Pratique de la bipédie. Mâle adulte, lourd, ne pouvant pratiquer le pâturage aérien. Toutes les photos sont des co-auteurs.
© Nicolas Lacombe
1L’histoire de la chèvre dans l’arganeraie relève d’un long processus de présence continue dans les activités familiales des populations locales du Sud-Ouest marocain. Alors qu’il avait su cohabiter au sein d’une forêt aux usages multiples, l’élevage caprin est aujourd’hui disqualifié dans sa capacité à assurer le renouvellement biologique des ressources. Prise dans l’essor soudain de l’huile d’argan, son existence est questionnée dans des arènes nouvelles où les porte-parole de la forêt lui attribuent des significations rivales qui interrogent la légitimité des cultures techniques. La chèvre a-t-elle acquis un statut de « prédateur » contre lequel il faut se prémunir ? Ou est-elle tout simplement un « bouc émissaire » ? Les Djinns, génies de tradition musulmane garants de la préservation de la forêt (Simenel, 2011) ne suffisent-ils plus à cadrer les comportements des usagers ? L’arganeraie est ainsi devenue un espace conflictuel autour de l’usage d’une ressource commune associée à des fonctions à la fois de marchandisation et de protection. Qualifié d’« arbre à chèvre » par le guide du routard1, l’arganier est bien support d’un pâturage aérien, mais cette faculté de l’espèce à grimper aux arbres est mise en cause. Les complémentarités biologiques, ajustées par la technique, qui en font conjointement une ressource fourragère pour l’activité d’élevage au travers du pâturage (dont le pâturage aérien) et une ressource fruitière par la collecte des fruits pour l’extraction de l’huile d’argan, sont interrogées. En particulier, la diffusion de signes de qualité relatifs à l’origine (SIQO), tout autant que la consécration de l’arganeraie en tant que patrimoine mondial de l’UNESCO, induisent de nouvelles formes d’appropriation des ressources.
The Scapegoat (William Holmann Hunt, 1854)
Le « bouc-émissaire » est un terme qui désigne un individu, un groupe, choisi pour endosser une responsabilité ou une faute pour laquelle il est, totalement ou partiellement, innocent.
2La région de l’arganeraie s’étend sur une superficie de 850 000 ha, dans les contreforts du Haut Atlas, associant à la fois des espaces de montagne et de plaine à proximité des franges littorales. Longtemps laissée à l’écart des programmes de développement, elle connaît aujourd’hui une forte implication institutionnelle. Le pilier 2 du Plan Maroc Vert, adopté en 2008 et relatif au développement solidaire de la petite agriculture, a vocation à répondre à une diversité d’enjeux tels que la lutte contre la pauvreté, la valorisation des services environnementaux ou le développement des produits de qualité. Sa mise en œuvre opérationnelle s’appuie sur la mise en place de SIQO. Concernant l’élevage caprin de cette zone, il se traduit par un projet de labellisation du chevreau de l’arganeraie. Cette démarche fait suite à celle qui a été menée à bien récemment sur une autre ressource de la région, l’huile d’argan. Ces deux productions emblématiques s’inscrivent au sein d’un système agraire de type agro-sylvo-pastoral, marqué par de fortes complémentarités fonctionnelles entre l’animal et le végétal, et dont les interactions sont pilotées par la pluriactivité des familles. Au-delà des enjeux de marchandisation, les pouvoirs publics sont attentifs à assurer la préservation de la forêt, marquée par des dégradations qui fragilisent cet écosystème et le statut de Réserve de Biosphère (RBA) a été adopté par l’UNESCO en 1998 (El Fasskaoui, 2009).
3L’arganeraie est aujourd’hui un territoire en tension, interrogeant la capacité des acteurs d’une forêt multi-usage à faire cohabiter ses activités. L’arganier y représente une ressource commune au pâturage caprin associé à la production de chevreau ainsi qu’à la collecte des fruits destinés à la fabrication de l’huile d’argan. Si les communautés rurales ont historiquement délimité le champ de ces usages et leurs ajustements, la « mise en filière » des activités, associée notamment à la certification des produits, redéfinit les conditions d’appropriation des ressources. C’est dans ce contexte de controverse que nous avons déployé un dispositif de recherche avec la DPA d’Essaouira, coordinatrice locale du projet.
- 2 Le découplage, réciproque de l’encastrement, est un processus d’abstraction des interactions dans d (...)
