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Les Arméniens communistes en France, une histoire oubliée
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Les Arméniens communistes en France, une histoire oubliée

Astrig Atamian

Résumés

Si le nom de Manouchian, immortalisé par l’Affiche rouge, résonne bien au delà de la communauté arménienne, rares sont ceux parmi les Arméniens à connaître son parcours et celui de ses camarades dans la France de l’entre-deux-guerres. Dans un ouvrage récent sur les Arméniens de Vienne (dans l’Isère), Anahide Ter Minassian affirme que « dans le milieu ouvrier viennois […], les communistes arméniens ont été influents avant, pendant, et après la Seconde Guerre mondiale »1. Comment expliquer alors que parmi les travaux sur les Arméniens en France, aucun ne s’appesantit sur eux ? Il semblerait en effet que la communauté arménienne ait souvent été envisagée comme un tout homogène ne portant pas de dissensions politiques ou sociales. Les Arméniens eux-mêmes, soucieux de ne pas raviver les querelles d’hier, et cherchant à offrir un interlocuteur unique aux élus de la République, ont cédé au « mythe de l’unité ». Mais ne serait-on pas tenté de voir, dans cet oubli du rôle des communistes, le sort réservé au groupe des « vaincus », eux qui pendant des décennies s’étaient montrés hostiles à l’idée d’une Arménie indépendante ?

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Texte intégral

1Si le nom de Manouchian, immortalisé par l’Affiche rouge, résonne bien au-delà de la communauté arménienne, rares sont ceux — même parmi les Arméniens — à connaître le parcours de cet homme et celui de ses camarades dans la France de l’entre-deux-guerres.

2En France, l’engagement d’une partie de la « colonie » arménienne dans les rangs du mouvement communiste est bien souvent ignorée. Pourtant, dès 1921, une poignée de communistes arméniens installés à Paris se retrouvent au sein de l’Union des étudiants de Transcaucasie soviétique. Trois ans plus tard, le Parti communiste français met sur pied les groupes de langue destinés à encadrer les travailleurs étrangers. Si le nombre d’encartés militant dans le groupe de langue arménienne, bientôt baptisé « sous-section arménienne du PCF », ne semble pas avoir dépassé la centaine, c’est surtout au sein des organisations de masse, telles que le Comité d’aide à l’Arménie ou la Jeunesse arménienne de France, que l’on retrouve les sympathisants communistes et pro-soviétiques de la diaspora.

  • 2  Drampian, Tigran, Les Arméniens communistes en France dans les années de Résistance, Erevan, Editi (...)

3Outre un ouvrage en arménien paru à Erevan en 1967, Les Arméniens communistes en France dans les années de Résistance2, qui retrace l’histoire de la mouvance communiste arménienne en France dans un chapitre introductif, nous ne disposons sur ce sujet que de quelques pages dans différents travaux sur les Arméniens en France, l’histoire du PCF ou l’engagement des étrangers dans la Résistance pendant la Seconde Guerre mondiale.

  • 3  Ter Minassian, Anahide, « Vienne ou des étrangers dans la ville », Le Kemp, une enfance intra-muro (...)

4Récemment, dans Vienne ou des étrangers dans la ville, Anahide Ter Minassian affirme que « dans le milieu ouvrier viennois […], les communistes arméniens ont été influents avant, pendant, et après la Seconde Guerre mondiale » 3. Comment expliquer alors que parmi les travaux sur les Arméniens en France, aucun ne s’appesantit sur eux ?

5Il semblerait en effet que la communauté arménienne ait souvent été envisagée comme un tout homogène ne portant pas de dissensions politiques ou sociales. Les Arméniens eux-mêmes, soucieux de ne pas raviver les querelles d’hier, et cherchant à offrir un interlocuteur unique aux élus de la République, ont cédé au « mythe de l’unité ».

6Mais ne pourrait-on voir, dans cet oubli du rôle des communistes, le sort réservé au groupe des « vaincus », eux qui pendant des décennies s’étaient montrés hostiles à l’idée d’une Arménie indépendante ?

Le mythe de l’unité nationale

  • 4  Ter Minassian, Anahide, La Question arménienne, Rocquevaire, Parenthèses, 1983.
  • 5  Expression empruntée à Anahide Ter Minassian.
  • 6  Hovanessian, Martine, Le lien communautaire. Trois générations d’Arméniens, Paris, A. Colin, 1992, (...)
  • 7  Ibid.
  • 8  Laurence Ritter cite, dans l’introduction de son ouvrage, un prêtre arménien dont les propos reflè (...)

