1Ensemble de neuf tribus du Rif occidental qui, malgré sa petite taille, a conservé le nom des Ghomâra rappelant le rôle important que ceux-ci jouèrent pendant tout le Haut Moyen Age. Selon Ibn Khaldoun, les Ghomâra (écrit aussi Ghmara) seraient d’ascendance masmoudienne et compteraient parmi les plus anciens peuples du Maroc. Leur ancêtre éponyme, Ghomer, était fils de Masmouda. Mais, à d’autres moments, le même Ibn Khaldoun leur attribue une origine arabe : Ghomâra, signifierait “masse d’eau ou de gens qui submergent”, le pays ayant été “submergé” par les Chorfas. D’autres versions, berbères celles-ci, ont été présentées : M. Mezzine voit en Ghmâra la métathèse de Amghar* (chef, personne détenant l’autorité). D’autre part, selon H. Ferhat, les pluriels “ighmaren” et “masmuden” auraient valeur d’adjectifs et renverraient à des genres de vie ; ainsi les Ghomâra seraient des chasseurs et des bûcherons qui vivent de la forêt.
2Chez les Espagnols et les Portugais, l’appellation “Gomera” est la seule en usage depuis le xve siècle ; elle s’est maintenue pour désigner l’un des derniers presidios de la côte rifaine : le Peñon de Velez de la Gomera (Bades).
3Certains auteurs, en particulier G. Marcy, ont cru pouvoir rattacher au groupe Ghomâra, supposé d’origine méridionale, le nom de l’île canarienne de Gomera. Aujourd’hui ce rattachement de l’île de Gomera au monde masmouda n’est plus accepté. Il s’agirait d’une simple ressemblance toponymique, l’île devant son nom à la présence du lentisque (Pistacia lentiscus) qui donne une gomme appréciée. Cette résine du lentisque entre dans la fabrication du mastic et d’une pâte à mâcher très estimée des femmes de la Gomera.
Territoire des Ghomâra et zones berbérophones des Beni Bou Zra et des Beni Mansor.
Nord du pays ghomâra : Jebha (photo J. Vignet-Zunz).
4Actuellement, les Ghomâra n’occupent plus qu’une partie très réduite de leur ancien territoire. Les limites sont fixées, au nord-ouest, par la vallée de l’oued Laou et, à l’est, par celle de l’oued Ouringa qui prend sa source chez les Sanhadja du Sraïr. Le pays ghomâra actuel correspond à la région occidentale du Rif central. Celui-ci est constitué de deux crêtes parallèles, celle de grès du Djebel Tizighen et, chez les Sanhâdja, celle de quartzite du Djebel Tidighin, point culminant de la chaîne à 2450 m. Cette haute montagne constitue un château d’eau qui alimente les courtes rivières du versant méditerranéen et, au sud, les affluents de l’oued Ouergha, lui même tributaire du Sebou*. La forte pluviosité, partout supérieure à 1 000 mm et atteignant 2 000 mm dans le Tidighin, favorise l’extension des pâturages et des forêts, tandis que les arbres fruitiers, surtout les figuiers, occupent les basses vallées et le littoral où de nombreux petits villages vivent d’une économie mixte fondée sur les activités agro-pastorales et la pêche artisanale.
5Au Moyen Age, le pays des Ghomâra (ici dans son extension maximale) est décrit comme un séjour paradisiaque : “La montagne des Ghomâra, l’une des plus fertiles du Maghreb... Elle est habitée par de nombreuses tribus de Ghomâra qui se subdivisent à l’infini. Il s’y trouve de très nombreuses plaines propres à être labourées, ainsi que des villes anciennes... Elle s’étend sur une longueur de six jours de marche et une largeur de trois environ. Elle est actuellement très bien cultivée... Elle produit beaucoup de raisins, de fruits, de miel et de bestiaux” (Kitab el Istibçar, trad. Fagnan p. 142).
6Aujourd’hui, bien qu’ils soient moins tentés que leurs voisins Sanhâdja et Beni Ouriagel (Aïth Waryaghar) par l’émigration, les Ghomâra s’expatrient fréquemment vers les villes du pays djebâla : Chefchaouen (Chaouen), Tétouan, Ceuta, ou plus loin vers les grandes villes du nord du Maroc, Tanger, Kénitra, Rabat.
