Chapitre III. La génération de l’attente
p. 101-124
Texte intégral
1Réactions de l’Europe à l’échec de la troisième croisade. — Dislocation de l’empire de Saladin. — Al-Malik al-’Adil restaure l’unité de l’empire aiyûbide. — Politique intérieure d’Henri de Champagne. — Tentatives d’unification des États chrétiens du Moyen-Orient. — Nouvelle croisade impériale : Henri VI. — Aimery roi de Chypre-Jérusalem. — Innocent III et l’idée de Croisade. — La quatrième croisade. — Nouveaux objectifs de l’immigration européenne et de l’émigration de Terre Sainte. — La « croisade des enfants ». Prorogation de l’armistice. Jean de Brienne roi de Jérusalem.
2Un mois après la signature du traité de Jaffa, un bateau parti d’Acre emportait vers les rivages de l’Europe (3 octobre) Richard Cœur de Lion, lequel devait être capturé par le duc d’Autriche, et pris dans un tourbillon d’intrigues fomentées par l’empereur d’Allemagne et le roi de France. Il lui fallut se racheter au prix d’une énorme rançon, terrible saignée pour l’Ile britannique et les possessions continentales des Plantagenêts.
3L’Europe était confrontée aux piètres résultats d’une puissante croisade : le royaume des croisés était limité au littoral de la Terre Sainte. L’Europe et la Terre Sainte étaient dans l’attente d’une nouvelle croisade, promise par Richard avant son départ, et à laquelle les papes convièrent sans relâche. On peut appeler toute la période qui va de 1192 à 1217 la « génération de l’attente ». Pourtant deux autres croisades s’organisèrent en Europe pendant ces années, la croisade des Allemands et la quatrième croisade. Mais la première fut décevante, et la seconde ne se dirigea pas vers les rivages de Terre Sainte. Bien mieux, tous les efforts pour convier l’Europe à un nouveau départ vers l’Orient échouèrent. Malgré les besoins multiples du royaume franc, auquel il n’avait été permis que de renaître, malgré la certitude où étaient les Européens que l’acquis de la troisième croisade devait être garanti par de nouveaux secours, et par-dessus tout malgré des conditions politiques et militaires favorables et sans exemple depuis l’époque de la première croisade — c’est-à-dire une faiblesse caractérisée des forces musulmanes — l’Europe était silencieuse et paralysée. Il est vrai qu’on n’entendit pas à nouveau les blâmes sévères, infligés à Bernard de Clairvaux lors de l’échec de la deuxième croisade1, peut-être parce que manquait un personnage de la stature de Bernard de Clairvaux. Les critiques formulées contre Philippe Auguste et contre Richard dans l’armée des croisés de Terre Sainte ne dépassèrent pas les accusations habituelles des mécontents contre leurs chefs. Cà et là on répéta que la croisade avait échoué par suite des péchés des croisés : ils avaient attiré sur eux le juste courroux de Dieu. On alléguait encore que cette croisade avait été financée par une imposition frappant l’Église, ce qui avait provoqué la colère divine. On ne manqua pas non plus d’incriminer les habitants de la Terre Sainte : « Nous avons vu dans ces temps d’affliction le patriarche de Jérusalem et les autres grands de Terre Sainte (...) venir avec une telle pompe de richesse et de luxe que les princes de l’Occident même ne pouvaient se comparer à eux2 ». On entendit aussi proférer des critiques contre les clercs européens qui ne faisaient pas assez pour la croisade. Ainsi le hardi poète Pons de Capdoeil écrit-il : « Ceux qui savent les préceptes et les psaumes, qui connaissent le bien et le mal, refusent de partir ; j’en connais ainsi qui préfèrent déposséder des chrétiens que des Sarrasins impies ; si on leur en fait grief, ils vous prouvent que c’est vous qui péchez. Que les prêcheurs prêchent d’abord pour eux-mêmes. Le clergé a perdu toute intelligence à cause de son goût du lucre3. »
4Mais à côté de ces arguments qui n’ont rien de nouveau, bien que parfois exprimés avec virulence, d’autres griefs s’exprimèrent aussi, plus mesurés mais aussi plus destructeurs, contestant le principe même de la croisade. Cette critique, ou plus exactement cette réévaluation résulte de mentalités neuves dans la chrétienté. Nous ne sommes pas toujours à même de les apprécier comme il convient4, mais on ne saurait mettre en doute leur signification et leur importance. Du côté des clercs, on entendit des voix prêcher un retour à l’idéal chrétien du refus de verser le sang : si cet idéal était impossible pour le monde laïque, il était obligatoire pour les clercs ; et la course du clergé à la croisade, loin d’être une bonne œuvre, constituait la transgression d’un interdit religieux. Une telle critique est importante comme signe du grand bouleversement spirituel qui poussait l’Europe à une réévaluation de la signification des croisades. Le mystique Joachim de Flore, que rencontra Richard à Messine, semble avoir prophétisé l’échec de la croisade. En tout cas, dans son grand commentaire sur l’Apocalypse, il écrit : « Si les chrétiens atteignent leur but, ce sera en prêchant et non en combattant5 », étrange bénédiction adressée à un roi en route pour conquérir par la force la Terre Sainte. Sa voix n’était pas isolée : « Dieu nous appelle tous à son règne : tous les hommes pieux, Sarrasins et païens, chrétiens et juifs6 », écrit un français. Et l’anglais Ralph Niger ajoute : « Faut-il tuer les Sarrasins parce que Dieu leur donna la Terre Sainte ou leur permit de la garder ? Dieu dit : Je ne souhaite pas que le méchant meure (Ezéchiel, XXXIII, 11). Ils sont hommes de même nature que nous ; est-il bien vrai qu’il les faille bouter et chasser de notre domaine et puisque toute loi permet de chasser la force par la force, en tout cas il faut procéder avec mesure à cette médication, pour qu’il n’en sorte pas un plus grand mal. Il faut les frapper du glaive de la parole de Dieu, afin qu’ils viennent à la foi de gré et non de force, car Dieu hait les corvées et les contraintes. Ceux qui tentent de propager la foi par la force heurtent les principes de la foi7 ». Si de telles paroles avaient déjà été prononcées à l’égard des musulmans dès le milieu du xiie siècle par Pierre de Cluny8 elles sont importantes parce qu’elles sont dites ici à propos de la croisade elle-même. « Certains veulent exécuter la vengeance de Dieu, dit Ralph Niger, mais Dieu peut aisément s’en charger lui-même. Moïse n’a-t-il pas provoqué du trouble sur le Horeb lorsqu’il frappa par deux fois le rocher puisqu’on pouvait alors croire que le glaive de l’empereur était préférable à la parole de Dieu ? Dieu excepta Edom, Moab et Ammon et il interdit aux enfants d’Israël de les toucher, puisqu’il ne leur donna même pas une poignée de leur terre. A l’Éternel appartient la Terre et ce qu’elle renferme (Psaume XXIV, 1), et il la donne, la reprend ou permet de la garder à qui il veut. » D’où une conclusion certainement susceptible de choquer ses auditeurs au temps de la troisième croisade : « Nous pouvons craindre, parce que le peuple (c’est-à-dire les croisés impies de Terre Sainte) n’a pas encore expié ses fautes, de courir délivrer la Terre Sainte contre la sentence de Dieu, qui a fixé le temps que devait durer son châtiment9. » Afin de mieux apprécier ce que cela signifie, il faut ajouter que Ralph Niger l’écrivait après que le pape eut convié la chrétienté à la croisade.
5Toutes ces voix contestent la légitimité de l’emploi de la force pour faire apostasier les musulmans, bien que nul n’ait jamais proposé de faire de la croisade une mission. Elles mettent en doute qu’il soit permis au chrétien de forcer l’avènement de la délivrance promise et de libérer le Saint- Sépulcre contre la volonté manifeste de Dieu. Henri d’Albano, prédicateur de la croisade, aboutit à une conclusion tout aussi dangereuse, à savoir que la croisade terrestre vers Jérusalem n’est qu’un pis-aller sur le plan religieux en comparaison de la croisade spirituelle vers la Jérusalem céleste. Il s’ensuit qu’il n’est pas de délivrance pour la Jérusalem d’ici-bas tant que les chrétiens ne seront pas revenus de tout leur cœur à la Jérusalem céleste. Ces idées exprimées à l’aube du xiiie siècle, contestaient absolument l’idée de Croisade10.
