Dix ans qu'elle attend ce jour! Dimanche 7 mai, Sonia sera baptisée sur les ruines de l'ancienne église, submergée, comme le reste du village, un jour d'avril 1952. Pourtant, sa mère, Annie Rombaux, n'habite Tignes (Savoie) que depuis 1990. «J'ai eu un coup de coeur pour le site. J'ai alors décidé de quitter Paris. Pour moi et ma fille, que j'attendais au moment de la précédente vidange. Par ce baptême, je lui fais l'honneur d'être une vraie Tignarde.» L'humeur ne sera cependant pas à la fête pour tout le monde ce jour-là. Les anciens, eux, ont le coeur gros. Dix ans qu'ils attendent aussi de revoir leur village.

David Reymond évolue au milieu des ruines qui émergent du sol vaseux. Malgré l'érosion, il reconnaît sans mal la maison de son enfance. «Mon sentiment est double. D'abord le plaisir des retrouvailles. Puis, quand j'arrive sur les lieux, mon estomac se noue. Ce qui m'a le plus choqué, ce sont les morts du cimetière qu'on a déterrés à coups de bulldozer. Les anciens ossements ont été regroupés dans une fosse commune. Et certains reposent encore au fond du lac...» Ce traumatisme, les Tignards doivent vivre avec: la réapparition décennale du village rend le deuil impossible.

Tignes était un petit village de montagne dont les 467 habitants vivaient de la terre, presque en autarcie. L'activité touristique se développait lentement. «Il y avait dix hôtels, et le premier téléski date de 1936. La commune avait alors élaboré un projet de station important. Impossible après ça de construire un barrage. Mais ces plans ont été mis de côté», relate avec amertume David Reymond. «Beaucoup voyaient d'un mauvais oeil cet essor touristique. Faute de place disponible, certains hôtels se sont implantés à Val-d'Isère. Or, si Tignes avait eu le même développement que Val-d'Isère, il y a fort à parier que le barrage n'aurait jamais été construit», estime l'historien Denis Varachin.

Guérilla et résistance Ils étaient nombreux à penser qu'EDF opterait pour un barrage plus petit, qui engloutirait un plateau en contrebas du village, pauvre en habitations. A partir de 1947, il y eut la guérilla contre les 5 600 ouvriers. David Reymond fit partie de ces «commandos» de nuit. «On faisait sauter les transformateurs avec de la dynamite. C'était le pot de terre contre le pot de fer.» Enfin, il fallut résister aux propositions de rachats d'EDF aux propriétaires. Même si certains se laissaient convaincre plus facilement... «J'en connais qui avaient très bien vendu leur propriété et qui incitaient les autres à ne pas céder», assure Fernand Favre. «Il y a ceux qui ont traité avec EDF et les autres, raconte Maryse Favre. Ceux qui, comme mon père, ont résisté jusqu'au bout et qui sont partis pour une bouchée de pain. On aurait mieux fait de tout quitter en essayant d'en tirer le meilleur profit.»

«A partir de 1947, le maire, Léon Boch, et moi-même avons mené une politique de conciliation tout en poursuivant les recours judiciaires», explique Jean Lambert, premier adjoint de 1947 à 1952. Néanmoins, l'action de la municipalité fut contrariée par celle de Tignards installés à Paris depuis plusieurs générations et arc-boutés sur le refus de vente, incitant leurs compatriotes à ne pas céder avant les expulsions. Mais EDF ferma les vannes le 19 mars 1952, afin d'accélérer les départs. L'eau atteignit le chef-lieu le 24 avril. Pas un Tignard n'a oublié ces derniers jours. Comme cet instant où l'église fut dynamitée. Tous soulignent qu'elle a, elle aussi, résisté. Au point qu'il a fallu augmenter la charge d'explosifs pour obtenir son effondrement. Le clocher devait tomber en direction du barrage, mais, comme s'il fuyait l'eau, c'est pourtant vers la montagne qu'il s'est incliné. Ils furent alors nombreux à vouloir mourir dans leurs murs. Comme Jules Raymond, surnommé «Planton». Le paradoxe veut que ce soit lui qui, trente ans auparavant, ait introduit l'électricité à Tignes! Planton s'était résigné à se noyer dans sa cave, qui commençait à s'inonder. Mais le préfet le fit déloger de son repaire par une troupe de CRS.

Un musée pour la fin 2000 «L'atout majeur du village, c'est de disposer de nombreux hameaux, sans lesquels il aurait totalement sombré sous les eaux», analyse Jean Lambert. La communauté tignarde se dispersa et une centaine d'habitants seulement restèrent sur le territoire. Deux ans plus tard, une quinzaine d'entre eux, la plupart guides ou moniteurs de ski, s'installèrent sur les alpages, à 2 100 mètres d'altitude. Aidés par les 50 millions de francs de taxe que verse chaque année EDF et les importantes indemnités de départ, ils bâtirent ce qui est aujourd'hui une des plus importantes stations de ski françaises. Les autres s'exilèrent, dans la vallée, à Paris ou dans le Midi. David Reymond suivit ses parents à Albertville, avec le projet de revenir au pays dès que possible. Ce qui advint en 1958. Maryse Favre n'est revenue de Chambéry qu'en 1994. Comme beaucoup d'autres, elle fait partie de l'association Santa Terra, dédiée au souvenir de l'ancien village. Avec pour objectif de contribuer à l'ouverture du musée, prévue pour décembre 2000. Un parcours découverte auquel s'est associé EDF...

«Les temps changent, tranche Bernard Reymond, l'actuel maire. Les Tignards ont pleinement assumé cette partie de leur histoire. Ils ont conscience que leur sacrifice a contribué au redressement de la France.» Tout en reconnaissant ne pas pouvoir «s'empêcher d'imaginer le jour où le barrage n'aura plus son utilité». D'ici là, personne n'oubliera. Pas même ceux qui n'y étaient pas et qui, lors des célébrations décennales, découvrent le village de leurs ancêtres. A cette occasion, toute l'ancienne vallée est illuminée. Avant de sombrer à nouveau dans l'obscurité. «Mon village va bientôt s'endormir pour dix ans encore», appréhende David Reymond. Lui et les autres revivront alors ce fameux 24 avril 1952.