7A la veille de la Première Guerre mondiale, les Arméniens vivent principalement partagés entre les Empires ottoman et russe. La situation n’a rien d’inédite pour cette nation éclatée « n’ayant jamais connu de forme étatique stable »4. Installés sur des territoires disputés par des puissances rivales, les Arméniens font très tôt l’expérience de l’exil. Mais l’ « acte fondateur »5 de ce que l’on a coutume d’appeler la « grande diaspora » est le génocide de 1915. Pour Martine Hovanessian, cette rupture définitive d’avec la société d’origine entraîne les Arméniens à« sémantiser sans répit leur existence collective »6. Il s’agit pour eux, qu’on a tenté d’exterminer, de « démontrer la permanence de leur être »7 depuis « 3000 ans d’Histoire »8. Cette façon d’envisager le passé va encourager un certain « mythe de l’unité nationale ».

  • 9  Créée en 1890 à Tiflis, la Fédération Révolutionnaire arménienne (appelée parti dachnak), adhère à (...)

8Dès lors, la diaspora arménienne sera souvent envisagée comme un bloc monolithique ne portant ni dissensions sociales ni politiques. Or dès les années 1920, les communautés arméniennes vont être le terrain de violents affrontements entre les partis historiques en exil, principalement le parti dachnak9, et les partis communistes nationaux, antennes du Komintern.

  • 10  Mouradian, Claire, De Staline à Gorbatchev. Histoire d’une République Soviétique, l’Arménie, Paris (...)
  • 11  Ibid., p. 67.

9La République d’Arménie, qui avait vu le jour en mai 1918 en Transcaucasie, est soviétisée à la fin de l’année 1920. Le parti dachnak qui a dirigé l’éphémère République se reforme dans l’exil et essaie de « prendre en main » la masse des réfugiés arméniens qui débarquent sur les côtes françaises dès 1922. Si pour le PCF, qui crée dès 1924 les groupes de langue destinés à encadrer les travailleurs étrangers, il est vital que les immigrés ne tombent pas dans l’escarcelle des organisations « fascistes », il en va de même pour l’Union soviétique qui cherche à asseoir son influence au sein des communautés arméniennes à travers le monde, et pour qui leur contrôle va devenir un enjeu de première importance. « La légitimation du pouvoir bolchevik et de la tutelle russe auprès de la diaspora, comme dans l’ensemble du domaine soviétique, devient un objectif prioritaire »10. Pour le pouvoir soviétique, la RSS d’Arménie doit être « le seul représentant légal possible du peuple arménien, à l’intérieur comme à l’extérieur »11.

10Ainsi, dans la France de l’entre-deux-guerres et même jusque dans les années 1960, prosoviétiques et dachnaks vont se livrer à une lutte intense, chaque groupe tentant d’imposer son hégémonie sur la diaspora. Les uns fêtent l’anniversaire de la soviétisation de l’Arménie, les autres commémorent le 28 mai 1918, date de la première indépendance. Et c’est justement lors de ces rassemblements que les rivalités s’exacerbent. Comme à Lyon, le 2 mai 1926, où Der Bagdassarian, un responsable du Comité d’aide à l’Arménie (HOK), est tué d’un coup de couteau par un militant dachnak. Il était venu « perturber » une conférence que donnait Avédis Aharonian, le Président de la République en exil.

  • 12  Mouradian, Claire, L’Arménie, Paris, Puf, « Que sais-je ? », n° 851, 1996 (3e éd. 2002), p. 38.
  • 13  Archives Nationales, F/7/13 436, Arménie.
  • 14  Archives de la Préfecture de police de Paris, BA 2249, Les étrangers.
  • 15  A.N., F/7/13 436.