6Certes cet état d’esprit n’entraîna pas l’arrêt des croisades, mais les raisons étaient moins claires de partir pour l’Orient. Les espérances d’Henri de Champagne, qui reposaient sur la promesse de Richard, furent déçues. Nulle grande croisade n’eut lieu et Henri, prince avisé, aux prises avec une situation complexe, essaya de gouverner en réaliste. Sa politique (1192- 1197) et celle de ses successeurs, Aimery de Chypre (1197-1205) et Jean de Brienne (1205-1227), semble avoir eu pour devise : attendre des jours meilleurs, car les renforts européens étaient dérisoires. Les princes francs résolurent d’observer le statu quo, de ne pas attaquer l’ennemi, et même de retenir les croisés qui abordaient en Terre Sainte et voulaient accomplir leur vœu en lançant attaques et incursions en territoire musulman. De la même manière leur politique intérieure, axée sur la restauration de la royauté, compromise au temps de Guy de Lusignan, fut avisée et susceptible de donner plus tard des résultats. La politique des trois princes Henri de Champagne, Aimery de Chypre-Jérusalem et Jean de Brienne, paraît donc, dans l’ensemble, justifiée par la situation intérieure. Mais il n’en va pas de même lorsque nous l’apprécions en considérant le contexte diplomatique.
7La veille du 4 mars 1193, à peine un an après la fin de la troisième croisade, mourait Saladin, architecte de l’empire aiyûbide. Ce fut un événement d’importance dans l’histoire du Moyen-Orient : d’un seul coup disparaissait le cauchemar qui troublait le repos des croisés. Le grand royaume fut saisi de convulsions séparatistes qui l’agitèrent pendant sept ans. Tout ce qui avait été réuni par le génie de l’Aiyûbide chercha l’indépendance. Il en était ainsi à l’intérieur de l’empire, et à plus forte raison dans les pays où subsistaient des princes zengîdes ou ortoqides, qui n’attendaient que cette occasion pour ne plus reconnaître en fait ou en droit la souveraineté aiyûbide. C’était pour le royaume franc le moment ou jamais d’en profiter, mais les croisés ne le purent pas. Plus d’une principauté aurait pu tomber entre leurs mains ; leurs frontières auraient pu, sans grand effort, être reculées à l’est et au sud, mais la pénurie d’effectifs leur interdit d’intervenir activement dans les intrigues de la politique musulmane. Ils ne jouèrent qu’un rôle d’observateurs. On peut prétendre — et rien ne réfutera cette affirmation — que les minces forces franques avec des renforts chypriotes auraient été en mesure de remporter des succès. Les effectifs qui, au xiie siècle, conduisirent Amaury au Caire n’étaient pas supérieurs en nombre à ceux qu’on pouvait mobiliser à la fin du siècle. Mais, après Hattîn, c’est l’élan des croisés qui se trouvait brisé. Avec la troisième croisade, ils acquirent la conviction qu’en l’absence de renforts considérables, ils n’étaient pas capables d’agir. Le souvenir de l’échec de la marche sur Jérusalem, et des hésitations des experts sur la possibilité de s’y maintenir, même si on la prenait, du fait du manque d’effectifs, avait sapé la confiance en eux des princes et des nobles francs. Cet état d’esprit défaitiste, tout autant que la précarité de la situation, engagea les croisés à ne pas intervenir et à ne pas tenter de déplacer leurs frontières au moment où l’empire aiyûbide était en train de s’écrouler sous leurs yeux.
8Saladin venait à peine de fermer les yeux que ses descendants directs11 travaillaient déjà à tailler en pièces l’héritage de leur père, aidés par les frères de Saladin et leurs fils. Du vivant de Saladin, des règles de succession avaient bien été établies, mais elles ne résistèrent pas à l’épreuve du temps et Saladin lui-même les avait modifiées à plusieurs reprises. Il semble, d’ailleurs qu’il manquait à tous ces projets une vision d’ensemble ; fondés sur le droit d’aînesse et sur la prééminence de Damas, les arrangements n’étaient pas susceptibles d’assurer l’unité politique. Les trois capitales se trouvaient alors aux mains des fils de Saladin : Damas, capitale de la Syrie et de la Palestine, aux mains d’al-Malik al-Afdal ; l’Égypte, d’al- Malik al-’Azîz ; Alep, d’al-Malik al-Zâhir. Le frère de Saladin, Tughtekîn, régnait sur le Yémen ; son autre frère, al-Malik al-’Adil, sur la Jazîra et Diyârbékir, et il possédait aussi Kérak de Transjordanie. D’autres territoires furent partagés entre les fils de Saladin : Bosrâ de Transjordanie avec le Haurân échut à al-Malik al-Zafar Khidr. En Syrie même, le morcellement alla très loin : Baalbek échut à Bahrâm-Shâh, petit-neveu de Saladin ; Homs à Shîrkûh, petit-fils de Shîrkûh, oncle de Saladin ; Hamâ à al-Malik al-Mansûr, fils de Taqî al-Dîn ‘Omar. Damas demeura la capitale de l’empire, et l’autorité souveraine de son prince sur l’empire aiyûbide fut reconnue. Mais on vit bientôt que Damas ne garderait pas ses privilèges historiques, ni ses princes leur droit d’aînesse. Al-Malik al-Afdal ayant disgracié le personnel dirigeant, les fonctionnaires congédiés se mirent à comploter contre lui avec l’appui de son frère, al-Malik al-’Azîz, en Egypte. Un an après la mort de Saladin, on vit des troupes commandées par l’aiyûbide al-Malik al-’Azîz assiéger la capitale syrienne défendue par al-Malik al-Afdal. C’est alors que l’étoile de al-Malik al-’Adil, frère de Saladin, commença à monter. Il arriva à Damas et enjoignit à l’égyptien al-’Azîz de regagner son pays après avoir reçu une portion du territoire palestinien. Aux termes de l’accord conclu en juillet 1194, les territoires de la Palestine musulmane étaient partagés en deux : le nord, c’est-à-dire la Galilée, demeurait possession de Damas, le sud, la Judée et la plaine au sud de Jaffa, était annexé à l’Égypte ; le prince d’Alep, al-Malik al-Zâhir, reçut les deux villes franques de la côte de Tripoli, Lattaquié et Jabala.
