1Consacrer un volume au millénarisme en Islam, voilà une bonne occasion que nous offrait le changement de millénaire. Une fois accomplie, on voit à quel point il s'agissait d'une entreprise pertinente, nécessaire même. Le millénarisme a une place centrale dans l'histoire islamique. L'ampleur du phénomène, dans le temps et l'espace, sa récurrence depuis le début de l'Islam jusqu'à nos jours, la richesse et la diversité de la tradition millénariste islamique sont saisissantes, d'autant plus que l'on voit clairement que ce qu'on montre ici n'est que la partie émergée de l'iceberg.
2Une étude approfondie des mouvements apocalyptiques islamiques est encore un vœu pieux, bien qu'une telle étude ait à voir avec des questions qui ont récemment retenu l'attention des spécialistes. Pour l'Occident, sociologues, anthropologues et historiens ont établi depuis longtemps des typologies des mouvements millénaristes et ont décrit les causes politiques, économiques et sociales de ces mouvements. On dispose donc désormais d'une énorme bibliographie, qui va de la quête du Millenium à la « sociologie de l'espoir », ainsi qu'aux « nativistic movements » et aux « cargo cuits » ou « primitive rebels ». Pour le judaïsme, les correspondances entre mysticisme et messianisme ont ouvert de nouvelles voies de recherche. Pour l'islam, il reste toujours beaucoup à faire.
3En Islam, la tradition millénariste s'est développée sous la dénomination de mahdisme. Bien que les termes « messie » et « messianisme » rendent un son spécifiquement judéo-chrétien et englobent toute une série de doctrines non islamiques, de nombreux spécialistes trouvent parfaitement admissible de les employer dans un contexte islamique, s'il est bien précisé en quel sens ils sont utilisés : c'est-à-dire pour formuler l'important concept d'une figure eschatologique, le mahdi qui, en tant que chef prédésigné, « se lèvera » pour lancer une grande transformation sociale en vue de restaurer la pureté des temps premiers en plaçant toutes choses sous une direction divine. Ainsi le messie islamique incarne les aspirations de ses adeptes vers la restauration de la pureté de la foi, qui apportera une direction véridique et non corrompue à toute l'humanité, créant un ordre social juste et un monde libéré de l'oppression, où la Loi islamique renouvelée sera universelle.
4Tout comme « messie », une variété de termes techniques est utilisée dans ce volume, et il nous faut d'abord essayer de mettre au clair les concepts qu'ils recouvrent. Non par crainte que le lecteur ne les connaisse, mais parce qu'ils peuvent renvoyer à un modèle mental implicite, ou même déguiser notre méconnaissance, ou connaissance incomplète, sous un langage connu. Ainsi le terme « eschatologique » sera employé pour dire la croyance à la fin de l'histoire produite par Dieu, conclusion dans laquelle le bien aura sa récompense et le mal sera puni. Les croyances apocalyptiques soutiennent que cet Eschaton est imminent, qu'il va se produire dans une période de temps qui va d'une génération à une année. « Chiliasme » est le terme utilisé pour signifier la croyance que la Fin apportera, avant de se matérialiser, une période de paix, d'harmonie et de justice. Le terme « millénarisme », équivalent à « chiliasme », caractérise des mouvements religieux qui attendent en ce monde un salut imminent, total, collectif. Il s'applique à une ample gamme de mouvements, et le salut attendu alors implique un bouleversement total, souvent pénible et plein de souffrances. La plupart des mouvements millénaristes sont messianiques : c'est-à-dire que le salut est apporté par un rédempteur qui agit comme médiateur entre l'humain et le divin. L'engagement total et intense exigé par le millénarisme est requis par des chefs qui sont considérés comme des hommes hors du commun, dotés de pouvoirs surnaturels. On devra donc employer le même terme (messianique) pour désigner la croyance générale en un rôle messianique de quelqu'un de précis, ainsi que pour la croyance qu'a un individu de sa propre mission messianique. Ils ne recouvrent pas toujours la même réalité. Il est également difficile de définir avec précision les concepts de messianisme et de mysticisme. Les expériences mystiques dérivent d'une connexion intime, parfois décrite comme contact direct avec Dieu. Ce contact peut pousser le mystique à entreprendre une action politique sur sa communauté.
