Où est la littérature ?
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2 En posant une telle question, nous essayons de nous tenir au plus près de l'objet de cette journée d'études, puisqu'il s'agit de comprendre où se situe la littérature, en envisageant en quelque sorte ses contours, ses bords extérieurs, deux livres qu'on peut dire « à la frontière » de la littérature : Tristes tropiques et les Mémoires de guerre . L'intérêt ici est bien sûr de poser le problème en termes d'espace, et non d'essence : non pas qu'est-ce que la littérature, mais bien où est-elle, un peu sur le modèle du déplacement goodmanien : non pas what is art , mais when is art . Poser une telle question présente bien sûr l'avantage d'éviter l'essentialisme, et de rappeler que la littérature est d'abord ce qu'on considère comme tel ; demander où est la littérature ? , c'est une façon d'attirer l'attention sur la sélection et l'évaluation que comporte tout discours sur la chose littéraire qui (implicitement le plus souvent) distingue, classe, trace des frontières : la littérature, ce qui en est, ce qui n'en est pas.
3 A cet égard, la formule « l'idée de littérature » a l'avantage d'être explicite : l'idée de littérature, ce n'est pas seulement l'image de la littérature, la représentation qu'on en a - image variable, soumise à différentes évolutions historiques - ; parler d'idée de littérature, c'est reconnaître la dimension militante que comporte toute définition, puisque l'idée c'est aussi ce qui s'impose dans le débat, ce qui décale les pratiques, et ce par rapport à quoi les pratiques se décalent.
4 Pourtant, une telle interrogation où est la littérature ? ne va pas sans poser, à son tour, un certain nombre de problèmes ; il est en particulier très difficile, si l'on veut répondre à une telle question, de ne pas mobiliser discrètement une autre définition de la littérature, de ne pas sous-entendre que la littérature, c'est aussi autre chose que cet espace que l'on va délimiter. On lit Barthes et on voit que la littérature (l'écriture) se cristallise en quelques noms : Butor, Beckett, Cayrol, Blanchot… ; c'est donc là que serait la littérature, dans ce territoire circonscrit par certaines oppositions : l'écrivain contre l'écrivant, l'écriture (la pratique) contre la littérature (l'institution), le degré zéro contre l'artisanat petit-bourgeois du style, etc. Et subrepticement, on voit émerger une objection sur le mode du « oui, mais… » : « oui, mais la littérature, c'est aussi ce que le public lit et achète, c'est aussi le feuilleton littéraire, c'est aussi ce théâtre dont les manuels ne nous parlent plus mais qui connut plus de succès que celui d'Adamov ». Et voulant éviter l'essentialisme, on reconduit finalement la définition la plus pauvre qui soit : la littérature, c'est ce qui se lit. Retour du sens commun, d'autant plus dangereux qu'il touche celui qui a fait profession de lucidité.
5 Face à cet écueil, il y a une solution confortable, c'est celle de la sociologie du champ : pour l'œil distant du sociologue, les questions « qu'est-ce que la littérature ? » et « où est la littérature ? » s'identifient ; la définition de la littérature est l'enjeu de luttes symboliques entre différentes fractions du corps social ; est littérature ce que la fraction la plus autonome du champ littéraire consacre comme telle. L'observateur peut analyser avec délectation la circulation du capital symbolique, les rapports de force, et retrouver sans risque d'erreur comment telle ou telle conception de la littérature a pris le pas sur les autres. Cependant, on peut objecter deux choses à une telle démarche : d'abord son finalisme historique ; le point de vue du sociologue est un point de vue ex post ; on postule qu' une conception de la littérature s'est imposée et on rend raison de ce mouvement (sans considérer que même la littérature passée continue d'être l'objet de réévaluation, de nouveaux récits, etc.). De là une conséquence relevée par plusieurs commentateurs - et qui constitue la seconde objection - à savoir que la sociologie critique du champ littéraire étant plus une sociologie de la production que de la réception, elle reconduit de facto le point de vue des dominants, et en l'occurrence, le méta-récit moderniste des avant-gardes : le mouvement historique de la littérature est un mouvement d'essentialisation et de purification. Les ressorts explicatifs sont très différents puisque d'un côté on évoque une essence de la littérature et de l'autre la quête d'autonomie du pôle le plus avancé du champ, mais les conclusions sont les mêmes.
6 On essaiera donc, à l'opposé, de varier les points de vue et de varier les objets, en ne prenant pas dans un sens trop littéral la métaphore spatiale inaugurale, car elle a l'inconvénient de figer excessivement l'objet ; elle conduit nécessairement à parler en termes de cartographie, de frontières, et de porosité entre les différents espaces sociaux - et on se retrouve toujours à jouer le public contre l'avant-garde ou la logique symbolique contre la logique médiatique. C'est une façon efficace de poser le problème, mais sans doute un peu trop simple car la réponse est en quelque sorte déjà dans la question : on se voit contraint de parler de négociations, d'intégration (pour Tristes tropiques ) ou d'exclusion (pour les Mémoires de guerre ), mais sans jamais quitter ce point de vue qu'on postule être celui des vainqueurs de l'histoire. Nous avons pourtant décidé de conserver cette image, mais en lui donnant un sens en quelque sorte plus géologique que géographique ; où est la littérature ? toujours, mais moins la carte du champ de bataille après les combats que les strates, les différentes temporalités, les croisements inattendus, et le mouvement incessant, même s'il est imperceptible.
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7 La question de nos représentations spatiales du littéraire est liée à une seconde question, celle de nos modes de structuration de l'histoire littéraire. Les hiérarchisations et les partages que l'on observe ne s'expliquent pas uniquement en termes de légitimité et d'illégitimité de tel genre ou de tel auteur ; elles dépendent aussi du type d'information que nous sélectionnons lorsque nous reconstituons l'histoire de la vie littéraire d'une période donnée. L'école des Annales a parfaitement montré l'importance des échelles dans nos représentations du passé : ce facteur est plus essentiel encore dans le cas de phénomènes aussi difficiles à saisir que la création littéraire, dont l'existence n'a jamais l'objectivité d'un fait historique.
8 Les acteurs engagés dans la production des œuvres ne sont, en effet, pas soumis aux mêmes cadences : au temps court des manifestes, des prix et des écoles littéraires s'oppose le temps intermédiaire des institutions ou des genres et surtout le temps beaucoup plus long des modèles qui ne connaissent pas vraiment d'évolution, au sens où ils ne progressent pas mais se déploient plutôt dans le temps. C'est le cas des genres qui nous intéressent ici et qui appartiennent au champ des genres factuels : écriture de soi [1], littérature oratoire, littérature historique académique, écriture essayiste autre que les essais littéraires, littérature de vulgarisation scientifique, littérature de voyage, littérature critique, etc. Dans tous ces cas, on constate que la chronologie obéit à un rythme tout à fait différent de celui auquel nous a habitués l'histoire littéraire, construite pour sa part selon un modèle dynamique, c'est-à-dire tout un système de dates, de repères, d'événements, de ruptures et de changements. Parallèlement à ce régime dynamique et graduel de l'histoire littéraire canonique, il existe un autre régime, qu'on peut nommer « récursif », qui ne connaît pas les sanctions fortes et rapides du roman ou de la poésie, mais qui se déploie en une sorte de temps long de la vie littéraire. Les genres y fonctionnent comme des traditions : fortement liés à des institutions ou à des valeurs esthétiques et idéologiques stables, parce que très enracinés dans les composantes socio-culturelles d'une communauté, ils se perpétuent sans connaître de véritable rupture, ni de véritable révolution, tout en s'adaptant continuellement aux cadres de réception contemporains.