11Et c’est l’Eglise, la « seule institution légale commune aux Arméniens »12depuis la chute du royaume de Cilicie en 1375, qui va exhorter ses fidèles au calme et à la retenue. En juin 1926, un mois après le meurtre de Der Bagdassarian, Mgr Balakian, prélat des Arméniens dans l’Empire ottoman et survivant du génocide, lance un appel en faveur de l’unité au sein de la communauté. Il déclare ne pas approuver le régime soviétique mais estime qu’il n’est pas dans l’intérêt des Arméniens de « se dresser contrelui pour l’instant »13. En outre, pour les responsables de l’Eglise, il est capital que les Arméniens ne se fassent pas remarquer et évitent ainsi d’être la cible de campagnes xénophobes. Car dans cette France de l’entre-deux-guerres, l’hostilité à l’égard des étrangers se fait de plus en plus virulente et il s’agit pour les Arméniens de ne pas s’attirer les foudres des autorités. En effet, peu de temps avant ces événements, A. Tardieu, le Président du Conseil, a fait un rappel à l’ordre : « le Gouvernement n’admet pas, [déclare-t-il], que certains groupements d’étrangers cherchent à se livrer, sur notre territoire, à des tentatives d’agitation »14. En février 1925, cinq communistes arméniens sont expulsés par Chiappe, alors Directeur de la Sûreté Générale. Considérés comme des « éléments extrémistes »,les communistes sont étroitement surveillés par les autorités ; et ils le sont d’autant plus s’ils ne sont pas Français. Ainsi des listes d’ « Arméniens sympathisants communistes ou suspects de communisme » circulent dans les Préfectures15. Et la collecte d’informations est d’autant plus aisée pour les services de renseignements, qu’ils savent tirer avantage des rivalités communautaires.

  • 16  Boudjikanian, Aïda, « La grande diaspora arménienne (XIXe-XXIe siècle) », Histoire du peuple armén (...)
  • 17  René Rémond cité par Gérard Noiriel dans Etat, nation et immigration, Paris, Gallimard, 2001, p. 6 (...)
  • 18  Prost, Antoine, Douze leçons sur l’histoire, Paris, Seuil, 1996, p. 288.
  • 19  Perrot, Michelle, « Archives, mémoire, histoire », Travail de mémoire 1914-1998 : une nécessité da (...)

12Aujourd’hui, c’est principalement aux Archives nationales et à la Préfecture de police de Paris que l’on consulte ces documents. Certains centres d’archives départementales, comme celui des Bouches-du-Rhône, renferment également des fonds incontournables pour l’historien qui se penche sur la communauté arménienne de France. Les traces de ce passé houleux ne manquent donc pas. Les sources d’origine policières, qu’il convient bien évidemment de manier avec prudence, témoignent largement de cette « période agitée »16 qui a divisé les Arméniens entre adversaires et partisans de l’Union soviétique. Ces archives ont la plupart du temps déjà été exploitées. Et les travaux sur les Arméniens en France abordent ces rivalités, qui ont été jusqu’à ensanglanter la diaspora, mais ils ne permettent pas toujours de saisir la multiplicité des clivages qui la sous-tendent. Ce sont des aperçus généraux sur la communauté arménienne, qui ont d’abord eu comme objectif de « sauver de l’oubli » et d’inscrire dans une mémoire collective l’existence d’une diaspora arménienne en France. Toute étude du passé étant motivée par la recherche des origines17,les historiens se penchant sur les Arméniens sont bien souvent, du fait de leur histoire familiale, attachés à cette communauté. Difficile dans ces conditions d’ « éviter les perspectives unilatérales »18,les jugements et de s’affranchir de la mémoire collective qui est « le fruit de reconstruction plus ou moins identitaires, tout à fait légitimes, mais souvent sélectives, et de ce fait créatrices d’oublis » 19.

13Ecrire l’histoire de la mouvance communiste arménienne en France exige de remettre en question le mythe de l’unité nationale, et cela implique de revenir sur des événements que la mémoire arménienne, sans doute de peur de raviver les rancœurs, a préféré refouler.

  • 20  Le 24 avril 1915, l’élite arménienne de Constantinople est arrêtée, emprisonnée puis déportée. C’e (...)

14Il est, en effet, difficile de concevoir qu’après avoir frôlé l’anéantissement, les réfugiés arméniens se soient entre-déchirés dans un contexte d’exil. Aujourd’hui les Arméniens de la diaspora se fédèrent autour des thèmes qui les préoccupent : la conservation de la langue, de l’ « arménité », la peur de l’assimilation et surtout la reconnaissance par la Turquie du génocide arménien. Et quand les responsables associatifs interpellent la classe politique à ce sujet, ils s’évertuent à lui offrir un interlocuteur unique. Ainsi lors des discours qui clôturent la manifestation du 24 avril20, il n’est plus étonnant d’entendre un dirigeant du parti dachnak évoquer le souvenir de Manouchian et rendre de la sorte hommage au « héros arménien ».