- 3 Processus de division ou de différenciation de ce qui, antérieurement, était uni ou homogène. Rosiè (...)
4Nous nous attachons dans cette recherche à la façon dont le pâturage entre dans un processus de médiation nouveau, en confrontant les différentes significations associées dans des situations de changement d’échelle. Il s’agit d’analyser les processus de construction et de déconstruction des légitimités associées au pâturage dans un processus de certification des produits. Pour ce faire, nous mobilisons la sociologie des cadres de l’action collective, afin d’envisager la « construction des problèmes sociaux » liés à des représentations plurielles de la technique dans des arènes publiques (Cefaï 1996). Le pâturage aérien des chèvres dans l’arganeraie se prête bien à une telle approche. Si des médiations semblent aujourd’hui émerger afin de faire converger les acteurs vers des compromis, la sectorisation des activités, qui se substitue à leur encastrement communautaire, renouvelle les cadres de l’action collective. Les « cadres », peuvent être ici envisagés comme l’établissement de frontières institutionnelles, normatives qui délimitent l’identité des acteurs et de leurs actions. Ces mouvements sont assimilables à des processus de découplage2 (White 1992), provoquant une fragmentation3 des usages de ressources communes. L’émergence de controverses autour du pâturage, technique interrogée du point de vue de sa justification écologique, exprime des conflits de cadrage (Benford et Hunt, 2001). Les éleveurs et leurs représentants sont toutefois aujourd’hui investis dans une trajectoire de re-légitimation, pouvant être envisagée comme un processus de recadrage, visant à maintenir ou restaurer une identité collective menacée.
- 4 Lacombe, N. (Thèse en cours) Qualifications liées et marchés pertinents : la production durable de (...)
5Notre dispositif d’investigation a été conçu dans le cadre d’une recherche doctorale sur les coproduits de l’élevage4. Il se base sur de nombreux entretiens semi-directifs, administrés auprès d’un échantillon d’acteurs élargi (avec l’aide d’un traducteur pour les enquêtes en milieu paysan), dans l’arganeraie des Haha, du nom de la tribu locale qui compte environ 205 200 habitants et couvre une superficie de 3 072 km2 (Faouzi, 2011). Durant les années 2011 et 2012, les enquêtes ont été menées à la fois auprès des éleveurs, leurs représentants socioprofessionnels, des coopératives féminines mais également des gestionnaires publics chargés de la mise en œuvre des SIQO ainsi que les promoteurs et détracteurs de ce projet, ce qui a permis de dessiner l’espace de la controverse. L’articulation d’un travail de caractérisation des systèmes d’élevage, associé à des suivis de parcours, avec le travail d’un stagiaire de l’IAV Hassan II de Rabat, conjuguée à une approche fondée sur l’étude des logiques d’acteurs, a permis une confrontation des discours et des normes à propos du pâturage.
6Nous présentons les résultats de cette recherche en trois parties, d’abord sur les formes traditionnelles d’encastrement du pâturage au sein de logiques communautaires, puis sur l’explicitation de son désencastrement par la spécialisation récente et les controverses qui lui sont associées, et enfin sur l’esquisse durant la période actuelle d’une dynamique de ré-encastrement social des techniques appuyées sur de nouvelles médiations encore incertaines.
7Tout d’abord, nous analysons les modalités traditionnelles de gestion de la forêt, en tant qu’héritage historique d’un territoire façonné par les communautés rurales et dont la culture technique est largement encastrée dans les modes d’organisation de la société. Le pilotage des interdépendances autour de l’arganier entre élevage et production d’huile d’argan est assuré par les familles et leurs usages sont régis par le droit coutumier.
Aire de répartition de l’arganier
(Cl. haut commissariat des eaux et forêts, 2008).
- 5 Selon l’article 1er, « les droits de jouissance sur les boisements d’arganiers appartiennent unique (...)