9 On peut de cette manière distinguer deux régimes de littérarité : le premier, dynamique, dessine une chronologie serrée, ordonnée autour de textes, de dates précises et d'auteurs représentatifs ; le second, obéissant à un rythme lent, mêle œuvres reconnues et production de masse, exploite des modèles fixes et éternellement renouvelables et poursuit aussi bien des objectifs d'ordre ludique, scientifique ou politique que des objectifs d'ordre esthétique et littéraire.
10 L'intérêt de cette distinction entre deux ou plusieurs couches ou deux ou plusieurs rythmes en histoire littéraire est évidemment de faire varier les focales et d'étudier les points de rencontre. Il y a des moments où certains acteurs appartenant à des régimes de littérarité différents créent des passerelles, soit pour se reconnaître, soit pour s'exclure. C'est à deux de ces moments que nous allons réfléchir à partir de la réception d'ouvrages de statut hétérodoxe, le premier par son caractère scientifique, le second par sa nature explicitement politique.
11Tristes tropiques est publié en 1955 ; c'est le deuxième volume de la collection « Terre humaine » qui vient d'être lancée par Jean Malaurie aux éditions Plon. C'est une vaste autobiographie intellectuelle qui mêle le récit de formation, les souvenirs de voyage, la réflexion ethnologique, les méditations philosophiques et morales, tout cela dans un style que, très tôt, on s'accorde à reconnaître éblouissant, quoique d'un lyrisme un peu désuet (la référence à Chateaubriand est fréquente). La quatrième de couverture présente l'ouvrage en ces termes : « Claude Lévi-Strauss souhaite renouer avec la tradition du voyage philosophique illustrée par la littérature depuis le XVIe siècle jusqu'au milieu du XIXe siècle, c'est-à-dire avant qu'une austérité scientifique mal comprise d'une part, le goût impudique du sensationnel de l'autre, n'aient fait oublier qu'on court le monde, d'abord à la recherche de soi. » (cette inscription historique joue un rôle essentiel, comme on le verra).
12 L'ouvrage connaît d'emblée un succès retentissant ; comme l'écrit François Dosse dans son Histoire du structuralisme , « son caractère hybride, inclassable, lui permet de gagner un public exceptionnellement large pour un livre de sciences humaines », et d'ajouter qu'on ne peut comparer un tel succès qu'à celui de « l'existentialisme sartrien, surtout dans sa version théâtrale et littéraire » (p. 171). Les comptes rendus et notes de lecture, tous très élogieux, se succèdent : Raymond Aron dans Le Figaro littéraire , Madeleine Chapsal dans L'Express , Claude Roy dans Libération , François-Régis Bastide dans Demain , Jean Cazeneuve dans Le Monde ... Les publications plus spécialisées ne sont pas en reste : Bataille, Blanchot, Leiris, Etiemble, Balandier, Gaëtan Picon, Duvignaud, etc. disent à leur tour tout le bien qu'ils pensent du livre dans Critique , la NRF , Le Mercure de France , Les Cahiers du Sud , etc.
13 Avant de revenir plus longuement sur deux de ces comptes rendus (celui de Bataille et celui de Blanchot), il faut relever que dès ces premiers textes, le caractère hybride du livre est mis en exergue, et que le problème de sa classification, de son appartenance paradoxale à la littérature se pose d'emblée. Dans la presse quotidienne et, plus généralement, au niveau de la réception « grand public », les termes de la question sont fixés par deux oppositions : d'une part, fiction / non fiction, d'autre part, savant / littéraire, c'est-à-dire en fait, spécialiste / généraliste. L'article de Claude Roy s'ouvre, par exemple, sur cette phrase : « Le livre le plus intéressant de la semaine n'est pas un roman. C'est l'ouvrage d'un ethnographe, M. Claude Lévi-Strauss » ; celui de Raymond Aron sur cette interrogation : « A quel genre appartient l'admirable livre de Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques ? ». Le jury du Goncourt publie un communiqué où il exprime ses regrets de ne pouvoir attribuer le prix à Tristes tropiques , car les clauses du testament d'Edmond de Goncourt sont formelles : le prix doit être décerné à « un ouvrage d'imagination en prose » (prix finalement attribué à Romain Gary pour Les Racines du Ciel ). Une autre anecdote permet de saisir la façon dont Tristes tropiques perturbe quelque peu les catégories habituelles de perception de la littérature : en 1956, et assez ironiquement pour un livre qui s'ouvre sur « Je hais les explorateurs », Lévi-Strauss se voit décerner la première « Plume d'or », prix qui vient de se créer et destiné à récompenser le meilleur récit de voyage ou d'aventures de l'année ; le jury est composé de Max-Pol Fouchet, Paul-Emile Victor, Roger Frison-Roche, etc. Comme prévisible, Lévi-Strauss refuse, et dans le compte rendu du Figaro littéraire , un journaliste anonyme explique qu'il n'y a pas à s'étonner d'un tel refus puisque ce « bel ouvrage d'ethnographie » manifeste tout de même « une animosité surprenante à l'égard des explorateurs et des valeurs que voulait exalter le prix ». Mais le quotidien Le Figaro publie, quant à lui, l'information sous le titre : « Nouveau Julien Gracq. Un spécialiste des Indiens refuse une plume d'or. » D'un côté donc, un ethnographe érudit et quelque peu hautain qui dédaigne la littérature car les considérations morales ne sont pas de son fait ; de l'autre, un « spécialiste des Indiens » consacré homme de lettres par ce refus même.