5Le messianisme doit non seulement être étudié comme faisant partie d'un corpus de concepts religieux afin de l'intégrer dans une théologie ou dans l'histoire des idées religieuses mais aussi d'un point de vue politique et social, en considérant le mouvement et l'action qui se produisent dans la communauté, sur laquelle ces idées se projettent. Autrement dit, l'inspiration apocalyptique doit être analysée comme un facteur distinct des facteurs politiques, économiques et sociaux, même s'ils opèrent simultanément. La réaction aux situations sociales, politiques, économiques pourrait ne pas être d'inspiration apocalyptique mais prendre d'autres formes, également connues et fréquentes, comme l'émigration, l'opportunisme, le banditisme ou bien le quiétisme et la résignation. En fait, cette inspiration apocalyptique coïncide souvent avec l'expression d'idées (théologiques, mystiques...) élaborées dans des cercles appartenant à la plus haute culture plutôt que dans les groupes démunis qui feraient le corps avec ces mouvements. Le modèle n'est donc ni celui d'une simple diffusion de haut en bas ni bien sûr celui où les idées surgissent seulement chez les classes dominantes. Les mouvements millénaristes, on va le voir, expriment des relations beaucoup plus complexes. On essaie, dans ce volume, de combiner l'étude de l'élaboration doctrinale avec celle de l'histoire sociale, politique ou économique de ces mouvements. Et l'une des préoccupations qui sous-tend nombre de contributions porte sur la distinction que l'on doit faire entre les attentes et les croyances populaires des adeptes du mouvement, et la personne et l'élaboration doctrinale du « messie » lui-même. On tente de percevoir quelles parties ou quels aspects d'une pensée individuelle arrivent à acquérir, et de quelle manière, une légitimité publique tout en se transformant au cours du processus.
6On avait pensé, dans un premier temps, à limiter ce volume aux pays musulmans méditerranéens et donc majoritairement sunnites. Mais il n'est pas possible d'atteindre une compréhension historique du mahdisme dans le monde musulman sans prendre en compte sa composante shiite ainsi que les mouvements messianiques qui se produisirent dans des régions islamiques dites périphériques, en particulier en Inde, au Pakistan, en Afrique au sud du Sahara et au Soudan.
7Du point de vue sociologique, on voit dans le présent volume que les mouvements étudiés se produisent dans un contexte social de transformations déroutantes. En général, on peut observer que le facteur déclenchant essentiel n'est pas tant une sévère épreuve subie mais plutôt un décalage manifeste entre les aspirations des acteurs sociaux et les moyens de leur satisfaction. En d'autres cas, prédominera l'incapacité à répondre aux attentes traditionnelles : au cours des périodes de profondes transformations sociales, surgit l'image mythique d'un passé différent et meilleur, un modèle de perfection, face auquel le présent apparaît comme une décadence, une dégénérescence. La lutte pour transformer l'ordre social devient alors mythique. Dans l'Europe médiévale, le millénarisme attirait principalement des gens qui se trouvaient coupés de l'ordre traditionnel et étaient incapables de satisfaire les aspirations qu'il suscitait en eux. Nous trouvons le même genre de frustration dans la confrontation, aux époques pré-coloniale et coloniale, avec les sociétés modernes européennes, et avec l'occidentalisation. C'est le cas de l'Algérie du XIXe siècle (Clancy-Smith) de l'Inde britannique (Gaborieau, MacLean) et de la Turquie kémaliste (Borzaslan).