  • 21  Missak Manouchian est né le 1er septembre 1906 à Adyaman dans une famille de paysans dont tous les (...)
  • 22  Survivant du génocide qui exécute l’ordre du parti dachnak d’abattre Talaat Pacha, ministre de l’I (...)
  • 23  En 1979, trois Arméniens accusés d’avoir commis un attentat, dans le métro de Moscou deux ans plus (...)
  • 24  Arménien des Etats-Unis, il est membre de l’ASALA, organisation terroriste arménienne dans les ann (...)
  • 25  Fedayi signifie en arabe « celui qui se sacrifie pour quelque chose ou quelqu’un ». Les Arméniens (...)

15La mémoire de Missak Manouchian21 rejoint ainsi celle de Soghomon Telhirian22, des fusillés arméniens de Moscou23 et de Monte Melkonian24 au Panthéon des « fedayis arméniens »25.

Des « tabous » arméniens au manque de visibilité des Arméniens

  • 26  Ferro, Marc, Les tabous de l’histoire, Paris, Nil, 2002, p. 32.

16Dans son ouvrage sur les tabous de l’histoire26, Marc Ferro affirme que la mémoire arménienne s’est polarisée sur les tragédies passées et en particulier sur le génocide de 1915. Ainsi, les Arméniens, en se complaisant dans leur position de « martyrs », en auraient oublié leur passé de riches marchands, et la prospérité des communautés arméniennes d’antan serait devenue un tabou.

  • 27  Ternon, Yves, La cause arménienne, Paris, Le Seuil, 1983, p. 134.

17S’ « il y a beaucoup de non-dits chez les Arméniens »27, il semblerait que Marc Ferro se soit « trompé de tabou ». Car si l’épopée des comptoirs arméniens se raconte volontiers dans les familles de la diaspora, c’est au contraire la prolétarisation brutale qu’ont subi les réfugiés arméniens à leur arrivée en France qui est parfois occultée. La deuxième génération a tellement à cœur de se fondre dans le paysage social qu’elle refoule le dénuement dont ont souffert ses aînés ou qu’elle le limite dans le temps. C’est le thème de « l’intégration réussie » qui prédomine dès lors dans le discours diasporique. On invoque même la « mentalité arménienne » qui aurait maintenue les réfugiés à distance du monde de l’usine et, du même coup, des luttes ouvrières. Le fait que des Arméniens se soient mêlés aux revendications sociales de l’entre-deux-guerres paraît « honteux » et est perçu comme de la « provocation » à l’égard du pays d’accueil. Donc peu enclins à se « compromettre » dans les mouvements sociaux, les Arméniens se seraient tout naturellement désintéressés du communisme.

  • 28  Cœuré, Sophie, La grande lueur à l’Est : les Français et l’Union soviétique 1917-1939, Paris, Seui (...)

18Ce discours qui a traversé les décennies prend sans doute sa source dans celui que propagent tour à tour l’Eglise et le parti dachnak dès les années 1920. Mais c’est sans compter sur la formidable capacité d’attraction qu’exerce l’Union soviétique sur cette population qui, sans être originaire de Transcaucasie, considère néanmoins l’Arménie comme sa patrie et place tous ses espoirs en son développement. Et les Arméniens ne sont pas les seuls en France à voir cette grande lueur à l’est28; partir du principe qu’ils en auraient été épargnés supposent qu’ils auraient été complètement hermétiques à la société environnante.

  • 29  Noiriel, Gérard, « Qu’est-ce qu’une “communauté immigrée” ? », Italiens et Espagnols en France 193 (...)
  • 30  Gérard Noiriel estime qu’il est indispensable que les historiens recourent à la comparaison. Nancy (...)
  • 31  Actes du colloque Migrations et vie associative : entre mobilisations et participation, Institut d (...)