14 Tout cela, pourtant, ne pose pas de réelles difficultés, car face à cette double hétérodoxie ( Tristes tropiques n'est pas une fiction, et Tristes tropiques est l'ouvrage d'un savant), la presse grand-public (la « critique bourgeoise » comme aurait dit Barthes) bénéficie toujours d'un double recours : le premier est le recours au style ; la comparaison avec Chateaubriand a valeur de consécration, et la citation a valeur de preuve : « bien sûr, c'est l'ouvrage d'un ethnographe, d'un "savant résolument tourné vers les choses mortes" [2] mais lisez plutôt... » ; il est du reste très frappant de noter la place accordée aux citations dans les comptes rendus, Raymond Aron reconnaissant d'ailleurs qu'il lui faut « renoncer au plaisir de citer ». Ce qui est intéressant ici, c'est une conception « naïve » en quelque sorte de la littérature: pas vraiment d' « idée de littérature » mais une confiance absolue dans le « bien écrire » : la littérature s'impose d'elle-même, par le style, avec la force de l'évidence - c'est précisément cette conception que Barthes attaquera dans le Degré zéro , fondée sur la fausse évidence du style, « marque littéraire qui situe un langage, tout comme une étiquette renseigne sur un prix » (p. 52). Le second argument que la critique invoque pour justifier l'appartenance de Tristes tropiques à la littérature est ce que j'appellerais le dialogue des phares : « bien sûr, c'est un livre inclassable, une curiosité, mais voyez Montaigne, voyez Rousseau et Montesquieu ». Raymond Aron évoque « l'épreuve des Lettres persanes » que « tout sociologue doit une fois, dans sa vie, pour son compte affronter » ; Gaëtan Picon écrit : « De Montaigne à Rousseau, la curiosité pour toutes les formes exotiques ou primitives d'humanité n'a-t-elle pas été le fait des écrivains autant que des savants ? » Etiemble enfin et pour terminer : « Inutile de me demander à qui, à quoi ressemble ce bouquin. A rien, voilà tout. C'est le type de livre à prendre ou à laisser. Moi je le prends, et le garde au trésor de ma bibliothèque, au plus précieux de ma chair. [...] Pour ceux qui souhaiteraient absolument classer ce livre éclatant, dirai-je que l'associe dans ma pensée aux essais qui composent le Troisième livre - le plus grave et le plus beau - de Montaigne » (p. 32). Tristes tropiques se voit ainsi assigner une place au panthéon non pas tant au nom d'une tradition qu'au nom d'un dialogue avec quelques monuments qu'il égale : Montesquieu, Rousseau, Montaigne [3]. Une certaine idée de la littérature, sans doute, s'exprime là, qui repose moins sur une histoire que sur quelques noms propres : une communauté de phares, enjambant l'histoire et dialoguant à travers les siècles.
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15 On voit bien cependant que de telles manœuvres sont interdites à la critique d'avant-garde, cette critique qui veut non seulement décrire les œuvres, mais aussi repenser la littérature. Là comme ailleurs, on pointe le caractère inclassable du livre, mais les auteurs ne peuvent se rabattre sur les arguments que j'ai mentionnés ; et je voudrai montrer que la réception de Tristes tropiques n'est alors possible qu'au nom d'une certaine forme de malentendu. J'évoquerai donc rapidement deux comptes rendus, celui de Georges Bataille dans le numéro de Critique de février 1956 et celui de Maurice Blanchot dans La Nouvelle Revue française en avril 1956
16 La question de l'intégration de Tristes tropiques à la littérature est au cœur de l'article de Georges Bataille. De façon inattendue mais tout à fait révélatrice, l'article s'ouvre sur une évocation des présocratiques, qui viennent d'être retraduits par Yves Battistini pour Gallimard : « La philosophie naissante nous y est donnée : ces textes, au-delà du sens précis que les philosophes leur prêtent , sont des œuvres littéraires . » Et Bataille ajoute qu'on pourrait en dire autant des dialogues platoniciens. Il poursuit en notant que « le rejet de la forme littéraire » (par les philosophes qui ont suivi) est « le signe d'un changement profond », à savoir « le passage à l'activité spécialisée, l'analogue d'un travail dont la fin est limitée » - et même si ce n'est pas explicite, il ne fait aucun doute qu'aux yeux de Bataille, un tel changement est à déplorer.
17 Ces premières lignes condensent en fait l'argument des pages qui suivent : la spécialisation de la réflexion, ce qu'on pourrait appeler la division sociale du travail intellectuel, constitue une amputation de la pensée ; du même coup, la littérature (celle que pratiquaient les présocratiques sans le savoir) se voit définie a contrario comme la seule forme adéquate capable d'endosser une pensée fondatrice, une réflexion vraiment générale et proprement humaine, toutes les autres manifestations de la pensée étant réductrices et voyant leur portée de facto limitée :
18 « Un travail, lorsqu'il vise un résultat particulier, clairement saisissable, ne nous engage pas entièrement, en quoi il est simplement prosaïque ; mais il n'est rien qu'une recherche sans limite ne mette en nous-mêmes en cause, et cela définit peut-être une ouverture poétique , sans laquelle il n'est pas d'œuvre littéraire, ni généralement d'œuvre d'art… »
19 Il y a beaucoup à dire sur ce geste définitoire inaugural, sur cette idée de la littérature en 1956. J'aimerais en retenir trois éléments. On peut d'abord noter la circularité de la définition (encore plus patente dans la suite) : la « forme littéraire » (c'est l'expression de Bataille) est le signe d'une « recherche sans limite », d'une réflexion qui « engage l'homme tout entier » ; inversement, toute recherche, toute réflexion qui « engage l'homme tout entier » est littéraire. L'intéressant ici n'est pas tant cette circularité même que la façon dont est congédiée toute tentative critériologique ; il n'est pas question de repérer ce qui fait une « forme littéraire », de définir une quelconque littérarité, ni même un usage particulier du langage qui serait propre à la littérature (en quoi cette conception s'oppose à celle de Barthes) : est littéraire tout ce qui, dans la pensée, introduit « la dimension de l'homme », tout ce qui « rend sensible un élément souverain, que ne subordonne aucun calcul ».