8Le millénarisme est souvent né de la recherche d'un système de valeurs cohérent, d'une nouvelle identité culturelle et d'un sens retrouvé de la dignité et du respect de soi ainsi que de l'isolement social qui résulte de la rupture des liens traditionnels du groupe. L'analyse des sources de l'Europe médiévale fait apparaître que le millénarisme ne fut pas très attractif pour les gens qui étaient fermement enracinés dans des groupes bien intégrés, efficacement organisés et protégés dans des communautés locales cohérentes et solidaires. Cela peut s'appliquer au monde musulman médiéval islamique et on peut donc observer que la conversion à l'islam au temps de la Conquête musulmane, impliqua d'énormes transformations sociales, ce qui constitua un révulsif qui se traduisit souvent par des mouvements messianiques. Ce n'est pas donc un hasard si les contributions de ce volume se situent aux premiers temps de l'Islam, pendant la Conquête et l'implantation musulmanes, dans la période d'ingérence ibérique au Maghreb, ou durant la présence pré-coloniale ou coloniale européenne, ou bien encore pendant les réformes occidentalisantes d'Atatürk. Souvent aussi ces mouvements surgissent dans les périphéries géographiques de zones situées au-delà du contrôle direct des autorités centrales ; leur composition sociale comporte parfois des confédérations d'alliances tribales organisées suivant de nouvelles règles ; le rôle des confréries (turûq) s'avère capital. Le millénarisme fournit un important levier pour le recrutement de nouveaux chefs. Il ouvre de nouvelles perspectives de promotion et développe une gamme de status nouveaux en dehors de l'ordre et de la légitimation traditionnelle. Au même moment, on observe aussi des relations entre charisme et lignage, qui octroie au mahdi une autorité à caractère « traditionnel ».
9La plupart des épiphénomènes de l'apocalypse islamique sont bien connus. Selon la stricte tradition, à la fin des temps (âkhir al-zamâri)les bêtes de l'Apocalypse descendront, le soleil se lèvera à l'Ouest et l'Antéchrist, al-Dajjâl, répandra le chaos sur la terre. Après une lutte prolongée, l'Antéchrist sera défait par le mahdi, un descendant du Prophète Muhammad et porteur de son nom, Muhammad ibn ‘Abd Allah. Le Mahdi établira le royaume de la justice et régnera jusqu'au Jugement dernier. Deux importantes variantes ont cours dans l'islam sunnite. Premièrement, au lieu du mahdi apparaissant une fois pour toutes à la fin des temps, l'histoire produira à différentes époques critiques des « Maîtres de l'Heure » qui sauveront la communauté de quelque péril temporaire. Et deuxièmement, ces Maîtres de l'Heure auront des délégués (khalîfa-s)qui prépareront le terrain à leur message. Ceci laisse place aux idées de réforme cyclique qui lient le mahdisme à la tradition autour du mujaddid (rénovateur) et la notion de tajdîd al-dîn (rénovation de la religion) et donc à des mouvements réformistes et « revivalistes ». Il peut se produire un retour à l'âge d'or au milieu du Temps, un « mahdi du milieu » qui est formellement analogue à la conception de mujaddid (Gaborieau, Fillitz).
10Chez les shiites, l'espoir d'un restaurateur de la justice et de la religion a été très intense. Contrairement au sunnisme, la croyance en la venue du mahdi est devenu un article de foi et constitue une part essentielle de la foi shiite. Le mahdi shiite est ma'sûm (protégé de l'erreur et du péché), qualité qui est, dans le sunnisme, réservée strictement aux prophètes. Le caractère distinctif du shiisme duodécimain est la croyance à l'absence temporaire ou occultation (ghaybd)du mahdi et donc à un second avènement (raja ma'âd). Amir-Moezzi (1992), a montré comment le shiisme des trois premiers siècles de l'Islam se base sur l'ésotérisme et les sciences occultes : la caractéristique principale de cette première doctrine est le status cosmologique de l'imam, une entité préexistante, une lumière qui, avec la lumière de Muhammad, surgit directement de la lumière divine avant la création de l'univers (Amir-Moezzi, Lory). Le mystère inaccessible de la lumière divine qui se manifeste en son Prophète (nûr muhammadî)est un des sujets récurrents dans la prophétologie mystique, sunnite aussi bien que shiite (Rubin, 1975).
11Traditionnellement, les spécialistes ont soutenu que l'idée d'une rédemption finale était étrangère à Muhammad et à ses premiers adeptes. Elle a été élaborée postérieusement au Prophète, pendant les guerres civiles (sous des influences juives et chrétiennes) et les controverses religieuses accompagnant l'essor de la dynastie omayyade durant la deuxième moitié du VIIe siècle. Le développement subséquent du califat et le déclin de la piété et du pouvoir islamiques ont provoqué l'apparition d'un mythe de l'Âge d'Or de l'Islam et une forte aspiration à son rétablissement. Une croyance s'est développée selon laquelle, lorsque l'injustice atteindrait son comble, le mahdi viendrait restaurer l'ancienne gloire et ouvrir un règne d'abondance et de justice.