9Mais le conflit entre l’Égypte et la Syrie n’avait pas pour objet des régions palestiniennes dépourvues de valeur économique, d’autant que leurs possesseurs devaient monter la garde à la frontière franque. Un an après, une nouvelle attaque d’al-Malik al-’Azîz se termina par la trahison d’une partie de ses émirs, qui, sur l’intervention d’al-Malik al-’Adil, avaient rejoint le camp rival. Les armées de Damas partaient contre l’Égypte où elles progressèrent jusqu’à Bilbeîs, et se disposèrent à marcher sur Le Caire. Al-’Adil conclut que les deux rivaux, devenus des pions dans son jeu, étaient suffisamment affaiblis et qu’il pouvait leur dicter ses conditions. On s’accorda sur un statu quo qui ne dura qu’une année. Les troupes égyptiennes, sur l’initiative d’al-’Adil, se retournèrent contre Damas. Le 3 juillet 1196 la capitale de la Syrie tombait, mais pas devant le prince du Caire : c’est al-Malik al-’Adil qui la reçut, ainsi que la Syrie et le nord de la Palestine, contre reconnaissance formelle de la souveraineté d’al- Malik al-’Azîz d’Égypte. Al-Malik al-Afdal fut exilé de Damas à Salkhad, en Transjordanie. L’exilé de Damas, destiné à être le principal héritier de Saladin, demeura deux années dans la petite citadelle de Transjordanie, jusqu’à ce que de nouvelles espérances s’offrent à lui avec la mort de son frère et rival, al-Malik al-’Azîz d’Égypte (novembre 1198). Al-Afdal fut rappelé au Caire par les mamelûks égyptiens, qui avaient déjà une influence prépondérante sur l’Égypte. Il se rendit à cet appel et son premier soin fut de tenter de recouvrer son domaine de Damas et de restaurer l’empire aiyûbide avec sa partie syrienne et sa partie égyptienne. Avec l’appui de l’émir d’Alep, il assiégea al-’Adil à Damas : au bout de six mois (juin-décembre 1199), les troupes égyptiennes se retirèrent et se dispersèrent par suite des ferments de discorde semés dans le camp des assiégeants. Al-Malik al-’Adil se lança à leur poursuite et, après les avoir battus près de Bilbeîs, il arriva au Caire. Le 5 février 1200, il fut proclamé sultan d’Égypte et de Damas. Ainsi fut restauré l’empire aiyûbide. Mais al-Malik al-’Adil ne fut pas capable de créer un cadre politique différent de celui de son frère. Il en arriva, lui aussi, à morceler son royaume en concédant des provinces en gouvernement direct à ses fils, qui reconnaissaient sa suzeraineté. Al-Malik al-’Adil demeura au cœur de l’Empire c’est-à-dire à Damas, aidé par son fils le plus doué, al-Malik al-Mu’azzam. L’Égypte passa à son fils al-Malik al-Kâmil, et al-Malik al-Ashraf reçut la Transjorda-nie et ultérieurement la Jazîra.
10Alors que tremblaient les bases de l’empire aiyûbide, les croisés restaient inactifs dans leurs cités portuaires et leurs citadelles. Leurs forces étaient limitées et ils redoutaient de voir leur intervention cristalliser de nouveau un front musulman. Henri de Champagne consacra tous ses soins à consolider la puissance de la Couronne dans le royaume, et en même temps il se proposa d’unifier les forces franques tout le long du littoral, du Liban à la Syrie et jusqu’aux confins de l’Arménie chrétienne : un front étiré en longueur, complété par un nouvel élément, le royaume de Chypre. Au sein même du royaume de Jérusalem, il fallait résoudre le problème des partis. Entre le parti des barons et celui des Lusignan, Henri de Champagne semblait le médiateur rêvé. Il dut pourtant faire face à une opposition imprévue : l’installation en Chypre de Guy de Lusignan vint renforcer ses partisans sur le littoral de Terre Sainte. La commune de Pise, son ancienne alliée et l’alliée de Richard Cœur de Lion, se disposa à trahir le roi de Jérusalem et à livrer Tyr, bastion du parti des barons et ancienne capitale de Montferrat, à Guy de Lusignan. Il est vrai qu’Henri de Champagne avait gratifié les Pisans de tous les privilèges dont ils jouissaient à Acre, à Jaffa et à Tyr : mais à Tyr, il spécifia qu’il ne pourrait y avoir à la fois plus de trente résidents pisans12. C’est ce qui provoqua la révolte des Pisans contre le royaume. Leurs vaisseaux vinrent écumer les côtes. Henri de Champagne les fit expulser d’Acre. Cette mesure énergique émut un autre allié naturel de Guy de Lusignan, son frère Aimery, connétable du royaume. Lorsqu’il tenta d’intervenir en faveur des Pisans, sa vie se trouva en péril, et Henri fit savoir qu’il ne reconnaissait plus à Aiméry ni la seigneurie de Jafîa ni la connétablie, puisqu’il ne lui avait pas confirmé ces titres. Aimery fut emprisonné à Acre, et seule l’intervention des Ordres et des barons, qui voyaient là une atteinte à leur rang, convainquit le prince de Jérusalem de relâcher Aimery, qui se réfugia en Chypre. La tension avec les Pisans qui étaient alors la principale force communale du royaume, dura, semble-t-il, toute l’année 1194. Au début de 1195, on parvint enfin à un accord : la commune obtint un four et un bain à Acre, et put même relever la tour de son quartier13.
11Tandis qu’Henri essayait d’assurer son autorité dans le royaume et que les barons s’empressaient de souscrire à ses décisions, cette autorité se trouva menacée par le clergé. Les rois jouissaient de l’ancien privilège de choisir le patriarche de Jérusalem sur une liste présentée par les chanoines du Saint-Sépulcre. Mais à la mort du patriarche Héraclius, les chanoines du Saint-Sépulcre, désormais résidant à Acre, élurent pour patriarche Aymar le Moine, évêque de Césarée, auteur de la chronique rimée sur la troisième croisade. Le souverain de Jérusalem n’hésita pas : il fit emprisonner les chanoines et menaça même de les jeter à la mer. Des médiateurs s’interposèrent et rétablirent la paix. Le roi préféra, vu sa position, avoir l’appui du clergé : il confirma l’élection d’Aymar le Moine et fit même chevalier son neveu, qu’il gratifia d’un fief (terre et besants) en tant que vassal du roi de Jérusalem.
12Tout en s’occupant de ces questions mineures et gênantes, Henri de Champagne entreprit d’intégrer les vestiges d’États chrétiens qui l’entouraient. Après avoir péniblement échappé à la grande offensive de Saladin en 118814, Antioche et Tripoli se trouvaient réunies entre les mains d’une même dynastie depuis la mort de Raymond de Tripoli, qui avait légué son comté à Bohémond IV, fils cadet de Bohémond III, prince d’Antioche. Lors du siège d’Acre, aucun secours n’était venu des principautés du nord, qui tremblaient pour leur existence. La débâcle des forces musulmanes lors du siège d’Acre leur permit de se reprendre, quoique la perte de Jabala et de Lattaquié, qui coupait en deux le territoire chrétien, fût regrettable et lourde de périls. La situation des principautés empira du fait des relations compliquées avec la Petite Arménie chrétienne : la tension dans les régions frontière, où se trouvaient les châteaux des Templiers, fut une source permanente de conflits, et la marche changea plusieurs fois de maître. En 1194, le prince d’Antioche Bohémond III fut capturé traîtreusement (avec l’aide de sa femme) par l’arménien Léon II, ou Livon comme l’appellent les sources du temps. Léon II exigea la remise d’Antioche contre la liberté du prince : Bohémond fut bien obligé d’accepter. Mais l’arrivée des émissaires arméniens dans la capitale de la principauté — la Petite Arménie était déjà tout à fait francisée tant par la langue que par le genre de vie des grands — provoqua une révolte dirigée par le patriarche latin. C’était l’opposition de rite entre l’Arménie et l’Antioche latine qui avait poussé les chevaliers et le peuple : ils créèrent une organisation révolutionnaire, qui prit le nom de « commune d’Antioche », selon l’habitude du temps. Le terme de commune désignait dans le vocabulaire d’alors une union basée sur un serment de fidélité et d’aide réciproque que devaient prononcer tous les participants ; c’est la « commune jurée ». Ce serment revêtait une signification toute particulière en cette occurrence, du fait qu’il était fondé sur la défense de la foi romaine contre le schisme arménien15. La « commune d’Antioche » rejeta l’accord consenti par le prince pour la remise de la cité aux Arméniens, et expulsa les émissaires de ceux-ci. Antioche résolut de rester franque et romaine, et désormais sa commune fut un facteur important dans la principauté du nord.
13C’est dans ces conditions qu’Henri de Champagne fut appelé au nord en tant que suzerain des princes francs. L’année 1195 fut celle de la pacification et du resserrement des liens entre les principautés franques. Henri partit pour la capitale arménienne de Sis et, sur son intervention, Bohémond III fut relâché. L’accord comprit, semble-t-il, l’indépendance totale de la Petite Arménie sur laquelle les princes d’Antioche réclamaient une sorte de suzeraineté, l’abandon aux Arméniens des marches, et surtout une alliance entre les deux familles régnantes : Raymond, héritier d’Antioche- Tripoli, épousait Alice, nièce de Léon et héritière de l’Arménie. C’est au cours de son voyage vers le lointain royaume chrétien qu’Henri de Champagne visita le fameux château montagnard des Assasins, al-Kahf. Il vit de ses propres yeux deux fidâîs se tuer en sautant d’une tour sur un signe du Sheikh des Montagnes, « le Vieux de la Montagne », comme on nommait le chef des Assassins.