20 Le second élément remarquable de cette définition est qu'elle introduit toute une série d'équivalences et d'oppositions. Equivalence, d'abord, entre littérature et poésie : l'oeuvre littéraire se caractérise par son « ouverture poétique » ; à l'inverse, le savant « s'applique de son mieux à réaliser la forme prosaïque » ; à l'artiste, la poésie ; au savant, la prose. L'identification entre littérature et poésie, consacrée par Mallarmé, a été à la fois réactivée et quelque peu déplacée par les surréalistes à travers un jeu subtil où la poésie est tantôt l'essence de la littérature, tantôt son contraire. On retrouve ce thème chez Bataille : à propos de L'Ile de Pâques , ouvrage ethnographique d'Alfred Métraux, qu'il compare à Tristes tropiques , il note qu'il constitue « certainement [...] un des chefs-d'oeuvre de la littérature française présente » et ajoute « c'est peu de dire que l'intérêt de cette lecture laisse loin derrière la masse de ces romans que le public reçoit sous le nom de littérature ». Equivalence, ensuite, entre poésie et humanité : « la dimension de la poésie, [...] peut-être est la dimension de l'homme » ; l'ethnographie, la véritable ethnographie, sera donc nécessairement poétique, puisqu'elle a pour objet la vie humaine. En un sens donc, Tristes tropiques n'est pas un ouvrage d'ethnographie si on entend par là « l'oeuvre d'un spécialiste savant, qui rejette la forme littéraire, qui s'applique de son mieux à réaliser la forme prosaïque, la seule qui réponde au souci exclusif de l'exactitude objective ». Mais en un autre sens, parce que l'ouvrage accède à la littérature, Tristes tropiques propose une forme d'ethnographie parfaitement accomplie. La littérature apparaît ainsi comme l'avenir des sciences humaines, c'est la forme à travers laquelle celles-ci peuvent s'extraire d'une spécialisation et d'un souci d'objectivité stérilisants, c'est la forme dans laquelle elles se dépassent et s'abolissent pour le plus grand bonheur de la pensée. Pour cette raison, Tristes tropiques marque « une date non seulement dans l'histoire de l'ethnographie [science honorable, et digne d'efforts, mais intrinsèquement limitée], mais dans celle de la pensée. » Est ainsi reconduite une opposition sans surprise entre d'une part, la sécheresse de la prose, la spécialisation étroite, l'objectivité inhumaine, et d'autre part, « l'ouverture poétique » qui introduit « la dimension de l'homme » et « laisse une part à l'émotion », la « forme littéraire qui jamais ne se ferme en système » et atteint ce « domaine inaccessible à la science proprement dite ». Quelques citations révélatrices :
21 « Tristes tropiques se présente dès l'abord, non comme une oeuvre de science, mais comme une oeuvre d'art »
22 « L'étroitesse du savant spécialisé est une solution comme une autre, mais elle est comme les autres gratuite, et surtout elle est l'expression de consciences timorées »
23 « Tristes tropiques nous donne sur la vie des peuplades isolées du Brésil des renseignements précis qui auraient leur place dans une publication savante. Mais Lévi-Strauss n'isole pas ces données de son travail [...] une libre réflexion les accompagne, qui engage en lui, plus loin que le savant, l'homme en entier. »
24 « Ainsi pouvons-nous dire qu'au moment où ses fins excédèrent les limites précises de la recherche ethnographique savante, Lévi-Strauss dériva vers des préoccupations religieuses et que l'expression de sa pensée fut nécessairement littéraire, qu'elle s'adressa moins à l'intelligence qu'à la sensibilité »
25 Sans le dire, Bataille exprime ici une position tout à fait traditionnelle (c'est, en fait, celle du tout premier romantisme [4]) non seulement parce qu'il reconduit l'opposition science vs littérature mais surtout parce qu'il n'est pas question d'une juste répartition des rôles (à la science, l'exactitude, la prose et l'objectivité ; à la littérature, la sensibilité, l'humanité et l'ouverture poétique), mais bien d'une intégration de la science dans une littérature qui la dépasse : arrivée à ses fins descriptives et explicatives, la science doit s'incliner devant la littérature et lui céder la place car cette dernière est seule capable d'intégrer cet élément irréductible de l'humain (pour Bataille, il s'agit conjointement du sacré et de l'art) devant lequel la science ne peut que renoncer.
26 Le troisième élément que met au jour cette définition est une histoire mythique de la pensée. La littérature est ce qui, continuellement, renoue avec une pensée encore indifférenciée, avec une réflexion dont l'ampleur était assurée par une forme parfaitement libre, avec ces temps mythiques où le religieux, l'érotique, l'économique et l'esthétique étaient encore indistincts [5]. La littérature - l'art en général - est définie par ce mouvement de remontée aux origines, ce continuel sursaut qui est un refus de la différenciation, et en premier lieu de la distinction entre savoir et littérature. Au moment où il rédige ce compte rendu, Bataille vient d'ailleurs de publier Lascaux ou la naissance de l'art , ce qui le conduit à contester l'hypothèse de Lévi-Strauss selon laquelle « la base inébranlable de la société humaine » est à chercher dans les temps néolithiques et le pousse à reculer cette « grandeur indéfinissable des commencements » jusqu'aux temps paléolithiques, lorsque fut découverte « à peu près du premier coup la perfection de l'œuvre d'art » (p. 108).
27 Au fond, il n'y a rien là de très étonnant : Bataille relisant Lévi-Strauss se l'approprie, et projette sa propre pensée dans Tristes tropiques , à la façon dont il avait relu L'Essai sur le don de Mauss dans La Part maudite en 1949, mais le plus frappant demeure le silence total sur ce qui constitue, à mon sens, la leçon essentielle de Tristes tropiques à savoir que l'ethnologie doit sortir de la déploration nostalgique et s'engager dans ce que Lévi-Strauss appellera l'étude de la « logique du sensible ». Pour le dire rapidement, depuis sa fondation à la fin des années 1920, l'ethnologie est une science qui ne fait que déplorer la disparition de son objet, et son irrémédiable contamination par la civilisation ; c'est une sorte d'archéologie par anticipation. Or, malgré la tonalité fortement mélancolique de l'ensemble, Tristes tropiques assigne à la discipline un nouvel objet : non plus la quête de ce passé perdu, de ce mythique temps des commencements dont on ne recueille que des vestiges, mais l'étude des modes d'organisation de l'expérience sensible - et c'est ce que Lévi-Strauss explorera dans La Pensée sauvage et les Mythologiques (Bien sûr, ma position est plus confortable, puisque je sais ce que sera l'œuvre de Lévi-Strauss par la suite). Pour le dire encore plus rapidement, ce qui frappe dans ce compte rendu de Bataille, c'est le silence complet sur l'orientation structuraliste de l'ouvrage, et sur le renouvellement radical du questionnement anthropologique qu'il initie - questionnement qui sera à l'opposé de ce mythique retour aux sources qui fonde l' « anthropologie » de Bataille.