7Le groupe Ghomâra actuel compte neuf tribus dont deux seulement sont restées partiellement berbérophones : les Beni Bou Zra et les Beni Mansor. Peu avant 1930, S. Colin signalait encore la présence de vieillards parlant berbère dans quelques villages situés entre le groupe berbérophone des Beni Mansor et les Sanhadja du Sraïr. Comment expliquer le maintien de cet îlot berbérophone dans cette région du Rif ? S. Colin posait la question de la manière suivante : “S’agit-il d’une antenne poussée vers l’ouest par les parlers des Sanhâdja et qui par la suite se serait trouvée séparée du bloc principal, ou ne sommes-nous pas plutôt en présence d’un témoin de l’époque ancienne où tout le Maroc, du Sahara à la Méditerranée, était berbérophone ?”. La seconde hypothèse est seule retenue de nos jours : les Ghomâra appartenaient au groupe masmouda, aujourd’hui cantonné dans le Haut Atlas occidental. Cette hypothèse trouve certaines confirmations dans la toponymie : on sait que Ksar es-Sghir a porté le nom de Qasr Masmouda et Ksar el-Kebir celui de Qasr Kutama (les Kutama constituaient une branche des Masmouda) ; bien mieux, une petite tribu située à la limite méridionale du pays djebâla se nomme Masmouda.
8Les Ghomâra du Rif croient que leur pays avait été peuplé, dans les temps anciens, par “les Ahl Sous”, les gens du Sous, et cette opinion est partagée par l’ensemble des populations du nord-ouest du Maroc. Cette tradition peut s’expliquer par des considérations toponymiques : il y eut, semble-t-il, une époque où l’ensemble du Maroc atlantique, de Tanger à Agadir portait le nom de Sous. Le dictionnaire géographique de Yaqut, datant du xiiie siècle, cite expressément un Sous citérieur dont Tanger serait la capitale et un Sous ultérieur qui se situe à deux mois de marche vers le sud. Un autre classique du xe siècle, Al-Muqad-dasî distingue lui aussi un Sûs al-Adnâ, le Sous “proche”, ayant Fès pour capitale et englobant un “Balad Ghumar” (Al-Muqaddasî, 1950, p. 6).
9Il n’est donc pas étonnant que le pays Ghomâra ait été occupé par des “Gens du Sous” (Ahl Sûs) ; il ne se serait pas agi d’envahisseurs méridionaux mais simplement de voisins attirés par les ressources et les refuges qu’offrait la région. Ces populations appartenaient au groupe Masmouda qui, alors, semblait bien s’être étendu à tout le Maroc atlantique.
10La tradition rapporte que les “Gens du Sous” furent chassés de leur habitat par une pluie ininterrompue de sept années, à moins que ce ne fut un brouillard épais ou autre calamité ; avant de partir, ils enterrèrent leur richesses sur place en prenant la précaution de noter la situation exacte sur un parchemin ; or, dans le pays arrivent encore aujourd’hui des Soussis munis d’indications censées leur permettre de recouvrer les trésors de leurs ancêtres, agissant comme les “Cane-sin” décrits à Fès par Jean-Léon l’Africain au xvie siècle.
11La conversion des Ghomâra à l’Islam est mieux connue que leur origine. L’actuel pays des Ghomâra est très réduit par rapport à leur territoire primitif. Ils occupaient, en effet, des terres étendues de part et d’autre de leur domaine actuel ; ainsi Yulian (le comte Julien) qui tenait Sabta (Ceuta) au nom des Wisigoths, était, aux yeux d’Ibn Khaldoun, un prince masmoudien. La conversion à l’Islam ne se fit pas sans peine. Le développement du kharedjisme chez les Berbères et les guerres qui s’en suivirent, puis la décadence de la dynastie idrisside facilitèrent l’infiltration des Zénètes qui deviennent maîtres des villes périphériques : Sabta, Tanger, Fès. Les conflits entre Masmouda et Sanhâdja facilitent la conquête almoravide. En 1067, Yousouf ben Tachfin occupe le pays ghomâra et, deux ans plus tard, il s’empare de Fès ; au cours de l’assaut, 3 000 Zénètes sont massacrés.