19Cette conception que la communauté a d’elle-même a, semble-t-il, influencé le travail de l’historien de l’immigration qui s’est longtemps abstenu de se pencher sur la diaspora arménienne. Au début des années 1990, Gérard Noiriel affirmait que pendant des décennies la communauté arménienne avait été oubliée29. En effet, l’on ne se référait à elle que pour louer « le » modèle d’intégration réussie et la mobilité sociale de la deuxième génération. Or c’est souvent à travers l’étude du monde ouvrier que des historiens ont été amenés à se pencher sur l’immigration. Les monographies sur la diaspora arménienne sont nombreuses, mais bien souvent les historiens de l’immigration se sont privés de confronter le passé arménien avec celui d’autres populations issues de l’immigration30. Cette comparaison aurait permis, en précisant ce qui est spécifique aux Arméniens et ce qui relève de l’immigration en général, de renouveler les travaux sur la diaspora arménienne, de rendre cette dernière « plus visible » aux historiens de l’immigration, et de l’inscrire ainsi dans l’histoire de France. Dans un colloque sur les migrations et la vie associative31, Claude Pennetier semble regretter l’absence d’éléments sur les Arméniens au sein du débat, alors même, précise-t-il, qu’il s’agit d’une population ayant très tôt développé une vie associative importante dans l’exil.

  • 32  Noiriel, Gérard, Etat, nation et immigration, op. cit.

20Si l’historiographie arménienne a souffert du « mythe de l’unité », il semblerait que celle du Parti communiste français ait été victime du même syndrome. Depuis les années 1970, l’histoire du mouvement communiste a fait l’objet d’une multitude de travaux, mais pendant longtemps, les étrangers, et a fortiori les Arméniens, en ont été écartés. Le PCF lui-même était soucieux de renvoyer l’image d’un parti national, pour contrer ses détracteurs qui l’accusaient d’être un parti de l’étranger. Et ce n’est que dans les ouvrages récents que l’on mentionne les groupes de langue, ainsi que la participation des immigrés dans les luttes sociales et la Résistance. Pour cette raison, plus souvent que dans les études consacrées aux communistes en France, la question des communistes étrangers est maintenant abordée dans les études portant sur l’immigration en France. Ces travaux ont souvent pour objet l’engagement dans le mouvement communiste des populations italiennes ou espagnoles. Dans Etat, nation et immigration32, Gérard Noiriel consacre un chapitre entier aux rapports entre communisme et immigration. Il estime que l’immigration a joué un rôle indéniable dans l’histoire du communisme français.

Le sort des « vaincus »

21Les luttes politiques qui déchiraient la communauté avaient principalement pour objet l’existence d’une Arménie sous tutelle soviétique. Or en 1991, après trois ans de crises et de troubles, l’Arménie accède enfin à son indépendance. Désarçonnés, les communistes arméniens de la diaspora entament alors une période de doute. Quel sera maintenant leur place dans la communauté ? Certains ont le sentiment d’avoir « perdu », d’autres prennent leur distance avec leurs convictions de la veille.

22La Jeunesse arménienne de France, qui fut véritablement une organisation de masse et qui à travers son mensuel Notre Voix diffusait au sein de la communauté la culture communiste, ne tient plus aujourd’hui à ce que l’on s’en rappelle. L’association reste néanmoins très attachée à la figure de Missak Manouchian et se réclame de ses idéaux.

  • 33  Lazar, Marc, Le communisme une passion française, Paris, Perrin, 2005 (1re édition en 2002), p. 11
  • 34  Ibid., p. 19.
  • 35  Laurence Ritter cite les propos d’une femme, citoyenne de la République d’Arménie, s’exprimant au (...)
  • 36  Le 6 septembre 1947, 3 600 Arméniens s’embarquent sur le Rossia en direction de l’Arménie soviétiq (...)

23Si, pour une majorité de Français, « le PCF est devenu un lieu de mémoire plutôt enchantée qui suscite une grande bienveillance »33, il n’en va pas forcément de même pour les Français d’origine arménienne. Marc Lazar note que les « épisodes sanglants et tragiques » du communisme sont « considérés comme des scories, ou bien de simples aberrations »34. Mais pour une grande majorité d’Arméniens, le communisme se résume bien au stalinisme et surtout à ses conséquences en Arménie35. L’échec des deux grands rapatriements de 1947 reste un souvenir très vivace et douloureux chez les Arméniens de France36. Ils n’envisageront dès lors les communistes de la diaspora que sous les traits des cadres, cyniques ou naïfs, qui les incitaient à s’embarquer pour l’Union soviétique.

  • 37  Archives du Parti communiste français, fonds des archives microfilmées, dossier 633-Main d’œuvre I (...)