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28 Quant à Blanchot, je m'y attarderai moins, mais on peut relever un malentendu encore plus grand. Son compte rendu s'intitule « L'Homme au point zéro ». A la différence de Bataille, Blanchot ne se préoccupe nullement de l'intégration de Tristes tropiques à la littérature - et ce n'est pas très étonnant quand on connaît ses écrivains de prédilection, ceux qu'il évoque dans L'Espace littéraire publié en 1955 ou dans les chroniques de la NRF recueillies en 1959 dans Le Livre à venir . Il se contente de noter que Lévi-Strauss « a le goût et le sens de l'écriture», qu'il y a, dans son livre, « de belles pages » et lui non plus ne peut renoncer au « plaisir de citer » longuement l'ouvrage. Mais au fond, ce n'est pas là ce qui l'intéresse ; en fait et comme le titre l'indique, Blanchot retrouve dans le travail de l'ethnographe un écho à son propre souci de l'origine, sa propre passion de la condition de possibilité. La relecture qu'il propose de Tristes tropiques infléchit ainsi très fortement l'ouvrage vers un questionnement métaphysique dont les termes lui sont tout à fait étrangers. De façon assez curieuse, la quête de l'ethnographe se retrouve racontée dans les mêmes termes que celle de l'écrivain ; l'ethnologue est le sujet d'une « expérience centrale » qui le « dégage de son temps » et l'engage dans « la recherche des possibilités originaires » (p. 688-689) ; comme Orphée se retournant sur Eurydice, il « fait l'expérience de son pouvoir de volatilisation qui supprime par l'étude, l'objet de son étude » (p. 687) ; il participe à « cette recherche du point zéro [qui est la] tâche essentielle des temps modernes » (p. 690), quête de l'imaginaire « référence à un homme sans mythe, […] cet homme dépossédé de lui-même […] l'homme essentiel au point zéro » (il est manifeste que Blanchot pense ici à Barthes) ; et l'article s'achève sur ces phrases : « quand on est contraint de renoncer à soi, il faut périr ou commencer ; périr afin de commencer. Tel serait alors le sens de la tâche que représente le mythe nécessaire de l'homme sans mythe : l'espoir, l'angoisse et l'illusion de l'homme au point zéro » (p. 694). Je n'insisterai pas davantage sur le gauchissement que Blanchot fait subir à l'ouvrage (qui pourtant s'achève sur un double renoncement : à l'art et à la métaphysique [6]), marqué en particulier par un désancrage complet de la réflexion anthropologique, défaite de toute inscription sociale et culturelle.
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29 Que dire de ces deux malentendus ? Dans les deux cas, on a le sentiment, malgré tout, d'une réception décalée, d'une sorte de rendez-vous manqué ; au fond, ces deux comptes rendus - et surtout celui de Blanchot - révèlent des horizons d'attente inadaptés (et sur ce point, il n'est pas sûr qu'aujourd'hui encore, Tristes tropiques ait trouvé, en quelque sorte, sa « vraie place » - pour peu qu'une telle formule ait un sens). Cela montre en tout cas une chose : il me semble que l'idée de littérature dans les années cinquante se dit d'abord par le biais d'une histoire de la littérature - téléologie de l'annulation chez Blanchot, nostalgie de l'indifférencié chez Bataille - et que c'est précisément là que, pour Tristes tropiques , « ça frotte » ; ce qui fait problème, c'est l'intégration du livre dans ces méta-récits historiques qui sous-tendent la pensée de la littérature. On peut se demander bien sûr si l'idée de réception manquée a un sens ; si le compte rendu est l'indice d'une reconnaissance, la réception est toujours réussie, l'existence même d'un article suffisant à signifier l'intérêt de l'ouvrage - mais alors il faut inverser la question : pourquoi ces comptes rendus ? Après tout, ni Bataille ni Blanchot ne se sont sentis concernés par les Mémoires de guerre (et à l'inverse, Barthes n'a jamais évoqué Tristes tropiques [7]) ; pour comprendre cette réception, au fond assez inattendue (surtout dans le cas de Blanchot), il faut se replonger dans le contexte intellectuel des années 1950 : l'intérêt accordé à l'ouvrage de Lévi-Strauss s'explique sans doute par la place que, au moins imaginairement, on assigne alors à l'anthropologie sociale. A lire les différentes notes de lecture, il semble en effet que la discipline réponde à une demande informulée et apparaisse comme un recours face au besoin d'une réflexion à la fois générale et concrète qui permette, pour le dire très rapidement, de penser Auschwitz et Hiroshima. En conjuguant deux questionnements très amples - l'un sociologique et historique, qui prend la civilisation occidentale pour objet, le second à la fois épistémologique et éthique, qui concerne la possibilité d'une science de l'homme et les formes de domination attachées à l'écriture et la technique -, Tristes tropiques touche au cœur des interrogations les plus inquiètes du temps, interrogations qu'on voit ressurgir dans plusieurs des comptes rendus que j'ai évoqués : Bataille parle du « développement monstrueux de nos connaissances » et de « la folie » de la science, Blanchot évoque Einstein puis Oppenheimer et Raymond Aron cet échec de la civilisation sanctionné par les fours crématoires d'Auschwitz. Le titre même de l'article de Blanchot, « L'homme au point zéro », renvoie à la thématique du retour des camps, et Lévi-Strauss, de son côté, compare l'ethnologue à Lazare qui est, chez Charles Vildrac et Jean Cayrol, la figure majeure du survivant après la déportation [8]. La réception de Tristes tropiques est ainsi habitée par cette mémoire encore extrêmement vive des désastres, et, par le relativisme fondamental qui est le sien, par la mise en perspective qu'elle permet, l'anthropologie sociale fait figure de recours pour une réflexion désorientée ; le renouvellement épistémologique de la discipline coïncide avec l'exigence d'une nouvelle pensée de l'homme, appelée à prendre le relais de la philosophie, au moment où cette dernière est de facto perçue comme un produit de la civilisation occidentale [9]. Ce déplacement a d'ailleurs sans doute participé au relatif isolement de Tristes tropiques car la référence à l'anthropologie dans les années 1960 restera toujours du côté de la théorie de la littérature ; ce ne sera jamais le récit ethnographique lui-même qui sera envisagé comme objet et il faudra attendre les années 1980 pour que la critique s'attache (timidement) à la collection « Terre humaine » ou à la « littérature au magnétophone ». Dix ans après la fin de la guerre, ce n'était pas de nouveaux objets littéraires qu'on réclamait à l'anthropologie mais un nouvel horizon épistémologique pour penser l'homme.
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31Il en va du général de Gaulle comme de Claude Lévi-Strauss : dans leur cas, le statut d'écrivain est une qualité plus qu'une identité, le signe d'une reconnaissance accordée comme de surcroît plus que la manifestation d'une qualité sanctionnée par l'existence d'une œuvre, la légitimation d'une compétence, d'un savoir-faire stylistique ou rhétorique plus que la confirmation d'une appartenance à cet espace à la fois institutionnel et imaginaire qu'est la littérature. La différence est d'importance : on admet certes qu'ils sont écrivains, mais ceci ne dit rien de leur appartenance au champ des lettres auquel ils n'accèdent que grâce à des genres d'importance secondaire, se développant de manière autonome indépendamment des modèles canoniques du roman, du théâtre et de la poésie. Dans le cas des Mémoires de guerre , il convient de prendre en compte un facteur supplémentaire : les lignes de partage politique se superposent aux modes d'évaluation du texte ; pour les intellectuels de gauche de l'époque, lire les Mémoires du général de Gaulle, c'est indissociablement porter un jugement sur un adversaire politique.