14Le grand voyage hors des frontières du royaume s’achevait par une alliance dont on attendait de grands biens, et par un traité de paix et de réconciliation avec le nouveau prince de Chypre, Aimery de Lusignan, évincé d’Acre, qui héritait désormais de son frère Guy le gouvernement de l’île (1194). La situation politique, le fait que la noblesse franque de Terre Sainte avait perdu ses domaines continentaux, tout en en gardant les titres historiques, et avait trouvé une compensation dans les riches domaines que les Lusignan lui distribuaient dans l’île, impliquaient des relations amicales entre les deux États francs. A cela s’ajoutait le problème de la succession au trône de Jérusalem, problème toujours posé, et aggravé par le fait que les enfants d’Henri et d’Isabelle étaient des filles. C’étaient donc leurs mariages qui devaient décider : lors d’une rencontre des deux princes en Chypre, on résolut de les marier aux fils d’Aimery. Ces fiançailles, espérait-on, annonçaient l’avènement d’une dynastie unique, et peut-être même d’un seul prince pour les deux royaumes. On voyait là une solution au difficile problème de tenir la côte de la Terre Sainte jusqu’à l’arrivée d’une nouvelle croisade.
15Pourtant, le temps pressait. En décembre 1195 devait expirer l’accord d’armistice intervenu entre Richard et Saladin, qu’Henri de Champagne avait renouvelé à la mort de Saladin. Nul parmi les Francs ne savait ce qui arriverait à l’expiration de cette période de paix. Il est vrai que les Aiyûbides étaient plongés dans une guerre fratricide, mais un appel au jihâd contre les Francs pouvait servir de prétexte à l’unification des armées, et les faire déferler sur le royaume.
16Tandis que les Francs de Terre Sainte et de Chypre attendaient les événements, des nouvelles réconfortantes commencèrent à arriver d’Europe. Il semblait qu’une croisade allait s’organiser et débarquer bientôt à Acre. Bien mieux, son initiateur, son organisateur, son chef devait être le plus grand prince d’Europe, l’empereur Henri VI en personne. Fils et successeur de Frédéric Barberousse, Henri VI prit la croix en mai 1195 à Bari, dans l’intention de réaliser l’œuvre de son père. Il semblait que le grand rêve d’unité politique de l’Europe chrétienne, symbolisé par Constantin et Charlemagne dans la pensée politique médiévale, était sur le point de se réaliser. De nouveau, l’empire romain s’étendait des deux côtés des Alpes et l’empereur des Romains était couronné (1194) roi de Sicile, ses possessions enserrant de toutes parts le patrimoine de saint Pierre. Richard Cœur de Lion ne fut relâché qu’après avoir prêté hommage à l’empire. Philippe Auguste courut le même risque. Byzance était menacée d’une expédition punitive pour s’être, une génération plus tôt, immiscée dans les affaires italiennes. En tant qu’héritier des rois normands de l’Italie du sud et de la Sicile, l’empereur demandait des compensations pour les dommages causés à son père Barberousse, et une flotte mise à sa disposition pour les besoins d’une future croisade. Lorsqu’une révolution à Byzance détrôna Isaac Ange et donna la couronne à Alexis III, Henri VI fiança son frère Philippe de Souabe à la fille du basileus détrôné. Ainsi donnait-il une base juridique à ses prétentions à la couronne de Byzance. Le rang d’empereur, dans la pensée politique du Moyen Age, conférait des privilèges ; seuls le pape et l’empereur étaient habilités à dispenser les titres de roi, et au temps d’Henri VI, il était naturel qu’un tel droit fut réservé à l’empereur seul. L’Arménie, voulant proclamer son indépendance et sa souveraineté après avoir rompu les liens qui l’unissaient à Antioche, se tourna vers lui pour lui demander de gratifier du titre de roi son prince Léon II « le Grand ». Aimery de Chypre, qui voulait pour son île un titre et une sanction juridique internationale, lui demanda aussi le titre royal. Les deux princes chrétiens qui devaient tenir leurs couronnes de la grâce de l’empereur, se reconnaissaient vassaux de l’empire. C’était un pas de plus sur le chemin d’une monarchie universelle. Une génération plus tard, lors de la croisade de Frédéric II, ce principe joua un rôle décisif dans l’Orient latin.
17L’Allemagne répondit avec enthousiasme à l’appel de l’empereur. La réussite du prince, les souvenirs laissés par Frédéric Barberousse dont la légende commençait à s’emparer, la majesté impériale, firent affluer archevêques, évêques, ducs et comtes vers les diètes de Gelnhausen (octobre 1195) et de Worms (décembre 1195). Mais le rêve impérial et l’avenir du gouvernement concentré entre les mains d’Henri VI dépendaient d’un autre personnage qui, malgré sa situation difficile, tentait de résister. C’était le pape Célestin III. La perspective de la croisade impériale ne l’enthousiasmait pas, car non seulement elle renforcerait le prestige de l’empereur, mais aussi elle obligerait indirectement le pape à prêter la main à une entreprise dans laquelle Henri voyait l’essentiel de son plan politique, et le pape le plus grand péril : un empire et une royauté non plus électives, mais héréditaires, en Allemagne, en Italie du sud et en Sicile, dont les couronnes coifferaient une même tête. Le pape essaya de retarder les négociations, mais il ne put s’y dérober. Il s’adressa alors à l’Angleterre, à la Bohême, au Danemark, à la Pologne et à l’Espagne, pour les convier à la croisade, peut-être dans l’espoir d’atténuer son caractère allemand et impérial. Il ne résolut pas pour autant les difficultés du siège de saint Pierre.
18Dans l’intervalle, l’Allemagne répondit à l’appel pontifical et ses croisés se mirent à affluer vers les ports de la Pouille. Les premiers contingents, conduits par le chancelier de l’empereur Conrad et le comte Adolphe de Holstein, s’embarquèrent pour l’Orient. Au moment où ils débarquaient à Acre, Conrad couronnait Aimery de Lusignan premier roi franc de Chypre dans la cathédrale de Nicosie (septembre 1197), comme fut couronné par la suite Léon II roi d’Arménie (janvier 1198) par Conrad, archevêque de Mayence. Les troupes allemandes débarquées à Acre (22 septembre 1197) furent considérées comme l’avant-garde de la grande croisade impériale : mais elles arrivaient trop tard. Une quinzaine de jours plus tôt, les croisés avaient essuyé une très lourde perte. A la nouvelle de la croisade, les musulmans voulurent-ils frapper un grand coup ? Toujours est-il qu’au début de septembre, al-Malik al-’Adil était venu de Damas à ‘Ain Jâlûd avec des troupes de la Jazîra, et que des troupes égyptiennes venues de Tell-’Ajûl, près de Gaza, se joignirent à lui, ainsi que les gouverneurs de Jérusalem et de Naplouse. Cette grande armée marcha sur Jaffa, alors aux mains d’un noble chypriote qu’avait désigné Aimery roi de Chypre, en sa qualité d’héritier de son frère Geoffroy de Lusignan, seigneur de Jafîa. La garnison de quarante chevaliers s’enferma dans la citadelle. Les musulmans entrèrent par le faubourg donnant sur la mer et se mirent à massacrer la population ; les rescapés se réfugièrent dans l’église Saint-Pierre, où ils furent tués16 . Al-Malik al-’Adil n’avait pas l’intention de garder la place, car la croisade allemande la reprendrait sans doute aisément. Il était plus facile et plus efficace pour lui de la détruire, et de jeter à la mer les débris des remparts.
