Marlène LARUELLE
Politique et culture dans l'émigration russe : les débats entre l'eurasisme et ses opposants
L'eurasisme est né dans l'exil russe de Г Entre-deux-guerres à Belgrade, Prague puis Paris. Animé par de fortes personnalités comme le prince N. S. Troubetzkoy (1890-1938), linguiste et ethnographe et Petr N. Savickij (1895-1968), géographe et économiste, il fut le courant de pensée le plus original de l'émigration russe, conjuguant philosophie, réflexions identitaires et politique. Extrêmement fécond sur le plan intellectuel dans les années vingt, le mouvement s'affaiblit dans les années trente et disparaît à la suite de dissensions internes, en particulier lors du ralliement d'un certain nombre de ses partisans (« le schisme de Clamart ») à l'Union soviétique et de son infiltration par le GPU*.
L'eurasisme est l'une des principales idéologies identitaires russes1. C'est une pensée totale, englobante qui cherche à légitimer l'Empire russe, sa dimension continentale et asiatique, à donner à la Russie une identité irréductible face à l'Europe, à définir une idéologie politique quasi totalitaire et une pratique scientifique exclusivement « nationale ». Métaphysique et scientiste, politique et philosophique, l'eurasisme met à jour les paradoxes de l'identité russe dans son rapport à Г Orient-Asie mais également les postulats conservateurs que sous-entendent traditionnellement les discours civilisationnistes et culturalistes. La prétendue unité de culture entre monde russe et peuples turciques sert ainsi en réalité de légitimation à une structuration impériale de l'espace eurasien.
Au sein de l'émigration russe, le mouvement eurasiste suscite de nombreuses polémiques et critiques. Recrutant ses adhérents dans une jeunesse russe dont l'éveil politique se fait dans l'exil, il est peu apprécié par la première génération des émigrés, monarchistes ou constitutionnalistes ayant eu une activité politique dans la Russie pré-révolutionnaire. Les polémiques battent leur plein en 1925-1928, c'est-à-dire lorsque le mouvement eurasiste est au plus fort de son activité et qu'il occupe le devant de la scène politique et culturelle. Il compte alors une centaine de membres et fait preuve d'un dynamisme qui impressionne : congrès politiques, tournées de conférences, séminaires hebdomadaires à Paris, Prague, Bruxelles et Belgrade, fondation
* Pour la translittération des noms russes, deux systèmes ont été adoptés. Les noms propres passés en français (Tsvetaeva) ont été francisés. Les autres sont translittérés selon la translittération internationale, tirée de l'alphabet tchèque.
Marlène Lamelle enseigne à l'Institut national des langues et civilisations orientales.
LA REVUE RUSSE, Paris, 17, 2000, p. 35-46.