32 Le récit du général de Gaulle joue un rôle fondamental pour une raison très simple : nous jugeons ordinairement de l'importance d'une œuvre en fonction de ce qu'elle apporte à notre connaissance du fait littéraire ; mais il suffit de modifier légèrement nos modes d'évaluation pour que l'ordre des priorités en soit bouleversé. Supposons qu'il s'agisse de mesurer la portée d'une œuvre à son impact social et culturel, les Mémoires de guerre se situeraient en ce cas dans les tout premiers rangs. Notre imaginaire mémoriel est profondément influencé par ce récit dont la fonction était, lors de sa publication dans les années 50, de proposer aux Français un véritable mythe des origines, le récit de la fin d'un monde et l'avènement d'une nouvelle alliance, c'est-à-dire d'un pacte entre le général et ses concitoyens, représentés par cette émanation naturelle de la France que fut la Résistance. Ce récit aux accents épiques fait de la guerre de 39-45 une vaste palingénésie nationale, une mort et une refondation collective dont de Gaulle s'est voulu le véritable garant. Aujourd'hui encore, il semble que cette mythographie structure notre mémoire de la guerre et de ses suites – et ceci malgré toutes les révisions instruisant le procès du régime de Vichy depuis une trentaine d'années.
33 Pourtant, en dehors des études des thuriféraires du général, très peu d'analyses littéraires ont été consacrées à ce texte qui est certainement, avec quelques autres œuvres comme L'Espoir de Malraux par exemple, l'un des rares récits au xx e siècle à faire figure de mythe mobilisateur de la conscience nationale. Très peu d'analyses, certes ; mais l'une d'entre elles, parue à l'occasion de la publication du troisième tome des Mémoires de guerre , n'en contient pas moins l'essentiel. Il s'agit de l'article « De Gaulle, les Français et la littérature » que Roland Barthes publia le 12 novembre 1959 dans France-Observateur . Il s'ouvre sur ces mots : « On nous dit de toutes parts que de Gaulle, c'est Tacite, César, Retz, Chateaubriand. » [10]
34 Tout part d'une rapport d'équivalence unanimement admis entre le personnage du général et une série d'auteurs liés par une essence mythique, celle de la tradition mémoriale, symbolisée ici par ses représentants les plus nobles, ceux chez qui l'action historique est conjointe à une autorité littéraire et historique exceptionnelle. Ces prédécesseurs condensent une série de qualités – la raideur et la majesté de la latinité, la puissance d'action du conquérant, l'équilibre politique qu'exprime ici la conjonction d'un dictateur et d'un historien « chargé de la vengeance des peuples » (« C'est en vain que Néron prospère, Tacite est déjà né dans l'Empire ») ou encore la maîtrise rhétorique signifiée par l'alliance entre la densité attique du style de César et la fluidité lyrique de la prose de Chateaubriand. Ce que vise ici l'auteur des Mythologies , parues en 1957, c'est l'idéal d'une continuité nationale, d'une tradition remontant jusqu'aux sources de la culture latine, la mise en scène d'une autorité politique se sublimant dans l'exhibition d'une souveraineté stylistique. De Gaulle est l'un des seuls à oser se désigner à la troisième personne et à s'inscrire ainsi dans une filiation directe à César ; son récit n'est plus un témoignage mais une véritable épopée, une légende du siècle le situant dans le hors-temps du mythe plus que dans le contexte politique de l'époque de la guerre d'Algérie.
35 Les Mémoires de guerre illustrent parfaitement le processus de naturalisation de l'Histoire tel que Barthes le décrivait dans le chapitre final des Mythologies : « Le mythe, aujourd'hui ». « Le mythe, écrivait-il, est une parole excessivement justifiée » [11], que nous consommons quotidiennement avec innocence parce que, là où une équivalence entre des valeurs est établie, nous voyons un rapport causal : le signifiant et le signifié ont à nos yeux des rapports de nature : « le mythe est lu comme un système factuel alors qu'il n'est qu'un système sémiologique. » [12]. Ce que la publication de ces trois tomes a réveillé durant les années 50, c'est le rêve séculaire en France d'un lien naturel entre la plume et l'épée. Rêve né d'une longue suite de divisions du corps social – protestants et catholiques, révolutionnaires et royalistes, gaullistes et communistes, etc. – et de l'influence exercée par le pouvoir politique sur les lettres depuis Richelieu. Rêve qui prend forme à travers la figure du grand homme, capable d'exercer son autorité sur ces deux grandes Républiques que sont, en France, l'État et les Lettres. Albert Thibaudet avait posé dans l'une de ses « Réflexions » intitulée « Napoléon écrivain », cette question récurrente en France : un grand homme politique peut-il aussi être un grand écrivain ? Prenant pour prétexte une exposition des lettres de l'Empereur à la Bibliothèque Nationale, Thibaudet reconnaissait dans le Mémorial l'un des livres qui avait agi avec le plus de force sur l'imagination de ses contemporains et proposait de « classer cette œuvre dans la littérature souveraine, c'est-à-dire des souverains, où il n'y a que trois noms : César, Frédéric II, Napoléon. » [13]. Une « littérature souveraine » : superbe formule condensant toute une rêverie politico-littéraire redevenue d'actualité après la Seconde Guerre mondiale. En 1953, Churchill achève la publication de ses Mémoires, The Second World War , et reçoit le prix Nobel de littérature : voici un héros dont on confirme le talent littéraire – mais cela se produit de l'autre côté de la Manche. Dès l'année suivante, de Gaulle relève le défi en publiant le premier tome de ses Mémoires de guerre, L'Appel , où il pousse le souci de la composition à l'extrême, rejetant en fin d'ouvrage tous les documents afin de mettre en valeur le récit suivi des faits survenus et de se démarquer ainsi de son alter ego anglais.
36 Le retour au pouvoir n'a, on le sait, pas fait l'unanimité ; à l'inverse, la critique semble s'être accordée depuis la publication du premier tome des Mémoires de guerre en 1954 à reconnaître au général un talent exceptionnel, comme si le pays retrouvait une forme de consensus national – troublé par quelques esprits chagrins – dans l'appréciation de la maîtrise rhétorique du fondateur de la France libre. C'est là un fait essentiel : le grand style de Charles de Gaulle suscite l'admiration de ses contemporains. Chacun y goûte, malgré les éventuelles divergences politiques, la coïncidence parfaite qui s'y produit entre l'action et son dire, la force politique du personnage et la puissance de sa parole. Du journaliste le plus obscur jusqu'à François Mauriac ou Claude Roy, on s'accorde à goûter la clarté de la prose, le travail du rythme, le choix des citations et des références. Dans son compte rendu de L'Appel , Marcel Arland reconnaît dans le texte de de Gaulle ce que la culture française a de plus élevé : les mémorialistes (Retz, Tocqueville et Montluc), les écrivains politiques (Du Vair, La Boétie), les moralistes (Vauvenargues), les sermonnaires et surtout la prose latine (Tacite, Salluste, Tite-Live) [14]. Le général met en scène une culture héritée de l'enseignement rhétorique et évanouie depuis le début du siècle, mais dont une certaine mémoire subsiste, notamment à travers l'exercice du discours politique ou la diffusion d'une histoire de facture académique. Si chacun se plaît à retrouver dans les textes de de Gaulle les influences classiques, c'est parce que chez lui, « le style est toujours l'homme, et l'homme toujours égal à sa destinée » [15]. Cet effet d'adéquation est, aux yeux de François Mauriac, le fait d'un mémorialiste qui a su réaliser l'essence même du genre littéraire qu'il pratique :
37 "Comme César, comme Napoléon, le général de Gaulle a le style de son destin, un style accordé à l'histoire. Ne croyons pas que cela soit commun : il n'est que de lire les autres. Le général de Gaulle les a laissés se vider de leur encre : chefs qui ne voulaient pas avoir été battus, traîtres qui ne voulaient pas avoir trahi, aveugles qui prétendaient avoir vu clair, vainqueurs qui tiraient toute la victoire à eux." [16]
38 On est reconnaissant à de Gaulle de réunir en sa personne les différents éléments hérités d'une culture rhétorique : général et homme politique, il fait de ses interventions orales et écrites un grand moment oratoire et sa puissance d'action dans les affaires publiques n'a d'égal que son habilité dans l'art de l'éloquence politique. De Gaulle « incarne » comme Céline le dit de Pétain dans D'un château l'autre . Il incarne la figure de celui qui a su recueillir le trésor qu'avait abandonné le peuple français et proposer au pays un pacte de refondation. Pacte de refondation dont l'expression adéquate passe dans les années 50 par l'invention d'un style de narration historique condensant tous les signes de l'idéal classique : ethos d'autorité, ton simple et noble, ressources de la maxime, rythme énergique, métaphore filée sous-tendant une vision manichéenne de la politique, etc.