8Si, aujourd’hui, la pluralité des échelles de gestion et des lieux de production des normes affaiblit le rôle des communautés rurales, la subsistance des cultures techniques qui leur sont associées nous éclaire sur l’organisation du pâturage. La communauté des Haha s’inscrit au sein d’une société segmentaire marquée par deux formes d’appartenance sociale, la tribu et la famille, envisagées comme mode d’organisation et de reproduction de la société (Pascon 2013). Les Jmaâ, institutions communautaires locales, en dépit de leur délitement récent, ont défini un corps de règles qui s’impose à l’ensemble des membres et qualifient les comportements des usagers. Ces règles ont pu se maintenir malgré l’étatisation de la société, grâce à la reconnaissance des droits des populations autochtones par un Dahir du 4 mars 19255. Les communautés rurales bénéficient d’une autonomie dans l’usage de l’espace au travers du statut d’ayant droit, lié à une économie de subsistance. Parmi les sept droits coutumiers, trois usages revêtent un intérêt primordial : le pâturage, la collecte des fruits et la mise en culture, liés par des interdépendances spatiales et écologiques. Ces droits sont transmis par voie héréditaire et se matérialisent à l’échelle du Douar, réunissant dans un groupement d’habitations des individus issus d’une ascendance commune en ligne paternelle.
Profil topographique des variabilités foncières
Le statut des terres est défini selon la nature des usages agricoles et conditionne les règles d’accès à l’espace dans le temps (Cl. Bourbouze, a. & el aich, a. 2005).
9Ces usages pluriels sont associés à une catégorisation foncière qui définit les modalités d’accès à l’espace selon la nature de leur vocation agricole. Le pâturage est organisé autour de mobilités spatiales, définies selon le calendrier zootechnique. Les animaux sont conduits quotidiennement sur parcours toute l’année par les bergers selon différentes contraintes : La mise en culture des céréales au début de l’hiver, et la collecte des fruits du printemps à la fin de l’été. À partir d’octobre et jusqu’au mois de mai, les terres privées (Melk), ainsi que les Agdal cultivés sont destinés à la mise en culture. Les troupeaux sont alors écartés de ces parcelles pour être conduits vers les Agdal non cultivés qui deviennent des terres collectives de parcours, ainsi que les Mouchaa, dont l’accès est libre toute l ’année. De mai à septembre, la mise en défens des Agdal, destinée à la récolte des fruits pour la production d’huile à l ’ échelle du foyer familial, écarte ces terres du pâturage et les animaux sont conduits vers les Melk où ils pâturent les chaumes après la moisson, ainsi que vers les Mouchaa (Faouzi, 2013). Les mobilités sont ainsi définies selon des variabilités à la fois spatiales et temporelles dans la perspective d’optimiser l’usage des terres sans contraindre le renouvellement des cycles biologiques.
10Dans la région de Smimou, au sud d’Essaouira, l’élevage caprin est prédominant et, malgré les contraintes de sécheresse et une faible pluviométrie, la forêt représente un espace privilégié pour la conduite pastorale des chèvres, seule espèce en mesure de tirer profit des ressources sans avoir recours à la complémentation. La population caprine est composée de trois races (Draa, Barcha, Noire de l’Atlas), et comptabilise dans la province d’Essaouira un cheptel d’environ 350 000 têtes. La taille moyenne des troupeaux est variable mais surtout représentée par de petits effectifs d’environ 40 têtes et de plus de 150 têtes pour les élevages spécialisés.
11L’alimentation est essentiellement issue du parcours qui représente entre 75 et 90 % de leurs besoins, à laquelle s’ajoute une faible complémentation en été (pulpe, orge, paille, son). Elle se décompose entre la végétation issue du couvert forestier et de ressources arboricoles parmi lesquelles l’arganier, le thuya, le genévrier ou le caroubier. L’arganier représente une ressource pastorale prépondérante, les chèvres y prélèvent à la fois la pulpe et les feuilles, au sol, ou lors du pâturage aérien. Le pâturage du couvert forestier est privilégié à la fin de l’automne et au printemps lorsque la végétation est abondante. Les éleveurs mobilisent ensuite les ressources de l’arganier lorsque l’offre fourragère diminue en été et le pâturage aérien représente aux alentours de 75 % de la ration au début de l’automne (El Aïch & al. 2005). Les fruits prélevés par les chèvres lors du parcours sont ensuite pour partie régurgités une fois dépulpés dans les bergeries, puis destinés à la transformation familiale de l’huile.
Régurgitation des noix d’argan en bergerie
On retrouve ici un sol de bergerie jonché de noix qui ont été régurgitées une fois dépulpées.
