Suprémacisme
Le suprémacisme est une idéologie de supériorité et de domination : elle affirme qu'une certaine catégorie de personnes est supérieure aux autres et se doit de dominer ou d’asservir, ou est en droit de le faire. La catégorie supposée supérieure peut être définie au nom d'une supposée race, d'un sexe, d'une classe, d'une religion, d'une civilisation, d'une culture, d'une langue ou d'un système de croyances…
C’est ainsi une notion qui, s’appuyant sur l’idée d’une mission civilisatrice des dominants, réunit toutes les formes particulières de croyances en la supériorité ou la domination naturelle d’une catégorie de personnes sur les autres, simplement parce que l’on appartient ou est censé appartenir à cette catégorie, réelle ou supposée. Le suprémacisme se traduit ainsi dans la pratique par la domination d’une élite, d’une classe gouvernante et privilégiée sur d’autres milieux ou communautés qui sont discriminés légalement ou factuellement.
D'un certain point de vue le suprémacisme est toujours orienté vers l'autre. Pas parce que le suprémacisme se soucie des autres ou en prend soin, mais parce qu'il est nécessairement comparatif. Il faut toujours un autre (ou des autres) pour se proclamer supérieur. Le suprémacisme consiste à catégoriser ces autres, immédiatement identifiables comme différents de nous [...] à concevoir des rationalisation de notre supériorité perçue et à victimiser ces autres qui nous sont "inférieurs". Cette victimisation valide ensuite notre croyance selon laquelle ils sont effectivement inférieurs, renforçant notre propre sentiment de supériorité. La violation de l'intégrité d'autrui (viol exploitation, etc.) n'est pas une simple action mais une identité: qui nous sommes et comment nous nous définissons. [...] Aussi, sans l'assignation d'un statut d'infériorité à autrui et sans la violation, nous ne sommes rien, nous sommes vides[1].
Suprémacisme de l’espèce humaine
[modifier | modifier le code]Apparue dans l’Ancien Testament[2], l’idée d’« Homme créé à l’image de Dieu », destiné à « dominer la Terre et les autres créatures », est partagée par les religions abrahamiques, mais se diffuse aussi dans l’anthropologie, la philosophie et la physiocratie[3], étayant la croyance anthropocentriste qui considère l’espèce humaine comme le « fleuron de l’évolution »[4], au sommet d’un « ordre naturel »[5] qui lui donne le droit d’exploiter les ressources de la Terre selon ses besoins, sans se soucier des autres espèces[6].
Suprémacisme de race
[modifier | modifier le code]Bien que la notion de « race humaine » ne soit pas biologiquement valide[7] pour l’espèce Homo sapiens[8], elle est largement utilisée par les mouvements conservateurs qui utilisent la dépréciation de diverses « races » considérées comme « inférieures », « nuisibles » ou « parasitaires », et ont historiquement pu aller jusqu’à leur extermination[9] (voir Génocide, Shoah, Porrajmos, Aktion T4…).
Suprémacisme de race motivé par la religion
[modifier | modifier le code]Le suprémacisme de race, par exemple le suprémacisme blanc, peut parfois se parer de motivations religieuses.
Christianisme
[modifier | modifier le code]L’Église catholique romaine a ainsi soutenu l’esclavage, notamment par la bulle du pape Nicolas V, Romanus pontifex publiée en 1454, qui légitime l’esclavage des Africains[10]. Dans le Sud-Est des États-Unis (Bible Belt) et en Afrique du Sud, par exemple certains calvinistes et évangéliques se sont appuyé sur une interprétation littérale de la malédiction de Canaan dans le livre de la Genèse (9:25 à 27) et de la « Table des peuples », pour justifier l’esclavage, la ségrégation et l’apartheid, encouragés par les doctrines raciales de l’anthropologie du XIXe siècle [11],[12], héritées d'Arthur de Gobineau à qui l’on doit le premier livre en français s’appuyant sur la science pour tenter de prouver la hiérarchie des races dans son Essai sur l’inégalité des races humaines[13].
Islam
[modifier | modifier le code]Le statut d'esclave est soutenu par le Centre de recherches et de fatwas de Daech qui a établi que ces pratiques existaient déjà au Moyen Âge, avant que l'esclavage ne soit aboli[14]. Selon un document daté du , présenté par l'agence de presse Iraqi news[15], l'État islamique aurait fixé le prix de vente des femmes yésides ou chrétiennes, comme esclaves, entre 35 et 138 euros. « Une fillette âgée de un à neuf ans coûterait 200 000 dinars (soit 138 euros), une fille de dix à vingt ans 150 000 dinars (104 euros), une femme entre vingt et trente ans 100 000 dinars (69 euros), une femme entre trente et quarante ans 75 000 dinars (52 euros) et une femme âgée de quarante à cinquante ans 50 000 dinars (35 euros) ». Le document mentionne l'interdiction « d'acheter plus de trois femmes », sauf pour les « Turcs, les Syriens ou les Arabes du Golfe »[16].