39 Il n'est, par conséquent, pas seulement question pour Barthes de témoigner publiquement de son opposition politique à celui que la gauche indépendante voyait comme un dictateur, gagné à la cause des fascistes de l'Algérie française. Cela, il l'avait déjà fait en juin 1959, dans une réponse à un questionnaire adressé par Blanchot, Breton, Mascolo et Schuster à 99 intellectuels français pour les interroger sur le régime du général de Gaulle. Dans sa réponse, Barthes se montrait extrêmement circonspect sur l'intérêt de ce type de prise de position, s'étonnant que les intellectuels français n'eussent pas réagi « plus essentiellement devant cette sacralisation du Pouvoir, puisque le sacré, c'est là vraiment leur ennemi » [17]. Le procès du général fasciste se transformait ainsi en une dénonciation des intellectuels, soupçonnés de nourrir une fascination pour l'homme fort et d'être atteints d'un cancer du militantisme politique les rendant impropres à déceler l'idéologie. Et Barthes de proposer l'ouverture « d'une sorte de Bureau d'information mythologique » afin de substituer l'acte intellectuel d'analyse à l'acte politique de dénonciation.
40 L'article qu'il publie dans France-Observateur deux semaines après le début de la publication du Salut , constitue en quelque sorte la première pièce versée dans les dossiers de cet utopique Bureau d'information mythologique. Le titre, « De Gaulle, les Français et la littérature », constitue à lui seul tout un programme, formé d'une triade où l'élément médiateur, la littérature, occupe la fonction principale.
41 Barthes rappelle tout d'abord qu'il est de bon sens d'appliquer à ce type de récits une distinction essentielle entre « le témoignage et le style, la vérité du récit et l'allure de la "vision", la matière des Mémoires et leur forme. » [18]. Pour quelle raison ce qui vaut pour les auteurs auxquels on le compare ne s'appliquerait-il pas aux textes du Général ? Il est surprenant de constater que « devant ces Mémoires "historiques", c'est la critique "historique" qui démissionne ». On n'y interroge pas l'exactitude de ses propos ; personne n'ose mettre en doute la véracité de « cette Histoire que le "style" du général renvoie superbement dans le ciel de la Grande Littérature, avec le consentement admiratif de toute une critique qui ne s'étonne nullement de voir l'historien devenir, par la plus nouvelle des prérogatives, sa propre référence. » [19]. Barthes s'efforce alors de défaire le charme qui permet à de Gaulle d'imposer à tous sa propre version des événements. Il propose à cet effet une interprétation qui me semble être une véritable clé pour l'étude des enjeux historiographiques et littéraires des Mémoires :
42 "En réalité, toute cette fascination n'est possible qu'en vertu d'un postulat qui règle toute la critique des Mémoires : que de Gaulle est un écrivain. La critique opère ici un curieux – et précieux – va-et-vient : elle passe son temps à renflouer l'écrivain par le politique, le politique par l'écrivain. Bref, de Gaulle est toujours ailleurs . Écrivain, on ne s'inquiète plus de la littéralité de son témoignage, il jouit de l'immunité poétique, personne ne s'étonne plus d'habiter cette France des Mémoires , à peu près aussi insolite que la Grèce de Plutarque. Politique, sa langue devient celle d'un grand écrivain, dans la mesure même où sa "carrière" n'est pas la littérature ; […] ce style devient tout à coup admirable du moment qu'il n'est que le luxe de l'action, le coup de chapeau des armes à la toge. ("Son style ne sent pas l'effort, il le reflète », dit Maurice Schumann : phrase délicieuse si elle n'était ingénue.) Telle est la posture du général devant sa critique : un pied dans la Littérature, un pied au-dehors, pesant ici, pesant là, obligeant la malheureuse critique à se faire bigle, à fixer d'un œil le politique et de l'autre l'écrivain." [12]
43 C'est là le tour de force des Mémoires : ce genre issu d'une longue tradition excède largement le champ du littéraire. Ses praticiens s'autorisent d'une légitimité sociale, politique ou culturelle ; ils doivent d'une manière générale leur statut d'auteur plus à l'intérêt qu'on accorde à leur identité socio-historique qu'aux qualités d'écrivain dont ils font preuve, comme le montre l'usage qui consiste à désigner comme « auteur » l'individu qui a signé le récit plutôt que l'écrivain professionnel qui a composé en son nom. De Gaulle, quant à lui, compense magistralement l'hétéronomie du genre mémorial en exhibant tous les signes conventionnels de l'éloquence politique et en additionnant à l'autorité du témoin historique le prestige du styliste néo-classique. Il en résulte un effet de séduction redoublé, où légitimité politique et virtuosité littéraire se renforcent, contribuant ainsi à soustraire les textes du général aux procédures d'évaluation ordinaires. Chacun s'entend à admirer qu'un militaire manie si fièrement la langue et qu'un écrivain ait su intervenir si profondément dans le cours des événements. Par un jeu de vases communicants, de Gaulle réussit à « s'exclure des séries » – il donne du « cher maître » aux écrivains et affecte du mépris pour la classe politique – et à s'imposer pourtant dans chacun de ces deux espaces institutionnels. En se distinguant ainsi par sa double compétence, de Gaulle pousse jusqu'à son terme l'idéal du genre mémorial : celui d'une fusion parfaite des compétences historique et littéraire.