12Il convient ici de souligner la nature des interactions biologiques et techniques entre la chèvre et l’arganeraie, les synergies dont elles témoignent et qui participent au renouvellement de la forêt. Lors du parcours, les noix dépulpées par les chèvres sont disséminées dans le milieu, ce qui contribue à un réensemencement naturel de l’arganier. Selon un éleveur, « la dissémination spontanée de noix d’argan a une meilleure aptitude à la croissance que les plants artificiels qui sont plus fragiles et nécessitent des soins particuliers » (Éleveur, Ait Daoud). Par ailleurs, les bergers réalisent un travail de taille, de dépressage sur l’arganier en vue de lui donner des morphologies variées selon les usages qu’il va lui associer, en privilégiant tantôt le pâturage ou la collecte des fruits. Pour certains éleveurs aussi, « les arbres pâturés offrent une meilleure productivité du fait de la stimulation opérée par la taille » (Éleveur, Sidi Kaouki). Ces processus de domestication confèrent à l’arganier le statut d’arbre productif, car les jeunes arbustes laissés à l’état sauvage n’offrent qu’une faible productivité fruitière au profit d’un massif dense composé de feuilles et d’épines. Les concurrences entre espèces végétales peuvent aussi participer à un étouffement des arganiers, ce phénomène étant limité par le pâturage. Les chèvres jouent aussi une « fonction de débroussaillement qui permet de prévenir et de limiter les risques associés à la survenance d’incendies en période sèche » (Éleveur, Agred). Enfin, le pâturage contribue à la fumure des sols, encourageant le maintien d’une strate herbacée qui stabilise les sols dans des milieux érosifs (Chatibi & al., 2013). On constate aussi une limitation de la pression pastorale durant l’été où la vente des chevreaux permet de limiter la charge animale tout en assurant de bonnes conditions d’élevage aux mères gestantes.
Rameaux d’arganier
Période de bourgeonnement durant laquelle l’arganier développe des épines qui empêchent aux rameaux d’être pâturés.
13Les bergers mobilisent également des savoirs écologiques, issus d’expériences personnelles et de la transmission familiale des savoirs, leur permettant d’opérer des jugements et d’ajuster les pratiques en fonction des comportements de l’animal sur parcours (El Hadi, 2012). Un ensemble de règles physiologiques propres à l’arganier, contribuent à définir le champ d’action du berger. Concernant la croissance des jeunes pousses, celle-ci est rarement limitée par l’impact du pâturage. « Parfois on protège les jeunes pousses en les clôturant mais la plupart du temps les rameaux secondaires permettent de protéger la croissance du tronc principal qui, arrivé à maturité, n’est plus menacé par le pâturage » (Éleveur, Smimou). Lorsque l’arganier est parvenu à maturité, durant la période de fructification, les jeunes rameaux se dotent d’épines qui limitent le prélèvement des bourgeons. Par ailleurs, l’extrémité des jeunes branches n’est souvent pas pâturée du fait de leur fragilité sauf à s’exposer à des risques de chute. Le pâturage aérien est également limité à certaines catégories d’animaux (les plus jeunes et les plus légers). Leur aptitude à la grimpe est soumise à une sélection par l’éleveur sur la base de filiations, de la forme des sabots, ainsi qu’à la couleur du poil. L’effectif des animaux grimpeurs peut varier entre 40 et 90 % au sein du troupeau. Par ailleurs, certains bergers écartent les animaux des arganiers lorsque ceux-ci sont dotés de fruits jeunes et verts, difficilement digestibles pour les animaux et qui peuvent entraîner des maladies. Ils limitent aussi par des jets de pierres l’accès des animaux à certains arbres lorsque ceux-ci sont considérés comme trop fragiles. Les éleveurs ajustent enfin la taille de leur troupeau en fonction du degré de sécheresse afin d’éviter une fragilisation de l’arbre.
14La base traditionnelle connaît une forte transformation avec l’émergence de nouveaux cadres de l’action collective liés aux SIQO. Il s’y opère une différenciation institutionnelle des acteurs autour de secteurs d’activité clairement identifiés, l’huile et la viande. Dans cette phase, le découplage entre huile et viande donne lieu à des conflits de cadrage autour de l’usage de l’arganier qui interrogent la légitimité des cultures techniques associées au pâturage. Le projet de labellisation du chevreau contribue à l’institutionnalisation de cette controverse, instruite sur la base d’un registre écologique.
