Le père du nationalisme corse a bien changé. Celui qui a pris les armes à Aléria, en 1975, s'est transformé en pacificateur. Le médecin décrit sa vocation. Le chef de famille sublime son clan. L'insulaire parle des siens et de leurs travers. Doté d'un tempérament ambigu – cérébral et intuitif, sanguin et nuancé –, il mène un combat difficile : pour l'autonomie, contre l'indépendance.
Chaque semaine, Le nouvel Economiste révèle un tempérament à «L'Hôtel», rue des Beaux-Arts. Paris VIe. Portrait d'un chef de file extrémiste devenu un homme de conciliation. Voire l'homme politique de la situation…
Le contestataire cherche à fédérer. En 20 ans, il a modifié sa vision des choses. Aujourd'hui, il demande aux autres de changer aussi. A Paris et en Corse. Idéologiquement européen, viscéralement corse, il annonce la fin des violences sur l'île de Beauté. L'approche du dénouement. Si l'on en croit les rumeurs, il apparaîtra sur la future liste d'union nationaliste. Si l'on en croit les réseaux, les plastiqueurs se recrutent dans son entourage… Volonté directe, charisme identitaire dépassant sa personne ? Aujourd'hui, Edmond Simeoni assume la paternité de son engagement et la transmission de sa passion à Marc, son fils, emprisonné pour avoir hébergé Yvan Colonna.
Pater Familias
La famille corse, c'est sacré. Edmond Simeoni a deux modèles en tête : sa mère et son frère aîné. Sage-femme, accomplie dans son travail, sa mère est issue d'une lignée d'entrepreneurs ayant fait fortune aux Antilles. Elle a perdu son mari prématurément, l'ancien maire du village de Lozzi, l'un des sanctuaires de « l'âme corse ». Elle transmettra à ses enfants le goût des autres, le désir de liberté et le plaisir de la langue corse, parlée à la maison : « Le français est la langue de la promotion. Enfant, je n'ai pas le souvenir d'avoir entendu parler français en dehors de l'école ». Sportif et meneur depuis l'enfance – jeune, il prenait la tête des coteries dans les villages –, Edmond Simeoni échappe de justesse à un destin de footballeur professionnel. Après avoir joué à l'OM, il suit le conseil de Max, son frère idolâtré, d'emprunter, comme lui, la voie de la médecine. Plus tard, c'est également Max qui l'initiera à la politique : « Mon frère a eu une influence fondamentale sur ma vie ». A 20 ans, premier tournant, premier et unique amour : il rencontre sa femme, Lucie, à Marseille. Pourtant, rien ne les rassemble. D'origine alsacienne, elle est militante communiste. Elle a vécu les persécutions nazies et l'exode. Le jeune Corse de droite tombe sous le charme, livre ses envies et ses projections à sa promise. Elle lui confie : « Ne le dis pas, mais tu es nationaliste ». Adoptée, intégrée, Lucie deviendra plus corse que les Corses. « Chez nous, il y a une notion d'affectivité disponible, de parenté extensible ». Il a été élevé sur l'île de Beauté. La Méditerranée est son pays. Mais le machisme, il ne connaît pas. Sa mère et sa femme ont développé chez lui le sentiment d'égalité ou, plus exactement, d'équité entre hommes et femmes. Aujourd'hui, Edmond Simeoni soutient la parité, envers et contre tous. Selon lui, l'apport des femmes contribue à la révolution et au modernisme de la Corse : elles apaiseront la violence par leur douceur et leur pragmatisme. « On ne peut pas parler toute une nuit d'inepties avec dix femmes. Avec dix militants politiques, la discussion dure jusqu'à l'aube. » Mère, femme, frère, enfants… Le clan construit, Edmond Simeoni se consacre alors à sa vraie passion.