Suprémacisme de genre
[modifier | modifier le code]L’idéologie postulant que le masculin prime sur le féminin, considère que la force musculaire qui est, en moyenne, plus grande chez les Homo sapiens mâles, constituerait un « ordre naturel », issu de l’évolution ou d’une volonté divine, qui donnerait aux hommes un statut supérieur aux femmes, avec plus de droits et de responsabilités, notamment celle de gouverner seuls les sociétés. Cette idéologie va souvent de pair avec l’homophobie et les différentes autres formes de discriminations familiales et sexuelles, mais trouve sa réponse dans le suprémacisme féminin, beaucoup plus rare et cantonné le plus souvent à la littérature et à la science-fiction, qui inverse les rôles en postulant que l’intelligence féminine et la maternité constitueraient une autre forme de « supériorité naturelle », l’homme étant alors réduit au rôle de fécondateur[17].
Suprémacisme de classe
[modifier | modifier le code]Compatible avec l’idéologie méritocratique, qui postule que les personnes au sommet de l’échelle sociale ont des droits étendus vis-à-vis du reste de la société, par exemple en ce qui concerne la consommation des ressources ou les décisions favorisant leur maintien au sommet de la pyramide sociale, le suprémacisme de classe peut être aristocratique (systèmes monarchiques), bourgeois (systèmes capitalistes) ou prolétarien (systèmes marxistes-léninistes communistes). Quel qu’il soit, le suprémacisme de classe s’appuie sur les notions de lutte des classes et d’ennemi de classe, et peut se revendiquer comme démocratique[18].
Suprémacisme religieux
[modifier | modifier le code]Le suprémacisme religieux postule que les dogmes d’une religion expriment une vérité absolue et indiscutable, donnant aux adeptes de cette religion droit à une supériorité sur ceux des autres confessions, et un devoir de convertir ces derniers à la religion dominante. C’est entre autres le cas de la notion de Filioque dans le catholicisme, qui postule que le Saint-Esprit procède non seulement de Dieu-le-Père, mais aussi de son fils Jésus-Christ, ce qui justifia l’alternative « la conversion ou la mort » qui fut imposée dans le cadre des guerres de religion et du colonialisme[19] ; dans l’islam aussi, la loi musulmane légitime diverses discriminations entre d’un côté les ikhwan mukhlis et les ma’mīnīm (« frères croyants » et « convertis », dominants) et de l’autre côté les dhimmis et les kafres (non-musulmans, « protégés » ou simples « infidèles », dominés)[20]. Il existe aussi un courant suprémaciste juif implanté en Israël[21],[22].
Suprémacisme civilisationnel ou linguistique
[modifier | modifier le code]Les pays impérialistes et colonialistes d’Europe occidentale ont donné comme principale justification à leurs campagnes coloniales la « supériorité » de leur civilisation définie par la notion d’occident chrétien, justification qui s’est incarnée dans les expressions « fardeau de l’homme blanc » forgée par Rudyard Kipling[23] et « choc des civilisations » popularisée par Samuel Huntington[24]. En Russie, un messianisme lié aux notions de « troisième Rome »[25], de « patrie du socialisme » et, plus récemment, de « renaissance russe » (vozrojdenie Rossii), génère une vision péjorative de la civilisation européenne qui serait décadente parce que l’idée des droits de l'Homme y place les droits de l’individu au-dessus du « destin commun de la nation » (obchtchestvo sud’by, notion définie en 1936 sous le nom de Schicksalsgemeinschaft par l’autrichien Alois Carl Hudal[26] dans le sens de « courant de l’histoire et tendances de l’évolution d’une nation »)[27]. Imprégnée par cette vision, la nomenklatura russe post-soviétique refusa d’adhérer au modèle civilisationnel international qui lui était proposé dans la décennie 1990 et choisit de relancer la guerre froide et même la guerre tout court afin de reconstituer la puissance impériale de la Russie[28]. Une semblable évolution s’est produite en Chine à partir de la répression du « Printemps de Pékin » et durant le processus de « normalisation » qui a suivi[29].
Effets des idéologies suprémacistes
[modifier | modifier le code]La diffusion croissante des idées suprémacistes au XXIe siècle va de pair avec l’intensification de la domination de l’espèce humaine sur les autres espèces et sur les équilibres dynamiques de la Terre, avec la radicalisation de toutes les sphères idéologiques et avec l’exacerbation des tensions internationales, qui relancent une nouvelle course aux armements, sans qu’il soit possible de discerner ce qui relève de la cause, et ce qui relève de l’effet[30],[31].
Annexes
[modifier | modifier le code]Articles connexes
[modifier | modifier le code]Notes et références
[modifier | modifier le code]- Derrick Jensen, Le mythe de la suprématie humaine, Herblay, Editions Libres, , 408 p. (ISBN 978-2-490403-24-0), p. 301-302
- Livre de la Genèse (1:31 et 2:4-25).
- Pierre-Paul Lemercier de La Rivière de Saint-Médard, L'Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques (2 tomes), Londres et Paris 1767 lire en ligne sur Gallica
- Jean-Claude Léonide, L'évolution de l'amibe au cerveau humain en perspective élargie, Promothea, 1993, (ISBN 9782910040024).
