Philippe RIVIALE, L'impatience du bonheur. Apologie de Gracchus Babeuf, Paris, Payot et Rivages, Critique de la Politique Payot, 2001, 275 p.
Texte intégral
1Philippe Riviale, bien connu pour ses travaux sur des penseurs du XIXe siècle, notamment Tocqueville et Charles Fourier et qui a déjà publié un essai sur la Conjuration (1994), propose dans ce livre une relecture des textes de Babeuf. Trois parties tentent avec bonheur de rendre la parole effacée du Tribun, d'abord grâce à son journal, puis en suivant les développements de la Conjuration des Égaux, à travers la défense de Babeuf enfin, et celle des principaux accusés lors du procès devant la Haute Cour de Vendôme. Ce faisant, il rompt avec l'historiographie marxiste qui faisait de Babeuf un précurseur de l'idée communiste, même s'il utilise les textes publiés avant lui par des historiens du babouvisme comme Victor Daline. La démarche est intéressante, car si la Conjuration des Égaux a fait couler beaucoup d'encre, la figure de Babeuf demeure énigmatique ; l'analyse des textes de la période trouble de Thermidor et du Directoire a le mérite de lui redonner sa singularité.
2La parole du Tribun du peuple émerge quand tous les autres grands tribuns se sont tus, pour refuser les effets de la dé-révolution et l'abandon des principes républicains et démocratiques. Babeuf s'oppose au nouveau cours politique de manière intransigeante, sans crainte de se mettre en avant, construisant sa propre image par son discours radical, celle du proscrit et du futur martyr de la liberté. Le courage de l'homme libre se mesure à la puissance de ses adversaires (p. 89). Babeuf n'est pas un politique et n'accepte pas de se rallier à l'opinion des républicains du jour ; il refuse le compromis que tentent d'autres démocrates du Directoire, une position qui fait à son sens le jeu du gouvernement en isolant le peuple (p. 60). Il croit encore à l'urgence d'une nouvelle révolution et s'en prend au dictionnaire des puissants, à l'inversion du sens des mots (anarchistes, factieux). Mais force est de dire que si l'exemple du vertueux Goujon peut conforter le courage des âmes fortes opposées à la tyrannie, après le désastre de Prairial, Babeuf se fait des illusions sur la possibilité d'une véritable régénération et sur la capacité de résistance populaire (N° 36 du Tribun du peuple) : égalité, vertu, liberté, la république démocratique est plus que jamais avenir.
3En suivant très précisément dans la deuxième partie, à travers la correspondance et les pièces saisies par la police, les discussions entre les principaux membres de la Conjuration, Darthé, Buonarroti, Germain et d'autres, Philippe Riviale montre, toujours en privilégiant les textes, à quel point Babeuf est seul. Si les républicains démocrates s'entendent sur les principes et les buts de la Révolution, ils sont loin de s'entendre sur les moyens de parvenir à un meilleur ordre social. La pensée de Babeuf est révolutionnaire à la manière de celle de Rousseau, ce que montrent ses échanges avec Bodson sur les robespierristes ou avec Antonelle à propos de la propriété, « par le moyen de laquelle chaque famille est une république à part » (p. 117). Comme Rousseau avant lui, Babeuf refuse cette figure de la république : il n'y a de république que celle des citoyens égaux, de liberté et de bonheur que la liberté et le bonheur pour tous. La première instruction du directoire secret, remarquablement commentée, est un autre texte capital sur la pensée de Babeuf. Il se clôt sur les principes du Contrat social pour résoudre dans la pratique ce « beau problème » de la liberté républicaine : « que chacun de nous ne dépende que des institutions et des lois; et qu'aucun de nous ne tienne personne sous sa dépendance » (p. 148).