12Paul Casanova (1911) a soutenu une théorie très suggestive mais contestable. Elle se fondait sur l'hypothèse selon laquelle la croyance en l'imminence de l'avènement de l'Heure était la motivation la plus forte, sinon même la raison d'être de la mission de Muhammad qui, au début, n'aurait pas visé l'instauration d'un système politique et social mais aurait plutôt averti ses contemporains que la fin était proche. Ainsi, soutenait Casanova, l'eschatologie musulmane devait être considérée comme le plus ancien discours de la Tradition. Cependant, comme l'Heure ne venait pas et que la vie devait continuer, la communauté musulmane, prudemment mais progressivement, a organisé ses affaires. Avec une approche très différente, Patricia Crone et Michael Cook (1977) en sont venus à conclure que l'islam avait été messianique à ses débuts, mais que, petit à petit, le rôle de messie s'était vu transférer du personnage du fondateur, et de celui de son successeur 'Umar al-Fârûq, à celui de Jésus et, finalement, à celui du Mahdi dont le but était d'accomplir sur terre une justice abstraite, sans couleur historique particulière. Crone propose même (1987) l'hypothèse selon laquelle l'avènement de l'islam aurait correspondu à un mouvement nativiste. Dans ce volume, E Donner, D. Cook et M. Brett évoquent cette théorie contestable en l'acceptant ou pas. Donner, qui ne l'accepte pas, présente des objections et une interprétation différente des matériaux utilisés pour cette « théorie messianique », il y voit plutôt des tentatives de détourner l'attention des musulmans ultérieurs, ainsi que celle des juifs et des chrétiens, de la proximité qui existait au début entre les premiers croyants musulmans et les juifs et les chrétiens, le « sectarian milieu » de Wansbrough. Brett trouve que ce schéma évolutionniste et les contradictions qu'il identifie dans la version islamique du messianisme sont toutes décelables dans sa lecture des sources entourant le personnage du Mahdi fatimide.
13Pour en revenir à Casanova, il a poussé sa théorie encore plus loin. Selon lui, le mahdi n'est autre que Muhammad se survivant à lui-même sous une autre forme, et achevant son œuvre messianique. Le mahdisme est l'essence même de l'islam. La doctrine du mahdisme apparaît ainsi liée étroitement à celle de l'imamat : pour Casanova, même dans l'islam sunnite, le mahdi est l'équivalent rigoureux de l'imam et, en principe, tout imam est mahdi. Dans le présent volume, en poursuivant l'histoire du mahdisme, nous trouvons d'autres indices plus explicites de cette identité.
14Sans nécessairement souscrire à la théorie de Casanova dans toutes ses implications, mais en la partageant en partie ou s'en inspirant, quelques islamisants ont récemment entrepris de lire l'histoire à partir de documents apocalyptiques islamiques. Y. Friedman (1986) a étudié des traditions qui transfèrent le concept du sceau des prophètes (khatm al-nubuwa) dans le royaume eschatologique. Le Prophète est le dernier, non parce que le prophétisme cesse après sa mort, mais parce que le Dernier Jour est imminent et que toutes les choses d'ici-bas ont une fin. D'après Friedman, ceci est une des nombreuses manières par lesquelles la tradition islamique reflète le sens profond qu'avait Muhammad de la venue du Dernier Jour. Le millénarisme islamique reste ainsi lié au problème de la continuation de la prophétie et donc au mysticisme soufi et au concept de khatm al-awliyâ et surtout aux moyens de surmonter la peur d'un avenir privé de conduite divine.
15D. Cook montre que les événements astronomiques étaient décisifs dans les croyances apocalyptiques des premiers siècles de l'islam. P. Lory établit le système de correspondances entre phénomènes naturels et mécanismes linguistiques de l'alchimie de Jâbir. Rien n'échappe à cette lecture globalisante du milieu humain, même pas sa finalité et son accomplissement historique. Sciences occultes et alchimie, « sœur de la prophétie », sont un facteur puissant de salut de ce monde. Les alchimistes se sentent investis d'une mission initiatique décisive d'ordre gnostique. Aussi le shiisme imamite doctrinal ne peut être appréhendé, comme le montre Amir-Moezzi, que comme un enseignement initiatique ésotérique ouvrant au discours mythique. Amir-Moezzi part de la cohérence intime qui noue les deux notions capitales de la Fin du Temps et du Retour à l'Origine dans les textes anciens. Les rapports s'avèrent fondamentaux pour une meilleure compréhension de l'eschatologie et du messianisme imamites d'une part et du rôle central qu'y joue la figure de l'imam. Pour les ismaéliens nizârites, l'imam est toujours présent physiquement dans le monde : c'est aussi parmi eux qu'apparut l'idée que l'imam était un personnage aux qualités surhumaines et qu'il était le dépositaire de la lumière divine (nûr) (Boivin). Mahdî, ghayba, ra'ja, nûr, ces notions deviennent la base du credo shiite.