Médecin par vocation
« L'attirance pour la médecine, c'est l'attirance pour l'autre, le refus de l'injustice. Le véritable accomplissement de ma vie, ce n'est pas la politique, c'est la médecine. » Médecin, il l'est d'abord et avant tout. Certainement par héritage maternel. Après des études de gastro-entérologie à Marseille, il s'installe à Bastia, près du cabinet de Max, qui est généraliste. Puis il travaille à l'hôpital, dans le service de son frère. La médecine, il ne l'a jamais abandonnée. Il ne sait pas si cette passion l'a fait vivre ou si elle l'a conduit à sa perte, par éreintement physique : « J'avais une vie que le mot démentiel ne résume pas ». En 1959, l'un de ses amis lui dit : « Vous avez trois pieds dans deux chaussures : la médecine, votre famille et la politique ». Mais Edmond Simeoni continue sur tous les fronts, avec la conscience aiguë qu'un jour, tout cassera. Il poursuit sa course malgré tout. Lutteur, engagé, sauvage, il est avide de liberté. On ne peut rien lui interdire. Le plaisir qu'il trouve dans le braconnage l'illustre totalement : « Personne ne peut comprendre cette liberté fascinante, magique ». Un jour de 1983, c'est la fêlure. Deux infarctus, trois pontages. Tout s'écroule, car Edmond Simeoni ne peut pas vivre sans les passions qui le font vibrer. Il doit se reposer, en profite pour passer un DEA de chant liturgique à Corte… « Imaginez quelqu'un qui marcherait au scotch et à la cocaïne, que l'on mettrait au tilleul. » Après sa convalescence, il reprend son activité. Aujourd'hui encore, à 69 ans, il va trois fois par semaine à l'hôpital, voir des malades, traiter des dossiers. « La médecine a structuré ma vie. On ne peut pas se défaire d'un pareil engagement.»
Nationaliste… modéré
« Je n'ai pas besoin d'affirmer ma corsitude. La Corse est corse à 100 %. » Deux événements ont pourtant marqué ses premiers engagements politiques : la loi Deixonne de 1951, sur l'enseignement facultatif des langues régionales, excluant le Corse au prétexte qu'il s'agissait d'un dialecte étranger. Puis, en 1960, la décision du gouvernement français d'installer un centre d'expérimentations nucléaires dans l'île, à Argentella. Si ce projet est vite abandonné devant le tollé provoqué, il laissera de profondes séquelles. Lorsque Edmond Simeoni rentre à Bastia en 1965, pour s'installer comme médecin, la Corse est en proie à de grandes tensions générées par les différences de traitement entre les insulaires et les rapatriés. Il rejoint alors son frère Max pour fonder, deux ans plus tard, l'Action régionaliste corse (ARC), qui se transformera en mouvement autonomiste. Depuis la fusillade d'Aléria, en 1975, dont il dirigeait le commando, Edmond Simeoni est resté dans les mémoires comme le père du nationalisme. La violence corse a officiellement démarré à Aléria. Le « problème corse » n'a plus jamais cessé d'occuper le devant de la scène politique. Aujourd'hui, le médecin analyse la situation avec distance. S'il emploie des mots brutaux à propos de « la France » – « Puissance colonisatrice, elle s'est contentée de prendre les hommes pour les guerres et pour la fonction publique métropolitaine sans instaurer de démocratie et de développement économique local » –, il reconnaît aisément un divorce aux torts partagés : « Le système clanique et politique corse est grandement responsable du destin médiocre qui est le sien. En Corse, on veut toujours être du côté des gagnants ». Il y a une quinzaine d'années, Edmond Simeoni a découvert une conscience nuancée et réfléchie de son île. Depuis, son tempérament sanguin et impulsif a laissé la place à la modération, au dialogue consensuel. Certains considèrent que cette figure emblématique a trahi son peuple. D'autres soutiennent une action qu'ils qualifient de « fédératrice ». L'ambiguïté et le paradoxe ne planent pas sur les objectifs d'Edmond Simeoni, « la démocratie autonome », mais sur ses méthodes et son discours. Il aime se définir comme « un ennemi irréconciliable de la violence ». Dans le même temps, il affirme que « les violences auxquelles se livrent les Corses depuis 20 ans [10 000 attentats] sont sans commune mesure avec les violences que leur impose la France depuis 250 ans ». Partisan d'un statut d'autonomie et d'une assemblée territoriale unique assortie d'une large décentralisation respectant le découpage des micro régions, Edmond Simeoni demeure clairvoyant sur la gestion des séquences : « Quand on sera débarrassé du colonialisme, les problèmes commenceront, car il faudra se responsabiliser. Le challenge de la Corse n'est pas de savoir si elle va être autonome, mais de savoir comment elle l'assumera ».
Par Gaël Tchakaloff