12Plus à l’est, dès le viiie siècle, le pays de Nokour, qui s’étendait aux domaines ghomaro-sanhadjiens, avait été conquis, selon la tradition, par Saïd ben Idris ben Saleh. Vaincus, les Berbères rifains embrassent l’Islam qui leur est prêché par Saleh ibn Mansour, arabe d’origine himyarite. Comme tant d’autres Maghrébins, Ghomâra et Sanhâdja abjurent bientôt la nouvelle religion ; ils chassent Saleh et prennent pour chef un aventurier nefza, Dawoud er-Rondi. El-Bekri nous apprend que, peu après, ils se reconvertissent, mettent à mort Dawoud et rappellent Saleh dont le neveu et successeur, Saïd ibn Idris, fonda Nokour. Cette ville se développa rapidement grâce à ses relations avec la péninsule Ibérique, mais son renom attira les barbares Madjous (Normands) qui la pillèrent en 859. Le long règne de Saïd fut encore troublé par la révolte de Berbères Branis commandés par un certain Seggen (voir Sugan*) qui porte le nom d’une divinité africaine de l’Antiquité. Les enfants de Saïd connurent de nombreuses vicissitudes, révoltes, défaites, exils ; la dynastie ne survécut que grâce à la protection des Oméïades d’Espagne.
13Au début du xe siècle, le pays ghomâra et les régions limitrophes connurent une effervescence religieuse née dans le canton de Medjekaça où un faux prophète surnommé Ha-mîm se proposait de réformer le Coran et les pratiques de l’Islam. C’est ainsi qu’il réduisit la durée du jeûne pendant le mois de Ramadan ; en revanche ses partisans devaient jeûner tous les jeudis et les mercredis jusqu’à midi ; de même les prières quotidiennes furent ramenées à deux, l’une au lever du soleil, l’autre à son coucher. Il abolit le pèlerinage et permit la consommation de la viande de porc, alors que les œufs de toute espèce d’oiseaux étaient pro hibés. Ha-mîm rédigea dans la langue des Berbères rifains un recueil de pratiques et un formulaire de lecture du Coran. Dans la profession de foi et les prières qu’il proposait était citée sa tante paternelle, une devineresse et magicienne connue sous différents noms : Tanguit, Tayfik, Tanant. On notera que ce dernier nom était aussi celui d’une divinité de l’Aurès à l’époque romaine. L’agitation qui accompagnait la prédication de Ha-mîm tourna rapidement à la lutte ouverte contre les pouvoirs établis. Le faux prophète fut vaincu et mis à mort chez les Masmouda voisins de Tanger, en 928.
Ferme ghomâra appartenant à un cultivateur aisé.
1. chambre du propriétaire et de ses invités ; 2. autres chambres ; 3. toilettes ; 4. cuisine ; 5. étable des bovins ; 6. greniers ; 7. écuries des mules et abris pour les chèvres (d’après J. Caro Baroja).
14Alliés peu fidèles des Almoravides, qui tentent de les contrôler à partir de leur possession de Sabta, les Ghomâra épousèrent la cause almohade et participèrent aux campagnes d’Abd el-Moumen dans le nord du Maroc. En 1146, Sabta est prise. Mais les Ghomâra sont aussi peu constants et fidèles dans leur alliance avec les Almohades qu’ils ne l’avaient été précédemment avec les Almoravides, les Idrissides ou les Omeïades. Leur grande révolte de 1168 affaiblit considérablement le pouvoir almohade dans cette région du Maghreb. Les Ghomâra connaissent une indépendance de fait sous la dynastie mérinide. Contemporain de cette domination, Ibn Khaldoun vante la puissance des Ghomâra et insiste sur leur rôle politique ; ils offrent régulièrement asile aux princes mérinides rebelles. Leurs montagnes découpées par de profonds ravins assurent une efficace protection.
Cour de ferme ghomâra ; à gauche, le grenier sur pilotis (d’après J. Caro Baroja).
Four à pain ghomâra (photo J. Vignet-Zunz).
15C’est, sans doute, l’isolement créé par cette rude topographie qui explique le maintien chez les Ghomâra de certains traits de mœurs archaïques jusqu’en pleine époque historique. El-Bekri signale en premier lieu la pratique du mowareba qui est l’image d’un rapt qui flatte l’amour-propre des femmes qui le subissent. Au moment de leurs épousailles, les mariées étaient enlevées par les jeunes gens du village qui les retenaient pendant quelque temps, un mois ou quelques jours. Selon les dires d’El-Bekri, il n’était pas rare que la même femme fût enlevée plusieurs fois de suite ; elle en tirait gloire car ce rapt était considéré comme un hommage rendu à sa beauté.