15L’huile d’argan a connu un boom économique à partir des années quatre-vingt-dix et sa production, actuellement estimée à 4 000 t., a vocation à atteindre 10 000 t. dès 2020. Ce nouvel « or vert » a eu une incidence significative sur la trajectoire des systèmes productifs, motivant l’implantation d’un tissu de coopératives et d’industries dont le développement a été appuyé par des bailleurs de fonds internationaux, des ONG ainsi que des dynamiques de spéculation privée (Romagny & Boujrouf, 2010). La différenciation marchande du produit se construit sur la valorisation d’attributs diététiques, médicinaux et dermatologiques, qui ont trouvé une signification nouvelle sur le marché cosmétique international. Cette « filiérisation » bouleverse les conditions d’usage des ressources par l’introduction d’une nouvelle division du travail appuyée sur une médiatisation symbolique de la « femme rurale berbère », nouvelle salariée concassant des noix dans des structures oléicoles. La qualification du produit est associée ainsi à une segmentation éthique et ethnique sous-tendue par l’idée d’émancipation des femmes. Il en découle à la fois une féminisation des activités tout autant qu’une naturalisation de l’écosystème au détriment des réalités matérielles relatives à la domestication de l’espace (Simenel & al. 2009). L’arganier comme « don de Dieu » écarte l’ensemble des activités humaines qui, jusqu’ici, fournissaient des significations à cet arbre, associées à des pratiques de gestion. Le travail des hommes est ici nié tout autant que le rapport aux pratiques pastorales. Selon le cahier des charges de l’IG, représenté par l’association marocaine de l’indication géographique huile d’argane (AMIGHA) : « Les fruits sont collectés manuellement par les femmes, ceux issus d’une régurgitation par les chèvres sont interdits ». Le rapport à l’origine, aux complémentarités sociales et techniques, est progressivement ignoré au profit d’une stabilisation des procédés de transformation.
Pâturage aérien
Les bergers assurent le maintien d’une diversité génétique au sein du troupeau afin de préserver l’aptitude à la grimpe des animaux.
16La certification du chevreau témoigne d ’ une dy namique s imilaire de réorganisation institutionnelle de l’activité d’élevage. Ce projet a été impulsé par l ’administration (Direction Provinciale de l’Agriculture d’Essaouira [DPA]), puis piloté par l’ANOC (Association Nationale Ovine et Caprine), qui bénéficie d’une accréditation publique pour promouvoir les SIQO relatifs à l’élevage. La place de la culture technique au sein du cahier des charges y est réduite au profit d’une approche centrée sur la caractérisation du produit. Il s’agit de qualifier une viande en visant sa différenciation sur les marchés urbains et la restauration hôtelière, sans en faire émerger l’ancrage territorial. La valorisation des attributs diététiques du produit est mobilisée dans un contexte marqué par des problèmes de santé publique. Le pâturage est donné comme un vecteur de typicité analytique pour le produit, selon le cahier des charges : « Le pâturage en Arganeraie a un effet majeur et constant qui se traduit par une réduction de l’adiposité des carcasses et une modification du profil en acides gras ». La race, rustique, y est convoquée du point de vue de son « agilité », de son « aptitude à la grimpe », mise en cause lors de l’instruction du projet. On constate à la lumière du contenu du cahier des charges, l’absence de références aux cultures techniques (aucune mention de l’agdal), aux savoirs humains. Cela autorise des représentations de l’arganeraie relatives à une nature sauvage, délaissant les rapports de domestication. L’agriculture familiale disparaît au profit de l’« éleveur » en tant que nouvelle professionnalité (inconnue jusque-là). Il est lui-même socialisé dans de nouvelles coordinations telles que groupements d’intérêt économique, abattoirs, grossistes. La diffusion du projet s’appuie sur des formes organisationnelles préexistantes, le groupement local de l’ANOC, qui a vocation à mettre en place un schéma de sélection animale et des campagnes de vaccination, ce qui accroît l’individualisation de l’éleveur au sein de son « exploitation » au détriment des approches collectives relatives à la gestion de l’espace.
Campagne de présélection génétique des animaux
L’appui technique mis en place par l’anoc s’appuie sur des critères d’uniformisation des patrons colorés et l’amélioration de l’état des carcasses. Les critères relatifs à l’aptitude au parcours, la rusticité, ne sont pas intégrés au programme de sélection.
