C'est une courte interview tirée des archives de l'INA : on la voit bouger la tête, sourire, faire sourire ses yeux bleu glace, si froids sur les photos noir et blanc puis couleur. Une jolie voix un peu pointue, nous sommes en 1969, Marthe Richard a près de 80 ans et une coiffure alambiquée. Quand le journaliste présente la loi du 13 avril 1946 sur la fermeture des maisons closes en France, Marthe Richard écoute patiemment, l'air un peu agacé sur le passage «éclatante victoire du féminisme», «vous qui avez libéré tant d'autres femmes de l'esclavage organisé». Marthe évoque alors le Fourcy ou un claque de Barbès, d'épouvantables maisons où les filles pouvaient faire jusqu'à 80 clients…
Un sacré personnage cette Marthe (elle n'a de sûr que son prénom) qui, avec son air buté, mit fin à la prostitution réglementée depuis 1804 avec la loi du 13 avril 1946, qui porte son nom. Conseillère municipale à Paris, sur la liste du parti de la Résistance, celle qu'on appelle aussi la «veuve qui clôt» demande dès l'hiver 1945 la fermeture des bordels de la capitale, avant que «sa» loi ne s'applique à tout le territoire. En fermant les maisons closes taxées à 60%, elle prive l'Etat d'une manne et met fin à un monde vénéneux qui fit les délices des viveurs, de la fin du Second Empire à la fin de la IIIe République, en enrichissant notamment la France collabo, ce que les bordeliers très complaisants vont payer en 1946.
A cette époque, elle a déjà 57 ans, plusieurs vies derrière elle, et encore quelques jolis morceaux à jouer jusqu'à sa mort, à 93 ans en 1982. Des livres, dont Appel des sexes (1) qui remet plus ou moins en cause dès 1951 la fermeture des maisons, un débat avec une prostituée en 1973 (faut-il les rouvrir, se demande-t-on dans les années 70 et ainsi de suite jusqu'à nos jours), un non-lieu dans des accusations d'organisation de malfaiteurs, de vol de bijoux et de recel pendant l'Occupation, faux certificats de naissance et autres soupçons de relations proches avec la Gestapo et la mafia collaborationniste… La liste est aussi longue que sa vie.
Déjà, elle n’aurait pas dû pouvoir être élue ni lancer un projet de loi : elle a épousé en 1926 et en secondes noces l’anglais Thomas Crompton, dont elle porte le nom et adopte la nationalité. Enfin bon, Marthe Richard (le nom de son premier mari, le riche Henri Richer, ne lui plaît pas, alors elle le change. Et pourtant le brave homme est mort poliment en 1916 après un an de mariage, non sans l’avoir - dans l’ordre - sortie du trottoir, rendue riche et soutenue dans son projet de devenir aviatrice) n’est pas à une contradiction près.
Son enfance près de Nancy est misérable, littéralement. Placée par sa mère comme couturière à 12 ans, la petite Marthe Betenfeld fugue à 15, se fait serrer pour racolage, retourne chez sa mère, puis tombe sous la coupe d’un épouvantable maquereau qui la colle à des dizaines de passes par jour dans les casernes de Nancy. On comprend mieux qu’elle soit sensible à la misère des prostituées, d’autant qu’elle a chopé la syphilis, et est rencardée comme tapineuse dans ce fameux fichier national qu’elle mettra tant de hargne à faire supprimer en avril 1946 : l’infamant fichier où est consigné son nom est détruit, permettant aux filles qui le veulent/peuvent de se refaire une vie.
Pilote d'avion passionnée, pendant la Grande Guerre elle s'est lancée dans la vie d'espionne du renseignement français en extorquant des confidences oreillères à un officier allemand. On couche pour des renseignements ou de l'argent, et hop un livre, Ma vie d'espionne au service de la France, qui a l'air, selon les spécialistes, assez folklorique sur la véracité du propos, mais qui la fera tenir tout l'entre-deux-guerres à coups de conférences. Un film tout à fait niais sur sa vie est même tourné avec Edwige Feuillère (2).
Mais ce qui fera grincer bien des dents, c’est qu’elle a été vue très fréquemment en compagnie de membres de la Gestapo et de la mafia collaborationniste pendant la Seconde Guerre mondiale, ce qui ne l’empêche pas de finir la guerre avec une carte de la Résistance. Usurpatrice, escroc, mythomane, les noms d’oiseaux ne manquent pas. Il faut dire aussi que c’est une femme, une tare en soi, et jolie, dure, indépendante, et sans doute opportuniste…
Marthe Richard a bien tenu à préciser à la journaliste qui l'interviewe en 1969 : «Certaines maisons comme le One Two Two ou le Chabanais étaient très bien, on aurait eu envie d'y rester.»
(1) Sur Libé.fr, bibliographie sélective.
(2) Marthe Richard, au service de la France, de Raymond Bernard (1937).
Lundi : La collaboration