19Les coups se mirent à frapper sans interruption les croisés. Lorsque l’on apprit à Acre le siège de Jafîa, Henri de Champagne essaya d’organiser son sauvetage ; c’est alors qu’il tomba d’une haute fenêtre de la citadelle d’Acre dans le fossé qu’elle surplombait, et mourut sur le champ (10 septembre 1197). Le royaume se trouvait de nouveau sans prince, et les Allemands qui venaient d’arriver devinrent la principale force du pays. La première rencontre entre allemands et habitants d’Acre provoqua une grande tension dans la cité. Lorsque les chevaliers Allemands tentèrent de s’emparer des maisons des habitants, les barons, Hugue de Tibériade en tête, conçurent l’idée de les expulser. Mais le bon sens prévalut : les Allemands abandonnèrent la ville et dressèrent leurs tentes extra muros, au « sablon d’Acre », vers le sud.
20Pour les barons de Terre Sainte comme pour les troupes allemandes, il était clair que le problème le plus urgent était celui du souverain. Il sembla un moment qu’on donnerait la couronne à une famille célèbre du pays : Raoul de Tibériade, beau-fils de Raymond de Tripoli et frère du chef de la famille, Hugues de Tibériade, était prétendant à la main d’Isabelle, veuve pour la troisième fois à l’âge de vingt-six ans. Mais d’autres considérations l’emportèrent : le chancelier Conrad fit proposer qu’Aimery roi de Chypre épousât Isabelle, voyant peut-être là une étape de la politique impériale. Aimery reçut de sa main le titre de roi et se reconnut vassal de l’empire : s’il régnait aussi sur le royaume de Jérusalem, une situation était créée qui ouvrait la porte à la prétention allemande à une certaine souveraineté sur le royaume de Jérusalem, qui jusqu’alors n’avait aucun rapport avec l’empire. Les sources franques font apparaître une autre considération : les domaines de Raoul de Tibériade n’étaient plus qu’un nom, la principauté de Galilée étant aux mains des musulmans ; en autres termes, le seigneur franc était appauvri, alors qu’il fallait au royaume un prince en mesure de subvenir à ses dépenses. Bref, le deuil d’Isabelle n’était pas terminé que le patriarche de Jérusalem, Aymar le Moine, la mariait, après quelque hésitation, à Aimery de Lusignan17.
21C’était là apparemment une solution correcte aux problèmes du royaume : Chypre pouvait constituer les « arrières » du royaume latin, dont la frontière sur terre coïncidait presque avec les lignes de fortification des villes côtières ; et elle pouvait fournir à Jérusalem une aide en hommes et en argent. Mais ces espoirs ne se réalisèrent pas tous. Aimery, qui avait réussi à asseoir son autorité en Chypre tant sur le plan financier que sur le plan militaire et ecclésiastique, ne se montra pas pressé d’unifier les deux royaumes qu’il tenait l’un par héritage, par la grâce de Dieu et de l’Empereur, et l’autre en tant que prince-consort. Durant la courte période du règne de Guy de Lusignan et du sien propre, l’île fut repeuplée par une immigration venue de Terre Sainte et d’Europe. Des fiefs furent donnés en si grand nombre que le roi dut en reprendre quelques-uns pour pouvoir soutenir son rang. Les campagnes passèrent aux mains de la nouvelle noblesse franque, et les villes furent colonisées par des Francs auxquels le roi octroyait des droits de bourgeoisie. Des finances saines, des privilèges accordés parcimonieusement aux communes italiennes (au contraire du royaume de Jérusalem), une armée régulière — Aimery voulait garder tout cela pour lui-même et pour ses descendants dans l’île. En effet, dès le début, il avait annoncé que ce n’était qu’une union personnelle, et une administration particulière avait été installée à Acre, sous son contrôle, pour le royaume de Jérusalem. Le roi résida en personne assez longtemps à Acre, ayant avec lui des troupes d’élite venues de l’île, qui accomplissaient en Terre Sainte le service personnel qu’elles devaient à leur seigneur féodal, mais non un service dû par le chevalier chrétien pour la défense du royaume de Jérusalem.
22Aimery essaya d’exploiter la présence des Allemands pour accroître quelque peu le territoire du royaume. Dès avant la venue des Allemands (1197), l’héritière de Jebaîl, Étiennette, mariée à un Embriaco, avait réussi, en négociant avec le gouverneur musulman de la ville à faire revenir son domaine sous son contrôle. Ainsi l’ancienne frontière du royaume de Jérusalem devant Tripoli se trouva restaurée. Mais, plus au sud, Beyrouth était aux mains des musulmans, et Aimery se proposait d’équilibrer la perte de Jaffa, au sud, qu’il n’était pas possible de reconstruire, par la prise de Beyrouth au nord. Al-Malik al-’Adil qui, campant à Marj-’Ayûn, avait eu vent des intentions chrétiennes, n’hésita plus et donna l’ordre de détruire les fortifications de Beyrouth. Mais le gouverneur de la place, qui avait fait de Beyrouth une base de corsaires, voulut conserver la citadelle, certain de pouvoir résister aux chrétiens. Les croisés partirent d’Acre par mer et par terre, en passant par Sidon abandonnée, où ils campèrent, remplis d’émotion à la vue des maisons de pierre et de cèdre. En dépit de la tentative d’al-Malik al-’Adil pour les attaquer au gué du Nahr al- Dâmûr, ils avancèrent et, le 23 octobre 1197, s’emparèrent de Beyrouth déserte, où il ne restait que des prisonniers chrétiens pour les accueillir. Jean d’Ibelin-Beyrouth, demi-frère de la reine Isabelle18, obtint d’Aimery que la ville lui fût remise. Le nouveau seigneur, dont l’histoire a conservé le surnom affectueux sous lequel le connurent ses contemporains et les générations suivantes, « le vieux sire de Baruth », releva les fortifications en prenant sur ses revenus chypriotes, et rétablit la grandeur des Ibelin dans le royaume de Jérusalem. Ainsi firent aussi les membres de sa famille en Chypre.
23La facilité de la campagne contre Beyrouth encouragea les Francs. On ne prit pas garde au fait que l’armée musulmane ne s’était presque pas montrée, se contentant de créer une zone de terre brûlée autour de Beyrouth. Le duc Henri de Brabant, qui avait été à la tête de la campagne, écrivit un mois environ après la prise de Beyrouth : « Ainsi, avec l’aide du roi du monde, après que nous aurons mis en fuite les Sarrasins qui n’osent plus se montrer, nous espérons prendre bientôt la ville sainte de Jérusalem19. » Les contingents allemands ne se tournèrent pas vers Jérusalem, ils attendaient probablement la venue de l’empereur, mais une fois qu’ils tinrent tout le littoral nord, ils tentèrent d’étendre leur domination en Galilée. Le fait qu’al-Malik al-’Adil avait congédié une partie de ses troupes, pensant que les Francs n’entreprendraient pas d’opérations militaires en hiver, leur facilita la tâche. Al-Malik al-’Adil se trouvait encore à Hûnin, lorsque les Francs attaquèrent Tibnîn (Toron), sur la route de Tyr. Le siège dura tout l’hiver (26 novembre 1197-2 février 1198). A la fin du premier mois, il sembla que la forteresse, bâtie sur une colline rocheuse, serait rapidement réduite. Les sapeurs francs parvinrent à faire crouler un pan de la muraille, et les assiégés entamèrent alors des pourparlers de reddition, contre la sauvegarde des vies et des biens. Les assiégeants demandèrent au chancelier Conrad son accord. Il le fit attendre et, dans l’intervalle, le camp chrétien se convainquit qu’il valait mieux que la forteresse tombât dans le fracas des combats, ce qui autoriserait pillage et butin. La terreur ressentie par les assiégés devant la cruauté des Allemands20 leur inspira une résistance farouche. Cependant le bruit courut que l’empereur Henri VI était mort (28 septembre 1197). La nouvelle parvint, semble-t-il, avec un grand retard à Acre, pas avant la fin de novembre21 : l’état-major avait peut-être tardé à l’annoncer aux soldats. La situation était très préoccupante en Allemagne même, et en Italie où, au nord, la guerre civile s’annonçait, tandis qu’un soulèvement de la population menaçait au sud. Après avoir prêté hommage au successeur d’Henri VI, les chefs se disposèrent à regagner au plus vite leurs pays. Le départ de Tibnîn prit l’allure d’une retraite générale, d’une course vers Tyr et Acre pour s’embarquer vers l’Europe. C’est ainsi que, pour la deuxième fois, une croisade allemande de grande envergure cessait à la mort de son chef. Un autre événement d’importance internationale se produisit à Acre avant l’embarquement final : lors d’une réunion des barons de Terre Sainte, des chevaliers des ordres militaires et de la noblesse allemande, tenue au château du Temple (5 mars 1198), on reconnut à une confrérie de chevaliers allemands, fondée quelques années plus tôt au siège d’Acre, le statut d’ordre militaire autonome, « l’ordre teutonique de Sainte-Marie ». L’année suivante, Innocent III en ratifiait la règle, inaugurant un chapitre décisif dans l’histoire de l’Allemagne et de la Pologne, et jetant les bases de la puissance prussienne.