17L’arbitrage ministériel négatif qui a suivi le dépôt du projet de labellisation démontre ces erreurs de cadrage où caractériser un produit revient à faire disparaître la culture technique. L’instruction met en évidence les rapports sociaux tendus entre des acteurs différenciés, à travers des antagonismes d’usage d’une ressource commune. Au risque de fragiliser la cohésion sociale, l’arbitrage a pour fondement l’identification d’un « principe supérieur commun », dépassant les particularités des groupes sociaux et constituant les fondements d’un accord. La légitimité du projet de SIQO pour le chevreau de l’arganeraie sera jugée sur la base d’un registre de justification écologique, totalement absent des arguments imaginés par les représentants de l’élevage.
18L’instruction du projet mobilise des acteurs très différents tels que l’AMIGHA et les eaux et forêts, liés par la mobilisation d’un langage commun. La chèvre y est représentée comme une menace pour le renouvellement de la forêt, en s’appuyant notamment sur la disqualification du pâturage aérien. Ces justifications laissent place à l’introduction de représentations d’un « ensauvagement »de l’activité ainsi qu’une « dé-domestication » de l’espace. Des dispositifs extérieurs investissent alors cette controverse comme le statut de Réserve de Biosphère. Le plan d’action énonce notamment des recommandations pour conforter l’activité d’élevage : « Rationaliser l’exploitation pastorale ; Limiter les dépendances du cheptel vis-à-vis des ressources naturelles ». En l’absence de référence claire du projet à l’ancrage écologique de l’activité, la construction d’un compromis est impossible, ce qui motive le rejet de la première version du cahier des charges.
- 6 Efforts menés « pour réfuter, ébranler ou neutraliser les mythes d’une personne ou d’un groupe, ses (...)
19Après ces contre-cadrages6 par des groupes d’acteurs opposés au projet qui disqualifient les pratiques de pâturage, il est important d’envisager les recadrages (Benford et Hunt, 2001) que certains des éleveurs concernés vont opérer afin d’affirmer leur capacité à gérer les ressources selon des préoccupations environnementales. La technique est ici redéfinie par une action située dans de nouveaux espaces de socialisation.
Campagne de sensibilisation (Cl. AMIGHA)
Cette illustration diffusée par l’amigha met en scène une femme réprouvant un berger au regard de l’incidence du pâturage sur la forêt, et soulignant les contraintes de certification des noix issues d’une régurgitation.
Haut : Foire caprine d’Essaouira 2009 (Cl. DPA d’Essaouira)
Affiche de la foire de 2009 où est mise en avant la richesse économique potentielle que revêt le chevreau associé à ses qualités gustatives.
Bas : Foire caprine d’Essaouira 2012 (Cl. DPA d’Essaouira)
Affiche de la foire de 2012 qui souligne la complémentarité et l’interdépendance biologique entre la chèvre et l’arganier.
20La foire caprine d’Essaouira, en ce qu’elle est un lieu de médiatisation de l’activité d’élevage, permet de repérer les modalités par lesquelles la profession construit son identité vis-à-vis de son environnement. Ici, la succession des foires au cours des dernières années montre bien le renouvellement du statut de l’animal. Lors de la foire de 2009, intitulée « Le chevreau de l’arganier : saveur et trésor », se manifeste une identité fondée sur la différenciation sectorielle du produit associée à un enjeu de valorisation économique. Le réseau d’acteur mobilisé est limité aux professionnels de l’élevage, aux instituts techniques et scientifiques, ainsi qu’à des opérateurs de valorisation du produit tels que les grossistes en viandes et les restaurateurs. La foire est organisée autour de séances de dégustation, de la valorisation des résultats scientifiques sur la typicité des carcasses, d’une identité construite sur la qualité intrinsèque du produit. À l’inverse, la foire de 2013 postérieure à l’arbitrage ministériel du projet, démontre un profond renouvellement des enjeux. Intitulée « Caprin-arganier, entre équilibre et valorisation », elle est largement construite sur la base d’un registre écologique et de l’inscription spatiale des activités d’élevage. Elle a vocation à introduire un terrain de médiation entre des représentations conflictuelles des usages de l’arganier. Elle est associée à des séminaires scientifiques où les acteurs ne se limitent pas aux professionnels de l’élevage mais incluent d’autres parties prenantes tels que les représentants de l’huile d’argan ainsi que les forestiers avec lesquels est examinée la place de l’élevage dans un écosystème fragile.
