend aux grands centres financiers de l’intérieur du pays comme Paris et Lyon et même à ceux de toute l’Europe, comme Amsterdam où Jean Leclerc de Bicourt, premier lieutenant du Bien-Aimé, armé en 1757, emprunte 7 650 livres au négociant Daniel Briand20. Pour les matelots, l’avance du port-permis est faite par l’armateur.
- 21 Arch. dép. du Morbihan, 9 B 120.
- 22 Arch. dép. du Morbihan, 9 B 118.
- 23 Arch. dép. du Morbihan, 9 B 11.
27Une part importante du port-permis échappe donc aux navigants. Aussi beaucoup d’officiers recourent à la « pacotille » pour augmenter leurs revenus. Comment procèdent-ils ? La première étape consiste à embarquer au départ de l’Europe des marchandises courantes, peu encombrantes et bien choisies, puis à les revendre avec profit en Asie, surtout si elles sont rares, comme le premier enseigne du Laverdy envoyé au Bengale en 1766, plaçant dans ses bagages : « 70 aunes de taffetas, 7 aunes de brocard d’or, 3 pièces de drap jaune21 ». Le capital ainsi réuni permet d’acheter des produits orientaux, principalement des cotonnades « peintes et teintes » en Inde et des porcelaines en Chine. Ainsi un premier lieutenant ramène-t-il du Bengale en Europe en 1758 : « 160 mouchoirs de couleur et 80 chemises dont 20 brodées d’or22 », et un autre premier lieutenant depuis la Chine en 1738 « 20 gobelets et soucoupes, 1 pot à eau et 4 cabarets de vernis23 ».
- 24 Arch. nat., G/7/1705, pièce 127 ; Marine B/1/330, f° 8 ; transaction, Paris, 15 novembre 17 (...)
28La valeur de ces pacotilles est parfois considérable. En 1725, selon une lettre de dénonciation anonyme : « Entre autres pacotilles embarquées sur le vaisseau l’Apollon commandé par le sieur [Gilles Lebrun] de La Franquerie, il y a une somme de 117 000 livres dont il s’est chargé, avec stipulation expresse qu’il l’emploierait en broderies de Dacca […]. Ce n’est là qu’un seul article, et s’il est débarqué il doit produire plus de 250 000 livres. » Et cette dénonciation est fondée puisque la pacotille est découverte et confisquée, d’autant que l’entrée de ces soieries est interdite en France où elles pourraient concurrencer les manufactures nationales24.
- 25 Archives du port de Lorient, 2 P 71/7/33.
29Bien entendu la fièvre des pacotilles gagne tout l’équipage. Une liste serait lassante par la répétition des mêmes faits et on peut citer simplement ce matelot originaire de Matignon sur la côte nord de la Bretagne qui reçoit de sept personnes dont le procureur fiscal et deux chanoines de sa paroisse, d’une part une somme de 63 livres pour acheter à Pondichéry des mouchoirs dont la description est soigneusement stipulée, et d’autre part 62 livres à faire valoir en pacotilles, avec partage à moitié des bénéfices, « sauf le risque de mer et de confiscation25 ».
- 26 Arch. nat., Colonies C/2/18, f° 220. Le directeur Godeheu au contrôleur général des finance (...)
- 27 Arch. nat., Marine B/3/385, f° 82
- 28 Arch. nat., Colonies C/2/37, f° 202
- 29 BnF, Ms. Nouvelles acquisitions françaises 9 145, f° 218 v°. Paris, 20 février 1754
30Lorsque la Compagnie des Indes dispose du monopole du commerce entre la France et les puissances des Indes orientales, elle tente vainement d’endiguer la pacotille. En 1724, un directeur annonce : « Ce qui nous revient des pacotilles des vaisseaux est un brigandage sans exemple. Bientôt ces officiers anéantiront les ventes de la Compagnie si chaque vaisseau apporte en pacotille deux cents balles de marchandises pour eux et leurs consorts26 ». En 1738, le ministre des finances envoie un conseiller d’État à Lorient, principal port d’arment, pour mettre fin à la fraude. Selon un témoin, il « fit assembler tous les officiers de la navigation. On leur fit lecture d’un formulaire nouveau que l’on veut leur faire signer. On leur a accordé huit jours pour se délibérer sur cette signature qui rendrait tous les officiers d’un même navire punissables des pacotilles qui se trouveront dans leurs navires à leur retour ». Il se heurte à un refus total : « J’ai vu plusieurs [officiers], assure le même témoin, résolus de quitter plutôt le service de la Compagnie que de signer le formulaire nouveau27 ». Et la pacotille se poursuit au grand mécontentement des directeurs ; ainsi en 1751 l’un d’eaux écrit-il : « Il est de notoriété publique que jamais le commerce de pacotille n’a été poussé aussi loin qu’il l’a été par les navires qui sont revenus en dernier lieu des Indes et de la Chine […]. Loin de se cacher d’avoir fait d’aussi grands profits, on s’en vante. Ni un, ni deux exemples de sévérité ne suffiront point pour remédier au désordre. On sait qu’il s’est fait à la Chine seule pour plus d’un million de commerce de pacotille28 ». Deux ans plus tard, les directeurs assurent au gouverneur Dupleix : « Les vaisseaux de la Compagnie [sont] pleins de pacotille au point d’en être bondés29. » Le comportement des navigateurs hollandais et anglais sur la route des Indes orientales est tout à fait semblable à celui des Français.