24Aimery ne vit d’autre issue que de conclure un nouveau traité de paix avec al-Malik al-’Adil, lequel était alors, comme al-Malik al-’Azîz, entièrement occupé par les événements d’Égypte. Les négociations, entamées à Lajûn, furent conclues par un traité signé le 1erjuillet 1198, pour une période de cinq ans et huit mois : le royaume de Jérusalem voyait ses conquêtes reconnues, c’est-à-dire Beyrouth et Gibelet (Jebail). Bien que déçu par l’échec de la croisade allemande, Aimery pouvait être satisfait de l’agrandissement de son État continental, qui assurait la continuité territoriale avec le comté de Tripoli et la principauté d’Antioche ; et aussi du progrès, certes partiel, vers la stabilisation de l’institution monarchique22.
25Au moment où s’engageaient les pourparlers de paix à Lajûn, apparaissaient de nouvelles perspectives d’une aide européenne : Innocent III montait sur le trône de saint Pierre en janvier 1198. Jusqu’à sa mort, dix-huit ans plus tard (1216), il devait tenir le premier rôle sur le théâtre de l’histoire et marquer de son empreinte l’évolution de l’Europe. Depuis l’envoi d’une lettre au patriarche de Jérusalem, dans laquelle il annonçait son élection et sa résolution de venir en aide au royaume franc, jusqu’au quatrième concile de Latran, dont un des objectifs fut d’entraîner l’Europe à une croisade générale, la Terre Sainte resta la préoccupation capitale du pape. L’échec de la croisade fut peut-être la plus grande de ses déceptions. Des expéditions partirent bien de l’Europe, mais elles ne débarquèrent pas sur le littoral d’Acre, et c’est ainsi que le mot « croisade » en vint à désigner des opérations militaires sans aucun rapport avec la Terre Sainte23.
26La pensée d’Innocent III n’est pas très originale ; elle n’ajoute pas grand-chose à l’idée de Croisade, telle qu’elle avait été exprimée au xiie siècle. Les formules ont plus d’acuité, tout au plus, comme il sied à un gradué de l’École de droit de Bologne. Il ne s’agit plus d’un appel à la Croisade, mais de commandements. Le pape donne des ordres et des instructions, il entend qu’on y obéisse. Parmi les thèmes qui avaient été ceux des appels à la croisade du xiie siècle, le pape en souligne un : l’obligation faite au chrétien de combattre pour Jésus. Obligation qui n’entraîne aucune rétribution : l’idée de la rémission des péchés, qui n’est certes pas absente de sa pensée, est repoussée au second plan par une autre, plus conforme à sa vision du monde et à ses vues politiques, à savoir que Jésus est une sorte de seigneur féodal auquel chaque chrétien doit sa vie et ses biens, avec obligation de combattre pour lui, comme un vassal pour son seigneur24. C’est l’époque où Innocent III tente de faire des pays européens des vassaux du siège apostolique. Il est vrai que dans la même génération une autre voix se fit entendre, dont seuls de faibles échos nous sont parvenus, celle du prédicateur Foulques de Neuilly. Elle ressemble à celle de Pierre l’Ermite et rappelle, par sa simplicité, celle de saint François d’Assise ; cette voix prêche la repentance, la pauvreté, et la prédication s’accompagne de prodiges et de conversions de pécheurs et de prostituées. Comme le pape, Foulques critique et morigène les nobles d’Europe, les accusant de l’échec des croisades. La croisade ne devait plus se faire sous l’égide des rois et des nobles, mais sous la direction de la papauté, représentée par des légats placés à la tête de l’armée. C’était une résurrection des idées d’Urbain II.
27La croisade pour fa reconquête de la Terre Sainte n’était qu’un des éléments de la politique du pape, en dépit de sa douleur de la perte de la Terre Sainte et de l’humiliation de voir les musulmans régner sur le Saint- Sépulcre. Elle s’accordait à l’ensemble de la politique pontificale en Europe : le pape chef suprême de la chrétienté au temporel comme au spirituel, tel était le suprême objectif d’Innocent III. Le grand édifice de l’empereur Henri VI s’était écroulé à sa mort, la puissance impériale était évincée de l’Italie du centre et du sud, une vaste région s’offrait aux États de l’Église. La Sicile, qui menaçait d’encercler les domaines pontificaux, devint protectorat de la papauté. En Allemagne, le pape donna son appui à Otto de Braunschweig le Welf, contre Philippe de Souabe, frère d’Henri VI. Le pape héritait de la politique orientale d’Henri VI, mais au lieu d’un empire romain comprenant la chrétienté européenne et asiatique, on vit reparaître l’idée d’une union avec l’Église de Byzance. Cette union des Églises, avait une signification théologique et hiérarchique (assurer la prééminence de Rome), mais elle se plaçait aussi sous le signe de l’aide aux États des croisés : il fallait atteler Byzance à la croisade comme n’importe quel autre État chrétien de l’Europe, et si jusqu’à présent Byzance avait été responsable des échecs, il fallait en faire désormais un allié fidèle du royaume de Jérusalem et de l’Europe chrétienne. L’empereur Alexis III, placé devant l’éventualité d’une agression allemande dirigée par Philippe de Souabe, qui avait des prétentions au trône de Constantinople, préféra négocier avec le pape.
28De là devait sortir la croisade de Constantinople, dite « quatrième croisade » (1202-1204), dont l’histoire ne concerne pas la Terre Sainte. Et pourtant ses conséquences eurent une influence sur le sort des États francs. Depuis plus d’un siècle, la quatrième croisade est une pierre d’achoppement pour les historiens. Qui est coupable de la déviation vers Constantinople ? Tous les participants en ont été accusés : les Vénitiens, Philippe de Souabe, Boniface de Montferrat, Baudouin de Flandre, et même Innocent III. Il semble juste de dire que le fait décisif fut la disposition où était l’Europe chrétienne de s’emparer de l’empire byzantin. Sur le fond de la tension qui régnait depuis plus d’un siècle, depuis la première croisade, entre Byzance et le monde chrétien, des aspirations et des desseins aussi divers ou contraires que les intérêts économiques de Venise, les calculs dynastiques de Philippe de Souabe, les visées politiques et ecclésiastiques d’Innocent III, firent leur œuvre. Aussi n’est-il plus possible d’admettre simplement la version de la fourberie des Vénitiens. S’il est vrai que la pression des divers intéressés joua un rôle, il faut reconnaître qu’ils savaient trouver un terrain favorable. Cette interdépendance fait bien voir que l’idée de Croisade, au nom de laquelle on partit en guerre contre un pays chrétien, était dénaturée.