21Sur la nature du projet lui-même, dans une seconde phase postérieure à l’arbitrage, il intègre plus clairement les dimensions territoriales de l’activité d’élevage. D’abord une redéfinition des échelles géographiques : ce n’est plus l’ensemble de l’arganeraie (850 000 ha, 136 000 éleveurs), mais seulement la province d’Essaouira (29 communes pour 136 430 ha, et 22 740 éleveurs pour environ 216 000 têtes). Cette délimitation intègre aussi des frontières tribales en se référant à la région de Haha, où les populations sont liées par une appartenance communautaire. C’est une région où la densité de peuplement de la forêt est importante et où l’élevage caprin est des plus présents. « L’arganeraie n’a pas de signification en soi, c’est un milieu hétérogène et les garanties qui peuvent être fournies ne peuvent être envisagées qu’à l’échelle micro-locale, la région de Smimou c’est un espace approprié par les populations qui respectent la forêt, on y retrouve encore un droit coutumier ou des pratiques comme l’Agdal » (DRA, Marrakech). Institutionnellement, les éleveurs, jusqu’ici envisagés comme destinataires du projet, sont dans cette seconde phase associés à sa co-construction. Leurs rôles et compétences sont accrus du fait notamment de leur institutionnalisation au sein de l’association des éleveurs de Haha, où ils se dotent progressivement d’une capacité d’expression collective permettant d’investir la controverse. Toutefois, ces nouvelles formes de socialisation professionnelle, envisagées comme le partage d’idées, de sentiments et d’intérêts autour d’une communauté de travail (Durkheim 2007 [1893]), restent contraintes par l’inscription dans de nouvelles relations. Si en Europe, la diffusion des SIQO s’est appuyée sur des formes sociétales préexistantes (coopératives, individualisme agraire), celles-ci n’ont pas d’existence éprouvée dans la situation étudiée. Situer l’« éleveur » autour d’une nouvelle identité de métier permet de mieux cadrer les relations de l’État avec le local, alors qu’il n’a que peu de prises sur l’organisation communautaire. Toutefois, cette catégorie socio-professionnelle n’a pas encore d’existence propre, le statut de chef de famille restant attaché à des appartenances familiales et tribales.
22En tant qu’usagers de l’espace, les éleveurs dotés de cette nouvelle professionnalité bénéficient d’une légitimité technique à caractériser les interactions entre l’élevage et l’arganier. « On aimerait avoir une responsabilité dans la gestion des ressources, c’est nous qui travaillons la terre, les forestiers nous privent de nos compétences, mais ce qu’ils font ne marche pas » (Éleveur de l’association Haha). La proximité sociale des membres permet ici de les situer du point de vue d’une activité partagée et de réintégrer des formes de coordination horizontale qui les lient par leur usage commun de l’espace. Ces nouvelles formes de socialisation professionnelle supposent toutefois la production d’apprentissages collectifs. Certains membres y occupent un rôle de leadership et tirent leur légitimité à la fois de leur appartenance à la communauté et de leur investissement dans d’autres types d’organisations, politiques, professionnelles. Ils jouent un rôle de passager entre des mondes différenciés en vue d’opérer des traductions de nature à favoriser l’intercompréhension parmi les différents membres du réseau. Par ailleurs, la DPA d’Essaouira a mobilisé une mission d’appui à l’organisation afin d’accompagner les éleveurs sur les questions émergentes. Ces tiers favorisent notamment l’expression des représentations conflictuelles sur l’élevage en stimulant l’expression des argumentaires des détracteurs du projet, de manière à ce que les éleveurs se les approprient et puissent produire les leurs.
23La technique est ainsi aujourd’hui socialisée dans un changement institutionnel où s’opèrent à la fois une différenciation des acteurs et leur autonomisation. Ce mouvement encore émergent permet de qualifier un monde commun entre des acteurs hétérogènes et ayant des représentations différenciées sur l’usage légitime des ressources. La culture technique devient négociable puisqu’elle ne relève plus du monopole des communautés rurales. On se situe dans une phase de transition marquée par le passage vers un nouvel univers plus ou moins stabilisé permettant d’instruire la controverse et où les modes de construction des connaissances et de légitimation des techniques sont revisités (Godard, 1993). Cette dynamique peut ainsi être interprétée comme une construction progressive d’une arène de médiation socio-technique (Callon & al., 2001) où les repères de légitimation sont en train de bouger.