16Une autre coutume concernait un trait particulier de l’hospitalité. Le voyageur qui était reçu dans la famille se voyait offrir par son hôte une compagne pour la nuit (El-Bekri, p. 201). D’après le même auteur, les Ghomâra se distinguaient à la fois par leur bravoure et par leur beauté. Les hommes laissaient croître leur cheveux qu’ils tressaient et parfumaient ; coutume que les auteurs anciens signalaient déjà chez les ancêtres des Berbères.
17Par leur genre de vie, ces populations forestières et pastorales du pays ghomâra ne se distinguent pas fondamentalement de leurs voisines. Il y a, en réalité, des continuités et des ruptures. En effet, la culture locale, sous son aspect matériel ou autre, n’est pas uniforme sur l’ensemble de la chaîne rifaine, non plus qu’au sein de chacun des quatre principaux groupes qui se partagent ce territoire, Ghomâra, Djebâla, Sanhâdja et Rifains proprement dits.
18Il en est ainsi de quelques faits techniques qui ont la particularité de ne se retrouver, au Maroc, que dans cette région : la couverture en chaume de la maison, que seuls les Ghomâra de la Dorsale calcaire partagent avec les Djebâla -ceux des basses pentes des contreforts méditerranéens, moins arrosées, retrouvent l’usage du toit plat de terre battue plus conforme au modèle dominant dans le reste du Maroc rural ; le joug de cornes (be-rwasi), que les Ghomâra ont en commun avec plusieurs tribus de Djebâla de la péninsule Tingitane ; ou la meule de paille “en obus”, sans protection de pisé (ce qui est une exception notable en Afrique du Nord) mais maintenue par des cordelettes lestées de pierres (temmun, atemum), qui leur est commune avec une grande partie des Djebâla et avec l’ensemble des Rifains.
19En revanche, un grenier individuel sur pilotis (heri), tout à fait insolite sous ces latitudes, n’existe que chez les Ghomâra. Pas tout à fait cependant, puisqu’il subsistait, à la période du protectorat, dans deux tribus voisines séparées par le cañon de l’Oued Laou, dont l’une est Djebâla (Beni Hassan), l’autre Ghomâra (Beni Esjjil) : il s’agit de deux regroupements de ces greniers sur pilotis en aires collectives (aqrar, agrar), situés sur des escarpements d’accès difficile et gardés par un homme armé et lettré (signe de probité et de maîtrise du règlement, qui était couché par écrit) ; l’un était encore en usage à la fin des années 1960. Ce sont les uniques témoignages, hors du domaine atlasique, de magasins collectifs.
Four à briques, à l’estuaire de l’oued Bou Ahmed (photo J. Vignet-Zunz).
Calebasse servant de baratte, Beni Esjjil (photo J. Vignet-Zunz).
20Enfin, le moulin à bras à bielle-manivelle pour la farine, si caractéristique d’une partie importante du pays Djebâla, mais rare chez les Ghomâra. Par ailleurs, ceux-ci n’utilisent pas la baratte à piston avec jarre en terre cuite qui a cours, là encore, dans de nombreuses tribus des Djebâla, mais une calebasse suspendue selon le principe de l’outre en peau de chèvre, générale à tout le monde rural arabo-berbère.
21Quant au vêtement, il se rapproche de celui des Djebâla, particulièrement pour les femmes. Avec quelques corrections : le chapeau en fibres de palmier-nain a moins d’envergure et il n’est pas décoré de pompons (sauf dans la région de l’Oued Laou) ; et la grande ceinture de laine (ḥzam) a ses couleurs propres, plus souvent blanche, ou noire rayée de blanc.
22Enfin, autre distinction de leur savoir, mais sur le plan de l’écrit cette fois : les Ghomâra ont, dans tout le Maroc, la même réputation que les Djebâla quant à la qualité de leurs lettrés (foqha). Ils excellent notamment dans la calligraphie coranique. Leurs ḥukamâ’, grands maîtres en savoir religieux, seraient les derniers au Maroc – avec ceux du Sous – à posséder la science qui maîtrise les génies.
Un marché au bord de l’oued Laou ; le secteur des vanneries (photo J. Vignet-Zunz).
B. Ezjil (B. Esjjil)
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B. Mansor*
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B. Ziat
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B. Guerir
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B. Bouchera (B. Bouzra ou B. Bou Zra)*
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B. Smih
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B. Selmane
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B. Erzine
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B. Khaled
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L’astérisque signale les deux tribus berbérophones.