16Le phénomène du mahdisme a non seulement à voir avec la question de l'imamat et celle de la direction légitime de la communauté, mais aussi avec les idées islamiques de rédemption et de salut. Si la doctrine islamique du salut a été conçue comme la formation d'une communauté politico-religieuse idéale vivant dans le cadre légal et social de l'Islam, alors un tel idéal devenait dépendant du chef qui pouvait assurer sa réalisation. Peu après la mort du Prophète, la question de la direction de la communauté devint donc le problème crucial. La doctrine du salut s'enchevêtrait avec la théorie de la relation à Dieu par la médiation du Prophète, chargé de délivrer le Message.
17Ainsi la question du mahdi, le bien guidé, se trouve liée dans le shiisme, mais aussi dans le sunnisme, aux questions de légitimité du pouvoir politique et de leadership de la communauté. Et, dans la mesure où le Coran n'avait pas envisagé l'apparition du Mahdi-Rédempteur pour guider la communauté des croyants, ce fut la dévotion des fidèles au Prophète qui leur fit attendre la venue d'un sauveur issu de sa famille et guidé par la main de Dieu. C'est pourquoi le mahdisme est appréhendé par plusieurs contributeurs de ce volume (surtout par Touati) dans le contexte du développement du culte du Prophète. Le prestige social et religieux, dans certaines périodes et pour quelques zones de l'Islam méditerranéen, des descendants du Prophète, les shurafâ', bien qu'étant un phénomène indépendant en soi, a fourni un terrain fertile au mahdisme (Touati, Garcia-Arenal). Au Maghreb, le culte du Prophète et l'essor du sharifisme sont aussi profondément liés au soufisme.
18La question du pouvoir et de ses fondements légitimes traverse tout ce volume. Les mouvements millénaristes sont essentiellement activistes et militants, engagés à établir sur terre un Etat islamique parfait à travers le jihâd. Le mahdisme est l'un des recours qu'offre la tradition musulmane pour légitimer un dirigeant du point de vue religieux et politique, ainsi que pour légitimer la rébellion contre le pouvoir établi. C'est un recours particulièrement efficace lorsque l'objectif est de rénover les élites de la société (Fierro). Une doctrine de purification est utilisée pour éliminer ce qui existe, et la nouveauté s'implante en tant que tradition retrouvée.
19Si l'objectif est souvent de rénover les élites, cela n'implique pas qu'il s'agisse toujours de mouvements émanant de la paysannerie. On verra des mouvements de protestation ou de rivalité dirigés contre les classes religieuses et politiques, établis par des membres et des groupes de ces mêmes classes. On sera peut-être surpris de constater combien de ces mouvements se produisent à l'encontre des ulémas d'État. (Fierro, MacLean, Fillitz, Clancy-Smith...) par d'autres groupes qui contestent son pouvoir et son interprétation de la Loi.