- 30 Idem., 1 P 298/12/16.
- 31 Arch. nat., Colonies C/2/40, f° 233 v°.
- 32 Arch. nat., H/1/610/1, p. 33.
31Toute la région de Lorient, port de retour des vaisseaux venant des Indes orientales, vit de cette fraude : « À l’arrivée des vaisseaux venant des Indes, les habitants de L’Orient se rendent en foule à bord, constate un officier. Ils prennent des marchandises qu’ils introduisent ensuite dans leurs poches et sous leurs vêtements avec la plus grande sécurité, d’autant qu’il est impraticable de faire la visite de leur personne30. » Le directeur de la perception des fermes du roi dans la ville s’émeut de cette situation, contraire à la perception des droits indirects : « Les officiers font commerce public de marchandises, dénonce-t-il dans une lettre envoyée au contrôleur général des Finances. Elles sont toutes vendues à L’Orient. On y tient boutiques ouvertes de toutes espèces et des mieux choisies, malgré toutes les défenses que l’on a pu faire à ce sujet31. » Un an après, il constate, désabusé : « À l’égard des officiers, il est certain que toutes les marchandises saisies à bord par les employés [des fermes] sont rendues à ceux qui les ont apportées32. » N’est-ce-pas une façon d’éviter des difficultés lors des recrutements et d’empêcher la fuite du personnel engagé dans une navigation éprouvante ?
Notes
1 D’après De Mannevillette, Jean-Baptiste Denis, Le Neptune Oriental ou Routier général des côtes des Indes orientales et de la Chine, enrichi de cartes hydrographiques, tant générales que particulières …, Paris, 2e éd. 1775 ; Mémoires de mathématiques et de physique présentés à l’Académie Royale des Sciences, 1768, p. 190-246.
2 Haudrere, Philippe, La Compagnie française des Indes au xviiie siècle, Paris, 2005, t. 1, p. 477-489.
3 Bernardin de Saint-Pierre, Henri, Paul et Virginie, éd. Pierre Trahard, Paris, 1964, p. 199-203
4 Arch. nat., Colonies C/2/282, f° 20 v°.
5 Arch. nat., Colonies C/2/274, f° 51.
6 Guerout, Max, Tromelin : l’île aux esclaves oubliés, Paris, 2010.
7 Haudrere, Philippe, La Compagnie française..., t. 1, p. 494-513.
8 Arch. nat., Marine C/8/963, f° 196.
9 Arch. dép. du Morbihan 9 B 117 à 120. D’après les relevés des hardes des défunts.
10 Lettres édifiantes …, Paris, s. d., t. 29, p. 3-15 et 119-120.
11 Arch. nat., Marine B/2/330, f° 177. Port-Louis, 9 mai 1720.
12 Archives du port de Lorient, 1 P 278/2/10.
13 Arch. nat., MM 1198, f° 224. Port-Louis de l’île de France, 21 septembre 1788.
14 Mémoire des îles… éd. Auguste Lougnon, Saint-Denis, 1937, p. 70.
15 Arch. nat., Colonies C/2/25, f° 173. La Bourdonnais à Peyrenc de Moras, 1733.
16 Voyage à l’île de France…, lettre 2, Lorient, 18 janvier 1768.
17 Arch. nat., Colonies C/2/98 f° 109 v°. Journal d’un voyage fait aux Indes orientales par M. Bruno.
18 Lettre du 3 septembre 1754 dans Lettres et souvenirs de Du Tour de Noirfosse…, Carnets de la Sabretache, 1901, t. 9, p. 588.
19 Arch. dép. de Loire-Atlantique, E II notaires 348 (Boufflet) 5 actes du 20 décembre 1727.
20 Arch. dép. du Morbihan, E notaires 5092 (28 février 1757).
21 Arch. dép. du Morbihan, 9 B 120.
22 Arch. dép. du Morbihan, 9 B 118.
23 Arch. dép. du Morbihan, 9 B 11.
24 Arch. nat., G/7/1705, pièce 127 ; Marine B/1/330, f° 8 ; transaction, Paris, 15 novembre 1729, Minutier central XLV-419
25 Archives du port de Lorient, 2 P 71/7/33.
26 Arch. nat., Colonies C/2/18, f° 220. Le directeur Godeheu au contrôleur général des finances, Nantes, 27 août 1727.
27 Arch. nat., Marine B/3/385, f° 82
28 Arch. nat., Colonies C/2/37, f° 202
29 BnF, Ms. Nouvelles acquisitions françaises 9 145, f° 218 v°. Paris, 20 février 1754.
30 Idem., 1 P 298/12/16.
31 Arch. nat., Colonies C/2/40, f° 233 v°.
32 Arch. nat., H/1/610/1, p. 33.
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Pour citer cet article
Référence papier
Philippe Haudrère, « Heurs et malheurs des voyages maritimes sur la route des Indes orientales au XVIIIe siècle », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, 121-3 | 2014, 165-175.
Référence électronique
Philippe Haudrère, « Heurs et malheurs des voyages maritimes sur la route des Indes orientales au XVIIIe siècle », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest [En ligne], 121-3 | 2014, mis en ligne le 15 novembre 2016, consulté le 27 novembre 2024. URL : http://journals.openedition.org/abpo/2853 ; DOI : https://doi.org/10.4000/abpo.2853
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