24En simplifiant à l’excès les raisons qui poussèrent ces hommes et ces femmes à s’engager dans le mouvement communiste (« ils étaient communistes parce que l’Arménie faisait partie de l’Union soviétique »), on a évité de s’intéresser à leurs motivations, à leur parcours. En réduisant cette adhésion à un engagement de circonstance ou en insistant sur la faiblesse numérique des Arméniens ayant été membres effectifs du PCF, on s’empêche d’écrire l’histoire d’une partie de la diaspora arménienne. Certes le nombre d’Arméniens encartés au PCF n’a, semble-t-il, jamais dépassé la centaine mais, ramené à la population arménienne en France, il représente une proportion comparable à celle que l’on peut trouver dans d’autres communautés. En 1932 par exemple, 0,39 % des travailleurs italiens (1 900 membres) et 0,33 % des travailleurs arméniens sont au PCF37.

  • 38  Noiriel, Gérard, Petite histoire de l’intégration à la française, Le Monde diplomatique, janvier 2 (...)

25Pour Gérard Noiriel, « partir du présent pour en déduire le passé est une façon d’alimenter l’histoire des vainqueurs au détriment des vaincus, l’histoire de ceux qui ont laissé une trace »38. Ainsi, en minimisant l’engagement d’une partie des Arméniens au sein du mouvement communiste on les fait, sans doute, (in)consciemment « sortir » de l’histoire.

  • 39  Les monographies locales sont nombreuses. Nous pouvons citer les travaux de Martine Hovanessian su (...)

26Il nous semble que l’absence de l’histoire de la mouvance communiste dans l’historiographie arménienne est une question qui s’inscrit plus largement dans les relations entre histoire et mémoire. Tant que l’élément mémoriel restera prédominant, il sera difficile d’écrire une véritable histoire sociale de la communauté arménienne. Cette réflexion nous amène également à nous interroger sur la façon dont on appréhende les différents groupes qui composent une minorité. La diaspora arménienne est souvent envisagée comme un tout homogène alors qu’une multitude de groupes la composent. Les travaux ayant pour objet la communauté arménienne, tout en la circonscrivant à un cadre géographique précis39, l’ont souvent étudiée dans sa globalité.

  • 40  L’on pourrait, par exemple, envisager des travaux sur les Arméniens d’Iran installés en France (et (...)

27Anouche Kunth, dans sa thèse, étudie la diaspora arménienne de France, sous l’angle des Arméniens originaires du Caucase. Il s’agit, nous semble-t-il, du premier travail laissant entrevoir un renouveau dans l’étude de l’immigration arménienne. Mais le champ des recherches possibles allant dans ce sens est très vaste40. Et pour Claire Mouradian, l’histoire de la diaspora arménienne reste à écrire.

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Notes

1  A. Ter Minassian, « Vienne ou des étrangers dans la ville », in J. Ayanian, Le Kemp, une enfance intra-muros, Marseille, Parenthèses, 2001.

2  Drampian, Tigran, Les Arméniens communistes en France dans les années de Résistance, Erevan, Editions « pensée », 1967.

3  Ter Minassian, Anahide, « Vienne ou des étrangers dans la ville », Le Kemp, une enfance intra-muros, sous la direction de Jean Ayanian, Marseille, Parenthèses, 2001.

4  Ter Minassian, Anahide, La Question arménienne, Rocquevaire, Parenthèses, 1983.

5  Expression empruntée à Anahide Ter Minassian.

6  Hovanessian, Martine, Le lien communautaire. Trois générations d’Arméniens, Paris, A. Colin, 1992, p. 97.

7  Ibid.

8  Laurence Ritter cite, dans l’introduction de son ouvrage, un prêtre arménien dont les propos reflètent bien cette obsession de la permanence : « Tant d’empires se sont écroulés, tant de nations fortes et anciennes ont disparu… et nous, malgré tout, malgré le génocide, nous sommes toujours là, et ce depuis vingt-cinq siècles ». (Ritter, Laurence, La longue marche des Arméniens. Histoire et devenir d’une diaspora, Paris, Robert Laffont, 2006, p. 9). La formule « Les Arméniens, 3000 ans d’Histoire » ou « Arménie, 3000 ans d’Histoire » est presque devenue une expression consacrée. De nombreuses expositions et divers articles ou ouvrages s’intitulent ainsi.

9  Créée en 1890 à Tiflis, la Fédération Révolutionnaire arménienne (appelée parti dachnak), adhère à la Deuxième Internationale en 1907 et dirige la République indépendante de 1918-1920. Suite à la soviétisation, elle sera interdite en Arménie. La FRA fait partie de ce que l’on appelle les partis historiques avec le parti hintchak (marxiste) et le parti ramkavar (libéral).