Tirage au sort des béliers améliorateurs
La personne au doigt levé à droite bénéficie d’un capital social élevé au sein de sa communauté du fait d’appartenances plurielles (trésorier du groupement de l’anoc, membre de l’association haha, proche du caïd et cousin d’un membre du réseau de la réserve de Biosphère).
24Toutefois faire émerger un compromis laisse entrouvertes plusieurs pistes de trajectoires des systèmes d’élevage. Certains émettent les recommandations suivantes : « Afin de réduire les dépendances du cheptel et limiter la surexploitation pastorale, il faut favoriser l’introduction de systèmes d’engraissement » (forestiers, foire 2013). Ils peuvent rencontrer les intentionnalités propres à certains acteurs de la filière viande : « Il faut améliorer l’état des carcasses en favorisant l’introduction de nouveaux systèmes alimentaires » (ANOC, Rabat). Il se produit ici une forme d’alignement entre des acteurs aux intérêts a priori antagoniques mais qui vont trouver dans le changement technique la voie d’un compromis. Ces transitions risquent ici de déconstruire les systèmes agro-sylvo-pastoraux en réduisant la complémentarité entre les activités et l’organisation des systèmes socio-écologiques, en affaiblissant le lien entre le produit et son terroir.
25D’autres trajectoires sont envisagées et consistent à légitimer l’activité pastorale dans sa capacité à assurer un renouvellement biologique des ressources. Il s’agit d’objectiver le sens des pratiques dans de nouveaux espaces de régulation favorisant la responsabilisation des éleveurs dans la gestion du patrimoine écologique. Elle peut s’appuyer sur des modalités d’évaluation et de contrôle des charges pastorales, conformes au cycle de renouvellement des ressources. Réorganiser les droits d’usages du foncier afin d’optimiser l’efficience de l’alimentation permet l’institutionnalisation publique de l’Agdal en tant que pratique collective de gestion des territoires et son inscription dans le cahier des charges. Tout ceci suppose d’assurer la valorisation et la transmission des savoirs écologiques. L’enjeu n’est plus d’introduire des référentiels techniques exogènes mais bien de s’appuyer sur les modes de gestion traditionnels des activités et réhabiliter la responsabilité des communautés dans la gestion des ressources. Sans s’illusionner sur ces savoirs écologiques, il s’agit aussi de l’édification d’un système de contrôle et de sanction.
26Ainsi se dessine un double schéma possible, soit de spécialisation différenciée des activités, relativement isolées physiquement et socialement les unes des autres, soit le développement d’une multifonctionnalité favorable à des complémentarités.
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27L’acceptabilité sociale des cultures techniques et leur lien à la nature, ici le pâturage d’une forêt multifonctionnelle, nous semble largement dépendante des sociétés humaines qui se succèdent dans l’espace et dans le temps (Carpenter & al., 2006). Ces sociétés se dotent d’institutions pour agir sur leur environnement et qui influent sur les modes d’appropriation des ressources. Les instruments de gestion ne sont toutefois pas neutres du point de vue des modes de production du territoire (Lascoumes & Le Galès, 2004). La sectorisation des activités, encouragée par la mise en œuvre de SIQO, participe à l’autonomisation de sous-systèmes sociaux au sein desquels sont produites des normes auto-référencées. Cette sectorisation a tendance à fragmenter les modalités de gestion des ressources communes, appropriées par des acteurs différenciés qui, à défaut de médiations, ouvrent la voie à l’émergence de conflits autour de cultures techniques devenues incompatibles. Dans notre situation, l’institutionnalisation de ce conflit permet aux éleveurs de recadrer la nature de leur identité et ainsi d’opérer des débordements (Callon, 1999). Les significations associées au pâturage sont requalifiées, ce qui souligne la productivité sociale des controverses (Lascoumes, 2002). La coexistence des cadres de connaissance différents à propos de l’objectivation de la relation homme-milieu par l’intermédiaire des animaux, à défaut de savoirs stabilisés, nécessite d’aménager de nouveaux espaces sociaux de production des significations associées à la technique. C’est à ce prix que le pâturage des chèvres dans l’arganeraie pourra trouver sa place dans un système socio-écologique assumant à la fois huile d’argan et viande de chevreau comme productions également légitimes et inscrites dans de nouvelles relations au sein de la société locale.