29La croisade, qui commença à s’organiser à l’automne de 1199 à l’appel du pape, fut à l’origine purement française, avec un appoint flamand, puis italien. Elle fut au départ placée devant l’alternative de conquérir Damas ou l’Égypte : d’accord avec les Vénitiens, on résolut de partir à la conquête de l’Égypte (mars 1201), les Vénitiens se chargeant de fournir les vaisseaux, moyennant finance et contre promesse de la moitié des prises à venir. Mais la croisade prit d’abord la route de Zara sur la côte dalmate, que les Vénitiens disputaient au roi de Hongrie. Une fois que le prétendant à la couronne de Byzance, le futur Alexis IV, fut arrivé à Zara, puis que l’opposition fut réduite lors d’une escale à Corfou (un certain nombre de croisés se séparèrent des autres et partirent pour la Terre Sainte), l’escadre fit voile vers Constantinople (24 mai 1202). Il s’agissait de rendre son trône à Alexis fils d’Isaac Ange, qui s’engageait à établir l’union des Églises, à entretenir une armée permanente de 500 chevaliers en Terre Sainte, et à verser 200 000 marcs d’argent aux croisés. Constantinople tomba le 18 juillet 1203, et Alexis IV monta sur le trône le 1er novembre 1203. Il devait périr, lors d’une révolution, en février 1204 et, le 9 avril de la même année, Constantinople fut attaquée pour la seconde fois. Le 12, elle tombait aux mains des croisés. Cette date marque la création de l’empire latin de Constantinople, qui subsista pendant deux générations sur les rives du Bosphore.
30Le scandale que constituait l’attaque de Byzance bouleversa la conscience européenne, pour laquelle des chevaliers avaient été poussés par l’amour du gain à s’emparer d’une terre chrétienne, bien que la croisade fut financée par la papauté, et par les lourdes taxes qu’elle leva sur le monde chrétien. La justification spécieuse, que Constantinople serait un appui pour le royaume de Jérusalem, s’effondra bientôt : non seulement l’empire latin ne fut pas en état d’envoyer des renforts ou de collaborer à l’attaque contre l’Islam, mais bien au contraire c’est lui qui en tira profit. Les rivaux les plus sérieux du royaume de Jérusalem furent Chypre, première conquête chrétienne du temps de la troisième croisade, et Constantinople, fruit de la quatrième. Durant son règne, Guy, seigneur de Chypre, organisa une émigration méthodique à partir de la Terre Sainte vers son nouveau royaume : « Il envoia en la tiere d’Erménie et en Antioce et à Acre ses mesages et par toute le tiere delà mer qu’il venissent en l’ille de Cypre à luy, et il lor donroit terres et garisons, tant com il en oseroient demander. Li chevalier qui desireté estoient, cui li Sarrasin avoient lors terres tolues, et les dames, cui lor mari estoient ocis ; et les pucieles orfenines alerent là. Ensi faitement peupla li rois Gui l’ille de Cypre25 ». Et le premier empereur latin de Constantinople, Baudouin, suivit la même voie : « C’est ainsi qu’il ordonna dans le pays d’outre-mer et qu’il proclama en tous pays, que tous ceux qui voulaient une terre ou des ressources vinssent à lui. Ainsi quelque cent chevaliers de Terre Sainte et jusqu’à dix mille autres suivirent cette voie26 ». Désormais les deux nouveaux royaumes chrétiens furent deux pôles d’attraction vers lesquels afflua une population européenne en mal d’émigration, et surtout des chevaliers de Terre Sainte, laquelle s’appauvrit ainsi, s’exposant au péril d’être anéantie. Le choc idéologique fut plus grave encore : les croisades perdirent leur signification première ; leur caractère, l’époque de Saint Louis exceptée, se modifia radicalement.
31C’est dans cette perspective qu’il faut considérer la « croisade des enfants », partie pendant l’été de 1212 de deux foyers distincts, du nord de la France et d’Allemagne, avec à sa tête de jeunes garçons, sans doute des bergers. Quelques mois durant, ils rassemblèrent autour d’eux une énorme foule de jeunes gens, campagnards et citadins et, semble-t-il, aussi des clercs. Cette croisade exprime la protestation de l’Europe contre les expéditions des chevaliers et leur échec. Les deux chefs, Étienne de Cloues et Nicolas de Cologne, se donnèrent comme des thaumaturges et s’arrogèrent des attributions sacerdotales, comme la distribution des sacrements et la célébration des mariages. Mouvement d’enfants, d’innocents que le péché n’a pas atteints, cette croisade devait hâter le temps de la délivrance et incliner la Divinité à exaucer les prières du peuple chrétien, en l’occurrence des simples gens dégagés de toutes aspirations terrestres : là où des chevaliers accomplis n’avaient pu réussir, des enfants sans défense et purs de tout péché réussiraient. Il est malaisé de comprendre ce mouvement à travers des sources généralement défavorables, mais il semble bien avoir éveillé la sympathie des classes populaires : les paysans fournirent des vivres à ces enfants, et les bourgeois les assistèrent comme des orphelins. Quant au clergé officiel, il adopta une attitude franchement hostile. Les deux « armées » partirent pour Jérusalem, persuadées qu’il se produirait un miracle : la mer s’ouvrirait devant elles, elles passeraient à pied sec en Terre Sainte, où leur victoire sur les Infidèles était assurée. La croisade allemande, qui suivit le Rhin et franchit les Alpes, se termina à Gênes : ses rangs s’éclaircissant en chemin, elle parvint démunie de tout à la Méditerranée. La croisade française aboutit à Marseille, où les enfants s’embarquèrent sur des vaisseaux que leurs rusés patrons transformèrent en transports d’esclaves. Ils vendirent leur précieux chargement sur les marchés de Bougie et d’Alexandrie. Deux de ces bateaux sombrèrent au large de la Sardaigne, et le souvenir des enfants perdus fut perpétué par l’église des Innocents, érigée par le pape Grégoire IX sur l’île Saint-Pierre.
32Le royaume de Jérusalem n’avait reçu que les restes pitoyables de tous ces grands mouvements. En 1202 arrivèrent des contingents français de la quatrième croisade : le roi Aimery fut bien aise de les voir quitter son pays pour Antioche ou l’Arménie ; l’heure n’était pas à une opération militaire, et cette petite troupe isolée risquait de compromettre l’armistice sans aucun bénéfice. De petites opérations entreprises par les Francs sous le commandement d’Aimery, du côté de Kafr Kennâ, ne visaient qu’à réprimer les rezzous arabes des alentours. L’activité navale se réduisait à capturer des vaisseaux musulmans qu’on ramenait à Acre, tandis qu’un commandant musulman faisait de même en équipant au large de Sidon une escadre prête à écumer les côtes. Une seule de ces expéditions mérite d’être signalée : en mai 1204, une flottille de vingt navires chrétiens, partie d’Acre, pénétra dans l’embouchure du Nil, et par la branche de Rosette, attaqua Fuwa (Fouah). Les chrétiens restèrent là cinq jours sans rencontrer la moindre résistance musulmane. Cette opération isolée sur la côte ouest de l’Égypte révèle peut-être déjà l’objectif des croisades ultérieures dans le pays du Nil.
33En fait, les deux partis avaient intérêt à maintenir la paix. La famine sévissait depuis trois ans en Égypte, dont la population venait se ravitailler jusque dans la Terre Sainte, que la disette n’épargna d’ailleurs pas. Beaucoup de fortifications, dont celles de Tyr et du palais royal d’Acre, avaient été détruites par des tremblements de terre en Syrie et sur le littoral. En outre, al-Malik al-’Adil se heurtait de nouveau aux descendants directs de Saladin, tandis que d’autre part Aimery voyait avec peine des corps d’élite et des milliers de fantassins quitter les cités côtières pour gagner Constantinople : en septembre 1204, les deux souverains conclurent un traité de paix pour une durée de six ans. Al-Malik al-’Adil faisait de grandes concessions, bien qu’aucune victoire franque n’ait modifié à son détriment l’équilibre des forces : il abandonnait la moitié des revenus de la région de Sidon, ainsi que Ramla et Lydda, qui redevenaient franques. Selon certaines sources, il rendit même Jaffa, rétrocession toute formelle, puisque la ville était détruite et abandonnée ; peut-être aussi Nazareth ou, chose plus vraisemblable, il donna aux croisés le privilège de libre pèlerinage à Nazareth comme à Jérusalem.