44 Mais l'essentiel tient moins à l'habilité du général qu'à la complaisance des Français à son égard. Car pour Barthes, c'est bien la croyance en la « Littérature » qui conduit les Français à accorder une confiance excessive au portrait apologétique que général livre de lui-même. Est « Littérature » tout texte se présentant comme dénotant parfaitement son objet. Tous les signes – prosodiques, stylistiques et rhétoriques – de la littérature certifient bien que le général est un écrivain : ils donnent à voir la coïncidence de la puissance et de la justice. Car les Français sont nourris d'un vieux rêve épique que n'a cessé de penser la Littérature : voir un écrivain accéder au pouvoir suprême. La qualité d'auteur supplée celle de philosophe « tant la Littérature est chez nous une valeur invétérée » [20]. Les Mémoires de guerre tirent donc toute leur force d'évocation du crédit excessif accordé à l'exercice de la langue. Barthes y voit un extraordinaire argument pour les gaullistes : « les Français ont toujours pris leurs écrivains (je ne dis pas leurs intellectuels) pour des gens "bien". Dans l'admiration à peu près unanime de la critique à l'égard du Général-Écrivain, il y a un sentiment de sécurité, l'assurance qu'en somme aucun mal, aucune lésion ne peut venir d'un homme qui se soucie d'écrire bien le français […] » [21].
45De la critique de Roland Barthes, nous pouvons retenir ceci : au plaisir que nous prenons à lire les classiques se mêle la satisfaction que nous éprouvons à constater un effet de coïncidence entre l'ordre des faits et l'ordre des mots. Le grand style des Mémoires de guerre , c'est la réconciliation de l'Histoire et de la Littérature, chargée de résoudre toutes les contradictions du passé. Sous l'influence de ce renforcement réciproque du politique et du symbolique, le héros devient son propre historien, substituant à ce que Michel de Certeau décrit dans L'Écriture de l'histoire comme une fiction – à savoir le fait pour l'historien professionnel d'adopter la position du sujet de l'action comme s'il réalisait lui-même l'opération dont il n'est en réalité que le technicien, puisqu'il ne fait pas l'histoire, mais seulement de l'histoire – une fiction d'ordre supérieure : celle d'une histoire qui s'exprimerait par la bouche de ceux qui ont voulu et provoqué le déroulement des faits survenus. Une Histoire qui s'énoncerait sans perte ni supplément.
46 Mieux que tous, Barthes comprend que le général de Gaulle tire son pouvoir de la Littérature plus que de la politique. Il ne sert à rien de dénoncer, comme Jean-François Revel le fait la même année dans Le Style du général – et comme Stéphane Zagdanski l'a fait récemment dans Pauvre de Gaulle ! –, le mauvais goût pompier du mémorialiste. Le style de de Gaulle n'est pas affaire de goût, mais de valeur : il alimente un imaginaire mettant à profit toute l'efficience symbolique dont le genre des Mémoires est susceptible. C'est une littérature solaire, où se fait entendre une voix pleine, diamétralement opposée au degré zéro de l'écriture, c'est-à-dire à l'écriture blanche, théorisée par Barthes à la même époque. Une voix qui ne laisse pas place au doute, qui est pleinement agissante sur le corps social, qui s'identifie à ses tournures, à ses stéréotypes d'expression, à son rythme, et qui s'impose à tout un chacun sur le ton de l'évidence communément partagée.
47 Or il est généralement difficile de mesurer la valeur accordée à ce type de littérature très conventionnelle : la plupart du temps, les Mémoires circulent, depuis le moment de leur production jusqu'au moment de leur consommation, à l'intérieur de circuits indépendants du champ retenant l'attention des spécialistes de la littérature. Le texte mémorial est à notre époque rarement envisagé en tant que genre littéraire en soi. Non pas qu'il soit délaissé par les écrivains, pour qui il représente un modèle de récit de soi tout aussi important que l'autobiographie, du moins jusqu'au début des années 80. C'est plutôt sa relative invisibilité critique et théorique qui rend son statut générique plus difficile à déterminer à notre époque. C'est la raison pour laquelle l'article de Barthes joue un rôle décisif. Même s'il s'agit pour le critique d'attaquer un discours dont il décèle l'influence politique et idéologique néfaste à ses yeux, son analyse dessine les principaux repères d'un type de littérature très particulier. En condamnant l'écriture politique du général, Barthes en révèle les grandes caractéristiques, restées imperceptibles aussi bien à ses thuriféraires qu'à ses ennemis politiques.
48 On peut considérer qu'en dépit du refus qu'il oppose à ce type de littérature, le critique contribue à sa reconnaissance en ce qu'il en mesure les effets et permet d'en penser les procédures. Dans « De Gaulle, la littérature et les Français », c'est cette présence en creux d'une théorie des Mémoires comme tradition littéraire qui nous frappe aujourd'hui. - théorie dont Barthes avait posé les principaux outils dans son chapitre du Degré zéro de l'écriture consacré aux « Écritures politiques » :
49 "Il y a, au fond de l'écriture, une « circonstance » étrangère au langage, il y a comme le regard d'une intention qui n'est déjà plus celle du langage. Ce regard peut très bien être une passion du langage, comme dans l'écriture littéraire ; il peut être aussi la menace d'une pénalité, comme dans les écritures politiques : l'écriture est alors chargée de joindre d'un seul trait la réalité des actes et l'idéalité des faits. C'est pourquoi le pouvoir ou l'ombre du pouvoir finit toujours par instituer une écriture axiologique, où le trajet qui sépare ordinairement le fait de la valeur est supprimé dans l'espace même du mot, donné à la fois comme description et comme jugement." [22]
50 Dans Le Livre à venir , Maurice Blanchot posait la question, non pas « Où est la littérature ? », mais « Où va la littérature ? » ; il répondait ainsi : « la littérature va vers elle-même, vers son essence qui est la disparition. » [23]. Réponse qui suppose qu'il y ait une littérature, qu'il n'y en ait qu'une et qu'elle se dirige en bon ordre dans la même direction. Mais à vrai dire, la réponse de Maurice Blanchot n'est pas plus interprétable que celle d'un oracle ; elle dit bien, comme dans Le Degré zéro de l'écriture , la conscience d'un mouvement général des lettres après la Seconde Guerre mondiale. Mais il reste à penser tout ce qui n'est pas pris dans cette quête de la littérature. Pour ces autres textes, on trouve des points de jonction à l'image des articles de Bataille, de Blanchot ou de Barthes. Quel que soit le type de rapport établi – compte rendu positif, attaque ou malentendu –, ces phénomènes de mise en contact - et souvent de frottement - nous invitent à nous méfier des lectures téléologiques et permettent de saisir la manière dont les différents acteurs de la vie littéraire réfléchissent leurs positions respectives, révélant la complexité d'un espace toujours mouvant et beaucoup plus hétérogène que ne le laissent penser la plupart des histoires littéraires.