4La dernière partie commente les arguments des accusés devant la Haute Cour de Vendôme, pour redonner à chacun sa place et sa vérité dans la Conjuration, en suivant les comptes rendus et débats imprimés du procès. On suit bien l'auteur dans sa démonstration quand aux intentions du Directoire de donner, contre Babeuf, de la publicité à l'affaire pour attiser les peurs. Reste que les débats, les interrogatoires et les défenses faillirent bien faire tourner le procès public à l'avantage des accusés. Ceux-ci réaffirment inlassablement leurs principes, plaidant sur l'intention vertueuse d'insurger les esprits en vue d'un meilleur système politique. Que Babeuf s'ingénie à tourner en dérision les conclusions des « experts » en écriture, ou que Buonarroti et Germain récusent le témoin Grisel sur l'incohérence de ses déclarations, il s'agit de ruiner les preuves de la réalité d'une conspiration, de dissiper le fantôme effrayant de l'insurrection. L'apologie de Babeuf se révèle être parfois injuste pour ses compagnons de route, pour des républicains comme Darthé ou Buonarroti. Ce dernier appuie sa défense sur la théorie des peuples libres : « Ce qui distingue essentiellement un peuple libre d'un peuple esclave, c'est que chez le premier l'émission de sa volonté est l'ordre tranquille et habituel, tandis que chez le second, c'est un effort pénible qui passe souvent pour révolte. C'est sous ce dernier point que je considérais l'état du peuple français [...] » (p. 204). Les babouvistes développent les thèmes républicains quand le républicanisme n'a plus cours, et que les mots ont changé de sens, ainsi de la dictature préconisée par Darthé, non celle dont parlent les thermidoriens mais la dictature au sens néo-romain. Le discours babouviste reprend contre le discours du pouvoir et l'empire usurpé des mots le vocabulaire de l'humanisme civique, sans pouvoir briser le cours du discours dominant où le changement conceptuel est un des ressorts cachés de l'argumentation. L'étude du vocabulaire républicain de Babeuf serait éclairante.
5Babeuf était une « plume », il est condamné à mort pour ses écrits, ainsi que Darthé en vertu de la loi du 27 germinal an IV, pour avoir provoqué au rétablissement de la Constitution de 93. « Je ne parlerai plus, dit Babeuf après le verdict. La mort pour des écrits ! » En conclusion de ce livre d'une grande richesse, les deux dernières lettres de Babeuf, à Félix Lepeletier et aux siens, assez poignantes en elles-mêmes pour décourager tout commentaire : « Mes amis, j'espère que vous vous souviendrez de moi, et que vous en parlerez souvent. J'espère que vous croirez que je vous ai tous beaucoup aimés. Je ne concevais pas d'autre manière de vous rendre heureux que par le bonheur commun. J'ai échoué ; je me suis sacrifié ; c'est aussi pour vous que je meurs ». Réduire les inégalités que génère la société marchande, le problème est toujours d'actualité, même s'il se pose de nos jours à une toute autre échelle qu'au temps de Babeuf. Merci à l'auteur d'avoir si bien su évoquer une figure héroïque de la Révolution qui pensait pouvoir réveiller l'espérance du bonheur et de ces choses très anciennes nommées égalité, justice, liberté.
Pour citer cet article
Référence papier
Raymonde Monnier, « Philippe RIVIALE, L'impatience du bonheur. Apologie de Gracchus Babeuf, Paris, Payot et Rivages, Critique de la Politique Payot, 2001, 275 p. », Annales historiques de la Révolution française, 330 | 2002, 199-201.
Référence électronique
Raymonde Monnier, « Philippe RIVIALE, L'impatience du bonheur. Apologie de Gracchus Babeuf, Paris, Payot et Rivages, Critique de la Politique Payot, 2001, 275 p. », Annales historiques de la Révolution française [En ligne], 330 | octobre-décembre 2002, mis en ligne le 16 avril 2008, consulté le 30 novembre 2024. URL : http://journals.openedition.org/ahrf/3983 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ahrf.3983
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