34Aimery devait mourir quelques mois plus tard, le premier avril 1205, et le problème de la transmission de la couronne se posa à nouveau lorsque, peu après, mourut sa veuve Isabelle. Les royaumes de Chypre et de Jérusalem se séparèrent. Hugues 1er, âgé de dix ans, succéda à son père comme roi de Chypre sous la régence de son parent Gautier de Montbéliard. Quant à l’héritière du royaume de Jérusalem, c’était la fille d’Isabelle et de Conrad de Montferrat, Marie, une fdlette de treize ans. On confia la régence à Jean d’Ibelin-Beyrouth (1205-1210). Il n’y avait place pour nulle autre politique que celle d’Aimery, qui consistait à maintenir une paix précaire, coupée de petites attaques dans les environs d’Acre contre des bandes musulmanes qui s’y risquaient parfois, et à attendre une nouvelle croisade.
35Mais il fallait trouver une solution au problème de la Couronne. Les nobles du royaume s’adressèrent à Philippe Auguste. Le roi de France désigna un petit baron qui s’était acquis une réputation de hardi chevalier, Jean de Brienne. Grâce à des subsides généreux du roi de France et d’Innocent III, il put engager une suite convenable, et débarquer à Acre en septembre 1210, tandis que la population franque, les Grecs, et même les juifs portant les rouleaux de la Loi, venaient à sa rencontre à l’embouchure du Na’mân27. Jean de Brienne, en dépit de quelques velléités, n’avait pas les moyens d’attaquer les musulmans. Il n’avait d’ailleurs probablement pas l’intention de modifier la politique devenue presque traditionnelle depuis la croisade allemande de 1197 : la fortification du mont Thabor par al-Malik al’Adil, vers 1211, ne put même pas mettre en branle les chrétiens. Peu après le couronnement de Jean de Brienne, en 1212, mourut sa femme Marie. Elle laissait une fillette, Isabelle ou Yolande, qui devait, par son mariage avec Frédéric II Hohenstaufen, changer le cours de l’histoire du royaume.
36Le 13 avril 1213, le pape annonça au monde chrétien la réunion d’un concile œcuménique, et les préparatifs d’une nouvelle croisade en Terre Sainte.
Notes de bas de page
1 Cf. tome I, p. 387 et suiv.
2 Ralph Niger, De He Militari et Triplici Via Peregrinationis Jerosolimitanae, éd. G. B. Flahiff in Mediaeval Studies IX, 1947, 179 : « Vidimus etiam temporibus afflictionum patriarcham Jerusalimitanum et alios magnates Palestinae... venire cum ea pompa divitiarum et superfluitatum ad quas non possent Occidentis principes magni sufficere. » Et dans une autre source (ibid., 181) : « Vous avez vu le patriarche de Jérusalem venir dans les pays d’Occident chercher du secours : il s’est montré avec une telle profusion d’argent et d’or qu’on n’entendait rien, en sa résidence, à cause du cliquetis. Mais l’odeur des parfums répandus était telle que les vêtements sentaient vraiment mauvais et qu’on avait mal à la tête. J’ai vu sa chapelle et n’en vis jamais de semblable par sa richesse. En un mot : aucun patriarche d’Occident n’eut jamais une telle suite. Et si j’imagine les plaisirs de cette terre d’après ce que je vis, nous pouvons admettre qu’on y trouve beaucoup de choses que Dieu déteste ». Pour d’autres griefs de cet ordre, cf. R. Röhricht, Beiträge, II, 185, n. 19 ; 199, n. 117.
3 Cit. dans R. Foreville et J. Rousset de Pina, Du premier Concile de Latran à l’avènement d’Innocent III (Hist. de l’Église, t. IX, publ. par A. Fliche et V. Martin), 211.
4 Il manque une étude exhaustive sur ce problème après la troisième croisade. Il y a certaines remarques dans l’ouvrage cité et dans les articles de G. B. Flahiff et de P. A. Throop (voir Bibliographie).
5 Cit. dans l’ouvrage indiqué, n. 2, p. 213.
6 Guernes de Pont Sainte-Maxence : Deux nus apele tuz a sun regne, li pius Sarazins e paens, Cristiens e Jeius ; cité comme supra.
7 Ouvrage cité supra, n. 2, p. 182.
8 Cf. tome I, p. 359.
9 « Timendum igitur nobis est ne, minus adhuc expiato populo, praepropere festinemus ejus liberationem adversus Dei judicium quo diffinierit in quantum oporteat eorum durare supplicium ».
10 Le long ouvrage, truffé de rhétorique, d’Henri d’Albano et celui de Ralph Niger cachent plus de choses qu’ils n’en révèlent. Ils furent écrits après l’appel à la croisade de Grégoire VIII, et l’octroi de la rémission des péchés aux partants. D’où la prudence des auteurs au moment de tirer les conclusions de leurs propos.
11 14 ou 17 selon diverses sources.
12 Miller, op. cit., 60 ; Regesta, n° 713.
13 Selon le témoignage d’Eracles, II, 202, les Génois n’avaient alors aucune force dans le royaume et les Vénitiens ne sont pas du tout mentionnés par les chroniques. Sur la paix, cf. ibid. p. 203 et le privilège de janvier 1194 ou 1195, Regesta, n° 721.
14 Le Krak des Chevaliers et Marqab ne tombèrent pas aux mains de Saladin malgré son assaut de mai 1188. Les cités côtières des principautés de Tripoli et d’Antioche tombèrent entre ses mains dans l’été 1188, à l’exception des capitales de la principauté et du comté.
15 Voir l’étude de J. Prawer, Estates, Communities and the Constitution of the Latin Kingdom, Israel Academy of Sciences and Humanities, t. II, n. 6 (1966).
16 La date n’est pas certaine : d’après les sources musulmanes, vendredi 5 septembre 1197 ; au plus tard le 10 septembre, jour de la mort d’Henri de Champagne.
17 Le nom d’Aimery a été changé indûment en Amaury, c’est pourquoi les historiens l’appellent parfois Amaury II.
18 Jean d’Ibelin était fils de Balian II Ibelin et de Marie Comnène. Isabelle était fille de Marie Comnène de son mariage avec Amaury. Cf. nos tableaux généalogiques, t. I p. 579 et II p. 300.
19 Cité selon GKJ, 675, n. 4, d’après Chronica regia Coloniensis 161.
20 C’est en ces termes qu’un contemporain décrit les Allemands : « Les Allemands vinrent en Terre Promise. Aimant la guerre, cruels, dilapidateurs, calculateurs, faisant de leur volonté loi, invincibles avec leurs épées, ne se reposant que sur leurs compatriotes, très loyaux envers leurs chefs, il était plus facile de leur ôter la vie que la fidélité ». Cité d’après Hisloria brevis in Eccard, Corpus II, 1349 (dans GKJ, 669, n. 2).
21 La mort de l’empereur n’est pas mentionnée dans une lettre d’Henri, duc de Brabant de fin novembre (cf. supra n. 18) ; par contre, le projet de conquête de Jérusalem y figure. On supposera que le duc de Brabant ne savait pas encore, à cette date, la mort de l’empereur. En décembre la chose devait être connue des commandants des contingents allemands, mais ils purent très bien s’abstenir de la rendre publique.
22 Aimery tenta d’aboutir à une codification de la loi franque en faisant mettre par écrit les Assises que l’on ne connaissait plus que comme une tradition orale (après la perte des Actes dits « Lettres du Saint-Sépulcre », lors de la chute de Jérusalem aux mains de Saladin). Le spécialiste des Assises était Raoul de Tibériade, mais il se brouilla avec le roi et quitta le royaume.
23 Voir au chapitre suivant.
24 Bulle Quia major de 1213 : PL, t. 216, col. 817.
25 Ernoul, 286-7,
26 Ernoul, 378, autres témoignages clans GKJ, 603, n. 2.
27 Eracles, p. 310.
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Histoire du royaume latin de Jérusalem. Tome premier
Les croisades et le premier royaume latin
Joshua Prawer Gérard Nahon (trad.)
2001
Histoire du royaume latin de Jérusalem. Tome second
Les croisades et le second royaume latin
Joshua Prawer Gérard Nahon (trad.)
2001