10  Mouradian, Claire, De Staline à Gorbatchev. Histoire d’une République Soviétique, l’Arménie, Paris, Ramsay, 1990, p. 306.

11  Ibid., p. 67.

12  Mouradian, Claire, L’Arménie, Paris, Puf, « Que sais-je ? », n° 851, 1996 (3e éd. 2002), p. 38.

13  Archives Nationales, F/7/13 436, Arménie.

14  Archives de la Préfecture de police de Paris, BA 2249, Les étrangers.

15  A.N., F/7/13 436.

16  Boudjikanian, Aïda, « La grande diaspora arménienne (XIXe-XXIe siècle) », Histoire du peuple arménien, sous la direction de Gérard Dédéyan, Toulouse, Privat, 2007 (1re édition 1982), p. 849.

17  René Rémond cité par Gérard Noiriel dans Etat, nation et immigration, Paris, Gallimard, 2001, p. 66.

18  Prost, Antoine, Douze leçons sur l’histoire, Paris, Seuil, 1996, p. 288.

19  Perrot, Michelle, « Archives, mémoire, histoire », Travail de mémoire 1914-1998 : une nécessité dans un siècle de violence, Paris, Autrement, n° 54, janvier 1999, p. 37.

20  Le 24 avril 1915, l’élite arménienne de Constantinople est arrêtée, emprisonnée puis déportée. C’est en quelque sorte le coup d’envoi de l’extermination des Arméniens.

21  Missak Manouchian est né le 1er septembre 1906 à Adyaman dans une famille de paysans dont tous les membres, à l’exception de son frère Karapet, disparaissent au moment du génocide de 1915. Tous deux placés dans un orphelinat en Syrie, ils arrivent en France en 1925. Karapet décède en 1927. Missak travaille comme tourneur chez Citroën et se fait licencier au moment de la crise économique. Au chômage, il passe son temps dans les bibliothèque et sur les bancs de la Sorbonne avec son ami Séma (Kégham Atmadjian). Poètes et écrivains, ils fondent et dirigent les revues littéraires arméniennes de tendance communiste Mechagouyt (culture) et Tchank (effort). Manouchian entre au PCF en 1934 et en 1935, il devient Secrétaire du HOK (Comité de Secours à l’Arménie, créé à Erevan en 1921). Quand la guerre est déclarée le 2 septembre 1939, il est immédiatement arrêté et sera incarcéré à la Santé. Responsable de l’immigration arménienne au sein du PCF devenu clandestin, il est chargé de recruter des compatriotes pour les intégrer aux FTP-MOI. En 1943, il est nommé commissaire politique aux effectifs et devient ensuite responsable et chef militaire des FTP-MOI de la région parisienne. Il sera fusillé le 21 février 1944 avec vingt-et-un de ses camarades résistants.

22  Survivant du génocide qui exécute l’ordre du parti dachnak d’abattre Talaat Pacha, ministre de l’Intérieur du gouvernement Jeune Turc, principal responsable de l’extermination des Arméniens.

23  En 1979, trois Arméniens accusés d’avoir commis un attentat, dans le métro de Moscou deux ans plus tôt, sont exécutés. L’un d’eux est un jeune dissident et n’était pas à Moscou le jour de l’attentat. Cette affaire va soulever une vague d’indignation dans la diaspora.

24  Arménien des Etats-Unis, il est membre de l’ASALA, organisation terroriste arménienne dans les années 75-85. Arrêté en France en 1985, il est condamné à six ans de prison. A sa sortie, il s’engage dans les combats du Karabagh, il y trouvera la mort en 1993.

25  Fedayi signifie en arabe « celui qui se sacrifie pour quelque chose ou quelqu’un ». Les Arméniens se sont appropriés ce terme en conservant la forme au singulier (fedayin au pluriel).

26  Ferro, Marc, Les tabous de l’histoire, Paris, Nil, 2002, p. 32.

27  Ternon, Yves, La cause arménienne, Paris, Le Seuil, 1983, p. 134.

28  Cœuré, Sophie, La grande lueur à l’Est : les Français et l’Union soviétique 1917-1939, Paris, Seuil, 1999.

29  Noiriel, Gérard, « Qu’est-ce qu’une “communauté immigrée” ? », Italiens et Espagnols en France 1938-1946,sous la direction de Pierre Milza et de Denis Peschanski, Paris, Colloque international IHTP, CEDEI, 1991, p. 309. Gérard Noiriel signalait déjà l’absence d’études sur les Arméniens dans Le creuset français : « Quant aux Arméniens, aux immigrants d’Europe centrale, dont on nous avait pourtant dit jusqu’au lendemain de la guerre qu’ils posaient de “graves problèmes d’intégration ” nécessitant une politique subtile et une réflexion approfondie, plus aucune étude sérieuse ne sera publiée sur eux. Leur “problème” se serait-il résolu tout seul ? » (Noiriel, Gérard, Le creuset français : Histoire de l’immigration [XIXe-XXe siècle], Paris, Seuil, 1988, p. 45).