20L'importance primordiale de la direction prophétique dans la conception islamique du monde est bien connue. En raison du grand prestige de la Prophétie, la tradition loue certains accomplissements religieux et certains types de comportement en disant qu'ils ressemblent à ceux des prophètes. De même, il a été admis que certaines des tâches prophétiques pouvaient être assumées par des personnes dont les connaissances religieuses et la spiritualité accomplie les qualifient pour diriger la communauté. Dans la tradition sunnite on trouve souvent l'idée que les ulémas sont les héritiers de la prophétie : al-'ulamâ'warathat al-anbiyâ'. Certains soufis soutenaient qu'ils avaient atteint la perfection prophétique en suivant l'exemple du Prophète aussi fidèlement que possible. Si la capacité d'accomplir des miracles (mu'jizât)est exclusive des prophètes, un des signes des étapes parcourues par les awliyâ', est leur capacité à réaliser des prodiges (karâmât). La qualité de l'infaillibilité (isma) de Muhammad, est très importante dans la prophétologie islamique, car l'obéissance absolue qui est due au Prophète n'a de sens qu'en tant qu'il est un modèle immaculé. La notion de 'isma est très proche de l'« imitatio Muhammadi », qui a une longue tradition mais dont l'essor extraordinaire est dû au soufisme. Aussi 1'‘isma est, selon les shiites, une qualité intrinsèque de l'imam. Si, dans la théologie shiite, le concept de nûr est primordial, les mystiques depuis al-Tustârî (IXe siècle) ont formulé leur vision en termes de nûr muhammadî. Le shiisme et le soufisme se rapprochent ainsi en un terrain fertile pour le surgissement du mahdi. Le rôle du shaykh soufi, guidant, dirigeant les disciples, conduit souvent à l'archétype d'une action politique avec une teinte millénariste. Des zâwiya-s soutiennent un haut degré d'anticipation métatistique et sont souvent à l'origine de mouvements millénaristes dont l'objectif est l'exercice du pouvoir politique. Et l'on retourne à des questions déjà posées. Est-ce que les quelques mahdis considérés ici ont voulu donner une image millénariste, 'isma incluse ? Jusqu'où vont le besoin et l'invention de disciples dévoyés ainsi que les adversaires au pouvoir qui écrivent les chroniques ? (Nagel, Gaborieau). On est frappé de constater combien les textes du corpus mahdiste, répertoire tout à fait inusité, sont connus et intériorisés par les foules et ce, jusque dans ses rituels codifiés (Borzaslan), même par des foules qui n'ont jamais eu d'expérience directe d'un mouvement mahdiste. Au Maghreb en particulier, l'attente du mahdi, nourrie de traditions et légendes, est ancrée dans la mémoire collective des populations et constitue un de ses topoï politiques et religieux les plus formidables. Le texte d'Ibn Khaldûn concernant la croyance dans le mahdi en donne raison (Brett, Touati). En outre, un cycle messianique ne s'achève pas nécessairement avec la disparition du messie, les acteurs postérieurs le remettant constamment « en scène ». Voir l'exemple d'Ibn Tûmart (Brett, Fierro, Nagel, Garcia-Arenal).
21Le mahdisme constitue un pont entre le passé et le présent ainsi qu'entre religion et politique. Il implique une autorité charismatique, prête à briser les normes en vigueur mais, généralement, au nom de la Tradition, faisant revivre un mythique passé perdu ; un mouvement charismatique peut provoquer la radicalisation de la tradition et donc sa transformation. Le mahdi est infaillible et il est la plus haute autorité de la Loi qu'il peut faire et défaire. L'effort réformateur du mahdi porte donc nécessairement sur la jurisprudence ; il est la source de l'autorité et peut même arriver (ou aboutir) jusqu'à l'antinomianisme (Fierro, Nagel, Layish).
22Les messages messianiques doivent être exprimés dans des termes qui sont déjà familiers et compréhensibles aux disciples qui soutiennent les chefs charismatiques. Plus encore, le charisme doit être réinterprétation de faits connus. Le millénarisme exprime son message politique avec les images et le langage familiers et forts de la religion traditionnelle, utilisant et revitalisant des symboles bien ancrés. Dans de tels milieux, la mobilisation pour de nouveaux objectifs politiques n'est souvent possible que lorsqu'ils sont traduits en termes religieux. On voit se répéter d'un bout à l'autre du monde musulman les termes et les symboles utilisés par les mahdis : jihâd, hijra, al-amr bi-l-ma'rûf wa-l-nahyî 'an al-mun-kar... Ils représentent tous de puissants symboles de la tradition islamique utilisés avec profusion par la propagande mahdiste et acquérant des significations particulières.
23Voilà quelques conclusions et quelques questions qui traversent le présent volume. Le lecteur en trouvera sans doute beaucoup d'autres. Nous aurions souhaité que la vision offerte ici soit plus complète encore. Tel qu'il se présente, cet ouvrage pose d'ores et déjà des jalons pour une réflexion collective... Puisse-t-il susciter de nouvelles interrogations, de nouvelles recherches.