- Vinciane Despret, « La hiérarchie est-elle bien naturelle ? » in Sciences Humaines n° 250 - Juillet 2013, [1]
- Derrick Jensen, Le mythe de la suprématie humaine, (ISBN 978-2-490403-24-0 et 2-490403-24-9, OCLC 1374926144, lire en ligne)
- Frédéric Monneyron, L'Imaginaire racial, L'Harmattan 2004.
- Pour qu’il y ait « race » du point de vue biologique, il faut qu’il y ait concordance entre génotype et phénotype, ce qui n’est pas le cas dans le genre humain : voir John Maynard Smith, La Théorie de l'évolution, Petite Bibliothèque Payot, 1962.
- Carole Reynaud-Paligot, Races, racisme et antiracisme dans les années 1930, Presses Universitaires de France, 2007.
- Jean-Marc Party, L’Eglise catholique et l’esclavage, sujet de débats, FranceTélévisions la 1ère Martinique, 30 mars 2018
- Pierre-André Taguieff, La couleur et le sang : doctrines racistes à la française, Paris, Mille et une nuits, , 236 p. (ISBN 2-84205-640-X et 9782842056407)
- Agnès Lainé, « Ève africaine ? De l’origine des races au racisme de l’origine », dans François-Xavier Fauvelle-Aymar, Jean-Pierre Chrétien et Claude-Hélène Perrot, dir., Afrocentrismes. L’histoire des Africains entre Égypte et Amérique, Paris, Karthala, , p. 105-125
- Joseph-Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, Paris, Hanovre-Rumpler, (lire en ligne)
- Eléonore de Vulpillières, « Théologie du viol : quand Daech rétablit l'esclavage des femmes », lefigaro.fr, 17 août 2015.
- Iraqinews, « ISIS document sets prices of Christian and Yazidi slaves », iraqinews.com, 3 novembre 2014
- Le Parisien, « Irak : comment Daech fixe les prix de vente des femmes esclaves », leparisien.fr, 15 novembre 2014.
- Raewyn Connell (trad. Claire Richard, Clémence Garrot, Florian Voros, Marion Duval et Maxime Cervulle, postface Eric Fassin), Masculinités. Enjeux sociaux de l'hégémonie, Paris, Amsterdam, , 288 p., p. 11
- La notion de « lutte des classes » apparaît au XIXe siècle chez les historiens libéraux français de la Restauration : François Guizot, Augustin Thierry, Adolphe Thiers et François-Auguste Mignet, auxquels Karl Marx l'a emprunté en 1852 : « Ce n'est pas à moi que revient le mérite d'avoir découvert ni l'existence des classes dans la société moderne, ni leur lutte entre elles. Bien longtemps avant moi, des historiens bourgeois avaient décrit l'évolution historique de cette lutte des classes, et des économistes bourgeois en avaient analysé l'anatomie économique. » (lettre de Marx citée dans Maximilien Rubel (éd.), Sociologie critique, Payot, p. 85).
- David Bradshaw, (en) Aristotle East and West. Metaphysics and the division of Christendom, Cambridge University Press 2004, p. 159.
- H. Patrick Glenn, (en) Legal Traditions of the World, Oxford University Press 2007, p. 219.
- « Israël. Nétanyahou s’allie à l’ultradroite en vue des législatives », sur Courrier international, (consulté le ).
- Piotr Smolar, « En Israël, les deux principaux rivaux de Nétanyahou s’unissent pour le battre », Le Monde, .
- (en) Rudyard Kipling, « The White Man's Burden : The United States and the Philippine Islands », McClure's Magazine, vol. 12, no 4, , p. 290
- Samuel Huntington, Le Choc des civilisations, Éditions Odile Jacob, Paris, 1997.
- Georges Florovsky, Les Voies de la théologie russe, Paris 1937, en français par J.C. Roberti, Desclée de Brouwer Eds., Paris 1991, p.150.
- Alois Carl Hudal, Die Grundlagen des Nationalsozialismus (« Les bases du national-socialisme »), 1936.
- Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme, tome Sur l’antisémitisme, trad. par Micheline Pouteau, Calmann-Lévy, Paris 1973 ; trad. révisée par Hélène Frappat, Gallimard, coll. « Quatro », Paris 2002 ; éd. poche, Seuil, coll. « Points/Essais », no 360, Paris 2005. (ISBN 978-2-02-086989-8).
- (en) Simon Hooper, « Russia: A superpower rises again », Cable News Network, (consulté le )
- Christian Harbulot, « La normalisation : le cas de la Chine », in École de pensée sur la guerre économique du 20 mars 2023, [2].
- Christian Bardot (dir.), Frédéric Besset et al., Histoire, géographie, géopolitique du monde contemporain, Paris, Pearson Education France, coll. « Cap Prépa », , 512 p. (ISBN 978-2-744-07273-4)
- (en) Guy Ankerl, Global communication without universal civilization, Genève, INU Press, coll. « INU societal research series / Global communication without universal civilization », (ISBN 978-2-881-55004-1, lire en ligne)