30  Gérard Noiriel estime qu’il est indispensable que les historiens recourent à la comparaison. Nancy Green exprime le même point de vue quant à cette nécessité pour l’historien de l’immigration de comparer. (Cf. Green, Nancy, Repenser les migrations, Paris, Puf, 2002).

31  Actes du colloque Migrations et vie associative : entre mobilisations et participation, Institut du Monde arabe, 8 octobre 2001 (www.génériques.org/colloques/vie_asso_immigration/page_08.html).

32  Noiriel, Gérard, Etat, nation et immigration, op. cit.

33  Lazar, Marc, Le communisme une passion française, Paris, Perrin, 2005 (1re édition en 2002), p. 11.

34  Ibid., p. 19.

35  Laurence Ritter cite les propos d’une femme, citoyenne de la République d’Arménie, s’exprimant au sujet du dialogue Arménie/Diaspora : « Les Arméniens de diaspora pensent que le système soviétique était une horreur. En fait il nous a aussi donné des routes, l’électricité, des écoles, des administrations … » (Ritter, Laurence, op. cit., p. 151).

36  Le 6 septembre 1947, 3 600 Arméniens s’embarquent sur le Rossia en direction de l’Arménie soviétique. Le 23 décembre, le Pobieda en emportera 1122. Au total, un dixième des Arméniens de France prendront le chemin de l’Arménie soviétique cette année-là. Le 22 mai 1956, Christian Pineau, Ministre des Affaires Etrangères du gouvernement de Guy Mollet, alors en visite officielle en URSS, est interpellé à l’aéroport d’Erevan par un groupe d’une centaine de personnes agitant le drapeau tricolore et scandant : « Nous sommes Français ! Sauvez-nous ! Nous voulons rentrer ! ». (Cf. Arnoux, Robert Arménie 1947, Les naufragés de la terre promise, Aix-en-Provence, Edisud, 2004).

37  Archives du Parti communiste français, fonds des archives microfilmées, dossier 633-Main d’œuvre Immigrée : rapport, compte rendu de commission, résolution, correspondance, recensement (1933).

38  Noiriel, Gérard, Petite histoire de l’intégration à la française, Le Monde diplomatique, janvier 2002 (www.monde-diplomatique.fr/2002/01/Noiriel/15983).

39  Les monographies locales sont nombreuses. Nous pouvons citer les travaux de Martine Hovanessian sur les Arméniens d’Issy-les-Moulineaux et d’Alfortville (Les Arméniens et leurs territoires, Paris, Autrement, 1995), ceux d’Aïda Boudjikanian sur les Arméniens du sillon rhodanien (Les Arméniens de la région Rhône-Alpes essai géographique sur les rapports d’une minorité ethnique avec son milieu d’accueil, Revue de géographie de Lyon, 1978), ou encore ceux de Jean-Luc Huard sur les Arméniens dans la Drôme (« L’arrivée des Arméniens dans la Drôme des années 1920 à 1940 », Revue drômoise, n° 505, 2002).

40  L’on pourrait, par exemple, envisager des travaux sur les Arméniens d’Iran installés en France (et aux Etats-Unis) depuis 1979. Ou sur les Arméniens évangélistes, qui forment, selon Laurence Ritter, « une passerelle entre le monde arménien et le monde lui aussi minoritaire des protestants de France » (Ritter, Laurence, La longue marche des Arméniens, op. cit., p. 107).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Astrig Atamian, « Les Arméniens communistes en France, une histoire oubliée »Amnis [En ligne], 7 | 2007, mis en ligne le 01 septembre 2007, consulté le 03 décembre 2024. URL : http://journals.openedition.org/amnis/853 ; DOI : https://doi.org/10.4000/amnis.853

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Auteur

Astrig Atamian

INALCO, France
astrigatamian@hotmail.com

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